The Project Gutenberg EBook of L'оle mystйrieuse, by Jules Verne

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Title: L'оle mystйrieuse

Author: Jules Verne

Release Date: December 7, 2004 [EBook #14287]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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Jules Verne

L’ОLE MYSTЙRIEUSE

(1875)


Table des matiиres

PARTIE 1 LES NAUFRAGЙS DE L’AIR
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX
CHAPITRE XXI
CHAPITRE XXII
PARTIE 2 L’ABANDONNЙ
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX
PARTIE 3 LE SECRET DE L’ОLE
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VIII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX


PARTIE 1
LES NAUFRAGЙS DE L’AIR
CHAPITRE I

«Remontons-nous?

-- Non! Au contraire! Nous descendons!

-- Pis que cela, monsieur Cyrus! Nous tombons!

-- Pour Dieu! Jetez du lest!

-- Voilа le dernier sac vidй!

-- Le ballon se relиve-t-il?

-- Non!

-- J’entends comme un clapotement de vagues!

-- La mer est sous la nacelle!

-- Elle ne doit pas кtre а cinq cents pieds de nous!»

Alors une voix puissante dйchira l’air, et ces mots retentirent:

«Dehors tout ce qui pиse!... tout! et а la grвce de Dieu!»

Telles sont les paroles qui йclataient en l’air, au-dessus de ce
vaste dйsert d’eau du Pacifique, vers quatre heures du soir, dans
la journйe du 23 mars 1865.

Personne n’a sans doute oubliй le terrible coup de vent de nord-
est qui se dйchaоna au milieu de l’йquinoxe de cette annйe, et
pendant lequel le baromиtre tomba а sept cent dix millimиtres. Ce
fut un ouragan, sans intermittence, qui dura du 18 au 26 mars. Les
ravages qu’il produisit furent immenses en Amйrique, en Europe, en
Asie, sur une zone large de dix-huit cents milles, qui se
dessinait obliquement а l’йquateur, depuis le trente-cinquiиme
parallиle nord jusqu’au quarantiиme parallиle sud!

Villes renversйes, forкts dйracinйes, rivages dйvastйs par des
montagnes d’eau qui se prйcipitaient comme des mascarets, navires
jetйs а la cфte, que les relevйs du Bureau-Veritas chiffrиrent par
centaines, territoires entiers nivelйs par des trombes qui
broyaient tout sur leur passage, plusieurs milliers de personnes
йcrasйes sur terre ou englouties en mer: tels furent les
tйmoignages de sa fureur, qui furent laissйs aprиs lui par ce
formidable ouragan. Il dйpassait en dйsastres ceux qui ravagиrent
si йpouvantablement la Havane et la Guadeloupe, l’un le 25 octobre
1810, l’autre le 26 juillet 1825.

Or, au moment mкme oщ tant de catastrophes s’accomplissaient sur
terre et sur mer, un drame, non moins saisissant, se jouait dans
les airs bouleversйs. En effet, un ballon, portй comme une boule
au sommet d’une trombe, et pris dans le mouvement giratoire de la
colonne d’air, parcourait l’espace avec une vitesse de quatre-
vingt-dix milles а l’heure, en tournant sur lui-mкme, comme s’il
eыt йtй saisi par quelque maelstrцm aйrien. Au-dessous de
l’appendice infйrieur de ce ballon oscillait une nacelle, qui
contenait cinq passagers, а peine visibles au milieu de ces
йpaisses vapeurs, mкlйes d’eau pulvйrisйe, qui traоnaient jusqu’а
la surface de l’Ocйan.

D’oщ venait cet aйrostat, vйritable jouet de l’effroyable tempкte?
De quel point du monde s’йtait-il йlancй? Il n’avait йvidemment
pas pu partir pendant l’ouragan. Or, l’ouragan durait depuis cinq
jours dйjа, et ses premiers symptфmes s’йtaient manifestйs le 18.
On eыt donc йtй fondй а croire que ce ballon venait de trиs loin,
car il n’avait pas dы franchir moins de deux mille milles par
vingt-quatre heures? en tout cas, les passagers n’avaient pu avoir
а leur disposition aucun moyen d’estimer la route parcourue depuis
leur dйpart, car tout point de repиre leur manquait. Il devait
mкme se produire ce fait curieux, qu’emportйs au milieu des
violences de la tempкte, ils ne les subissaient pas. Ils se
dйplaзaient, ils tournaient sur eux-mкmes sans rien ressentir de
cette rotation, ni de leur dйplacement dans le sens horizontal.
Leurs yeux ne pouvaient percer l’йpais brouillard qui s’amoncelait
sous la nacelle. Autour d’eux, tout йtait brume. Telle йtait mкme
l’opacitй des nuages, qu’ils n’auraient pu dire s’il faisait jour
ou nuit. Aucun reflet de lumiиre, aucun bruit des terres habitйes,
aucun mugissement de l’Ocйan n’avaient dы parvenir jusqu’а eux
dans cette immensitй obscure, tant qu’ils s’йtaient tenus dans les
hautes zones. Leur rapide descente avait seule pu leur donner
connaissance des dangers qu’ils couraient au-dessus des flots.

Cependant, le ballon, dйlestй de lourds objets, tels que
munitions, armes, provisions, s’йtait relevй dans les couches
supйrieures de l’atmosphиre, а une hauteur de quatre mille cinq
cents pieds. Les passagers, aprиs avoir reconnu que la mer йtait
sous la nacelle, trouvant les dangers moins redoutables en haut
qu’en bas, n’avaient pas hйsitй а jeter par-dessus le bord les
objets mкme les plus utiles, et ils cherchaient а ne plus rien
perdre de ce fluide, de cette вme de leur appareil, qui les
soutenait au-dessus de l’abоme.

La nuit se passa au milieu d’inquiйtudes qui auraient йtй
mortelles pour des вmes moins йnergiques. Puis le jour reparut,
et, avec le jour, l’ouragan marqua une tendance а se modйrer. Dиs
le dйbut de cette journйe du 24 mars, il y eut quelques symptфmes
d’apaisement. А l’aube, les nuages, plus vйsiculaires, йtaient
remontйs dans les hauteurs du ciel. En quelques heures, la trombe
s’йvasa et se rompit. Le vent, de l’йtat d’ouragan, passa au
«grand frais», c’est-а-dire que la vitesse de translation des
couches atmosphйriques diminua de moitiй. C’йtait encore ce que
les marins appellent «une brise а trois ris», mais l’amйlioration
dans le trouble des йlйments n’en fut pas moins considйrable.

Vers onze heures, la partie infйrieure de l’air s’йtait
sensiblement nettoyйe. L’atmosphиre dйgageait cette limpiditй
humide qui se voit, qui se sent mкme, aprиs le passage des grands
mйtйores. Il ne semblait pas que l’ouragan fыt allй plus loin dans
l’ouest. Il paraissait s’кtre tuй lui-mкme. Peut-кtre s’йtait-il
йcoulй en nappes йlectriques, aprиs la rupture de la trombe, ainsi
qu’il arrive quelquefois aux typhons de l’ocйan Indien.

Mais, vers cette heure-lа aussi, on eыt pu constater, de nouveau,
que le ballon s’abaissait lentement, par un mouvement continu,
dans les couches infйrieures de l’air. Il semblait mкme qu’il se
dйgonflait peu а peu, et que son enveloppe s’allongeait en se
distendant, passant de la forme sphйrique а la forme ovoпde.

Vers midi, l’aйrostat ne planait plus qu’а une hauteur de deux
mille pieds au-dessus de la mer. Il jaugeait cinquante mille pieds
cubes, et, grвce а sa capacitй, il avait йvidemment pu se
maintenir longtemps dans l’air, soit qu’il eыt atteint de grandes
altitudes, soit qu’il se fыt dйplacй suivant une direction
horizontale. En ce moment, les passagers jetиrent les derniers
objets qui alourdissaient encore, la nacelle, les quelques vivres
qu’ils avaient conservйs, tout, jusqu’aux menus ustensiles qui
garnissaient leurs poches, et l’un d’eux, s’йtant hissй sur le
cercle auquel se rйunissaient les cordes du filet, chercha а lier
solidement l’appendice infйrieur de l’aйrostat.

Il йtait йvident que les passagers ne pouvaient plus maintenir le
ballon dans les zones йlevйes, et que le gaz leur manquait!

Ils йtaient donc perdus! en effet, ce n’йtait ni un continent, ni
mкme une оle, qui s’йtendait au-dessous d’eux. L’espace n’offrait
pas un seul point d’atterrissement, pas une surface solide sur
laquelle leur ancre pыt mordre.

C’йtait l’immense mer, dont les flots se heurtaient encore avec
une incomparable violence! C’йtait l’Ocйan sans limites visibles,
mкme pour eux, qui le dominaient de haut et dont les regards
s’йtendaient alors sur un rayon de quarante milles! C’йtait cette
plaine liquide, battue sans merci, fouettйe par l’ouragan, qui
devait leur apparaоtre comme une chevauchйe de lames йchevelйes,
sur lesquelles eыt йtй jetй un vaste rйseau de crкtes blanches!
Pas une terre en vue, pas un navire!

Il fallait donc, а tout prix, arrкter le mouvement descensionnel,
pour empкcher que l’aйrostat ne vоnt s’engloutir au milieu des
flots. Et c’йtait йvidemment а cette urgente opйration que
s’employaient les passagers de la nacelle. Mais, malgrй leurs
efforts, le ballon s’abaissait toujours, en mкme temps qu’il se
dйplaзait avec une extrкme vitesse, suivant la direction du vent,
c’est-а-dire du nord-est au sud-ouest.

Situation terrible, que celle de ces infortunйs! Ils n’йtaient
йvidemment plus maоtres de l’aйrostat. Leurs tentatives ne
pouvaient aboutir. L’enveloppe du ballon se dйgonflait de plus en
plus. Le fluide s’йchappait sans qu’il fыt aucunement possible de
le retenir. La descente s’accйlйrait visiblement, et, а une heure
aprиs midi, la nacelle n’йtait pas suspendue а plus de six cents
pieds au-dessus de l’Ocйan.

C’est que, en effet, il йtait impossible d’empкcher la fuite du
gaz, qui s’йchappait librement par une dйchirure de l’appareil. En
allйgeant la nacelle de tous les objets qu’elle contenait, les
passagers avaient pu prolonger, pendant quelques heures, leur
suspension dans l’air.

Mais l’inйvitable catastrophe ne pouvait qu’кtre retardйe, et, si
quelque terre ne se montrait pas avant la nuit, passagers, nacelle
et ballon auraient dйfinitivement disparu dans les flots.

La seule manoeuvre qu’il y eыt а faire encore fut faite а ce
moment. Les passagers de l’aйrostat йtaient йvidemment des gens
йnergiques, et qui savaient regarder la mort en face. On n’eыt pas
entendu un seul murmure s’йchapper de leurs lиvres.

Ils йtaient dйcidйs а lutter jusqu’а la derniиre seconde, а tout
faire pour retarder leur chute. La nacelle n’йtait qu’une sorte de
caisse d’osier, impropre а flotter, et il n’y avait aucune
possibilitй de la maintenir а la surface de la mer, si elle y
tombait.

А deux heures, l’aйrostat йtait а peine а quatre cents pieds au-
dessus des flots. En ce moment, une voix mвle -- la voix d’un
homme dont le coeur йtait inaccessible а la crainte -- se fit
entendre. А cette voix rйpondirent des voix non moins йnergiques.

«Tout est-il jetй?

-- Non! Il y a encore dix mille francs d’or!»

Un sac pesant tomba aussitфt а la mer.

«Le ballon se relиve-t-il?

-- Un peu, mais il ne tardera pas а retomber!

-- Que reste-t-il а jeter au dehors?

-- Rien!

-- Si!... La nacelle!

-- Accrochons-nous au filet! et а la mer la nacelle!»

C’йtait, en effet, le seul et dernier moyen d’allйger l’aйrostat.
Les cordes qui rattachaient la nacelle au cercle furent coupйes,
et l’aйrostat, aprиs sa chute, remonta de deux mille pieds.

Les cinq passagers s’йtaient hissйs dans le filet, au-dessus du
cercle, et se tenaient dans le rйseau des mailles, regardant
l’abоme.

On sait de quelle sensibilitй statique sont douйs les aйrostats.
Il suffit de jeter l’objet le plus lйger pour provoquer un
dйplacement dans le sens vertical. L’appareil, flottant dans
l’air, se comporte comme une balance d’une justesse mathйmatique.
On comprend donc que, lorsqu’il est dйlestй d’un poids
relativement considйrable, son dйplacement soit important et
brusque. C’est ce qui arriva dans cette occasion.

Mais, aprиs s’кtre un instant йquilibrй dans les zones
supйrieures, l’aйrostat commenзa а redescendre.

Le gaz fuyait par la dйchirure, qu’il йtait impossible de rйparer.

Les passagers avaient fait tout ce qu’ils pouvaient faire. Aucun
moyen humain ne pouvait les sauver dйsormais. Ils n’avaient plus а
compter que sur l’aide de Dieu.

А quatre heures, le ballon n’йtait plus qu’а cinq cents pieds de
la surface des eaux. Un aboiement sonore se fit entendre. Un chien
accompagnait les passagers et se tenait accrochй prиs de son
maоtre dans les mailles du filet.

«Top a vu quelque chose!» s’йcria l’un des passagers.

Puis, aussitфt, une voix forte se fit entendre:

«Terre! terre!»

Le ballon, que le vent ne cessait d’entraоner vers le sud-ouest,
avait, depuis l’aube, franchi une distance considйrable, qui se
chiffrait par centaines de milles, et une terre assez йlevйe
venait, en effet, d’apparaоtre dans cette direction.

Mais cette terre se trouvait encore а trente milles sous le vent.
Il ne fallait pas moins d’une grande heure pour l’atteindre, et
encore а la condition de ne pas dйriver. Une heure! Le ballon ne
se serait-il pas auparavant vidй de tout ce qu’il avait gardй de
son fluide?

Telle йtait la terrible question! Les passagers voyaient
distinctement ce point solide, qu’il fallait atteindre а tout
prix. Ils ignoraient ce qu’il йtait, оle ou continent, car c’est а
peine s’ils savaient vers quelle partie du monde l’ouragan les
avait entraоnйs! Mais cette terre, qu’elle fыt habitйe ou qu’elle
ne le fыt pas, qu’elle dыt кtre hospitaliиre ou non, il fallait y
arriver!

Or, а quatre heures, il йtait visible que le ballon ne pouvait
plus se soutenir.

CHAPITRE II

Il rasait la surface de la mer. Dйjа la crкte des йnormes lames
avait plusieurs fois lйchй le bas du filet, l’alourdissant encore,
et l’aйrostat ne se soulevait plus qu’а demi, comme un oiseau qui
a du plomb dans l’aile. Une demi-heure plus tard, la terre n’йtait
plus qu’а un mille, mais le ballon, йpuisй, flasque, distendu,
chiffonnй en gros plis, ne conservait plus de gaz que dans sa
partie supйrieure. Les passagers, accrochйs au filet, pesaient
encore trop pour lui, et bientфt, а demi plongйs dans la mer, ils
furent battus par les lames furieuses. L’enveloppe de l’aйrostat
fit poche alors, et le vent s’y engouffrant, le poussa comme un
navire vent arriиre.

Peut-кtre accosterait-il ainsi la cфte!

Or, il n’en йtait qu’а deux encablures, quand des cris terribles,
sortis de quatre poitrines а la fois, retentirent. Le ballon, qui
semblait ne plus devoir se relever, venait de refaire encore un
bond inattendu, aprиs avoir йtй frappй d’un formidable coup de
mer. Comme s’il eыt йtй dйlestй subitement d’une nouvelle partie
de son poids, il remonta а une hauteur de quinze cents pieds, et
lа il rencontra une sorte de remous du vent, qui, au lieu de le
porter directement а la cфte, lui fit suivre une direction presque
parallиle. Enfin, deux minutes plus tard, il s’en rapprochait
obliquement, et il retombait dйfinitivement sur le sable du
rivage, hors de la portйe des lames.

Les passagers, s’aidant les uns les autres, parvinrent а se
dйgager des mailles du filet. Le ballon, dйlestй de leur poids,
fut repris par le vent, et comme un oiseau blessй qui retrouve un
instant de vie, il disparut dans l’espace.

La nacelle avait contenu cinq passagers, plus un chien, et le
ballon n’en jetait que quatre sur le rivage.

Le passager manquant avait йvidemment йtй enlevй par le coup de
mer qui venait de frapper le filet, et c’est ce qui avait permis а
l’aйrostat allйgй, de remonter une derniиre fois, puis, quelques
instants aprиs, d’atteindre la terre.

А peine les quatre naufragйs -- on peut leur donner ce nom --
avaient-ils pris pied sur le sol, que tous, songeant а l’absent,
s’йcriaient: «Il essaye peut-кtre d’aborder а la nage! Sauvons-le!
sauvons-le!»

Ce n’йtaient ni des aйronautes de profession, ni des amateurs
d’expйditions aйriennes, que l’ouragan venait de jeter sur cette
cфte. C’йtaient des prisonniers de guerre, que leur audace avait
poussйs а s’enfuir dans des circonstances extraordinaires.

Cent fois, ils auraient dы pйrir! Cent fois, leur ballon dйchirй
aurait dы les prйcipiter dans l’abоme! Mais le ciel les rйservait
а une йtrange destinйe, et le 20 mars, aprиs avoir fui Richmond,
assiйgйe par les troupes du gйnйral Ulysse Grant, ils se
trouvaient а sept mille milles de cette capitale de la Virginie,
la principale place forte des sйparatistes, pendant la terrible
guerre de Sйcession. Leur navigation aйrienne avait durй cinq
jours.

Voici, d’ailleurs, dans quelles circonstances curieuses s’йtait
produite l’йvasion des prisonniers, -- йvasion qui devait aboutir
а la catastrophe que l’on connaоt.

Cette annйe mкme, au mois de fйvrier 1865, dans un de ces coups de
main que tenta, mais inutilement, le gйnйral Grant pour s’emparer
de Richmond, plusieurs de ses officiers tombиrent au pouvoir de
l’ennemi et furent internйs dans la ville. L’un des plus
distinguйs de ceux qui furent pris appartenait а l’йtat-major
fйdйral, et se nommait Cyrus Smith.

Cyrus Smith, originaire du Massachussets, йtait un ingйnieur, un
savant de premier ordre, auquel le gouvernement de l’Union avait
confiй, pendant la guerre, la direction des chemins de fer, dont
le rфle stratйgique fut si considйrable. Vйritable Amйricain du
nord, maigre, osseux, efflanquй, вgй de quarante-cinq ans environ,
il grisonnait dйjа par ses cheveux ras et par sa barbe, dont il ne
conservait qu’une йpaisse moustache. Il avait une de ces belles
tкtes «numismatiques», qui semblent faites pour кtre frappйes en
mйdailles, les yeux ardents, la bouche sйrieuse, la physionomie
d’un savant de l’йcole militante. C’йtait un de ces ingйnieurs qui
ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces
gйnйraux qui ont voulu dйbuter simples soldats. Aussi, en mкme
temps que l’ingйniositй de l’esprit, possйdait-il la suprкme
habiletй de main. Ses muscles prйsentaient de remarquables
symptфmes de tonicitй. Vйritablement homme d’action en mкme temps
qu’homme de pensйe, il agissait sans effort, sous l’influence
d’une large expansion vitale, ayant cette persistance vivace qui
dйfie toute mauvaise chance.

Trиs instruit, trиs pratique», trиs dйbrouillard», pour employer
un mot de la langue militaire franзaise, c’йtait un tempйrament
superbe, car, tout en restant maоtre de lui, quelles que fussent
les circonstances, il remplissait au plus haut degrй ces trois
conditions dont l’ensemble dйtermine l’йnergie humaine: activitй
d’esprit et de corps, impйtuositй des dйsirs, puissance de la
volontй. Et sa devise aurait pu кtre celle de Guillaume d’Orange
au XVIIe siиcle: «Je n’ai pas besoin d’espйrer pour entreprendre,
ni de rйussir pour persйvйrer.» En mкme temps, Cyrus Smith йtait
le courage personnifiй. Il avait йtй de toutes les batailles
pendant cette guerre de Sйcession. Aprиs avoir commencй sous
Ulysse Grant dans les volontaires de l’Illinois, il s’йtait battu
а Paducah, а Belmont, а Pittsburg-Landing, au siиge de Corinth, а
Port-Gibson, а la Riviиre-Noire, а Chattanoga, а Wilderness, sur
le Potomak, partout et vaillamment, en soldat digne du gйnйral qui
rйpondait: «Je ne compte jamais mes morts!» Et, cent fois, Cyrus
Smith aurait dы кtre au nombre de ceux-lа que ne comptait pas le
terrible Grant, mais dans ces combats, oщ il ne s’йpargnait guиre,
la chance le favorisa toujours, jusqu’au moment oщ il fut blessй
et pris sur le champ de bataille de Richmond. En mкme temps que
Cyrus Smith, et le mкme jour, un autre personnage important
tombait au pouvoir des sudistes. Ce n’йtait rien moins que
l’honorable Gйdйon Spilett», reporter» du New-York Herald, qui
avait йtй chargй de suivre les pйripйties de la guerre au milieu
des armйes du Nord.

Gйdйon Spilett йtait de la race de ces йtonnants chroniqueurs
anglais ou amйricains, des Stanley et autres, qui ne reculent
devant rien pour obtenir une information exacte et pour la
transmettre а leur journal dans les plus brefs dйlais. Les
journaux de l’Union, tels que le New-York Herald, forment de
vйritables puissances, et leurs dйlйguйs sont des reprйsentants
avec lesquels on compte. Gйdйon Spilett marquait au premier rang
de ces dйlйguйs.

Homme de grand mйrite, йnergique, prompt et prкt а tout, plein
d’idйes, ayant couru le monde entier, soldat et artiste, bouillant
dans le conseil, rйsolu dans l’action, ne comptant ni peines, ni
fatigues, ni dangers, quand il s’agissait de tout savoir, pour lui
d’abord, et pour son journal ensuite, vйritable hйros de la
curiositй, de l’information, de l’inйdit, de l’inconnu, de
l’impossible, c’йtait un de ces intrйpides observateurs qui
йcrivent sous les balles», chroniquent» sous les boulets, et pour
lesquels tous les pйrils sont des bonnes fortunes.

Lui aussi avait йtй de toutes les batailles, au premier rang,
revolver d’une main, carnet de l’autre, et la mitraille ne faisait
pas trembler son crayon.

Il ne fatiguait pas les fils de tйlйgrammes incessants, comme ceux
qui parlent alors qu’ils n’ont rien а dire, mais chacune de ses
notes, courtes, nettes, claires, portait la lumiиre sur un point
important. D’ailleurs», l’humour» ne lui manquait pas. Ce fut lui
qui, aprиs l’affaire de la Riviиre-Noire, voulant а tout prix
conserver sa place au guichet du bureau tйlйgraphique, afin
d’annoncer а son journal le rйsultat de la bataille, tйlйgraphia
pendant deux heures les premiers chapitres de la Bible. Il en
coыta deux mille dollars au New-York Herald, mais le New-York
Herald fut le premier informй.

Gйdйon Spilett йtait de haute taille. Il avait quarante ans au
plus. Des favoris blonds tirant sur le rouge encadraient sa
figure. Son oeil йtait calme, vif, rapide dans ses dйplacements.
C’йtait l’oeil d’un homme qui a l’habitude de percevoir vite tous
les dйtails d’un horizon. Solidement bвti, il s’йtait trempй dans
tous les climats comme une barre d’acier dans l’eau froide. Depuis
dix ans, Gйdйon Spilett йtait le reporter attitrй du New-York
Herald, qu’il enrichissait de ses chroniques et de ses dessins,
car il maniait aussi bien le crayon que la plume.

Lorsqu’il fut pris, il йtait en train de faire la description et
le croquis de la bataille. Les derniers mots relevйs sur son
carnet furent ceux-ci: «Un sudiste me couche en joue et...» Et
Gйdйon Spilett fut manquй, car, suivant son invariable habitude,
il se tira de cette affaire sans une йgratignure.

Cyrus Smith et Gйdйon Spilett, qui ne se connaissaient pas, si ce
n’est de rйputation, avaient йtй tous les deux transportйs а
Richmond.

L’ingйnieur guйrit rapidement de sa blessure, et ce fut pendant sa
convalescence qu’il fit connaissance du reporter. Ces deux hommes
se plurent et apprirent а s’apprйcier. Bientфt, leur vie commune
n’eut plus qu’un but, s’enfuir, rejoindre l’armйe de Grant et
combattre encore dans ses rangs pour l’unitй fйdйrale.

Les deux Amйricains йtaient donc dйcidйs а profiter de toute
occasion; mais bien qu’ils eussent йtй laissйs libres dans la
ville, Richmond йtait si sйvиrement gardйe, qu’une йvasion devait
кtre regardйe comme impossible. Sur ces entre faits, Cyrus Smith
fut rejoint par un serviteur, qui lui йtait dйvouй а la vie, а la
mort.

Cet intrйpide йtait un nиgre, nй sur le domaine de l’ingйnieur,
d’un pиre et d’une mиre esclaves, mais que, depuis longtemps,
Cyrus Smith, abolitionniste de raison et de coeur, avait
affranchi. L’esclave, devenu libre, n’avait pas voulu quitter son
maоtre.

Il l’aimait а mourir pour lui. C’йtait un garзon de trente ans,
vigoureux, agile, adroit, intelligent, doux et calme, parfois
naпf, toujours souriant, serviable et bon. Il se nommait
Nabuchodonosor, mais il ne rйpondait qu’а l’appellation
abrйviative et familiиre de Nab.

Quand Nab apprit que son maоtre avait йtй fait prisonnier, il
quitta le Massachussets sans hйsiter, arriva devant Richmond, et,
а force de ruse et d’adresse, aprиs avoir risquй vingt fois sa
vie, il parvint а pйnйtrer dans la ville assiйgйe. Ce que furent
le plaisir de Cyrus Smith, en revoyant son serviteur, et la joie
de Nab а retrouver son maоtre, cela ne peut s’exprimer.

Mais si Nab avait pu pйnйtrer dans Richmond, il йtait bien
autrement difficile d’en sortir, car on surveillait de trиs prиs
les prisonniers fйdйraux.

Il fallait une occasion extraordinaire pour pouvoir tenter une
йvasion avec quelques chances de succиs, et cette occasion non
seulement ne se prйsentait pas, mais il йtait malaisй de la faire
naоtre.

Cependant, Grant continuait ses йnergiques opйrations. La victoire
de Petersburg lui avait йtй trиs chиrement disputйe. Ses forces,
rйunies а celles de Butler, n’obtenaient encore aucun rйsultat
devant Richmond, et rien ne faisait prйsager que la dйlivrance des
prisonniers dыt кtre prochaine. Le reporter, auquel sa captivitй
fastidieuse ne fournissait plus un dйtail intйressant а noter, ne
pouvait plus y tenir. Il n’avait qu’une idйe: sortir de Richmond
et а tout prix. Plusieurs fois, mкme, il tenta l’aventure et fut
arrкtй par des obstacles infranchissables.

Cependant, le siиge continuait, et si les prisonniers avaient hвte
de s’йchapper pour rejoindre l’armйe de Grant, certains assiйgйs
avaient non moins hвte de s’enfuir, afin de rejoindre l’armйe
sйparatiste, et, parmi eux, un certain Jonathan Forster, sudiste
enragй. C’est qu’en effet, si les prisonniers fйdйraux ne
pouvaient quitter la ville, les fйdйrйs ne le pouvaient pas non
plus, car l’armйe du Nord les investissait. Le gouverneur de
Richmond, depuis longtemps dйjа, ne pouvait plus communiquer avec
le gйnйral Lee, et il йtait du plus haut intйrкt de faire
connaоtre la situation de la ville, afin de hвter la marche de
l’armйe de secours. Ce Jonathan Forster eut alors l’idйe de
s’enlever en ballon, afin de traverser les lignes assiйgeantes et
d’arriver ainsi au camp des sйparatistes.

Le gouverneur autorisa la tentative. Un aйrostat fut fabriquй et
mis а la disposition de Jonathan Forster, que cinq de ses
compagnons devaient suivre dans les airs. Ils йtaient munis
d’armes, pour le cas oщ ils auraient а se dйfendre en
atterrissant, et de vivres, pour le cas oщ leur voyage aйrien se
prolongerait.

Le dйpart du ballon avait йtй fixй au 18 mars. Il devait
s’effectuer pendant la nuit, et, avec un vent de nord-ouest de
moyenne force, les aйronautes comptaient en quelques heures
arriver au quartier gйnйral de Lee.

Mais ce vent du nord-ouest ne fut point une simple brise. Dиs le
18, on put voir qu’il tournait а l’ouragan. Bientфt, la tempкte
devint telle, que le dйpart de Forster dut кtre diffйrй, car il
йtait impossible de risquer l’aйrostat et ceux qu’il emporterait
au milieu des йlйments dйchaоnйs.

Le ballon, gonflй sur la grande place de Richmond, йtait donc lа,
prкt а partir а la premiиre accalmie du vent, et, dans la ville,
l’impatience йtait grande а voir que l’йtat de l’atmosphиre ne se
modifiait pas.

Le 18, le 19 mars se passиrent sans qu’aucun changement se
produisоt dans la tourmente. On йprouvait mкme de grandes
difficultйs pour prйserver le ballon, attachй au sol, que les
rafales couchaient jusqu’а terre.

La nuit du 19 au 20 s’йcoula, mais, au matin, l’ouragan se
dйveloppait encore avec plus d’impйtuositй. Le dйpart йtait
impossible.

Ce jour-lа, l’ingйnieur Cyrus Smith fut accostй dans une des rues
de Richmond par un homme qu’il ne connaissait point. C’йtait un
marin nommй Pencroff, вgй de trente-cinq а quarante ans,
vigoureusement bвti, trиs hвlй, les yeux vifs et clignotants, mais
avec une bonne figure. Ce Pencroff йtait un Amйricain du nord, qui
avait couru toutes les mers du globe, et auquel, en fait
d’aventures, tout ce qui peut survenir d’extraordinaire а un кtre
а deux pieds sans plumes йtait arrivй. Inutile de dire que c’йtait
une nature entreprenante, prкte а tout oser, et qui ne pouvait
s’йtonner de rien. Pencroff, au commencement de cette annйe,
s’йtait rendu pour affaires а Richmond avec un jeune garзon de
quinze ans, Harbert Brown, du New-Jersey, fils de son capitaine,
un orphelin qu’il aimait comme si c’eыt йtй son propre enfant.
N’ayant pu quitter la ville avant les premiиres opйrations du
siиge, il s’y trouva donc bloquй, а son grand dйplaisir, et il
n’eut plus aussi, lui, qu’une idйe: s’enfuir par tous les moyens
possibles. Il connaissait de rйputation l’ingйnieur Cyrus Smith.
Il savait avec quelle impatience cet homme dйterminй rongeait son
frein. Ce jour-lа, il n’hйsita donc pas а l’aborder en lui disant
sans plus de prйparation:

«Monsieur Smith, en avez-vous assez de Richmond?»

L’ingйnieur regarda fixement l’homme qui lui parlait ainsi, et qui
ajouta а voix basse:

«Monsieur Smith, voulez-vous fuir?

-- Quand cela?...» rйpondit vivement l’ingйnieur, et on peut
affirmer que cette rйponse lui йchappa, car il n’avait pas encore
examinй l’inconnu qui lui adressait la parole.

Mais aprиs avoir, d’un oeil pйnйtrant, observй la loyale figure du
marin, il ne put douter qu’il n’eыt devant lui un honnкte homme.

«Qui кtes-vous?» demanda-t-il d’une voix brиve.

Pencroff se fit connaоtre.

«Bien, rйpondit Cyrus Smith. Et par quel moyen me proposez-vous de
fuir?

-- Par ce fainйant de ballon qu’on laisse lа а rien faire, et qui
me fait l’effet de nous attendre tout exprиs!...»

Le marin n’avait pas eu besoin d’achever sa phrase.

L’ingйnieur avait compris d’un mot. Il saisit Pencroff par le bras
et l’entraоna chez lui.

Lа, le marin dйveloppa son projet, trиs simple en vйritй. On ne
risquait que sa vie а l’exйcuter.

L’ouragan йtait dans toute sa violence, il est vrai, mais un
ingйnieur adroit et audacieux, tel que Cyrus Smith, saurait bien
conduire un aйrostat.

S’il eыt connu la manoeuvre, lui, Pencroff, il n’aurait pas hйsitй
а partir, -- avec Harbert, s’entend. Il en avait vu bien d’autres,
et n’en йtait plus а compter avec une tempкte!

Cyrus Smith avait йcoutй le marin sans mot dire, mais son regard
brillait. L’occasion йtait lа. Il n’йtait pas homme а la laisser
йchapper. Le projet n’йtait que trиs dangereux, donc il йtait
exйcutable.

La nuit, malgrй la surveillance, on pouvait aborder le ballon, se
glisser dans la nacelle, puis couper les liens qui le retenaient!
Certes, on risquait d’кtre tuй, mais, par contre, on pouvait
rйussir, et sans cette tempкte... Mais sans cette tempкte, le
ballon fыt dйjа parti, et l’occasion, tant cherchйe, ne se
prйsenterait pas en ce moment!

«Je ne suis pas seul!... dit en terminant Cyrus Smith.

-- Combien de personnes voulez-vous donc emmener? demanda le
marin.

-- Deux: mon ami Spilett et mon serviteur Nab.

-- Cela fait donc trois, rйpondit Pencroff, et, avec Harbert et
moi, cinq. Or, le ballon devait enlever six...

-- Cela suffit. Nous partirons!» dit Cyrus Smith.

Ce «nous» engageait le reporter, mais le reporter n’йtait pas
homme а reculer, et quand le projet lui fut communiquй, il
l’approuva sans rйserve. Ce dont il s’йtonnait, c’йtait qu’une
idйe aussi simple ne lui fыt pas dйjа venue. Quant а Nab, il
suivait son maоtre partout oщ son maоtre voulait aller.

«А ce soir alors, dit Pencroff. Nous flвnerons tous les cinq, par
lа, en curieux!

-- А ce soir, dix heures, rйpondit Cyrus Smith, et fasse le ciel
que cette tempкte ne s’apaise pas avant notre dйpart!»

Pencroff prit congй de l’ingйnieur, et retourna а son logis, oщ
йtait restй jeune Harbert Brown. Ce courageux enfant connaissait
le plan du marin, et ce n’йtait pas sans une certaine anxiйtй
qu’il attendait le rйsultat de la dйmarche faite auprиs de
l’ingйnieur. On le voit, c’йtaient cinq hommes dйterminйs qui
allaient ainsi se lancer dans la tourmente, en plein ouragan!

Non! L’ouragan ne se calma pas, et ni Jonathan Forster, ni ses
compagnons ne pouvaient songer а l’affronter dans cette frкle
nacelle! La journйe fut terrible. L’ingйnieur ne craignait qu’une
chose: c’йtait que l’aйrostat, retenu au sol et couchй sous le
vent, ne se dйchirвt en mille piиces. Pendant plusieurs heures, il
rфda sur la place presque dйserte, surveillant l’appareil.
Pencroff en faisait autant de son cфtй, les mains dans les poches,
et bвillant au besoin, comme un homme qui ne sait а quoi tuer le
temps, mais redoutant aussi que le ballon ne vоnt а se dйchirer ou
mкme а rompre ses liens et а s’enfuir dans les airs.

Le soir arriva. La nuit se fit trиs sombre. D’йpaisses brumes
passaient comme des nuages au ras du sol. Une pluie mкlйe de neige
tombait. Le temps йtait froid. Une sorte de brouillard pesait sur
Richmond. Il semblait que la violente tempкte eыt fait comme une
trкve entre les assiйgeants et les assiйgйs, et que le canon eыt
voulu se taire devant les formidables dйtonations de l’ouragan.
Les rues de la ville йtaient dйsertes. Il n’avait pas mкme paru
nйcessaire, par cet horrible temps, de garder la place au milieu
de laquelle se dйbattait l’aйrostat.

Tout favorisait le dйpart des prisonniers, йvidemment; mais ce
voyage, au milieu des rafales dйchaоnйes!...

«Vilaine marйe! se disait Pencroff, en fixant d’un coup de poing
son chapeau que le vent disputait а sa tкte. Mais bah! on en
viendra а bout tout de mкme!»

А neuf heures et demie, Cyrus Smith et ses compagnons se
glissaient par divers cфtйs sur la place, que les lanternes de
gaz, йteintes par le vent, laissaient dans une obscuritй profonde.
On ne voyait mкme pas l’йnorme aйrostat, presque entiиrement
rabattu sur le sol.

Indйpendamment des sacs de lest qui maintenaient les cordes du
filet, la nacelle йtait retenue par un fort cвble passй dans un
anneau scellй dans le pavй, et dont le double remontait а bord.

Les cinq prisonniers se rencontrиrent prиs de la nacelle. Ils
n’avaient point йtй aperзus, et telle йtait l’obscuritй, qu’ils ne
pouvaient se voir eux-mкmes.

Sans prononcer une parole, Cyrus Smith, Gйdйon Spilett, Nab et
Harbert prirent place dans la nacelle, pendant que Pencroff, sur
l’ordre de l’ingйnieur, dйtachait successivement les paquets de
lest. Ce fut l’affaire de quelques instants, et le marin rejoignit
ses compagnons.

L’aйrostat n’йtait alors retenu que par le double du cвble, et
Cyrus Smith n’avait plus qu’а donner l’ordre du dйpart. En ce
moment, un chien escalada d’un bond la nacelle.

C’йtait Top, le chien de l’ingйnieur, qui, ayant brisй sa chaоne,
avait suivi son maоtre. Cyrus Smith craignant un excиs de poids,
voulait renvoyer le pauvre animal.

«Bah! un de plus!» dit Pencroff, en dйlestant la nacelle de deux
sacs de sable.

Puis, il largua le double du cвble, et le ballon, partant par une
direction oblique, disparut, aprиs avoir heurtй sa nacelle contre
deux cheminйes qu’il abattit dans la furie de son dйpart.

L’ouragan se dйchaоnait alors avec une йpouvantable violence.
L’ingйnieur, pendant la nuit, ne put songer а descendre, et quand
le jour vint, toute vue de la terre lui йtait interceptйe par les
brumes. Ce fut cinq jours aprиs seulement, qu’une йclaircie laissa
voir l’immense mer au-dessous de cet aйrostat, que le vent
entraоnait avec une vitesse effroyable!

On sait comment, de ces cinq hommes, partis le 20 mars, quatre
йtaient jetйs, le 24 mars, sur une cфte dйserte, а plus de six
mille milles de leur pays!

Et celui qui manquait, celui au secours duquel les quatre
survivants du ballon couraient tout d’abord, c’йtait leur chef
naturel, c’йtait l’ingйnieur Cyrus Smith!

CHAPITRE III

L’ingйnieur, а travers les mailles du filet qui avaient cйdй,
avait йtй enlevй par un coup de mer.

Son chien avait йgalement disparu. Le fidиle animal s’йtait
volontairement prйcipitй au secours de son maоtre.

«En avant!» s’йcria le reporter.

Et tous quatre, Gйdйon Spilett, Harbert, Pencroff et Nab, oubliant
йpuisement et fatigues, commencиrent leurs recherches.

Le pauvre Nab pleurait de rage et de dйsespoir а la fois, а la
pensйe d’avoir perdu tout ce qu’il aimait au monde.

Il ne s’йtait pas йcoulй deux minutes entre le moment oщ Cyrus
Smith avait disparu et l’instant oщ ses compagnons avaient pris
terre. Ceux-ci pouvaient donc espйrer d’arriver а temps pour le
sauver.

«Cherchons! cherchons! cria Nab.

-- Oui, Nab, rйpondit Gйdйon Spilett, et nous le retrouverons!

-- Vivant?

-- Vivant!

-- Sait-il nager? demanda Pencroff.

-- Oui! rйpondit Nab! Et, d’ailleurs, Top est lа!...»

Le marin, entendant la mer mugir, secoua la tкte!

C’йtait dans le nord de la cфte, et environ а un demi-mille de
l’endroit oщ les naufragйs venaient d’atterrir, que l’ingйnieur
avait disparu. S’il avait pu atteindre le point le plus rapprochй
du littoral, c’йtait donc а un demi-mille au plus que devait кtre
situй ce point.

Il йtait prиs de six heures alors. La brume venait de se lever et
rendait la nuit trиs obscure. Les naufragйs marchaient en suivant
vers le nord la cфte est de cette terre sur laquelle le hasard les
avait jetйs, -- terre inconnue, dont ils ne pouvaient mкme
soupзonner la situation gйographique. Ils foulaient du pied un sol
sablonneux, mкlй de pierres, qui paraissait dйpourvu de toute
espиce de vйgйtation.

Ce sol, fort inйgal, trиs raboteux, semblait en de certains
endroits criblй de petites fondriиres, qui rendaient la marche
trиs pйnible. De ces trous s’йchappaient а chaque instant de gros
oiseaux au vol lourd, fuyant en toutes directions, que l’obscuritй
empкchait de voir. D’autres, plus agiles, se levaient par bandes
et passaient comme des nuйes.

Le marin croyait reconnaоtre des goйlands et des mouettes, dont
les sifflements aigus luttaient avec les rugissements de la mer.
De temps en temps, les naufragйs s’arrкtaient, appelaient а grands
cris, et йcoutaient si quelque appel ne se ferait pas entendre du
cфtй de l’Ocйan.

Ils devaient penser, en effet, que s’ils eussent йtй а proximitй
du lieu oщ l’ingйnieur avait pu atterrir, les aboiements du chien
Top, au cas oщ Cyrus Smith eыt йtй hors d’йtat de donner signe
d’existence, seraient arrivйs jusqu’а eux. Mais aucun cri ne se
dйtachait sur le grondement des lames et le cliquetis du ressac.
Alors, la petite troupe reprenait sa marche en avant, et fouillait
les moindres anfractuositйs du littoral.

Aprиs une course de vingt minutes, les quatre naufragйs furent
subitement arrкtйs par une lisiиre йcumante de lames. Le terrain
solide manquait. Ils se trouvaient а l’extrйmitй d’une pointe
aiguл, sur laquelle la mer brisait avec fureur.

«C’est un promontoire, dit le marin. Il faut revenir sur nos pas
en tenant notre droite, et nous gagnerons ainsi la franche terre.

-- Mais s’il est lа! rйpondit Nab, en montrant l’Ocйan, dont les
йnormes lames blanchissaient dans l’ombre.

-- Eh bien, appelons-le!»

Et tous, unissant leurs voix, lancиrent un appel vigoureux, mais
rien ne rйpondit. Ils attendirent une accalmie. Ils
recommencиrent. Rien encore.

Les naufragйs revinrent alors, en suivant le revers opposй du
promontoire, sur un sol йgalement sablonneux et rocailleux.
Toutefois, Pencroff observa que le littoral йtait plus accore, que
le terrain montait, et il supposa qu’il devait rejoindre, par une
rampe assez allongйe, une haute cфte dont le massif se profilait
confusйment dans l’ombre. Les oiseaux йtaient moins nombreux sur
cette partie du rivage. La mer aussi s’y montrait moins houleuse,
moins bruyante, et il йtait mкme remarquable que l’agitation des
lames diminuait sensiblement. On entendait а peine le bruit du
ressac. Sans doute, ce cфtй du promontoire formait une anse semi-
circulaire, que sa pointe aiguл protйgeait contre les ondulations
du large.

Mais, а suivre cette direction, on marchait vers le sud, et
c’йtait aller а l’opposй de cette portion de la cфte sur laquelle
Cyrus Smith avait pu prendre pied. Aprиs un parcours d’un mille et
demi, le littoral ne prйsentait encore aucune courbure qui permоt
de revenir vers le nord. Il fallait pourtant bien que ce
promontoire, dont on avait tournй la pointe, se rattachвt а la
franche terre.

Les naufragйs, bien que leurs forces fussent йpuisйes, marchaient
toujours avec courage, espйrant trouver а chaque moment quelque
angle brusque qui les remоt dans la direction premiиre. Quel fut
donc leur dйsappointement, quand, aprиs avoir parcouru deux milles
environ, ils se virent encore une fois arrкtйs par la mer sur une
pointe assez йlevйe, faite de roches glissantes.

«Nous sommes sur un оlot! dit Pencroff, et nous l’avons arpentй
d’une extrйmitй а l’autre!»

L’observation du marin йtait juste. Les naufragйs avaient йtй
jetйs, non sur un continent, pas mкme sur une оle, mais sur un
оlot qui ne mesurait pas plus de deux mille en longueur, et dont
la largeur йtait йvidemment peu considйrable.

Cet оlot aride, semй de pierres, sans vйgйtation, refuge dйsolй de
quelques oiseaux de mer, se rattachait-il а un archipel plus
important? On ne pouvait l’affirmer. Les passagers du ballon,
lorsque, de leur nacelle, ils entrevirent la terre а travers les
brumes, n’avaient pu suffisamment reconnaоtre son importance.
Cependant, Pencroff, avec ses yeux de marin habituйs а percer
l’ombre, croyait bien, en ce moment, distinguer dans l’ouest des
masses confuses, qui annonзaient une cфte йlevйe.

Mais, alors, on ne pouvait, par cette obscuritй, dйterminer а quel
systиme, simple ou complexe, appartenait l’оlot. On ne pouvait non
plus en sortir, puisque la mer l’entourait. Il fallait donc
remettre au lendemain la recherche de l’ingйnieur, qui n’avait,
hйlas! signalй sa prйsence par aucun cri.

«Le silence de Cyrus ne prouve rien, dit le reporter. Il peut кtre
йvanoui, blessй, hors d’йtat de rйpondre momentanйment, mais ne
dйsespйrons pas.»

Le reporter йmit alors l’idйe d’allumer sur un point de l’оlot
quelque feu qui pourrait servir de signal а l’ingйnieur. Mais on
chercha vainement du bois ou des broussailles sиches. Sable et
pierres, il n’y avait pas autre chose.

On comprend ce que durent кtre la douleur de Nab et celle de ses
compagnons, qui s’йtaient vivement attachйs а cet intrйpide Cyrus
Smith. Il йtait trop йvident qu’ils йtaient impuissants alors а le
secourir. Il fallait attendre le jour. Ou l’ingйnieur avait pu se
sauver seul, et dйjа il avait trouvй refuge sur un point de la
cфte, ou il йtait perdu а jamais!

Ce furent de longues et pйnibles heures а passer. Le froid йtait
vif. Les naufragйs souffrirent cruellement, mais ils s’en
apercevaient а peine. Ils ne songиrent mкme pas а prendre un
instant de repos.

S’oubliant pour leur chef, espйrant, voulant espйrer toujours, ils
allaient et venaient sur cet оlot aride, retournant incessamment а
sa pointe nord, lа oщ ils devaient кtre plus rapprochйs du lieu de
la catastrophe. Ils йcoutaient, ils criaient, ils cherchaient а
surprendre quelque appel suprкme, et leurs voix devaient se
transmettre au loin, car un certain calme rйgnait alors dans
l’atmosphиre, et les bruits de la mer commenзaient а tomber avec
la houle. Un des cris de Nab sembla mкme, а un certain moment, se
reproduire en йcho. Harbert le fit observer а Pencroff, en
ajoutant:

«Cela prouverait qu’il existe dans l’ouest une cфte assez
rapprochйe.»

Le marin fit un signe affirmatif. D’ailleurs ses yeux ne pouvaient
le tromper. S’il avait, si peu que ce fыt, distinguй une terre,
c’est qu’une terre йtait lа.

Mais cet йcho lointain fut la seule rйponse provoquйe par les cris
de Nab, et l’immensitй, sur toute la partie est de l’оlot, demeura
silencieuse.

Cependant le ciel se dйgageait peu а peu. Vers minuit, quelques
йtoiles brillиrent, et si l’ingйnieur eыt йtй lа, prиs de ses
compagnons, il aurait pu remarquer que ces йtoiles n’йtaient plus
celles de l’hйmisphиre borйal. En effet, la polaire n’apparaissait
pas sur ce nouvel horizon, les constellations zйnithales n’йtaient
plus celles qu’il avait l’habitude d’observer dans la partie nord
du nouveau continent, et la Croix du Sud resplendissait alors au
pфle austral du monde.

La nuit s’йcoula. Vers cinq heures du matin, le 25 mars, les
hauteurs du ciel se nuancиrent lйgиrement. L’horizon restait
sombre encore, mais, avec les premiиres lueurs du jour, une opaque
brume se leva de la mer, de telle sorte que le rayon visuel ne
pouvait s’йtendre а plus d’une vingtaine de pas. Le brouillard se
dйroulait en grosses volutes qui se dйplaзaient lourdement.

C’йtait un contre-temps. Les naufragйs ne pouvaient rien
distinguer autour d’eux. Tandis que les regards de Nab et du
reporter se projetaient sur l’Ocйan, le marin et Harbert
cherchaient la cфte dans l’ouest. Mais pas un bout de terre
n’йtait visible.

«N’importe, dit Pencroff, si je ne vois pas la cфte, je la sens...
elle est lа... lа... aussi sыr que nous ne sommes plus а
Richmond!»

Mais le brouillard ne devait pas tarder а se lever.

Ce n’йtait qu’une brumaille de beau temps. Un bon soleil en
chauffait les couches supйrieures, et cette chaleur se tamisait
jusqu’а la surface de l’оlot. En effet, vers six heures et demie,
trois quarts d’heure aprиs le lever du soleil, la brume devenait
plus transparente. Elle s’йpaississait en haut, mais se dissipait
en bas. Bientфt tout l’оlot apparut, comme s’il fыt descendu d’un
nuage; puis, la mer se montra suivant un plan circulaire, infinie
dans l’est, mais bornйe dans l’ouest par une cфte йlevйe et
abrupte.

Oui! la terre йtait lа. Lа, le salut, provisoirement assurй, du
moins. Entre l’оlot et la cфte, sйparйs par un canal large d’un
demi-mille, un courant extrкmement rapide se propageait avec
bruit.

Cependant, un des naufragйs, ne consultant que son coeur, se
prйcipita aussitфt dans le courant, sans prendre l’avis de ses
compagnons, sans mкme dire un seul mot. C’йtait Nab. Il avait hвte
d’кtre sur cette cфte et de la remonter au nord. Personne n’eыt pu
le retenir. Pencroff le rappela, mais en vain.

Le reporter se disposait а suivre Nab.

Pencroff, allant alors а lui:

«Vous voulez traverser ce canal? demanda-t-il.

-- Oui, rйpondit Gйdйon Spilett.

-- Eh bien, attendez, croyez-moi, dit le marin. Nab suffira а
porter secours а son maоtre. Si nous nous engagions dans ce canal,
nous risquerions d’кtre entraоnйs au large par le courant, qui est
d’une violence extrкme. Or, si je ne me trompe, c’est un courant
de jusant. Voyez, la marйe baisse sur le sable. Prenons donc
patience, et, а mer basse, il est possible que nous trouvions un
passage guйable...

-- Vous avez raison, rйpondit le reporter. Sйparons-nous le moins
que nous pourrons...»

Pendant ce temps, Nab luttait avec vigueur contre le courant. Il
le traversait suivant une direction oblique. On voyait ses noires
йpaules йmerger а chaque coupe. Il dйrivait avec une extrкme
vitesse, mais il gagnait aussi vers la cфte. Ce demi-mille qui
sйparait l’оlot de la terre, il employa plus d’une demi-heure а le
franchir, et il n’accosta le rivage qu’а plusieurs milliers de
pieds de l’endroit qui faisait face au point d’oщ il йtait parti.

Nab prit pied au bas d’une haute muraille de granit et se secoua
vigoureusement; puis, tout courant, il disparut bientфt derriиre
une pointe de roches, qui se projetait en mer, а peu prиs а la
hauteur de l’extrйmitй septentrionale de l’оlot.

Les compagnons de Nab avaient suivi avec angoisse son audacieuse
tentative, et, quand il fut hors de vue, ils reportиrent leurs
regards sur cette terre а laquelle ils allaient demander refuge,
tout en mangeant quelques coquillages dont le sable йtait semй.
C’йtait un maigre repas, mais, enfin, c’en йtait un.

La cфte opposйe formait une vaste baie, terminйe, au sud, par une
pointe trиs aiguл, dйpourvue de toute vйgйtation et d’un aspect
trиs sauvage. Cette pointe venait se souder au littoral par un
dessin assez capricieux et s’arc-boutait а de hautes roches
granitiques. Vers le nord, au contraire, la baie, s’йvasant,
formait une cфte plus arrondie, qui courait du sud-ouest au nord-
est et finissait par un cap effilй. Entre ces deux points
extrкmes, sur lesquels s’appuyait l’arc de la baie, la distance
pouvait кtre de huit milles. А un demi-mille du rivage, l’оlot
occupait une йtroite bande de mer, et ressemblait а un йnorme
cйtacй, dont il reprйsentait la carcasse trиs agrandie. Son
extrкme largeur ne dйpassait pas un quart de mille. Devant l’оlot,
le littoral se composait, en premier plan, d’une grиve de sable,
semйe de roches noirвtres, qui, en ce moment, rйapparaissaient peu
а peu sous la marйe descendante. Au deuxiиme plan, se dйtachait
une sorte de courtine granitique, taillйe а pic, couronnйe par une
capricieuse arкte а une hauteur de trois cents pieds au moins.
Elle se profilait ainsi sur une longueur de trois milles, et se
terminait brusquement а droite par un pan coupй qu’on eыt cru
taillй de main d’homme. Sur la gauche, au contraire, au-dessus du
promontoire, cette espиce de falaise irrйguliиre, s’йgrenant en
йclats prismatiques, et faite de roches agglomйrйes et d’йboulis,
s’abaissait par une rampe allongйe qui se confondait peu а peu
avec les roches de la pointe mйridionale. Sur le plateau supйrieur
de la cфte, aucun arbre.

C’йtait une table nette, comme celle qui domine Cape-Town, au cap
de Bonne-Espйrance, mais avec des proportions plus rйduites. Du
moins, elle apparaissait telle, vue de l’оlot. Toutefois, la
verdure ne manquait pas а droite, en arriиre du pan coupй. On
distinguait facilement la masse confuse de grands arbres, dont
l’agglomйration se prolongeait au delа des limites du regard.
Cette verdure rйjouissait l’oeil, vivement attristй par les вpres
lignes du parement de granit. Enfin, tout en arriиre-plan et au-
dessus du plateau, dans la direction du nord-ouest et а une
distance de sept milles au moins, resplendissait un sommet blanc,
que frappaient les rayons solaires. C’йtait un chapeau de neiges,
coiffant quelque mont йloignй.

On ne pouvait donc se prononcer sur la question de savoir si cette
terre formait une оle ou si elle appartenait а un continent. Mais,
а la vue de ces roches convulsionnйes qui s’entassaient sur la
gauche, un gйologue n’eыt pas hйsitй а leur donner une origine
volcanique, car elles йtaient incontestablement le produit d’un
travail plutonien.

Gйdйon Spilett, Pencroff et Harbert observaient attentivement
cette terre, sur laquelle ils allaient peut-кtre vivre de longues
annйes, sur laquelle ils mourraient mкme, si elle ne se trouvait
pas sur la route des navires!

«Eh bien! demanda Harbert, que dis-tu, Pencroff?

-- Eh bien, rйpondit le marin, il y a du bon et du mauvais, comme
dans tout. Nous verrons. Mais voici le jusant qui se fait sentir.
Dans trois heures, nous tenterons le passage, et, une fois lа, on
tвchera de se tirer d’affaire et de retrouver M Smith!»

Pencroff ne s’йtait pas trompй dans ses prйvisions.

Trois heures plus tard, а mer basse, la plus grande partie des
sables, formant le lit du canal, avait dйcouvert. Il ne restait
entre l’оlot et la cфte qu’un chenal йtroit qu’il serait aisй sans
doute de franchir. En effet, vers dix heures, Gйdйon Spilett et
ses deux compagnons se dйpouillиrent de leurs vкtements, ils les
mirent en paquet sur leur tкte, et ils s’aventurиrent dans le
chenal, dont la profondeur ne dйpassait pas cinq pieds. Harbert,
pour qui l’eau eыt йtй trop haute, nageait comme un poisson, et il
s’en tira а merveille. Tous trois arrivиrent sans difficultй sur
le littoral opposй. Lа, le soleil les ayant sйchйs rapidement, ils
remirent leurs habits, qu’ils avaient prйservйs du contact de
l’eau, et ils tinrent conseil.

CHAPITRE IV

Tout d’abord, le reporter dit au marin de l’attendre en cet
endroit mкme, oщ il le rejoindrait, et, sans perdre un instant, il
remonta le littoral, dans la direction qu’avait suivie, quelques
heures auparavant, le nиgre Nab. Puis il disparut rapidement
derriиre un angle de la cфte, tant il lui tardait d’avoir des
nouvelles de l’ingйnieur.

Harbert avait voulu l’accompagner.

«Restez, mon garзon, lui avait dit le marin. Nous avons а prйparer
un campement et а voir s’il est possible de trouver а se mettre
sous la dent quelque chose de plus solide que des coquillages. Nos
amis auront besoin de se refaire а leur retour. А chacun sa tвche.

-- Je suis prкt, Pencroff, rйpondit Harbert.

-- Bon! reprit le marin, cela ira. Procйdons avec mйthode. Nous
sommes fatiguйs, nous avons froid, nous avons faim. Il s’agit donc
de trouver abri, feu et nourriture. La forкt a du bois, les nids
ont des oeufs: il reste а chercher la maison.

-- Eh bien, rйpondit Harbert, je chercherai une grotte dans ces
roches, et je finirai bien par dйcouvrir quelque trou dans lequel
nous pourrons nous fourrer!

-- C’est cela, rйpondit Pencroff. En route, mon garзon.»

Et les voilа marchant tous deux au pied de l’йnorme muraille, sur
cette grиve que le flot descendant avait largement dйcouverte.
Mais, au lieu de remonter vers le nord, ils descendirent au sud.
Pencroff avait remarquй, а quelques centaines de pas au-dessous de
l’endroit oщ ils йtaient dйbarquйs, que la cфte offrait une
йtroite coupйe qui, suivant lui, devait servir de dйbouchй а une
riviиre ou а un ruisseau.

Or, d’une part, il йtait important de s’йtablir dans le voisinage
d’un cours d’eau potable, et, de l’autre, il n’йtait pas
impossible que le courant eыt poussй Cyrus Smith de ce cфtй.

La haute muraille, on l’a dit, se dressait а une hauteur de trois
cents pieds, mais le bloc йtait plein partout, et, mкme а sa base,
а peine lйchйe par la mer, elle ne prйsentait pas la moindre
fissure qui pыt servir de demeure provisoire. C’йtait un mur
d’aplomb, fait d’un granit trиs dur, que le flot n’avait jamais
rongй. Vers le sommet voltigeait tout un monde d’oiseaux
aquatiques, et particuliиrement diverses espиces de l’ordre des
palmipиdes, а bec allongй, comprimй et pointu, -- volatiles trиs
criards, peu effrayйs de la prйsence de l’homme, qui, pour la
premiиre fois, sans doute, troublait ainsi leur solitude. Parmi
ces palmipиdes, Pencroff reconnut plusieurs labbes, sortes de
goйlands auxquels on donne quelquefois le nom de stercoraires, et
aussi de petites mouettes voraces qui nichaient dans les
anfractuositйs du granit. Un coup de fusil, tirй au milieu de ce
fourmillement d’oiseaux, en eыt abattu un grand nombre; mais, pour
tirer un coup de fusil, il faut un fusil, et ni Pencroff, ni
Harbert n’en avaient.

D’ailleurs, ces mouettes et ces labbes sont а peine mangeables, et
leurs oeufs mкme ont un dйtestable goыt.

Cependant, Harbert, qui s’йtait portй un peu plus sur la gauche,
signala bientфt quelques rochers tapissйs d’algues, que la haute
mer devait recouvrir quelques heures plus tard. Sur ces roches, au
milieu des varechs glissants, pullulaient des coquillages а double
valve, que ne pouvaient dйdaigner des gens affamйs. Harbert appela
donc Pencroff, qui se hвta d’accourir.

«Eh! ce sont des moules! s’йcria le marin. Voilа de quoi remplacer
les oeufs qui nous manquent!

-- Ce ne sont point des moules, rйpondit le jeune Harbert, qui
examinait avec attention les mollusques attachйs aux roches, ce
sont des lithodomes.

-- Et cela se mange? demanda Pencroff.

-- Parfaitement.

-- Alors, mangeons des lithodomes.»

Le marin pouvait s’en rapporter а Harbert. Le jeune garзon йtait
trиs fort en histoire naturelle et avait toujours eu une vйritable
passion pour cette science. Son pиre l’avait poussй dans cette
voie, en lui faisant suivre les cours des meilleurs professeurs de
Boston, qui affectionnaient cet enfant, intelligent et
travailleur. Aussi ses instincts de naturaliste devaient-ils кtre
plus d’une fois utilisйs par la suite, et, pour son dйbut, il ne
se trompa pas.

Ces lithodomes йtaient des coquillages oblongs, attachйs par
grappes et trиs adhйrents aux roches.

Ils appartenaient а cette espиce de mollusques perforateurs qui
creusent des trous dans les pierres les plus dures, et leur
coquille s’arrondissait а ses deux bouts, disposition qui ne se
remarque pas dans la moule ordinaire.

Pencroff et Harbert firent une bonne consommation de ces
lithodomes, qui s’entre-bвillaient alors au soleil. Ils les
mangиrent comme des huоtres, et ils leur trouvиrent une saveur
fortement poivrйe, ce qui leur фta tout regret de n’avoir ni
poivre, ni condiments d’aucune sorte.

Leur faim fut donc momentanйment apaisйe, mais non leur soif, qui
s’accrut aprиs l’absorption de ces mollusques naturellement
йpicйs. Il s’agissait donc de trouver de l’eau douce, et il
n’йtait pas vraisemblable qu’elle manquвt dans une rйgion si
capricieusement accidentйe. Pencroff et Harbert, aprиs avoir pris
la prйcaution de faire une ample provision de lithodomes, dont ils
remplirent leurs poches et leurs mouchoirs, regagnиrent le pied de
la haute terre. Deux cents pas plus loin, ils arrivaient а cette
coupйe par laquelle, suivant le pressentiment de Pencroff, une
petite riviиre devait couler а pleins bords. En cet endroit, la
muraille semblait avoir йtй sйparйe par quelque violent effort
plutonien. А sa base s’йchancrait une petite anse, dont le fond
formait un angle assez aigu. Le cours d’eau mesurait lа cent pieds
de largeur, et ses deux berges, de chaque cфtй, n’en comptaient
que vingt pieds а peine.

La riviиre s’enfonзait presque directement entre les deux murs de
granit qui tendaient а s’abaisser en amont de l’embouchure; puis,
elle tournait brusquement et disparaissait sous un taillis а un
demi-mille.

«Ici, l’eau! Lа-bas, le bois! dit Pencroff. Eh bien, Harbert, il
ne manque plus que la maison!»

L’eau de la riviиre йtait limpide. Le marin reconnut qu’а ce
moment de la marйe, c’est-а-dire а basse mer, quand le flot
montant n’y portait pas, elle йtait douce. Ce point important
йtabli, Harbert chercha quelque cavitй qui pыt servir de retraite,
mais ce fut inutilement. Partout la muraille йtait lisse, plane et
d’aplomb.

Toutefois, а l’embouchure mкme du cours d’eau, et au-dessus des
relais de la haute mer, les йboulis avaient formй, non point une
grotte, mais un entassement d’йnormes rochers, tels qu’il s’en
rencontre souvent dans les pays granitiques, et qui portent le nom
de «Cheminйes.»

Pencroff et Harbert s’engagиrent assez profondйment entre les
roches, dans ces couloirs sablйs, auxquels la lumiиre ne manquait
pas, car elle pйnйtrait par les vides que laissaient entre eux ces
granits, dont quelques-uns ne se maintenaient que par un miracle
d’йquilibre. Mais avec la lumiиre entrait aussi le vent, -- une
vraie bise de corridors, -- et, avec le vent, le froid aigu de
l’extйrieur. Cependant, le marin pensa qu’en obstruant certaines
portions de ces couloirs, en bouchant quelques ouvertures avec un
mйlange de pierres et de sable, on pourrait rendre les «Cheminйes»
habitables. Leur plan gйomйtrique reprйsentait ce signe
typographique (...), qui signifie et cжtera en abrйgй. Or, en
isolant la boucle supйrieure du signe, par laquelle s’engouffrait
le vent du sud et de l’ouest, on parviendrait sans doute а
utiliser sa disposition infйrieure.

«Voilа notre affaire, dit Pencroff, et, si jamais nous revoyions M
Smith, il saurait tirer parti de ce labyrinthe.

-- Nous le reverrons, Pencroff, s’йcria Harbert, et quand il
reviendra, il faut qu’il trouve ici une demeure а peu prиs
supportable. Elle le sera si nous pouvons йtablir un foyer dans le
couloir de gauche et y conserver une ouverture pour la fumйe.

-- Nous le pourrons, mon garзon, rйpondit le marin, et ces
Cheminйes -- ce fut le nom que Pencroff conserva а cette demeure
provisoire -- feront notre affaire. Mais d’abord, allons faire
provision de combustible. J’imagine que le bois ne nous sera pas
inutile pour boucher ces ouvertures а travers lesquelles le diable
joue de sa trompette!»

Harbert et Pencroff quittиrent les Cheminйes, et, doublant
l’angle, ils commencиrent а remonter la rive gauche de la riviиre.
Le courant en йtait assez rapide et charriait quelques bois morts.
Le flot montant -- et il se faisait dйjа sentir en ce moment --
devait le refouler avec force jusqu’а une distance assez
considйrable. Le marin pensa donc que l’on pourrait utiliser ce
flux et ce reflux pour le transport des objets pesants.

Aprиs avoir marchй pendant un quart d’heure, le marin et le jeune
garзon arrivиrent au brusque coude que faisait la riviиre en
s’enfonзant vers la gauche. А partir de ce point, son cours se
poursuivait а travers une forкt d’arbres magnifiques. Ces arbres
avaient conservй leur verdure, malgrй la saison avancйe, car ils
appartenaient а cette famille des conifиres qui se propage sur
toutes les rйgions du globe, depuis les climats septentrionaux
jusqu’aux contrйes tropicales.

Le jeune naturaliste reconnut plus particuliиrement des «dйodars»,
essences trиs nombreuses dans la zone himalayenne, et qui
rйpandaient un agrйable arфme. Entre ces beaux arbres poussaient
des bouquets de pins, dont l’opaque parasol s’ouvrait largement.
Au milieu des hautes herbes, Pencroff sentit que son pied йcrasait
des branches sиches, qui crйpitaient comme des piиces d’artifice.

«Bon, mon garзon, dit-il а Harbert, si moi j’ignore le nom de ces
arbres, je sais du moins les ranger dans la catйgorie du «bois а
brыler», et, pour le moment, c’est la seule qui nous convienne!

-- Faisons notre provision!» rйpondit Harbert, qui se mit aussitфt
а l’ouvrage.

La rйcolte fut facile. Il n’йtait pas mкme nйcessaire d’йbrancher
les arbres, car d’йnormes quantitйs de bois mort gisaient а leurs
pieds. Mais si le combustible ne manquait pas, les moyens de
transport laissaient а dйsirer. Ce bois йtant trиs sec, devait
rapidement brыler. De lа, nйcessitй d’en rapporter aux Cheminйes
une quantitй considйrable, et la charge de deux hommes n’aurait
pas suffi. C’est ce que fit observer Harbert.

«Eh! mon garзon, rйpondit le marin, il doit y avoir un moyen de
transporter ce bois. Il y a toujours moyen de tout faire! Si nous
avions une charrette ou un bateau, ce serait trop facile.

-- Mais nous avons la riviиre! dit Harbert.

-- Juste, rйpondit Pencroff. La riviиre sera pour nous un chemin
qui marche tout seul, et les trains de bois n’ont pas йtй inventйs
pour rien.

-- Seulement, fit observer Harbert, notre chemin marche en ce
moment dans une direction contraire а la nфtre, puisque la mer
monte!

-- Nous en serons quittes pour attendre qu’elle baisse, rйpondit
le marin, et c’est elle qui se chargera de transporter notre
combustible aux Cheminйes. Prйparons toujours notre train.»

Le marin, suivi d’Harbert, se dirigea vers l’angle que la lisiиre
de la forкt faisait avec la riviиre.

Tous deux portaient, chacun en proportion de ses forces, une
charge de bois, liйe en fagots. Sur la berge se trouvait aussi une
grande quantitй de branches mortes, au milieu de ces herbes entre
lesquelles le pied d’un homme ne s’йtait, probablement, jamais
hasardй. Pencroff commenзa aussitфt а confectionner son train.

Dans une sorte de remous produit par une pointe de la rive et qui
brisait le courant, le marin et le jeune garзon placиrent des
morceaux de bois assez gros qu’ils avaient attachйs ensemble avec
des lianes sиches. Il se forma ainsi une sorte de radeau sur
lequel fut empilйe successivement toute la rйcolte, soit la charge
de vingt hommes au moins. En une heure, le travail fut fini, et le
train, amarrй а la berge, dut attendre le renversement de la
marйe.

Il y avait alors quelques heures а occuper, et, d’un commun
accord, Pencroff et Harbert rйsolurent de gagner le plateau
supйrieur, afin d’examiner la contrйe sur un rayon plus йtendu.

Prйcisйment, а deux cents pas en arriиre de l’angle formй par la
riviиre, la muraille, terminйe par un йboulement de roches, venait
mourir en pente douce sur la lisiиre de la forкt. C’йtait comme un
escalier naturel. Harbert et le marin commencиrent donc leur
ascension. Grвce а la vigueur de leurs jarrets, ils atteignirent
la crкte en peu d’instants, et vinrent se poster а l’angle qu’elle
faisait sur l’embouchure de la riviиre. En arrivant, leur premier
regard fut pour cet Ocйan qu’ils venaient de traverser dans de si
terribles conditions! Ils observиrent avec йmotion toute cette
partie du nord de la cфte, sur laquelle la catastrophe s’йtait
produite. C’йtait lа que Cyrus Smith avait disparu. Ils
cherchиrent des yeux si quelque йpave de leur ballon, а laquelle
un homme aurait pu s’accrocher, ne surnagerait pas encore. Rien!
La mer n’йtait qu’un vaste dйsert d’eau. Quant а la cфte, dйserte
aussi. Ni le reporter, ni Nab ne s’y montraient. Mais il йtait
possible qu’en ce moment, tous deux fussent а une telle distance,
qu’on ne pыt les apercevoir.

«Quelque chose me dit, s’йcria Harbert, qu’un homme aussi
йnergique que M Cyrus n’a pas pu se laisser noyer comme le premier
venu. Il doit avoir atteint quelque point du rivage. N’est-ce pas,
Pencroff?»

Le marin secoua tristement la tкte. Lui n’espйrait guиre plus
revoir Cyrus Smith; mais, voulant laisser quelque espoir а
Harbert:

«Sans doute, sans doute, dit-il, notre ingйnieur est homme а se
tirer d’affaire lа oщ tout autre succomberait!...»

Cependant, il observait la cфte avec une extrкme attention. Sous
ses yeux se dйveloppait la grиve de sable, bornйe, sur la droite
de l’embouchure, par des lignes de brisants. Ces roches, encore
йmergйes, ressemblaient а des groupes d’amphibies couchйs dans le
ressac. Au delа de la bande d’йcueils, la mer йtincelait sous les
rayons du soleil. Dans le sud, une pointe aiguл fermait l’horizon,
et l’on ne pouvait reconnaоtre si la terre se prolongeait dans
cette direction, ou si elle s’orientait sud-est et sud-ouest, ce
qui eыt fait de cette cфte une sorte de presqu’оle trиs allongйe.
А l’extrйmitй septentrionale de la baie, le dessin du littoral se
poursuivait а une grande distance, suivant une ligne plus
arrondie. Lа, le rivage йtait bas, plat, sans falaise, avec de
larges bancs de sable, que le reflux laissait а dйcouvert.

Pencroff et Harbert se retournиrent alors vers l’ouest. Leur
regard fut tout d’abord arrкtй par la montagne а cime neigeuse,
qui se dressait а une distance de six ou sept milles. Depuis ses
premiиres rampes jusqu’а deux milles de la cфte, s’йtendaient de
vastes masses boisйes, relevйes de grandes plaques vertes dues а
la prйsence d’arbres а feuillage persistant. Puis, de la lisiиre
de cette forкt jusqu’а la cфte mкme, verdoyait un large plateau
semй de bouquets d’arbres capricieusement distribuйs. Sur la
gauche, on voyait par instants йtinceler les eaux de la petite
riviиre, а travers quelques йclaircies, et il semblait que son
cours assez sinueux la ramenait vers les contre-forts de la
montagne, entre lesquels elle devait prendre sa source. Au point
oщ le marin avait laissй son train de bois, elle commenзait а
couler entre les deux hautes murailles de granit; mais si, sur sa
rive gauche, les parois demeuraient nettes et abruptes, sur la
rive droite, au contraire, elles s’abaissaient peu а peu, les
massifs se changeant en rocs isolйs, les rocs en cailloux, les
cailloux en galets jusqu’а l’extrйmitй de la pointe.

«Sommes-nous sur une оle? murmura le marin.

-- En tout cas, elle semblerait кtre assez vaste! rйpondit le
jeune garзon.

-- Une оle, si vaste qu’elle fыt, ne serait toujours qu’une оle!»
dit Pencroff.

Mais cette importante question ne pouvait encore кtre rйsolue. Il
fallait en remettre la solution а un autre moment. Quant а la
terre elle-mкme, оle ou continent, elle paraissait fertile,
agrйable dans ses aspects, variйe dans ses productions.

«Cela est heureux, fit observer Pencroff, et, dans notre malheur,
il faut en remercier la Providence.

-- Dieu soit donc louй!» rйpondit Harbert, dont le coeur pieux
йtait plein de reconnaissance pour l’Auteur de toutes choses.

Pendant longtemps, Pencroff et Harbert examinиrent cette contrйe
sur laquelle les avait jetйs leur destinйe, mais il йtait
difficile d’imaginer, aprиs une si sommaire inspection, ce que
leur rйservait l’avenir.

Puis ils revinrent, en suivant la crкte mйridionale du plateau de
granit, dessinйe par un long feston de roches capricieuses, qui
affectaient les formes les plus bizarres. Lа vivaient quelques
centaines d’oiseaux nichйs dans les trous de la pierre. Harbert,
en sautant sur les roches, fit partir toute une troupe de ces
volatiles.

«Ah! s’йcria-t-il, ceux-lа ne sont ni des goйlands, ni des
mouettes!

-- Quels sont donc ces oiseaux? demanda Pencroff.

On dirait, ma foi, des pigeons!

-- En effet, mais ce sont des pigeons sauvages, ou pigeons de
roche, rйpondit Harbert. Je les reconnais а la double bande noire
de leur aile, а leur croupion blanc, а leur plumage bleu-cendrй.
Or, si le pigeon de roche est bon а manger, ses oeufs doivent кtre
excellents, et, pour peu que ceux-ci en aient laissй dans leurs
nids!...

-- Nous ne leur donnerons pas le temps d’йclore, si ce n’est sous
forme d’omelette! rйpondit gaоment Pencroff.

-- Mais dans quoi feras-tu ton omelette? demanda Harbert. Dans ton
chapeau?

-- Bon! rйpondit le marin, je ne suis pas assez sorcier pour cela.
Nous nous rabattrons donc sur les oeufs а la coque, mon garзon, et
je me charge d’expйdier les plus durs!»

Pencroff et le jeune garзon examinиrent avec attention les
anfractuositйs du granit, et ils trouvиrent, en effet, des oeufs
dans certaines cavitйs! Quelques douzaines furent recueillies,
puis placйes dans le mouchoir du marin, et, le moment approchant
oщ la mer devait кtre pleine, Harbert et Pencroff commencиrent а
redescendre vers le cours d’eau.

Quand ils arrivиrent au coude de la riviиre, il йtait une heure
aprиs midi.

Le courant se renversait dйjа. Il fallait donc profiter du reflux
pour amener le train de bois а l’embouchure. Pencroff n’avait pas
l’intention de laisser ce train s’en aller, au courant, sans
direction, et il n’entendait pas, non plus, s’y embarquer pour le
diriger. Mais un marin n’est jamais embarrassй, quand il s’agit de
cвbles ou de cordages, et Pencroff tressa rapidement une corde
longue de plusieurs brasses au moyen de lianes sиches. Ce cвble
vйgйtal fut attachй а l’arriиre du radeau, et le marin le tint а
la main, tandis que Harbert, repoussant le train avec une longue
perche, le maintenait dans le courant.

Le procйdй rйussit а souhait. L’йnorme charge de bois, que le
marin retenait en marchant sur la rive, suivit le fil de l’eau. La
berge йtait trиs accore, il n’y avait pas а craindre que le train
ne s’йchouвt, et, avant deux heures, il arrivait а l’embouchure, а
quelques pas des Cheminйes.

CHAPITRE V

Le premier soin de Pencroff, dиs que le train de bois eut йtй
dйchargй, fut de rendre les Cheminйes habitables, en obstruant
ceux des couloirs а travers lesquels s’йtablissait le courant
d’air. Du sable, des pierres, des branches entrelacйes, de la
terre mouillйe bouchиrent hermйtiquement les galeries de l’(...),
ouvertes aux vents du sud, et en isolиrent la boucle supйrieure.
Un seul boyau, йtroit et sinueux, qui s’ouvrait sur la partie
latйrale, fut mйnagй, afin de conduire la fumйe au dehors et de
provoquer le tirage du foyer. Les Cheminйes se trouvaient ainsi
divisйes en trois ou quatre chambres, si toutefois on peut donner
ce nom а autant de taniиres sombres, dont un fauve se fыt а peine
contentй. Mais on y йtait au sec, et l’on pouvait s’y tenir
debout, du moins dans la principale de ces chambres, qui occupait
le centre. Un sable fin en couvrait le sol, et, tout compte fait,
on pouvait s’en arranger, en attendant mieux.

Tout en travaillant, Harbert et Pencroff causaient.

«Peut-кtre, disait Harbert, nos compagnons auront-ils trouvй une
meilleure installation que la nфtre?

-- C’est possible, rйpondait le marin, mais, dans le doute, ne
t’abstiens pas! Mieux vaut une corde de trop а son arc que pas du
tout de corde!

-- Ah! rйpйtait Harbert, qu’ils ramиnent M Smith, qu’ils le
retrouvent, et nous n’aurons plus qu’а remercier le ciel!

-- Oui! murmurait Pencroff. C’йtait un homme celui-lа, et un vrai!

-- C’йtait... dit Harbert. Est-ce que tu dйsespиres de le revoir
jamais?

-- Dieu m’en garde!» rйpondit le marin.

Le travail d’appropriation fut rapidement exйcutй, et Pencroff
s’en dйclara trиs satisfait.

«Maintenant, dit-il, nos amis peuvent revenir. Ils trouveront un
abri suffisant.»

Restait а йtablir le foyer et а prйparer le repas.

Besogne simple et facile, en vйritй. De larges pierres plates
furent disposйes au fond du premier couloir de gauche, а l’orifice
de l’йtroit boyau qui avait йtй rйservй. Ce que la fumйe
n’entraоnerait pas de chaleur au dehors suffirait йvidemment а
maintenir une tempйrature convenable au dedans. La provision de
bois fut emmagasinйe dans l’une des chambres, et le marin plaзa
sur les pierres du foyer quelques bыches, entremкlйes de menu
bois.

Le marin s’occupait de ce travail, quand Harbert lui demanda s’il
avait des allumettes.

«Certainement, rйpondit Pencroff, et j’ajouterai: Heureusement,
car, sans allumettes ou sans amadou, nous serions fort
embarrassйs!

-- Nous pourrions toujours faire du feu comme les sauvages,
rйpondit Harbert, en frottant deux morceaux de bois secs l’un
contre l’autre?

-- Eh bien! essayez, mon garзon, et nous verrons si vous arriverez
а autre chose qu’а vous rompre les bras!

-- Cependant, c’est un procйdй trиs simple et trиs usitй dans les
оles du Pacifique.

-- Je ne dis pas non, rйpondit Pencroff, mais il faut croire que
les sauvages connaissent la maniиre de s’y prendre, ou qu’ils
emploient un bois particulier, car, plus d’une fois dйjа, j’ai
voulu me procurer du feu de cette faзon, et je n’ai jamais pu y
parvenir! J’avoue donc que je prйfиre les allumettes! Oщ sont mes
allumettes?»

Pencroff chercha dans sa veste la boоte qui ne le quittait jamais,
car il йtait un fumeur acharnй. Il ne la trouva pas. Il fouilla
les poches de son pantalon, et, а sa stupйfaction profonde, il ne
trouva point davantage la boоte en question.

«Voilа qui est bкte, et plus que bкte! dit-il en regardant
Harbert. Cette boоte sera tombйe de ma poche, et je l’ai perdue!
Mais, vous, Harbert, est-ce que vous n’avez rien, ni briquet, ni
quoi que ce soit qui puisse servir а faire du feu?

-- Non, Pencroff!»

Le marin sortit, suivi du jeune garзon, et se grattant le front
avec vivacitй. Sur le sable, dans les roches, prиs de la berge de
la riviиre, tous deux cherchиrent avec le plus grand soin, mais
inutilement. La boоte йtait en cuivre et n’eыt point йchappй а
leurs yeux.

«Pencroff, demanda Harbert, n’as-tu pas jetй cette boоte hors de
la nacelle?

-- Je m’en suis bien gardй, rйpondit le marin. Mais, quand on a
йtй secouйs comme nous venons de l’кtre, un si mince objet peut
avoir disparu. Ma pipe, elle-mкme, m’a bien quittй! Satanйe boоte!
Oщ peut-elle кtre?

-- Eh bien, la mer se retire, dit Harbert, courons а l’endroit oщ
nous avons pris terre.»

Il йtait peu probable qu’on retrouvвt cette boоte que les lames
avaient dы rouler au milieu des galets, а marйe haute, mais il
йtait bon de tenir compte de cette circonstance. Harbert et
Pencroff se dirigиrent rapidement vers le point oщ ils avaient
atterri la veille, а deux cents pas environ des Cheminйes.

Lа, au milieu des galets, dans le creux des roches, les recherches
furent faites minutieusement. Rйsultat nul. Si la boоte йtait
tombйe en cet endroit, elle avait dы кtre entraоnйe par les flots.
А mesure que la mer se retirait, le marin fouillait tous les
interstices des roches, sans rien trouver. C’йtait une perte grave
dans la circonstance, et, pour le moment, irrйparable.

Pencroff ne cacha point son dйsappointement trиs vif. Son front
s’йtait fortement plissй. Il ne prononзait pas une seule parole.
Harbert voulut le consoler en faisant observer que, trиs
probablement, les allumettes auraient йtй mouillйes par l’eau de
mer, et qu’il eыt йtй impossible de s’en servir.

«Mais non, mon garзon, rйpondit le marin. Elles йtaient dans une
boоte en cuivre qui fermait bien! Et maintenant, comment faire?

-- Nous trouverons certainement moyen de nous procurer du feu, dit
Harbert. M Smith ou M Spilett ne seront pas а court comme nous!

-- Oui, rйpondit Pencroff, mais, en attendant, nous sommes sans
feu, et nos compagnons ne trouveront qu’un triste repas а leur
retour!

-- Mais, dit vivement Harbert, il n’est pas possible qu’ils
n’aient ni amadou, ni allumettes!

-- J’en doute, rйpondit le marin en secouant la tкte. D’abord Nab
et M Smith ne fument pas, et je crains bien que M Spilett n’ait
plutфt conservй son carnet que sa boоte d’allumettes!»

Harbert ne rйpondit pas. La perte de la boоte йtait йvidemment un
fait regrettable. Toutefois, le jeune garзon comptait bien que
l’on se procurerait du feu d’une maniиre ou d’une autre. Pencroff,
plus expйrimentй, et bien qu’il ne fыt point homme а s’embarrasser
de peu, ni de beaucoup, n’en jugeait pas ainsi. En tout cas, il
n’y avait qu’un parti а prendre: attendre le retour de Nab et du
reporter. Mais il fallait renoncer au repas d’oeufs durcis qu’il
voulait leur prйparer, et le rйgime de chair crue ne lui semblait,
ni pour eux, ni pour lui-mкme, une perspective agrйable.

Avant de retourner aux Cheminйes, le marin et Harbert, dans le cas
oщ le feu leur manquerait dйfinitivement, firent une nouvelle
rйcolte de lithodomes, et ils reprirent silencieusement le chemin
de leur demeure.

Pencroff, les yeux fixйs а terre, cherchait toujours son
introuvable boоte. Il remonta mкme la rive gauche de la riviиre
depuis son embouchure jusqu’а l’angle oщ le train de bois avait
йtй amarrй.

Il revint sur le plateau supйrieur, il le parcourut en tous sens,
il chercha dans les hautes herbes sur la lisiиre de la forкt, --
le tout vainement.

Il йtait cinq heures du soir, quand Harbert et lui rentrиrent aux
Cheminйes. Inutile de dire que les couloirs furent fouillйs jusque
dans leurs plus sombres coins, et qu’il fallut y renoncer
dйcidйment.

Vers six heures, au moment oщ le soleil disparaissait derriиre les
hautes terres de l’ouest, Harbert, qui allait et venait sur la
grиve, signala le retour de Nab et de Gйdйon Spilett.

Ils revenaient seuls!... Le jeune garзon йprouva un inexprimable
serrement de coeur. Le marin ne s’йtait point trompй dans ses
pressentiments.

L’ingйnieur Cyrus Smith n’avait pu кtre retrouvй!

Le reporter, en arrivant, s’assit sur une roche, sans mot dire.
Йpuisй de fatigue, mourant de faim, il n’avait pas la force de
prononcer une parole!

Quant а Nab, ses yeux rougis prouvaient combien il avait pleurй,
et de nouvelles larmes qu’il ne put retenir dirent trop clairement
qu’il avait perdu tout espoir!

Le reporter fit le rйcit des recherches tentйes pour retrouver
Cyrus Smith. Nab et lui avaient parcouru la cфte sur un espace de
plus de huit milles, et, par consйquent, bien au delа du point oщ
s’йtait effectuйe l’avant-derniиre chute du ballon, chute qui
avait йtй suivie de la disparition de l’ingйnieur et du chien Top.
La grиve йtait dйserte. Nulle trace, nulle empreinte. Pas un
caillou fraоchement retournй, pas un indice sur le sable, pas une
marque d’un pied humain sur toute cette partie du littoral. Il
йtait йvident qu’aucun habitant ne frйquentait cette portion de la
cфte. La mer йtait aussi dйserte que le rivage, et c’йtait lа, а
quelques centaines de pieds de la cфte, que l’ingйnieur avait
trouvй son tombeau.

En ce moment, Nab se leva, et d’une voix qui dйnotait combien les
sentiments d’espoir rйsistaient en lui:

«Non! s’йcria-t-il, non! Il n’est pas mort! Non! cela n’est pas!
Lui! allons donc! Moi! n’importe quel autre, possible! mais lui!
jamais. C’est un homme а revenir de tout!...»

Puis, la force l’abandonnant:

«Ah! je n’en puis plus!» murmura-t-il.

Harbert courut а lui.

«Nab, dit le jeune garзon, nous le retrouverons! Dieu nous le
rendra! Mais en attendant, vous avez faim! Mangez, mangez un peu,
je vous en prie!»

Et, ce disant, il offrait au pauvre nиgre quelques poignйes de
coquillages, maigre et insuffisante nourriture!

Nab n’avait pas mangй depuis bien des heures, mais il refusa.
Privй de son maоtre, Nab ne pouvait ou ne voulait plus vivre!

Quant а Gйdйon Spilett, il dйvora ces mollusques; puis, il se
coucha sur le sable au pied d’une roche.

Il йtait extйnuй, mais calme.

Alors, Harbert s’approcha de lui, et, lui prenant la main:

«Monsieur, dit-il, nous avons dйcouvert un abri oщ vous serez
mieux qu’ici. Voici la nuit qui vient. Venez vous reposer! Demain,
nous verrons...»

Le reporter se leva, et, guidй par le jeune garзon, il se dirigea
vers les Cheminйes. En ce moment, Pencroff s’approcha de lui, et,
du ton le plus naturel, il lui demanda si, par hasard, il n’aurait
pas sur lui une allumette.

Le reporter s’arrкta, chercha dans ses poches, n’y trouva rien et
dit:

«J’en avais, mais j’ai dы tout jeter...»

Le marin appela Nab alors, lui fit la mкme demande, et reзut la
mкme rйponse.

«Malйdiction!» s’йcria le marin, qui ne put retenir ce mot.

Le reporter l’entendit, et, allant а Pencroff:

«Pas une allumette? dit-il.

-- Pas une, et par consйquent pas de feu!

-- Ah! s’йcria Nab, s’il йtait lа, mon maоtre, il saurait bien
vous en faire!»

Les quatre naufragйs restиrent immobiles et se regardиrent, non
sans inquiйtude. Ce fut Harbert qui le premier rompit le silence,
en disant:

«Monsieur Spilett, vous кtes fumeur, vous avez toujours des
allumettes sur vous! Peut-кtre n’avez-vous pas bien cherchй?
Cherchez encore! Une seule allumette nous suffirait!»

Le reporter fouilla de nouveau ses poches de pantalon, de gilet,
de paletot, et enfin, а la grande joie de Pencroff, non moins qu’а
son extrкme surprise, il sentit un petit morceau de bois engagй
dans la doublure de son gilet. Ses doigts avaient saisi ce petit
morceau de bois а travers l’йtoffe, mais ils ne pouvaient le
retirer. Comme ce devait кtre une allumette, et une seule, il
s’agissait de ne point en йrailler le phosphore.

«Voulez-vous me laisser faire?» lui dit le jeune garзon.

Et fort adroitement, sans le casser, il parvint а retirer ce petit
morceau de bois, ce misйrable et prйcieux fйtu, qui, pour ces
pauvres gens, avait une si grande importance! Il йtait intact.

«Une allumette! s’йcria Pencroff. Ah! c’est comme si nous en
avions une cargaison tout entiиre!»

Il prit l’allumette, et, suivi de ses compagnons, il regagna les
Cheminйes.

Ce petit morceau de bois, que dans les pays habitйs on prodigue
avec tant d’indiffйrence, et dont la valeur est nulle, il fallait
ici s’en servir avec une extrкme prйcaution. Le marin s’assura
qu’il йtait bien sec. Puis, cela fait:

«Il faudrait du papier, dit-il.

-- En voici», rйpondit Gйdйon Spilett, qui, aprиs quelque
hйsitation, dйchira une feuille de son carnet.

Pencroff prit le morceau de papier que lui tendait le reporter, et
il s’accroupit devant le foyer. Lа, quelques poignйes d’herbes, de
feuilles et de mousses sиches furent placйes sous les fagots et
disposйes de maniиre que l’air pыt circuler aisйment et enflammer
rapidement le bois mort.

Alors, Pencroff plia le morceau de papier en forme de cornet,
ainsi que font les fumeurs de pipe par les grands vents, puis, il
l’introduisit entre les mousses.

Prenant ensuite un galet lйgиrement raboteux, il l’essuya avec
soin, et, non sans que le coeur lui battоt, il frotta doucement
l’allumette, en retenant sa respiration.

Le premier frottement ne produisit aucun effet.

Pencroff n’avait pas appuyй assez vivement, craignant d’йrailler
le phosphore.

«Non, je ne pourrai pas, dit-il, ma main tremble... L’allumette
raterait... Je ne peux pas... je ne veux pas!...»

Et se relevant, il chargea Harbert de le remplacer.

Certes, le jeune garзon n’avait de sa vie йtй aussi impressionnй.
Le coeur lui battait fort. Promйthйe allant dйrober le feu du ciel
ne devait pas кtre plus йmu! Il n’hйsita pas, cependant, et frotta
rapidement le galet. Un petit grйsillement se fit entendre et une
lйgиre flamme bleuвtre jaillit en produisant une fumйe вcre.
Harbert retourna doucement l’allumette, de maniиre а alimenter la
flamme, puis, il la glissa dans le cornet de papier.

Le papier prit feu en quelques secondes, et les mousses brыlиrent
aussitфt. Quelques instants plus tard, le bois sec craquait, et
une joyeuse flamme, activйe par le vigoureux souffle du marin, se
dйveloppait au milieu de l’obscuritй.

«Enfin, s’йcria Pencroff en se relevant, je n’ai jamais йtй si йmu
de ma vie!»

Il est certain que ce feu faisait bien sur le foyer de pierres
plates. La fumйe s’en allait facilement par l’йtroit conduit, la
cheminйe tirait, et une agrйable chaleur ne tarda pas а se
rйpandre.

Quant а ce feu, il fallait prendre garde de ne plus le laisser
йteindre, et conserver toujours quelque braise sous la cendre.
Mais ce n’йtait qu’une affaire de soin et d’attention, puisque le
bois ne manquait pas, et que la provision pourrait toujours кtre
renouvelйe en temps utile.

Pencroff songea tout d’abord а utiliser le foyer, en prйparant un
souper plus nourrissant qu’un plat de lithodomes. Deux douzaines
d’oeufs furent apportйes par Harbert. Le reporter, accotй dans un
coin, regardait ces apprкts sans rien dire. Une triple pensйe
tendait son esprit. Cyrus vit-il encore?

S’il vit, oщ peut-il кtre? S’il a survйcu а sa chute, comment
expliquer qu’il n’ait pas trouvй le moyen de faire connaоtre son
existence? Quant а Nab, il rфdait sur la grиve. Ce n’йtait plus
qu’un corps sans вme.

Pencroff, qui connaissait cinquante-deux maniиres d’accommoder les
oeufs, n’avait pas le choix en ce moment. Il dut se contenter de
les introduire dans les cendres chaudes, et de les laisser durcir
а petit feu. En quelques minutes, la cuisson fut opйrйe, et le
marin invita le reporter а prendre sa part du souper.

Tel fut le premier repas des naufragйs sur cette cфte inconnue.
Ces oeufs durcis йtaient excellents, et, comme l’oeuf contient
tous les йlйments indispensables а la nourriture de l’homme, ces
pauvres gens s’en trouvиrent fort bien et se sentirent
rйconfortйs.

Ah! si l’un d’eux n’eыt pas manquй а ce repas! Si les cinq
prisonniers йchappйs de Richmond eussent йtй tous lа, sous ces
roches amoncelйes, devant ce feu pйtillant et clair, sur ce sable
sec, peut-кtre n’auraient-ils eu que des actions de grвces а
rendre au ciel! Mais le plus ingйnieux, le plus savant aussi,
celui qui йtait leur chef incontestй, Cyrus Smith, manquait,
hйlas! et son corps n’avait pu mкme obtenir une sйpulture!

Ainsi se passa cette journйe du 25 mars. La nuit йtait venue. On
entendait au dehors le vent siffler et le ressac monotone battre
la cфte. Les galets, poussйs et ramenйs par les lames, roulaient
avec un fracas assourdissant.

Le reporter s’йtait retirй au fond d’un obscur couloir, aprиs
avoir sommairement notй les incidents de ce jour: la premiиre
apparition de cette terre nouvelle, la disparition de l’ingйnieur,
l’exploration de la cфte, l’incident des allumettes, etc.; et, la
fatigue aidant, il parvint а trouver quelque repos dans le
sommeil.

Harbert, lui, s’endormit bientфt. Quant au marin, veillant d’un
oeil, il passa la nuit prиs du foyer, auquel il n’йpargna pas le
combustible. Un seul des naufragйs ne reposa pas dans les
Cheminйes. Ce fut l’inconsolable, le dйsespйrй Nab, qui, cette
nuit tout entiиre, et malgrй ce que lui dirent ses compagnons pour
l’engager а prendre du repos, erra sur la grиve en appelant son
maоtre!

CHAPITRE VI

L’inventaire des objets possйdйs par ces naufragйs de l’air, jetйs
sur une cфte qui paraissait кtre inhabitйe, sera promptement
йtabli.

Ils n’avaient rien, sauf les habits qu’ils portaient au moment de
la catastrophe. Il faut cependant mentionner un carnet et une
montre que Gйdйon Spilett avait conservйe par mйgarde sans doute,
mais pas une arme, pas un outil, pas mкme un couteau de poche. Les
passagers de la nacelle avaient tout jetй au dehors pour allйger
l’aйrostat.

Les hйros imaginaires de Daniel de Foe ou de Wyss, aussi bien que
les Selkirk et les Raynal, naufragйs а Juan-Fernandez ou а
l’archipel des Auckland, ne furent jamais dans un dйnuement aussi
absolu. Ou ils tiraient des ressources abondantes de leur navire
йchouй, soit en graines, en bestiaux, en outils, en munitions, ou
bien quelque йpave arrivait а la cфte qui leur permettait de
subvenir aux premiers besoins de la vie. Ils ne se trouvaient pas
tout d’abord absolument dйsarmйs en face de la nature. Mais ici,
pas un instrument quelconque, pas un ustensile. De rien, il leur
faudrait arriver а tout!

Et si encore Cyrus Smith eыt йtй avec eux, si l’ingйnieur eыt pu
mettre sa science pratique, son esprit inventif, au service de
cette situation, peut-кtre tout espoir n’eыt-il pas йtй perdu!
Hйlas!

Il ne fallait plus compter revoir Cyrus Smith.

Les naufragйs ne devaient rien attendre que d’eux-mкmes, et de
cette Providence qui n’abandonne jamais ceux dont la foi est
sincиre.

Mais, avant tout, devaient-ils s’installer sur cette partie de la
cфte, sans chercher а savoir а quel continent elle appartenait, si
elle йtait habitйe, ou si ce littoral n’йtait que le rivage d’une
оle dйserte?

C’йtait une question importante а rйsoudre et dans le plus bref
dйlai. De sa solution sortiraient les mesures а prendre.
Toutefois, suivant l’avis de Pencroff, il parut convenable
d’attendre quelques jours avant d’entreprendre une exploration. Il
fallait, en effet, prйparer des vivres et se procurer une
alimentation plus fortifiante que celle uniquement due а des oeufs
ou des mollusques. Les explorateurs, exposйs а supporter de
longues fatigues, sans un abri pour y reposer leur tкte, devaient,
avant tout, refaire leurs forces.

Les Cheminйes offraient une retraite suffisante provisoirement. Le
feu йtait allumй, et il serait facile de conserver des braises.
Pour le moment, les coquillages et les oeufs ne manquaient pas
dans les rochers et sur la grиve. On trouverait bien le moyen de
tuer quelques-uns de ces pigeons qui volaient par centaines а la
crкte du plateau, fыt-ce а coups de bвton ou а coups de pierre.
Peut-кtre les arbres de la forкt voisine donneraient-ils des
fruits comestibles? Enfin, l’eau douce йtait lа. Il fut donc
convenu que, pendant quelques jours, on resterait aux Cheminйes,
afin de s’y prйparer pour une exploration, soit sur le littoral,
soit а l’intйrieur du pays.

Ce projet convenait particuliиrement а Nab. Entкtй dans ses idйes
comme dans ses pressentiments, il n’avait aucune hвte d’abandonner
cette portion de la cфte, thйвtre de la catastrophe. Il ne croyait
pas, il ne voulait pas croire а la perte de Cyrus Smith.

Non, il ne lui semblait pas possible qu’un tel homme eыt fini de
cette vulgaire faзon, emportй par un coup de mer, noyй dans les
flots, а quelques centaines de pas d’un rivage! Tant que les lames
n’auraient pas rejetй le corps de l’ingйnieur, tant que lui, Nab,
n’aurait pas vu de ses yeux, touchй de ses mains, le cadavre de
son maоtre, il ne croirait pas а sa mort!

Et cette idйe s’enracina plus que jamais dans son coeur obstinй.
Illusion peut-кtre, illusion respectable toutefois, que le marin
ne voulut pas dйtruire! Pour lui, il n’йtait plus d’espoir, et
l’ingйnieur avait bien rйellement pйri dans les flots, mais avec
Nab, il n’y avait pas а discuter.

C’йtait comme le chien qui ne peut quitter la place oщ est tombй
son maоtre, et sa douleur йtait telle que, probablement, il ne lui
survivrait pas.

Ce matin-lа, 26 mars, dиs l’aube, Nab avait repris sur la cфte la
direction du nord, et il йtait retournй lа oщ la mer, sans doute,
s’йtait refermйe sur l’infortunй Smith.

Le dйjeuner de ce jour fut uniquement composй d’oeufs de pigeon et
de lithodomes. Harbert avait trouvй du sel dйposй dans le creux
des roches par йvaporation, et cette substance minйrale vint fort
а propos.

Ce repas terminй, Pencroff demanda au reporter si celui-ci voulait
les accompagner dans la forкt, oщ Harbert et lui allaient essayer
de chasser! Mais, toute rйflexion faite, il йtait nйcessaire que
quelqu’un restвt, afin d’entretenir le feu, et pour le cas, fort
improbable, oщ Nab aurait eu besoin d’aide. Le reporter resta
donc.

«En chasse, Harbert, dit le marin. Nous trouverons des munitions
sur notre route, et nous couperons notre fusil dans la forкt.»

Mais, au moment de partir, Harbert fit observer que, puisque
l’amadou manquait, il serait peut-кtre prudent de le remplacer par
une autre substance.

«Laquelle? demanda Pencroff.

-- Le linge brыlй, rйpondit le jeune garзon. Cela peut, au besoin,
servir d’amadou.»

Le marin trouva l’avis fort sensй. Seulement, il avait
l’inconvйnient de nйcessiter le sacrifice d’un morceau de
mouchoir. Nйanmoins, la chose en valait la peine, et le mouchoir а
grands carreaux de Pencroff fut bientфt rйduit, pour une partie, а
l’йtat de chiffon а demi brыlй. Cette matiиre inflammable fut
dйposйe dans la chambre centrale, au fond d’une petite cavitй du
roc, а l’abri de tout vent et de toute humiditй.

Il йtait alors neuf heures du matin. Le temps menaзait, et la
brise soufflait du sud-est. Harbert et Pencroff tournиrent l’angle
des Cheminйes, non sans avoir jetй un regard sur la fumйe qui se
tordait а une pointe de roc; puis, ils remontиrent la rive gauche
de la riviиre.

Arrivй а la forкt, Pencroff cassa au premier arbre deux solides
branches qu’il transforma en gourdins, et dont Harbert usa la
pointe sur une roche. Ah! que n’eыt-il donnй pour avoir un
couteau! Puis, les deux chasseurs s’avancиrent dans les hautes
herbes, en suivant la berge. А partir du coude qui reportait son
cours dans le sud-ouest, la riviиre se rйtrйcissait peu а peu, et
ses rives formaient un lit trиs encaissй recouvert par le double
arceau des arbres. Pencroff, afin de ne pas s’йgarer, rйsolut de
suivre le cours d’eau qui le ramиnerait toujours а son point de
dйpart. Mais la berge n’йtait pas sans prйsenter quelques
obstacles, ici des arbres dont les branches flexibles se
courbaient jusqu’au niveau du courant, lа des lianes ou des йpines
qu’il fallait briser а coups de bвton. Souvent, Harbert se
glissait entre les souches brisйes avec la prestesse d’un jeune
chat, et il disparaissait dans le taillis. Mais Pencroff le
rappelait aussitфt en le priant de ne point s’йloigner.

Cependant, le marin observait avec attention la disposition et la
nature des lieux. Sur cette rive gauche, le sol йtait plat et
remontait insensiblement vers l’intйrieur. Quelquefois humide, il
prenait alors une apparence marйcageuse.

On y sentait tout un rйseau sous-jacent de filets liquides qui,
par quelque faille souterraine, devaient s’йpancher vers la
riviиre. Quelquefois aussi, un ruisseau coulait а travers le
taillis, que l’on traversait sans peine. La rive opposйe
paraissait кtre plus accidentйe, et la vallйe, dont la riviиre
occupait le thalweg, s’y dessinait plus nettement. La colline,
couverte d’arbres disposйs par йtages, formait un rideau qui
masquait le regard. Sur cette rive droite, la marche eыt йtй
difficile, car les dйclivitйs s’y abaissaient brusquement, et les
arbres, courbйs sur l’eau, ne se maintenaient que par la puissance
de leurs racines.

Inutile d’ajouter que cette forкt, aussi bien que la cфte dйjа
parcourue, йtait vierge de toute empreinte humaine. Pencroff n’y
remarqua que des traces de quadrupиdes, des passйes fraоches
d’animaux, dont il ne pouvait reconnaоtre l’espиce. Trиs
certainement, -- et ce fut aussi l’opinion d’Harbert, -- quelques-
unes avaient йtй laissйes par des fauves formidables avec lesquels
il y aurait а compter sans doute; mais nulle part la marque d’une
hache sur un tronc d’arbre, ni les restes d’un feu йteint, ni
l’empreinte d’un pas; ce dont on devait se fйliciter peut-кtre,
car sur cette terre, en plein Pacifique, la prйsence de l’homme
eыt йtй peut-кtre plus а craindre qu’а dйsirer.

Harbert et Pencroff, causant а peine, car les difficultйs de la
route йtaient grandes, n’avanзaient que fort lentement, et, aprиs
une heure de marche, ils avaient а peine franchis un mille.
Jusqu’alors, la chasse n’avait pas йtй fructueuse. Cependant,
quelques oiseaux chantaient et voletaient sous la ramure, et se
montraient trиs farouches, comme si l’homme leur eыt
instinctivement inspirй une juste crainte. Entre autres volatiles,
Harbert signala, dans une partie marйcageuse de la forкt, un
oiseau а bec aigu et allongй, qui ressemblait anatomiquement а un
martin-pкcheur. Toutefois, il se distinguait de ce dernier par son
plumage assez rude, revкtu d’un йclat mйtallique.

«Ce doit кtre un «jacamar», dit Harbert, en essayant d’approcher
l’animal а bonne portйe.

-- Ce serait bien l’occasion de goыter du jacamar, rйpondit le
marin, si cet oiseau-lа йtait d’humeur а se laisser rфtir!»

En ce moment, une pierre, adroitement et vigoureusement lancйe par
le jeune garзon, vint frapper le volatile а la naissance de
l’aile; mais le coup ne fut pas suffisant, car le jacamar s’enfuit
de toute la vitesse de ses jambes et disparut en un instant.

«Maladroit que je suis! s’йcria Harbert.

-- Eh non, mon garзon! rйpondit le marin. Le coup йtait bien
portй, et plus d’un aurait manquй l’oiseau. Allons! ne vous
dйpitez pas! Nous le rattraperons un autre jour!»

L’exploration continua. А mesure que les chasseurs s’avanзaient,
les arbres, plus espacйs, devenaient magnifiques, mais aucun ne
produisait de fruits comestibles. Pencroff cherchait vainement
quelques-uns de ces prйcieux palmiers qui se prкtent а tant
d’usages de la vie domestique, et dont la prйsence a йtй signalйe
jusqu’au quarantiиme parallиle dans l’hйmisphиre borйal et
jusqu’au trente-cinquiиme seulement dans l’hйmisphиre austral.

Mais cette forкt ne se composait que de conifиres, tels que les
dйodars, dйjа reconnus par Harbert, des «douglas», semblables а
ceux qui poussent sur la cфte nord-ouest de l’Amйrique, et des
sapins admirables, mesurant cent cinquante pieds de hauteur. En ce
moment, une volйe d’oiseaux de petite taille et d’un joli plumage,
а queue longue et chatoyante, s’йparpillиrent entre les branches,
semant leurs plumes, faiblement attachйes, qui couvrirent le sol
d’un fin duvet. Harbert ramassa quelques-unes de ces plumes, et,
aprиs les avoir examinйes:

«Ce sont des «couroucous», dit-il.

-- Je leur prйfйrerais une pintade ou un coq de bruyиre, rйpondit
Pencroff; mais enfin, s’ils sont bons а manger?...

-- Ils sont bons а manger, et mкme leur chair est trиs dйlicate,
reprit Harbert. D’ailleurs, si je ne me trompe, il est facile de
les approcher et de les tuer а coups de bвton.»

Le marin et le jeune garзon, se glissant entre les herbes,
arrivиrent au pied d’un arbre dont les basses branches йtaient
couvertes de petits oiseaux. Ces couroucous attendaient au passage
les insectes qui leur servent de nourriture. On voyait leurs
pattes emplumйes serrer fortement les pousses moyennes qui leur
servaient d’appui.

Les chasseurs se redressиrent alors, et, avec leurs bвtons
manoeuvrйs comme une faux, ils rasиrent des files entiиres de ces
couroucous, qui ne songeaient point а s’envoler et se laissиrent
stupidement abattre. Une centaine jonchait dйjа le sol, quand les
autres se dйcidиrent а fuir.

«Bien, dit Pencroff, voilа un gibier tout а fait а la portйe de
chasseurs tels que nous! On le prendrait а la main!»

Le marin enfila les couroucous, comme des mauviettes, au moyen
d’une baguette flexible, et l’exploration continua. On put
observer que le cours d’eau s’arrondissait lйgиrement, de maniиre
а former un crochet vers le sud, mais ce dйtour ne se prolongeait
vraisemblablement pas, car la riviиre devait prendre sa source
dans la montagne et s’alimenter de la fonte des neiges qui
tapissaient les flancs du cфne central.

L’objet particulier de cette excursion йtait, on le sait, de
procurer aux hфtes des Cheminйes la plus grande quantitй possible
de gibier. On ne pouvait dire que le but jusqu’ici eыt йtй
atteint. Aussi le marin poursuivait-il activement ses recherches,
et maugrйait-il quand quelque animal, qu’il n’avait pas mкme le
temps de reconnaоtre, s’enfuyait entre les hautes herbes. Si
encore il avait eu le chien Top!

Mais Top avait disparu en mкme temps que son maоtre et
probablement pйri avec lui!

Vers trois heures aprиs midi, de nouvelles bandes d’oiseaux furent
entrevues а travers certains arbres, dont ils becquetaient les
baies aromatiques, entre autres des genйvriers. Soudain, un
vйritable appel de trompette rйsonna dans la forкt. Ces йtranges
et sonores fanfares йtaient produites par ces gallinacйs que l’on
nomme «tйtras» aux Йtats-Unis.

Bientфt on en vit quelques couples, au plumage variй de fauve et
de brun, et а la queue brune. Harbert reconnut les mвles aux deux
ailerons pointus, formйs par les pennes relevйes de leur cou.
Pencroff jugea indispensable de s’emparer de l’un de ces
gallinacйs, gros comme une poule, et dont la chair vaut celle de
la gйlinotte. Mais c’йtait difficile, car ils ne se laissaient
point approcher. Aprиs plusieurs tentatives infructueuses, qui
n’eurent d’autre rйsultat que d’effrayer les tйtras, le marin dit
au jeune garзon:

«Dйcidйment, puisqu’on ne peut les tuer au vol, il faut essayer de
les prendre а la ligne.

-- Comme une carpe? s’йcria Harbert, trиs surpris de la
proposition.

-- Comme une carpe», rйpondit sйrieusement le marin.

Pencroff avait trouvй dans les herbes une demi-douzaine de nids de
tйtras, ayant chacun de deux а trois oeufs. Il eut grand soin de
ne pas toucher а ces nids, auxquels leurs propriйtaires ne
pouvaient manquer de revenir. Ce fut autour d’eux qu’il imagina de
tendre ses lignes, -- non des lignes а collets, mais de vйritables
lignes а hameзon. Il emmena Harbert а quelque distance des nids,
et lа il prйpara ses engins singuliers avec le soin qu’eыt apportй
un disciple d’Isaac Walton. Harbert suivait ce travail avec un
intйrкt facile а comprendre, tout en doutant de la rйussite. Les
lignes furent faites de minces lianes, rattachйes l’une а l’autre
et longues de quinze а vingt pieds. De grosses йpines trиs fortes,
а pointes recourbйes, que fournit un buisson d’acacias nains,
furent liйes aux extrйmitйs des lianes en guise d’hameзon. Quant а
l’appвt, de gros vers rouges qui rampaient sur le sol en tinrent
lieu.

Cela fait, Pencroff, passant entre les herbes et se dissimulant
avec adresse, alla placer le bout de ses lignes armйes d’hameзons
prиs des nids de tйtras; puis il revint prendre l’autre bout et se
cacha avec Harbert derriиre un gros arbre. Tous deux alors
attendirent patiemment. Harbert, il faut le dire, ne comptait pas
beaucoup sur le succиs de l’inventif Pencroff. Une grande demi-
heure s’йcoula, mais, ainsi que l’avait prйvu le marin, plusieurs
couples de tйtras revinrent а leurs nids. Ils sautillaient,
becquetant le sol, et ne pressentant en aucune faзon la prйsence
des chasseurs, qui, d’ailleurs, avaient eu soin de se placer sous
le vent des gallinacйs.

Certes, le jeune garзon, а ce moment, se sentit intйressй trиs
vivement. Il retenait son souffle, et Pencroff, les yeux
йcarquillйs, la bouche ouverte, les lиvres avancйes comme s’il
allait goыter un morceau de tйtras, respirait а peine.

Cependant, les gallinacйs se promenaient entre les hameзons, sans
trop s’en prйoccuper. Pencroff alors donna de petites secousses
qui agitиrent les appвts, comme si les vers eussent йtй encore
vivants.

А coup sыr, le marin, en ce moment, йprouvait une йmotion bien
autrement forte que celle du pкcheur а la ligne, qui, lui, ne voit
pas venir sa proie а travers les eaux.

Les secousses йveillиrent bientфt l’attention des gallinacйs, et
les hameзons furent attaquйs а coups de bec. Trois tйtras, trиs
voraces sans doute, avalиrent а la fois l’appвt et l’hameзon.
Soudain, d’un coup sec, Pencroff «ferra» son engin, et des
battements d’aile lui indiquиrent que les oiseaux йtaient pris.

«Hurrah!» s’йcria-t-il en se prйcipitant vers ce gibier, dont il
se rendit maоtre en un instant.

Harbert avait battu des mains. C’йtait la premiиre fois qu’il
voyait prendre des oiseaux а la ligne, mais le marin, trиs
modeste, lui affirma qu’il n’en йtait pas а son coup d’essai, et
que, d’ailleurs, il n’avait pas le mйrite de l’invention.

«Et en tout cas, ajouta-t-il, dans la situation oщ nous sommes, il
faut nous attendre а en voir bien d’autres!»

Les tйtras furent attachйs par les pattes, et Pencroff, heureux de
ne point revenir les mains vides et voyant que le jour commenзait
а baisser, jugea convenable de retourner а sa demeure.

La direction а suivre йtait tout indiquйe par celle de la riviиre,
dont il ne s’agissait que de redescendre le cours, et, vers six
heures, assez fatiguйs de leur excursion, Harbert et Pencroff
rentraient aux Cheminйes.

CHAPITRE VII

Gйdйon Spilett, immobile, les bras croisйs, йtait alors sur la
grиve, regardant la mer, dont l’horizon se confondait dans l’est
avec un gros nuage noir qui montait rapidement vers le zйnith. Le
vent йtait dйjа fort, et il fraоchissait avec le dйclin du jour.
Tout le ciel avait un mauvais aspect, et les premiers symptфmes
d’un coup de vent se manifestaient visiblement.

Harbert entra dans les Cheminйes, et Pencroff se dirigea vers le
reporter. Celui-ci, trиs absorbй, ne le vit pas venir.

«Nous allons avoir une mauvaise nuit, Monsieur Spilett! dit le
marin. De la pluie et du vent а faire la joie des pйtrels!»

Le reporter, se retournant alors, aperзut Pencroff, et ses
premiиres paroles furent celles-ci:

«А quelle distance de la cфte la nacelle a-t-elle, selon vous,
reзu ce coup de mer qui a emportй notre compagnon?»

Le marin ne s’attendait pas а cette question. Il rйflйchit un
instant et rйpondit:

«А deux encablures, au plus.

-- Mais qu’est-ce qu’une encablure? demanda Gйdйon Spilett.

-- Cent vingt brasses environ ou six cents pieds.

-- Ainsi, dit le reporter, Cyrus Smith aurait disparu а douze
cents pieds au plus du rivage?

-- Environ, rйpondit Pencroff.

-- Et son chien aussi?

-- Aussi.

-- Ce qui m’йtonne, ajouta le reporter, en admettant que notre
compagnon ait pйri, c’est que Top ait йgalement trouvй la mort, et
que ni le corps du chien, ni celui de son maоtre n’aient йtй
rejetйs au rivage!

-- Ce n’est pas йtonnant, avec une mer aussi forte, rйpondit le
marin. D’ailleurs, il se peut que les courants les aient portйs
plus loin sur la cфte.

-- Ainsi, c’est bien votre avis que notre compagnon a pйri dans
les flots? demanda encore une fois le reporter.

-- C’est mon avis.

-- Mon avis, а moi, dit Gйdйon Spilett, sauf ce que je dois а
votre expйrience, Pencroff, c’est que le double fait de la
disparition absolue de Cyrus et de Top, vivants ou morts, a
quelque chose d’inexplicable et d’invraisemblable.

-- Je voudrais penser comme vous, Monsieur Spilett, rйpondit
Pencroff. Malheureusement, ma conviction est faite!»

Cela dit, le marin revint vers les Cheminйes. Un bon feu pйtillait
sur le foyer. Harbert venait d’y jeter une brassйe de bois sec, et
la flamme projetait de grandes clartйs dans les parties sombres du
couloir.

Pencroff s’occupa aussitфt de prйparer le dоner. Il lui parut
convenable d’introduire dans le menu quelque piиce de rйsistance,
car tous avaient besoin de rйparer leurs forces. Les chapelets de
couroucous furent conservйs pour le lendemain, mais on pluma deux
tйtras, et bientфt, embrochйs dans une baguette, les gallinacйs
rфtissaient devant un feu flambant.

А sept heures du soir, Nab n’йtait pas encore de retour. Cette
absence prolongйe ne pouvait qu’inquiйter Pencroff au sujet du
nиgre. Il devait craindre ou qu’il lui fыt arrivй quelque accident
sur cette terre inconnue, ou que le malheureux eыt fait quelque
coup de dйsespoir. Mais Harbert tira de cette absence des
consйquences toutes diffйrentes. Pour lui, si Nab ne revenait pas,
c’est qu’il s’йtait produit une circonstance nouvelle, qui l’avait
engagй А prolonger ses recherches. Or, tout ce qui йtait nouveau
ne pouvait l’кtre qu’а l’avantage de Cyrus Smith.

Pourquoi Nab n’йtait-il pas rentrй, si un espoir quelconque ne le
retenait pas? Peut-кtre avait-il trouvй quelque indice, une
empreinte de pas, un reste d’йpave qui l’avait mis sur la voie?
Peut-кtre suivait-il en ce moment une piste certaine? Peut-кtre
йtait-il prиs de son maоtre?...

Ainsi raisonnait le jeune garзon. Ainsi parla-t-il.

Ses compagnons le laissиrent dire. Seul, le reporter l’approuvait
du geste. Mais, pour Pencroff, ce qui йtait probable, c’est que
Nab avait poussй plus loin que la veille ses recherches sur le
littoral, et qu’il ne pouvait encore кtre de retour.

Cependant, Harbert, trиs agitй par de vagues pressentiments,
manifesta plusieurs fois l’intention d’aller au-devant de Nab.
Mais Pencroff lui fit comprendre que ce serait lа une course
inutile, que, dans cette obscuritй et par ce dйplorable temps, il
ne pourrait retrouver les traces de Nab, et que mieux valait
attendre. Si le lendemain Nab n’avait pas reparu, Pencroff
n’hйsiterait pas а se joindre а Harbert pour aller а la recherche
de Nab.

Gйdйon Spilett approuva l’opinion du marin sur ce point qu’il ne
fallait pas se diviser, et Harbert dut renoncer а son projet; mais
deux grosses larmes tombиrent de ses yeux.

Le reporter ne put se retenir d’embrasser le gйnйreux enfant.

Le mauvais temps s’йtait absolument dйclarй. Un coup de vent de
sud-est passait sur la cфte avec une violence sans йgale. On
entendait la mer, qui baissait alors, mugir contre la lisiиre des
premiиres roches, au large du littoral. La pluie, pulvйrisйe par
l’ouragan, s’enlevait comme un brouillard liquide.

On eыt dit des haillons de vapeurs qui traоnaient sur la cфte,
dont les galets bruissaient violemment, comme des tombereaux de
cailloux qui se vident. Le sable, soulevй par le vent, se mкlait
aux averses et en rendait l’assaut insoutenable. Il y avait dans
l’air autant de poussiиre minйrale que de poussiиre aqueuse. Entre
l’embouchure de la riviиre et le pan de la muraille, de grands
remous tourbillonnaient, et les couches d’air qui s’йchappaient de
ce maelstrцm, ne trouvant d’autre issue que l’йtroite vallйe au
fond de laquelle se soulevait le cours d’eau, s’y engouffraient
avec une irrйsistible violence. Aussi la fumйe du foyer, repoussйe
par l’йtroit boyau, se rabattait-elle frйquemment, emplissant les
couloirs et les rendant inhabitables.

C’est pourquoi, dиs que les tйtras furent cuits, Pencroff laissa
tomber le feu, et ne conserva plus que des braises enfouies sous
les cendres.

А huit heures, Nab n’avait pas encore reparu; mais on pouvait
admettre maintenant que cet effroyable temps l’avait seul empкchй
de revenir, et qu’il avait dы chercher refuge dans quelque cavitй,
pour attendre la fin de la tourmente ou tout au moins le retour du
jour. Quant а aller au-devant de lui, а tenter de le retrouver
dans ces conditions, c’йtait impossible.

Le gibier forma l’unique plat du souper. On mangea volontiers de
cette viande, qui йtait excellente.

Pencroff et Harbert, dont une longue excursion avait surexcitй
l’appйtit, dйvorиrent.

Puis, chacun se retira dans le coin oщ il avait dйjа reposй la
nuit prйcйdente, et Harbert ne tarda pas а s’endormir prиs du
marin, qui s’йtait йtendu le long du foyer. Au dehors, avec la
nuit qui s’avanзait, la tempкte prenait des proportions
formidables. C’йtait un coup de vent comparable а celui qui avait
emportй les prisonniers depuis Richmond jusqu’а cette terre du
Pacifique. Tempкtes frйquentes pendant ces temps d’йquinoxe,
fйcondes en catastrophes, terribles surtout sur ce large champ,
qui n’oppose aucun obstacle а leur fureur! On comprend donc qu’une
cфte ainsi exposйe а l’est, c’est-а-dire directement aux coups de
l’ouragan, et frappйe de plein fouet, fыt battue avec une force
dont aucune description ne peut donner l’idйe.

Trиs heureusement, l’entassement de roches qui formait les
Cheminйes йtait solide. C’йtaient d’йnormes quartiers de granit,
dont quelques-uns pourtant, insuffisamment йquilibrйs, semblaient
trembler sur leur base. Pencroff sentait cela, et sous sa main,
appuyйe aux parois, couraient de rapides frйmissements. Mais enfin
il se rйpйtait, et avec raison, qu’il n’y avait rien а craindre,
et que sa retraite improvisйe ne s’effondrerait pas.

Toutefois, il entendait le bruit des pierres, dйtachйes du sommet
du plateau et arrachйes par les remous du vent, qui tombaient sur
la grиve. Quelques-unes roulaient mкme а la partie supйrieure des
Cheminйes, ou y volaient en йclats, quand elles йtaient projetйes
perpendiculairement. Deux fois, le marin se releva et vint en
rampant а l’orifice du couloir, afin d’observer au dehors. Mais
ces йboulements, peu considйrables, ne constituaient aucun danger,
et il reprit sa place devant le foyer, dont les braises
crйpitaient sous la cendre.

Malgrй les fureurs de l’ouragan, le fracas de la tempкte, le
tonnerre de la tourmente, Harbert dormait profondйment. Le sommeil
finit mкme par s’emparer de Pencroff, que sa vie de marin avait
habituй а toutes ces violences. Seul, Gйdйon Spilett йtait tenu
йveillй par l’inquiйtude. Il se reprochait de ne pas avoir
accompagnй Nab. On a vu que tout espoir ne l’avait pas abandonnй.
Les pressentiments qui avaient agitй Harbert n’avaient pas cessй
de l’agiter aussi. Sa pensйe йtait concentrйe sur Nab. Pourquoi
Nab n’йtait-il pas revenu? Il se retournait sur sa couche de
sable, donnant а peine une vague attention а cette lutte des
йlйments.

Parfois, ses yeux, appesantis par la fatigue, se fermaient un
instant, mais quelque rapide pensйe les rouvrait presque aussitфt.

Cependant, la nuit s’avanзait, et il pouvait кtre deux heures du
matin, quand Pencroff, profondйment endormi alors, fut secouй
vigoureusement.

«Qu’est-ce?» s’йcria-t-il, en s’йveillant et en reprenant ses
idйes avec cette promptitude particuliиre aux gens de mer.

Le reporter йtait penchй sur lui, et lui disait:

«Йcoutez, Pencroff, йcoutez!»

Le marin prкta l’oreille et ne distingua aucun bruit йtranger а
celui des rafales.

«C’est le vent, dit-il.

-- Non, rйpondit Gйdйon Spilett, en йcoutant de nouveau, j’ai cru
entendre...

-- Quoi?

-- Les aboiements d’un chien!

-- Un chien! s’йcria Pencroff, qui se releva d’un bond.

-- Oui... des aboiements...

-- Ce n’est pas possible! rйpondit le marin. Et, d’ailleurs,
comment, avec les mugissements de la tempкte...

-- Tenez... йcoutez...» dit le reporter.

Pencroff йcouta plus attentivement, et il crut, en effet, dans un
instant d’accalmie, entendre des aboiements йloignйs.

«Eh bien!... dit le reporter, en serrant la main du marin.

-- Oui... oui!... rйpondit Pencroff.

-- C’est Top! C’est Top!...» s’йcria Harbert, qui venait de
s’йveiller, et tous trois s’йlancиrent vers l’orifice des
Cheminйes.

Ils eurent une peine extrкme а sortir. Le vent les repoussait.
Mais enfin, ils y parvinrent, et ne purent se tenir debout qu’en
s’accotant contre les roches.

Ils regardиrent, ils ne pouvaient parler.

L’obscuritй йtait absolue. La mer, le ciel, la terre, se
confondaient dans une йgale intensitй des tйnиbres. Il semblait
qu’il n’y eыt pas un atome de lumiиre diffuse dans l’atmosphиre.

Pendant quelques minutes, le reporter et ses deux compagnons
demeurиrent ainsi, comme йcrasйs par la rafale, trempйs par la
pluie, aveuglйs par le sable.

Puis, ils entendirent encore une fois ces aboiements dans un rйpit
de la tourmente, et ils reconnurent qu’ils devaient кtre assez
йloignйs.

Ce ne pouvait кtre que Top qui aboyait ainsi!

Mais йtait-il seul ou accompagnй? Il est plus probable qu’il йtait
seul, car, en admettant que Nab fыt avec lui, Nab se serait dirigй
en toute hвte vers les Cheminйes.

Le marin pressa la main du reporter, dont il ne pouvait se faire
entendre, et d’une faзon qui signifiait: «Attendez!» puis, il
rentra dans le couloir. Un instant aprиs, il ressortait avec un
fagot allumй, il le projetait dans les tйnиbres, et il poussait
des sifflements aigus.

А ce signal, qui йtait comme attendu, on eыt pu le croire, des
aboiements plus rapprochйs rйpondirent, et bientфt un chien se
prйcipita dans le couloir.

Pencroff, Harbert et Gйdйon Spilett y rentrиrent а sa suite. Une
brassйe de bois sec fut jetйe sur les charbons. Le couloir
s’йclaira d’une vive flamme.

«C’est Top!» s’йcria Harbert.

C’йtait Top, en effet, un magnifique anglo-normand, qui tenait de
ces deux races croisйes la vitesse des jambes et la finesse de
l’odorat, les deux qualitйs par excellence du chien courant.

C’йtait le chien de l’ingйnieur Cyrus Smith.

Mais il йtait seul! Ni son maоtre, ni Nab ne l’accompagnaient!

Cependant, comment son instinct avait-il pu le conduire jusqu’aux
Cheminйes, qu’il ne connaissait pas? Cela paraissait inexplicable,
surtout au milieu de cette nuit noire, et par une telle tempкte!
Mais, dйtail plus inexplicable encore, Top n’йtait ni fatiguй, ni
йpuisй, ni mкme souillй de vase ou de sable!...

Harbert l’avait attirй vers lui et lui pressait la tкte entre ses
mains. Le chien se laissait faire et frottait son cou sur les
mains du jeune garзon.

«Si le chien est retrouvй, le maоtre se retrouvera aussi! dit le
reporter.

-- Dieu le veuille! rйpondit Harbert. Partons! Top nous guidera!»

Pencroff ne fit pas une objection. Il sentait bien que l’arrivйe
de Top pouvait donner un dйmenti а ses conjectures.

«En route!» dit-il.

Pencroff recouvrit avec soin les charbons du foyer.

Il plaзa quelques morceaux de bois sous les cendres, de maniиre а
retrouver du feu au retour. Puis, prйcйdй du chien, qui semblait
l’inviter а venir par de petits aboiements, et suivi du reporter
et du jeune garзon, il s’йlanзa au dehors, aprиs avoir pris les
restes du souper.

La tempкte йtait alors dans toute sa violence, et peut-кtre mкme а
son maximum d’intensitй. La lune, nouvelle alors, et, par
consйquent, en conjonction avec le soleil, ne laissait pas filtrer
la moindre lueur а travers les nuages. Suivre une route rectiligne
devenait difficile. Le mieux йtait de s’en rapporter а l’instinct
de Top. Ce qui fut fait. Le reporter et le jeune garзon marchaient
derriиre le chien, et le marin fermait la marche. Aucun йchange de
paroles n’eыt йtй possible. La pluie ne tombait pas trиs
abondamment, car elle se pulvйrisait au souffle de l’ouragan, mais
l’ouragan йtait terrible.

Toutefois, une circonstance favorisa trиs heureusement le marin et
ses deux compagnons. En effet, le vent chassait du sud-est, et,
par consйquent, il les poussait de dos. Ce sable qu’il projetait
avec violence, et qui n’eыt pas йtй supportable, ils le recevaient
par derriиre, et, а la condition de ne point se retourner, ils ne
pouvaient en кtre incommodйs de faзon а gкner leur marche. En
somme, ils allaient souvent plus vite qu’ils ne le voulaient, et
prйcipitaient leurs pas afin de ne point кtre renversйs, mais un
immense espoir doublait leurs forces, et ce n’йtait plus а
l’aventure, cette fois, qu’ils remontaient le rivage. Ils ne
mettaient pas en doute que Nab n’eыt retrouvй son maоtre, et qu’il
ne leur eыt envoyй le fidиle chien. Mais l’ingйnieur йtait-il
vivant, ou Nab ne mandait-il ses compagnons que pour rendre les
derniers devoirs au cadavre de l’infortunй Smith?

Aprиs avoir dйpassй le pan coupй de la haute terre dont ils
s’йtaient prudemment йcartйs, Harbert, le reporter et Pencroff
s’arrкtиrent pour reprendre haleine. Le retour du rocher les
abritait contre le vent, et ils respiraient aprиs cette marche
d’un quart d’heure, qui avait йtй plutфt une course.

А ce moment, ils pouvaient s’entendre, se rйpondre, et le jeune
garзon ayant prononcй le nom de Cyrus Smith, Top aboya а petits
coups, comme s’il eыt voulu dire que son maоtre йtait sauvй.

«Sauvй, n’est-ce pas? rйpйtait Harbert, sauvй, Top?»

Et le chien aboyait comme pour rйpondre.

La marche fut reprise. Il йtait environ deux heures et demie du
matin. La mer commenзait а monter, et, poussйe par le vent, cette
marйe, qui йtait une marйe de syzygie, menaзait d’кtre trиs forte.
Les grandes lames tonnaient contre la lisiиre d’йcueils, et elles
l’assaillaient avec une telle violence, que, trиs probablement,
elles devaient passer par-dessus l’оlot, absolument invisible
alors. Cette longue digue ne couvrait donc plus la cфte, qui йtait
directement exposйe aux chocs du large.

Dиs que le marin et ses compagnons se furent dйtachйs du pan
coupй, le vent les frappa de nouveau avec une extrкme fureur.
Courbйs, tendant le dos а la rafale, ils marchaient trиs vite,
suivant Top, qui n’hйsitait pas sur la direction а prendre. Ils
remontaient au nord, ayant sur leur droite une interminable crкte
de lames, qui dйferlait avec un assourdissant fracas, et sur leur
gauche une obscure contrйe dont il йtait impossible de saisir
l’aspect.

Mais ils sentaient bien qu’elle devait кtre relativement plate,
car l’ouragan passait maintenant au-dessus d’eux sans les prendre
en retour, effet qui se produisait quand il frappait la muraille
de granit.

А quatre heures du matin, on pouvait estimer qu’une distance de
cinq milles avait йtй franchie. Les nuages s’йtaient lйgиrement
relevйs et ne traоnaient plus sur le sol. La rafale, moins humide,
se propageait en courants d’air trиs vifs, plus secs et plus
froids. Insuffisamment protйgйs par leurs vкtements, Pencroff,
Harbert et Gйdйon Spilett devaient souffrir cruellement, mais pas
une plainte ne s’йchappait de leurs lиvres. Ils йtaient dйcidйs а
suivre Top jusqu’oщ l’intelligent animal voudrait les conduire.

Vers cinq heures, le jour commenзa а se faire. Au zйnith d’abord,
oщ les vapeurs йtaient moins йpaisses, quelques nuances grisвtres
dйcoupиrent le bord des nuages, et bientфt, sous une bande opaque,
un trait plus lumineux dessina nettement l’horizon de mer. La
crкte des lames se piqua lйgиrement de lueurs fauves, et l’йcume
se refit blanche. En mкme temps, sur la gauche, les parties
accidentйes du littoral commenзaient а s’estomper confusйment,
mais ce n’йtait encore que du gris sur du noir.

А six heures du matin, le jour йtait fait. Les nuages couraient
avec une extrкme rapiditй dans une zone relativement haute. Le
marin et ses compagnons йtaient alors а six milles environ des
Cheminйes. Ils suivaient une grиve trиs plate, bordйe au large par
une lisiиre de roches dont les tкtes seulement йmergeaient alors,
car on йtait au plein de la mer. Sur la gauche, la contrйe,
qu’accidentaient quelques dunes hйrissйes de chardons, offrait
l’aspect assez sauvage d’une vaste rйgion sablonneuse. Le littoral
йtait peu dйcoupй, et n’offrait d’autre barriиre а l’Ocйan qu’une
chaоne assez irrйguliиre de monticules. За et lа, un ou deux
arbres grimaзaient, couchйs vers l’ouest, les branches projetйes
dans cette direction. Bien en arriиre, dans le sud-ouest,
s’arrondissait la lisiиre de la derniиre forкt. En ce moment, Top
donna des signes non йquivoques d’agitation. Il allait en avant,
revenait au marin, et semblait l’engager а hвter le pas. Le chien
avait alors quittй la grиve, et, poussй par son admirable
instinct, sans montrer une seule hйsitation, il s’йtait engagй
entre les dunes.

On le suivit. Le pays paraissait кtre absolument dйsert. Pas un
кtre vivant ne l’animait.

La lisiиre des dunes, fort large, йtait composйe de monticules, et
mкme de collines trиs capricieusement distribuйes. C’йtait comme
une petite Suisse de sable, et il ne fallait rien moins qu’un
instinct prodigieux pour s’y reconnaоtre.

Cinq minutes aprиs avoir quittй la grиve, le reporter et ses
compagnons arrivaient devant une sorte d’excavation creusйe au
revers d’une haute dune. Lа, Top s’arrкta et jeta un aboiement
clair. Spilett, Harbert et Pencroff pйnйtrиrent dans cette grotte.

Nab йtait lа, agenouillй prиs d’un corps йtendu sur un lit
d’herbes...

Ce corps йtait celui de l’ingйnieur Cyrus Smith.

CHAPITRE VIII

Nab ne bougea pas. Le marin ne lui jeta qu’un mot.

«Vivant!» s’йcria-t-il.

Nab ne rйpondit pas. Gйdйon Pilett et Pencroff devinrent pвles.
Harbert joignit les mains et demeura immobile. Mais il йtait
йvident que le pauvre nиgre, absorbй dans sa douleur, n’avait ni
vu ses compagnons ni entendu les paroles du marin.

Le reporter s’agenouilla prиs de ce corps sans mouvement, et posa
son oreille sur la poitrine de l’ingйnieur, dont il entr’ouvrit
les vкtements. Une minute -- un siиcle! -- s’йcoula, pendant qu’il
cherchait а surprendre quelque battement du coeur.

Nab s’йtait redressй un peu et regardait sans voir.

Le dйsespoir n’eыt pu altйrer davantage un visage d’homme. Nab
йtait mйconnaissable, йpuisй par la fatigue, brisй par la douleur.
Il croyait son maоtre mort.

Gйdйon Spilett, aprиs une longue et attentive observation, se
releva.

«Il vit!» dit-il.

Pencroff, а son tour, se mit а genoux prиs de Cyrus Smith; son
oreille saisit aussi quelques battements, et ses lиvres, quelque
souffle qui s’йchappait des lиvres de l’ingйnieur.

Harbert, sur un mot du reporter, s’йlanзa au dehors pour chercher
de l’eau. Il trouva а cent pas de lа un ruisseau limpide,
йvidemment trиs grossi par les pluies de la veille, et qui
filtrait а travers le sable. Mais rien pour mettre cette eau, pas
une coquille dans ces dunes! Le jeune garзon dut se contenter de
tremper son mouchoir dans le ruisseau, et il revint en courant
vers la grotte.

Heureusement, ce mouchoir imbibй suffit а Gйdйon Spilett, qui ne
voulait qu’humecter les lиvres de l’ingйnieur. Ces molйcules d’eau
fraоche produisirent un effet presque immйdiat. Un soupir
s’йchappa de la poitrine de Cyrus Smith, et il sembla mкme qu’il
essayait de prononcer quelques paroles.

«Nous le sauverons!» dit le reporter.

Nab avait repris espoir а ces paroles. Il dйshabilla son maоtre,
afin de voir si le corps ne prйsenterait pas quelque blessure. Ni
la tкte, ni le torse, ni les membres n’avaient de contusions, pas
mкme d’йcorchures, chose surprenante, puisque le corps de Cyrus
Smith avait dы кtre roulй au milieu des roches; les mains elles-
mкmes йtaient intactes, et il йtait difficile d’expliquer comment
l’ingйnieur ne portait aucune trace des efforts qu’il avait dы
faire pour franchir la ligne d’йcueils.

Mais l’explication de cette circonstance viendrait plus tard.
Quand Cyrus Smith pourrait parler, il dirait ce qui s’йtait passй.
Pour le moment, il s’agissait de le rappeler а la vie, et il йtait
probable que des frictions amиneraient ce rйsultat.

C’est ce qui fut fait avec la vareuse du marin.

L’ingйnieur, rйchauffй par ce rude massage, remua lйgиrement le
bras, et sa respiration commenзa а se rйtablir d’une faзon plus
rйguliиre. Il mourait d’йpuisement, et certes, sans l’arrivйe du
reporter et de ses compagnons, c’en йtait fait de Cyrus Smith.

«Vous l’avez donc cru mort, votre maоtre? demanda le marin а Nab.

-- Oui! mort! rйpondit Nab, et si Top ne vous eыt pas trouvйs, si
vous n’йtiez pas venus, j’aurais enterrй mon maоtre et je serais
mort prиs de lui!»

On voit а quoi avait tenu la vie de Cyrus Smith!

Nab raconta alors ce qui s’йtait passй. La veille, aprиs avoir
quittй les Cheminйes dиs l’aube, il avait remontй la cфte dans la
direction du nord-nord et atteint la partie du littoral qu’il
avait dйjа visitйe.

Lа, sans aucun espoir, il l’avouait, Nab avait cherchй sur le
rivage, au milieu des roches, sur le sable, les plus lйgers
indices qui pussent le guider.

Il avait examinй surtout la partie de la grиve que la haute mer ne
recouvrait pas, car, sur sa lisiиre, le flux et le reflux devaient
avoir effacй tout indice. Nab n’espйrait plus retrouver son maоtre
vivant. C’йtait а la dйcouverte d’un cadavre qu’il allait ainsi,
un cadavre qu’il voulait ensevelir de ses propres mains!

Nab avait cherchй longtemps. Ses efforts demeurиrent infructueux.
Il ne semblait pas que cette cфte dйserte eыt jamais йtй
frйquentйe par un кtre humain. Les coquillages, ceux que la mer ne
pouvait atteindre, -- et qui se rencontraient par millions au delа
du relais des marйes, -- йtaient intacts. Pas une coquille
йcrasйe. Sur un espace de deux а trois cents yards, il n’existait
pas trace d’un atterrissage, ni ancien, ni rйcent.

Nab s’йtait donc dйcidй а remonter la cфte pendant quelques
milles. Il se pouvait que les courants eussent portй un corps sur
quelque point plus йloignй.

Lorsqu’un cadavre flotte а peu de distance d’un rivage plat, il
est bien rare que le flot ne l’y rejette pas tфt ou tard. Nab le
savait, et il voulait revoir son maоtre une derniиre fois.

«Je longeai la cфte pendant deux milles encore, je visitai toute
la ligne des йcueils а mer basse, toute la grиve а mer haute, et
je dйsespйrais de rien trouver, quand hier, vers cinq heures du
soir, je remarquai sur le sable des empreintes de pas.

-- Des empreintes de pas? s’йcria Pencroff.

-- Oui! rйpondit Nab.

-- Et ces empreintes commenзaient aux йcueils mкme? demanda le
reporter.

-- Non, rйpondit Nab, au relais de marйe, seulement, car entre les
relais et les rйcifs, les autres avaient dы кtre effacйes.

-- Continue, Nab, dit Gйdйon Spilett.

-- Quand je vis ces empreintes, je devins comme fou. Elles йtaient
trиs reconnaissables, et se dirigeaient vers les dunes. Je les
suivis pendant un quart de mille, courant, mais prenant garde de
les effacer. Cinq minutes aprиs, comme la nuit se faisait,
j’entendis les aboiements d’un chien. C’йtait Top, et Top me
conduisit ici mкme, prиs de mon maоtre!»

Nab acheva son rйcit en disant quelle avait йtй sa douleur en
retrouvant ce corps inanimй. Il avait essayй de surprendre en lui
quelque reste de vie!

Maintenant qu’il l’avait retrouvй mort, il le voulait vivant! Tous
ses efforts avaient йtй inutiles! Il n’avait plus qu’а rendre les
derniers devoirs а celui qu’il aimait tant!

Nab avait alors songй а ses compagnons. Ceux-ci voudraient, sans
doute, revoir une derniиre fois l’infortunй! Top йtait lа. Ne
pouvait-il s’en rapporter а la sagacitй de ce fidиle animal? Nab
prononзa а plusieurs reprises le nom du reporter, celui des
compagnons de l’ingйnieur que Top connaissait le plus. Puis, il
lui montra le sud de la cфte, et le chien s’йlanзa dans la
direction qui lui йtait indiquйe.

On sait comment, guidй par un instinct que l’on peut regarder
presque comme surnaturel, car l’animal n’avait jamais йtй aux
Cheminйes, Top y arriva cependant.

Les compagnons de Nab avaient йcoutй ce rйcit avec une extrкme
attention.

Il y avait pour eux quelque chose d’inexplicable а ce que Cyrus
Smith, aprиs les efforts qu’il avait dы faire pour йchapper aux
flots, en traversant les rйcifs, n’eыt pas trace d’une
йgratignure. Et ce qui ne s’expliquait pas davantage, c’йtait que
l’ingйnieur eыt pu gagner, а plus d’un mille de la cфte, cette
grotte perdue au milieu des dunes.

«Ainsi, Nab, dit le reporter, ce n’est pas toi qui as transportй
ton maоtre jusqu’а cette place?

-- Non, ce n’est pas moi, rйpondit Nab.

-- Il est bien йvident que M Smith y est venu seul, dit Pencroff.

-- C’est йvident, en effet, fit observer Gйdйon Spilett, mais ce
n’est pas croyable!»

On ne pourrait avoir l’explication de ce fait que de la bouche de
l’ingйnieur. Il fallait pour cela attendre que la parole lui fыt
revenue. Heureusement, la vie reprenait dйjа son cours. Les
frictions avaient rйtabli la circulation du sang. Cyrus Smith
remua de nouveau les bras, puis la tкte, et quelques mots
incomprйhensibles s’йchappиrent encore une fois de ses lиvres.

Nab, penchй sur lui, l’appelait, mais l’ingйnieur ne semblait pas
entendre, et ses yeux йtaient toujours fermйs. La vie ne se
rйvйlait en lui que par le mouvement. Les sens n’y avaient encore
aucune part.

Pencroff regretta bien de n’avoir pas de feu, ni de quoi s’en
procurer, car il avait malheureusement oubliй d’emporter le linge
brыlй, qu’il eыt facilement enflammй au choc de deux cailloux.
Quant aux poches de l’ingйnieur, elles йtaient absolument vides,
sauf celle de son gilet, qui contenait sa montre. Il fallait donc
transporter Cyrus Smith aux Cheminйes, et le plus tфt possible. Ce
fut l’avis de tous.

Cependant, les soins qui furent prodiguйs а l’ingйnieur devaient
lui rendre la connaissance plus vite qu’on ne pouvait l’espйrer.
L’eau dont on humectait ses lиvres le ranimait peu а peu. Pencroff
eut aussi l’idйe de mкler а cette eau du jus de cette chair de
tйtras qu’il avait apportйe. Harbert, ayant couru jusqu’au rivage,
en revint avec deux grandes coquilles de bivalves. Le marin
composa une sorte de mixture, et l’introduisit entre les lиvres de
l’ingйnieur, qui parut humer avidement ce mйlange.

Ses yeux s’ouvrirent alors. Nab et le reporter s’йtaient penchйs
sur lui.

«Mon maоtre! mon maоtre!» s’йcria Nab.

L’ingйnieur l’entendit. Il reconnut Nab et Spilett, puis ses deux
autres compagnons, Harbert et le marin, et sa main pressa
lйgиrement les leurs. Quelques mots s’йchappиrent encore de sa
bouche, -- mots qu’il avait dйjа prononcйs, sans doute, et qui
indiquaient quelles pensйes tourmentaient, mкme alors, son esprit.
Ces mots furent compris, cette fois.

«Оle ou continent? murmura-t-il.

-- Ah! s’йcria Pencroff, qui ne put retenir cette exclamation. De
par tous les diables, nous nous en moquons bien, pourvu que vous
viviez, monsieur Cyrus! Оle ou continent? On verra plus tard.»

L’ingйnieur fit un lйger signe affirmatif, et parut s’endormir.

On respecta ce sommeil, et le reporter prit immйdiatement ses
dispositions pour que l’ingйnieur fыt transportй dans les
meilleures conditions. Nab, Harbert et Pencroff quittиrent la
grotte et se dirigиrent vers une haute dune couronnйe de quelques
arbres rachitiques. Et, chemin faisant, le marin ne pouvait se
retenir de rйpйter:

«Оle ou continent! Songer а cela quand on n’a plus que le souffle!
quel homme!»

Arrivйs au sommet de la dune, Pencroff et ses deux compagnons,
sans autres outils que leurs bras, dйpouillиrent de ses
principales branches un arbre assez malingre, sorte de pin
maritime йmaciй par les vents; puis, de ces branches, on fit une
litiиre qui, une fois recouverte de feuilles et d’herbes,
permettrait de transporter l’ingйnieur.

Ce fut l’affaire de quarante minutes environ, et il йtait dix
heures quand le marin, Nab et Harbert revinrent auprиs de Cyrus
Smith, que Gйdйon Spilett n’avait pas quittй.

L’ingйnieur se rйveillait alors de ce sommeil, ou plutфt de cet
assoupissement dans lequel on l’avait trouvй. La coloration
revenait а ses joues, qui avaient eu jusqu’ici la pвleur de la
mort. Il se releva un peu, regarda autour de lui, et sembla
demander oщ il se trouvait.

«Pouvez-vous m’entendre sans vous fatiguer, Cyrus? dit le
reporter.

-- Oui, rйpondit l’ingйnieur.

-- M’est avis, dit alors le marin, que M Smith vous entendra
encore mieux, s’il revient а cette gelйe de tйtras, -- car c’est
du tйtras, monsieur Cyrus», ajouta-t-il, en lui prйsentant quelque
peu de cette gelйe, а laquelle il mкla, cette fois, des parcelles
de chair.

Cyrus Smith mвcha ces morceaux du tйtras, dont les restes furent
partagйs entre ses trois compagnons, qui souffraient de la faim,
et trouvиrent le dйjeuner assez maigre.

«Bon! fit le marin, les victuailles nous attendent aux Cheminйes,
car il est bon que vous le sachiez, monsieur Cyrus, nous avons lа-
bas, dans le sud, une maison avec chambres, lits et foyer, et,
dans l’office, quelques douzaines d’oiseaux que notre Harbert
appelle des couroucous. Votre litiиre est prкte, et, dиs que vous
vous en sentirez la force, nous vous transporterons а notre
demeure.

-- Merci, mon ami, rйpondit l’ingйnieur, encore une heure ou deux,
et nous pourrons partir... Et maintenant, parlez, Spilett.»

Le reporter fit alors le rйcit de ce qui s’йtait passй. Il raconta
ces йvйnements que devait ignorer Cyrus Smith, la derniиre chute
du ballon, l’atterrissage sur cette terre inconnue, qui semblait
dйserte, quelle qu’elle fыt, soit une оle, soit un continent, la
dйcouverte des Cheminйes, les recherches entreprises pour
retrouver l’ingйnieur, le dйvouement de Nab, tout ce qu’on devait
а l’intelligence du fidиle Top, etc.

«Mais, demanda Cyrus Smith d’une voix encore affaiblie, vous ne
m’avez donc pas ramassй sur la grиve?

-- Non, rйpondit le reporter.

-- Et ce n’est pas vous qui m’avez rapportй dans cette grotte?

-- Non.

-- А quelle distance cette grotte est-elle donc des rйcifs?

-- А un demi-mille environ, rйpondit Pencroff, et si vous кtes
йtonnй, monsieur Cyrus, nous ne sommes pas moins surpris nous-
mкmes de vous voir en cet endroit!

-- En effet, rйpondit l’ingйnieur, qui se ranimait peu а peu et
prenait intйrкt а ces dйtails, en effet, voilа qui est singulier!

-- Mais, reprit le marin, pouvez-vous nous dire ce qui s’est passй
aprиs que vous avez йtй emportй par le coup de mer?»

Cyrus Smith rappela ses souvenirs. Il savait peu de chose. Le coup
de mer l’avait arrachй du filet de l’aйrostat. Il s’enfonзa
d’abord а quelques brasses de profondeur. Revenu а la surface de
la mer, dans cette demi-obscuritй, il sentit un кtre vivant
s’agiter prиs de lui. C’йtait Top, qui s’йtait prйcipitй а son
secours. En levant les yeux, il n’aperзut plus le ballon, qui,
dйlestй de son poids et de celui du chien, йtait reparti comme une
flиche. Il se vit, au milieu de ces flots courroucйs, а une
distance de la cфte qui ne devait pas кtre infйrieure а un demi-
mille. Il tenta de lutter contre les lames en nageant avec
vigueur. Top le soutenait par ses vкtements; mais un courant de
foudre le saisit, le poussa vers le nord, et, aprиs une demi-heure
d’efforts, il coula, entraоnant Top avec lui dans l’abоme. Depuis
ce moment jusqu’au moment oщ il venait de se retrouver dans les
bras de ses amis, il n’avait plus souvenir de rien.

«Cependant, reprit Pencroff, il faut que vous ayez йtй lancй sur
le rivage, et que vous ayez eu la force de marcher jusqu’ici,
puisque Nab a retrouvй les empreintes de vos pas!

-- Oui... il le faut... rйpondit l’ingйnieur en rйflйchissant. Et
vous n’avez pas vu trace d’кtres humains sur cette cфte?

-- Pas trace, rйpondit le reporter. D’ailleurs, si par hasard
quelque sauveur se fыt rencontrй lа, juste а point, pourquoi vous
aurait-il abandonnй aprиs vous avoir arrachй aux flots?

-- Vous avez raison, mon cher Spilett. -- Dis-moi, Nab, ajouta
l’ingйnieur en se tournant vers son serviteur, ce n’est pas toi
qui... tu n’aurais pas eu un moment d’absence... pendant lequel...
Non, c’est absurde... Est-ce qu’il existe encore quelques-unes de
ces empreintes? demanda Cyrus Smith.

-- Oui, mon maоtre, rйpondit Nab, tenez, а l’entrйe, sur le revers
mкme de cette dune, dans un endroit abritй du vent et de la pluie.
Les autres ont йtй effacйes par la tempкte.

-- Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, voulez-vous prendre mes
souliers, et voir s’ils s’appliquent absolument а ces empreintes!»

Le marin fit ce que demandait l’ingйnieur. Harbert et lui, guidйs
par Nab, allиrent а l’endroit oщ se trouvaient les empreintes,
pendant que Cyrus Smith disait au reporter:

«Il s’est passй lа des choses inexplicables!

-- Inexplicables, en effet! rйpondit Gйdйon Spilett.

-- Mais n’y insistons pas en ce moment, mon cher Spilett, nous en
causerons plus tard.»

Un instant aprиs, le marin, Nab et Harbert rentraient.

Il n’y avait pas de doute possible. Les souliers de l’ingйnieur
s’appliquaient exactement aux empreintes conservйes. Donc, c’йtait
Cyrus Smith qui les avait laissйes sur le sable.

«Allons, dit-il, c’est moi qui aurai йprouvй cette hallucination,
cette absence que je mettais au compte de Nab! J’aurai marchй
comme un somnambule, sans avoir conscience de mes pas, et c’est
Top qui, dans son instinct, m’aura conduit ici, aprиs m’avoir
arrachй des flots... Viens, Top! Viens, mon chien!»

Le magnifique animal bondit jusqu’а son maоtre, en aboyant, et les
caresses ne lui furent pas йpargnйes.

On conviendra qu’il n’y avait pas d’autre explication а donner aux
faits qui avaient amenй le sauvetage de Cyrus Smith, et qu’а Top
revenait tout l’honneur de l’affaire.

Vers midi, Pencroff ayant demandй а Cyrus Smith si l’on pouvait le
transporter, Cyrus Smith, pour toute rйponse, et par un effort qui
attestait la volontй la plus йnergique, se leva.

Mais il dut s’appuyer sur le marin, car il serait tombй.

«Bon! bon! fit Pencroff! -- La litiиre de monsieur l’ingйnieur.»

La litiиre fut apportйe. Les branches transversales avaient йtй
recouvertes de mousses et de longues herbes. On y йtendit Cyrus
Smith, et l’on se dirigea vers la cфte, Pencroff а une extrйmitй
des brancards, Nab а l’autre.

C’йtaient huit milles а franchir, mais comme on ne pourrait aller
vite, et qu’il faudrait peut-кtre s’arrкter frйquemment, il
fallait compter sur un laps de six heures au moins, avant d’avoir
atteint les Cheminйes.

Le vent йtait toujours violent, mais heureusement il ne pleuvait
plus. Tout couchй qu’il fut, l’ingйnieur, accoudй sur son bras,
observait la cфte, surtout dans la partie opposйe а la mer. Il ne
parlait pas, mais il regardait, et certainement le dessin de cette
contrйe avec ses accidents de terrain, ses forкts, ses productions
diverses, se grava dans son esprit.

Cependant, aprиs deux heures de route, la fatigue l’emporta, et il
s’endormit sur la litiиre.

А cinq heures et demie, la petite troupe arrivait au pan coupй,
et, un peu aprиs, devant les Cheminйes.

Tous s’arrкtиrent, et la litiиre fut dйposйe sur le sable. Cyrus
Smith dormait profondйment et ne se rйveilla pas.

Pencroff, а son extrкme surprise, put alors constater que
l’effroyable tempкte de la veille avait modifiй l’aspect des
lieux. Des йboulements assez importants s’йtaient produits. De
gros quartiers de roche gisaient sur la grиve, et un йpais tapis
d’herbes marines, varechs et algues, couvrait tout le rivage. Il
йtait йvident que la mer, passant par-dessus l’оlot, s’йtait
portйe jusqu’au pied de l’йnorme courtine de granit. Devant
l’orifice des Cheminйes, le sol, profondйment ravinй, avait subi
un violent assaut des lames.

Pencroff eut comme un pressentiment qui lui traversa l’esprit. Il
se prйcipita dans le couloir.

Presque aussitфt, il en sortait, et demeurait immobile, regardant
ses compagnons...

Le feu йtait йteint. Les cendres noyйes n’йtaient plus que vase.
Le linge brыlй, qui devait servir d’amadou, avait disparu. La mer
avait pйnйtrй jusqu’au fond des couloirs, et tout bouleversй, tout
dйtruit а l’intйrieur des Cheminйes!

CHAPITRE IX

En quelques mots, Gйdйon Spilett, Harbert et Nab furent mis au
courant de la situation. Cet accident, qui pouvait avoir des
consйquences fort graves, -- du moins Pencroff l’envisageait
ainsi, -- produisit des effets divers sur les compagnons de
l’honnкte marin.

Nab, tout а la joie d’avoir retrouvй son maоtre, n’йcouta pas, ou
plutфt ne voulut pas mкme se prйoccuper de ce que disait Pencroff.

Harbert, lui, parut partager dans une certaine mesure les
apprйhensions du marin.

Quant au reporter, aux paroles de Pencroff, il rйpondit
simplement:

«Sur ma foi, Pencroff, voilа qui m’est bien йgal!

-- Mais, je vous rйpиte que nous n’avons plus de feu!

-- Peuh!

-- Ni aucun moyen de le rallumer.

-- Baste!

-- Pourtant, Monsieur Spilett...

-- Est-ce que Cyrus n’est pas lа? rйpondit le reporter. Est-ce
qu’il n’est pas vivant, notre ingйnieur? Il trouvera bien le moyen
de nous faire du feu, lui!

-- Et avec quoi?

-- Avec rien.»

Qu’eыt rйpondu Pencroff? Il n’eыt pas rйpondu, car, au fond, il
partageait la confiance que ses compagnons avaient en Cyrus Smith.
L’ingйnieur йtait pour eux un microcosme, un composй de toute la
science et de toute l’intelligence humaine! Autant valait se
trouver avec Cyrus dans une оle dйserte que sans Cyrus dans la
plus industrieuse villa de l’Union. Avec lui, on ne pouvait
manquer de rien.

Avec lui, on ne pouvait dйsespйrer. On serait venu dire а ces
braves gens qu’une йruption volcanique allait anйantir cette
terre, que cette terre allait s’enfoncer dans les abоmes du
Pacifique, qu’ils eussent imperturbablement rйpondu: «Cyrus est
lа! Voyez Cyrus!»

En attendant, toutefois, l’ingйnieur йtait encore plongй dans une
nouvelle prostration que le transport avait dйterminйe, et on ne
pouvait faire appel а son ingйniositй en ce moment. Le souper
devait nйcessairement кtre fort maigre. En effet, toute la chair
de tйtras avait йtй consommйe, et il n’existait aucun moyen de
faire cuire un gibier quelconque.

D’ailleurs, les couroucous qui servaient de rйserve avaient
disparu. Il fallait donc aviser.

Avant tout, Cyrus Smith fut transportй dans le couloir central.
Lа, on parvint а lui arranger une couche d’algues et de varechs
restйs а peu prиs secs.

Le profond sommeil qui s’йtait emparй de lui ne pouvait que
rйparer rapidement ses forces, et mieux, sans doute, que ne l’eыt
fait une nourriture abondante.

La nuit йtait venue, et, avec elle, la tempйrature, modifiйe par
une saute du vent dans le nord-est, se refroidit sйrieusement. Or,
comme la mer avait dйtruit les cloisons йtablies par Pencroff en
certains points des couloirs, des courants d’air s’йtablirent, qui
rendirent les Cheminйes peu habitables. L’ingйnieur se fыt donc
trouvй dans des conditions assez mauvaises, si ses compagnons, se
dйpouillant de leur veste ou de leur vareuse, ne l’eussent
soigneusement couvert.

Le souper, ce soir-lа, ne se composa que de ces inйvitables
lithodomes, dont Harbert et Nab firent une ample rйcolte sur la
grиve. Cependant, а ces mollusques, le jeune garзon joignit une
certaine quantitй d’algues comestibles, qu’il ramassa sur de
hautes roches dont la mer ne devait mouiller les parois qu’а
l’йpoque des grandes marйes. Ces algues, appartenant а la famille
des fucacйes, йtaient des espиces de sargasse qui, sиches,
fournissent une matiиre gйlatineuse assez riche en йlйments
nutritifs. Le reporter et ses compagnons, aprиs avoir absorbй une
quantitй considйrable de lithodomes, sucиrent donc ces sargasses,
auxquelles ils trouvиrent un goыt trиs supportable, et il faut
dire que, sur les rivages asiatiques, elles entrent pour une
notable proportion dans l’alimentation des indigиnes.

«N’importe! dit le marin, il est temps que M Cyrus nous vienne en
aide.»

Cependant le froid devint trиs vif et, par malheur, il n’y avait
aucun moyen de le combattre.

Le marin, vйritablement vexй, chercha par tous les moyens
possibles а se procurer du feu. Nab l’aida mкme dans cette
opйration. Il avait trouvй quelques mousses sиches, et, en
frappant deux galets, il obtint des йtincelles; mais la mousse,
n’йtant pas assez inflammable, ne prit pas, et, d’ailleurs, ces
йtincelles, qui n’йtaient que du silex incandescent, n’avaient pas
la consistance de celles qui s’йchappent du morceau d’acier dans
le briquet usuel. L’opйration ne rйussit donc pas.

Pencroff, bien qu’il n’eыt aucune confiance dans le procйdй,
essaya ensuite de frotter deux morceaux de bois sec l’un contre
l’autre, а la maniиre des sauvages. Certes, le mouvement que Nab
et lui se donnиrent, s’il se fыt transformй en chaleur, suivant
les thйories nouvelles, aurait suffi а faire bouillir une
chaudiиre de steamer! Le rйsultat fut nul. Les morceaux de bois
s’йchauffиrent, voilа tout, et encore beaucoup moins que les
opйrateurs eux-mкmes.

Aprиs une heure de travail, Pencroff йtait en nage, et il jeta les
morceaux de bois avec dйpit.

«Quand on me fera croire que les sauvages allument du feu de cette
faзon, dit-il, il fera chaud, mкme en hiver! J’allumerais plutфt
mes bras en les frottant l’un contre l’autre!»

Le marin avait tort de nier le procйdй. Il est constant que les
sauvages enflamment le bois au moyen d’un frottement rapide. Mais
toute espиce de bois n’est pas propre а cette opйration, et puis,
il y a «le coup», suivant l’expression consacrйe, et il est
probable que Pencroff n’avait pas «le coup.»

La mauvaise humeur de Pencroff ne fut pas de longue durйe. Ces
deux morceaux de bois rejetйs par lui avaient йtй repris par
Harbert, qui s’йvertuait а les frotter de plus belle. Le robuste
marin ne put retenir un йclat de rire, en voyant les efforts de
l’adolescent pour rйussir lа oщ, lui, il avait йchouй.

«Frottez, mon garзon, frottez! dit-il.

-- Je frotte, rйpondit Harbert en riant, mais je n’ai pas d’autre
prйtention que de m’йchauffer а mon tour au lieu de grelotter, et
bientфt j’aurai aussi chaud que toi, Pencroff!»

Ce qui arriva. Quoi qu’il en fыt, il fallut renoncer, pour cette
nuit, а se procurer du feu.

Gйdйon Spilett rйpйta une vingtiиme fois que Cyrus Smith ne serait
pas embarrassй pour si peu.

Et, en attendant, il s’йtendit dans un des couloirs, sur la couche
de sable. Harbert, Nab et Pencroff l’imitиrent, tandis que Top
dormait aux pieds de son maоtre.

Le lendemain, 28 mars, quand l’ingйnieur se rйveilla, vers huit
heures du matin, il vit ses compagnons prиs de lui, qui guettaient
son rйveil, et, comme la veille, ses premiиres paroles furent:

«Оle ou continent?»

On le voit, c’йtait son idйe fixe.

«Bon! rйpondit Pencroff, nous n’en savons rien, monsieur Smith!

-- Vous ne savez pas encore?...

-- Mais nous le saurons, ajouta Pencroff, quand vous nous aurez
pilotй dans ce pays.

-- Je crois кtre en йtat de l’essayer, rйpondit l’ingйnieur, qui,
sans trop d’efforts, se leva et se tint debout.

-- Voilа qui est bon! s’йcria le marin.

-- Je mourais surtout d’йpuisement, rйpondit Cyrus Smith. Mes
amis, un peu de nourriture, et il n’y paraоtra plus. -- Vous avez
du feu, n’est-ce pas?»

Cette demande n’obtint pas une rйponse immйdiate.

Mais, aprиs quelques instants:

«Hйlas! nous n’avons pas de feu, dit Pencroff, ou plutфt, monsieur
Cyrus, nous n’en avons plus!»

Et le marin fit le rйcit de ce qui s’йtait passй la veille. Il
йgaya l’ingйnieur en lui racontant l’histoire de leur unique
allumette, puis sa tentative avortйe pour se procurer du feu а la
faзon des sauvages.

«Nous aviserons, rйpondit l’ingйnieur, et si nous ne trouvons pas
une substance analogue а l’amadou...

-- Eh bien? demanda le marin.

-- Eh bien, nous ferons des allumettes.

-- Chimiques?

-- Chimiques!

-- Ce n’est pas plus difficile que cela», s’йcria le reporter, en
frappant sur l’йpaule du marin.

Celui-ci ne trouvait pas la chose si simple, mais il ne protesta
pas. Tous sortirent. Le temps йtait redevenu beau. Un vif soleil
se levait sur l’horizon de la mer, et piquait de paillettes d’or
les rugositйs prismatiques de l’йnorme muraille.

Aprиs avoir jetй un rapide coup d’oeil autour de lui, l’ingйnieur
s’assit sur un quartier de roche. Harbert lui offrit quelques
poignйes de moules et de sargasses, en disant:

«C’est tout ce que nous avons, monsieur Cyrus.

-- Merci, mon garзon, rйpondit Cyrus Smith, cela suffira, -- pour
ce matin, du moins.»

Et il mangea avec appйtit cette maigre nourriture, qu’il arrosa
d’un peu d’eau fraоche, puisйe а la riviиre dans une vaste
coquille.

Ses compagnons le regardaient sans parler. Puis, aprиs s’кtre
rassasiй tant bien que mal, Cyrus Smith, croisant ses bras, dit:

«Ainsi, mes amis, vous ne savez pas encore si le sort nous a jetйs
sur un continent ou sur une оle?

-- Non, monsieur Cyrus, rйpondit le jeune garзon.

-- Nous le saurons demain, reprit l’ingйnieur. Jusque-lа, il n’y a
rien а faire.

-- Si, rйpliqua Pencroff.

-- Quoi donc?

-- Du feu, dit le marin, qui, lui aussi, avait son idйe fixe.

-- Nous en ferons, Pencroff, rйpondit Cyrus Smith. -- Pendant que
vous me transportiez, hier, n’ai-je pas aperзu, dans l’ouest, une
montagne qui domine cette contrйe?

-- Oui, rйpondit Gйdйon Spilett, une montagne qui doit кtre assez
йlevйe...

-- Bien, reprit l’ingйnieur. Demain, nous monterons а son sommet,
et nous verrons si cette terre est une оle ou un continent.
Jusque-lа, je le rйpиte, rien а faire.

-- Si, du feu! dit encore l’entкtй marin.

-- Mais on en fera, du feu! rйpliqua Gйdйon Spilett. Un peu de
patience, Pencroff!»

Le marin regarda Gйdйon Spilett d’un air qui semblait dire: «S’il
n’y a que vous pour en faire, nous ne tвterons pas du rфti de
sitфt!» Mais il se tut.

Cependant Cyrus Smith n’avait point rйpondu. Il semblait fort peu
prйoccupй de cette question du feu. Pendant quelques instants, il
demeura absorbй dans ses rйflexions. Puis, reprenant la parole:

«Mes amis, dit-il, notre situation est peut-кtre dйplorable, mais,
en tout cas, elle est fort simple.

Ou nous sommes sur un continent, et alors, au prix de fatigues
plus ou moins grandes, nous gagnerons quelque point habitй, ou
bien nous sommes sur une оle. Dans ce dernier cas, de deux choses
l’une: si l’оle est habitйe, nous verrons а nous tirer d’affaire
avec ses habitants; si elle est dйserte, nous verrons а nous tirer
d’affaire tout seuls.

-- Il est certain que rien n’est plus simple, rйpondit Pencroff.

-- Mais, que ce soit un continent ou une оle, demanda Gйdйon
Spilett, oщ pensez-vous, Cyrus, que cet ouragan nous ait jetйs?

-- Au juste, je ne puis le savoir, rйpondit l’ingйnieur, mais les
prйsomptions sont pour une terre du Pacifique. En effet, quand
nous avons quittй Richmond, le vent soufflait du nord-est, et sa
violence mкme prouve que sa direction n’a pas dы varier. Si cette
direction s’est maintenue du nord-est au sud-ouest, nous avons
traversй les йtats de la Caroline du Nord, de la Caroline du Sud,
de la Gйorgie, le golfe du Mexique, le Mexique lui-mкme, dans sa
partie йtroite, puis une portion de l’ocйan Pacifique. Je n’estime
pas а moins de six а sept mille milles la distance parcourue par
le ballon, et, pour peu que le vent ait variй d’un demi-quart, il
a dы nous porter soit sur l’archipel de Mendana, soit sur les
Pomotou, soit mкme, s’il avait une vitesse plus grande que je ne
le suppose, jusqu’aux terres de la Nouvelle-Zйlande. Si cette
derniиre hypothиse s’est rйalisйe, notre rapatriement sera facile.
Anglais ou Maoris, nous trouverons toujours а qui parler. Si, au
contraire, cette cфte appartient а quelque оle dйserte d’un
archipel micronйsien, peut-кtre pourrons-nous le reconnaоtre du
haut de ce cфne qui domine la contrйe, et alors nous aviserons а
nous йtablir ici, comme si nous ne devions jamais en sortir!

-- Jamais! s’йcria le reporter. Vous dites: jamais! mon cher
Cyrus?

-- Mieux vaut mettre les choses au pis tout de suite, rйpondit
l’ingйnieur, et ne se rйserver que la surprise du mieux.

-- Bien dit! rйpliqua Pencroff. Et il faut espйrer aussi que cette
оle, si c’en est une, ne sera pas prйcisйment situйe en dehors de
la route des navires! Ce serait lа vйritablement jouer de malheur!

-- Nous ne saurons а quoi nous en tenir qu’aprиs avoir fait, et
avant tout, l’ascension de la montagne, rйpondit l’ingйnieur.

-- Mais demain, monsieur Cyrus, demanda Harbert, serez-vous en
йtat de supporter les fatigues de cette ascension?

-- Je l’espиre, rйpondit l’ingйnieur, mais а la condition que
maоtre Pencroff et toi, mon enfant, vous vous montriez chasseurs
intelligents et adroits.

-- Monsieur Cyrus, rйpondit le marin, puisque vous parlez de
gibier, si, а mon retour, j’йtais aussi certain de pouvoir le
faire rфtir que je suis certain de le rapporter...

-- Rapportez toujours, Pencroff», rйpondit Cyrus Smith.

Il fut donc convenu que l’ingйnieur et le reporter passeraient la
journйe aux Cheminйes, afin d’examiner le littoral et le plateau
supйrieur. Pendant ce temps, Nab, Harbert et le marin
retourneraient а la forкt, y renouvelleraient la provision de
bois, et feraient main-basse sur toute bкte de plume ou de poil
qui passerait а leur portйe.

Ils partirent donc, vers dix heures du matin, Harbert confiant,
Nab joyeux, Pencroff murmurant а part lui:

«Si, а mon retour, je trouve du feu а la maison, c’est que le
tonnerre en personne sera venu l’allumer!»

Tous trois remontиrent la berge, et, arrivйs au coude que formait
la riviиre, le marin, s’arrкtant, dit а ses deux compagnons:

«Commenзons-nous par кtre chasseurs ou bыcherons?

-- Chasseurs, rйpondit Harbert. Voilа dйjа Top qui est en quкte.

-- Chassons donc, reprit le marin; puis, nous reviendrons ici
faire notre provision de bois.»

Cela dit, Harbert, Nab et Pencroff, aprиs avoir arrachй trois
bвtons au tronc d’un jeune sapin, suivirent Top, qui bondissait
dans les grandes herbes.

Cette fois, les chasseurs, au lieu de longer le cours de la
riviиre, s’enfoncиrent plus directement au coeur mкme de la forкt.
C’йtaient toujours les mкmes arbres, appartenant pour la plupart а
la famille des pins. En de certains endroits, moins pressйs,
isolйs par bouquets, ces pins prйsentaient des dimensions
considйrables, et semblaient indiquer, par leur dйveloppement, que
cette contrйe se trouvait plus йlevйe en latitude que ne le
supposait l’ingйnieur. Quelques clairiиres, hйrissйes de souches
rongйes par le temps, йtaient couvertes de bois mort, et formaient
ainsi d’inйpuisables rйserves de combustible. Puis, la clairiиre
passйe, le taillis se resserrait et devenait presque impйnйtrable.

Se guider au milieu de ces massifs d’arbres, sans aucun chemin
frayй, йtait chose assez difficile. Aussi, le marin, de temps en
temps, jalonnait-il sa route en faisant quelques brisйes qui
devaient кtre aisйment reconnaissables. Mais peut-кtre avait-il eu
tort de ne pas remonter le cours d’eau, ainsi qu’Harbert et lui
avaient fait pendant leur premiиre excursion, car, aprиs une heure
de marche, pas un gibier ne s’йtait encore montrй. Top, en courant
sous les basses ramures, ne donnait l’йveil qu’а des oiseaux qu’on
ne pouvait approcher. Les couroucous eux-mкmes йtaient absolument
invisibles, et il йtait probable que le marin serait forcй de
revenir а cette partie marйcageuse de la forкt, dans laquelle il
avait si heureusement opйrй sa pкche aux tйtras.

«Eh! Pencroff, dit Nab d’un ton un peu sarcastique, si c’est lа
tout le gibier que vous avez promis de rapporter а mon maоtre, il
ne faudra pas grand feu pour le faire rфtir!

-- Patience, Nab, rйpondit le marin, ce n’est pas le gibier qui
manquera au retour!

-- Vous n’avez donc pas confiance en M Smith?

-- Si.

-- Mais vous ne croyez pas qu’il fera du feu?

-- Je le croirai quand le bois flambera dans le foyer.

-- Il flambera, puisque mon maоtre l’a dit!

-- Nous verrons!»

Cependant, le soleil n’avait pas encore atteint le plus haut point
de sa course au-dessus de l’horizon.

L’exploration continua donc, et fut utilement marquйe par la
dйcouverte qu’Harbert fit d’un arbre dont les fruits йtaient
comestibles. C’йtait le pin pigeon, qui produit une amande
excellente, trиs estimйe dans les rйgions tempйrйes de l’Amйrique
et de l’Europe. Ces amandes йtaient dans un parfait йtat de
maturitй, et Harbert les signala а ses deux compagnons, qui s’en
rйgalиrent.

«Allons, dit Pencroff, des algues en guise de pain, des moules
crues en guise de chair, et des amandes pour dessert, voilа bien
le dоner de gens qui n’ont plus une seule allumette dans leur
poche!

-- Il ne faut pas se plaindre, rйpondit Harbert.

-- Je ne me plains pas, mon garзon, rйpondit Pencroff. Seulement,
je rйpиte que la viande est un peu trop йconomisйe dans ce genre
de repas!

-- Top a vu quelque chose!...» s’йcria Nab, qui courut vers un
fourrй au milieu duquel le chien avait disparu en aboyant.

Aux aboiements de Top se mкlaient des grognements singuliers.

Le marin et Harbert avaient suivi Nab. S’il y avait lа quelque
gibier, ce n’йtait pas le moment de discuter comment on pourrait
le faire cuire, mais bien comment on pourrait s’en emparer.

Les chasseurs, а peine entrйs dans le taillis, virent Top aux
prises avec un animal qu’il tenait par une oreille. Ce quadrupиde
йtait une espиce de porc long de deux pieds et demi environ, d’un
brun noirвtre mais moins foncй au ventre, ayant un poil dur et peu
йpais, et dont les doigts, alors fortement appliquйs sur le sol,
semblaient rйunis par des membranes.

Harbert crut reconnaоtre en cet animal un cabiai, c’est-а-dire un
des plus grands йchantillons de l’ordre des rongeurs.

Cependant, le cabiai ne se dйbattait pas contre le chien. Il
roulait bкtement ses gros yeux profondйment engagйs dans une
йpaisse couche de graisse. Peut-кtre voyait-il des hommes pour la
premiиre fois.

Cependant, Nab, ayant assurй son bвton dans sa main, allait
assommer le rongeur, quand celui-ci, s’arrachant aux dents de Top,
qui ne garda qu’un bout de son oreille, poussa un vigoureux
grognement, se prйcipita sur Harbert, le renversa а demi, et
disparut а travers bois.

«Ah! le gueux!» s’йcria Pencroff.

Aussitфt tous trois s’йtaient lancйs sur les traces de Top, et au
moment oщ ils allaient le rejoindre, l’animal disparaissait sous
les eaux d’une vaste mare, ombragйe par de grands pins sйculaires.

Nab, Harbert, Pencroff s’йtaient arrкtйs, immobiles. Top s’йtait
jetй а l’eau, mais le cabiai, cachй au fond de la mare, ne
paraissait plus.

«Attendons, dit le jeune garзon, car il viendra bientфt respirer а
la surface.

-- Ne se noiera-t-il pas? demanda Nab.

-- Non, rйpondit Harbert, puisqu’il a les pieds palmйs, et c’est
presque un amphibie. Mais guettons-le.»

Top йtait restй а la nage. Pencroff et ses deux compagnons
allиrent occuper chacun un point de la berge, afin de couper toute
retraite au cabiai, que le chien cherchait en nageant а la surface
de la mare.

Harbert ne se trompait pas. Aprиs quelques minutes, l’animal
remonta au-dessus des eaux. Top d’un bond fut sur lui, et
l’empкcha de plonger а nouveau. Un instant plus tard, le cabiai,
traоnй jusqu’а la berge, йtait assommй d’un coup du bвton de Nab.

«Hurrah! s’йcria Pencroff, qui employait volontiers ce cri de
triomphe. Rien qu’un charbon ardent, et ce rongeur sera rongй
jusqu’aux os!»

Pencroff chargea le cabiai sur son йpaule, et, jugeant а la
hauteur du soleil qu’il devait кtre environ deux heures, il donna
le signal du retour.

L’instinct de Top ne fut pas inutile aux chasseurs, qui, grвce а
l’intelligent animal, purent retrouver le chemin dйjа parcouru.
Une demi-heure aprиs, ils arrivaient au coude de la riviиre.

Ainsi qu’il l’avait fait la premiиre fois, Pencroff йtablit
rapidement un train de bois, bien que, faute de feu, cela lui
semblвt une besogne inutile, et, le train suivant le fil de l’eau,
on revint vers les Cheminйes.

Mais, le marin n’en йtait pas а cinquante pas qu’il s’arrкtait,
poussait de nouveau un hurrah formidable, et, tendant la main vers
l’angle de la falaise:

«Harbert! Nab! Voyez!» s’йcriait-il.

Une fumйe s’йchappait et tourbillonnait au-dessus des roches!

CHAPITRE X

Quelques instants aprиs, les trois chasseurs se trouvaient devant
un foyer pйtillant. Cyrus Smith et le reporter йtaient lа.
Pencroff les regardait l’un et l’autre, sans mot dire, son cabiai
а la main.

«Eh bien, oui, mon brave, s’йcria le reporter. Du feu, du vrai
feu, qui rфtira parfaitement ce magnifique gibier dont nous nous
rйgalerons tout а l’heure!

-- Mais qui a allumй?... demanda Pencroff.

-- Le soleil!»

La rйponse de Gйdйon Spilett йtait exacte. C’йtait le soleil qui
avait fourni cette chaleur dont s’йmerveillait Pencroff. Le marin
ne voulait pas en croire ses yeux, et il йtait tellement йbahi,
qu’il ne pensait pas а interroger l’ingйnieur.

«Vous aviez donc une lentille, monsieur? demanda Harbert а Cyrus
Smith.

-- Non, mon enfant, rйpondit celui-ci, mais j’en ai fait une.»

Et il montra l’appareil qui lui avait servi de lentille. C’йtaient
tout simplement les deux verres qu’il avait enlevйs а la montre du
reporter et а la sienne. Aprиs les avoir remplis d’eau et rendu
leurs bords adhйrents au moyen d’un peu de glaise, il s’йtait
ainsi fabriquй une vйritable lentille, qui, concentrant les rayons
solaires sur une mousse bien sиche, en avait dйterminй la
combustion.

Le marin considйra l’appareil, puis il regarda l’ingйnieur sans
prononcer un mot. Seulement, son regard en disait long! Si, pour
lui, Cyrus SMith n’йtait pas un dieu, c’йtait assurйment plus
qu’un homme. Enfin la parole lui revint, et il s’йcria:

«Notez cela, Monsieur Spilett, notez cela sur votre papier!

-- C’est notй», rйpondit le reporter.

Puis, Nab aidant, le marin disposa la broche, et le cabiai,
convenablement vidй, grilla bientфt, comme un simple cochon de
lait, devant une flamme claire et pйtillante.

Les Cheminйes йtaient redevenues plus habitables, non seulement
parce que les couloirs s’йchauffaient au feu du foyer, mais parce
que les cloisons de pierres et de sable avaient йtй rйtablies.

On le voit, l’ingйnieur et son compagnon avaient bien employй la
journйe. Cyrus Smith avait presque entiиrement recouvrй ses
forces, et s’йtait essayй en montant sur le plateau supйrieur. De
ce point, son oeil, accoutumй а йvaluer les hauteurs et les
distances, s’йtait longtemps fixй sur ce cфne dont il voulait le
lendemain atteindre la cime. Le mont, situй а six milles environ
dans le nord-ouest, lui parut mesurer trois mille cinq cents pieds
au-dessus du niveau de la mer. Par consйquent, le regard d’un
observateur postй а son sommet pourrait parcourir l’horizon dans
un rayon de cinquante milles au moins.

Il йtait donc probable que Cyrus Smith rйsoudrait aisйment cette
question «de continent ou d’оle», а laquelle il donnait, non sans
raison, le pas sur toutes les autres.

On soupa convenablement. La chair du cabiai fut dйclarйe
excellente. Les sargasses et les amandes de pin pignon
complйtиrent ce repas, pendant lequel l’ingйnieur parla peu. Il
йtait prйoccupй des projets du lendemain. Une ou deux fois,
Pencroff йmit quelques idйes sur ce qu’il conviendrait de faire,
mais Cyrus Smith, qui йtait йvidemment un esprit mйthodique, se
contenta de secouer la tкte.

«Demain, rйpйtait-il, nous saurons а quoi nous en tenir, et nous
agirons en consйquence.»

Le repas terminй, de nouvelles brassйes de bois furent jetйes sur
le foyer, et les hфtes des Cheminйes, y compris le fidиle Top,
s’endormirent d’un profond sommeil. Aucun incident ne troubla
cette nuit paisible, et le lendemain, -- 29 mars, -- frais et
dispos, ils se rйveillaient, prкts а entreprendre cette excursion
qui devait fixer leur sort.

Tout йtait prкt pour le dйpart. Les restes du cabiai pouvaient
nourrir pendant vingt-quatre heures encore Cyrus Smith et ses
compagnons. D’ailleurs, ils espйraient bien se ravitailler en
route. Comme les verres avaient йtй remis aux montres de
l’ingйnieur et du reporter, Pencroff brыla un peu de ce linge qui
devait servir d’amadou. Quant au silex, il ne devait pas manquer
dans ces terrains d’origine plutonienne.

Il йtait sept heures et demie du matin, quand les explorateurs,
armйs de bвtons, quittиrent les Cheminйes. Suivant l’avis de
Pencroff, il parut bon de prendre le chemin dйjа parcouru а
travers la forкt, quitte а revenir par une autre route. C’йtait
aussi la voie la plus directe pour atteindre la montagne. On
tourna donc l’angle sud, et on suivit la rive gauche de la
riviиre, qui fut abandonnйe au point oщ elle se coudait vers le
sud-ouest. Le sentier, dйjа frayй sous les arbres verts, fut
retrouvй, et, а neuf heures, Cyrus Smith et ses compagnons
atteignaient la lisiиre occidentale de la forкt.

Le sol, jusqu’alors peu accidentй, marйcageux d’abord, sec et
sablonneux ensuite, accusait une lйgиre pente, qui remontait du
littoral vers l’intйrieur de la contrйe. Quelques animaux, trиs
fuyards, avaient йtй entrevus sous les futaies. Top les faisait
lever lestement, mais son maоtre le rappelait aussitфt, car le
moment n’йtait pas venu de les poursuivre. Plus tard, on verrait.
L’ingйnieur n’йtait point homme а se laisser distraire de son idйe
fixe. On ne se serait mкme pas trompй en affirmant qu’il
n’observait le pays, ni dans sa configuration, ni dans ses
productions naturelles. Son seul objectif, c’йtait ce mont qu’il
prйtendait gravir, et il y allait tout droit.

А dix heures, on fit une halte de quelques minutes. Au sortir de
la forкt, le systиme orographique de la contrйe avait apparu aux
regards. Le mont se composait de deux cфnes. Le premier, tronquй а
une hauteur de deux mille cinq cents pieds environ, йtait soutenu
par de capricieux contreforts, qui semblaient se ramifier comme
les griffes d’une immense serre appliquйe sur le sol. Entre ces
contreforts se creusaient autant de vallйes йtroites, hйrissйes
d’arbres, dont les derniers bouquets s’йlevaient jusqu’а la
troncature du premier cфne. Toutefois, la vйgйtation paraissait
кtre moins fournie dans la partie de la montagne exposйe au nord-
est, et on y apercevait des zйbrures assez profondes, qui devaient
кtre des coulйes laviques. Sur le premier cфne reposait un second
cфne, lйgиrement arrondi а sa cime, et qui se tenait un peu de
travers. On eыt dit un vaste chapeau rond placй sur l’oreille. Il
semblait formй d’une terre dйnudйe, que perзaient en maint endroit
des roches rougeвtres.

C’йtait le sommet de ce second cфne qu’il convenait d’atteindre,
et l’arкte des contreforts devait offrir la meilleure route pour y
arriver.

«Nous sommes sur un terrain volcanique», avait dit Cyrus Smith, et
ses compagnons, le suivant, commencиrent а s’йlever peu а peu sur
le dos d’un contrefort, qui, par une ligne sinueuse et par
consйquent plus aisйment franchissable, aboutissait au premier
plateau.

Les intumescences йtaient nombreuses sur ce sol, que les forces
plutoniennes avaient йvidemment convulsionnй. За et lа, blocs
erratiques, dйbris nombreux de basalte, pierres ponces,
obsidiennes. Par bouquets isolйs, s’йlevaient de ces conifиres,
qui, quelques centaines de pieds plus bas, au fond des йtroites
gorges, formaient d’йpais massifs, presque impйnйtrables aux
rayons du soleil.

Pendant cette premiиre partie de l’ascension sur les rampes
infйrieures, Harbert fit remarquer des empreintes qui indiquaient
le passage rйcent de grands animaux, fauves ou autres.

«Ces bкtes-lа ne nous cйderont peut-кtre pas volontiers leur
domaine? dit Pencroff.

-- Eh bien, rйpondit le reporter, qui avait dйjа chassй le tigre
aux Indes et le lion en Afrique, nous verrons а nous en
dйbarrasser. Mais, en attendant, tenons-nous sur nos gardes!»

Cependant, on s’йlevait peu а peu. La route, accrue par des
dйtours et des obstacles qui ne pouvaient кtre franchis
directement, йtait longue. Quelquefois aussi, le sol manquait
subitement, et l’on se trouvait sur le bord de profondes crevasses
qu’il fallait tourner. А revenir ainsi sur ses pas, afin de suivre
quelque sentier praticable, c’йtait du temps employй et des
fatigues subies. А midi, quand la petite troupe fit halte pour
dйjeuner au pied d’un large bouquet de sapins, prиs d’un petit
ruisseau qui s’en allait en cascade, elle se trouvait encore а mi-
chemin du premier plateau, qui, dиs lors, ne serait
vraisemblablement atteint qu’а la nuit tombante. De ce point,
l’horizon de mer se dйveloppait plus largement; mais, sur la
droite, le regard, arrкtй par le promontoire aigu du sud-est, ne
pouvait dйterminer si la cфte se rattachait par un brusque retour
а quelque terre d’arriиre plan. А gauche, le rayon de vue gagnait
bien quelques milles au nord; toutefois, dиs le nord-ouest, au
point qu’occupaient les explorateurs, il йtait coupй net par
l’arкte d’un contrefort bizarrement taillй, qui formait comme la
puissante culйe du cфne central. On ne pouvait donc rien
pressentir encore de la question que voulait rйsoudre Cyrus Smith.

А une heure, l’ascension fut reprise. Il fallut biaiser vers le
sud-ouest et s’engager de nouveau dans des taillis assez йpais.
Lа, sous le couvert des arbres, voletaient plusieurs couples de
gallinacйs de la famille des faisans. C’йtaient des «tragopans»,
ornйs d’un fanon charnu qui pendait sur leurs gorges, et de deux
minces cornes cylindriques, plantйes en arriиre de leurs yeux.
Parmi ces couples, de la taille d’un coq, la femelle йtait
uniformйment brune, tandis que le mвle resplendissait sous son
plumage rouge, semй de petites larmes blanches.

Gйdйon Spilett, d’un coup de pierre, adroitement et vigoureusement
lancй, tua un de ces tragopans, que Pencroff, affamй par le grand
air, ne regarda pas sans quelque convoitise.

Aprиs avoir quittй ce taillis, les ascensionnistes, se faisant la
courte йchelle, gravirent sur un espace de cent pieds un talus
trиs raide, et atteignirent un йtage supйrieur, peu fourni
d’arbres, dont le sol prenait une apparence volcanique. Il
s’agissait alors de revenir vers l’est, en dйcrivant des lacets
qui rendaient les pentes plus praticables, car elles йtaient alors
fort raides, et chacun devait choisir avec soin l’endroit oщ se
posait son pied. Nab et Harbert tenaient la tкte, Pencroff la
queue; entre eux, Cyrus et le reporter. Les animaux qui
frйquentaient ces hauteurs -- et les traces ne manquaient pas --
devaient nйcessairement appartenir а ces races, au pied sыr et а
l’йchine souple, des chamois ou des isards. On en vit quelques-
uns, mais ce ne fut pas le nom que leur donna Pencroff, car, а un
certain moment:

«Des moutons!» s’йcria-t-il.

Tous s’йtaient arrкtйs а cinquante pas d’une demi-douzaine
d’animaux de grande taille, aux fortes cornes courbйes en arriиre
et aplaties vers la pointe, а la toison laineuse, cachйe sous de
longs poils soyeux de couleur fauve.

Ce n’йtaient point des moutons ordinaires, mais une espиce
communйment rйpandue dans les rйgions montagneuses des zones
tempйrйes, а laquelle Harbert donna le nom de mouflons.

«Ont-ils des gigots et des cфtelettes? demanda le marin.

-- Oui, rйpondit Harbert.

-- Eh bien, ce sont des moutons!» dit Pencroff.

Ces animaux, immobiles entre les dйbris de basalte, regardaient
d’un oeil йtonnй, comme s’ils voyaient pour la premiиre fois des
bipиdes humains. Puis, leur crainte subitement йveillйe, ils
disparurent en bondissant sur les roches.

«Au revoir!» leur cria Pencroff d’un ton si comique, que Cyrus
Smith, Gйdйon Spilett, Harbert et Nab ne purent s’empкcher de
rire.

L’ascension continua. On pouvait frйquemment observer, sur
certaines dйclivitйs, des traces de laves, trиs capricieusement
striйes. De petites solfatares coupaient parfois la route suivie
par les ascensionnistes, et il fallait en prolonger les bords. En
quelques points, le soufre avait dйposй sous la forme de
concrйtions cristallines, au milieu de ces matiиres qui prйcиdent
gйnйralement les йpanchements laviques, pouzzolanes а grains
irrйguliers et fortement torrйfiйs, cendres blanchвtres faites
d’une infinitй de petits cristaux feldspathiques. Aux approches du
premier plateau, formй par la troncature du cфne infйrieur, les
difficultйs de l’ascension furent trиs prononcйes. Vers quatre
heures, l’extrкme zone des arbres avait йtй dйpassйe. Il ne
restait plus, за et lа, que quelques pins grimaзants et dйcharnйs,
qui devaient avoir la vie dure pour rйsister, а cette hauteur, aux
grands vents du large.

Heureusement pour l’ingйnieur et ses compagnons, le temps йtait
beau, l’atmosphиre tranquille, car une violente brise, а une
altitude de trois mille pieds, eыt gкnй leurs йvolutions. La
puretй du ciel au zйnith se sentait а travers la transparence de
l’air. Un calme parfait rйgnait autour d’eux. Ils ne voyaient plus
le soleil, alors cachй par le vaste йcran du cфne supйrieur, qui
masquait le demi-horizon de l’ouest, et dont l’ombre йnorme,
s’allongeant jusqu’au littoral, croissait а mesure que l’astre
radieux s’abaissait dans sa course diurne. Quelques vapeurs,
brumes plutфt que nuages, commenзaient а se montrer dans l’est, et
se coloraient de toutes les couleurs spectrales sous l’action des
rayons solaires.

Cinq cents pieds seulement sйparaient alors les explorateurs du
plateau qu’ils voulaient atteindre, afin d’y йtablir un campement
pour la nuit, mais ces cinq cents pieds s’accrurent de plus de
deux milles par les zigzags qu’il fallut dйcrire. Le sol, pour
ainsi dire, manquait sous le pied. Les pentes prйsentaient souvent
un angle tellement ouvert, que l’on glissait sur les coulйes de
laves, quand les stries, usйes par l’air, n’offraient pas un point
d’appui suffisant. Enfin, le soir se faisait peu а peu, et il
йtait presque nuit, quand Cyrus Smith et ses compagnons, trиs
fatiguйs par une ascension de sept heures, arrivиrent au plateau
du premier cфne.

Il fut alors question d’organiser le campement, et de rйparer ses
forces, en soupant d’abord, en dormant ensuite. Ce second йtage de
la montagne s’йlevait sur une base de roches, au milieu desquelles
on trouva facilement une retraite. Le combustible n’йtait pas
abondant. Cependant, on pouvait obtenir du feu au moyen des
mousses et des broussailles sиches qui hйrissaient certaines
portions du plateau. Pendant que le marin prйparait son foyer sur
des pierres qu’il disposa а cet usage, Nab et Harbert s’occupиrent
de l’approvisionner en combustible.

Ils revinrent bientфt avec leur charge de broussailles.

Le briquet fut battu, le linge brыlй recueillit les йtincelles du
silex, et, sous le souffle de Nab, un feu pйtillant se dйveloppa,
en quelques instants, а l’abri des roches.

Ce feu n’йtait destinй qu’а combattre la tempйrature un peu froide
de la nuit, et il ne fut pas employй А la cuisson du faisan, que
Nab rйservait pour le lendemain. Les restes du cabiai et quelques
douzaines d’amandes de pin pignon formиrent les йlйments du
souper. Il n’йtait pas encore six heures et demie que tout йtait
terminй.

Cyrus Smith eut alors la pensйe d’explorer, dans la demi-
obscuritй, cette large assise circulaire qui supportait le cфne
supйrieur de la montagne. Avant de prendre quelque repos, il
voulait savoir si ce cфne pourrait кtre tournй а sa base, pour le
cas oщ ses flancs, trop dйclives, le rendraient inaccessible
jusqu’а son sommet. Cette question ne laissait pas de le
prйoccuper, car il йtait possible que, du cфtй oщ le chapeau
s’inclinait, c’est-а-dire vers le nord, le plateau ne fыt pas
praticable. Or, si la cime de la montagne ne pouvait кtre
atteinte, d’une part, et si, de l’autre, on ne pouvait contourner
la base du cфne, il serait impossible d’examiner la portion
occidentale de la contrйe, et le but de l’ascension serait en
partie manquй.

Donc, l’ingйnieur, sans tenir compte de ses fatigues, laissant
Pencroff et Nab organiser la couchйe, et Gйdйon Spilett noter les
incidents du jour, commenзa а suivre la lisiиre circulaire du
plateau, en se dirigeant vers le nord. Harbert l’accompagnait.

La nuit йtait belle et tranquille, l’obscuritй peu profonde
encore. Cyrus Smith et le jeune garзon marchaient l’un prиs de
l’autre, sans parler. En de certains endroits, le plateau
s’ouvrait largement devant eux, et ils passaient sans encombre. En
d’autres, obstruй par les йboulis, il n’offrait qu’une йtroite
sente, sur laquelle deux personnes ne pouvaient marcher de front.
Il arriva mкme qu’aprиs une marche de vingt minutes, Cyrus Smith
et Harbert durent s’arrкter. А partir de ce point, le talus des
deux cфnes affleurait. Plus d’йpaulement qui sйparвt les deux
parties de la montagne. La contourner sur des pentes inclinйes а
prиs de soixante-dix degrйs devenait impraticable.

Mais, si l’ingйnieur et le jeune garзon durent renoncer а suivre
une direction circulaire, en revanche, la possibilitй leur fut
alors donnйe de reprendre directement l’ascension du cфne. En
effet, devant eux s’ouvrait un йventrement profond du massif.
C’йtait l’йgueulement du cratиre supйrieur, le goulot, si l’on
veut, par lequel s’йchappaient les matiиres йruptives liquides, а
l’йpoque oщ le volcan йtait encore en activitй. Les laves durcies,
les scories encroыtйes formaient une sorte d’escalier naturel, aux
marches largement dessinйes, qui devaient faciliter l’accиs du
sommet de la montagne. Un coup d’oeil suffit а Cyrus Smith pour
reconnaоtre cette disposition, et, sans hйsiter, suivi du jeune
garзon, il s’engagea dans l’йnorme crevasse, au milieu d’une
obscuritй croissante.

C’йtait encore une hauteur de mille pieds а franchir.

Les dйclivitйs intйrieures du cratиre seraient-elles praticables?
On le verrait bien. L’ingйnieur continuerait sa marche
ascensionnelle, tant qu’il ne serait pas arrкtй. Heureusement, ces
dйclivitйs, trиs allongйes et trиs sinueuses, dйcrivaient un large
pas de vis а l’intйrieur du volcan, et favorisaient la marche en
hauteur.

Quant au volcan lui-mкme, on ne pouvait douter qu’il ne fыt
complиtement йteint. Pas une fumйe ne s’йchappait de ses flancs.
Pas une flamme ne se dйcelait dans les cavitйs profondes. Pas un
grondement, pas un murmure, pas un tressaillement ne sortait de ce
puits obscur, qui se creusait peut-кtre jusqu’aux entrailles du
globe. L’atmosphиre mкme, au dedans de ce cratиre, n’йtait saturйe
d’aucune vapeur sulfureuse. C’йtait plus que le sommeil d’un
volcan, c’йtait sa complиte extinction.

La tentative de Cyrus Smith devait rйussir. Peu а peu, Harbert et
lui, en remontant sur les parois internes, virent le cratиre
s’йlargir au-dessus de leur tкte. Le rayon de cette portion
circulaire du ciel, encadrйe par les bords du cфne, s’accrut
sensiblement. А chaque pas, pour ainsi dire, que firent Cyrus
Smith et Harbert, de nouvelles йtoiles entrиrent dans le champ de
leur vision. Les magnifiques constellations de ce ciel austral
resplendissaient. Au zйnith, brillaient d’un pur йclat la
splendide Antarиs du Scorpion, et, non loin, cette B du Centaure
que l’on croit кtre l’йtoile la plus rapprochйe du globe
terrestre. Puis, а mesure que s’йvasait le cratиre, apparurent
Fomalhaut du Poisson, le Triangle austral, et enfin, presque au
pфle antarctique du monde, cette йtincelante Croix du Sud, qui
remplace la Polaire de l’hйmisphиre borйal.

Il йtait prиs de huit heures, quand Cyrus Smith et Harbert mirent
le pied sur la crкte supйrieure du mont, au sommet du cфne.

L’obscuritй йtait complиte alors, et ne permettait pas au regard
de s’йtendre sur un rayon de deux milles. La mer entourait-elle
cette terre inconnue, ou cette terre se rattachait-elle, dans
l’ouest, а quelque continent du Pacifique? On ne pouvait encore le
reconnaоtre. Vers l’ouest, une bande nuageuse, nettement dessinйe
а l’horizon, accroissait les tйnиbres, et l’oeil ne savait
dйcouvrir si le ciel et l’eau s’y confondaient sur une mкme ligne
circulaire.

Mais, en un point de cet horizon, une vague lueur parut soudain,
qui descendait lentement, а mesure que le nuage montait vers le
zйnith.

C’йtait le croissant dйliй de la lune, dйjа prиs de disparaоtre.
Mais sa lumiиre suffit а dessiner nettement la ligne horizontale,
alors dйtachйe du nuage, et l’ingйnieur put voir son image
tremblotante se reflйter un instant sur une surface liquide.

Cyrus Smith saisit la main du jeune garзon, et, d’une voix grave:

«Une оle!» dit-il, au moment oщ le croissant lunaire s’йteignait
dans les flots.

CHAPITRE XI

Une demi-heure plus tard, Cyrus Smith et Harbert йtaient de retour
au campement. L’ingйnieur se bornait а dire а ses compagnons que
la terre sur laquelle le hasard les avait jetйs йtait une оle, et
que, le lendemain, on aviserait. Puis, chacun s’arrangea de son
mieux pour dormir, et, dans ce trou de basalte, а une hauteur de
deux mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer, par une
nuit paisible», les insulaires» goыtиrent un repos profond.

Le lendemain, 30 mars, aprиs un dйjeuner sommaire, dont le
tragopan rфti fit tous les frais, l’ingйnieur voulut remonter au
sommet du volcan, afin d’observer avec attention l’оle dans
laquelle lui et les siens йtaient emprisonnйs pour la vie, peut-
кtre, si cette оle йtait situйe а une grande distance de toute
terre, ou si elle ne se trouvait pas sur le chemin des navires qui
visitent les archipels de l’ocйan Pacifique. Cette fois, ses
compagnons le suivirent dans cette nouvelle exploration. Eux
aussi, ils voulaient voir cette оle а laquelle ils allaient
demander de subvenir а tous leurs besoins.

Il devait кtre sept heures du matin environ, quand Cyrus Smith,
Harbert, Pencroff, Gйdйon Spilett et Nab quittиrent le campement.
Aucun ne paraissait inquiet de la situation qui lui йtait faite.
Ils avaient foi en eux, sans doute, mais il faut observer que le
point d’appui de cette foi n’йtait pas le mкme chez Cyrus Smith
que chez ses compagnons.

L’ingйnieur avait confiance, parce qu’il se sentait capable
d’arracher а cette nature sauvage tout ce qui serait nйcessaire а
la vie de ses compagnons et а la sienne, et ceux-ci ne redoutaient
rien, prйcisйment parce que Cyrus Smith йtait avec eux. Cette
nuance se comprendra. Pencroff surtout, depuis l’incident du feu
rallumй, n’aurait pas dйsespйrй un instant, quand bien mкme il se
fыt trouvй sur un roc nu, si l’ingйnieur eыt йtй avec lui sur ce
roc.

«Bah! dit-il, nous sommes sortis de Richmond, sans la permission
des autoritйs! Ce serait bien le diable si nous ne parvenions pas
un jour ou l’autre а partir d’un lieu oщ personne ne nous
retiendra certainement!»

Cyrus Smith suivit le mкme chemin que la veille. On contourna le
cфne par le plateau qui formait йpaulement, jusqu’а la gueule de
l’йnorme crevasse.

Le temps йtait magnifique. Le soleil montait sur un ciel pur et
couvrait de ses rayons tout le flanc oriental de la montagne.

Le cratиre fut abordй. Il йtait bien tel que l’ingйnieur l’avait
reconnu dans l’ombre, c’est-а-dire un vaste entonnoir qui allait
en s’йvasant jusqu’а une hauteur de mille pieds au-dessus du
plateau. Au bas de la crevasse, de larges et йpaisses coulйes de
laves serpentaient sur les flancs du mont et jalonnaient ainsi la
route des matiиres йruptives jusqu’aux vallйes infйrieures qui
sillonnaient la portion septentrionale de l’оle.

L’intйrieur du cratиre, dont l’inclinaison ne dйpassait pas
trente-cinq а quarante degrйs, ne prйsentait ni difficultйs ni
obstacles а l’ascension.

On y remarquait les traces de laves trиs anciennes, qui
probablement s’йpanchaient par le sommet du cфne, avant que cette
crevasse latйrale leur eыt ouvert une voie nouvelle.

Quant а la cheminйe volcanique qui йtablissait la communication
entre les couches souterraines et le cratиre, on ne pouvait en
estimer la profondeur par le regard, car elle se perdait dans
l’obscuritй. Mais, quant а l’extinction complиte du volcan, elle
n’йtait pas douteuse.

Avant huit heures, Cyrus Smith et ses compagnons йtaient rйunis au
sommet du cratиre, sur une intumescence conique qui en
boursouflait le bord septentrional.

«La mer! la mer partout!» s’йcriиrent-ils, comme si leurs lиvres
n’eussent pu retenir ce mot qui faisait d’eux des insulaires.

La mer, en effet, l’immense nappe d’eau circulaire autour d’eux!
Peut-кtre, en remontant au sommet du cфne, Cyrus Smith avait-il eu
l’espoir de dйcouvrir quelque cфte, quelque оle rapprochйe, qu’il
n’avait pu apercevoir la veille pendant l’obscuritй. Mais rien
n’apparut jusqu’aux limites de l’horizon, c’est-а-dire sur un
rayon de plus de cinquante milles. Aucune terre en vue. Pas une
voile. Toute cette immensitй йtait dйserte, et l’оle occupait le
centre d’une circonfйrence qui semblait кtre infinie.

L’ingйnieur et ses compagnons, muets, immobiles, parcoururent du
regard, pendant quelques minutes, tous les points de l’Ocйan. Cet
Ocйan, leurs yeux le fouillиrent jusqu’а ses plus extrкmes
limites. Mais Pencroff, qui possйdait une si merveilleuse
puissance de vision, ne vit rien, et certainement, si une terre se
fыt relevйe а l’horizon, quand bien mкme elle n’eыt apparu que
sous l’apparence d’une insaisissable vapeur, le marin l’aurait
indubitablement reconnue, car c’йtaient deux vйritables tйlescopes
que la nature avait fixйs sous son arcade sourciliиre! De l’Ocйan,
les regards se reportиrent sur l’оle qu’ils dominaient tout
entiиre, et la premiиre question qui fut posйe le fut par Gйdйon
Spilett, en ces termes: «Quelle peut кtre la grandeur de cette
оle?»

Vйritablement, elle ne paraissait pas considйrable au milieu de
cet immense Ocйan.

Cyrus Smith rйflйchit pendant quelques instants; il observa
attentivement le pйrimиtre de l’оle, en tenant compte de la
hauteur а laquelle il se trouvait placй; puis:

«Mes amis, dit-il, je ne crois pas me tromper en donnant au
littoral de l’оle un dйveloppement de plus de cent milles.

-- Et consйquemment, sa superficie?...

-- Il est difficile de l’apprйcier, rйpondit l’ingйnieur, car elle
est trop capricieusement dйcoupйe.»

Si Cyrus Smith ne se trompait pas dans son йvaluation, l’оle
avait, а peu de chose prиs, l’йtendue de Malte ou Zante, dans la
Mйditerranйe; mais elle йtait, а la fois, beaucoup plus
irrйguliиre, et moins riche en caps, promontoires, pointes, baies,
anses ou criques. Sa forme, vйritablement йtrange, surprenait le
regard, et quand Gйdйon Spilett, sur le conseil de l’ingйnieur, en
eut dessinй les contours, on trouva qu’elle ressemblait а quelque
fantastique animal, une sorte de ptйropode monstrueux, qui eыt йtй
endormi а la surface du Pacifique.

Voici, en effet, la configuration exacte de cette оle, qu’il
importe de faire connaоtre, et dont la carte fut immйdiatement
dressйe par le reporter avec une prйcision suffisante.

La portion est du littoral, c’est-а-dire celle sur laquelle les
naufragйs avaient atterri, s’йchancrait largement et bordait une
vaste baie terminйe au sud-est par un cap aigu, qu’une pointe
avait cachй а Pencroff, lors de sa premiиre exploration. Au nord-
est, deux autres caps fermaient la baie, et entre eux se creusait
un йtroit golfe qui ressemblait а la mвchoire entr’ouverte de
quelque formidable squale.

Du nord-est au nord-ouest, la cфte s’arrondissait comme le crвne
aplati d’un fauve, pour se relever en formant une sorte de
gibbositй qui n’assignait pas un dessin trиs dйterminй а cette
partie de l’оle, dont le centre йtait occupй par la montagne
volcanique. De ce point, le littoral courait assez rйguliиrement
nord et sud, creusй, aux deux tiers de son pйrimиtre, par une
йtroite crique, а partir de laquelle il finissait en une longue
queue, semblable а l’appendice caudal d’un gigantesque alligator.

Cette queue formait une vйritable presqu’оle qui s’allongeait de
plus de trente milles en mer, а compter du cap sud-est de l’оle,
dйjа mentionnй, et elle s’arrondissait en dйcrivant une rade
foraine, largement ouverte, que dessinait le littoral infйrieur de
cette terre si йtrangement dйcoupйe.

Dans sa plus petite largeur, c’est-а-dire entre les Cheminйes et
la crique observйe sur la cфte occidentale qui lui correspondait
en latitude, l’оle mesurait dix milles seulement; mais sa plus
grande longueur, de la mвchoire du nord-est а l’extrйmitй de la
queue du sud-ouest, ne comptait pas moins de trente milles.

Quant а l’intйrieur de l’оle, son aspect gйnйral йtait celui-ci:
trиs boisйe dans toute sa portion mйridionale depuis la montagne
jusqu’au littoral, elle йtait aride et sablonneuse dans sa partie
septentrionale. Entre le volcan et la cфte est, Cyrus Smith et ses
compagnons furent assez surpris de voir un lac, encadrй dans sa
bordure d’arbres verts, dont ils ne soupзonnaient pas l’existence.
Vu de cette hauteur, le lac semblait кtre au mкme niveau que la
mer, mais, rйflexion faite, l’ingйnieur expliqua а ses compagnons
que l’altitude de cette petite nappe d’eau devait кtre de trois
cents pieds, car le plateau qui lui servait de bassin n’йtait que
le prolongement de celui de la cфte.

«C’est donc un lac d’eau douce? demanda Pencroff.

-- Nйcessairement, rйpondit l’ingйnieur, car il doit кtre alimentй
par les eaux qui s’йcoulent de la montagne.

-- J’aperзois une petite riviиre qui s’y jette, dit Harbert, en
montrant un йtroit ruisseau, dont la source devait s’йpancher dans
les contreforts de l’ouest.

-- En effet, rйpondit Cyrus Smith, et puisque ce ruisseau alimente
le lac il est probable que du cфtй de la mer il existe un
dйversoir par lequel s’йchappe le trop-plein des eaux. Nous
verrons cela а notre retour.»

Ce petit cours d’eau, assez sinueux, et la riviиre dйjа reconnue,
tel йtait le systиme hydrographique, du moins tel il se
dйveloppait aux yeux des explorateurs. Cependant, il йtait
possible que, sous ces masses d’arbres qui faisaient des deux
tiers de l’оle une forкt immense, d’autres rios s’йcoulassent vers
la mer. On devait mкme le supposer, tant cette rйgion se montrait
fertile et riche des plus magnifiques йchantillons de la flore des
zones tempйrйes. Quant а la partie septentrionale, nul indice
d’eaux courantes; peut-кtre des eaux stagnantes dans la portion
marйcageuse du nord-est, mais voilа tout; en somme, des dunes, des
sables, une ariditй trиs prononcйe qui contrastait vivement avec
l’opulence du sol dans sa plus grande йtendue.

Le volcan n’occupait pas la partie centrale de l’оle. Il se
dressait, au contraire, dans la rйgion du nord-ouest, et semblait
marquer la limite des deux zones. Au sud-ouest, au sud et au sud-
est, les premiers йtages des contreforts disparaissaient sous des
masses de verdure. Au nord, au contraire, on pouvait suivre leurs
ramifications, qui allaient mourir sur les plaines de sable.
C’йtait aussi de ce cфtй qu’au temps des йruptions, les
йpanchements s’йtaient frayйs un passage, et une large chaussйe de
laves se prolongeait jusqu’а cette йtroite mвchoire qui formait
golfe au nord-est.

Cyrus Smith et les siens demeurиrent une heure ainsi au sommet de
la montagne. L’оle se dйveloppait sous leurs regards comme un plan
en relief avec ses teintes diverses, vertes pour les forкts,
jaunes pour les sables, bleues pour les eaux. Ils la saisissaient
dans tout son ensemble, et ce sol cachй sous l’immense verdure, le
thalweg des vallйes ombreuses, l’intйrieur des gorges йtroites,
creusйes au pied du volcan, йchappaient seuls а leurs
investigations.

Restait une question grave а rйsoudre, et qui devait
singuliиrement influer sur l’avenir des naufragйs.

L’оle йtait-elle habitйe?

Ce fut le reporter qui posa cette question, а laquelle il semblait
que l’on pыt dйjа rйpondre nйgativement, aprиs le minutieux examen
qui venait d’кtre fait des diverses rйgions de l’оle.

Nulle part on n’apercevait l’oeuvre de la main humaine. Pas une
agglomйration de cases, pas une cabane isolйe, pas une pкcherie
sur le littoral. Aucune fumйe ne s’йlevait dans l’air et ne
trahissait la prйsence de l’homme. Il est vrai, une distance de
trente milles environ sйparait les observateurs des points
extrкmes, c’est-а-dire de cette queue qui se projetait au sud-
ouest, et il eыt йtй difficile, mкme aux yeux de Pencroff, d’y
dйcouvrir une habitation. On ne pouvait, non plus, soulever ce
rideau de verdure qui couvrait les trois quarts de l’оle, et voir
s’il abritait ou non quelque bourgade.

Mais, gйnйralement, les insulaires, dans ces йtroits espaces
йmergйs des flots du Pacifique, habitent plutфt le littoral, et le
littoral paraissait кtre absolument dйsert.

Jusqu’а plus complиte exploration, on pouvait donc admettre que
l’оle йtait inhabitйe.

Mais йtait-elle frйquentйe, au moins temporairement, par les
indigиnes des оles voisines? А cette question, il йtait difficile
de rйpondre. Aucune terre n’apparaissait dans un rayon d’environ
cinquante milles. Mais cinquante milles peuvent кtre facilement
franchis, soit par des praos malais, soit par de grandes pirogues
polynйsiennes. Tout dйpendait donc de la situation de l’оle, de
son isolement sur le Pacifique, ou de sa proximitй des archipels.

Cyrus Smith parviendrait-il sans instruments а relever plus tard
sa position en latitude et en longitude? Ce serait difficile. Dans
le doute, il йtait donc convenable de prendre certaines
prйcautions contre une descente possible des indigиnes voisins.

L’exploration de l’оle йtait achevйe, sa configuration dйterminйe,
son relief cotй, son йtendue calculйe, son hydrographie et son
orographie reconnues. La disposition des forкts et des plaines
avait йtй relevйe d’une maniиre gйnйrale sur le plan du reporter.
Il n’y avait plus qu’а redescendre les pentes de la montagne, et а
explorer le sol au triple point de vue de ses ressources
minйrales, vйgйtales et animales.

Mais, avant de donner а ses compagnons le signal du dйpart, Cyrus
Smith leur dit de sa voix calme et grave:

«Voici, mes amis, l’йtroit coin de terre sur lequel la main du
Tout-Puissant nous a jetйs. C’est ici que nous allons vivre,
longtemps peut-кtre. Peut-кtre aussi, un secours inattendu nous
arrivera-t-il, si quelque navire passe par hasard... Je dis par
hasard, car cette оle est peu importante; elle n’offre mкme pas un
port qui puisse servir de relвche aux bвtiments, et il est а
craindre qu’elle ne soit situйe en dehors des routes ordinairement
suivies, c’est-а-dire trop au sud pour les navires qui frйquentent
les archipels du Pacifique, trop au nord pour ceux qui se rendent
а l’Australie en doublant le cap Horn. Je ne veux rien vous
dissimuler de la situation...

-- Et vous avez raison, mon cher Cyrus, rйpondit vivement le
reporter. Vous avez affaire а des hommes. Ils ont confiance en
vous, et vous pouvez compter sur eux. -- N’est-ce pas, mes amis?

-- Je vous obйirai en tout, monsieur Cyrus, dit Harbert, qui
saisit la main de l’ingйnieur.

-- Mon maоtre, toujours et partout! s’йcria Nab.

-- Quant а moi, dit le marin, que je perde mon nom si je boude а
la besogne, et si vous le voulez bien, monsieur Smith, nous ferons
de cette оle une petite Amйrique! Nous y bвtirons des villes, nous
y йtablirons des chemins de fer, nous y installerons des
tйlйgraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformйe,
bien amйnagйe, bien civilisйe, nous irons l’offrir au gouvernement
de l’Union! Seulement, je demande une chose.

-- Laquelle? rйpondit le reporter.

-- C’est de ne plus nous considйrer comme des naufragйs, mais bien
comme des colons qui sont venus ici pour coloniser!»

Cyrus Smith ne put s’empкcher de sourire, et la motion du marin
fut adoptйe. Puis, il remercia ses compagnons, et ajouta qu’il
comptait sur leur йnergie et sur l’aide du ciel.

«Eh bien! en route pour les Cheminйes! s’йcria Pencroff.

-- Un instant, mes amis, rйpondit l’ingйnieur, il me paraоt bon de
donner un nom а cette оle, ainsi qu’aux caps, aux promontoires,
aux cours d’eau que nous avons sous les yeux.

-- Trиs bon, dit le reporter. Cela simplifiera а l’avenir les
instructions que nous pourrons avoir а donner ou а suivre.

-- En effet, reprit le marin, c’est dйjа quelque chose de pouvoir
dire oщ l’on va et d’oщ l’on vient. Au moins, on a l’air d’кtre
quelque part.

-- Les Cheminйes, par exemple, dit Harbert.

-- Juste! rйpondit Pencroff. Ce nom-lа, c’йtait dйjа plus commode,
et cela m’est venu tout seul. Garderons-nous а notre premier
campement ce nom de Cheminйes, monsieur Cyrus?

-- Oui, Pencroff, puisque vous l’avez baptisй ainsi.

-- Bon, quant aux autres, ce sera facile, reprit le marin, qui
йtait en verve. Donnons-leur des noms comme faisaient les
Robinsons dont Harbert m’a lu plus d’une fois l’histoire: «la baie
Providence», la «pointe des Cachalots», le «cap de l’Espoir
trompй»!...

-- Ou plutфt les noms de M Smith, rйpondit Harbert, de M Spilett,
de Nab!...

-- Mon nom! s’йcria Nab, en montrant ses dents йtincelantes de
blancheur.

-- Pourquoi pas? rйpliqua Pencroff. Le «port Nab», cela ferait
trиs bien! Et le «cap Gйdйon...»

-- Je prйfйrerais des noms empruntйs а notre pays, rйpondit le
reporter, et qui nous rappelleraient l’Amйrique.

-- Oui, pour les principaux, dit alors Cyrus Smith, pour ceux des
baies ou des mers, je l’admets volontiers. Que nous donnions а
cette vaste baie de l’est le nom de baie de l’Union, par exemple,
а cette large йchancrure du sud, celui de baie Washington, au mont
qui nous porte en ce moment, celui de mont Franklin, а ce lac qui
s’йtend sous nos regards, celui de lac Grant, rien de mieux, mes
amis. Ces noms nous rappelleront notre pays et ceux des grands
citoyens qui l’ont honorй; mais pour les riviиres, les golfes, les
caps, les promontoires, que nous apercevons du haut de cette
montagne, choisissons des dйnominations que rappellent plutфt leur
configuration particuliиre. Elles se graveront mieux dans notre
esprit, et seront en mкme temps plus pratiques. La forme de l’оle
est assez йtrange pour que nous ne soyons pas embarrassйs
d’imaginer des noms qui fassent figure. Quant aux cours d’eau que
nous ne connaissons pas, aux diverses parties de la forкt que nous
explorerons plus tard, aux criques qui seront dйcouvertes dans la
suite, nous les baptiserons а mesure qu’ils se prйsenteront а
nous. Qu’en pensez-vous, mes amis?»

La proposition de l’ingйnieur fut unanimement admise par ses
compagnons. L’оle йtait lа sous leurs yeux comme une carte
dйployйe, et il n’y avait qu’un nom а mettre а tous ses angles
rentrants ou sortants, comme а tous ses reliefs. Gйdйon Spilett
les inscrirait а mesure, et la nomenclature gйographique de l’оle
serait dйfinitivement adoptйe.

Tout d’abord, on nomma baie de l’Union, baie Washington et mont
Franklin, les deux baies et la montagne, ainsi que l’avait fait
l’ingйnieur.

«Maintenant, dit le reporter, а cette presqu’оle qui se projette
au sud-ouest de l’оle, je proposerai de donner le nom de
presqu’оle Serpentine, et celui de promontoire du Reptile
(Reptile-end) а la queue recourbйe qui la termine, car c’est
vйritablement une queue de reptile.

-- Adoptй, dit l’ingйnieur.

-- А prйsent, dit Harbert, cette autre extrйmitй de l’оle, ce
golfe qui ressemble si singuliиrement а une mвchoire ouverte,
appelons-le golfe du Requin (Shark-gulf).

-- Bien trouvй! s’йcria Pencroff, et nous complйterons l’image en
nommant cap Mandibule (Mandible-cape) les deux parties de la
mвchoire.

-- Mais il y a deux caps, fit observer le reporter.

-- Eh bien! rйpondit Pencroff, nous aurons le cap Mandibule-Nord
et le cap Mandibule-Sud.

-- Ils sont inscrits, rйpondit Gйdйon Spilett.

-- Reste а nommer la pointe а l’extrйmitй sud-est de l’оle, dit
Pencroff.

-- C’est-а-dire l’extrйmitй de la baie de l’Union? rйpondit
Harbert.

-- Cap de la Griffe (Claw-cape)», s’йcria aussitфt Nab, qui
voulait aussi, lui, кtre parrain d’un morceau quelconque de son
domaine.

Et, en vйritй, Nab avait trouvй une dйnomination excellente, car
ce cap reprйsentait bien la puissante griffe de l’animal
fantastique que figurait cette оle si singuliиrement dessinйe.

Pencroff йtait enchantй de la tournure que prenaient les choses,
et les imaginations, un peu surexcitйes, eurent bientфt donnй:

А la riviиre qui fournissait l’eau potable aux colons, et prиs de
laquelle le ballon les avait jetйs, le nom de la Mercy, -- un
vйritable remerciement а la Providence; А l’оlot sur lequel les
naufragйs avaient pris pied tout d’abord, le nom de l’оlot du
Salut (Safety-island); au plateau qui couronnait la haute muraille
de granit, au-dessus des Cheminйes, et d’oщ le regard pouvait
embrasser toute la vaste baie, le nom de plateau de Grande-vue;
enfin а tout ce massif d’impйnйtrables bois qui couvraient la
presqu’оle Serpentine, le nom de forкts du Far-West.

La nomenclature des parties visibles et connues de l’оle йtait
ainsi terminйe, et, plus tard, on la complйterait au fur et а
mesure des nouvelles dйcouvertes.

Quant а l’orientation de l’оle, l’ingйnieur l’avait dйterminйe
approximativement par la hauteur et la position du soleil, ce qui
mettait а l’est la baie de l’Union et tout le plateau de Grande-
vue. Mais le lendemain, en prenant l’heure exacte du lever et du
coucher du soleil, et en relevant sa position au demi-temps йcoulй
entre ce lever et ce coucher, il comptait fixer exactement le nord
de l’оle, car, par suite de sa situation dans l’hйmisphиre
austral, le soleil, au moment prйcis de sa culmination, passait au
nord, et non pas au midi, comme, en son mouvement apparent, il
semble le faire pour les lieux situйs dans l’hйmisphиre borйal.

Tout йtait donc terminй, et les colons n’avaient plus qu’а
redescendre le mont Franklin pour revenir aux Cheminйes, lorsque
Pencroff de s’йcrier:

«Eh bien! nous sommes de fameux йtourdis!

-- Pourquoi cela? demanda Gйdйon Spilett, qui avait fermй son
carnet, et se levait pour partir.

-- Et notre оle? Comment! Nous avons oubliй de la baptiser?»

Harbert allait proposer de lui donner le nom de l’ingйnieur, et
tous ses compagnons y eussent applaudi, quand Cyrus Smith dit
simplement:

«Appelons-la du nom d’un grand citoyen, mes amis, de celui qui
lutte maintenant pour dйfendre l’unitй de la rйpublique
amйricaine! Appelons-la l’оle Lincoln!»

Trois hurrahs furent la rйponse faite а la proposition de
l’ingйnieur.

Et ce soir-lа, avant de s’endormir, les nouveaux colons causиrent
de leur pays absent; ils parlиrent de cette terrible guerre qui
l’ensanglantait; ils ne pouvaient douter que le Sud ne fыt bientфt
rйduit, et que la cause du Nord, la cause de la justice, ne
triomphвt, grвce а Grant, grвce а Lincoln!

Or, ceci se passait le 30 mars 1865, et ils ne savaient guиre que,
seize jours aprиs, un crime effroyable serait commis а Washington,
et que, le vendredi saint, Abraham Lincoln tomberait sous la balle
d’un fanatique.

CHAPITRE XII

Les colons de l’оle Lincoln jetиrent un dernier regard autour
d’eux, ils firent le tour du cratиre par son йtroite arкte, et,
une demi-heure aprиs, ils йtaient redescendus sur le premier
plateau, а leur campement de la nuit.

Pencroff pensa qu’il йtait l’heure de dйjeuner, et, а ce propos,
il fut question de rйgler les deux montres de Cyrus Smith et du
reporter.

On sait que celle de Gйdйon Spilett avait йtй respectйe par l’eau
de mer, puisque le reporter avait йtй jetй tout d’abord sur le
sable, hors de l’atteinte des lames. C’йtait un instrument йtabli
dans des conditions excellentes, un vйritable chronomиtre de
poche, que Gйdйon Spilett n’avait jamais oubliй de remonter
soigneusement chaque jour.

Quant а la montre de l’ingйnieur, elle s’йtait nйcessairement
arrкtйe pendant le temps que Cyrus Smith avait passй dans les
dunes.

L’ingйnieur la remonta donc, et, estimant approximativement par la
hauteur du soleil qu’il devait кtre environ neuf heures du matin,
il mit sa montre а cette heure.

Gйdйon Spilett allait l’imiter, quand l’ingйnieur, l’arrкtant de
la main, lui dit:

«Non, mon cher Spilett, attendez. Vous avez conservй l’heure de
Richmond, n’est-ce pas?

-- Oui, Cyrus.

-- Par consйquent, votre montre est rйglйe sur le mйridien de
cette ville, mйridien qui est а peu prиs celui de Washington?

-- Sans doute.

-- Eh bien, conservez-la ainsi. Contentez-vous de la remonter trиs
exactement, mais ne touchez pas aux aiguilles. Cela pourra nous
servir.

-- А quoi bon?» pensa le marin.

On mangea, et si bien, que la rйserve de gibier et d’amandes fut
totalement йpuisйe. Mais Pencroff ne fut nullement inquiet. On se
rйapprovisionnerait en route. Top, dont la portion avait йtй fort
congrue, saurait bien trouver quelque nouveau gibier sous le
couvert des taillis. En outre, le marin songeait а demander tout
simplement а l’ingйnieur de fabriquer de la poudre, un ou deux
fusils de chasse, et il pensait que cela ne souffrirait aucune
difficultй. En quittant le plateau, Cyrus Smith proposa а ses
compagnons de prendre un nouveau chemin pour revenir aux
Cheminйes. Il dйsirait reconnaоtre ce lac Grant si magnifiquement
encadrй dans sa bordure d’arbres. On suivit donc la crкte de l’un
des contreforts, entre lesquels le creek qui l’alimentait, prenait
probablement sa source. En causant, les colons n’employaient plus
dйjа que les noms propres qu’ils venaient de choisir, et cela
facilitait singuliиrement l’йchange de leurs idйes. Harbert et
Pencroff -- l’un jeune et l’autre un peu enfant -- йtaient
enchantйs, et, tout en marchant, le marin disait:

«Hein! Harbert! comme cela va! Pas possible de nous perdre, mon
garзon, puisque, soit que nous suivions la route du lac Grant,
soit que nous rejoignions la Mercy а travers les bois du Far-West,
nous arriverons nйcessairement au plateau de Grande-vue, et, par
consйquent, а la baie de l’Union!»

Il avait йtй convenu que, sans former une troupe compacte, les
colons ne s’йcarteraient pas trop les uns des autres. Trиs
certainement, quelques animaux dangereux habitaient ces йpaisses
forкts de l’оle, et il йtait prudent de se tenir sur ses gardes.
Le plus gйnйralement, Pencroff, Harbert et Nab marchaient en tкte,
prйcйdйs de Top, qui fouillait les moindres coins. Le reporter et
l’ingйnieur allaient de compagnie, Gйdйon Spilett, prкt а noter
tout incident, l’ingйnieur, silencieux la plupart du temps, et ne
s’йcartant de sa route que pour ramasser, tantфt une chose, tantфt
une autre, substance minйrale ou vйgйtale, qu’il mettait dans sa
poche sans faire aucune rйflexion.

«Que diable ramasse-t-il donc ainsi? murmurait Pencroff. J’ai beau
regarder, je ne vois rien qui vaille la peine de se baisser!»

Vers dix heures, la petite troupe descendait les derniиres rampes
du mont Franklin. Le sol n’йtait encore semй que de buissons et de
rares arbres. On marchait sur une terre jaunвtre et calcinйe,
formant une plaine longue d’un mille environ, qui prйcйdait la
lisiиre des bois. De gros quartiers de ce basalte qui, suivant les
expйriences de Bischof, a exigй, pour se refroidir, trois cent
cinquante millions d’annйes, jonchaient la plaine, trиs tourmentйe
par endroits. Cependant, il n’y avait pas trace des laves, qui
s’йtaient plus particuliиrement йpanchйes par les pentes
septentrionales.

Cyrus Smith croyait donc atteindre, sans incident, le cours du
creek, qui, suivant lui, devait se dйrouler sous les arbres, а la
lisiиre de la plaine, quand il vit revenir prйcipitamment Harbert,
tandis que Nab et le marin se dissimulaient derriиre les roches.

«Qu’y a-t-il, mon garзon? demanda Gйdйon Spilett.

-- Une fumйe, rйpondit Harbert. Nous avons vu une fumйe monter
entre les roches, а cent pas de nous.

-- Des hommes en cet endroit? s’йcria le reporter.

-- Йvitons de nous montrer avant de savoir а qui nous avons
affaire, rйpondit Cyrus Smith. Je redoute plutфt les indigиnes,
s’il y en a sur cette оle, que je ne les dйsire. Oщ est Top?

-- Top est en avant.

-- Et il n’aboie pas?

-- Non.

-- C’est bizarre. Nйanmoins, essayons de le rappeler.»

En quelques instants, l’ingйnieur, Gйdйon Spilett et Harbert
avaient rejoint leurs deux compagnons, et, comme eux, ils
s’effacиrent derriиre des dйbris de basalte. De lа, ils
aperзurent, trиs visiblement, une fumйe qui tourbillonnait en
s’йlevant dans l’air, fumйe dont la couleur jaunвtre йtait trиs
caractйrisйe.

Top, rappelй par un lйger sifflement de son maоtre, revint, et
celui-ci, faisant signe а ses compagnons de l’attendre, se glissa
entre les roches.

Les colons, immobiles, attendaient avec une certaine anxiйtй le
rйsultat de cette exploration, quand un appel de Cyrus Smith les
fit accourir. Ils le rejoignirent aussitфt, et furent tout d’abord
frappйs de l’odeur dйsagrйable qui imprйgnait l’atmosphиre.

Cette odeur, aisйment reconnaissable, avait suffi а l’ingйnieur
pour deviner ce qu’йtait cette fumйe qui, tout d’abord, avait dы
l’inquiйter, et non sans raison.

«Ce feu, dit-il, ou plutфt cette fumйe, c’est la nature seule qui
en fait les frais. Il n’y a lа qu’une source sulfureuse, qui nous
permettra de traiter efficacement nos laryngites.

-- Bon! s’йcria Pencroff. Quel malheur que je ne sois pas
enrhumй!»

Les colons se dirigиrent alors vers l’endroit d’oщ s’йchappait la
fumйe. Lа, ils virent une source sulfurйe sodique, qui coulait
assez abondamment entre les roches, et dont les eaux dйgageaient
une vive odeur d’acide sulfhydrique, aprиs avoir absorbй l’oxygиne
de l’air.

Cyrus Smith, y trempant la main, trouva ces eaux onctueuses au
toucher. Il les goыta, et reconnut que leur saveur йtait un peu
douceвtre. Quant а leur tempйrature, il l’estima а quatre-vingt-
quinze degrйs Fahrenheit (35 degrйs centigrades au-dessus de
zйro). Et Harbert lui ayant demandй sur quoi il basait cette
йvaluation:

«Tout simplement, mon enfant, dit-il, parce que, en plongeant ma
main dans cette eau, je n’ai йprouvй aucune sensation de froid ni
de chaud. Donc, elle est а la mкme tempйrature que le corps
humain, qui est environ de quatre-vingt-quinze degrйs.»

Puis, la source sulfurйe n’offrant aucune utilisation actuelle,
les colons se dirigиrent vers l’йpaisse lisiиre de la forкt, qui
se dйveloppait а quelques centaines de pas.

Lа, ainsi qu’on l’avait prйsumй, le ruisseau promenait ses eaux
vives et limpides entre de hautes berges de terre rouge, dont la
couleur dйcelait la prйsence de l’oxyde de fer. Cette couleur fit
immйdiatement donner а ce cours d’eau le nom de Creek-Rouge.

Ce n’йtait qu’un large ruisseau, profond et clair, formй des eaux
de la montagne, qui, moitiй rio, moitiй torrent, ici coulant
paisiblement sur le sable, lа grondant sur des tкtes de roche ou
se prйcipitant en cascade, courait ainsi vers le lac sur une
longueur d’un mille et demi et une largeur variable de trente а
quarante pieds. Ses eaux йtaient douces, ce qui devait faire
supposer que celles du lac l’йtaient aussi. Circonstance heureuse,
pour le cas oщ l’on trouverait sur ses bords une demeure plus
convenable que les Cheminйes.

Quant aux arbres qui, quelques centaines de pieds en aval,
ombrageaient les rives du creek, ils appartenaient pour la plupart
aux espиces qui abondent dans la zone modйrйe de l’Australie ou de
la Tasmanie, et non plus а celles de ces conifиres qui hйrissaient
la portion de l’оle dйjа explorйe а quelques milles du plateau de
Grande-vue. А cette йpoque de l’annйe, au commencement de ce mois
d’avril, qui reprйsente dans cet hйmisphиre le mois d’octobre,
c’est-а-dire au dйbut de l’automne, le feuillage ne leur manquait
pas encore. C’йtaient plus particuliиrement des casuarinas et des
eucalyptus, dont quelques-uns devaient fournir au printemps
prochain une manne sucrйe tout а fait analogue а la manne
d’Orient. Des bouquets de cиdres australiens s’йlevaient aussi
dans les clairiиres, revкtues de ce haut gazon que l’on appelle
«tussac» dans la Nouvelle-Hollande; mais le cocotier, si abondant
sur les archipels du Pacifique, semblait manquer а l’оle, dont la
latitude йtait sans doute trop basse.

«Quel malheur! dit Harbert, un arbre si utile et qui a de si
belles noix!»

Quant aux oiseaux, ils pullulaient entre ces ramures un peu
maigres des eucalyptus et des casuarinas, qui ne gкnaient pas le
dйploiement de leurs ailes. Kakatoиs noirs, blancs ou gris,
perroquets et perruches, au plumage nuancй de toutes les couleurs,
«rois», d’un vert йclatant et couronnйs de rouge, loris bleus,
«blues-mountains», semblaient ne se laisser voir qu’а travers un
prisme, et voletaient au milieu d’un caquetage assourdissant.

Tout а coup, un bizarre concert de voix discordantes retentit au
milieu d’un fourrй. Les colons entendirent successivement le chant
des oiseaux, le cri des quadrupиdes, et une sorte de clappement
qu’ils auraient pu croire йchappй aux lиvres d’un indigиne. Nab et
Harbert s’йtaient йlancйs vers ce buisson, oubliant les principes
de la prudence la plus йlйmentaire. Trиs heureusement, il n’y
avait lа ni fauve redoutable, ni indigиne dangereux, mais tout
simplement une demi-douzaine de ces oiseaux moqueurs et chanteurs,
que l’on reconnut кtre des «faisans de montagne.» Quelques coups
de bвton, adroitement portйs, terminиrent la scиne d’imitation, ce
qui procura un excellent gibier pour le dоner du soir.

Harbert signala aussi de magnifiques pigeons, aux ailes bronzйes,
les uns surmontйs d’une crкte superbe, les autres drapйs de vert,
comme leurs congйnиres de Port-Macquarie; mais il fut impossible
de les atteindre, non plus que des corbeaux et des pies, qui
s’enfuyaient par bandes. UuUUn coup de fusil а petit plomb eыt
fait une hйcatombe de ces volatiles, mais les chasseurs en йtaient
encore rйduits, comme armes de jet, а la pierre, comme armes de
hast, au bвton, et ces engins primitifs ne laissaient pas d’кtre
trиs insuffisants.

Leur insuffisance fut dйmontrйe plus clairement encore, quand une
troupe de quadrupиdes, sautillant, bondissant, faisant des sauts
de trente pieds, vйritables mammifиres volants, s’enfuirent par-
dessus les fourrйs, si prestement et а de telles hauteurs, qu’on
aurait pu croire qu’ils passaient d’un arbre а l’autre, comme des
йcureuils.

«Des kangourous! s’йcria Harbert.

-- Et cela se mange? rйpliqua Pencroff.

-- Prйparй а l’йtuvйe, rйpondit le reporter, cela vaut la
meilleure venaison!...»

Gйdйon Spilett n’avait pas achevй cette phrase excitante, que le
marin, suivi de Nab et d’Harbert, s’йtait lancй sur les traces des
kangourous. Cyrus Smith les rappela, vainement. Mais ce devait
кtre vainement aussi que les chasseurs allaient poursuivre ce
gibier йlastique, qui rebondissait comme une balle. Aprиs cinq
minutes de course, ils йtaient essoufflйs, et la bande
disparaissait dans le taillis.

Top n’avait pas eu plus de succиs que ses maоtres.

«Monsieur Cyrus, dit Pencroff, lorsque l’ingйnieur et le reporter
l’eurent rejoint, Monsieur Cyrus, vous voyez bien qu’il est
indispensable de fabriquer des fusils. Est-ce que cela sera
possible?

-- Peut-кtre, rйpondit l’ingйnieur, mais nous commencerons d’abord
par fabriquer des arcs et des flиches, et je ne doute pas que vous
ne deveniez aussi adroits а les manier que des chasseurs
australiens.

-- Des flиches, des arcs! dit Pencroff avec une moue dйdaigneuse.
C’est bon pour des enfants!

-- Ne faites pas le fier, ami Pencroff, rйpondit le reporter. Les
arcs et les flиches ont suffi, pendant des siиcles, а ensanglanter
le monde. La poudre n’est que d’hier, et la guerre est aussi
vieille que la race humaine, -- malheureusement!

-- C’est ma foi vrai, Monsieur Spilett, rйpliqua le marin, et je
parle toujours trop vite. Faut m’excuser!»

Cependant, Harbert, tout а sa science favorite, l’histoire
naturelle, fit un retour sur les kangourous, en disant:

«Du reste, nous avons eu affaire lа а l’espиce la plus difficile а
prendre. C’йtaient des gйants а longue fourrure grise; mais, si je
ne me trompe, il existe des kangourous noirs et rouges, des
kangourous de rochers, des kangourous-rats, dont il est plus aisй
de s’emparer. On en compte une douzaine d’espиces...

-- Harbert, rйpliqua sentencieusement le marin, il n’y a pour moi
qu’une seule espиce de kangourou, le «kangourou а la broche», et
c’est prйcisйment celle qui nous manquera ce soir!»

On ne put s’empкcher de rire en entendant la nouvelle
classification de maоtre Pencroff. Le brave marin ne cacha point
son regret d’en кtre rйduit pour dоner aux faisans-chanteurs; mais
la fortune devait se montrer encore une fois complaisante pour
lui. En effet, Top, qui sentait bien que son intйrкt йtait en jeu,
allait et furetait partout avec un instinct doublй d’un appйtit
fйroce. Il йtait mкme probable que si quelque piиce de gibier lui
tombait sous la dent, il n’en resterait guиre aux chasseurs, et
que Top chassait alors pour son propre compte; mais Nab le
surveillait, et il fit bien.

Vers trois heures, le chien disparut dans les broussailles, et de
sourds grognements indiquиrent bientфt qu’il йtait aux prises avec
quelque animal.

Nab s’йlanзa, et, effectivement, il aperзut Top dйvorant avec
aviditй un quadrupиde, et que, dix secondes plus tard, il eыt йtй
impossible de reconnaоtre dans l’estomac de Top. Mais, trиs
heureusement, le chien йtait tombй sur une nichйe; il avait fait
coup triple, et deux autres rongeurs -- les animaux en question
appartenaient а cet ordre -- gisaient йtranglйs sur le sol.

Nab reparut donc triomphalement, tenant de chaque main un de ces
rongeurs, dont la taille dйpassait celle d’un liиvre. Leur pelage
jaune йtait mйlangй de taches verdвtres, et leur queue n’existait
qu’а l’йtat rudimentaire. Des citoyens de l’Union ne pouvaient
hйsiter а donner а ces rongeurs le nom qui leur convenait.

C’йtaient des «maras», sorte d’agoutis, un peu plus grands que
leurs congйnиres des contrйes tropicales, vйritables lapins
d’Amйrique, aux longues oreilles, aux mвchoires armйes sur chaque
cфtй de cinq molaires, ce qui les distingue prйcisйment des
agoutis.

«Hurrah! s’йcria Pencroff. Le rфti est arrivй! Et, maintenant,
nous pouvons rentrer а la maison!»

La marche, un instant interrompue, fut reprise. Le Creek-Rouge
roulait toujours ses eaux limpides sous la voыte des casuarinas,
des banksias et des gommiers gigantesques. Des liliacйes superbes
s’йlevaient jusqu’а une hauteur de vingt pieds.

D’autres espиces arborescentes, inconnues au jeune naturaliste, se
penchaient sur le ruisseau, que l’on entendait murmurer sous ces
berceaux de verdure.

Cependant, le cours d’eau s’йlargissait sensiblement, et Cyrus
Smith йtait portй а croire qu’il aurait bientфt atteint son
embouchure. En effet, au sortir d’un йpais massif de beaux arbres,
elle apparut tout а coup.

Les explorateurs йtaient arrivйs sur la rive occidentale du lac
Grant. L’endroit valait la peine d’кtre regardй. Cette йtendue
d’eau, d’une circonfйrence de sept milles environ et d’une
superficie de deux cent cinquante acres, reposait dans une bordure
d’arbres variйs. Vers l’est, а travers un rideau de verdure
pittoresquement relevй en certains endroits, apparaissait un
йtincelant horizon de mer. Au nord, le lac traзait une courbure
lйgиrement concave, qui contrastait avec le dessin aigu de sa
pointe infйrieure. De nombreux oiseaux aquatiques frйquentaient
les rives de ce petit Ontario, dont les «mille оles» de son
homonyme amйricain йtaient reprйsentйes par un rocher qui
йmergeait de sa surface, а quelques centaines de pieds de la rive
mйridionale. Lа, vivaient en commun plusieurs couples de martins-
pкcheurs, perchйs sur quelque pierre, graves, immobiles, guettant
les poissons au passage, puis, s’йlanзant, plongeant en faisant
entendre un cri aigu, et reparaissant, la proie au bec. Ailleurs,
sur les rives et sur l’оlot, se pavanaient des canards sauvages,
des pйlicans, des poules d’eau, des becs-rouges, des philйdons,
munis d’une langue en forme de pinceau, et un ou deux йchantillons
de ces menures splendides, dont la queue se dйveloppe comme les
montants gracieux d’une lyre.

Quant aux eaux du lac, elles йtaient douces, limpides, un peu
noires, et а certains bouillonnements, aux cercles concentriques
qui s’entre-croisaient а leur surface, on ne pouvait douter
qu’elles ne fussent trиs poissonneuses.

«Il est vraiment beau! ce lac, dit Gйdйon Spilett. On vivrait sur
ses bords!

-- On y vivra!» rйpondit Cyrus Smith.

Les colons, voulant alors revenir par le plus court aux Cheminйes,
descendirent jusqu’а l’angle formй au sud par la jonction des
rives du lac. Ils se frayиrent, non sans peine, un chemin а
travers ces fourrйs et ces broussailles, que la main de l’homme
n’avait jamais encore йcartйs, et ils se dirigиrent ainsi vers le
littoral, de maniиre а arriver au nord du plateau de Grande-vue.
Deux milles furent franchis dans cette direction, puis, aprиs le
dernier rideau d’arbres, apparut le plateau, tapissй d’un йpais
gazon, et, au delа, la mer infinie.

Pour revenir aux cheminйes, il suffisait de traverser obliquement
le plateau sur un espace d’un mille et de redescendre jusqu’au
coude formй par le premier dйtour de la Mercy. Mais l’ingйnieur
dйsirait reconnaоtre comment et par oщ s’йchappait le trop-plein
des eaux du lac, et l’exploration fut prolongйe sous les arbres
pendant un mille et demi vers le nord. Il йtait probable, en
effet, qu’un dйversoir existait quelque part, et sans doute а
travers une coupйe du granit. Ce lac n’йtait, en somme, qu’une
immense vasque, qui s’йtait remplie peu а peu par le dйbit du
creek, et il fallait bien que son trop-plein s’йcoulвt а la mer
par quelque chute. S’il en йtait ainsi, l’ingйnieur pensait qu’il
serait peut-кtre possible d’utiliser cette chute et de lui
emprunter sa force, actuellement perdue sans profit pour personne.
On continua donc а suivre les rives du lac Grant, en remontant le
plateau; mais, aprиs avoir fait encore un mille dans cette
direction, Cyrus Smith n’avait pu dйcouvrir le dйversoir, qui
devait exister cependant.

Il йtait quatre heures et demie alors. Les prйparatifs du dоner
exigeaient que les colons rentrassent а leur demeure. La petite
troupe revint donc sur ses pas, et, par la rive gauche de la
Mercy, Cyrus Smith et ses compagnons arrivиrent aux Cheminйes.

Lа, le feu fut allumй, et Nab et Pencroff, auxquels йtaient
naturellement dйvolues les fonctions de cuisiniers, l’un en sa
qualitй de nиgre, l’autre en sa qualitй de marin, prйparиrent
lestement des grillades d’agoutis, auxquelles on fit largement
honneur.

Le repas terminй, au moment oщ chacun allait se livrer au sommeil,
Cyrus Smith tira de sa poche de petits йchantillons de minйraux
d’espиces diffйrentes, et se borna а dire:

«Mes amis, ceci est du minerai de fer, ceci une pyrite, ceci de
l’argile, ceci de la chaux, ceci du charbon. Voilа ce que nous
donne la nature, et voilа sa part dans le travail commun! -- а
demain la nфtre!»

CHAPITRE XIII

«Eh bien, monsieur Cyrus, par oщ allons-nous commencer? demanda le
lendemain matin Pencroff а l’ingйnieur.

-- Par le commencement», rйpondit Cyrus Smith.

Et en effet, c’йtait bien par le «commencement» que ces colons
allaient кtre forcйs de dйbuter. Ils ne possйdaient mкme pas les
outils nйcessaires а faire les outils, et ils ne se trouvaient
mкme pas dans les conditions de la nature, qui», ayant le temps,
йconomise l’effort.» Le temps leur manquait, puisqu’ils devaient
immйdiatement subvenir aux besoins de leur existence, et si,
profitant de l’expйrience acquise, ils n’avaient rien а inventer,
du moins avaient-ils tout а fabriquer.

Leur fer, leur acier n’йtaient encore qu’а l’йtat de minerai, leur
poterie а l’йtat d’argile, leur linge et leurs habits а l’йtat de
matiиres textiles.

Il faut dire, d’ailleurs, que ces colons йtaient des «hommes» dans
la belle et puissante acception du mot. L’ingйnieur Smith ne
pouvait кtre secondй par de plus intelligents compagnons, ni avec
plus de dйvouement et de zиle. Il les avait interrogйs. Il
connaissait leurs aptitudes.

Gйdйon Spilett, reporter de grand talent, ayant tout appris pour
pouvoir parler de tout, devait contribuer largement de la tкte et
de la main а la colonisation de l’оle. Il ne reculerait devant
aucune tвche, et, chasseur passionnй, il ferait un mйtier de ce
qui, jusqu’alors, n’avait йtй pour lui qu’un plaisir.

Harbert, brave enfant, remarquablement instruit dйjа dans les
sciences naturelles, allait fournir un appoint sйrieux а la cause
commune.

Nab, c’йtait le dйvouement personnifiй. Adroit, intelligent,
infatigable, robuste, d’une santй de fer, il s’entendait quelque
peu au travail de la forge et ne pouvait qu’кtre trиs utile а la
colonie.

Quant а Pencroff, il avait йtй marin sur tous les ocйans,
charpentier dans les chantiers de construction de Brooklyn, aide-
tailleur sur les bвtiments de l’йtat, jardinier, cultivateur,
pendant ses congйs, etc., et comme les gens de mer, propre а tout,
il savait tout faire.

Il eыt йtй vйritablement difficile de rйunir cinq hommes plus
propres а lutter contre le sort, plus assurйs d’en triompher.

«Par le commencement», avait dit Cyrus Smith. Or, ce commencement
dont parlait l’ingйnieur, c’йtait la construction d’un appareil
qui pыt servir а transformer les substances naturelles. On sait le
rфle que joue la chaleur dans ces transformations. Or, le
combustible, bois ou charbon de terre, йtait immйdiatement
utilisable. Il s’agissait donc de bвtir un four pour l’utiliser.

«А quoi servira ce four? demanda Pencroff.

-- А fabriquer la poterie dont nous avons besoin, rйpondit Cyrus
Smith.

-- Et avec quoi ferons-nous le four?

-- Avec des briques.

-- Et les briques?

-- Avec de l’argile. En route, mes amis. Pour йviter les
transports, nous йtablirons notre atelier au lieu mкme de
production. Nab apportera des provisions, et le feu ne manquera
pas pour la cuisson des aliments.

-- Non, rйpondit le reporter, mais si les aliments viennent а
manquer, faute d’instruments de chasse!

-- Ah! si nous avions seulement un couteau! s’йcria le marin.

-- Eh bien? demanda Cyrus Smith.

-- Eh bien! j’aurais vite fait de fabriquer un arc et des flиches,
et le gibier abonderait а l’office!

-- Oui, un couteau, une lame tranchante...» dit l’ingйnieur, comme
s’il se fыt parlй а lui-mкme.

En ce moment, ses regards se portиrent vers Top, qui allait et
venait sur le rivage.

Soudain, le regard de Cyrus Smith s’anima.

«Top, ici!» dit-il.

Le chien accourut а l’appel de son maоtre. Celui-ci prit la tкte
de Top entre ses mains, et, dйtachant le collier que l’animal
portait au cou, il le rompit en deux parties, en disant: «Voilа
deux couteaux, Pencroff!» Deux hurrahs du marin lui rйpondirent.
Le collier de Top йtait fait d’une mince lame d’acier trempй. Il
suffisait donc de l’affыter d’abord sur une pierre de grиs, de
maniиre а mettre au vif l’angle du tranchant, puis d’enlever le
morfil sur un grиs plus fin. Or, ce genre de roche arйnacйe se
rencontrait abondamment sur la grиve, et, deux heures aprиs,
l’outillage de la colonie se composait de deux lames tranchantes
qu’il avait йtй facile d’emmancher dans une poignйe solide.

La conquкte de ce premier outil fut saluйe comme un triomphe.
Conquкte prйcieuse, en effet, et qui venait а propos.

On partit. L’intention de Cyrus Smith йtait de retourner а la rive
occidentale du lac, lа oщ il avait remarquй la veille cette terre
argileuse dont il possйdait un йchantillon. On prit donc par la
berge de la Mercy, on traversa le plateau de Grande-vue, et, aprиs
une marche de cinq milles au plus, on arrivait а une clairiиre
situйe а deux cents pas du lac Grant.

Chemin faisant, Harbert avait dйcouvert un arbre dont les Indiens
de l’Amйrique mйridionale emploient les branches а fabriquer leurs
arcs. C’йtait le «crejimba», de la famille des palmiers, qui ne
porte pas de fruits comestibles. Des branches longues et droites
furent coupйes, effeuillйes, taillйes, plus fortes en leur milieu,
plus faibles а leurs extrйmitйs, et il n’y avait plus qu’а trouver
une plante propre а former la corde de l’arc. Ce fut une espиce
appartenant а la famille des malvacйes, un «hibiscus
heterophyllus», qui fournit des fibres d’une tйnacitй remarquable,
qu’on eыt pu comparer а des tendons d’animaux.

Pencroff obtint ainsi des arcs d’une assez grande puissance,
auxquels il ne manquait plus que les flиches. Celles-ci йtaient
faciles а faire avec des branches droites et rigides, sans
nodositйs, mais la pointe qui devait les armer, c’est-а-dire une
substance propre а remplacer le fer, ne devait pas se rencontrer
si aisйment. Mais Pencroff se dit qu’ayant fourni, lui, sa part
dans le travail, le hasard ferait le reste.

Les colons йtaient arrivйs sur le terrain reconnu la veille. Il se
composait de cette argile figuline qui sert а confectionner les
briques et les tuiles, argile, par consйquent, trиs convenable
pour l’opйration qu’il s’agissait de mener а bien. La main-
d’oeuvre ne prйsentait aucune difficultй. Il suffisait de
dйgraisser cette figuline avec du sable, de mouler les briques et
de les cuire а la chaleur d’un feu de bois.

Ordinairement, les briques sont tassйes dans des moules, mais
l’ingйnieur se contenta de les fabriquer а la main. Toute la
journйe et la suivante furent employйes а ce travail. L’argile,
imbibйe d’eau, corroyйe ensuite avec les pieds et les poignets des
manipulateurs, fut divisйe en prismes d’йgale grandeur. Un ouvrier
exercй peut confectionner, sans machine, jusqu’а dix mille briques
par douze heures; mais dans leurs deux journйes de travail, les
cinq briquetiers de l’оle Lincoln n’en fabriquиrent pas plus de
trois mille, qui furent rangйes les unes prиs des autres, jusqu’au
moment oщ leur complиte dessiccation permettrait d’en opйrer la
cuisson, c’est-а-dire dans trois ou quatre jours.

Ce fut dans la journйe du 2 avril que Cyrus Smith s’occupa de
fixer l’orientation de l’оle.

La veille, il avait notй exactement l’heure а laquelle le soleil
avait disparu sous l’horizon, en tenant compte de la rйfraction.
Ce matin-lа, il releva non moins exactement l’heure а laquelle il
reparut. Entre ce coucher et ce lever, douze heures vingt-quatre
minutes s’йtaient йcoulйes. Donc, six heures douze minutes aprиs
son lever, le soleil, ce jour-lа, passerait exactement au
mйridien, et le point du ciel qu’il occuperait а ce moment serait
le nord.

А l’heure dite, Cyrus releva ce point, et, en mettant l’un par
l’autre avec le soleil deux arbres qui devaient lui servir de
repиres, il obtint ainsi une mйridienne invariable pour ses
opйrations ultйrieures.

Pendant les deux jours qui prйcйdиrent la cuisson des briques, on
s’occupa de s’approvisionner de combustible. Des branches furent
coupйes autour de la clairiиre, et l’on ramassa tout le bois tombй
sous les arbres. Cela ne se fit pas sans que l’on chassвt un peu
dans les environs, d’autant mieux que Pencroff possйdait
maintenant quelques douzaines de flиches armйes de pointes trиs
acйrйes. C’йtait Top qui avait fourni ces pointes, en rapportant
un porc-йpic, assez mйdiocre comme gibier, mais d’une
incontestable valeur, grвce aux piquants dont il йtait hйrissй.
Ces piquants furent ajustйs solidement а l’extrйmitй des flиches,
dont la direction fut assurйe par un empennage de plumes de
kakatoиs. Le reporter et Harbert devinrent promptement de trиs
adroits tireurs d’arc. Aussi, le gibier de poil et de plume
abonda-t-il aux Cheminйes, cabiais, pigeons, agoutis, coqs de
bruyиre, etc. La plupart de ces animaux furent tuйs dans la partie
de la forкt situйe sur la rive gauche de la Mercy, et а laquelle
on donna le nom de bois du Jacamar, en souvenir du volatile que
Pencroff et Harbert avaient poursuivi lors de leur premiиre
exploration.

Ce gibier fut mangй frais, mais on conserva les jambons de cabiai,
en les fumant au-dessus d’un feu de bois vert, aprиs les avoir
aromatisйs avec des feuilles odorantes. Cependant, cette
nourriture trиs fortifiante, c’йtait toujours rфtis sur rфtis, et
les convives eussent йtй heureux d’entendre chanter dans l’вtre un
simple pot-au-feu; mais il fallait attendre que le pot fыt
fabriquй, et, par consйquent, que le four fыt bвti.

Pendant ces excursions, qui ne se firent que dans un rayon trиs
restreint autour de la briqueterie, les chasseurs purent constater
le passage rйcent d’animaux de grande taille, armйs de griffes
puissantes, dont ils ne purent reconnaоtre l’espиce.

Cyrus Smith leur recommanda donc une extrкme prudence, car il
йtait probable que la forкt renfermait quelques fauves dangereux.

Et il fit bien. En effet, Gйdйon Spilett et Harbert aperзurent un
jour un animal qui ressemblait а un jaguar. Ce fauve,
heureusement, ne les attaqua pas, car ils ne s’en seraient peut-
кtre pas tirйs sans quelque grave blessure. Mais dиs qu’il aurait
une arme sйrieuse, c’est-а-dire un de ces fusils que rйclamait
Pencroff, Gйdйon Spilett se promettait bien de faire aux bкtes
fйroces une guerre acharnйe et d’en purger l’оle.

Les Cheminйes, pendant ces quelques jours, ne furent pas amйnagйes
plus confortablement, car l’ingйnieur comptait dйcouvrir ou bвtir,
s’il le fallait, une demeure plus convenable. On se contenta
d’йtendre sur le sable des couloirs une fraоche litiиre de mousses
et de feuilles sиches, et, sur ces couchettes un peu primitives,
les travailleurs, harassйs, dormaient d’un parfait sommeil.

On fit aussi le relevй des jours йcoulйs dans l’оle Lincoln,
depuis que les colons y avaient atterri, et l’on en tint depuis
lors un compte rйgulier. Le 5 avril, qui йtait un mercredi, il y
avait douze jours que le vent avait jetй les naufragйs sur ce
littoral.

Le 6 avril, dиs l’aube, l’ingйnieur et ses compagnons йtaient
rйunis sur la clairiиre, а l’endroit oщ allait s’opйrer la cuisson
des briques.

Naturellement, cette opйration devait se faire en plein air, et
non dans des fours, ou plutфt, l’agglomйration des briques ne
serait qu’un йnorme four qui se cuirait lui-mкme. Le combustible,
fait de fascines bien prйparйes, fut disposй sur le sol, et on
l’entoura de plusieurs rangs de briques sйchйes, qui formиrent
bientфt un gros cube, а l’extйrieur duquel des йvents furent
mйnagйs. Ce travail dura toute la journйe, et, le soir seulement,
on mit le feu aux fascines.

Cette nuit-lа, personne ne se coucha, et on veilla avec soin а ce
que le feu ne se ralentоt pas.

L’opйration dura quarante-huit heures et rйussit parfaitement. Il
fallut alors laisser refroidir la masse fumante, et, pendant ce
temps, Nab et Pencroff, guidйs par Cyrus Smith, charriиrent, sur
une claie faite de branchages entrelacйs, plusieurs charges de
carbonate de chaux, pierres trиs communes, qui se trouvaient
abondamment au nord du lac. Ces pierres, dйcomposйes par la
chaleur, donnиrent une chaux vive, trиs grasse, foisonnant
beaucoup par l’extinction, aussi pure enfin que si elle eыt йtй
produite par la calcination de la craie ou du marbre. Mйlangйe
avec du sable, dont l’effet est d’attйnuer le retrait de la pвte
quand elle se solidifie, cette chaux fournit un mortier excellent.
De ces divers travaux, il rйsulta que, le 9 avril, l’ingйnieur
avait а sa disposition une certaine quantitй de chaux toute
prйparйe, et quelques milliers de briques.

On commenзa donc, sans perdre un instant, la construction d’un
four, qui devait servir а la cuisson des diverses poteries
indispensables pour les usages domestiques. On y rйussit sans trop
de difficultй. Cinq jours aprиs, le four fut chargй de cette
houille dont l’ingйnieur avait dйcouvert un gisement а ciel ouvert
vers l’embouchure du Creek-Rouge, et les premiиres fumйes
s’йchappaient d’une cheminйe haute d’une vingtaine de pieds. La
clairiиre йtait transformйe en usine, et Pencroff n’йtait pas
йloignй de croire que de ce four allaient sortir tous les produits
de l’industrie moderne. En attendant, ce que les colons
fabriquиrent tout d’abord, ce fut une poterie commune, mais trиs
propre а la cuisson des aliments. La matiиre premiиre йtait cette
argile mкme du sol, а laquelle Cyrus Smith fit ajouter un peu de
chaux et du quartz. En rйalitй, cette pвte constituait ainsi la
vйritable «terre de pipe», avec laquelle on fit des pots, des
tasses qui avaient йtй moulйes sur des galets de formes
convenables, des assiettes, de grandes jarres et des cuves pour
contenir l’eau, etc.

La forme de ces objets йtait gauche, dйfectueuse; mais, aprиs
qu’ils eurent йtй cuits а une haute tempйrature, la cuisine des
Cheminйes se trouva pourvue d’un certain nombre d’ustensiles aussi
prйcieux que si le plus beau kaolin fыt entrй dans leur
composition.

Il faut mentionner ici que Pencroff, dйsireux de savoir si cette
argile, ainsi prйparйe, justifiait son nom de «terre de pipe», se
fabriqua quelques pipes assez grossiиres, qu’il trouva charmantes,
mais auxquelles le tabac manquait, hйlas! Et, il faut le dire,
c’йtait une grosse privation pour Pencroff.

«Mais le tabac viendra, comme toutes choses!» rйpйtait-il dans ses
йlans de confiance absolue.

Ces travaux durиrent jusqu’au 15 avril, et on comprend que ce
temps fut consciencieusement employй.

Les colons, devenus potiers, ne firent pas autre chose que de la
poterie. Quand il conviendrait а Cyrus Smith de les changer en
forgerons, ils seraient forgerons. Mais, le lendemain йtant un
dimanche, et mкme le dimanche de Pвques, tous convinrent de
sanctifier ce jour par le repos. Ces Amйricains йtaient des hommes
religieux, scrupuleux observateurs des prйceptes de la Bible, et
la situation qui leur йtait faite ne pouvait que dйvelopper leurs
sentiments de confiance envers l’Auteur de toutes choses.

Le soir du 15 avril, on revint donc dйfinitivement aux Cheminйes.
Le reste des poteries fut emportй, et le four s’йteignit en
attendant une destination nouvelle. Le retour fut marquй par un
incident heureux, la dйcouverte que fit l’ingйnieur d’une
substance propre а remplacer l’amadou. On sait que cette chair
spongieuse et veloutйe provient d’un certain champignon du genre
polypore. Convenablement prйparйe, elle est extrкmement
inflammable, surtout quand elle a йtй prйalablement saturйe de
poudre а canon ou bouillie dans une dissolution de nitrate ou de
chlorate de potasse. Mais, jusqu’alors, on n’avait trouvй aucun de
ces polypores, ni mкme aucune de ces morilles qui peuvent les
remplacer. Ce jour-lа, l’ingйnieur, ayant reconnu une certaine
plante appartenant au genre armoise, qui compte parmi ses
principales espиces l’absinthe, la citronnelle, l’estragon, le
gйpi, etc., en arracha plusieurs touffes, et, les prйsentant au
marin:

«Tenez, Pencroff, dit-il, voilа qui vous fera plaisir.»

Pencroff regarda attentivement la plante, revкtue de poils soyeux
et longs, dont les feuilles йtaient recouvertes d’un duvet
cotonneux.

«Eh! qu’est-ce cela, monsieur Cyrus? demanda Pencroff. Bontй du
ciel! Est-ce du tabac?

-- Non, rйpondit Cyrus Smith, c’est l’artйmise, l’armoise chinoise
pour les savants, et pour nous autres, ce sera de l’amadou.»

Et, en effet, cette armoise, convenablement dessйchйe, fournit une
substance trиs inflammable, surtout lorsque plus tard l’ingйnieur
l’eut imprйgnйe de ce nitrate de potasse dont l’оle possйdait
plusieurs couches, et qui n’est autre chose que du salpкtre.

Ce soir-lа, tous les colons, rйunis dans la chambre centrale,
soupиrent convenablement. Nab avait prйparй un pot-au-feu
d’agouti, un jambon de cabiai aromatisй, auquel on joignit les
tubercules bouillis du «caladium macrorhizum», sorte de plante
herbacйe de la famille des aracйes, et qui, sous la zone
tropicale, eыt affectй une forme arborescente. Ces rhizomes
йtaient d’un excellent goыt, trиs nutritifs, а peu prиs semblables
а cette substance qui se dйbite en Angleterre sous le nom de
«sagou de Portland», et ils pouvaient, dans une certaine mesure,
remplacer le pain, qui manquait encore aux colons de l’оle
Lincoln.

Le souper achevй, avant de se livrer au sommeil, Cyrus Smith et
ses compagnons vinrent prendre l’air sur la grиve. Il йtait huit
heures du soir. La nuit s’annonзait magnifiquement. La lune, qui
avait йtй pleine cinq jours auparavant, n’йtait pas encore levйe,
mais l’horizon s’argentait dйjа de ces nuances douces et pвles que
l’on pourrait appeler l’aube lunaire. Au zйnith austral, les
constellations circumpolaires resplendissaient, et, parmi toutes,
cette Croix du Sud que l’ingйnieur, quelques jours auparavant,
saluait а la cime du mont Franklin.

Cyrus Smith observa pendant quelque temps cette splendide
constellation, qui porte а son sommet et а sa base deux йtoiles de
premiиre grandeur, au bras gauche une йtoile de seconde, au bras
droit une йtoile de troisiиme grandeur.

Puis, aprиs avoir rйflйchi:

«Harbert, demanda-t-il au jeune garзon, ne sommes-nous pas au 15
avril?

-- Oui, monsieur Cyrus, rйpondit Harbert.

-- Eh bien, si je ne me trompe, demain sera un des quatre jours de
l’annйe pour lequel le temps vrai se confond avec le temps moyen,
c’est-а-dire, mon enfant, que demain, а quelques secondes prиs, le
soleil passera au mйridien juste au midi des horloges. Si donc le
temps est beau, je pense que je pourrai obtenir la longitude de
l’оle avec une approximation de quelques degrйs.

-- Sans instruments, sans sextant? demanda Gйdйon Spilett.

-- Oui, reprit l’ingйnieur. Aussi, puisque la nuit est pure, je
vais essayer, ce soir mкme, d’obtenir notre latitude en calculant
la hauteur de la Croix du Sud, c’est-а-dire du pфle austral, au-
dessus de l’horizon. Vous comprenez bien, mes amis, qu’avant
d’entreprendre des travaux sйrieux d’installation, il ne suffit
pas d’avoir constatй que cette terre est une оle, il faut, autant
que possible, reconnaоtre а quelle distance elle est situйe, soit
du continent amйricain, soit du continent australien, soit des
principaux archipels du Pacifique.

-- En effet, dit le reporter, au lieu de construire une maison,
nous pouvons avoir intйrкt а construire un bateau, si par hasard
nous ne sommes qu’а une centaine de milles d’une cфte habitйe.

-- Voilа pourquoi, reprit Cyrus Smith, je vais essayer, ce soir,
d’obtenir la latitude de l’оle Lincoln, et demain, а midi,
j’essayerai d’en calculer la longitude.»

Si l’ingйnieur eыt possйdй un sextant, appareil qui permet de
mesurer avec une grande prйcision la distance angulaire des objets
par rйflexion, l’opйration n’eыt offert aucune difficultй. Ce
soir-lа, par la hauteur du pфle, le lendemain, par le passage du
soleil au mйridien, il aurait obtenu les coordonnйes de l’оle.
Mais, l’appareil manquant, il fallait le supplйer.

Cyrus Smith rentra donc aux Cheminйes. А la lueur du foyer, il
tailla deux petites rиgles plates qu’il rйunit l’une а l’autre par
une de leurs extrйmitйs, de maniиre а former une sorte de compas
dont les branches pouvaient s’йcarter ou se rapprocher. Le point
d’attache йtait fixй au moyen d’une forte йpine d’acacia, que
fournit le bois mort du bыcher.

Cet instrument terminй, l’ingйnieur revint sur la grиve; mais
comme il fallait qu’il prоt la hauteur du pфle au-dessus d’un
horizon nettement dessinй, c’est-а-dire un horizon de mer, et que
le cap Griffe lui cachait l’horizon du sud, il dut aller chercher
une station plus convenable. La meilleure aurait йvidemment йtй le
littoral exposй directement au sud, mais il eыt fallu traverser la
Mercy, alors profonde, et c’йtait une difficultй.

Cyrus Smith rйsolut, en consйquence, d’aller faire son observation
sur le plateau de Grande-vue, en se rйservant de tenir compte de
sa hauteur au-dessus du niveau de la mer, -- hauteur qu’il
comptait calculer le lendemain par un simple procйdй de gйomйtrie
йlйmentaire.

Les colons se transportиrent donc sur le plateau, en remontant la
rive gauche de la Mercy, et ils vinrent se placer sur la lisiиre
qui s’orientait nord-ouest et sud-est, c’est-а-dire sur cette
ligne de roches capricieusement dйcoupйes qui bordait la riviиre.

Cette partie du plateau dominait d’une cinquantaine de pieds les
hauteurs de la rive droite, qui descendaient, par une double
pente, jusqu’а l’extrйmitй du cap Griffe et jusqu’а la cфte
mйridionale de l’оle. Aucun obstacle n’arrкtait donc le regard,
qui embrassait l’horizon sur une demi-circonfйrence, depuis le cap
jusqu’au promontoire du Reptile. Au sud, cet horizon, йclairй par
en dessous des premiиres clartйs de la lune, tranchait vivement
sur le ciel et pouvait кtre visй avec une certaine prйcision.

А ce moment, la Croix du Sud se prйsentait а l’observateur dans
une position renversйe, l’йtoile alpha marquant sa base, qui est
plus rapprochйe du pфle austral.

Cette constellation n’est pas situйe aussi prиs du pфle
antarctique que l’йtoile polaire l’est du pфle arctique. L’йtoile
alpha en est а vingt-sept degrйs environ, mais Cyrus Smith le
savait et devait tenir compte de cette distance dans son calcul.
Il eut soin aussi de l’observer au moment oщ elle passait au
mйridien au-dessous du pфle, et qui devait simplifier son
opйration.

Cyrus Smith dirigea donc une branche de son compas de bois sur
l’horizon de mer, l’autre sur alpha, comme il eыt fait des
lunettes d’un cercle rйpйtiteur, et l’ouverture des deux branches
lui donna la distance angulaire qui sйparait alpha de l’horizon.
Afin de fixer l’angle obtenu d’une maniиre immutable, il piqua, au
moyen d’йpines, les deux planchettes de son appareil sur une
troisiиme placйe transversalement, de telle sorte que leur
йcartement fыt solidement maintenu.

Cela fait, il ne restait plus qu’а calculer l’angle obtenu, en
ramenant l’observation au niveau de la mer, de maniиre а tenir
compte de la dйpression de l’horizon, ce qui nйcessitait de
mesurer la hauteur du plateau. La valeur de cet angle donnerait
ainsi la hauteur d’alpha, et consйquemment celle du pфle au-dessus
de l’horizon, c’est-а-dire la latitude de l’оle, puisque la
latitude d’un point du globe est toujours йgale а la hauteur du
pфle au-dessus de l’horizon de ce point.

Ces calculs furent remis au lendemain, et, а dix heures, tout le
monde dormait profondйment.

CHAPITRE XIV

Le lendemain, 16 avril, -- dimanche de Pвques, -- les colons
sortaient des Cheminйes au jour naissant, et procйdaient au lavage
de leur linge et au nettoyage de leurs vкtements. L’ingйnieur
comptait fabriquer du savon dиs qu’il se serait procurй les
matiиres premiиres nйcessaires а la saponification, soude ou
potasse, graisse ou huile. La question si importante du
renouvellement de la garde-robe serait йgalement traitйe en temps
et lieu. En tout cas, les habits dureraient bien six mois encore,
car ils йtaient solides et pouvaient rйsister aux fatigues des
travaux manuels. Mais tout dйpendrait de la situation de l’оle par
rapport aux terres habitйes. C’est ce qui serait dйterminй ce jour
mкme, si le temps le permettait.

Or, le soleil, se levant sur un horizon pur, annonзait une journйe
magnifique, une de ces belles journйes d’automne qui sont comme
les derniers adieux de la saison chaude.

Il s’agissait donc de complйter les йlйments des observations de
la veille, en mesurant la hauteur du plateau de Grande-vue au-
dessus du niveau de la mer.

«Ne vous faut-il pas un instrument analogue а celui qui vous a
servi hier? demanda Harbert а l’ingйnieur.

-- Non, mon enfant, rйpondit celui-ci, nous allons procйder
autrement, et d’une maniиre а peu prиs aussi prйcise.»

Harbert, aimant а s’instruire de toutes choses, suivit
l’ingйnieur, qui s’йcarta du pied de la muraille de granit, en
descendant jusqu’au bord de la grиve. Pendant ce temps, Pencroff,
Nab et le reporter s’occupaient de divers travaux.

Cyrus Smith s’йtait muni d’une sorte de perche droite, longue
d’une douzaine de pieds, qu’il avait mesurйe aussi exactement que
possible, en la comparant а sa propre taille, dont il connaissait
la hauteur а une ligne prиs. Harbert portait un fil а plomb que
lui avait remis Cyrus Smith, c’est-а-dire une simple pierre fixйe
au bout d’une fibre flexible.

Arrivй а une vingtaine de pieds de la lisiиre de la grиve, et а
cinq cents pieds environ de la muraille de granit, qui se dressait
perpendiculairement, Cyrus Smith enfonзa la perche de deux pieds
dans le sable, et, en la calant avec soin, il parvint, au moyen du
fil а plomb, а la dresser perpendiculairement au plan de
l’horizon.

Cela fait, il se recula de la distance nйcessaire pour que, йtant
couchй sur le sable, le rayon visuel, parti de son oeil, effleurвt
а la fois et l’extrйmitй de la perche et la crкte de la muraille.

Puis il marqua soigneusement ce point avec un piquet.

Alors, s’adressant а Harbert:

«Tu connais les premiers principes de la gйomйtrie? lui demanda-t-
il.

-- Un peu, monsieur Cyrus, rйpondit Harbert, qui ne voulait pas
trop s’avancer.

-- Tu te rappelles bien quelles sont les propriйtйs de deux
triangles semblables?

-- Oui, rйpondit Harbert. Leurs cфtйs homologues sont
proportionnels.

-- Eh bien, mon enfant, je viens de construire deux triangles
semblables, tous deux rectangles: le premier, le plus petit, a
pour cфtйs la perche perpendiculaire, la distance qui sйpare le
piquet du bas de la perche, et mon rayon visuel pour hypotйnuse;
le second a pour cфtйs la muraille perpendiculaire, dont il s’agit
de mesurer la hauteur, la distance qui sйpare le piquet du bas de
cette muraille, et mon rayon visuel formant йgalement son
hypotйnuse, -- qui se trouve кtre la prolongation de celle du
premier triangle.

-- Ah! monsieur Cyrus, j’ai compris! s’йcria Harbert. De mкme que
la distance du piquet а la perche est proportionnelle а la
distance du piquet а la base de la muraille, de mкme la hauteur de
la perche est proportionnelle а la hauteur de cette muraille.

-- C’est cela mкme, Harbert, rйpondit l’ingйnieur, et quand nous
aurons mesurй les deux premiиres distances, connaissant la hauteur
de la perche, nous n’aurons plus qu’un calcul de proportion а
faire, ce qui nous donnera la hauteur de la muraille et nous
йvitera la peine de la mesurer directement.»

Les deux distances horizontales furent relevйes, au moyen mкme de
la perche, dont la longueur au-dessus du sable йtait exactement de
dix pieds.

La premiиre distance йtait de quinze pieds entre le piquet et le
point oщ la perche йtait enfoncйe dans le sable.

La deuxiиme distance, entre le piquet et la base de la muraille,
йtait de cinq cents pieds.

Ces mesures terminйes, Cyrus Smith et le jeune garзon revinrent
aux Cheminйes.

Lа, l’ingйnieur prit une pierre plate qu’il avait rapportйe de ses
prйcйdentes excursions, sorte de schiste ardoisier, sur lequel il
йtait facile de tracer des chiffres au moyen d’une coquille aiguл.

Il йtablit donc la proportion suivante:

15: 500:: 10: x
500 fois 10 = 5000
5000 sur 15 = 333, 33.

D’oщ il fut йtabli que la muraille de granit mesurait trois cent
trente-trois pieds de hauteur.

Cyrus Smith reprit alors l’instrument qu’il avait fabriquй la
veille et dont les deux planchettes, par leur йcartement, lui
donnaient la distance angulaire de l’йtoile alpha а l’horizon. Il
mesura trиs exactement l’ouverture de cet angle sur une
circonfйrence qu’il divisa en trois cent soixante parties йgales.
Or, cet angle, en y ajoutant les vingt-sept degrйs qui sйparent
alpha du pфle antarctique, et en rйduisant au niveau de la mer la
hauteur du plateau sur lequel l’observation avait йtй faite, se
trouva кtre de cinquante-trois degrйs. Ces cinquante-trois degrйs
йtant retranchйs des quatre-vingt-dix degrйs, -- distance du pфle
а l’йquateur, -- il restait trente-sept degrйs. Cyrus Smith en
conclut donc que l’оle Lincoln йtait situйe sur le trente-septiиme
degrй de latitude australe, ou en tenant compte, vu l’imperfection
de ses opйrations, d’un йcart de cinq degrйs, qu’elle devait кtre
situйe entre le trente-cinquiиme et le quarantiиme parallиle.

Restait а obtenir la longitude, pour complйter les coordonnйes de
l’оle. C’est ce que l’ingйnieur tenterait de dйterminer le jour
mкme, а midi, c’est-а-dire au moment oщ le soleil passerait au
mйridien.

Il fut dйcidй que ce dimanche serait employй а une promenade, ou
plutфt а une exploration de cette partie de l’оle situйe entre le
nord du lac et le golfe du Requin, et si le temps le permettait,
on pousserait cette reconnaissance jusqu’au revers septentrional
du cap Mandibule-Sud. On devait dйjeuner aux dunes et ne revenir
que le soir.

А huit heures et demie du matin, la petite troupe suivait la
lisiиre du canal. De l’autre cфtй, sur l’оlot du Salut, de
nombreux oiseaux se promenaient gravement. C’йtaient des
plongeurs, de l’espиce des manchots, trиs reconnaissables а leur
cri dйsagrйable, qui rappelle le braiment de l’вne.

Pencroff ne les considйra qu’au point de vue comestible, et
n’apprit pas sans une certaine satisfaction que leur chair,
quoique noirвtre, est fort mangeable.

On pouvait voir aussi ramper sur le sable de gros amphibies, des
phoques, sans doute, qui semblaient avoir choisi l’оlot pour
refuge. Il n’йtait guиre possible d’examiner ces animaux au point
de vue alimentaire, car leur chair huileuse est dйtestable;
cependant, Cyrus Smith les observa avec attention, et, sans faire
connaоtre son idйe, il annonзa а ses compagnons que trиs
prochainement on ferait une visite а l’оlot.

Le rivage, suivi par les colons, йtait semй d’innombrables
coquillages, dont quelques-uns eussent fait la joie d’un amateur
de malacologie. C’йtaient, entre autres, des phasianelles, des
tйrйbratules, des trigonies, etc. Mais ce qui devait кtre plus
utile, ce fut une vaste huоtriиre, dйcouverte а mer basse, que Nab
signala parmi les roches, а quatre milles environ des Cheminйes.

«Nab n’aura pas perdu sa journйe, s’йcria Pencroff, en observant
le banc d’ostracйes qui s’йtendait au large.

-- C’est une heureuse dйcouverte, en effet, dit le reporter, et
pour peu, comme on le prйtend, que chaque huоtre produise par
annйe de cinquante а soixante mille oeufs, nous aurons lа une
rйserve inйpuisable.

-- Seulement, je crois que l’huоtre n’est pas trиs nourrissante,
dit Harbert.

-- Non, rйpondit Cyrus Smith. L’huоtre ne contient que trиs peu de
matiиre azotйe, et, а un homme qui s’en nourrirait exclusivement,
il n’en faudrait pas moins de quinze а seize douzaines par jour.

-- Bon! rйpondit Pencroff. Nous pourrons en avaler des douzaines
de douzaines, avant d’avoir йpuisй le banc. Si nous en prenions
quelques-unes pour notre dйjeuner?»

Et sans attendre de rйponse а sa proposition, sachant bien qu’elle
йtait approuvйe d’avance, le marin et Nab dйtachиrent une certaine
quantitй de ces mollusques. On les mit dans une sorte de filet en
fibres d’hibiscus, que Nab avait confectionnй, et qui contenait
dйjа le menu du repas; puis, l’on continua de remonter la cфte
entre les dunes et la mer. De temps en temps, Cyrus Smith
consultait sa montre, afin de se prйparer а temps pour
l’observation solaire, qui devait кtre faite а midi prйcis.

Toute cette portion de l’оle йtait fort aride jusqu’а cette pointe
qui fermait la baie de l’Union, et qui avait reзu le nom de cap
Mandibule-Sud.

On n’y voyait que sable et coquilles, mйlangйs de dйbris de laves.
Quelques oiseaux de mer frйquentaient cette cфte dйsolйe, des
goйlands, de grands albatros, ainsi que des canards sauvages, qui
excitиrent а bon droit la convoitise de Pencroff.

Il essaya bien de les abattre а coups de flиche, mais sans
rйsultat, car ils ne se posaient guиre, et il eыt fallu les
atteindre au vol.

Ce qui amena le marin а rйpйter а l’ingйnieur:

«Voyez-vous, monsieur Cyrus, tant que nous n’aurons pas un ou deux
fusils de chasse, notre matйriel laissera а dйsirer!

-- Sans doute, Pencroff, rйpondit le reporter, mais il ne tient
qu’а vous! Procurez-nous du fer pour les canons, de l’acier pour
les batteries, du salpкtre, du charbon et du soufre pour la
poudre, du mercure et de l’acide azotique pour le fulminate, enfin
du plomb pour les balles, et Cyrus nous fera des fusils de premier
choix.

-- Oh! rйpondit l’ingйnieur, toutes ces substances, nous pourrons
sans doute les trouver dans l’оle, mais une arme а feu est un
instrument dйlicat et qui nйcessite des outils d’une grande
prйcision. Enfin, nous verrons plus tard.

-- Pourquoi faut-il, s’йcria Pencroff, pourquoi faut-il que nous
ayons jetй par-dessus le bord toutes ces armes que la nacelle
emportait avec nous, et nos ustensiles, et jusqu’а nos couteaux de
poche!

-- Mais, si nous ne les avions pas jetйs, Pencroff, c’est nous que
le ballon aurait jetйs au fond de la mer! dit Harbert.

-- C’est pourtant vrai ce que vous dites lа, mon garзon!» rйpondit
le marin.

Puis, passant а une autre idйe:

«Mais, j’y songe, ajouta-t-il, quel a dы кtre l’ahurissement de
Jonathan Forster et de ses compagnons, quand, le lendemain matin,
ils auront trouvй la place nette et la machine envolйe!

-- Le dernier de mes soucis est de savoir ce qu’ils ont pu penser!
dit le reporter.

-- C’est pourtant moi qui ai eu cette idйe-lа! dit Pencroff d’un
air satisfait.

-- Une belle idйe, Pencroff, rйpondit Gйdйon Spilett en riant, et
qui nous a mis oщ nous sommes!

-- J’aime mieux кtre ici qu’aux mains des sudistes! s’йcria le
marin, surtout depuis que M Cyrus a eu la bontй de venir nous
rejoindre!

-- Et moi aussi, en vйritй! rйpliqua le reporter. D’ailleurs, que
nous manque-t-il? Rien!

-- Si ce n’est... tout! rйpondit Pencroff, qui йclata de rire, en
remuant ses larges йpaules. Mais, un jour ou l’autre, nous
trouverons le moyen de nous en aller!

-- Et plus tфt peut-кtre que vous ne l’imaginez, mes amis, dit
alors l’ingйnieur, si l’оle Lincoln n’est qu’а une moyenne
distance d’un archipel habitй ou d’un continent. Avant une heure,
nous le saurons. Je n’ai pas de carte du Pacifique, mais ma
mйmoire a conservй un souvenir trиs net de sa portion mйridionale.
La latitude que j’ai obtenue hier met l’оle Lincoln par le travers
de la Nouvelle-Zйlande а l’ouest, et de la cфte du Chili а l’est.
Mais entre ces deux terres, la distance est au moins de six mille
milles. Reste donc а dйterminer quel point l’оle occupe sur ce
large espace de mer, et c’est ce que la longitude nous donnera
tout а l’heure avec une approximation suffisante, je l’espиre.

-- N’est-ce pas, demanda Harbert, l’archipel des Pomotou qui est
le plus rapprochй de nous en latitude?

-- Oui, rйpondit l’ingйnieur, mais la distance qui nous en sйpare
est de plus de douze cents milles.

-- Et par lа? dit Nab, qui suivait la conversation avec un extrкme
intйrкt, et dont la main indiqua la direction du sud.

-- Par lа, rien, rйpondit Pencroff.

-- Rien, en effet, ajouta l’ingйnieur.

-- Eh bien, Cyrus, demanda le reporter, si l’оle Lincoln ne se
trouve qu’а deux ou trois cents milles de la Nouvelle-Zйlande ou
du Chili?...

-- Eh bien, rйpondit l’ingйnieur, au lieu de faire une maison,
nous ferons un bateau, et maоtre Pencroff se chargera de le
manoeuvrer...

-- Comment donc, monsieur Cyrus, s’йcria le marin, je suis tout
prкt а passer capitaine... dиs que vous aurez trouvй le moyen de
construire une embarcation suffisante pour tenir la mer!

-- Nous le ferons, si cela est nйcessaire!» rйpondit Cyrus Smith.

Mais tandis que causaient ces hommes, qui vйritablement ne
doutaient de rien, l’heure approchait а laquelle l’observation
devait avoir lieu. Comment s’y prendrait Cyrus Smith pour
constater le passage du soleil au mйridien de l’оle, sans aucun
instrument? C’est ce que Harbert ne pouvait deviner.

Les observateurs se trouvaient alors а une distance de six milles
des Cheminйes, non loin de cette partie des dunes dans laquelle
l’ingйnieur avait йtй retrouvй, aprиs son йnigmatique sauvetage.
On fit halte en cet endroit, et tout fut prйparй pour le dйjeuner,
car il йtait onze heures et demie. Harbert alla chercher de l’eau
douce au ruisseau qui coulait prиs de lа, et il la rapporta dans
une cruche dont Nab s’йtait muni.

Pendant ces prйparatifs, Cyrus Smith disposa tout pour son
observation astronomique. Il choisit sur la grиve une place bien
nette, que la mer en se retirant avait nivelйe parfaitement. Cette
couche de sable trиs fin йtait dressйe comme une glace, sans qu’un
grain dйpassвt l’autre. Peu importait, d’ailleurs, que cette
couche fыt horizontale ou non, et il n’importait pas davantage que
la baguette, haute de six pieds, qui y fut plantйe, se dressвt
perpendiculairement. Au contraire, mкme, l’ingйnieur l’inclina
vers le sud, c’est-а-dire du cфtй opposй au soleil, car il ne faut
pas oublier que les colons de l’оle Lincoln, par cela mкme que
l’оle йtait situйe dans l’hйmisphиre austral, voyaient l’astre
radieux dйcrire son arc diurne au-dessus de l’horizon du nord, et
non au-dessus de l’horizon du sud.

Harbert comprit alors comment l’ingйnieur allait procйder pour
constater la culmination du soleil, c’est-а-dire son passage au
mйridien de l’оle, ou, en d’autres termes, le midi du lieu.
C’йtait au moyen de l’ombre projetйe sur le sable par la baguette,
moyen qui, а dйfaut d’instrument, lui donnerait une approximation
convenable pour le rйsultat qu’il voulait obtenir. En effet, le
moment oщ cette ombre atteindrait son minimum de longueur serait
le midi prйcis, et il suffirait de suivre l’extrйmitй de cette
ombre, afin de reconnaоtre l’instant oщ, aprиs avoir
successivement diminuй, elle recommencerait а s’allonger. En
inclinant sa baguette du cфtй opposй au soleil, Cyrus Smith
rendait l’ombre plus longue, et, par consйquent, ses modifications
seraient plus faciles а constater. En effet, plus l’aiguille d’un
cadran est grande, plus on peut suivre aisйment le dйplacement de
sa pointe. L’ombre de la baguette n’йtait pas autre chose que
l’aiguille d’un cadran.

Lorsqu’il pensa que le moment йtait arrivй, Cyrus Smith
s’agenouilla sur le sable, et, au moyen de petits jalons de bois
qu’il fichait dans le sable, il commenзa а pointer les
dйcroissances successives de l’ombre de la baguette. Ses
compagnons, penchйs au-dessus de lui, suivaient l’opйration avec
un intйrкt extrкme.

Le reporter tenait son chronomиtre а la main, prкt а relever
l’heure qu’il marquerait, quand l’ombre serait а son plus court.
En outre, comme Cyrus Smith opйrait le 16 avril, jour auquel le
temps vrai et le temps moyen se confondent, l’heure donnйe par
Gйdйon Spilett serait l’heure vraie qu’il serait alors а
Washington, ce qui simplifierait le calcul.

Cependant le soleil s’avanзait lentement; l’ombre de la baguette
diminuait peu а peu, et quand il parut а Cyrus Smith qu’elle
recommenзait а grandir:

«Quelle heure? dit-il.

-- Cinq heures et une minute», rйpondit aussitфt Gйdйon Spilett.

Il n’y avait plus qu’а chiffrer l’opйration. Rien n’йtait plus
facile. Il existait, on le voit, en chiffres ronds, cinq heures de
diffйrence entre le mйridien de Washington et celui de l’оle
Lincoln, c’est-а-dire qu’il йtait midi а l’оle Lincoln, quand il
йtait dйjа cinq heures du soir а Washington. Or, le soleil, dans
son mouvement apparent autour de la terre, parcourt un degrй par
quatre minutes, soit quinze degrйs par heure. Quinze degrйs
multipliйs par cinq heures donnaient soixante-quinze degrйs.

Donc, puisque Washington est par 77°3’11», autant dire soixante-
dix-sept degrйs comptйs du mйridien de Greenwich, -- que les
Amйricains prennent pour point de dйpart des longitudes,
concurremment avec les Anglais, -- il s’ensuivait que l’оle йtait
situйe par soixante-dix-sept degrйs plus soixante-quinze degrйs а
l’ouest du mйridien de Greenwich, c’est-а-dire par le vent
cinquante-deuxiиme degrй de longitude ouest.

Cyrus Smith annonзa ce rйsultat а ses compagnons, et tenant compte
des erreurs d’observation, ainsi qu’il l’avait fait pour la
latitude, il crut pouvoir affirmer que le gisement de l’оle
Lincoln йtait entre le trente-cinquiиme et le trente-septiиme
parallиle, et entre le cent cinquantiиme et le cent cinquante-
cinquiиme mйridien а l’ouest du mйridien de Greenwich.

L’йcart possible qu’il attribuait aux erreurs d’observation йtait,
on le voit, de cinq degrйs dans les deux sens, ce qui, а soixante
milles par degrй, pouvait donner une erreur de trois cents milles
en latitude ou en longitude pour le relиvement exact.

Mais cette erreur ne devait pas influer sur le parti qu’il
conviendrait de prendre. Il йtait bien йvident que l’оle Lincoln
йtait а une telle distance de toute terre ou archipel, qu’on ne
pourrait se hasarder а franchir cette distance sur un simple et
fragile canot. En effet, son relиvement la plaзait au moins а
douze cents milles de Taпti et des оles de l’archipel des Pomotou,
а plus de dix-huit cents milles de la Nouvelle-Zйlande, а plus de
quatre mille cinq cents milles de la cфte amйricaine!

Et quand Cyrus Smith consultait ses souvenirs, il ne se rappelait
en aucune faзon qu’une оle quelconque occupвt, dans cette partie
du Pacifique, la situation assignйe а l’оle Lincoln.

CHAPITRE XV

Le lendemain, 17 avril, la premiиre parole du marin fut pour
Gйdйon Spilett.

«Eh bien, monsieur, lui demanda-t-il, que serons-nous aujourd’hui?

-- Ce qu’il plaira а Cyrus», rйpondit le reporter.

Or, de briquetiers et de potiers qu’ils avaient йtй jusqu’alors,
les compagnons de l’ingйnieur allaient devenir mйtallurgistes.

La veille, aprиs le dйjeuner, l’exploration avait йtй portйe
jusqu’а la pointe du cap Mandibule, distante de prиs de sept
milles des Cheminйes. Lа finissait la longue sйrie des dunes, et
le sol prenait une apparence volcanique. Ce n’йtaient plus de
hautes murailles, comme au plateau de Grande-vue, mais une bizarre
et capricieuse bordure qui encadrait cet йtroit golfe compris
entre les deux caps, formйs des matiиres minйrales vomies par le
volcan. Arrivйs а cette pointe, les colons йtaient revenus sur
leurs pas, et, а la nuit tombante, ils rentraient aux Cheminйes,
mais ils ne s’endormirent pas avant que la question de savoir s’il
fallait songer а quitter ou non l’оle Lincoln eыt йtй
dйfinitivement rйsolue.

C’йtait une distance considйrable que celle de ces douze cents
milles qui sйparaient l’оle de l’archipel des Pomotou. Un canot
n’eыt pas suffi а la franchir, surtout а l’approche de la mauvaise
saison.

Pencroff l’avait formellement dйclarй. Or, construire un simple
canot, mкme en ayant les outils nйcessaires, йtait un ouvrage
difficile, et, les colons n’ayant pas d’outils, il fallait
commencer par fabriquer marteaux, haches, herminettes, scies,
tariиres, rabots, etc., ce qui exigerait un certain temps. Il fut
donc dйcidй que l’on hivernerait а l’оle Lincoln, et que l’on
chercherait une demeure plus confortable que les Cheminйes pour y
passer les mois d’hiver.

Avant toutes choses, il s’agissait d’utiliser le minerai de fer,
dont l’ingйnieur avait observй quelques gisements dans la partie
nord-ouest de l’оle, et de changer ce minerai soit en fer, soit en
acier.

Le sol ne renferme gйnйralement pas les mйtaux а l’йtat de puretй.
Pour la plupart, on les trouve combinйs avec l’oxygиne ou avec le
soufre.

Prйcisйment, les deux йchantillons rapportйs par Cyrus Smith
йtaient, l’un du fer magnйtique, non carbonatй, l’autre de la
pyrite, autrement dit du sulfure de fer. C’йtait donc le premier,
l’oxyde de fer, qu’il fallait rйduire par le charbon, c’est-а-dire
dйbarrasser de l’oxygиne, pour l’obtenir а l’йtat de puretй. Cette
rйduction se fait en soumettant le minerai en prйsence du charbon
а une haute tempйrature, soit par la rapide et facile «mйthode
catalane», qui a l’avantage de transformer directement le minerai
en fer dans une seule opйration, soit par la mйthode des hauts
fourneaux, qui change d’abord le minerai en fonte, puis la fonte
en fer, en lui enlevant les trois а quatre pour cent de charbon
qui sont combinйs avec elle.

Or, de quoi avait besoin Cyrus Smith? De fer et non de fonte, et
il devait rechercher la plus rapide mйthode de rйduction.
D’ailleurs, le minerai qu’il avait recueilli йtait par lui-mкme
trиs pur et trиs riche. C’йtait ce minerai oxydulй qui, se
rencontrant en masses confuses d’un gris foncй, donne une
poussiиre noire, cristallise en octaиdres rйguliers, fournit les
aimants naturels, et sert а fabriquer en Europe ces fers de
premiиre qualitй, dont la Suиde et la Norvиge sont si abondamment
pourvues. Non loin de ce gisement se trouvaient les gisements de
charbon de terre dйjа exploitйs par les colons. De lа, grande
facilitй pour le traitement du minerai, puisque les йlйments de la
fabrication se trouvaient rapprochйs.

C’est mкme ce qui fait la prodigieuse richesse des exploitations
du Royaume-Uni, oщ la houille sert а fabriquer le mйtal extrait du
mкme sol et en mкme temps qu’elle.

«Alors, monsieur Cyrus, lui dit Pencroff, nous allons travailler
le minerai de fer?

-- Oui, mon ami, rйpondit l’ingйnieur, et, pour cela, -- ce qui ne
vous dйplaira pas, -- nous commencerons par faire sur l’оlot la
chasse aux phoques.

-- La chasse aux phoques! s’йcria le marin en se retournant vers
Gйdйon Spilett. Il faut donc du phoque pour fabriquer du fer?

-- Puisque Cyrus le dit!» rйpondit le reporter.

Mais l’ingйnieur avait dйjа quittй les Cheminйes, et Pencroff se
prйpara а la chasse aux phoques, sans avoir obtenu d’autre
explication.

Bientфt Cyrus Smith, Harbert, Gйdйon Spilett, Nab et le marin
йtaient rйunis sur la grиve, en un point oщ le canal laissait une
sorte de passage guйable а mer basse. La marйe йtait au plus bas
du reflux, et les chasseurs purent traverser le canal sans se
mouiller plus haut que le genou.

Cyrus Smith mettait donc pour la premiиre fois le pied sur l’оlot,
et ses compagnons pour la seconde fois, puisque c’йtait lа que le
ballon les avait jetйs tout d’abord.

А leur dйbarquement, quelques centaines de pingouins les
regardиrent d’un oeil candide. Les colons, armйs de bвtons,
auraient pu facilement les tuer, mais ils ne songиrent pas а se
livrer а ce massacre deux fois inutile, car il importait de ne
point effrayer les amphibies, qui йtaient couchйs sur le sable, а
quelques encablures. Ils respectиrent aussi certains manchots trиs
innocents, dont les ailes, rйduites а l’йtat de moignons,
s’aplatissaient en forme de nageoires, garnies de plumes
d’apparence squammeuse.

Les colons s’avancиrent donc prudemment vers la pointe nord, en
marchant sur un sol criblй de petites fondriиres, qui formaient
autant de nids d’oiseaux aquatiques. Vers l’extrйmitй de l’оlot
apparaissaient de gros points noirs qui nageaient а fleur d’eau.

On eыt dit des tкtes d’йcueils en mouvement.

C’йtaient les amphibies qu’il s’agissait de capturer.

Il fallait les laisser prendre terre, car, avec leur bassin
йtroit, leur poil ras et serrй, leur conformation fusiforme, ces
phoques, excellents nageurs, sont difficiles а saisir dans la mer,
tandis que, sur le sol, leurs pieds courts et palmйs ne leur
permettent qu’un mouvement de reptation peu rapide.

Pencroff connaissait les habitudes de ces amphibies, et il
conseilla d’attendre qu’ils fussent йtendus sur le sable, aux
rayons de ce soleil qui ne tarderait pas а les plonger dans un
profond sommeil.

On manoeuvrerait alors de maniиre а leur couper la retraite et а
les frapper aux naseaux.

Les chasseurs se dissimulиrent donc derriиre les roches du
littoral, et ils attendirent silencieusement. Une heure se passa,
avant que les phoques fussent venus s’йbattre sur le sable. On en
comptait une demi-douzaine. Pencroff et Harbert se dйtachиrent
alors, afin de tourner la pointe de l’оlot, de maniиre а les
prendre а revers et а leur couper la retraite. Pendant ce temps,
Cyrus Smith, Gйdйon Spilett et Nab, rampant le long des roches, se
glissaient vers le futur thйвtre du combat.

Tout а coup, la haute taille du marin se dйveloppa.

Pencroff poussa un cri. L’ingйnieur et ses deux compagnons se
jetиrent en toute hвte entre la mer et les phoques. Deux de ces
animaux, vigoureusement frappйs, restиrent morts sur le sable,
mais les autres purent regagner la mer et prendre le large.

«Les phoques demandйs, monsieur Cyrus! dit le marin en s’avanзant
vers l’ingйnieur.

-- Bien, rйpondit Cyrus Smith. Nous en ferons des soufflets de
forge!

-- Des soufflets de forge! s’йcria Pencroff. Eh bien! voilа des
phoques qui ont de la chance!»

C’йtait, en effet, une machine soufflante, nйcessaire pour le
traitement du minerai, que l’ingйnieur comptait fabriquer avec la
peau de ces amphibies. Ils йtaient de moyenne taille, car leur
longueur ne dйpassait pas six pieds, et, par la tкte, ils
ressemblaient а des chiens.

Comme il йtait inutile de se charger d’un poids aussi considйrable
que celui de ces deux animaux, Nab et Pencroff rйsolurent de les
dйpouiller sur place, tandis que Cyrus Smith et le reporter
achиveraient d’explorer l’оlot.

Le marin et le nиgre se tirиrent adroitement de leur opйration,
et, trois heures aprиs, Cyrus Smith avait а sa disposition deux
peaux de phoque, qu’il comptait utiliser dans cet йtat, et sans
leur faire subir aucun tannage.

Les colons durent attendre que la mer eыt rebaissй, et, traversant
le canal, ils rentrиrent aux Cheminйes.

Ce ne fut pas un petit travail que celui de tendre ces peaux sur
des cadres de bois destinйs а maintenir leur йcartement, et de les
coudre au moyen de fibres, de maniиre а pouvoir y emmagasiner
l’air sans laisser trop de fuites. Il fallut s’y reprendre а
plusieurs fois. Cyrus Smith n’avait а sa disposition que les deux
lames d’acier provenant du collier de Top, et, cependant, il fut
si adroit, ses compagnons l’aidиrent avec tant d’intelligence,
que, trois jours aprиs, l’outillage de la petite colonie s’йtait
augmentй d’une machine soufflante, destinйe а injecter l’air au
milieu du minerai lorsqu’il serait traitй par la chaleur, --
condition indispensable pour la rйussite de l’opйration.

Ce fut le 20 avril, dиs le matin, que commenзa «la pйriode
mйtallurgique», ainsi que l’appela le reporter dans ses notes.
L’ingйnieur йtait dйcidй, on le sait, а opйrer sur le gisement
mкme de houille et de minerai. Or, d’aprиs ses observations, ces
gisements йtaient situйs au bas des contreforts nord-est du mont
Franklin, c’est-а-dire а une distance de six milles. Il ne fallait
donc pas songer а revenir chaque jour aux Cheminйes, et il fut
convenu que la petite colonie camperait sous une hutte de
branchages, de maniиre que l’importante opйration fыt suivie nuit
et jour.

Ce projet arrкtй, on partit dиs le matin. Nab et Pencroff
traоnaient sur une claie la machine soufflante, et une certaine
quantitй de provisions vйgйtales et animales, que, d’ailleurs, on
renouvellerait en route.

Le chemin suivi fut celui des bois du Jacamar, que l’on traversa
obliquement du sud-est au nord-ouest, et dans leur partie la plus
йpaisse. Il fallut se frayer une route, qui devait former, par la
suite, l’artиre la plus directe entre le plateau de Grande-vue et
le mont Franklin. Les arbres, appartenant aux espиces dйjа
reconnues, йtaient magnifiques. Harbert en signala de nouveaux,
entre autres, des dragonniers, que Pencroff traita de «poireaux
prйtentieux», -- car, en dйpit de leur taille, ils йtaient de
cette mкme famille des liliacйes que l’oignon, la civette,
l’йchalote ou l’asperge. Ces dragonniers pouvaient fournir des
racines ligneuses, qui, cuites, sont excellentes, et qui, soumises
а une certaine fermentation, donnent une trиs agrйable liqueur. On
en fit provision.

Ce cheminement а travers le bois fut long. Il dura la journйe
entiиre, mais cela permit d’observer la faune et la flore. Top,
plus spйcialement chargй de la faune, courait а travers les herbes
et les broussailles, faisant lever indistinctement toute espиce de
gibier. Harbert et Gйdйon Spilett tuиrent deux kangourous а coups
de flиche, et de plus un animal qui ressemblait fort а un hйrisson
et а un fourmilier: au premier, parce qu’il se roulait en boule et
se hйrissait de piquants; au second, parce qu’il avait des ongles
fouisseurs, un museau long et grкle que terminait un bec d’oiseau,
et une langue extensible, garnie de petites йpines qui lui
servaient а retenir les insectes.

«Et quand il sera dans le pot-au-feu, fit naturellement observer
Pencroff, а quoi ressemblera-t-il?

-- А un excellent morceau de boeuf, rйpondit Harbert.

-- Nous ne lui en demanderons pas davantage», rйpondit le marin.

Pendant cette excursion, on aperзut quelques sangliers sauvages,
qui ne cherchиrent point а attaquer la petite troupe, et il ne
semblait pas que l’on dыt rencontrer de fauves redoutables, quand,
dans un йpais fourrй, le reporter crut voir, а quelques pas de
lui, entre les premiиres branches d’un arbre, un animal qu’il prit
pour un ours, et qu’il se mit а dessiner tranquillement. Trиs
heureusement pour Gйdйon Spilett, l’animal en question
n’appartenait point а cette redoutable famille des plantigrades.
Ce n’йtait qu’un «koula», plus connu sous le nom de «paresseux»,
qui avait la taille d’un grand chien, le poil hйrissй et de
couleur sale, les pattes armйes de fortes griffes, ce qui lui
permettait de grimper aux arbres et de se nourrir de feuilles.
Vйrification faite de l’identitй dudit animal, qu’on ne dйrangea
point de ses occupations, Gйdйon Spilett effaзa «ours» de la
lйgende de son croquis, mit «koula» а la place, et la route fut
reprise.

А cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le signal de halte. Il
se trouvait en dehors de la forкt, а la naissance de ces puissants
contreforts qui йtanзonnaient le mont Franklin vers l’est. А
quelques centaines de pas coulait le Creek-Rouge, et, par
consйquent, l’eau potable n’йtait pas loin.

Le campement fut aussitфt organisй. En moins d’une heure, sur la
lisiиre de la forкt, entre les arbres, une hutte de branchages
entremкlйs de lianes et empвtйs de terre glaise, offrit une
retraite suffisante. On remit au lendemain les recherches
gйologiques. Le souper fut prйparй, un bon feu flamba devant la
hutte, la broche tourna, et а huit heures, tandis que l’un des
colons veillait pour entretenir le foyer, au cas oщ quelque bкte
dangereuse aurait rфdй aux alentours, les autres dormaient d’un
bon sommeil.

Le lendemain, 21 avril, Cyrus Smith, accompagnй d’Harbert, alla
rechercher ces terrains de formation ancienne sur lesquels il
avait dйjа trouvй un йchantillon de minerai. Il rencontra le
gisement а fleur de terre, presque aux sources mкme du creek, au
pied de la base latйrale de l’un de ces contreforts du nord-est.
Ce minerai, trиs riche en fer, enfermй dans sa gangue fusible,
convenait parfaitement au mode de rйduction que l’ingйnieur
comptait employer, c’est-а-dire la mйthode catalane, mais
simplifiйe, ainsi qu’on l’emploie en Corse. En effet, la mйthode
catalane proprement dite exige la construction de fours et de
creusets, dans lesquels le minerai et le charbon, placйs par
couches alternatives, se transforment et se rйduisent. Mais Cyrus
Smith prйtendait йconomiser ces constructions, et voulait former
tout simplement, avec le minerai et le charbon, une masse cubique
au centre de laquelle il dirigerait le vent de son soufflet.
C’йtait le procйdй employй, sans doute, par Tubal-Caпn et les
premiers mйtallurgistes du monde habitй. Or, ce qui avait rйussi
avec les petits-fils d’Adam, ce qui donnait encore de bons
rйsultats dans les contrйes riches en minerai et en combustible,
ne pouvait que rйussir dans les circonstances oщ se trouvaient les
colons de l’оle Lincoln.

Ainsi que le minerai, la houille fut rйcoltйe, sans peine et non
loin, а la surface du sol. On cassa prйalablement le minerai en
petits morceaux, et on le dйbarrassa а la main des impuretйs qui
souillaient sa surface. Puis, charbon et minerai furent disposйs
en tas et par couches successives, -- ainsi que fait le
charbonnier du bois qu’il veut carboniser. De cette faзon, sous
l’influence de l’air projetй par la machine soufflante, le charbon
devait se transformer en acide carbonique, puis en oxyde de
carbone, chargй de rйduire l’oxyde de fer, c’est-а-dire d’en
dйgager l’oxygиne.

Ainsi l’ingйnieur procйda-t-il. Le soufflet de peaux de phoque,
muni а son extrйmitй d’un tuyau en terre rйfractaire, qui avait
йtй prйalablement fabriquй au four а poteries, fut йtabli prиs du
tas de minerai. Mы par un mйcanisme dont les organes consistaient
en chвssis, cordes de fibres et contre-poids, il lanзa dans la
masse une provision d’air qui, tout en йlevant la tempйrature,
concourut aussi а la transformation chimique qui devait donner du
fer pur.

L’opйration fut difficile. Il fallut toute la patience, toute
l’ingйniositй des colons pour la mener а bien; mais enfin elle
rйussit, et le rйsultat dйfinitif fut une loupe de fer, rйduite а
l’йtat d’йponge, qu’il fallut cingler et corroyer, c’est-а-dire
forger, pour en chasser la gangue liquйfiйe. Il йtait йvident que
le premier marteau manquait а ces forgerons improvisйs; mais, en
fin de compte, ils se trouvaient dans les mкmes conditions oщ
avait йtй le premier mйtallurgiste, et ils firent ce que dut faire
celui-ci.

La premiиre loupe, emmanchйe d’un bвton, servit de marteau pour
forger la seconde sur une enclume de granit, et on arriva а
obtenir un mйtal grossier, mais utilisable. Enfin, aprиs bien des
efforts, bien des fatigues, le 25 avril, plusieurs barres de fer
йtaient forgйes, et se transformaient en outils, pinces,
tenailles, pics, pioches, etc...., que Pencroff et Nab dйclaraient
кtre de vrais bijoux.

Mais ce mйtal, ce n’йtait pas а l’йtat de fer pur qu’il pouvait
rendre de grands services, c’йtait surtout а l’йtat d’acier. Or,
l’acier est une combinaison de fer et de charbon que l’on tire,
soit de la fonte, en enlevant а celle-ci l’excиs de charbon, soit
du fer, en ajoutant а celui-ci le charbon qui lui manque. Le
premier, obtenu par la dйcarburation de la fonte, donne l’acier
naturel ou puddlй; le second, produit par la carburation du fer,
donne l’acier de cйmentation.

C’йtait donc ce dernier que Cyrus Smith devait chercher а
fabriquer de prйfйrence, puisqu’il possйdait le fer а l’йtat pur.
Il y rйussit en chauffant le mйtal avec du charbon en poudre dans
un creuset fait en terre rйfractaire.

Puis, cet acier, qui est mallйable а chaud et а froid, il le
travailla au marteau. Nab et Pencroff, habilement dirigйs, firent
des fers de hache, lesquels, chauffйs au rouge, et plongйs
brusquement dans l’eau froide, acquirent une trempe excellente.

D’autres instruments, faзonnйs grossiиrement, il va sans dire,
furent ainsi fabriquйs, lames de rabot, haches, hachettes, bandes
d’acier qui devaient кtre transformйes en scies, ciseaux de
charpentier, puis, des fers de pioche, de pelle, de pic, des
marteaux, des clous, etc. Enfin, le 5 mai, la premiиre pйriode
mйtallurgique йtait achevйe, les forgerons rentraient aux
Cheminйes, et de nouveaux travaux allaient les autoriser bientфt а
prendre une qualification nouvelle.

CHAPITRE XVI

On йtait au 6 mai, jour qui correspond au 6 novembre des contrйes
de l’hйmisphиre borйal. Le ciel s’embrumait depuis quelques jours,
et il importait de prendre certaines dispositions en vue d’un
hivernage. Toutefois, la tempйrature ne s’йtait pas encore
abaissйe sensiblement, et un thermomиtre centigrade, transportй а
l’оle Lincoln, eыt encore marquй une moyenne de dix а douze degrйs
au-dessus de zйro. Cette moyenne ne saurait surprendre, puisque
l’оle Lincoln, situйe trиs vraisemblablement entre le trente-
cinquiиme et le quarantiиme parallиle, devait se trouver soumise,
dans l’hйmisphиre sud, aux mкmes conditions climatйriques que la
Sicile ou la Grиce dans l’hйmisphиre nord. Mais, de mкme que la
Grиce ou la Sicile йprouvent des froids violents, qui produisent
neige et glace, de mкme l’оle Lincoln subirait sans doute, dans la
pйriode la plus accentuйe de l’hiver, certains abaissements de
tempйrature contre lesquels il convenait de se prйmunir. En tout
cas, si le froid ne menaзait pas encore, la saison des pluies
йtait prochaine, et sur cette оle isolйe, exposйe а toutes les
intempйries du large, en plein ocйan Pacifique, les mauvais temps
devaient кtre frйquents, et probablement terribles.

La question d’une habitation plus confortable que les Cheminйes
dut donc кtre sйrieusement mйditйe et promptement rйsolue.

Pencroff, naturellement, avait quelque prйdilection pour cette
retraite qu’il avait dйcouverte; mais il comprit bien qu’il
fallait en chercher une autre.

Dйjа les Cheminйes avaient йtй visitйes par la mer, dans des
circonstances dont on se souvient, et on ne pouvait s’exposer de
nouveau а pareil accident.

«D’ailleurs, ajouta Cyrus Smith, qui, ce jour-lа, causait de ces
choses avec ses compagnons, nous avons quelques prйcautions а
prendre.

-- Pourquoi? L’оle n’est point habitйe, dit le reporter.

-- Cela est probable, rйpondit l’ingйnieur, bien que nous ne
l’ayons pas explorйe encore dans son entier; mais si aucun кtre
humain ne s’y trouve, je crains que les animaux dangereux n’y
abondent. Il convient donc de se mettre а l’abri d’une agression
possible, et de ne pas obliger l’un de nous а veiller chaque nuit
pour entretenir un foyer allumй. Et puis, mes amis, il faut tout
prйvoir. Nous sommes ici dans une partie du Pacifique souvent
frйquentйe par les pirates malais...

-- Quoi, dit Harbert, а une telle distance de toute terre?

-- Oui, mon enfant, rйpondit l’ingйnieur. Ces pirates sont de
hardis marins aussi bien que des malfaiteurs redoutables, et nous
devons prendre nos mesures en consйquence.

-- Eh bien, rйpondit Pencroff, nous nous fortifierons contre les
sauvages а deux et а quatre pattes. Mais, monsieur Cyrus, ne
serait-il pas а propos d’explorer l’оle dans toutes ses parties
avant de rien entreprendre?

-- Cela vaudrait mieux, ajouta Gйdйon Spilett. Qui sait si nous ne
trouverons pas sur la cфte opposйe une de ces cavernes que nous
avons inutilement cherchйes sur celle-ci?

-- Cela est vrai, rйpondit l’ingйnieur, mais vous oubliez, mes
amis, qu’il convient de nous йtablir dans le voisinage d’un cours
d’eau, et que, du sommet du mont Franklin, nous n’avons aperзu
vers l’ouest ni ruisseau ni riviиre. Ici, au contraire, nous
sommes placйs entre la Mercy et le lac Grant, avantage
considйrable qu’il ne faut pas nйgliger. Et, de plus, cette cфte,
orientйe а l’est, n’est pas exposйe comme l’autre aux vents
alizйs, qui soufflent du nord-ouest dans cet hйmisphиre.

-- Alors, monsieur Cyrus, rйpondit le marin, construisons une
maison sur les bords du lac. Ni les briques, ni les outils ne nous
manquent maintenant.

Aprиs avoir йtй briquetiers, potiers, fondeurs, forgerons, nous
saurons bien кtre maзons, que diable!

-- Oui, mon ami, mais avant de prendre une dйcision, il faut
chercher. Une demeure dont la nature aurait fait tous les frais
nous йpargnerait bien du travail, et elle nous offrirait sans
doute une retraite plus sыre encore, car elle serait aussi bien
dйfendue contre les ennemis du dedans que contre ceux du dehors.

-- En effet, Cyrus, rйpondit le reporter, mais nous avons dйjа
examinй tout ce massif granitique de la cфte, et pas un trou, pas
mкme une fente!

-- Non, pas une! ajouta Pencroff. Ah! si nous avions pu creuser
une demeure dans ce mur, а une certaine hauteur, de maniиre а la
mettre hors d’atteinte, voilа qui eыt йtй convenable! Je vois cela
d’ici, sur la faзade qui regarde la mer, cinq ou six chambres...

-- Avec des fenкtres pour les йclairer! dit Harbert en riant.

-- Et un escalier pour y monter! ajouta Nab.

-- Vous riez, s’йcria le marin, et pourquoi donc? Qu’y a-t-il
d’impossible а ce que je propose? Est-ce que nous n’avons pas des
pics et des pioches? Est-ce que M Cyrus ne saura pas fabriquer de
la poudre pour faire sauter la mine? N’est-il pas vrai, monsieur
Cyrus, que vous ferez de la poudre le jour oщ il nous en faudra?»

Cyrus Smith avait йcoutй l’enthousiaste Pencroff, dйveloppant ses
projets un peu fantaisistes.

Attaquer cette masse de granit, mкme а coups de mine, c’йtait un
travail herculйen, et il йtait vraiment fвcheux que la nature
n’eыt pas fait le plus dur de la besogne. Mais l’ingйnieur ne
rйpondit au marin qu’en proposant d’examiner plus attentivement la
muraille, depuis l’embouchure de la riviиre jusqu’а l’angle qui la
terminait au nord.

On sortit donc, et l’exploration fut faite, sur une йtendue de
deux milles environ, avec un soin extrкme. Mais, en aucun endroit,
la paroi, unie et droite, ne laissa voir une cavitй quelconque.
Les nids des pigeons de roche qui voletaient а sa cime n’йtaient,
en rйalitй, que des trous forйs а la crкte mкme et sur la lisiиre
irrйguliиrement dйcoupйe du granit.

C’йtait une circonstance fвcheuse, et, quant а attaquer ce massif,
soit avec le pic, soit avec la poudre, pour y pratiquer une
excavation suffisante, il n’y fallait point songer. Le hasard
avait fait que, sur toute cette partie du littoral, Pencroff avait
dйcouvert le seul abri provisoirement habitable, c’est-а-dire ces
Cheminйes qu’il s’agissait pourtant d’abandonner.

L’exploration achevйe, les colons se trouvaient alors а l’angle
nord de la muraille, oщ elle se terminait par ces pentes allongйes
qui venaient mourir sur la grиve. Depuis cet endroit jusqu’а son
extrкme limite а l’ouest, elle ne formait plus qu’une sorte de
talus, йpaisse agglomйration de pierres, de terres et de sable,
reliйs par des plantes, des arbrisseaux et des herbes, inclinй
sous un angle de quarante-cinq degrйs seulement. За et lа, le
granit perзait encore, et sortait par pointes aiguлs de cette
sorte de falaise. Des bouquets d’arbres s’йtageaient sur ses
pentes, et une herbe assez йpaisse la tapissait. Mais l’effort
vйgйtatif n’allait pas plus loin, et une longue plaine de sables,
qui commenзait au pied du talus, s’йtendait jusqu’au littoral.

Cyrus Smith pensa, non sans raison, que ce devait кtre de ce cфtй
que le trop-plein du lac s’йpanchait sous forme de cascade. En
effet, il fallait nйcessairement que l’excиs d’eau fourni par le
Creek-Rouge se perdоt en un point quelconque. Or, ce point,
l’ingйnieur ne l’avait encore trouvй sur aucune portion des rives
dйjа explorйes, c’est-а-dire depuis l’embouchure du ruisseau, а
l’ouest, jusqu’au plateau de Grande-vue.

L’ingйnieur proposa donc а ses compagnons de gravir le talus
qu’ils observaient alors, et de revenir aux Cheminйes par les
hauteurs, en explorant les rives septentrionales et orientales du
lac.

La proposition fut acceptйe, et, en quelques minutes, Harbert et
Nab йtaient arrivйs au plateau supйrieur. Cyrus Smith, Gйdйon
Spilett et Pencroff les suivirent d’un pas plus posй.

А deux cents pieds, а travers le feuillage, la belle nappe d’eau
resplendissait sous les rayons solaires.

Le paysage йtait charmant en cet endroit. Les arbres, aux tons
jaunis, se groupaient merveilleusement pour le rйgal des yeux.
Quelques vieux troncs йnormes, abattus par l’вge, tranchaient, par
leur йcorce noirвtre, sur le tapis verdoyant qui recouvrait le
sol. Lа caquetait tout un monde de kakatoиs bruyants, vйritables
prismes mobiles, qui sautaient d’une branche а l’autre. On eыt dit
que la lumiиre n’arrivait plus que dйcomposйe а travers cette
singuliиre ramure.

Les colons, au lieu de gagner directement la rive nord du lac,
contournиrent la lisiиre du plateau, de maniиre а rejoindre
l’embouchure du creek sur sa rive gauche. C’йtait un dйtour d’un
mille et demi au plus. La promenade йtait facile, car les arbres,
largement espacйs, laissaient entre eux un libre passage. On
sentait bien que, sur cette limite, s’arrкtait la zone fertile, et
la vйgйtation s’y montrait moins vigoureuse que dans toute la
partie comprise entre les cours du creek et de la Mercy.

Cyrus Smith et ses compagnons ne marchaient pas sans une certaine
circonspection sur ce sol nouveau pour eux. Arcs, flиches, bвtons
emmanchйs d’un fer aigu, c’йtaient lа leurs seules armes.

Cependant, aucun fauve ne se montra, et il йtait probable que ces
animaux frйquentaient plutфt les йpaisses forкts du sud; mais les
colons eurent la dйsagrйable surprise d’apercevoir Top s’arrкter
devant un serpent de grande taille, qui mesurait quatorze а quinze
pieds de longueur. Nab l’assomma d’un coup de bвton. Cyrus Smith
examina ce reptile, et dйclara qu’il n’йtait pas venimeux, car il
appartenait а l’espиce des serpents-diamants dont les indigиnes se
nourrissent dans la Nouvelle-Galle du Sud. Mais il йtait possible
qu’il en existвt d’autres dont la morsure est mortelle, tels que
ces vipиres-sourdes, а queue fourchue, qui se redressent sous le
pied, ou ces serpents ailйs, munis de deux oreillettes qui leur
permettent de s’йlancer avec une rapiditй extrкme.

Top, le premier moment de surprise passй, donnait la chasse aux
reptiles avec un acharnement qui faisait craindre pour lui. Aussi
son maоtre le rappelait-il constamment.

L’embouchure du Creek-Rouge, а l’endroit oщ il se jetait dans le
lac, fut bientфt atteinte. Les explorateurs reconnurent sur la
rive opposйe le point qu’ils avaient dйjа visitй en descendant du
mont Franklin. Cyrus Smith constata que le dйbit d’eau du creek
йtait assez considйrable; il йtait donc nйcessaire qu’en un
endroit quelconque, la nature eыt offert un dйversoir au trop-
plein du lac. C’йtait ce dйversoir qu’il s’agissait de dйcouvrir,
car, sans doute, il formait une chute dont il serait possible
d’utiliser la puissance mйcanique.

Les colons, marchant а volontй, mais sans trop s’йcarter les uns
des autres, commencиrent donc а contourner la rive du lac, qui
йtait trиs accore.

Les eaux semblaient extrкmement poissonneuses, et Pencroff se
promit bien de fabriquer quelques engins de pкche afin de les
exploiter.

Il fallut d’abord doubler la pointe aiguл du nord-est. On eыt pu
supposer que la dйcharge des eaux s’opйrait en cet endroit, car
l’extrйmitй du lac venait presque affleurer la lisiиre du plateau.
Mais il n’en йtait rien, et les colons continuиrent d’explorer la
rive, qui, aprиs une lйgиre courbure, redescendait parallиlement
au littoral. De ce cфtй, la berge йtait moins boisйe, mais
quelques bouquets d’arbres, semйs за et lа, ajoutaient au
pittoresque du paysage. Le lac Grant apparaissait alors dans toute
son йtendue, et aucun souffle ne ridait la surface de ses eaux.
Top, en battant les broussailles, fit lever des bandes d’oiseaux
divers, que Gйdйon Spilett et Harbert saluиrent de leurs flиches.
Un de ces volatiles fut mкme adroitement atteint par le jeune
garзon, et tomba au milieu d’herbes marйcageuses. Top se prйcipita
vers lui, et rapporta un bel oiseau nageur, couleur d’ardoise, а
bec court, а plaque frontale trиs dйveloppйe, aux doigts йlargis
par une bordure festonnйe, aux ailes bordйes d’un lisйrй blanc.
C’йtait un «foulque», de la taille d’une grosse perdrix,
appartenant а ce groupe des macrodactyles qui forme la transition
entre l’ordre des йchassiers et celui des palmipиdes. Triste
gibier, en somme, et d’un goыt qui devait laisser а dйsirer. Mais
Top se montrerait sans doute moins difficile que ses maоtres, et
il fut convenu que le foulque servirait а son souper.

Les colons suivaient alors la rive orientale du lac, et ils ne
devaient pas tarder а atteindre la portion dйjа reconnue.
L’ingйnieur йtait fort surpris, car il ne voyait aucun indice
d’йcoulement du trop-plein des eaux. Le reporter et le marin
causaient avec lui, et il ne leur dissimulait point son
йtonnement. En ce moment, Top, qui avait йtй fort calme
jusqu’alors, donna des signes d’agitation.

L’intelligent animal allait et venait sur la berge, s’arrкtait
soudain, et regardait les eaux, une patte levйe, comme s’il eыt
йtй en arrкt sur quelque gibier invisible; puis, il aboyait avec
fureur, en quкtant, pour ainsi dire, et se taisait subitement.

Ni Cyrus Smith, ni ses compagnons n’avaient d’abord fait attention
а ce manиge de Top; mais les aboiements du chien devinrent bientфt
si frйquents, que l’ingйnieur s’en prйoccupa.

«Qu’est-ce qu’il y a, Top?» demanda-t-il.

Le chien fit plusieurs bonds vers son maоtre, en laissant voir une
inquiйtude vйritable, et il s’йlanзa de nouveau vers la berge.
Puis, tout а coup, il se prйcipita dans le lac.

«Ici, Top! cria Cyrus Smith, qui ne voulait pas laisser son chien
s’aventurer sur ces eaux suspectes.

-- Qu’est-ce qui se passe donc lа-dessous? demanda Pencroff en
examinant la surface du lac.

-- Top aura senti quelque amphibie, rйpondit Harbert.

-- Un alligator, sans doute? dit le reporter.

-- Je ne le pense pas, rйpondit Cyrus Smith. Les alligators ne se
rencontrent que dans les rйgions moins йlevйes en latitude.»

Cependant, Top йtait revenu а l’appel de son maоtre, et avait
regagnй la berge; mais il ne pouvait rester en repos; il sautait
au milieu des grandes herbes, et, son instinct le guidant, il
semblait suivre quelque кtre invisible qui se serait glissй sous
les eaux du lac, en en rasant les bords. Cependant, les eaux
йtaient calmes, et pas une ride n’en troublait la surface.
Plusieurs fois, les colons s’arrкtиrent sur la berge, et ils
observиrent avec attention. Rien n’apparut. Il y avait lа quelque
mystиre.

L’ingйnieur йtait fort intriguй.

«Poursuivons jusqu’au bout cette exploration», dit-il.

Une demi-heure aprиs, ils йtaient tous arrivйs а l’angle sud-est
du lac et se retrouvaient sur le plateau mкme de Grande-vue. А ce
point, l’examen des rives du lac devait кtre considйrй comme
terminй, et, cependant, l’ingйnieur n’avait pu dйcouvrir par oщ et
comment s’opйrait la dйcharge des eaux.

«Pourtant, ce dйversoir existe, rйpйtait-il, et puisqu’il n’est
pas extйrieur, il faut qu’il soit creusй а l’intйrieur du massif
granitique de la cфte!

-- Mais quelle importance attachez-vous а savoir cela, mon cher
Cyrus? demanda Gйdйon Spilett.

-- Une assez grande, rйpondit l’ingйnieur, car si l’йpanchement se
fait а travers le massif, il est possible qu’il s’y trouve quelque
cavitй, qu’il eыt йtй facile de rendre habitable aprиs avoir
dйtournй les eaux.

-- Mais n’est-il pas possible, monsieur Cyrus, que les eaux
s’йcoulent par le fond mкme du lac, dit Harbert, et qu’elles
aillent а la mer par un conduit souterrain?

-- Cela peut кtre, en effet, rйpondit l’ingйnieur, et, si cela
est, nous serons obligйs de bвtir notre maison nous-mкmes, puisque
la nature n’a pas fait les premiers frais de construction.»

Les colons se disposaient donc а traverser le plateau pour
regagner les Cheminйes, car il йtait cinq heures du soir, quand
Top donna de nouveaux signes d’agitation. Il aboyait avec rage,
et, avant que son maоtre eыt pu le retenir, il se prйcipita une
seconde fois dans le lac.

Tous coururent vers la berge. Le chien en йtait dйjа а plus de
vingt pieds, et Cyrus Smith le rappelait vivement, quand une tкte
йnorme йmergea de la surface des eaux, qui ne paraissaient pas
кtre profondes en cet endroit.

Harbert reconnut aussitфt l’espиce d’amphibie auquel appartenait
cette tкte conique а gros yeux, que dйcoraient des moustaches а
longs poils soyeux.

«Un lamantin!» s’йcria-t-il.

Ce n’йtait pas un lamantin, mais un spйcimen de cette espиce,
comprise dans l’ordre des cйtacйs, qui porte le nom de «dugong»,
car ses narines йtaient ouvertes а la partie supйrieure de son
museau.

L’йnorme animal s’йtait prйcipitй sur le chien, qui voulut
vainement l’йviter en revenant vers la berge. Son maоtre ne
pouvait rien pour le sauver, et avant mкme qu’il fыt venu а la
pensйe de Gйdйon Spilett ou d’Harbert d’armer leurs arcs, Top,
saisi par le dugong, disparaissait sous les eaux.

Nab, son йpieu ferrй а la main, voulut se jeter au secours du
chien, dйcidй а s’attaquer au formidable animal jusque dans son
йlйment.

«Non, Nab», dit l’ingйnieur, en retenant son courageux serviteur.

Cependant, une lutte se passait sous les eaux, lutte inexplicable,
car, dans ces conditions, Top ne pouvait йvidemment pas rйsister,
lutte qui devait кtre terrible, on le voyait aux bouillonnements
de la surface, lutte, enfin, qui ne pouvait se terminer que par la
mort du chien! Mais soudain, au milieu d’un cercle d’йcume, on vit
reparaоtre Top. Lancй en l’air par quelque force inconnue, il
s’йleva а dix pieds au-dessus de la surface du lac, retomba au
milieu des eaux profondйment troublйes, et eыt bientфt regagnй la
berge sans blessures graves, miraculeusement sauvй.

Cyrus Smith et ses compagnons regardaient sans comprendre.
Circonstance non moins inexplicable encore! On eыt dit que la
lutte continuait encore sous les eaux. Sans doute le dugong,
attaquй par quelque puissant animal, aprиs avoir lвchй le chien,
se battait pour son propre compte.

Mais cela ne dura pas longtemps. Les eaux se rougirent de sang, et
le corps du dugong, йmergeant d’une nappe йcarlate qui se propagea
largement, vint bientфt s’йchouer sur une petite grиve а l’angle
sud du lac.

Les colons coururent vers cet endroit. Le dugong йtait mort.
C’йtait un йnorme animal, long de quinze а seize pieds, qui devait
peser de trois а quatre mille livres. А son cou s’ouvrait une
blessure qui semblait avoir йtй faite avec une lame tranchante.
Quel йtait donc l’amphibie qui avait pu, par ce coup terrible,
dйtruire le formidable dugong? Personne n’eыt pu le dire, et,
assez prйoccupйs de cet incident, Cyrus Smith et ses compagnons
rentrиrent aux Cheminйes.

CHAPITRE XVII

Le lendemain, 7 mai, Cyrus Smith et Gйdйon Spilett, laissant Nab
prйparer le dйjeuner, gravirent le plateau de Grande-vue, tandis
que Harbert et Pencroff remontaient la riviиre, afin de renouveler
la provision de bois.

L’ingйnieur et le reporter arrivиrent bientфt а cette petite
grиve, situйe а la pointe sud du lac, et sur laquelle l’amphibie
йtait restй йchouй. Dйjа des bandes d’oiseaux s’йtaient abattus
sur cette masse charnue, et il fallut les chasser а coups de
pierres, car Cyrus Smith dйsirait conserver la graisse du dugong
et l’utiliser pour les besoins de la colonie.

Quant а la chair de l’animal, elle ne pouvait manquer de fournir
une nourriture excellente, puisque, dans certaines rйgions de la
Malaisie, elle est spйcialement rйservйe а la table des princes
indigиnes. Mais cela, c’йtait l’affaire de Nab. En ce moment,
Cyrus Smith avait en tкte d’autres pensйes. L’incident de la
veille ne s’йtait point effacй de son esprit et ne laissait pas de
le prйoccuper. Il aurait voulu percer le mystиre de ce combat
sous-marin, et savoir quel congйnиre des mastodontes ou autres
monstres marins avait fait au dugong une si йtrange blessure.

Il йtait donc lа, sur le bord du lac, regardant, observant, mais
rien n’apparaissait sous les eaux tranquilles, qui йtincelaient
aux premiers rayons du soleil. Sur cette petite grиve qui
supportait le corps du dugong, les eaux йtaient peu profondes;
mais, а partir de ce point, le fond du lac s’abaissait peu а peu,
et il йtait probable qu’au centre, la profondeur devait кtre
considйrable. Le lac pouvait кtre considйrй comme une large
vasque, qui avait йtй remplie par les eaux du Creek-Rouge.

«Eh bien, Cyrus, demanda le reporter, il me semble que ces eaux
n’offrent rien de suspect?

-- Non, mon cher Spilett, rйpondit l’ingйnieur, et je ne sais
vraiment comment expliquer l’incident d’hier!

-- J’avoue, reprit Gйdйon Spilett, que la blessure faite а cet
amphibie est au moins йtrange, et je ne saurais expliquer
davantage comment il a pu se faire que Top ait йtй si
vigoureusement rejetй hors des eaux? On croirait vraiment que
c’est un bras puissant qui l’a lancй ainsi, et que ce mкme bras,
armй d’un poignard, a ensuite donnй la mort au dugong!

-- Oui, rйpondit l’ingйnieur, qui йtait devenu pensif. Il y a lа
quelque chose que je ne puis comprendre. Mais comprenez-vous
davantage, mon cher Spilett, de quelle maniиre j’ai йtй sauvй moi-
mкme, comment j’ai pu кtre arrachй des flots et transportй dans
les dunes? Non, n’est-il pas vrai? Aussi je pressens lа quelque
mystиre que nous dйcouvrirons sans doute un jour. Observons donc,
mais n’insistons pas devant nos compagnons sur ces singuliers
incidents. Gardons nos remarques pour nous et continuons notre
besogne.»

On le sait, l’ingйnieur n’avait encore pu dйcouvrir par oщ
s’йchappait le trop-plein du lac, mais comme il n’avait vu nul
indice qu’il dйbordвt jamais, il fallait nйcessairement qu’un
dйversoir existвt quelque part. Or, prйcisйment, Cyrus Smith fut
assez surpris de distinguer un courant assez prononcй qui se
faisait sentir en cet endroit. Il jeta quelques petits morceaux de
bois, et vit qu’ils se dirigeaient vers l’angle sud. Il suivit ce
courant, en marchant sur la berge, et il arriva а la pointe
mйridionale du lac.

Lа se produisait une sorte de dйpression des eaux, comme si elles
se fussent brusquement perdues dans quelque fissure du sol.

Cyrus Smith йcouta, en mettant son oreille au niveau du lac, et il
entendit trиs distinctement le bruit d’une chute souterraine.

«C’est lа, dit-il en se relevant, lа que s’opиre la dйcharge des
eaux, lа, sans doute, que par un conduit creusй dans le massif de
granit elles s’en vont rejoindre la mer, а travers quelques
cavitйs que nous saurions utiliser а notre profit! Eh bien! je le
saurai!»

L’ingйnieur coupa une longue branche, il la dйpouilla de ses
feuilles, et, en la plongeant а l’angle des deux rives, il
reconnut qu’il existait un large trou ouvert а un pied seulement
au-dessous de la surface des eaux. Ce trou, c’йtait l’orifice du
dйversoir vainement cherchй jusqu’alors, et la force du courant y
йtait telle, que la branche fut arrachйe des mains de l’ingйnieur
et disparut.

«Il n’y a plus а douter maintenant, rйpйta Cyrus Smith. Lа est
l’orifice du dйversoir, et cet orifice, je le mettrai а dйcouvert.

-- Comment? demanda Gйdйon Spilett.

-- En abaissant de trois pieds le niveau des eaux du lac.

-- Et comment abaisser leur niveau?

-- En leur ouvrant une autre issue plus vaste que celle-ci.

-- En quel endroit, Cyrus?

-- Sur la partie de la rive qui se rapproche le plus prиs de la
cфte.

-- Mais c’est une rive de granit! fit observer le reporter.

-- Eh bien, rйpondit Cyrus Smith, je le ferai sauter, ce granit,
et les eaux, en s’йchappant, baisseront de maniиre а dйcouvrir cet
orifice...

-- Et formeront une chute en tombant sur la grиve, ajouta le
reporter.

-- Une chute que nous utiliserons! rйpondit Cyrus. Venez, venez!»

L’ingйnieur entraоna son compagnon, dont la confiance en Cyrus
Smith йtait telle qu’il ne doutait pas que l’entreprise ne
rйussоt. Et pourtant, cette rive de granit, comment l’ouvrir,
comment, sans poudre et avec des instruments imparfaits,
dйsagrйger ces roches? N’йtait-ce pas un travail au-dessus de ses
forces, auquel l’ingйnieur allait s’acharner?

Quand Cyrus Smith et le reporter rentrиrent aux Cheminйes, ils y
trouvиrent Harbert et Pencroff occupйs а dйcharger leur train de
bois.

«Les bыcherons vont avoir fini, monsieur Cyrus, dit le marin en
riant, et quand vous aurez besoin de maзons...

-- De maзons, non, mais de chimistes, rйpondit l’ingйnieur.

-- Oui, ajouta le reporter, nous allons faire sauter l’оle...

-- Sauter l’оle! s’йcria Pencroff.

-- En partie, du moins! rйpliqua Gйdйon Spilett.

-- Йcoutez-moi, mes amis», dit l’ingйnieur.

Et il leur fit connaоtre le rйsultat de ses observations. Suivant
lui, une cavitй plus ou moins considйrable devait exister dans la
masse de granit qui supportait le plateau de Grande-vue, et il
prйtendait pйnйtrer jusqu’а elle.

Pour ce faire, il fallait tout d’abord dйgager l’ouverture par
laquelle se prйcipitaient les eaux, et, par consйquent, abaisser
leur niveau en leur procurant une plus large issue. De lа,
nйcessitй de fabriquer une substance explosive qui pыt pratiquer
une forte saignйe en un autre point de la rive. C’est ce qu’allait
tenter Cyrus Smith au moyen des minйraux que la nature mettait а
sa disposition.

Inutile de dire avec quel enthousiasme tous, et plus
particuliиrement Pencroff, accueillirent ce projet.

Employer les grands moyens, йventrer ce granit, crйer une cascade,
cela allait au marin! Et il serait aussi bien chimiste que maзon
ou bottier, puisque l’ingйnieur avait besoin de chimistes. Il
serait tout ce qu’on voudrait», mкme professeur de danse et de
maintien», dit-il а Nab, si cela йtait jamais nйcessaire.

Nab et Pencroff furent tout d’abord chargйs d’extraire la graisse
du dugong, et d’en conserver la chair, qui йtait destinйe а
l’alimentation. Ils partirent aussitфt, sans mкme demander plus
d’explication. La confiance qu’ils avaient en l’ingйnieur йtait
absolue. Quelques instants aprиs eux, Cyrus Smith, Harbert et
Gйdйon Spilett, traоnant la claie et remontant la riviиre, se
dirigeaient vers le gisement de houille oщ abondaient ces pyrites
schisteuses qui se rencontrent, en effet, dans les terrains de
transition les plus rйcents, et dont Cyrus Smith avait dйjа
rapportй un йchantillon.

Toute la journйe fut employйe а charrier une certaine quantitй de
ces pyrites aux Cheminйes. Le soir, il y en avait plusieurs
tonnes.

Le lendemain, 8 mai, l’ingйnieur commenзa ses manipulations. Ces
pyrites schisteuses йtant composйes principalement de charbon, de
silice, d’alumine et de sulfure de fer, -- celui-ci en excиs, --
il s’agissait d’isoler le sulfure de fer et de le transformer en
sulfate le plus rapidement possible. Le sulfate obtenu, on en
extrairait l’acide sulfurique.

C’йtait en effet le but а atteindre. L’acide sulfurique est un des
agents les plus employйs, et l’importance industrielle d’une
nation peut se mesurer а la consommation qui en est faite. Cet
acide serait plus tard d’une utilitй extrкme aux colons pour la
fabrication des bougies, le tannage des peaux, etc., mais en ce
moment, l’ingйnieur le rйservait а un autre emploi.

Cyrus Smith choisit, derriиre les Cheminйes, un emplacement dont
le sol fыt soigneusement йgalisй. Sur ce sol, il plaзa un tas de
branchages et de bois hachй, sur lequel furent placйs des morceaux
de schistes pyriteux, arc-boutйs les uns contre les autres; puis,
le tout fut recouvert d’une mince couche de pyrites, prйalablement
rйduites а la grosseur d’une noix.

Ceci fait, on mit le feu au bois, dont la chaleur se communiqua
aux schistes, lesquels s’enflammиrent, puisqu’ils contenaient du
charbon et du soufre.

Alors, de nouvelles couches de pyrites concassйes furent disposйes
de maniиre а former un йnorme tas, qui fut extйrieurement tapissй
de terre et d’herbes, aprиs qu’on y eut mйnagй quelques йvents,
comme s’il se fыt agi de carboniser une meule de bois pour faire
du charbon.

Puis, on laissa la transformation s’accomplir, et il ne fallait
pas moins de dix а douze jours pour que le sulfure de fer fыt
changй en sulfate de fer et l’alumine en sulfate d’alumine, deux
substances йgalement solubles, les autres, silice, charbon brыlй
et cendres, ne l’йtant pas.

Pendant que s’accomplissait ce travail chimique, Cyrus Smith fit
procйder а d’autres opйrations. On y mettait plus que du zиle.
C’йtait de l’acharnement.

Nab et Pencroff avaient enlevй la graisse du dugong, qui avait йtй
recueillie dans de grandes jarres de terre. Cette graisse, il
s’agissait d’en isoler un de ses йlйments, la glycйrine, en la
saponifiant. Or, pour obtenir ce rйsultat, il suffisait de la
traiter par la soude ou la chaux. En effet, l’une ou l’autre de
ces substances, aprиs avoir attaquй la graisse, formerait un savon
en isolant la glycйrine, et c’йtait cette glycйrine que
l’ingйnieur voulait prйcisйment obtenir. La chaux ne lui manquait
pas, on le sait; seulement le traitement par la chaux ne devait
donner que des savons calcaires, insolubles et par consйquent
inutiles, tandis que le traitement par la soude fournirait, au
contraire, un savon soluble, qui trouverait son emploi dans les
nettoyages domestiques.

Or, en homme pratique, Cyrus Smith devait plutфt chercher а
obtenir de la soude. Йtait-ce difficile?

Non, car les plantes marines abondaient sur le rivage, salicornes,
ficoпdes, et toutes ces fucacйes qui forment les varechs et les
goйmons. On recueillit donc une grande quantitй de ces plantes, on
les fit d’abord sйcher, puis ensuite brыler dans des fosses en
plein air. La combustion de ces plantes fut entretenue pendant
plusieurs jours, de maniиre que la chaleur s’йlevвt au point d’en
fondre les cendres, et le rйsultat de l’incinйration fut une masse
compacte, grisвtre, qui est depuis longtemps connue sous le nom de
«soude naturelle.»

Ce rйsultat obtenu, l’ingйnieur traita la graisse par la soude, ce
qui donna, d’une part, un savon soluble, et, de l’autre, cette
substance neutre, la glycйrine.

Mais ce n’йtait pas tout. Il fallait encore а Cyrus Smith, en vue
de sa prйparation future, une autre substance, l’azotate de
potasse, qui est plus connu sous le nom de sel de nitrite ou de
salpкtre.

Cyrus Smith aurait pu fabriquer cette substance, en traitant le
carbonate de potasse, qui s’extrait facilement des cendres des
vйgйtaux, par de l’acide azotique. Mais l’acide azotique lui
manquait, et c’йtait prйcisйment cet acide qu’il voulait obtenir,
en fin de compte. Il y avait donc lа un cercle vicieux, dont il ne
fыt jamais sorti.

Trиs heureusement, cette fois, la nature allait lui fournir le
salpкtre, sans qu’il eыt d’autre peine que de le ramasser. Harbert
en dйcouvrit un gisement dans le nord de l’оle, au pied du mont
Franklin, et il n’y eut plus qu’а purifier ce sel.

Ces divers travaux durиrent une huitaine de jours. Ils йtaient
donc achevйs, avant que la transformation du sulfure en sulfate de
fer eыt йtй accomplie. Pendant les jours qui suivirent, les colons
eurent le temps de fabriquer de la poterie rйfractaire en argile
plastique et de construire un fourneau de briques d’une
disposition particuliиre qui devait servir а la distillation du
sulfate de fer, lorsque celui-ci serait obtenu. Tout cela fut
achevй vers le 18 mai, а peu prиs au moment oщ la transformation
chimique se terminait. Gйdйon Spilett, Harbert, Nab et Pencroff,
habilement guidйs par l’ingйnieur, йtaient devenus les plus
adroits ouvriers du monde. La nйcessitй est, d’ailleurs, de tous
les maоtres, celui qu’on йcoute le plus et qui enseigne le mieux.

Lorsque le tas de pyrites eut йtй entiиrement rйduit par le feu,
le rйsultat de l’opйration, consistant en sulfate de fer, sulfate
d’alumine, silice, rйsidu de charbon et cendres, fut dйposй dans
un bassin rempli d’eau. On agita ce mйlange, on le laissa reposer,
puis on le dйcanta, et on obtint un liquide clair, contenant en
dissolution du sulfate de fer et du sulfate d’alumine, les autres
matiиres йtant restйes solides, puisqu’elles йtaient insolubles.
Enfin, ce liquide s’йtant vaporisй en partie, des cristaux de
sulfate de fer se dйposиrent, et les eaux-mиres, c’est-а-dire le
liquide non vaporisй, qui contenait du sulfate d’alumine, furent
abandonnйes.

Cyrus Smith avait donc а sa disposition une assez grande quantitй
de ces cristaux de sulfate de fer, dont il s’agissait d’extraire
l’acide sulfurique.

Dans la pratique industrielle, c’est une coыteuse installation que
celle qu’exige la fabrication de l’acide sulfurique. Il faut, en
effet, des usines considйrables, un outillage spйcial, des
appareils de platine, des chambres de plomb, inattaquables а
l’acide, et dans lesquelles s’opиre la transformation, etc.
L’ingйnieur n’avait point cet outillage а sa disposition, mais il
savait qu’en Bohкme particuliиrement, on fabrique l’acide
sulfurique par des moyens plus simples, qui ont mкme l’avantage de
le produire а un degrй supйrieur de concentration.

C’est ainsi que se fait l’acide connu sous le nom d’acide de
Nordhausen.

Pour obtenir l’acide sulfurique, Cyrus Smith n’avait plus qu’une
seule opйration а faire: calciner en vase clos les cristaux de
sulfate de fer, de maniиre que l’acide sulfurique se distillвt en
vapeurs, lesquelles vapeurs produiraient ensuite l’acide par
condensation.

C’est а cette manipulation que servirent les poteries
rйfractaires, dans lesquelles furent placйs les cristaux, et le
four, dont la chaleur devait distiller l’acide sulfurique.
L’opйration fut parfaitement conduite, et le 20 mai, douze jours
aprиs avoir commencй, l’ingйnieur йtait possesseur de l’agent
qu’il comptait utiliser plus tard de tant de faзons diffйrentes.

Or, pourquoi voulait-il donc avoir cet agent? Tout simplement pour
produire l’acide azotique, et cela fut aisй, puisque le salpкtre,
attaquй par l’acide sulfurique, lui donna prйcisйment cet acide
par distillation.

Mais, en fin de compte, а quoi allait-il employer cet acide
azotique? C’est ce que ses compagnons ignoraient encore, car il
n’avait pas dit le dernier mot de son travail.

Cependant, l’ingйnieur touchait а son but, et une derniиre
opйration lui procura la substance qui avait exigй tant de
manipulations.

Aprиs avoir pris de l’acide azotique, il le mit en prйsence de la
glycйrine, qui avait йtй prйalablement concentrйe par йvaporation
au bain-marie, et il obtint, mкme sans employer de mйlange
rйfrigйrant, plusieurs pintes d’un liquide huileux et jaunвtre.

Cette derniиre opйration, Cyrus Smith l’avait faite seul, а
l’йcart, loin des Cheminйes, car elle prйsentait des dangers
d’explosion, et, quand il rapporta un flacon de ce liquide а ses
amis, il se contenta de leur dire: «Voilа de la nitro-glycйrine!»

C’йtait, en effet, ce terrible produit, dont la puissance
explosible est peut-кtre dйcuple de celle de la poudre ordinaire,
et qui a dйjа causй tant d’accidents! Toutefois, depuis qu’on a
trouvй le moyen de le transformer en dynamite, c’est-а-dire de le
mйlanger avec une substance solide, argile ou sucre, assez poreuse
pour le retenir, le dangereux liquide a pu кtre utilisй avec plus
de sйcuritй. Mais la dynamite n’йtait pas encore connue а l’йpoque
oщ les colons opйraient dans l’оle Lincoln.

«Et c’est cette liqueur-lа qui va faire sauter nos rochers? dit
Pencroff d’un air assez incrйdule.

-- Oui, mon ami, rйpondit l’ingйnieur, et cette nitro-glycйrine
produira d’autant plus d’effet, que ce granit est extrкmement dur
et qu’il opposera une rйsistance plus grande а l’йclatement.

-- Et quand verrons-nous cela, monsieur Cyrus?

-- Demain, dиs que nous aurons creusй un trou de mine», rйpondit
l’ingйnieur.

Le lendemain, -- 21 mai, -- dиs l’aube, les mineurs se rendirent а
une pointe qui formait la rive est du lac Grant, et а cinq cents
pas seulement de la cфte. En cet endroit, le plateau йtait en
contre-bas des eaux, qui n’йtaient retenues que par leur cadre de
granit. Il йtait donc йvident que si l’on brisait ce cadre, les
eaux s’йchapperaient par cette issue, et formeraient un ruisseau
qui, aprиs avoir coulй а la surface inclinйe du plateau, irait se
prйcipiter sur la grиve. Par suite, il y aurait abaissement
gйnйral du niveau du lac, et mise а dйcouvert de l’orifice du
dйversoir, -- ce qui йtait le but final.

C’йtait donc le cadre qu’il s’agissait de briser.

Sous la direction de l’ingйnieur, Pencroff, armй d’un pic qu’il
maniait adroitement et vigoureusement, attaqua le granit sur le
revкtement extйrieur. Le trou qu’il s’agissait de percer prenait
naissance sur une arкte horizontale de la rive, et il devait
s’enfoncer obliquement, de maniиre а rencontrer un niveau
sensiblement infйrieur а celui des eaux du lac. De cette faзon, la
force explosive, en йcartant les roches, permettrait aux eaux de
s’йpancher largement au dehors et, par suite, de s’abaisser
suffisamment.

Le travail fut long, car l’ingйnieur, voulant produire un effet
formidable, ne comptait pas consacrer moins de dix litres de
nitro-glycйrine а l’opйration. Mais Pencroff, relayй par Nab, fit
si bien que, vers quatre heures du soir, le trou de mine йtait
achevй.

Restait la question d’inflammation de la substance explosive.
Ordinairement, la nitro-glycйrine s’enflamme au moyen d’amorces de
fulminate qui, en йclatant, dйterminent l’explosion. Il faut, en
effet, un choc pour provoquer l’explosion, et, allumйe simplement,
cette substance brыlerait sans йclater.

Cyrus Smith aurait certainement pu fabriquer une amorce. А dйfaut
de fulminate, il pouvait facilement obtenir une substance analogue
au coton-poudre, puisqu’il avait de l’acide azotique а sa
disposition.

Cette substance, pressйe dans une cartouche, et introduite dans la
nitro-glycйrine, aurait йclatй au moyen d’une mиche et dйterminй
l’explosion.

Mais Cyrus Smith savait que la nitro-glycйrine a la propriйtй de
dйtonner au choc. Il rйsolut donc d’utiliser cette propriйtй,
quitte а employer un autre moyen, si celui-lа ne rйussissait pas.
En effet, le choc d’un marteau sur quelques gouttes de nitro-
glycйrine, rйpandues а la surface d’une pierre dure, suffit а
provoquer l’explosion. Mais l’opйrateur ne pouvait кtre lа, а
donner le coup de marteau, sans кtre victime de l’opйration.

Cyrus Smith imagina donc de suspendre а un montant, au-dessus du
trou de mine, et au moyen d’une fibre vйgйtale, une masse de fer
pesant plusieurs livres. Une autre longue fibre, prйalablement
soufrйe, йtait attachйe au milieu de la premiиre par une de ses
extrйmitйs, tandis que l’autre extrйmitй traоnait sur le sol
jusqu’а une distance de plusieurs pieds du trou de mine. Le feu
йtant mis а cette seconde fibre, elle brыlerait jusqu’а ce qu’elle
eыt atteint la premiиre. Celle-ci, prenant feu а son tour, se
romprait, et la masse de fer serait prйcipitйe sur la nitro-
glycйrine.

Cet appareil fut donc installй; puis l’ingйnieur, aprиs avoir fait
йloigner ses compagnons, remplit le trou de mine de maniиre que la
nitro-glycйrine vоnt en affleurer l’ouverture, et il en jeta
quelques gouttes а la surface de la roche, au-dessous de la masse
de fer dйjа suspendue.

Ceci fait, Cyrus Smith prit l’extrйmitй de la fibre soufrйe, il
l’alluma, et, quittant la place, il revint retrouver ses
compagnons aux Cheminйes.

La fibre devait brыler pendant vingt-cinq minutes, et, en effet,
vingt-cinq minutes aprиs, une explosion, dont on ne saurait donner
l’idйe, retentit. Il sembla que toute l’оle tremblait sur sa base.
Une gerbe de pierres se projeta dans les airs comme si elle eыt
йtй vomie par un volcan. La secousse produite par l’air dйplacй
fut telle, que les roches des Cheminйes oscillиrent. Les colons,
bien qu’ils fussent а plus de deux milles de la mine, furent
renversйs sur le sol.

Ils se relevиrent, ils remontиrent sur le plateau, et ils
coururent vers l’endroit oщ la berge du lac devait avoir йtй
йventrйe par l’explosion... Un triple hurrah s’йchappa de leurs
poitrines! Le cadre de granit йtait fendu sur une large place! Un
cours rapide d’eau s’en йchappait, courait en йcumant а travers le
plateau, en atteignait la crкte, et se prйcipitait d’une hauteur
de trois cents pieds sur la grиve!

CHAPITRE XVIII

Le projet de Cyrus Smith avait rйussi; mais, suivant son habitude,
sans tйmoigner aucune satisfaction, les lиvres serrйes, le regard
fixe, il restait immobile. Harbert йtait enthousiasmй; Nab
bondissait de joie; Pencroff balanзait sa grosse tкte et murmurait
ces mots: «Allons, il va bien notre ingйnieur!»

En effet, la nitro-glycйrine avait puissamment agi. La saignйe,
faite au lac, йtait si importante, que le volume des eaux qui
s’йchappaient alors par ce nouveau dйversoir йtait au moins triple
de celui qui passait auparavant par l’ancien. Il devait donc en
rйsulter que, peu de temps aprиs l’opйration, le niveau du lac
aurait baissй de deux pieds, au moins.

Les colons revinrent aux Cheminйes, afin d’y prendre des pics, des
йpieux ferrйs, des cordes de fibres, un briquet et de l’amadou;
puis, ils retournиrent au plateau. Top les accompagnait.

Chemin faisant, le marin ne put s’empкcher de dire а l’ingйnieur:

«Mais savez-vous bien, monsieur Cyrus, qu’au moyen de cette
charmante liqueur que vous avez fabriquйe, on ferait sauter notre
оle tout entiиre?

-- Sans aucun doute, l’оle, les continents, et la terre elle-mкme,
rйpondit Cyrus Smith. Ce n’est qu’une question de quantitй.

-- Ne pourriez-vous donc employer cette nitro-glycйrine au
chargement des armes а feu? demanda le marin.

-- Non, Pencroff, car c’est une substance trop brisante. Mais il
serait aisй de fabriquer de la poudre-coton, ou mкme de la poudre
ordinaire, puisque nous avons l’acide azotique, le salpкtre, le
soufre et le charbon. Malheureusement, ce sont les armes que nous
n’avons pas.

-- Oh! monsieur Cyrus, rйpondit le marin, avec un peu de bonne
volontй!...»

Dйcidйment, Pencroff avait rayй le mot «impossible» du
dictionnaire de l’оle Lincoln.

Les colons, arrivйs au plateau de Grande-vue, se dirigиrent
immйdiatement vers la pointe du lac, prиs de laquelle s’ouvrait
l’orifice de l’ancien dйversoir, qui, maintenant, devait кtre а
dйcouvert.

Le dйversoir serait donc devenu praticable, puisque les eaux ne
s’y prйcipiteraient plus, et il serait facile sans doute d’en
reconnaоtre la disposition intйrieure. En quelques instants, les
colons avaient atteint l’angle infйrieur du lac, et un coup d’oeil
leur suffit pour constater que le rйsultat avait йtй obtenu. En
effet, dans la paroi granitique du lac, et maintenant au-dessus du
niveau des eaux, apparaissait l’orifice tant cherchй. Un йtroit
йpaulement, laissй а nu par le retrait des eaux, permettait d’y
arriver. Cet orifice mesurait vingt pieds de largeur environ, mais
il n’en avait que deux de hauteur. C’йtait comme une bouche
d’йgout а la bordure d’un trottoir. Cet orifice n’aurait donc pu
livrer un passage facile aux colons; mais Nab et Pencroff prirent
leur pic, et, en moins d’une heure, ils lui eurent donnй une
hauteur suffisante.

L’ingйnieur s’approcha alors et reconnut que les parois du
dйversoir, dans sa partie supйrieure, n’accusaient pas une pente
de plus de trente а trente-cinq degrйs. Elles йtaient donc
praticables, et, pourvu que leur dйclivitй ne s’accrыt pas, il
serait facile de les descendre jusqu’au niveau mкme de la mer. Si
donc, ce qui йtait fort probable, quelque vaste cavitй existait а
l’intйrieur du massif granitique, on trouverait peut-кtre moyen de
l’utiliser.

«Eh bien, monsieur Cyrus, qu’est-ce qui nous arrкte? demanda le
marin, impatient de s’aventurer dans l’йtroit couloir? Vous voyez
que Top nous a prйcйdйs!

-- Bien, rйpondit l’ingйnieur. Mais il faut y voir clair. -- Nab,
va couper quelques branches rйsineuses.»

Nab et Harbert coururent vers les rives du lac, ombragйes de pins
et autres arbres verts, et ils revinrent bientфt avec des branches
qu’ils disposиrent en forme de torches. Ces torches furent
allumйes au feu du briquet, et, Cyrus Smith en tкte, les colons
s’engagиrent dans le sombre boyau que le trop-plein des eaux
emplissait naguиre.

Contrairement а ce qu’on eыt pu supposer, le diamиtre de ce boyau
allait en s’йlargissant, de telle sorte que les explorateurs,
presque aussitфt, purent se tenir droit en descendant. Les parois
de granit, usйes par les eaux depuis un temps infini, йtaient
glissantes, et il fallait se garder des chutes. Aussi, les colons
s’йtaient-ils liйs les uns aux autres au moyen d’une corde, ainsi
que font les ascensionnistes dans les montagnes. Heureusement,
quelques saillies du granit, formant de vйritables marches,
rendaient la descente moins pйrilleuse. Des gouttelettes, encore
suspendues aux rocs, s’irisaient за et lа sous le feu des torches,
et on eыt pu croire que les parois йtaient revкtues d’innombrables
stalactites.

L’ingйnieur observa ce granit noir. Il n’y vit pas une strate, pas
une faille. La masse йtait compacte et d’un grain extrкmement
serrй. Ce boyau datait donc de l’origine mкme de l’оle. Ce
n’йtaient point les eaux qui l’avaient creusй peu а peu. Pluton,
et non pas Neptune, l’avait forй de sa propre main, et l’on
pouvait distinguer sur la muraille les traces d’un travail йruptif
que le lavage des eaux n’avait pu totalement effacer.

Les colons ne descendaient que fort lentement. Ils n’йtaient pas
sans йprouver une certaine йmotion, а s’aventurer ainsi dans les
profondeurs de ce massif, que des кtres humains visitaient
йvidemment pour la premiиre fois. Ils ne parlaient pas, mais ils
rйflйchissaient, et cette rйflexion dut venir а plus d’un, que
quelque poulpe ou autre gigantesque cйphalopode pouvait occuper
les cavitйs intйrieures, qui se trouvaient en communication avec
la mer. Il fallait donc ne s’aventurer qu’avec une certaine
prudence.

Du reste, Top tenait la tкte de la petite troupe, et l’on pouvait
s’en rapporter а la sagacitй du chien, qui ne manquerait point de
donner l’alarme, le cas йchйant.

Aprиs avoir descendu une centaine de pieds, en suivant une route
assez sinueuse, Cyrus Smith, qui marchait en avant, s’arrкta, et
ses compagnons le rejoignirent. L’endroit oщ ils firent halte
йtait йvidй, de maniиre а former une caverne de mйdiocre
dimension. Des gouttes d’eau tombaient de sa voыte, mais elles ne
provenaient pas d’un suintement а travers le massif. C’йtaient
simplement les derniиres traces laissйes par le torrent qui avait
si longtemps grondй dans cette cavitй, et l’air, lйgиrement
humide, n’йmettait aucune йmanation mйphitique.

«Eh bien, mon cher Cyrus? dit alors Gйdйon Spilett. Voici une
retraite bien ignorйe, bien cachйe dans ces profondeurs, mais, en
somme, elle est inhabitable.

-- Pourquoi inhabitable? demanda le marin.

-- Parce qu’elle est trop petite et trop obscure.

-- Ne pouvons-nous l’agrandir, la creuser, y pratiquer des
ouvertures pour le jour et l’air? rйpondit Pencroff, qui ne
doutait plus de rien.

-- Continuons, rйpondit Cyrus Smith, continuons notre exploration.
Peut-кtre, plus bas, la nature nous aura-t-elle йpargnй ce
travail.

-- Nous ne sommes encore qu’au tiers de la hauteur, fit observer
Harbert.

-- Au tiers environ, rйpondit Cyrus Smith, car nous avons descendu
une centaine de pieds depuis l’orifice, et il n’est pas impossible
qu’а cent pieds plus bas...

-- Oщ est donc Top?...» demanda Nab en interrompant son maоtre.

On chercha dans la caverne. Le chien n’y йtait pas.

«Il aura probablement continuй sa route, dit Pencroff.

-- Rejoignons-le», rйpondit Cyrus Smith.

La descente fut reprise. L’ingйnieur observait avec soin les
dйviations que le dйversoir subissait, et, malgrй tant de dйtours,
il se rendait assez facilement compte de sa direction gйnйrale,
qui allait vers la mer.

Les colons s’йtaient encore abaissйs d’une cinquantaine de pieds
suivant la perpendiculaire, quand leur attention fut attirйe par
des sons йloignйs qui venaient des profondeurs du massif. Ils
s’arrкtиrent et йcoutиrent. Ces sons, portйs а travers le couloir,
comme la voix а travers un tuyau acoustique, arrivaient nettement
а l’oreille.

«Ce sont les aboiements de Top! s’йcria Harbert.

-- Oui, rйpondit Pencroff, et notre brave chien aboie mкme avec
fureur!

-- Nous avons nos йpieux ferrйs, dit Cyrus Smith. Tenons-nous sur
nos gardes, et en avant!

-- Cela est de plus en plus intйressant», murmura Gйdйon Spilett а
l’oreille du marin, qui fit un signe affirmatif.

Cyrus Smith et ses compagnons se prйcipitиrent pour se porter au
secours du chien. Les aboiements de Top devenaient de plus en plus
perceptibles. On sentait dans sa voix saccadйe une rage йtrange.

Йtait-il donc aux prises avec quelque animal dont il avait troublй
la retraite? On peut dire que, sans songer au danger auquel ils
s’exposaient, les colons se sentaient maintenant pris d’une
irrйsistible curiositй. Ils ne descendaient plus le couloir, ils
se laissaient pour ainsi dire glisser sur sa paroi, et, en
quelques minutes, soixante pieds plus bas, ils eurent rejoint Top.

Lа, le couloir aboutissait а une vaste et magnifique caverne. Lа,
Top, allant et venant, aboyait avec fureur. Pencroff et Nab,
secouant leurs torches, jetиrent de grands йclats de lumiиre а
toutes les aspйritйs du granit, et, en mкme temps, Cyrus Smith,
Gйdйon Spilett, Harbert, l’йpieu dressй, se tinrent prкts а tout
йvйnement.

L’йnorme caverne йtait vide. Les colons la parcoururent en tous
sens. Il n’y avait rien, pas un animal, pas un кtre vivant! Et,
cependant, Top continuait d’aboyer. Ni les caresses, ni les
menaces ne purent le faire taire.

«Il doit y avoir quelque part une issue par laquelle les eaux du
lac s’en allaient а la mer, dit l’ingйnieur.

-- En effet, rйpondit Pencroff, et prenons garde de tomber dans un
trou.

-- Va, Top, va!» cria Cyrus Smith.

Le chien, excitй par les paroles de son maоtre, courut vers
l’extrйmitй de la caverne, et, lа, ses aboiements redoublиrent.

On le suivit, et, а la lumiиre des torches, apparut l’orifice d’un
vйritable puits qui s’ouvrait dans le granit. C’йtait bien par lа
que s’opйrait la sortie des eaux autrefois engagйes dans le
massif, et, cette fois, ce n’йtait plus un couloir oblique et
praticable, mais un puits perpendiculaire, dans lequel il eыt йtй
impossible de s’aventurer.

Les torches furent penchйes au-dessus de l’orifice.

On ne vit rien. Cyrus Smith dйtacha une branche enflammйe et la
jeta dans cet abоme. La rйsine йclatante, dont le pouvoir
йclairant s’accrut encore par la rapiditй de sa chute, illumina
l’intйrieur du puits, mais rien n’apparut encore. Puis, la flamme
s’йteignit avec un lйger frйmissement indiquant qu’elle avait
atteint la couche d’eau, c’est-а-dire le niveau de la mer.

L’ingйnieur, calculant le temps employй а la chute, put en estimer
la profondeur du puits, qui se trouva кtre de quatre-vingt-dix
pieds environ.

Le sol de la caverne йtait donc situй а quatre-vingt-dix pieds au-
dessus du niveau de la mer.

«Voici notre demeure, dit Cyrus Smith.

-- Mais elle йtait occupйe par un кtre quelconque, rйpondit Gйdйon
Spilett, qui ne trouvait pas sa curiositй satisfaite.

-- Eh bien, l’кtre quelconque, amphibie ou autre, s’est enfui par
cette issue, rйpondit l’ingйnieur, et il nous a cйdй la place.

-- N’importe, ajouta le marin, j’aurais bien voulu кtre Top, il y
a un quart d’heure, car enfin ce n’est pas sans raison qu’il a
aboyй!»

Cyrus Smith regardait son chien, et celui de ses compagnons qui se
fыt approchй de lui l’eыt entendu murmurer ces paroles:

«Oui, je crois bien que Top en sait plus long que nous sur bien
des choses!»

Cependant, les dйsirs des colons se trouvaient en grande partie
rйalisйs. Le hasard, aidй par la merveilleuse sagacitй de leur
chef, les avait heureusement servis. Ils avaient lа, а leur
disposition, une vaste caverne, dont ils ne pouvaient encore
estimer la capacitй а la lueur insuffisante des torches, mais
qu’il serait certainement aisй de diviser en chambres, au moyen de
cloisons de briques, et d’approprier, sinon comme une maison, du
moins comme un spacieux appartement. Les eaux l’avaient abandonnйe
et n’y pouvaient plus revenir.

La place йtait libre.

Restaient deux difficultйs: premiиrement, la possibilitй
d’йclairer cette excavation creusйe dans un bloc plein;
deuxiиmement, la nйcessitй d’en rendre l’accиs plus facile. Pour
l’йclairage, il ne fallait point songer а l’йtablir par le haut,
puisqu’une йnorme йpaisseur de granit plafonnait au-dessus d’elle;
mais peut-кtre pourrait-on percer la paroi antйrieure, qui faisait
face а la mer. Cyrus Smith, qui, pendant la descente, avait
apprйciй assez approximativement l’obliquitй, et par consйquent la
longueur du dйversoir, йtait fondй а croire que la partie
antйrieure de la muraille devait n’кtre que peu йpaisse. Si
l’йclairage йtait ainsi obtenu, l’accиs le serait aussi, car il
йtait aussi facile de percer une porte que des fenкtres, et
d’йtablir une йchelle extйrieure.

Cyrus Smith fit part de ses idйes а ses compagnons.

«Alors, monsieur Cyrus, а l’ouvrage! rйpondit Pencroff. J’ai mon
pic, et je saurai bien me faire jour а travers ce mur. Oщ faut-il
frapper?

-- Ici», rйpondit l’ingйnieur, en indiquant au vigoureux marin un
renfoncement assez considйrable de la paroi, et qui devait en
diminuer l’йpaisseur.

Pencroff attaqua le granit, et pendant une demi-heure, а la lueur
des torches, il en fit voler les йclats autour de lui. La roche
йtincelait sous son pic. Nab le relaya, puis Gйdйon Spilett aprиs
Nab.

Ce travail durait depuis deux heures dйjа, et l’on pouvait donc
craindre qu’en cet endroit, la muraille n’excйdвt la longueur du
pic, quand, а un dernier coup portй par Gйdйon Spilett,
l’instrument, passant au travers du mur, tomba au dehors.

«Hurrah! toujours hurrah!» s’йcria Pencroff.

La muraille ne mesurait lа que trois pieds d’йpaisseur.

Cyrus Smith vint appliquer son oeil а l’ouverture, qui dominait le
sol de quatre-vingts pieds. Devant lui s’йtendait la lisiиre du
rivage, l’оlot, et, au delа, l’immense mer.

Mais par ce trou assez large, car la roche s’йtait dйsagrйgйe
notablement, la lumiиre entra а flots et produisit un effet
magique en inondant cette splendide caverne! Si, dans sa partie
gauche, elle ne mesurait pas plus de trente pieds de haut et de
large sur une longueur de cent pieds, au contraire, а sa partie
droite, elle йtait йnorme, et sa voыte s’arrondissait а plus de
quatre-vingts pieds de hauteur. En quelques endroits, des piliers
de granit, irrйguliиrement disposйs, en supportaient les retombйes
comme celles d’une nef de cathйdrale.

Appuyйe sur des espиces de pieds-droits latйraux, ici se
surbaissant en cintres, lа s’йlevant sur des nervures ogivales, se
perdant sur des travйes obscures dont on entrevoyait les
capricieux arceaux dans l’ombre, ornйe а profusion de saillies qui
formaient comme autant de pendentifs, cette voыte offrait un
mйlange pittoresque de tout ce que les architectures byzantine,
romane et gothique ont produit sous la main de l’homme. Et ici,
pourtant, ce n’йtait que l’oeuvre de la nature! Elle seule avait
creusй ce fйerique Alhambra dans un massif de granit!

Les colons йtaient stupйfaits d’admiration. Oщ ils ne croyaient
trouver qu’une йtroite cavitй, ils trouvaient une sorte de palais
merveilleux, et Nab s’йtait dйcouvert, comme s’il eыt йtй
transportй dans un temple! Des cris d’admiration йtaient partis de
toutes les bouches. Les hurrahs retentissaient et allaient se
perdre d’йcho en йcho jusqu’au fond des sombres nefs.

«Ah! mes amis, s’йcria Cyrus Smith, quand nous aurons largement
йclairй l’intйrieur de ce massif, quand nous aurons disposй nos
chambres, nos magasins, nos offices dans sa partie gauche, il nous
restera encore cette splendide caverne, dont nous ferons notre
salle d’йtude et notre musйe!

-- Et nous l’appellerons?... demanda Harbert.

-- Granite-House», rйpondit Cyrus Smith, nom que ses compagnons
saluиrent encore de leurs hurrahs.

En ce moment, les torches йtaient presque entiиrement consumйes,
et comme, pour revenir, il fallait regagner le sommet du plateau
en remontant le couloir, il fut dйcidй que l’on remettrait au
lendemain les travaux relatifs а l’amйnagement de la nouvelle
demeure.

Avant de partir, Cyrus Smith vint se pencher encore une fois au-
dessus du puits sombre, qui s’enfonзait perpendiculairement
jusqu’au niveau de la mer. Il йcouta avec attention. Aucun bruit
ne se produisit, pas mкme celui des eaux, que les ondulations de
la houle devaient quelquefois agiter dans ces profondeurs. Une
rйsine enflammйe fut encore jetйe. Les parois du puits
s’йclairиrent un instant mais, pas plus cette fois que la
premiиre, il ne se rйvйla rien de suspect.

Si quelque monstre marin avait йtй inopinйment surpris par le
retrait des eaux, il avait maintenant regagnй le large par le
conduit souterrain qui se prolongeait sous la grиve, et que
suivait le trop-plein du lac, avant qu’une nouvelle issue lui eыt
йtй offerte.

Cependant, l’ingйnieur, immobile, l’oreille attentive, le regard
plongй dans le gouffre, ne prononзait pas une seule parole.

Le marin s’approcha de lui, alors, et, le touchant au bras:

«Monsieur Smith? dit-il.

-- Que voulez-vous, mon ami? rйpondit l’ingйnieur, comme s’il fыt
revenu du pays des rкves.

-- Les torches vont bientфt s’йteindre.

-- En route!» rйpondit Cyrus Smith.

La petite troupe quitta la caverne et commenзa son ascension а
travers le sombre dйversoir. Top fermait la marche, et faisait
encore entendre de singuliers grognements. L’ascension fut assez
pйnible. Les colons s’arrкtиrent quelques instants а la grotte
supйrieure, qui formait comme une sorte de palier, а mi-hauteur de
ce long escalier de granit. Puis ils recommencиrent а monter.

Bientфt un air plus frais se fit sentir. Les gouttelettes, sйchйes
par l’йvaporation, ne scintillaient plus sur les parois. La clartй
fuligineuse des torches pвlissait. Celle que portait Nab
s’йteignit, et, pour ne pas s’aventurer au milieu d’une obscuritй
profonde, il fallait se hвter.

C’est ce qui fut fait, et, un peu avant quatre heures, au moment
oщ la torche du marin s’йteignait а son tour, Cyrus Smith et ses
compagnons dйbouchaient par l’orifice du dйversoir.

CHAPITRE XIX

Le lendemain, 22 mai, furent commencйs les travaux destinйs а
l’appropriation spйciale de la nouvelle demeure. Il tardait aux
colons, en effet, d’йchanger, pour cette vaste et saine retraite,
creusйe en plein roc, а l’abri des eaux de la mer et du ciel, leur
insuffisant abri des Cheminйes. Celles-ci ne devaient pas кtre
entiиrement abandonnйes, cependant, et le projet de l’ingйnieur
йtait d’en faire un atelier pour les gros ouvrages.

Le premier soin de Cyrus Smith fut de reconnaоtre sur quel point
prйcis se dйveloppait la faзade de Granite-House. Il se rendit sur
la grиve, au pied de l’йnorme muraille, et, comme le pic, йchappй
des mains du reporter, avait dы tomber perpendiculairement, il
suffisait de retrouver ce pic pour reconnaоtre l’endroit oщ le
trou avait йtй percй dans le granit.

Le pic fut facilement retrouvй, et, en effet, un trou s’ouvrait en
ligne perpendiculaire au-dessus du point oщ il s’йtait fichй dans
le sable, а quatre-vingts pieds environ au-dessus de la grиve.
Quelques pigeons de roche entraient et sortaient dйjа par cette
йtroite ouverture. Il semblait vraiment que ce fыt pour eux que
l’on eыt dйcouvert Granite-House!

L’intention de l’ingйnieur йtait de diviser la portion droite de
la caverne en plusieurs chambres prйcйdйes d’un couloir d’entrйe,
et de l’йclairer au moyen de cinq fenкtres et d’une porte percйes
sur la faзade.

Pencroff admettait bien les cinq fenкtres, mais il ne comprenait
pas l’utilitй de la porte, puisque l’ancien dйversoir offrait un
escalier naturel, par lequel il serait toujours facile d’avoir
accиs dans Granite-House.

«Mon ami, lui rйpondit Cyrus Smith, s’il nous est facile d’arriver
а notre demeure par le dйversoir, cela sera йgalement facile а
d’autres que nous. Je compte, au contraire, obstruer ce dйversoir
а son orifice, le boucher hermйtiquement.

-- Et comment entrerons-nous? demanda le marin.

-- Par une йchelle extйrieure, rйpondit Cyrus Smith, une йchelle
de corde, qui, une fois retirйe, rendra impossible l’accиs de
notre demeure.

-- Mais pourquoi tant de prйcautions? dit Pencroff. Jusqu’ici les
animaux ne nous ont pas semblй кtre bien redoutables. Quant а кtre
habitйe par des indigиnes, notre оle ne l’est pas!

-- En кtes-vous bien sыr, Pencroff? demanda l’ingйnieur, en
regardant le marin.

-- Nous n’en serons sыrs, йvidemment, que lorsque nous l’aurons
explorйe dans toutes ses parties, rйpondit Pencroff.

-- Oui, dit Cyrus Smith, car nous n’en connaissons encore qu’une
petite portion. Mais, en tout cas, si nous n’avons pas d’ennemis
au dedans, ils peuvent venir du dehors, car ce sont de mauvais
parages que ces parages du Pacifique. Prenons donc nos prйcautions
contre toute йventualitй.»

Cyrus Smith parlait sagement, et, sans faire aucune autre
objection, Pencroff se prйpara а exйcuter ses ordres.

La faзade de Granite-House allait donc кtre йclairйe au moyen de
cinq fenкtres et d’une porte, desservant ce qui constituait
«l’appartement» proprement dit, et au moyen d’une large baie et
d’oeils-de-boeuf qui permettraient а la lumiиre d’entrer а
profusion dans cette merveilleuse nef qui devait servir de grande
salle. Cette faзade, situйe а une hauteur de quatre-vingts pieds
au-dessus du sol, йtait exposйe а l’est, et le soleil levant la
saluait de ses premiers rayons. Elle se dйveloppait sur cette
portion de la courtine comprise entre le saillant faisant angle
sur l’embouchure de la Mercy, et une ligne perpendiculairement
tracйe au-dessus de l’entassement de roches qui formaient les
Cheminйes.

Ainsi les mauvais vents, c’est-а-dire ceux du nord-est, ne la
frappaient que d’йcharpe, car elle йtait protйgйe par
l’orientation mкme du saillant.

D’ailleurs, et en attendant que les chвssis des fenкtres fussent
faits, l’ingйnieur avait l’intention de clore les ouvertures avec
des volets йpais, qui ne laisseraient passer ni le vent, ni la
pluie, et qu’il pourrait dissimuler au besoin.

Le premier travail consista donc а йviter ces ouvertures. La
manoeuvre du pic sur cette roche dure eыt йtй trop lente, et on
sait que Cyrus Smith йtait l’homme des grands moyens. Il avait
encore une certaine quantitй de nitro-glycйrine а sa disposition,
et il l’employa utilement. L’effet de la substance explosive fut
convenablement localisй, et, sous son effort, le granit se dйfonзa
aux places mкmes choisies par l’ingйnieur. Puis, le pic et la
pioche achevиrent le dessin ogival des cinq fenкtres, de la vaste
baie, des oeils-de-boeuf et de la porte, ils en dйgauchirent les
encadrements, dont les profils furent assez capricieusement
arrкtйs, et, quelques jours aprиs le commencement des travaux,
Granite-House йtait largement йclairй par cette lumiиre du levant,
qui pйnйtrait jusque dans ses plus secrиtes profondeurs.

Suivant le plan arrкtй par Cyrus Smith, l’appartement devait кtre
divisй en cinq compartiments prenant vue sur la mer: а droite, une
entrйe desservie par une porte а laquelle aboutirait l’йchelle,
puis une premiиre chambre-cuisine, large de trente pieds, une
salle а manger, mesurant quarante pieds, une chambre-dortoir,
d’йgale largeur, et enfin une «chambre d’amis», rйclamйe par
Pencroff, et qui confinait а la grande salle.

Ces chambres, ou plutфt cette suite de chambres, qui formaient
l’appartement de Granite-House, ne devaient pas occuper toute la
profondeur de la cavitй. Elles devaient кtre desservies par un
corridor mйnagй entre elles et un long magasin, dans lequel les
ustensiles, les provisions, les rйserves, trouveraient largement
place. Tous les produits recueillis dans l’оle, ceux de la flore
comme ceux de la faune, seraient lа dans des conditions
excellentes de conservation, et complиtement а l’abri de
l’humiditй. L’espace ne manquait pas, et chaque objet pourrait
кtre mйthodiquement disposй. En outre, les colons avaient encore а
leur disposition la petite grotte situйe au-dessus de la grande
caverne, et qui serait comme le grenier de la nouvelle demeure.

Ce plan arrкtй, il ne restait plus qu’а le mettre а exйcution. Les
mineurs redevinrent donc briquetiers; puis, les briques furent
apportйes et dйposйes au pied de Granite-House.

Jusqu’alors Cyrus Smith et ses compagnons n’avaient eu accиs dans
la caverne que par l’ancien dйversoir. Ce mode de communication
les obligeait d’abord а monter sur le plateau de Grande-vue en
faisant un dйtour par la berge de la riviиre, а descendre deux
cents pieds par le couloir, puis а remonter d’autant quand ils
voulaient revenir au plateau. De lа, perte de temps et fatigues
considйrables. Cyrus Smith rйsolut donc de procйder sans retard а
la fabrication d’une solide йchelle de corde, qui, une fois
relevйe, rendrait l’entrйe de Granite-House absolument
inaccessible.

Cette йchelle fut confectionnйe avec un soin extrкme, et ses
montants, formйs des fibres du «curry-jonc» tressйes au moyen d’un
moulinet, avaient la soliditй d’un gros cвble. Quant aux йchelons,
ce fut une sorte de cиdre rouge, aux branches lйgиres et
rйsistantes, qui les fournit, et l’appareil fut travaillй de main
de maоtre par Pencroff.

D’autres cordes furent йgalement fabriquйes avec des fibres
vйgйtales, et une sorte de mouffle grossiиre fut installйe а la
porte. De cette faзon, les briques purent кtre facilement enlevйes
jusqu’au niveau de Granite-House. Le transport des matйriaux se
trouvait ainsi trиs simplifiй, et l’amйnagement intйrieur
proprement dit commenзa aussitфt. La chaux ne manquait pas, et
quelques milliers de briques йtaient lа, prкtes а кtre utilisйes.
On dressa aisйment la charpente des cloisons, trиs rudimentaire
d’ailleurs, et, en un temps trиs court, l’appartement fut divisй
en chambres et en magasin, suivant le plan convenu.

Ces divers travaux se faisaient rapidement, sous la direction de
l’ingйnieur, qui maniait lui-mкme le marteau et la truelle. Aucune
main-d’oeuvre n’йtait йtrangиre а Cyrus Smith, qui donnait ainsi
l’exemple а des compagnons intelligents et zйlйs. On travaillait
avec confiance, gaiement mкme, Pencroff ayant toujours le mot pour
rire, tantфt charpentier, tantфt cordier, tantфt maзon, et
communiquant sa bonne humeur а tout ce petit monde. Sa foi dans
l’ingйnieur йtait absolue. Rien n’eыt pu la troubler.

Il le croyait capable de tout entreprendre et de rйussir а tout.
La question des vкtements et des chaussures, -- question grave
assurйment, -- celle de l’йclairage pendant les nuits d’hiver, la
mise en valeur des portions fertiles de l’оle, la transformation
de cette flore sauvage en une flore civilisйe, tout lui paraissait
facile, Cyrus Smith aidant, et tout se ferait en son temps. Il
rкvait de riviиres canalisйes, facilitant le transport des
richesses du sol, d’exploitations de carriиres et de mines а
entreprendre, de machines propres а toutes pratiques
industrielles, de chemins de fer, oui, de chemins de fer! dont le
rйseau couvrirait certainement un jour l’оle Lincoln.

L’ingйnieur laissait dire Pencroff. Il ne rabattait rien des
exagйrations de ce brave coeur. Il savait combien la confiance est
communicative, il souriait mкme а l’entendre parler, et ne disait
rien des inquiйtudes que lui inspirait quelquefois l’avenir. En
effet, dans cette partie du Pacifique, en dehors du passage des
navires, il pouvait craindre de n’кtre jamais secouru. C’йtait
donc sur eux-mкmes, sur eux seuls, que les colons devaient
compter, car la distance de l’оle Lincoln а toute autre terre
йtait telle, que se hasarder sur un bateau, de construction
nйcessairement mйdiocre, serait chose grave et pйrilleuse.

«Mais, comme disait le marin, ils dйpassaient de cent coudйes les
Robinsons d’autrefois, pour qui tout йtait miracle а faire.»

Et en effet, ils «savaient», et l’homme qui «sait» rйussit lа oщ
d’autres vйgйteraient et pйriraient inйvitablement.

Pendant ces travaux, Harbert se distingua. Il йtait intelligent et
actif, il comprenait vite, exйcutait bien, et Cyrus Smith
s’attachait de plus en plus а cet enfant. Harbert sentait pour
l’ingйnieur une vive et respectueuse amitiй. Pencroff voyait bien
l’йtroite sympathie qui se formait entre ces deux кtres, mais il
n’en йtait point jaloux.

Nab йtait Nab. Il йtait ce qu’il serait toujours, le courage, le
zиle, le dйvouement, l’abnйgation personnifiйe. Il avait en son
maоtre la mкme foi que Pencroff, mais il la manifestait moins
bruyamment. Quand le marin s’enthousiasmait, Nab avait toujours
l’air de lui rйpondre: «Mais rien n’est plus naturel.» Pencroff et
lui s’aimaient beaucoup, et n’avaient pas tardй а se tutoyer.

Quant а Gйdйon Spilett, il prenait sa part du travail commun, et
n’йtait pas le plus maladroit, -- ce dont s’йtonnait toujours un
peu le marin. Un «journaliste» habile, non pas seulement а tout
comprendre, mais а tout exйcuter!

L’йchelle fut dйfinitivement installйe le 28 mai.

On n’y comptait pas moins de cent йchelons sur cette hauteur
perpendiculaire de quatre-vingts pieds qu’elle mesurait. Cyrus
Smith avait pu, heureusement, la diviser en deux parties, en
profitant d’un surplomb de la muraille qui faisait saillie а une
quarantaine de pieds au-dessus du sol. Cette saillie,
soigneusement nivelйe par le pic, devint une sorte de palier
auquel on fixa la premiиre йchelle, dont le ballant fut ainsi
diminuй de moitiй, et qu’une corde permettait de relever jusqu’au
niveau de Granite-House. Quant а la seconde йchelle, on l’arrкta
aussi bien а son extrйmitй infйrieure, qui reposait sur la
saillie, qu’а son extrйmitй supйrieure, rattachйe а la porte mкme.
De la sorte, l’ascension devint notablement plus facile.

D’ailleurs, Cyrus Smith comptait installer plus tard un ascenseur
hydraulique qui йviterait toute fatigue et toute perte de temps
aux habitants de Granite-House.

Les colons s’habituиrent promptement а se servir de cette йchelle.
Ils йtaient lestes et adroits, et Pencroff, en sa qualitй de
marin, habituй а courir sur les enflйchures des haubans, put leur
donner des leзons. Mais il fallut qu’il en donnвt aussi а Top. Le
pauvre chien, avec ses quatre pattes, n’йtait pas bвti pour cet
exercice. Mais Pencroff йtait un maоtre si zйlй, que Top finit par
exйcuter convenablement ses ascensions, et monta bientфt а
l’йchelle comme font couramment ses congйnиres dans les cirques.
Si le marin fut fier de son йlиve, cela ne peut se dire. Mais
pourtant, et plus d’une fois, Pencroff le monta sur son dos, ce
dont Top ne se plaignit jamais.

On fera observer ici que pendant ces travaux, qui furent cependant
activement conduits, car la mauvaise saison approchait, la
question alimentaire n’avait point йtй nйgligйe. Tous les jours,
le reporter et Harbert, devenus dйcidйment les pourvoyeurs de la
colonie, employaient quelques heures а la chasse. Ils
n’exploitaient encore que les bois du Jacamar, sur la gauche de la
riviиre, car, faute de pont et de canot, la Mercy n’avait pas
encore йtй franchie. Toutes ces immenses forкts auxquelles on
avait donnй le nom de forкts du Far-West n’йtaient donc point
explorйes. On rйservait cette importante excursion pour les
premiers beaux jours du printemps prochain. Mais les bois du
Jacamar йtaient suffisamment giboyeux; kangourous et sangliers y
abondaient, et les йpieux ferrйs, l’arc et les flиches des
chasseurs faisaient merveille. De plus, Harbert dйcouvrit, vers
l’angle sud-ouest du lagon, une garenne naturelle, sorte de
prairie lйgиrement humide, recouverte de saules et d’herbes
aromatiques qui parfumaient l’air, telles que thym, serpolet,
basilic, sarriette, toutes espиces odorantes de la famille des
labiйes, dont les lapins se montrent si friands. Sur l’observation
du reporter, que, puisque la table йtait servie pour des lapins,
il serait йtonnant que les lapins fissent dйfaut, les deux
chasseurs explorиrent attentivement cette garenne. En tout cas,
elle produisait en abondance des plantes utiles, et un naturaliste
aurait eu lа l’occasion d’йtudier bien des spйcimens du rиgne
vйgйtal. Harbert recueillit ainsi une certaine quantitй de pousses
de basilic, de romarin, de mйlisse, de bйtoine, etc.... qui
possиdent des propriйtйs thйrapeutiques diverses, les unes
pectorales, astringentes, fйbrifuges, les autres anti-spasmodiques
ou anti-rhumatismales. Et quand, plus tard, Pencroff demanda а
quoi servirait toute cette rйcolte d’herbes:

«А nous soigner, rйpondit le jeune garзon, а nous traiter quand
nous serons malades.

-- Pourquoi serions-nous malades, puisqu’il n’y a pas de mйdecins
dans l’оle?» rйpondit trиs sйrieusement Pencroff.

А cela il n’y avait rien а rйpliquer, mais le jeune garзon n’en
fit pas moins sa rйcolte, qui fut trиs bien accueillie а Granite-
House. D’autant plus qu’а ces plantes mйdicinales, il put joindre
une notable quantitй de monardes didymes, qui sont connues dans
l’Amйrique septentrionale, sous le nom de «thй d’Oswego», et
produisent une boisson excellente. Enfin, ce jour-lа, en cherchant
bien, les deux chasseurs arrivиrent sur le vйritable emplacement
de la garenne. Le sol y йtait perforй comme une йcumoire.

«Des terriers! s’йcria Harbert.

-- Oui, rйpondit le reporter, je les vois bien.

-- Mais sont-ils habitйs?

-- C’est la question.»

La question ne tarda pas а кtre rйsolue. Presque aussitфt, des
centaines de petits animaux, semblables а des lapins, s’enfuirent
dans toutes les directions, et avec une telle rapiditй, que Top
lui-mкme n’aurait pu les gagner de vitesse. Chasseurs et chien
eurent beau courir, ces rongeurs leur йchappиrent facilement. Mais
le reporter йtait bien rйsolu а ne pas quitter la place avant
d’avoir capturй au moins une demi-douzaine de ces quadrupиdes. Il
voulait en garnir l’office tout d’abord, quitte а domestiquer ceux
que l’on prendrait plus tard. Avec quelques collets tendus а
l’orifice des terriers, l’opйration ne pouvait manquer de rйussir.
Mais en ce moment, pas de collets, ni de quoi en fabriquer. Il
fallut donc se rйsigner а visiter chaque gоte, а le fouiller du
bвton, а faire, а force de patience, ce qu’on ne pouvait faire
autrement. Enfin, aprиs une heure de fouilles, quatre rongeurs
furent pris au gоte. C’йtaient des lapins assez semblables а leurs
congйnиres d’Europe, et qui sont vulgairement connus sous le nom
de «lapins d’Amйrique.»

Le produit de la chasse fut donc rapportй а Granite-House, et il
figura au repas du soir. Les hфtes de cette garenne n’йtaient
point а dйdaigner, car ils йtaient dйlicieux. Ce fut lа une
prйcieuse ressource pour la colonie, et qui semblait devoir кtre
inйpuisable.

Le 31 mai, les cloisons йtaient achevйes. Il ne restait plus qu’а
meubler les chambres, ce qui serait l’ouvrage des longs jours
d’hiver. Une cheminйe fut йtablie dans la premiиre chambre, qui
servait de cuisine. Le tuyau destinй а conduire la fumйe au dehors
donna quelque travail aux fumistes improvisйs. Il parut plus
simple а Cyrus Smith de le fabriquer en terre de brique; comme il
ne fallait pas songer а lui donner issue par le plateau supйrieur,
on perзa un trou dans le granit au-dessus de la fenкtre de ladite
cuisine, et c’est а ce trou que le tuyau, obliquement dirigй,
aboutit comme celui d’un poкle en tфle. Peut-кtre, sans doute
mкme, par les grands vents d’est qui battaient directement la
faзade, la cheminйe fumerait, mais ces vents йtaient rares, et,
d’ailleurs, maоtre Nab, le cuisinier, n’y regardait pas de si
prиs.

Quand ces amйnagements intйrieurs eurent йtй achevйs, l’ingйnieur
s’occupa d’obstruer l’orifice de l’ancien dйversoir qui
aboutissait au lac, de maniиre а interdire tout accиs par cette
voie. Des quartiers de roches furent roulйs а l’ouverture et
cimentйs fortement. Cyrus Smith ne rйalisa pas encore le projet
qu’il avait formй de noyer cet orifice sous les eaux du lac en les
ramenant а leur premier niveau par un barrage. Il se contenta de
dissimuler l’obstruction au moyen d’herbes, arbustes ou
broussailles, qui furent plantйs dans les interstices des roches,
et que le printemps prochain devait dйvelopper avec exubйrance.

Toutefois, il utilisa le dйversoir de maniиre а amener jusqu’а la
nouvelle demeure un filet des eaux douces du lac. Une petite
saignйe, faite au-dessous de leur niveau, produisit ce rйsultat,
et cette dйrivation d’une source pure et intarissable donna un
rendement de vingt-cinq а trente gallons par jour.

L’eau ne devait donc jamais manquer а Granite-House. Enfin, tout
fut terminй, et il йtait temps, car la mauvaise saison arrivait.
D’йpais volets permettaient de fermer les fenкtres de la faзade,
en attendant que l’ingйnieur eыt eu le temps de fabriquer du verre
а vitre.

Gйdйon Spilett avait trиs artistement disposй, dans les saillies
du roc, autour des fenкtres, des plantes d’espиces variйes, ainsi
que de longues herbes flottantes, et, de cette faзon, les
ouvertures йtaient encadrйes d’une pittoresque verdure d’un effet
charmant.

Les habitants de la solide, saine et sыre demeure, ne pouvaient
donc кtre qu’enchantйs de leur ouvrage.

Les fenкtres permettaient а leur regard de s’йtendre sur un
horizon sans limite, que les deux caps Mandibule fermaient au nord
et le cap Griffe au sud.

Toute la baie de l’Union se dйveloppait magnifiquement devant eux.
Oui, ces braves colons avaient lieu d’кtre satisfaits, et Pencroff
ne marchandait pas les йloges а ce qu’il appelait humoristiquement
«son appartement au cinquiиme au-dessus de l’entresol!»

CHAPITRE XX

La saison d’hiver commenзa vйritablement avec ce mois de juin, qui
correspond au mois de dйcembre de l’hйmisphиre borйal. Il dйbuta
par des averses et des rafales qui se succйdиrent sans relвche.
Les hфtes de Granite-House purent apprйcier les avantages d’une
demeure que les intempйries ne sauraient atteindre.

L’abri des Cheminйes eыt йtй vraiment insuffisant contre les
rigueurs d’un hivernage, et il йtait а craindre que les grandes
marйes, poussйes par les vents du large, n’y fissent encore
irruption. Cyrus Smith prit mкme quelques prйcautions, en
prйvision de cette йventualitй, afin de prйserver, autant que
possible, la forge et les fourneaux qui y йtaient installйs.

Pendant tout ce mois de juin, le temps fut employй А des travaux
divers, qui n’excluaient ni la chasse, ni la pкche, et les
rйserves de l’office purent кtre abondamment entretenues.
Pencroff, dиs qu’il en aurait le loisir, se proposait d’йtablir
des trappes dont il attendait le plus grand bien. Il avait
fabriquй des collets de fibres ligneuses, et il n’йtait pas de
jour que la garenne ne fournоt son contingent de rongeurs. Nab
employait presque tout son temps а saler ou а fumer des viandes,
ce qui lui assurait des conserves excellentes.

La question des vкtements fut alors trиs sйrieusement discutйe.
Les colons n’avaient d’autres habits que ceux qu’ils portaient,
quand le ballon les jeta sur l’оle. Ces habits йtaient chauds et
solides, ils en avaient pris un soin extrкme ainsi que de leur
linge, et ils les tenaient en parfait йtat de propretй, mais tout
cela demanderait bientфt а кtre remplacй. En outre, si l’hiver
йtait rigoureux, les colons auraient fort а souffrir du froid.

А ce sujet, l’ingйniositй de Cyrus Smith fut en dйfaut. Il avait
dы parer au plus pressй, crйer la demeure, assurer l’alimentation,
et le froid pouvait le surprendre avant que la question des
vкtements eыt йtй rйsolue. Il fallait donc se rйsigner а passer ce
premier hiver sans trop se plaindre.

La belle saison venue, on ferait une chasse sйrieuse а ces
mouflons, dont la prйsence avait йtй signalйe, lors de
l’exploration au mont Franklin, et, une fois la laine rйcoltйe,
l’ingйnieur saurait bien fabriquer de chaudes et solides
йtoffes... Comment? il y songerait.

«Eh bien, nous en serons quittes pour nous griller les mollets а
Granite-House! dit Pencroff. Le combustible abonde, et il n’y a
aucune raison de l’йpargner.

-- D’ailleurs, rйpondit Gйdйon Spilett, l’оle Lincoln n’est pas
situйe sous une latitude trиs йlevйe, et il est probable que les
hivers n’y sont pas rudes. Ne nous avez-vous pas dit, Cyrus, que
ce trente-cinquiиme parallиle correspondait а celui de l’Espagne
dans l’autre hйmisphиre?

-- Sans doute, rйpondit l’ingйnieur, mais certains hivers sont
trиs froids en Espagne! Neige et glace, rien n’y manque, et l’оle
Lincoln peut кtre aussi rigoureusement йprouvйe. Toutefois, c’est
une оle, et, comme telle, j’espиre que la tempйrature y sera plus
modйrйe.

-- Et pourquoi, monsieur Cyrus? demanda Harbert.

-- Parce que la mer, mon enfant, peut кtre considйrйe comme un
immense rйservoir, dans lequel s’emmagasinent les chaleurs de
l’йtй. L’hiver venu, elle restitue ces chaleurs, ce qui assure aux
rйgions voisines des ocйans une tempйrature moyenne, moins йlevйe
en йtй, mais moins basse en hiver.

-- Nous le verrons bien, rйpondit Pencroff. Je demande а ne point
m’inquiйter autrement du froid qu’il fera ou qu’il ne fera pas. Ce
qui est certain, c’est que les jours sont dйjа courts et les
soirйes longues. Si nous traitions un peu la question de
l’йclairage.

-- Rien n’est plus facile, rйpondit Cyrus Smith.

-- А traiter? demanda le marin.

-- А rйsoudre.

-- Et quand commencerons-nous?

-- Demain, en organisant une chasse aux phoques.

-- Pour fabriquer de la chandelle?

-- Fi donc! Pencroff, de la bougie.»

Tel йtait, en effet, le projet de l’ingйnieur; projet rйalisable,
puisqu’il avait de la chaux et de l’acide sulfurique, et que les
amphibies de l’оlot lui fourniraient la graisse nйcessaire а sa
fabrication.

On йtait au 4 juin. C’йtait le dimanche de la Pentecфte, et il y
eut accord unanime pour observer cette fкte. Tous travaux furent
suspendus, et des priиres s’йlevиrent vers le ciel. Mais ces
priиres йtaient maintenant des actions de grвces. Les colons de
l’оle Lincoln n’йtaient plus les misйrables naufragйs jetйs sur
l’оlot. Ils ne demandaient plus, ils remerciaient.

Le lendemain, 5 juin, par un temps assez incertain, on partit pour
l’оlot. Il fallut encore profiter de la marйe basse pour franchir
а guй le canal, et, а ce propos, il fut convenu que l’on
construirait, tant bien que mal, un canot qui rendrait les
communications plus faciles, et permettrait aussi de remonter la
Mercy, lors de la grande exploration du sud-ouest de l’оle, qui
йtait remise aux premiers beaux jours.

Les phoques йtaient nombreux, et les chasseurs, armйs de leurs
йpieux ferrйs, en tuиrent aisйment une demi-douzaine. Nab et
Pencroff les dйpouillиrent, et ne rapportиrent а Granite-House que
leur graisse et leur peau, cette peau devant servir а la
fabrication de solides chaussures.

Le rйsultat de cette chasse fut celui-ci: environ trois cents
livres de graisse qui devaient кtre entiиrement employйes а la
fabrication des bougies.

L’opйration fut extrкmement simple, et, si elle ne donna pas des
produits absolument parfaits, du moins йtaient-ils utilisables.
Cyrus Smith n’aurait eu а sa disposition que de l’acide
sulfurique, qu’en chauffant cet acide avec les corps gras neutres,
-- dans l’espиce la graisse de phoque, -- il pouvait isoler la
glycйrine; puis, de la combinaison nouvelle, il eыt facilement
sйparй l’olйine, la margarine et la stйarine, en employant l’eau
bouillante. Mais, afin de simplifier l’opйration, il prйfйra
saponifier la graisse au moyen de la chaux.

Il obtint de la sorte un savon calcaire, facile а dйcomposer par
l’acide sulfurique, qui prйcipita la chaux а l’йtat de sulfate et
rendit libres les acides gras. De ces trois acides, olйique,
margarique et stйarique, le premier, йtant liquide, fut chassй par
une pression suffisante. Quant aux deux autres, ils formaient la
substance mкme qui allait servir au moulage des bougies.

L’opйration ne dura pas plus de vingt-quatre heures.

Les mиches, aprиs plusieurs essais, furent faites de fibres
vйgйtales, et, trempйes dans la substance liquйfiйe, elles
formиrent de vйritables bougies stйariques, moulйes а la main,
auxquelles il ne manqua que le blanchiment et le polissage. Elles
n’offraient pas, sans doute, cet avantage que les mиches,
imprйgnйes d’acide borique, ont de se vitrifier au fur et а mesure
de leur combustion, et de se consumer entiиrement; mais Cyrus
Smith ayant fabriquй une belle paire de mouchettes, ces bougies
furent grandement apprйciйes pendant les veillйes de Granite-
House.

Pendant tout ce mois, le travail ne manqua pas а l’intйrieur de la
nouvelle demeure. Les menuisiers eurent de l’ouvrage. On
perfectionna les outils, qui йtaient fort rudimentaires. On les
complйta aussi. Des ciseaux, entre autres, furent fabriquйs, et
les colons purent enfin couper leurs cheveux, et sinon se faire la
barbe, du moins la tailler а leur fantaisie.

Harbert n’en avait pas, Nab n’en avait guиre, mais leurs
compagnons en йtaient hйrissйs de maniиre а justifier la
confection desdits ciseaux.

La fabrication d’une scie а main, du genre de celles qu’on appelle
йgoпnes, coыta des peines infinies, mais enfin on obtint un
instrument qui, vigoureusement maniй, put diviser les fibres
ligneuses du bois.

On fit donc des tables, des siиges, des armoires, qui meublиrent
les principales chambres, des cadres de lit, dont toute la literie
consista en matelas de zostиre. La cuisine, avec ses planches, sur
lesquelles reposaient les ustensiles en terre cuite, son fourneau
de briques, sa pierre а relaver, avait trиs bon air, et Nab y
fonctionnait gravement, comme s’il eыt йtй dans un laboratoire de
chimiste.

Mais les menuisiers durent кtre bientфt remplacйs par les
charpentiers. En effet, le nouveau dйversoir, crйй а coups de
mine, rendait nйcessaire la construction de deux ponceaux, l’un
sur le plateau de Grande-vue, l’autre sur la grиve mкme.

Maintenant, en effet, le plateau et la grиve йtaient
transversalement coupйs par un cours d’eau qu’il fallait
nйcessairement franchir, quand on voulait gagner le nord de l’оle.
Pour l’йviter, les colons eussent йtй obligйs а faire un dйtour
considйrable et а remonter dans l’ouest jusqu’au delа des sources
du Creek-Rouge. Le plus simple йtait donc d’йtablir, sur le
plateau et sur la grиve, deux ponceaux, longs de vingt а vingt-
cinq pieds, et dont quelques arbres, seulement йquarris а la
hache, formиrent toute la charpente. Ce fut l’affaire de quelques
jours. Les ponts йtablis, Nab et Pencroff en profitиrent alors
pour aller jusqu’а l’huоtriиre qui avait йtй dйcouverte au large
des dunes. Ils avaient traоnй avec eux une sorte de grossier
chariot, qui remplaзait l’ancienne claie vraiment trop incommode,
et ils rapportиrent quelques milliers d’huоtres, dont
l’acclimatation se fit rapidement au milieu de ces rochers, qui
formaient autant de parcs naturels а l’embouchure de la Mercy. Ces
mollusques йtaient de qualitй excellente, et les colons en firent
une consommation presque quotidienne.

On le voit, l’оle Lincoln, bien que ses habitants n’en eussent
explorй qu’une trиs petite portion, fournissait dйjа а presque
tous leurs besoins. Et il йtait probable que, fouillйe jusque dans
ses plus secrets rйduits, sur toute cette partie boisйe qui
s’йtendait depuis la Mercy jusqu’au promontoire du Reptile, elle
prodiguerait de nouveaux trйsors. Une seule privation coыtait
encore aux colons de l’оle Lincoln. La nourriture azotйe ne leur
manquait pas, ni les produits vйgйtaux qui devaient en tempйrer
l’usage; les racines ligneuses des dragonniers, soumises а la
fermentation, leur donnaient une boisson acidulйe, sorte de biиre
bien prйfйrable а l’eau pure; ils avaient mкme fabriquй du sucre,
sans cannes ni betteraves, en recueillant cette liqueur que
distille l’ «acer saccharinum», sorte d’йrable de la famille des
acйrinйes, qui prospиre sous toutes les zones moyennes, et dont
l’оle possйdait un grand nombre; ils faisaient un thй trиs
agrйable en employant les monardes rapportйes de la garenne;
enfin, ils avaient en abondance le sel, le seul des produits
minйraux qui entre dans l’alimentation..., mais le pain faisait
dйfaut.

Peut-кtre, par la suite, les colons pourraient-ils remplacer cet
aliment par quelque йquivalent, farine de sagoutier ou fйcule de
l’arbre а pain, et il йtait possible, en effet, que les forкts du
sud comptassent parmi leurs essences ces prйcieux arbres, mais
jusqu’alors on ne les avait pas rencontrйs.

Cependant la Providence devait, en cette circonstance, venir
directement en aide aux colons, dans une proportion
infinitйsimale, il est vrai, mais enfin Cyrus Smith, avec toute
son intelligence, toute son ingйniositй, n’aurait jamais pu
produire ce que, par le plus grand hasard, Harbert trouva un jour
dans la doublure de sa veste, qu’il s’occupait de raccommoder.

Ce jour-lа, -- il pleuvait а torrents, -- les colons йtaient
rassemblйs dans la grande salle de Granite-House, quand le jeune
garзon s’йcria tout d’un coup:

«Tiens, monsieur Cyrus. Un grain de blй!»

Et il montra а ses compagnons un grain, un unique grain qui, de sa
poche trouйe, s’йtait introduit dans la doublure de sa veste.

La prйsence de ce grain s’expliquait par l’habitude qu’avait
Harbert, йtant а Richmond, de nourrir quelques ramiers dont
Pencroff lui avait fait prйsent.

«Un grain de blй? rйpondit vivement l’ingйnieur.

-- Oui, monsieur Cyrus, mais un seul, rien qu’un seul!

-- Eh! mon garзon, s’йcria Pencroff en souriant, nous voilа bien
avancйs, ma foi! Qu’est-ce que nous pourrions bien faire d’un seul
grain de blй?

-- Nous en ferons du pain, rйpondit Cyrus Smith.

-- Du pain, des gвteaux, des tartes! rйpliqua le marin. Allons! Le
pain que fournira ce grain de blй ne nous йtouffera pas de sitфt!»

Harbert, n’attachant que peu d’importance а sa dйcouverte, se
disposait а jeter le grain en question, mais Cyrus Smith le prit,
l’examina, reconnut qu’il йtait en bon йtat, et, regardant le
marin bien en face:

«Pencroff, lui demanda-t-il tranquillement, savez-vous combien un
grain de blй peut produire d’йpis?

-- Un, je suppose! rйpondit le marin, surpris de la question.

-- Dix, Pencroff. Et savez-vous combien un йpi porte de grains?

-- Ma foi, non.

-- Quatre-vingts en moyenne, dit Cyrus Smith. Donc, si nous
plantons ce grain, а la premiиre rйcolte, nous rйcolterons huit
cents grains, lesquels en produiront а la seconde six cent
quarante mille, а la troisiиme cinq cent douze millions, а la
quatriиme plus de quatre cents milliards de grains. Voilа la
proportion.»

Les compagnons de Cyrus Smith l’йcoutaient sans rйpondre. Ces
chiffres les stupйfiaient. Ils йtaient exacts, cependant.

«Oui, mes amis, reprit l’ingйnieur. Telles sont les progressions
arithmйtiques de la fйconde nature. Et encore, qu’est-ce que cette
multiplication du grain de blй, dont l’йpi ne porte que huit cents
grains, comparйe а ces pieds de pavots qui portent trente-deux
mille graines, а ces pieds de tabac qui en produisent trois cent
soixante mille? En quelques annйes, sans les nombreuses causes de
destruction qui en arrкtent la fйconditй, ces plantes envahiraient
toute la terre.»

Mais l’ingйnieur n’avait pas terminй son petit interrogatoire.

«Et maintenant, Pencroff, reprit-il, savez-vous combien quatre
cents milliards de grains reprйsentent de boisseaux?

-- Non, rйpondit le marin, mais ce que je sais, c’est que je ne
suis qu’une bкte!

-- Eh bien, cela ferait plus de trois millions, а cent trente
mille par boisseau, Pencroff.

-- Trois millions! s’йcria Pencroff.

-- Trois millions.

-- Dans quatre ans?

-- Dans quatre ans, rйpondit Cyrus Smith, et mкme dans deux ans,
si, comme je l’espиre, nous pouvons, sous cette latitude, obtenir
deux rйcoltes par annйe.»

А cela, suivant son habitude, Pencroff ne crut pas pouvoir
rйpliquer autrement que par un hurrah formidable.

«Ainsi, Harbert, ajouta l’ingйnieur, tu as fait lа une dйcouverte
d’une importance extrкme pour nous. Tout, mes amis, tout peut nous
servir dans les conditions oщ nous sommes. Je vous en prie, ne
l’oubliez pas.

-- Non, monsieur Cyrus, non, nous ne l’oublierons pas, rйpondit
Pencroff, et si jamais je trouve une de ces graines de tabac, qui
se multiplient par trois cent soixante mille, je vous assure que
je ne la jetterai pas au vent! Et maintenant, savez-vous ce qui
nous reste а faire?

-- Il nous reste а planter ce grain, rйpondit Harbert.

-- Oui, ajouta Gйdйon Spilett, et avec tous les йgards qui lui
sont dus, car il porte en lui nos moissons а venir.

-- Pourvu qu’il pousse! s’йcria le marin.

-- Il poussera», rйpondit Cyrus Smith.

On йtait au 20 juin. Le moment йtait donc propice pour semer cet
unique et prйcieux grain de blй. Il fut d’abord question de le
planter dans un pot; mais, aprиs rйflexion, on rйsolut de s’en
rapporter plus franchement а la nature, et de le confier а la
terre. C’est ce qui fut fait le jour mкme, et il est inutile
d’ajouter que toutes les prйcautions furent prises pour que
l’opйration rйussоt.

Le temps s’йtant lйgиrement йclairci, les colons gravirent les
hauteurs de Granite-House. Lа, sur le plateau, ils choisirent un
endroit bien abritй du vent, et auquel le soleil de midi devait
verser toute sa chaleur. L’endroit fut nettoyй, sarclй avec soin,
fouillй mкme, pour en chasser les insectes ou les vers; on y mit
une couche de bonne terre amendйe d’un peu de chaux; on l’entoura
d’une palissade; puis, le grain fut enfoncй dans la couche humide.

Ne semblait-il pas que ces colons posaient la premiиre pierre d’un
йdifice? Cela rappela а Pencroff le jour oщ il avait allumй son
unique allumette, et tous les soins qu’il apporta а cette
opйration. Mais cette fois, la chose йtait plus grave. En effet,
les naufragйs seraient toujours parvenus а se procurer du feu,
soit par un procйdй, soit par un autre, mais nulle puissance
humaine ne leur referait ce grain de blй, si, par malheur, il
venait а pйrir!

CHAPITRE XXI

Depuis ce moment, il ne se passa plus un seul jour sans que
Pencroff allвt visiter ce qu’il appelait sйrieusement son «champ
de blй.» Et malheur aux insectes qui s’y aventuraient! Ils
n’avaient aucune grвce а attendre.

Vers la fin du mois de juin, aprиs d’interminables pluies, le
temps se mit dйcidйment au froid, et, le 29, un thermomиtre
Fahrenheit eыt certainement annoncй vingt degrйs seulement au-
dessus de zйro (6, 67 degrйs centigrades au-dessous de glace).

Le lendemain, 30 juin, jour qui correspond au 31

Dйcembre de l’annйe borйale, йtait un vendredi. Nab fit observer
que l’annйe finissait par un mauvais jour; mais Pencroff lui
rйpondit que, naturellement, l’autre commenзait par un bon, -- ce
qui valait mieux. En tout cas, elle dйbuta par un froid trиs vif.
Des glaзons s’entassиrent а l’embouchure de la Mercy, et le lac ne
tarda pas а se prendre sur toute son йtendue.

On dut, а plusieurs reprises, renouveler la provision de
combustible. Pencroff n’avait pas attendu que la riviиre fыt
glacйe pour conduire d’йnormes trains de bois а leur destination.
Le courant йtait un moteur infatigable, et il fut employй а
charrier du bois flottй jusqu’au moment oщ le froid vint
l’enchaоner. Au combustible fourni si abondamment par la forкt, on
joignit aussi plusieurs charretйes de houille, qu’il fallut aller
chercher au pied des contreforts du mont Franklin. Cette puissante
chaleur du charbon de terre fut vivement apprйciйe par une basse
tempйrature, qui, le 4 juillet, tomba а huit degrйs Fahrenheit (13
degrйs centigrades au-dessous de zйro). Une seconde cheminйe avait
йtй йtablie dans la salle а manger, et, lа, on travaillait en
commun.

Pendant cette pйriode de froid, Cyrus Smith n’eut qu’а s’applaudir
d’avoir dйrivй jusqu’а Granite-House un petit filet des eaux du
lac Grant. Prises au-dessous de la surface glacйe, puis, conduites
par l’ancien dйversoir, elles conservaient leur liquiditй et
arrivaient а un rйservoir intйrieur, qui avait йtй creusй а
l’angle de l’arriиre-magasin, et dont le trop-plein s’enfuyait par
le puits jusqu’а la mer.

Vers cette йpoque, le temps йtant extrкmement sec, les colons,
aussi bien vкtus que possible, rйsolurent de consacrer une journйe
а l’exploration de la partie de l’оle comprise au sud-est entre la
Mercy et le cap Griffe. C’йtait un vaste terrain marйcageux, et il
pouvait se prйsenter quelque bonne chasse а faire, car les oiseaux
aquatiques devaient y pulluler.

Il fallait compter de huit а neuf milles а l’aller, autant au
retour, et, par consйquent, la journйe serait bien employйe. Comme
il s’agissait aussi de l’exploration d’une portion inconnue de
l’оle, toute la colonie dut y prendre part. C’est pourquoi, le 5
juillet, dиs six heures du matin, l’aube se levant а peine, Cyrus
Smith, Gйdйon Spilett, Harbert, Nab, Pencroff, armйs d’йpieux, de
collets, d’arcs et de flиches, et munis de provisions suffisantes,
quittиrent Granite-House, prйcйdйs de Top, qui gambadait devant
eux.

On prit par le plus court, et le plus court fut de traverser la
Mercy sur les glaзons qui l’encombraient alors.

«Mais, fit observer justement le reporter, cela ne peut remplacer
un pont sйrieux!» aussi, la construction d’un pont «sйrieux»
йtait-elle notйe dans la sйrie des travaux а venir.

C’йtait la premiиre fois que les colons mettaient pied sur la rive
droite de la Mercy, et s’aventuraient au milieu de ces grands et
superbes conifиres, alors couverts de neige.

Mais ils n’avaient pas fait un demi-mille, que, d’un йpais fourrй,
s’йchappait toute une famille de quadrupиdes, qui y avaient йlu
domicile, et dont les aboiements de Top provoquиrent la fuite.

«Ah! on dirait des renards!» s’йcria Harbert, quand il vit toute
la bande dйcamper au plus vite.

C’йtaient des renards, en effet, mais des renards de trиs grande
taille, qui faisaient entendre une sorte d’aboiement, dont Top
parut lui-mкme fort йtonnй, car il s’arrкta dans sa poursuite, et
donna а ces rapides animaux le temps de disparaоtre.

Le chien avait le droit d’кtre surpris, puisqu’il ne savait pas
l’histoire naturelle. Mais, par leurs aboiements, ces renards,
gris roussвtres de pelage, а queues noires que terminait une
bouffette blanche, avaient dйcelй leur origine. Aussi, Harbert
leur donna-t-il, sans hйsiter, leur vйritable nom de «culpeux.»
Ces culpeux se rencontrent frйquemment au Chili, aux Malouines, et
sur tous ces parages amйricains traversйs par les trentiиme et
quarantiиme parallиles. Harbert regretta beaucoup que Top n’eыt pu
s’emparer de l’un de ces carnivores.

«Est-ce que cela se mange? demanda Pencroff, qui ne considйrait
jamais les reprйsentants de la faune de l’оle qu’а un point de vue
spйcial.

-- Non, rйpondit Harbert, mais les zoologistes n’ont pas encore
reconnu si la pupille de ces renards est diurne ou nocturne, et
s’il ne convient pas de les ranger dans le genre chien proprement
dit.»

Cyrus Smith ne put s’empкcher de sourire en entendant la rйflexion
du jeune garзon, qui attestait un esprit sйrieux. Quant au marin,
du moment que ces renards ne pouvaient кtre classйs dans le genre
comestible, peu lui importait. Toutefois, lorsqu’une basse-cour
serait йtablie а Granite-House, il fit observer qu’il serait bon
de prendre quelques prйcautions contre la visite probable de ces
pillards а quatre pattes. Ce que personne ne contesta.

Aprиs avoir tournй la pointe de l’йpave, les colons trouvиrent une
longue plage que baignait la vaste mer. Il йtait alors huit heures
du matin. Le ciel йtait trиs pur, ainsi qu’il arrive par les
grands froids prolongйs; mais, йchauffйs par leur course, Cyrus
Smith et ses compagnons ne ressentaient pas trop vivement les
piqыres de l’atmosphиre.

D’ailleurs, il ne faisait pas de vent, circonstance qui rend
infiniment plus supportables les forts abaissements de la
tempйrature. Un soleil brillant, mais sans action calorifique,
sortait alors de l’Ocйan, et son йnorme disque se balanзait а
l’horizon. La mer formait une nappe tranquille et bleue comme
celle d’un golfe mйditerranйen, quand le ciel est pur. Le cap
Griffe, recourbй en forme de yatagan, s’effilait nettement а
quatre milles environ vers le sud-est. А gauche, la lisiиre du
marais йtait brusquement arrкtйe par une petite pointe que les
rayons solaires dessinaient alors d’un trait de feu.

Certes, en cette partie de la baie de l’Union, que rien ne
couvrait du large, pas mкme un banc de sable, les navires, battus
des vents d’est, n’eussent trouvй aucun abri. On sentait а la
tranquillitй de la mer, dont nul haut-fond ne troublait les eaux,
а sa couleur uniforme que ne tachait aucune nuance jaunвtre, а
l’absence de tout rйcif enfin, que cette cфte йtait accore, et que
l’Ocйan recouvrait lа de profonds abоmes. En arriиre, dans
l’ouest, se dйveloppaient, mais а une distance de quatre milles,
les premiиres lignes d’arbres des forкts du Far-West. On se serait
cru, pour ainsi dire, sur la cфte dйsolйe de quelque оle des
rйgions antarctiques que les glaзons eussent envahie. Les colons
firent halte en cet endroit pour dйjeuner. Un feu de broussailles
et de varechs dessйchйs fut allumй, et Nab prйpara le dйjeuner de
viande froide, auquel il joignit quelques tasses de thй d’Oswego.

Tout en mangeant, on regardait. Cette partie de l’оle Lincoln
йtait rйellement stйrile et contrastait avec toute la rйgion
occidentale. Ce qui amena le reporter а faire cette rйflexion, que
si le hasard eыt tout d’abord jetй les naufragйs sur cette plage,
ils auraient pris de leur futur domaine une idйe dйplorable.

«Je crois mкme que nous n’aurions pas pu l’atteindre, rйpondit
l’ingйnieur, car la mer est profonde, et elle ne nous offrait pas
un rocher pour nous y rйfugier. Devant Granite-House, au moins, il
y avait des bancs, un оlot, qui multipliaient les chances de
salut. Ici, rien que l’abоme!

-- Il est assez singulier, fit observer Gйdйon Spilett, que cette
оle, relativement petite, prйsente un sol aussi variй. Cette
diversitй d’aspect n’appartient logiquement qu’aux continents
d’une certaine йtendue. On dirait vraiment que la partie
occidentale de l’оle Lincoln, si riche et si fertile, est baignйe
par les eaux chaudes du golfe Mexicain, et que ses rivages du nord
et du sud-est s’йtendent sur une sorte de mer Arctique.

-- Vous avez raison, mon cher Spilett, rйpondit Cyrus Smith, c’est
une observation que j’ai faite aussi. Cette оle, dans sa forme
comme dans sa nature, je la trouve йtrange. On dirait un rйsumй de
tous les aspects que prйsente un continent, et je ne serais pas
surpris qu’elle eыt йtй continent autrefois.

-- Quoi! un continent au milieu du Pacifique? s’йcria Pencroff.

-- Pourquoi pas? rйpondit Cyrus Smith. Pourquoi l’Australie, la
Nouvelle-Irlande, tout ce que les gйographes anglais appellent
l’Australasie, rйunies aux archipels du Pacifique, n’auraient-ils
formй autrefois une sixiиme partie du monde, aussi importante que
l’Europe ou l’Asie, que l’Afrique ou les deux Amйriques? Mon
esprit ne se refuse point а admettre que toutes les оles, йmergйes
de ce vaste Ocйan, ne sont que des sommets d’un continent
maintenant englouti, mais qui dominait les eaux aux йpoques
antйhistoriques.

-- Comme fut autrefois l’Atlantide, rйpondit Harbert.

-- Oui, mon enfant... si elle a existй toutefois.

-- Et l’оle Lincoln aurait fait partie de ce continent-lа? demanda
Pencroff.

-- C’est probable, rйpondit Cyrus Smith, et cela expliquerait
assez cette diversitй de productions qui se voit а sa surface.

-- Et le nombre considйrable d’animaux qui l’habitent encore,
ajouta Harbert.

-- Oui, mon enfant, rйpondit l’ingйnieur, et tu me fournis lа un
nouvel argument а l’appui de ma thиse. Il est certain, d’aprиs ce
que nous avons vu, que les animaux sont nombreux dans l’оle, et,
ce qui est plus bizarre, que les espиces y sont extrкmement
variйes. Il y a une raison а cela, et pour moi, c’est que l’оle
Lincoln a pu faire autrefois partie de quelque vaste continent qui
s’est peu а peu abaissй au-dessous du Pacifique.

-- Alors, un beau jour, rйpliqua Pencroff, qui ne semblait pas
кtre absolument convaincu, ce qui reste de cet ancien continent
pourra disparaоtre а son tour, et il n’y aura plus rien entre
l’Amйrique et l’Asie?

-- Si, rйpondit Cyrus Smith, il y aura les nouveaux continents,
que des milliards de milliards d’animalcules travaillent а bвtir
en ce moment.

-- Et quels sont ces maзons-lа? demanda Pencroff.

-- Les infusoires du corail, rйpondit Cyrus Smith. Ce sont eux qui
ont fabriquй, par un travail continu, l’оle Clermont-Tonnerre, les
atolls, et autres nombreuses оles а coraux que compte l’ocйan
Pacifique. Il faut quarante-sept millions de ces infusoires pour
peser un grain, et pourtant, avec les sels marins qu’ils
absorbent, avec les йlйments solides de l’eau qu’ils s’assimilent,
ces animalcules produisent le calcaire, et ce calcaire forme
d’йnormes substructions sous-marines, dont la duretй et la
soliditй йgalent celles du granit. Autrefois, aux premiиres
йpoques de la crйation, la nature, employant le feu, a produit les
terres par soulиvement; mais maintenant elle charge des animaux
microscopiques de remplacer cet agent, dont la puissance
dynamique, а l’intйrieur du globe, a йvidemment diminuй, -- ce que
prouve le grand nombre de volcans actuellement йteints а la
surface de la terre. Et je crois bien que, les siиcles succйdant
aux siиcles et les infusoires aux infusoires, ce Pacifique pourra
se changer un jour en un vaste continent, que des gйnйrations
nouvelles habiteront et civiliseront а leur tour.

-- Ce sera long! dit Pencroff.

-- La nature a le temps pour elle, rйpondit l’ingйnieur.

-- Mais а quoi bon de nouveaux continents? demanda Harbert. Il me
semble que l’йtendue actuelle des contrйes habitables est
suffisante а l’humanitй. Or, la nature ne fait rien d’inutile.

-- Rien d’inutile, en effet, reprit l’ingйnieur, mais voici
comment on pourrait expliquer dans l’avenir la nйcessitй de
continents nouveaux, et prйcisйment sur cette zone tropicale
occupйe par les оles coralligиnes. Du moins, cette explication me
paraоt plausible.

-- Nous vous йcoutons, monsieur Cyrus, rйpondit Harbert.

-- Voici ma pensйe: les savants admettent gйnйralement qu’un jour
notre globe finira, ou plutфt que la vie animale et vйgйtale n’y
sera plus possible, par suite du refroidissement intense qu’il
subira. Ce sur quoi ils ne sont pas d’accord, c’est sur la cause
de ce refroidissement. Les uns pensent qu’il proviendra de
l’abaissement de tempйrature que le soleil йprouvera aprиs des
millions d’annйes; les autres, de l’extinction graduelle des feux
intйrieurs de notre globe, qui ont sur lui une influence plus
prononcйe qu’on ne le suppose gйnйralement. Je tiens, moi, pour
cette derniиre hypothиse, en me fondant sur ce fait que la lune
est bien vйritablement un astre refroidi, lequel n’est plus
habitable, quoique le soleil continue toujours de verser а sa
surface la mкme somme de chaleur. Si donc la lune s’est refroidie,
c’est parce que ces feux intйrieurs auxquels, ainsi que tous les
astres du monde stellaire, elle a dы son origine, se sont
complиtement йteints. Enfin, quelle qu’en soit la cause, notre
globe se refroidira un jour, mais ce refroidissement ne s’opйrera
que peu а peu. Qu’arrivera-t-il alors? C’est que les zones
tempйrйes, dans une йpoque plus ou moins йloignйe, ne seront pas
plus habitables que ne le sont actuellement les rйgions polaires.
Donc, les populations d’hommes, comme les agrйgations d’animaux,
reflueront vers les latitudes plus directement soumises а
l’influence solaire. Une immense йmigration s’accomplira.
L’Europe, l’Asie centrale, l’Amйrique du Nord seront peu а peu
abandonnйes, tout comme l’Australasie ou les parties basses de
l’Amйrique du Sud. La vйgйtation suivra l’йmigration humaine. La
flore reculera vers l’йquateur en mкme temps que la faune. Les
parties centrales de l’Amйrique mйridionale et de l’Afrique
deviendront les continents habitйs par excellence. Les Lapons et
les Samoyиdes retrouveront les conditions climatйriques de la mer
polaire sur les rivages de la Mйditerranйe. Qui nous dit, qu’а
cette йpoque, les rйgions йquatoriales ne seront pas trop petites
pour contenir l’humanitй terrestre et la nourrir? Or, pourquoi la
prйvoyante nature, afin de donner refuge а toute l’йmigration
vйgйtale et animale, ne jetterait-elle pas, dиs а prйsent, sous
l’йquateur, les bases d’un continent nouveau, et n’aurait-elle pas
chargй les infusoires de le construire? J’ai souvent rйflйchi а
toutes ces choses, mes amis, et je crois sйrieusement que l’aspect
de notre globe sera un jour complиtement transformй, que, par
suite de l’exhaussement de nouveaux continents, les mers
couvriront les anciens, et que, dans les siиcles futurs, des
Colombs iront dйcouvrir les оles du Chimboraзo, de l’Himalaya ou
du mont Blanc, restes d’une Amйrique, d’une Asie et d’une Europe
englouties. Puis enfin, ces nouveaux continents, а leur tour,
deviendront eux-mкmes inhabitables; la chaleur s’йteindra comme la
chaleur d’un corps que l’вme vient d’abandonner, et la vie
disparaоtra, sinon dйfinitivement du globe, au moins
momentanйment. Peut-кtre, alors, notre sphйroпde se reposera-t-il,
se refera-t-il dans la mort pour ressusciter un jour dans des
conditions supйrieures! Mais tout cela, mes amis, c’est le secret
de l’Auteur de toutes choses, et, а propos du travail des
infusoires, je me suis laissй entraоner un peu loin peut-кtre а
scruter les secrets de l’avenir.

-- Mon cher Cyrus, rйpondit Gйdйon Spilett, ces thйories sont pour
moi des prophйties, et elles s’accompliront un jour.

-- C’est le secret de Dieu, dit l’ingйnieur.

-- Tout cela est bel et bien, dit alors Pencroff, qui avait йcoutй
de toutes ses oreilles, mais m’apprendrez-vous, monsieur Cyrus, si
l’оle Lincoln a йtй construite par vos infusoires?

-- Non, rйpondit Cyrus Smith, elle est purement d’origine
volcanique.

-- Alors, elle disparaоtra un jour?

-- C’est probable.

-- J’espиre bien que nous n’y serons plus.

-- Non, rassurez-vous, Pencroff, nous n’y serons plus, puisque
nous n’avons aucune envie d’y mourir et que nous finirons peut-
кtre par nous en tirer.

-- En attendant, rйpondit Gйdйon Spilett, installons-nous comme
pour l’йternitй. Il ne faut jamais rien faire а demi.»

Ceci finit la conversation. Le dйjeuner йtait terminй.
L’exploration fut reprise, et les colons arrivиrent а la limite oщ
commenзait la rйgion marйcageuse.

C’йtait bien un marais, dont l’йtendue, jusqu’а cette cфte
arrondie qui terminait l’оle au sud-est, pouvait mesurer vingt
milles carrйs. Le sol йtait formй d’un limon argilo-siliceux, mкlй
de nombreux dйbris de vйgйtaux. Des conferves, des joncs, des
carex, des scirpes, за et lа quelques couches d’herbages, йpais
comme une grosse moquette, le recouvraient. Quelques mares glacйes
scintillaient en maint endroit sous les rayons solaires. Ni les
pluies, ni aucune riviиre, gonflйe par une crue subite, n’avaient
pu former ces rйserves d’eau. On en devait naturellement conclure
que ce marйcage йtait alimentй par les infiltrations du sol, et
cela йtait en effet. Il йtait mкme а craindre que l’air ne s’y
chargeвt, pendant les chaleurs, de ces miasmes qui engendrent les
fiиvres paludйennes. Au-dessus des herbes aquatiques, а la surface
des eaux stagnantes, voltigeait un monde d’oiseaux.

Chasseurs au marais et huttiers de profession n’auraient pu y
perdre un seul coup de fusil.

Canards sauvages, pilets, sarcelles, bйcassines y vivaient par
bandes, et ces volatiles peu craintifs se laissaient facilement
approcher. Un coup de fusil а plomb eыt certainement atteint
quelques douzaines de ces oiseaux, tant leurs rangs йtaient
pressйs. Il fallut se contenter de les frapper а coups de flиche.
Le rйsultat fut moindre, mais la flиche silencieuse eut l’avantage
de ne point effrayer ces volatiles, que la dйtonation d’une arme а
feu aurait dissipйs а tous les coins du marйcage. Les chasseurs se
contentиrent donc, pour cette fois, d’une douzaine de canards,
blancs de corps avec ceinture cannelle, tкte verte, aile noire,
blanche et rousse, bec aplati, qu’Harbert reconnut pour des
«tadornes.»

Top concourut adroitement а la capture de ces volatiles, dont le
nom fut donnй а cette partie marйcageuse de l’оle. Les colons
avaient donc lа une abondante rйserve de gibier aquatique. Le
temps venu, il ne s’agirait plus que de l’exploiter
convenablement, et il йtait probable que plusieurs espиces de ces
oiseaux pourraient кtre, sinon domestiquйs, du moins acclimatйs
aux environs du lac, ce qui les mettrait plus directement sous la
main des consommateurs.

Vers cinq heures du soir, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent
le chemin de leur demeure, en traversant le marais des Tadornes
(Tadorn’s-fens), et ils repassиrent la Mercy sur le pont de
glaces.

А huit heures du soir, tous йtaient rentrйs а Granite-House.

CHAPITRE XXII

Ces froids intenses durиrent jusqu’au 15 aoыt, sans dйpasser
toutefois ce maximum de degrйs Fahrenheit observй jusqu’alors.
Quand l’atmosphиre йtait calme, cette basse tempйrature se
supportait facilement; mais quand la bise soufflait, cela semblait
dur а des gens insuffisamment vкtus. Pencroff en йtait а regretter
que l’оle Lincoln ne donnвt pas asile а quelques familles d’ours,
plutфt qu’а ces renards ou а ces phoques, dont la fourrure
laissait а dйsirer.

«Les ours, disait-il, sont gйnйralement bien habillйs, et je ne
demanderais pas mieux que de leur emprunter pour l’hiver la chaude
capote qu’ils ont sur le corps.

-- Mais, rйpondait Nab en riant, peut-кtre ces ours ne
consentiraient-ils pas, Pencroff, а te donner leur capote. Ce ne
sont point des Saint-Martin, ces bкtes-lа!

-- On les y obligerait, Nab, on les y obligerait», rйpliquait
Pencroff d’un ton tout а fait autoritaire. Mais ces formidables
carnassiers n’existaient point dans l’оle, ou, du moins, ils ne
s’йtaient pas montrйs jusqu’alors.

Toutefois, Harbert, Pencroff et le reporter s’occupиrent d’йtablir
des trappes sur le plateau de Grande-vue et aux abords de la
forкt. Suivant l’opinion du marin, tout animal, quel qu’il fыt,
serait de bonne prise, et rongeurs ou carnassiers qui
йtrenneraient les nouveaux piиges seraient bien reзus а Granite-
House.

Ces trappes furent, d’ailleurs, extrкmement simples: des fosses
creusйes dans le sol, au-dessus un plafonnage de branches et
d’herbes, qui en dissimulait l’orifice, au fond quelque appвt dont
l’odeur pouvait attirer les animaux, et ce fut tout. Il faut dire
aussi qu’elles n’avaient point йtй creusйes au hasard, mais а
certains endroits oщ des empreintes plus nombreuses indiquaient de
frйquentes passйes de quadrupиdes. Tous les jours, elles йtaient
visitйes, et, а trois reprises, pendant les premiers jours, on y
trouva des йchantillons de ces culpeux qui avaient йtй vus dйjа
sur la rive droite de la Mercy.

«Ah за! il n’y a donc que des renards dans ce pays-ci! s’йcria
Pencroff, la troisiиme fois qu’il retira un de ces animaux de la
fosse oщ il se tenait fort penaud. Des bкtes qui ne sont bonnes а
rien!

-- Mais si, dit Gйdйon Spilett. Elles sont bonnes а quelque chose!

-- Et а quoi donc?

-- А faire des appвts pour en attirer d’autres!»

Le reporter avait raison, et les trappes furent dиs lors amorcйes
avec ces cadavres de renards.

Le marin avait йgalement fabriquй des collets en employant les
fibres du curry-jonc, et les collets donnиrent plus de profit que
les trappes. Il йtait rare qu’un jour se passвt sans que quelque
lapin de la garenne se laissвt prendre. C’йtait toujours du lapin,
mais Nab savait varier ses sauces, et les convives ne songeaient
pas а se plaindre.

Cependant, une ou deux fois, dans la seconde semaine d’aoыt, les
trappes livrиrent aux chasseurs des animaux autres que des
culpeux, et plus utiles. Ce furent quelques-uns de ces sangliers
qui avaient йtй dйjа signalйs au nord du lac. Pencroff n’eut pas
besoin de demander si ces bкtes-lа йtaient comestibles. Cela se
voyait bien, а leur ressemblance avec le cochon d’Amйrique ou
d’Europe.

«Mais ce ne sont point des cochons, lui dit Harbert, je t’en
prйviens, Pencroff.

-- Mon garзon, rйpondit le marin, en se penchant sur la trappe, et
en retirant par le petit appendice qui lui servait de queue un de
ces reprйsentants de la famille des suilliens, laissez-moi croire
que ce sont des cochons!

-- Et pourquoi?

-- Parce que cela me fait plaisir!

-- Tu aimes donc bien le cochon, Pencroff?

-- J’aime beaucoup le cochon, rйpondit le marin, surtout pour ses
pieds, et s’il en avait huit au lieu de quatre, je l’aimerais deux
fois davantage!»

Quant aux animaux en question, c’йtaient des pйcaris appartenant а
l’un des quatre genres que compte la famille, et ils йtaient mкme
de l’espиce des «tajassous», reconnaissables а leur couleur foncйe
et dйpourvus de ces longues canines qui arment la bouche de leurs
congйnиres. Ces pйcaris vivent ordinairement par troupes, et il
йtait probable qu’ils abondaient dans les parties boisйes de
l’оle. En tout cas, ils йtaient mangeables de la tкte aux pieds,
et Pencroff ne leur en demandait pas plus.

Vers le 15 aoыt, l’йtat atmosphйrique se modifia subitement par
une saute de vent dans le nord-ouest.

La tempйrature remonta de quelques degrйs, et les vapeurs
accumulйes dans l’air ne tardиrent pas а se rйsoudre en neige.
Toute l’оle se couvrit d’une couche blanche, et se montra а ses
habitants sous un aspect nouveau. Cette neige tomba abondamment
pendant plusieurs jours, et son йpaisseur atteignit bientфt deux
pieds.

Le vent fraоchit bientфt avec une extrкme violence, et, du haut de
Granite-House, on entendait la mer gronder sur les rйcifs. А
certains angles, il se faisait de rapides remous d’air, et la
neige, s’y formant en hautes colonnes tournantes, ressemblait а
ces trombes liquides qui pirouettent sur leur base, et que les
bвtiments attaquent а coups de canon.

Toutefois, l’ouragan, venant du nord-ouest, prenait l’оle а
revers, et l’orientation de Granite-House la prйservait d’un
assaut direct. Mais, au milieu de ce chasse-neige, aussi terrible
que s’il se fыt produit sur quelque contrйe polaire, ni Cyrus
Smith, ni ses compagnons ne purent, malgrй leur envie, s’aventurer
au dehors, et ils restиrent renfermйs pendant cinq jours, du 20 au
25 aoыt. On entendait la tempкte rugir dans les bois du Jacamar,
qui devaient en pвtir. Bien des arbres seraient dйracinйs, sans
doute, mais Pencroff s’en consolait en songeant qu’il n’aurait pas
la peine de les abattre.

«Le vent se fait bыcheron, laissons-le faire», rйpйtait-il.

Et, d’ailleurs, il n’y aurait eu aucun moyen de l’en empкcher.

Combien les hфtes de Granite-House durent alors remercier le ciel
de leur avoir mйnagй cette solide et inйbranlable retraite! Cyrus
Smith avait bien sa lйgitime part dans les remerciements, mais
enfin, c’йtait la nature qui avait creusй cette vaste caverne, et
il n’avait fait que la dйcouvrir. Lа, tous йtaient en sыretй, et
les coups de la tempкte ne pouvaient les atteindre. S’ils eussent
construit sur le plateau de Grande-vue une maison de briques et de
bois, elle n’aurait certainement pas rйsistй aux fureurs de cet
ouragan. Quant aux Cheminйes, rien qu’au fracas des lames qui se
faisait entendre avec tant de force, on devait croire qu’elles
йtaient absolument inhabitables, car la mer, passant par-dessus
l’оlot, devait les battre avec rage. Mais ici, а Granite-House, au
milieu de ce massif, contre lequel n’avaient prise ni l’eau ni
l’air, rien а craindre.

Pendant ces quelques jours de sйquestration, les colons ne
restиrent pas inactifs. Le bois, dйbitй en planches, ne manquait
pas dans le magasin, et, peu а peu, on complйta le mobilier, en
tables et en chaises, solides а coup sыr, car la matiиre n’y fut
pas йpargnйe. Ces meubles, un peu lourds, justifiaient mal leur
nom, qui fait de leur mobilitй une condition essentielle, mais ils
firent l’orgueil de Nab et de Pencroff, qui ne les auraient pas
changйs contre des meubles de Boule.

Puis, les menuisiers devinrent vanniers, et ils ne rйussirent pas
mal dans cette nouvelle fabrication. On avait dйcouvert, vers
cette pointe que le lac projetait au nord, une fйconde oseraie, oщ
poussaient en grand nombre des osiers-pourpres. Avant la saison
des pluies, Pencroff et Harbert avaient moissonnй ces utiles
arbustes, et leurs branches, bien sйparйes alors, pouvaient кtre
efficacement employйes. Les premiers essais furent informes, mais,
grвce а l’adresse et а l’intelligence des ouvriers, se consultant,
se rappelant les modиles qu’ils avaient vus, rivalisant entre eux,
des paniers et des corbeilles de diverses grandeurs accrurent
bientфt le matйriel de la colonie. Le magasin en fut pourvu, et
Nab enferma dans des corbeilles spйciales ses rйcoltes de
rhizomes, d’amandes de pin-pignon et de racines de dragonnier.

Pendant la derniиre semaine de ce mois d’aoыt, le temps se modifia
encore une fois. La tempйrature baissa un peu, et la tempкte se
calma. Les colons s’йlancиrent au dehors. Il y avait certainement
deux pieds de neige sur la grиve, mais, а la surface de cette
neige durcie, on pouvait marcher sans trop de peine. Cyrus Smith
et ses compagnons montиrent sur le plateau de Grande-vue. Quel
changement! Ces bois, qu’ils avaient laissйs verdoyants, surtout
dans la partie voisine oщ dominaient les conifиres,
disparaissaient alors sous une couleur uniforme. Tout йtait blanc,
depuis le sommet du mont Franklin jusqu’au littoral, les forкts,
la prairie, le lac, la riviиre, les grиves.

L’eau de la Mercy courait sous une voыte de glace qui, а chaque
flux et reflux, faisait dйbвcle et se brisait avec fracas. De
nombreux oiseaux voletaient а la surface solide du lac, canards et
bйcassines, pilets et guillemots. Il y en avait des milliers. Les
rocs entre lesquels se dйversait la cascade а la lisiиre du
plateau йtaient hйrissйs de glaces. On eыt dit que l’eau
s’йchappait d’une monstrueuse gargouille fouillйe avec toute la
fantaisie d’un artiste de la Renaissance. Quant а juger des
dommages causйs а la forкt par l’ouragan, on ne le pouvait encore,
et il fallait attendre que l’immense couche blanche se fыt
dissipйe.

Gйdйon Spilett, Pencroff et Harbert ne manquиrent pas cette
occasion d’aller visiter leurs trappes.

Ils ne les retrouvиrent pas aisйment, sous la neige qui les
recouvrait. Ils durent mкme prendre garde de ne point se laisser
choir dans l’une ou l’autre, ce qui eыt йtй dangereux et humiliant
а la fois: se prendre а son propre piиge! Mais enfin ils йvitиrent
ce dйsagrйment, et retrouvиrent les trappes parfaitement intactes.
Aucun animal n’y йtait tombй, et, cependant, les empreintes
йtaient nombreuses aux alentours, entre autres certaines marques
de griffes trиs nettement accusйes. Harbert n’hйsita pas а
affirmer que quelque carnassier du genre des fйlins avait passй
lа, ce qui justifiait l’opinion de l’ingйnieur sur la prйsence de
fauves dangereux а l’оle Lincoln. Sans doute, ces fauves
habitaient ordinairement les йpaisses forкts du Far-West, mais,
pressйs par la faim, ils s’йtaient aventurйs jusqu’au plateau de
Grande-vue. Peut-кtre sentaient-ils les hфtes de Granite-House?

«En somme, qu’est-ce que c’est que ces fйlins? demanda Pencroff.

-- Ce sont des tigres, rйpondit Harbert.

-- Je croyais que ces bкtes-lа ne se trouvaient que dans les pays
chauds?

-- Sur le nouveau continent, rйpondit le jeune garзon, on les
observe depuis le Mexique jusqu’aux Pampas de Buenos-Aires. Or,
comme l’оle Lincoln est а peu prиs sous la mкme latitude que les
provinces de la Plata, il n’est pas йtonnant que quelques tigres
s’y rencontrent.

-- Bon, on veillera», rйpondit Pencroff.

Cependant, la neige finit par se dissiper sous l’influence de la
tempйrature, qui se releva. La pluie vint а tomber, et, grвce а
son action dissolvante, la couche blanche s’effaзa. Malgrй le
mauvais temps, les colons renouvelиrent leur rйserve en toutes
choses, amandes de pin-pignon, racines de dragonnier, rhizomes,
liqueur d’йrable, pour la partie vйgйtale; lapins de garenne,
agoutis et kangourous, pour la partie animale. Cela nйcessita
quelques excursions dans la forкt, et l’on constata qu’une
certaine quantitй d’arbres avaient йtй abattus par le dernier
ouragan. Le marin et Nab poussиrent mкme, avec le chariot,
jusqu’au gisement de houille, afin de rapporter quelques tonnes de
combustible. Ils virent en passant que la cheminйe du four а
poteries avait йtй trиs endommagйe par le vent et dйcouronnйe de
six bons pieds au moins. En mкme temps que le charbon, la
provision de bois fut йgalement renouvelйe а Granite-House, et on
profita du courant de la Mercy, qui йtait redevenu libre, pour en
amener plusieurs trains. Il pouvait se faire que la pйriode des
grands froids ne fыt pas achevйe. Une visite avait йtй faite
йgalement aux Cheminйes, et les colons ne purent que s’applaudir
de ne pas y avoir demeurй pendant la tempкte. La mer avait laissй
lа des marques incontestables de ses ravages.

Soulevйe par les vents du large, et sautant par-dessus l’оlot,
elle avait violemment assailli les couloirs, qui йtaient а demi
ensablйs, et d’йpaisses couches de varech recouvraient les roches.
Pendant que Nab, Harbert et Pencroff chassaient ou renouvelaient
les provisions de combustible, Cyrus Smith et Gйdйon Spilett
s’occupиrent а dйblayer les Cheminйes, et ils retrouvиrent la
forge et les fourneaux а peu prиs intacts, protйgйs qu’ils avaient
йtй tout d’abord par l’entassement des sables.

Ce ne fut pas inutilement que la rйserve de combustible avait йtй
refaite. Les colons n’en avaient pas fini avec les froids
rigoureux. On sait que, dans l’hйmisphиre borйal, le mois de
fйvrier se signale principalement par de grands abaissements de la
tempйrature. Il devait en кtre de mкme dans l’hйmisphиre austral,
et la fin du mois d’aoыt, qui est le fйvrier de l’Amйrique du
Nord, n’йchappa pas а cette loi climatique.

Vers le 25, aprиs une nouvelle alternative de neige et de pluie,
le vent sauta au sud-est, et, subitement, le froid devint
extrкmement vif. Suivant l’estime de l’ingйnieur, la colonne
mercurielle d’un thermomиtre Fahrenheit n’eыt pas marquй moins de
huit degrйs au-dessous de zйro (22 degrйs centigrades au-dessous
de glace), et cette intensitй du froid, rendue plus douloureuse
encore par une bise aiguл, se maintint pendant plusieurs jours.
Les colons durent de nouveau se caserner dans Granite-House, et,
comme il fallut obstruer hermйtiquement toutes les ouvertures de
la faзade, en ne laissant que le strict passage au renouvellement
de l’air, la consommation de bougies fut considйrable.

Afin de les йconomiser, les colons ne s’йclairиrent souvent
qu’avec la flamme des foyers, oщ l’on n’йpargnait pas le
combustible. Plusieurs fois, les uns ou les autres descendirent
sur la grиve, au milieu des glaзons que le flux y entassait а
chaque marйe, mais ils remontaient bientфt а Granite-House, et ce
n’йtait pas sans peine et sans douleur que leurs mains se
retenaient aux bвtons de l’йchelle. Par ce froid intense, les
йchelons leur brыlaient les doigts.

Il fallut encore occuper ces loisirs que la sйquestration faisait
aux hфtes de Granite-House.

Cyrus Smith entreprit alors une opйration qui pouvait se pratiquer
а huis clos.

On sait que les colons n’avaient а leur disposition d’autre sucre
que cette substance liquide qu’ils tiraient de l’йrable, en
faisant а cet arbre des incisions profondes. Il leur suffisait
donc de recueillir cette liqueur dans des vases, et ils
l’employaient en cet йtat а divers usages culinaires, et d’autant
mieux, qu’en vieillissant, la liqueur tendait а blanchir et а
prendre une consistance sirupeuse.

Mais il y avait mieux а faire, et un jour Cyrus Smith annonзa а
ses compagnons qu’ils allaient se transformer en raffineurs.

«Raffineurs! rйpondit Pencroff. C’est un mйtier un peu chaud, je
crois?

-- Trиs chaud! rйpondit l’ingйnieur.

-- Alors, il sera de saison!» rйpliqua le marin.

Que ce mot de raffinage n’йveille pas dans l’esprit le souvenir de
ces usines compliquйes en outillage et en ouvriers. Non! pour
cristalliser cette liqueur, il suffisait de l’йpurer par une
opйration qui йtait extrкmement facile. Placйe sur le feu dans de
grands vases de terre, elle fut simplement soumise а une certaine
йvaporation, et bientфt une йcume monta а sa surface. Dиs qu’elle
commenзa а s’йpaissir, Nab eut soin de la remuer avec une spatule
de bois, -- ce qui devait accйlйrer son йvaporation et l’empкcher
en mкme temps de contracter un goыt empyreumatique.

Aprиs quelques heures d’йbullition sur un bon feu, qui faisait
autant de bien aux opйrateurs qu’а la substance opйrйe, celle-ci
s’йtait transformйe en un sirop йpais. Ce sirop fut versй dans des
moules d’argile, prйalablement fabriquйs dans le fourneau mкme de
la cuisine, et auxquels on avait donnй des formes variйes. Le
lendemain, ce sirop, refroidi, formait des pains et des tablettes.
C’йtait du sucre, de couleur un peu rousse, mais presque
transparent et d’un goыt parfait.

Le froid continua jusqu’а la mi-septembre, et les prisonniers de
Granite-House commenзaient а trouver leur captivitй bien longue.
Presque tous les jours, ils tentaient quelques sorties qui ne
pouvaient se prolonger. On travaillait donc constamment а
l’amйnagement de la demeure. On causait en travaillant.

Cyrus Smith instruisait ses compagnons en toutes choses, et il
leur expliquait principalement les applications pratiques de la
science. Les colons n’avaient point de bibliothиque а leur
disposition; mais l’ingйnieur йtait un livre toujours prкt,
toujours ouvert а la page dont chacun avait besoin, un livre qui
leur rйsolvait toutes les questions et qu’ils feuilletaient
souvent. Le temps passait ainsi, et ces braves gens ne semblaient
point redouter l’avenir.

Cependant, il йtait temps que cette sйquestration se terminвt.
Tous avaient hвte de revoir, sinon la belle saison, du moins la
cessation de ce froid insupportable. Si seulement ils eussent йtй
vкtus de maniиre а pouvoir le braver, que d’excursions ils
auraient tentйes, soit aux dunes, soit au marais des Tadornes! Le
gibier devait кtre facile а approcher, et la chasse eыt йtй
fructueuse, assurйment. Mais Cyrus Smith tenait а ce que personne
ne compromоt sa santй, car il avait besoin de tous les bras, et
ses conseils furent suivis.

Mais, il faut le dire, le plus impatient de cet emprisonnement,
aprиs Pencroff toutefois, c’йtait Top. Le fidиle chien se trouvait
fort а l’йtroit dans Granite-House. Il allait et venait d’une
chambre а l’autre, et tйmoignait а sa maniиre son ennui d’кtre
casernй.

Cyrus Smith remarqua souvent que, lorsqu’il s’approchait de ce
puits sombre, qui йtait en communication avec la mer, et dont
l’orifice s’ouvrait au fond du magasin, Top faisait entendre des
grognements singuliers. Top tournait autour de ce trou, qui avait
йtй recouvert d’un panneau en bois. Quelquefois mкme, il cherchait
а glisser ses pattes sous ce panneau, comme s’il eыt voulu le
soulever.

Il jappait alors d’une faзon particuliиre, qui indiquait а la fois
colиre et inquiйtude.

L’ingйnieur observa plusieurs fois ce manиge. Qu’y avait-il donc
dans cet abоme qui pыt impressionner а ce point l’intelligent
animal? Le puits aboutissait а la mer, cela йtait certain. Se
ramifiait-il donc en йtroits boyaux а travers la charpente de
l’оle?

Йtait-il en communication avec quelques autres cavitйs
intйrieures? Quelque monstre marin ne venait-il pas, de temps en
temps, respirer au fond de ce puits? L’ingйnieur ne savait que
penser, et ne pouvait se retenir de rкver de complications
bizarres. Habituй а aller loin dans le domaine des rйalitйs
scientifiques, il ne se pardonnait pas de se laisser entraоner
dans le domaine de l’йtrange et presque du surnaturel; mais
comment s’expliquer que Top, un de ces chiens sensйs qui n’ont
jamais perdu leur temps а aboyer а la lune, s’obstinвt а sonder du
flair et de l’ouпe cet abоme, si rien ne s’y passait qui dыt
йveiller son inquiйtude? La conduite de Top intriguait Cyrus Smith
plus qu’il ne lui paraissait raisonnable de se l’avouer а lui-
mкme. En tout cas, l’ingйnieur ne communiqua ses impressions qu’а
Gйdйon Spilett, trouvant inutile d’initier ses compagnons aux
rйflexions involontaires que faisait naоtre en lui ce qui n’йtait
peut-кtre qu’une lubie de Top. Enfin, les froids cessиrent. Il y
eut des pluies, des rafales mкlйes de neige, des giboulйes, des
coups de vent, mais ces intempйries ne duraient pas. La glace
s’йtait dissoute, la neige s’йtait fondue; la grиve, le plateau,
les berges de la Mercy, la forкt, йtaient redevenus praticables.
Ce retour du printemps ravit les hфtes de Granite-House, et,
bientфt, ils n’y passиrent plus que les heures du sommeil et des
repas.

On chassa beaucoup dans la seconde moitiй de septembre, ce qui
amena Pencroff а rйclamer avec une nouvelle insistance les armes а
feu qu’il affirmait avoir йtй promises par Cyrus Smith.

Celui-ci, sachant bien que, sans un outillage spйcial, il lui
serait presque impossible de fabriquer un fusil qui pыt rendre
quelque service, reculait toujours et remettait l’opйration а plus
tard. Il faisait, d’ailleurs, observer qu’Harbert et Gйdйon
Spilett йtaient devenus des archers habiles, que toutes sortes
d’animaux excellents, agoutis, kangourous, cabiais, pigeons,
outardes, canards sauvages, bйcassines, enfin gibier de poil ou de
plume, tombaient sous leurs flиches, et que, par consйquent, on
pouvait attendre. Mais l’entкtй marin n’entendait point de cette
oreille, et il ne laisserait pas de cesse а l’ingйnieur que celui-
ci n’eыt satisfait son dйsir. Gйdйon Spilett appuyait, du reste,
Pencroff.

«Si l’оle, comme on en peut douter, disait-il, renferme des
animaux fйroces, il faut penser а les combattre et а les
exterminer. Un moment peut venir oщ ce soit notre premier devoir.»

Mais, а cette йpoque, ce ne fut point cette question des armes а
feu qui prйoccupa Cyrus Smith, mais bien celle des vкtements. Ceux
que portaient les colons avaient passй l’hiver, mais ils ne
pourraient pas durer jusqu’а l’hiver prochain. Peaux de
carnassiers ou laine de ruminants, c’йtait ce qu’il fallait se
procurer а tout prix, et, puisque les mouflons ne manquaient pas,
il convenait d’aviser aux moyens d’en former un troupeau qui
serait йlevй pour les besoins de la colonie. Un enclos destinй aux
animaux domestiques, une basse-cour amйnagйe pour les volatiles,
en un mot, une sorte de ferme а fonder en quelque point de l’оle,
tels seraient les deux projets importants а exйcuter pendant la
belle saison. En consйquence, et en vue de ces йtablissements
futurs, il devenait donc urgent de pousser une reconnaissance dans
toute la partie ignorйe de l’оle Lincoln, c’est-а-dire sous ces
hautes forкts qui s’йtendaient sur la droite de la Mercy, depuis
son embouchure jusqu’а l’extrйmitй de la presqu’оle Serpentine,
ainsi que sur toute la cфte occidentale.

Mais il fallait un temps sыr, et un mois devait s’йcouler encore
avant que cette exploration pыt кtre entreprise utilement.

On attendait donc avec une certaine impatience, quand un incident
se produisit, qui vint surexciter encore ce dйsir qu’avaient les
colons de visiter en entier leur domaine.

On йtait au 24 octobre. Ce jour-lа, Pencroff йtait allй visiter
les trappes, qu’il tenait toujours convenablement amorcйes. Dans
l’une d’elles, il trouva trois animaux qui devaient кtre bienvenus
а l’office. C’йtait une femelle de pйcari et ses deux petits.

Pencroff revint donc а Granite-House, enchantй de sa capture, et,
comme toujours, le marin fit grand йtalage de sa chasse.

«Allons! nous ferons un bon repas, monsieur Cyrus! s’йcria-t-il.
Et vous aussi, Monsieur Spilett, vous en mangerez!

-- Je veux bien en manger, rйpondit le reporter, mais qu’est-ce
que je mangerai?

-- Du cochon de lait.

-- Ah! vraiment, du cochon de lait, Pencroff? А vous entendre, je
croyais que vous rapportiez un perdreau truffй!

-- Comment? s’йcria Pencroff. Est-ce que vous feriez fi du cochon
de lait, par hasard?

-- Non, rйpondit Gйdйon Spilett, sans montrer aucun enthousiasme,
et pourvu qu’on n’en abuse pas...

-- C’est bon, c’est bon, monsieur le journaliste, riposta le
marin, qui n’aimait pas а entendre dйprйcier sa chasse, vous
faites le difficile? Et il y a sept mois, quand nous avons
dйbarquй dans l’оle, vous auriez йtй trop heureux de rencontrer un
pareil gibier!...

-- Voilа, voilа, rйpondit le reporter. L’homme n’est jamais ni
parfait, ni content.

-- Enfin, reprit Pencroff, j’espиre que Nab se distinguera. Voyez!
Ces deux petits pйcaris n’ont pas seulement trois mois! Ils seront
tendres comme des cailles! Allons, Nab, viens! J’en surveillerai
moi-mкme la cuisson.»

Et le marin, suivi de Nab, gagna la cuisine et s’absorba dans ses
travaux culinaires.

On le laissa faire а sa faзon. Nab et lui prйparиrent donc un
repas magnifique, les deux petits pйcaris, un potage de kangourou,
un jambon fumй, des amandes de pignon, de la boisson de
dragonnier, du thй d’Oswego, -- enfin, tout ce qu’il y avait de
meilleur; mais entre tous les plats devaient figurer au premier
rang les savoureux pйcaris, accommodйs а l’йtuvйe.

А cinq heures, le dоner fut servi dans la salle de Granite-House.
Le potage de kangourou fumait sur la table. On le trouva
excellent. Au potage succйdиrent les pйcaris, que Pencroff voulut
dйcouper lui-mкme, et dont il servit des portions monstrueuses а
chacun des convives.

Ces cochons de lait йtaient vraiment dйlicieux, et Pencroff
dйvorait sa part avec un entrain superbe, quand tout а coup un cri
et un juron lui йchappиrent.

«Qu’y a-t-il? demanda Cyrus Smith.

-- Il y a... il y a... que je viens de me casser une dent!
rйpondit le marin.

-- Ah за! il y a donc des cailloux dans vos pйcaris? dit Gйdйon
Spilett.

-- Il faut croire», rйpondit Pencroff, en retirant de ses lиvres
l’objet qui lui coыtait une mвcheliиre!...

Ce n’йtait point un caillou... C’йtait un grain de plomb.

PARTIE 2
L’ABANDONNЙ
CHAPITRE I

Il y avait sept mois, jour pour jour, que les passagers du ballon
avaient йtй jetйs sur l’оle Lincoln. Depuis cette йpoque, quelque
recherche qu’ils eussent faite, aucun кtre humain ne s’йtait
montrй а eux. Jamais une fumйe n’avait trahi la prйsence de
l’homme а la surface de l’оle.

Jamais un travail manuel n’y avait attestй son passage, ni а une
йpoque ancienne, ni а une йpoque rйcente. Non seulement elle ne
semblait pas кtre habitйe, mais on devait croire qu’elle n’avait
jamais dы l’кtre. Et, maintenant, voilа que tout cet йchafaudage
de dйductions tombait devant un simple grain de mйtal, trouvй dans
le corps d’un inoffensif rongeur!

C’est qu’en effet, ce plomb йtait sorti d’une arme а feu, et quel
autre qu’un кtre humain avait pu s’кtre servi de cette arme?

Lorsque Pencroff eut posй le grain de plomb sur la table, ses
compagnons le regardиrent avec un йtonnement profond. Toutes les
consйquences de cet incident, considйrable malgrй son apparente
insignifiance, avaient subitement saisi leur esprit.

L’apparition subite d’un кtre surnaturel ne les eыt pas
impressionnйs plus vivement.

Cyrus Smith n’hйsita pas а formuler tout d’abord les hypothиses
que ce fait, aussi surprenant qu’inattendu, devait provoquer. Il
prit le grain de plomb, le tourna, le retourna, le palpa entre
l’index et le pouce. Puis:

«Vous кtes en mesure d’affirmer, demanda-t-il а Pencroff, que le
pйcari, blessй par ce grain de plomb, йtait а peine вgй de trois
mois?

-- А peine, Monsieur Cyrus, rйpondit Pencroff. Il tйtait encore sa
mиre quand je l’ai trouvй dans la fosse.

-- Eh bien, dit l’ingйnieur, il est par cela mкme prouvй que,
depuis trois mois au plus, un coup de fusil a йtй tirй dans l’оle
Lincoln.

-- Et qu’un grain de plomb, ajouta Gйdйon Spilett, a atteint, mais
non mortellement, ce petit animal.

-- Cela est indubitable, reprit Cyrus Smith, et voici quelles
consйquences il convient de dйduire de cet incident: ou l’оle
йtait habitйe avant notre arrivйe, ou des hommes y ont dйbarquй
depuis trois mois au plus. Ces hommes sont-ils arrivйs
volontairement ou involontairement, par le fait d’un atterrissage
ou d’un naufrage? Ce point ne pourra кtre йlucidй que plus tard.
Quant а ce qu’ils sont, europйens ou malais, ennemis ou amis de
notre race, rien ne peut nous permettre de le deviner, et s’ils
habitent encore l’оle, ou s’ils l’ont quittйe, nous ne le savons
pas davantage. Mais ces questions nous intйressent trop
directement pour que nous restions plus longtemps dans
l’incertitude.

-- Non! Cent fois non! Mille fois non! s’йcria le marin en se
levant de table. Il n’y a pas d’autres hommes que nous sur l’оle
Lincoln! Que diable!

L’оle n’est pas grande, et, si elle eыt йtй habitйe, nous aurions
bien aperзu dйjа quelques-uns de ses habitants!

-- Le contraire, en effet, serait bien йtonnant, dit Harbert.

-- Mais il serait bien plus йtonnant, je suppose, fit observer le
reporter, que ce pйcari fыt nй avec un grain de plomb dans le
corps!

-- А moins, dit sйrieusement Nab, que Pencroff n’ait eu...

-- Voyez-vous cela, Nab, riposta Pencroff. J’aurais, sans m’en
кtre aperзu, depuis tantфt cinq ou six mois, un grain de plomb
dans la mвchoire! Mais oщ se serait-il cachй? Ajouta le marin, en
ouvrant la bouche de faзon а montrer les magnifiques trente-deux
dents qui la garnissaient. Regarde bien, Nab, et si tu trouves une
dent creuse dans ce rвtelier-lа, je te permets de lui en arracher
une demi-douzaine!

-- L’hypothиse de Nab est inadmissible, en effet, rйpondit Cyrus
Smith, qui, malgrй la gravitй de ses pensйes, ne put retenir un
sourire. Il est certain qu’un coup de fusil a йtй tirй dans l’оle,
depuis trois mois au plus. Mais je serais portй а admettre que les
кtres quelconques qui ont atterri sur cette cфte n’y sont que
depuis trиs peu de temps ou qu’ils n’ont fait qu’y passer, car si,
а l’йpoque а laquelle nous explorions l’оle du haut du mont
Franklin, elle eыt йtй habitйe, nous l’aurions vu ou nous aurions
йtй vus. Il est donc probable que, depuis quelques semaines
seulement, des naufragйs ont йtй jetйs par une tempкte sur un
point de la cфte. Quoi qu’il en soit, il nous importe d’кtre fixйs
sur ce point.

-- Je pense que nous devrons agir prudemment, dit le reporter.

-- C’est mon avis, rйpondit Cyrus Smith, car il est
malheureusement а craindre que ce ne soient des pirates malais qui
aient dйbarquй sur l’оle!

-- Monsieur Cyrus, demanda le marin, ne serait-il pas convenable,
avant d’aller а la dйcouverte, de construire un canot qui nous
permоt, soit de remonter la riviиre, soit au besoin de contourner
la cфte? Il ne faut pas se laisser prendre au dйpourvu.

-- Votre idйe est bonne, Pencroff, rйpondit l’ingйnieur, mais nous
ne pouvons attendre. Or, il faudrait au moins un mois pour
construire un canot...

-- Un vrai canot, oui, rйpondit le marin, mais nous n’avons pas
besoin d’une embarcation destinйe а tenir la mer, et, en cinq
jours au plus, je me fais fort de construire une pirogue
suffisante pour naviguer sur la Mercy.

-- En cinq jours, s’йcria Nab, fabriquer un bateau?

-- Oui, Nab, un bateau а la mode indienne.

-- En bois? demanda le nиgre d’un air peu convaincu.

-- En bois, rйpondit Pencroff, ou plutфt en йcorce. Je vous
rйpиte, Monsieur Cyrus, qu’en cinq jours l’affaire peut кtre
enlevйe!

-- En cinq jours, soit! rйpondit l’ingйnieur.

-- Mais d’ici lа, nous ferons bien de nous garder sйvиrement! dit
Harbert.

-- Trиs sйvиrement, mes amis, rйpondit Cyrus Smith, et je vous
prierai de borner vos excursions de chasse aux environs de
Granite-House.»

Le dоner finit moins gaiement que n’avait espйrй Pencroff.

Ainsi donc, l’оle йtait ou avait йtй habitйe par d’autres que par
les colons. Depuis l’incident du grain de plomb, c’йtait un fait
dйsormais incontestable, et une pareille rйvйlation ne pouvait que
provoquer de vives inquiйtudes chez les colons.

Cyrus Smith et Gйdйon Spilett, avant de se livrer au repos,
s’entretinrent longuement de ces choses.

Ils se demandиrent si, par hasard, cet incident n’aurait pas
quelque connexitй avec les circonstances inexplicables du
sauvetage de l’ingйnieur et autres particularitйs йtranges qui les
avaient dйjа frappйs а plusieurs reprises. Cependant, Cyrus Smith,
aprиs avoir discutй le pour et le contre de la question, finit par
dire:

«En somme, voulez-vous connaоtre mon opinion, mon cher Spilett?

-- Oui, Cyrus.

-- Eh bien, la voici: si minutieusement que nous explorions l’оle,
nous ne trouverons rien!»

Dиs le lendemain, Pencroff se mit а l’ouvrage. Il ne s’agissait
pas d’йtablir un canot avec membrure et bordage, mais tout
simplement un appareil flottant, а fond plat, qui serait excellent
pour la navigation de la Mercy, surtout aux approches de ses
sources, oщ l’eau prйsenterait peu de profondeur. Des morceaux
d’йcorce, cousus l’un а l’autre, devaient suffire а former la
lйgиre embarcation, et au cas oщ, par suite d’obstacles naturels,
un portage deviendrait nйcessaire, elle ne serait ni lourde, ni
encombrante.

Pencroff comptait former la suture des bandes d’йcorce au moyen de
clous rivйs, et assurer, avec leur adhйrence, le parfait
йtanchement de l’appareil.

Il s’agissait donc de choisir des arbres dont l’йcorce, souple et
tenace, se prкtвt а ce travail.

Or, prйcisйment, le dernier ouragan avait abattu une certaine
quantitй de douglas, qui convenaient parfaitement а ce genre de
construction. Quelques-uns de ces sapins gisaient а terre, et il
n’y avait plus qu’а les йcorcer, mais ce fut lа le plus difficile,
vu l’imperfection des outils que possйdaient les colons. En somme,
on en vint а bout.

Pendant que le marin, secondй par l’ingйnieur, s’occupait ainsi,
sans perdre une heure, Gйdйon Spilett et Harbert ne restиrent pas
oisifs. Ils s’йtaient faits les pourvoyeurs de la colonie. Le
reporter ne pouvait se lasser d’admirer le jeune garзon, qui avait
acquis une adresse remarquable dans le maniement de l’arc ou de
l’йpieu.

Harbert montrait aussi une grande hardiesse, avec beaucoup de ce
sang-froid que l’on pourrait justement appeler «le raisonnement de
la bravoure.» Les deux compagnons de chasse, tenant compte,
d’ailleurs, des recommandations de Cyrus Smith, ne sortaient plus
d’un rayon de deux milles autour de Granite-House, mais les
premiиres rampes de la forкt fournissaient un tribut suffisant
d’agoutis, de cabiais, de kangourous, de pйcaris, etc., et si le
rendement des trappes йtait peu important depuis que le froid
avait cessй, du moins la garenne donnait-elle son contingent
accoutumй, qui eыt pu nourrir toute la colonie de l’оle Lincoln.

Souvent, pendant ces chasses, Harbert causait avec Gйdйon Spilett
de cet incident du grain de plomb, et des consйquences qu’en avait
tirйes l’ingйnieur, et un jour -- c’йtait le 26 octobre-il lui
dit:

«Mais, Monsieur Spilett, ne trouvez-vous pas trиs extraordinaire
que si quelques naufragйs ont dйbarquй sur cette оle, ils ne se
soient pas encore montrйs du cфtй de Granite-House?

-- Trиs йtonnant, s’ils y sont encore, rйpondit le reporter, mais
pas йtonnant du tout, s’ils n’y sont plus!

-- Ainsi, vous pensez que ces gens-lа ont dйjа quittй l’оle?
Reprit Harbert.

-- C’est plus que probable, mon garзon, car si leur sйjour s’y fыt
prolongй, et surtout s’ils y йtaient encore, quelque incident eыt
fini par trahir leur prйsence.

-- Mais s’ils ont pu repartir, fit observer le jeune garзon, ce
n’йtaient pas des naufragйs?

-- Non, Harbert, ou, tout au moins, ils йtaient ce que
j’appellerai des naufragйs provisoires. Il est trиs possible, en
effet, qu’un coup de vent les ait jetйs sur l’оle, sans avoir
dйsemparй leur embarcation, et que, le coup de vent passй, ils
aient repris la mer.

-- Il faut avouer une chose, dit Harbert, c’est que M Smith a
toujours paru plutфt redouter que dйsirer la prйsence d’кtres
humains sur notre оle.

-- En effet, rйpondit le reporter, il ne voit guиre que des malais
qui puissent frйquenter ces mers, et ces gentlemen-lа sont de
mauvais chenapans qu’il est bon d’йviter.

-- Il n’est pas impossible, Monsieur Spilett, reprit Harbert, que
nous retrouvions, un jour ou l’autre, des traces de leur
dйbarquement, et peut-кtre serons-nous fixйs а cet йgard?

-- Je ne dis pas non, mon garзon. Un campement abandonnй, un feu
йteint, peuvent nous mettre sur la voie, et c’est ce que nous
chercherons dans notre exploration prochaine.»

Le jour oщ les deux chasseurs causaient ainsi, ils se trouvaient
dans une portion de la forкt voisine de la Mercy, remarquable par
des arbres de toute beautй. Lа, entre autres, s’йlevaient, а une
hauteur de prиs de deux cents pieds au-dessus du sol, quelques-uns
de ces superbes conifиres auxquels les indigиnes donnent le nom de
«kauris» dans la Nouvelle-Zйlande.

«Une idйe, Monsieur Spilett, dit Harbert. Si je montais а la cime
de l’un de ces kauris, je pourrais peut-кtre observer le pays dans
un rayon assez йtendu?

-- L’idйe est bonne, rйpondit le reporter, mais pourras-tu grimper
jusqu’au sommet de ces gйants-lа?

-- Je vais toujours essayer», rйpondit Harbert.

Le jeune garзon, agile et adroit, s’йlanзa sur les premiиres
branches, dont la disposition rendait assez facile l’escalade du
kauri, et, en quelques minutes, il йtait arrivй а sa cime, qui
йmergeait de cette immense plaine de verdure que formaient les
ramures arrondies de la forкt. De ce point йlevй, le regard
pouvait s’йtendre sur toute la portion mйridionale de l’оle,
depuis le cap Griffe, au sud-est, jusqu’au promontoire du Reptile,
au sud-ouest. Dans le nord-ouest se dressait le mont Franklin, qui
masquait un grand quart de l’horizon.

Mais Harbert, du haut de son observatoire, pouvait prйcisйment
observer toute cette portion encore inconnue de l’оle, qui avait
pu donner ou donnait refuge aux йtrangers dont on soupзonnait la
prйsence.

Le jeune garзon regarda avec une attention extrкme. Sur la mer
d’abord, rien en vue. Pas une voile, ni а l’horizon, ni sur les
atterrages de l’оle.

Toutefois, comme le massif des arbres cachait le littoral, il
йtait possible qu’un bвtiment, surtout un bвtiment dйsemparй de sa
mвture, eыt accostй la terre de trиs prиs, et, par consйquent, fыt
invisible pour Harbert. Au milieu des bois du Far-West, rien non
plus. La forкt formait un impйnйtrable dфme, mesurant plusieurs
milles carrйs, sans une clairiиre, sans une йclaircie. Il йtait
mкme impossible de suivre le cours de la Mercy et de reconnaоtre
le point de la montagne dans lequel elle prenait sa source.

Peut-кtre d’autres creeks couraient-ils vers l’ouest, mais rien ne
permettait de le constater.

Mais, du moins, si tout indice de campement йchappait а Harbert,
ne pouvait-il surprendre dans l’air quelque fumйe qui dйcelвt la
prйsence de l’homme? L’atmosphиre йtait pure, et la moindre vapeur
s’y fыt nettement dйtachйe sur le fond du ciel.

Pendant un instant, Harbert crut voir une lйgиre fumйe monter dans
l’ouest, mais une observation plus attentive lui dйmontra qu’il se
trompait. Il regarda avec un soin extrкme, et sa vue йtait
excellente... non, dйcidйment, il n’y avait rien.

Harbert redescendit au pied du kauri, et les deux chasseurs
revinrent а Granite-House. Lа, Cyrus Smith йcouta le rйcit du
jeune garзon, secoua la tкte et ne dit rien. Il йtait bien йvident
qu’on ne pourrait se prononcer sur cette question qu’aprиs une
exploration complиte de l’оle.

Le surlendemain, -- 28 octobre, -- un autre incident se produisit,
dont l’explication devait encore laisser а dйsirer. En rфdant sur
la grиve, а deux milles de Granite-House, Harbert et Nab furent
assez heureux pour capturer un magnifique йchantillon de l’ordre
des chйlonйes. C’йtait une tortue franche du genre mydase, dont la
carapace offrait d’admirables reflets verts.

Harbert aperзut cette tortue qui se glissait entre les roches pour
gagner la mer.

«А moi, Nab, а moi!» cria-t-il.

Nab accourut.

«Le bel animal! dit Nab, mais comment nous en emparer?

-- Rien n’est plus aisй, Nab, rйpondit Harbert. Nous allons
retourner cette tortue sur le dos, et elle ne pourra plus
s’enfouir. Prenez votre йpieu et imitez-moi.»

Le reptile, sentant le danger, s’йtait retirй entre sa carapace et
son plastron. On ne voyait plus ni sa tкte, ni ses pattes, et il
йtait immobile comme un roc.

Harbert et Nab engagиrent alors leurs bвtons sous le sternum de
l’animal, et, unissant leurs efforts, ils parvinrent, non sans
peine, а le retourner sur le dos. Cette tortue, qui mesurait trois
pieds de longueur, devait peser au moins quatre cents livres.

«Bon! s’йcria Nab, voilа qui rйjouira l’ami Pencroff!» en effet,
l’ami Pencroff ne pouvait manquer d’кtre rйjoui, car la chair de
ces tortues, qui se nourrissent de zostиres, est extrкmement
savoureuse. En ce moment, celle-ci ne laissait plus entrevoir que
sa tкte petite, aplatie, mais trиs йlargie postйrieurement par de
grandes fosses temporales, cachйes sous une voыte osseuse.

«Et maintenant, que ferons-nous de notre gibier? dit Nab. Nous ne
pouvons pas le traоner а Granite-House!

-- Laissons-le ici, puisqu’il ne peut se retourner, rйpondit
Harbert, et nous reviendrons le reprendre avec le chariot.

-- C’est entendu.»

Toutefois, pour plus de prйcaution, Harbert prit le soin, que Nab
jugeait superflu, de caler l’animal avec de gros galets. Aprиs
quoi, les deux chasseurs revinrent а Granite-House, en suivant la
grиve que la marйe, basse alors, dйcouvrait largement.

Harbert, voulant faire une surprise а Pencroff, ne lui dit rien du
«superbe йchantillon des chйlonйes»

Qu’il avait retournй sur le sable; mais deux heures aprиs, Nab et
lui йtaient de retour, avec le chariot, а l’endroit oщ ils
l’avaient laissй. Le «superbe йchantillon des chйlonйes» n’y йtait
plus.

Nab et Harbert se regardиrent d’abord, puis ils regardиrent autour
d’eux. C’йtait pourtant bien а cette place que la tortue avait йtй
laissйe. Le jeune garзon retrouva mкme les galets dont il s’йtait
servi, et, par consйquent, il йtait sыr de ne pas se tromper.

«Ah за! dit Nab, зa se retourne donc, ces bкtes-lа?

-- Il paraоt, rйpondit Harbert, qui n’y pouvait rien comprendre et
regardait les galets йpars sur le sable.

-- Eh bien, c’est Pencroff qui ne sera pas content!

-- Et c’est M Smith qui sera peut-кtre bien embarrassй pour
expliquer cette disparition! pensa Harbert.

-- Bon, fit Nab, qui voulait cacher sa mйsaventure, nous n’en
parlerons pas.

-- Au contraire, Nab, il faut en parler», rйpondit Harbert.

Et tous deux, reprenant le chariot, qu’ils avaient inutilement
amenй, revinrent а Granite-House.

Arrivй au chantier, oщ l’ingйnieur et le marin travaillaient
ensemble, Harbert raconta ce qui s’йtait passй.

«Ah! Les maladroits! s’йcria le marin. Avoir laissй йchapper
cinquante potages au moins!

-- Mais, Pencroff, rйpliqua Nab, ce n’est pas notre faute si la
bкte s’est enfuie, puisque je te dis que nous l’avions retournйe!

-- Alors, vous ne l’aviez pas assez retournйe! riposta plaisamment
l’intraitable marin.

-- Pas assez!» s’йcria Harbert.

Et il raconta qu’il avait pris soin de caler la tortue avec des
galets.

«C’est donc un miracle! rйpliqua Pencroff.

-- Je croyais, Monsieur Cyrus, dit Harbert, que les tortues, une
fois placйes sur le dos, ne pouvaient se remettre sur leurs
pattes, surtout quand elles йtaient de grande taille?

-- Cela est vrai, mon enfant, rйpondit Cyrus Smith.

-- Alors, comment a-t-il pu se faire...?

-- А quelle distance de la mer aviez-vous laissй cette tortue?
demanda l’ingйnieur, qui, ayant suspendu son travail,
rйflйchissait а cet incident.

-- А une quinzaine de pieds, au plus, rйpondit Harbert.

-- Et la marйe йtait basse, а ce moment?

-- Oui, Monsieur Cyrus.

-- Eh bien, rйpondit l’ingйnieur, ce que la tortue ne pouvait
faire sur le sable, il se peut qu’elle l’ait fait dans l’eau. Elle
se sera retournйe quand le flux l’a reprise, et elle aura
tranquillement regagnй la haute mer.

-- Ah! Maladroits que nous sommes! s’йcria Nab.

-- C’est prйcisйment ce que j’avais eu l’honneur de vous dire!»
rйpondit Pencroff.

Cyrus Smith avait donnй cette explication, qui йtait admissible
sans doute. Mais йtait-il bien convaincu de la justesse de cette
explication? On n’oserait l’affirmer.

CHAPITRE II

Le 29 octobre, le canot d’йcorce йtait entiиrement achevй.
Pencroff avait tenu sa promesse, et une sorte de pirogue, dont la
coque йtait membrйe au moyen de baguettes flexibles de crejimba,
avait йtй construite en cinq jours. Un banc а l’arriиre, un second
banc au milieu, pour maintenir l’йcartement, un troisiиme banc а
l’avant, un plat-bord pour soutenir les tolets de deux avirons,
une godille pour gouverner, complйtaient cette embarcation, longue
de douze pieds, et qui ne pesait pas deux cents livres. Quant а
l’opйration du lancement, elle fut extrкmement simple. La lйgиre
pirogue fut portйe sur le sable, а la lisiиre du littoral, devant
Granite-House, et le flot montant la souleva.

Pencroff, qui sauta aussitфt dedans, la manoeuvra а la godille, et
put constater qu’elle йtait trиs convenable pour l’usage qu’on en
voulait faire.

«Hurrah! s’йcria le marin, qui ne dйdaigna pas de cйlйbrer ainsi
son propre triomphe. Avec cela, on ferait le tour...

-- Du monde? demanda Gйdйon Spilett.

-- Non, de l’оle. Quelques cailloux pour lest, un mвt sur l’avant,
et un bout de voile que M Smith nous fabriquera un jour, et on ira
loin! Eh bien! Monsieur Cyrus, et vous, Monsieur Spilett, et vous,
Harbert, et toi, Nab, est-ce que vous ne venez pas essayer notre
nouveau bвtiment? Que diable! Il faut pourtant voir s’il peut nous
porter tous les cinq!»

En effet, c’йtait une expйrience а faire. Pencroff, d’un coup de
godille, ramena l’embarcation prиs de la grиve par un йtroit
passage que les roches laissaient entre elles, et il fut convenu
qu’on ferait, ce jour mкme, l’essai de la pirogue, en suivant le
rivage jusqu’а la premiиre pointe oщ finissaient les rochers du
sud. Au moment d’embarquer, Nab s’йcria:

«Mais il fait pas mal d’eau, ton bвtiment, Pencroff!

-- Ce n’est rien, Nab, rйpondit le marin. Il faut que le bois
s’йtanche! Dans deux jours il n’y paraоtra plus, et notre pirogue
n’aura pas plus d’eau dans le ventre qu’il n’y en a dans l’estomac
d’un ivrogne. Embarquez!»

On s’embarqua donc, et Pencroff poussa au large.

Le temps йtait magnifique, la mer calme comme si ses eaux eussent
йtй contenues dans les rives йtroites d’un lac, et la pirogue
pouvait l’affronter avec autant de sйcuritй que si elle eыt
remontй le tranquille courant de la Mercy. Des deux avirons, Nab
prit l’un, Harbert l’autre, et Pencroff resta а l’arriиre de
l’embarcation, afin de la diriger а la godille.

Le marin traversa d’abord le canal et alla raser la pointe sud de
l’оlot. Une lйgиre brise soufflait du sud. Point de houle, ni dans
le canal, ni au large. Quelques longues ondulations que la pirogue
sentait а peine, car elle йtait lourdement chargйe, gonflaient
rйguliиrement la surface de la mer. On s’йloigna environ d’un
demi-mille de la cфte, de maniиre а apercevoir tout le
dйveloppement du mont Franklin.

Puis, Pencroff, virant de bord, revint vers l’embouchure de la
riviиre. La pirogue suivit alors le rivage, qui, s’arrondissant
jusqu’а la pointe extrкme, cachait toute la plaine marйcageuse des
Tadornes.

Cette pointe, dont la distance se trouvait accrue par la courbure
de la cфte, йtait environ а trois milles de la Mercy. Les colons
rйsolurent d’aller а son extrйmitй et de ne la dйpasser que du peu
qu’il faudrait pour prendre un aperзu rapide de la cфte jusqu’au
cap Griffe.

Le canot suivit donc le littoral а une distance de deux encablures
au plus, en йvitant les йcueils dont ces atterrages йtaient semйs
et que la marйe montante commenзait а couvrir. La muraille allait
en s’abaissant depuis l’embouchure de la riviиre jusqu’а la
pointe. C’йtait un amoncellement de granits, capricieusement
distribuйs, trиs diffйrents de la courtine, qui formaient le
plateau de Grande-vue, et d’un aspect extrкmement sauvage.

On eыt dit qu’un йnorme tombereau de roches avait йtй vidй lа.
Point de vйgйtation sur ce saillant trиs aigu qui se prolongeait а
deux milles en avant de la forкt, et cette pointe figurait assez
bien le bras d’un gйant qui serait sorti d’une manche de verdure.

Le canot, poussй par les deux avirons, avanзait sans peine. Gйdйon
Spilett, le crayon d’une main, le carnet de l’autre, dessinait la
cфte а grands traits.

Nab, Pencroff et Harbert causaient en examinant cette partie de
leur domaine, nouvelle а leurs yeux, et, а mesure que la pirogue
descendait vers le sud, les deux caps Mandibule paraissaient se
dйplacer et fermer plus йtroitement la baie de l’Union.

Quant а Cyrus Smith, il ne parlait pas, il regardait, et, а la
dйfiance qu’exprimait son regard, il semblait toujours qu’il
observвt quelque contrйe йtrange.

Cependant, aprиs trois quarts d’heure de navigation, la pirogue
йtait arrivйe presque а l’extrйmitй de la pointe, et Pencroff se
prйparait а la doubler, quand Harbert, se levant, montra une tache
noire, en disant:

«Qu’est-ce que je vois donc lа-bas sur la grиve?»

Tous les regards se portиrent vers le point indiquй.

«En effet, dit le reporter, il y a quelque chose. On dirait une
йpave а demi enfoncйe dans le sable.

-- Ah! s’йcria Pencroff, je vois ce que c’est!

-- Quoi donc? demanda Nab.

-- Des barils, des barils, qui peuvent кtre pleins! rйpondit le
marin.

-- Au rivage, Pencroff!» dit Cyrus Smith.

En quelques coups d’aviron, la pirogue atterrissait au fond d’une
petite anse, et ses passagers sautaient sur la grиve.

Pencroff ne s’йtait pas trompй. Deux barils йtaient lа, а demi
enfoncйs dans le sable, mais encore solidement attachйs а une
large caisse qui, soutenue par eux, avait ainsi flottй jusqu’au
moment oщ elle йtait venue s’йchouer sur le rivage.

«Il y a donc eu un naufrage dans les parages de l’оle? demanda
Harbert.

-- Йvidemment, rйpondit Gйdйon Spilett.

-- Mais qu’y a-t-il dans cette caisse? s’йcria Pencroff avec une
impatience bien naturelle. Qu’y a-t-il dans cette caisse? Elle est
fermйe, et rien pour en briser le couvercle! Eh bien, а coups de
pierre alors...»

Et le marin, soulevant un bloc pesant, allait enfoncer une des
parois de la caisse, quand l’ingйnieur, l’arrкtant:

«Pencroff, lui dit-il, pouvez-vous modйrer votre impatience
pendant une heure seulement?

-- Mais, Monsieur Cyrus, songez donc! Il y a peut-кtre lа-dedans
tout ce qui nous manque!

-- Nous le saurons, Pencroff, rйpondit l’ingйnieur, mais croyez-
moi, ne brisez pas cette caisse, qui peut nous кtre utile.
Transportons-la а Granite-House, oщ nous l’ouvrirons plus
facilement et sans la briser. Elle est toute prйparйe pour le
voyage, et, puisqu’elle a flottй jusqu’ici, elle flottera bien
encore jusqu’а l’embouchure de la riviиre.

-- Vous avez raison, Monsieur Cyrus, et j’avais tort, rйpondit le
marin, mais on n’est pas toujours maоtre de soi!»

L’avis de l’ingйnieur йtait sage. En effet, la pirogue n’aurait pu
contenir les objets probablement renfermйs dans cette caisse, qui
devait кtre pesante, puisqu’il avait fallu la «soulager» au moyen
de deux barils vides. Donc, mieux valait la remorquer ainsi
jusqu’au rivage de Granite-House.

Et maintenant, d’oщ venait cette йpave? C’йtait lа une importante
question. Cyrus Smith et ses compagnons regardиrent attentivement
autour d’eux et parcoururent le rivage sur un espace de plusieurs
centaines de pas. Nul autre dйbris ne leur apparut.

La mer fut observйe йgalement. Harbert et Nab montиrent sur un roc
йlevй, mais l’horizon йtait dйsert. Rien en vue, ni un bвtiment
dйsemparй, ni un navire а la voile.

Cependant, il y avait eu naufrage, ce n’йtait pas douteux. Peut-
кtre mкme cet incident se rattachait-il а l’incident du grain de
plomb? Peut-кtre des йtrangers avaient-ils atterri sur un autre
point de l’оle? Peut-кtre y йtaient-ils encore? Mais la rйflexion
que firent naturellement les colons, c’est que ces йtrangers ne
pouvaient кtre des pirates malais, car l’йpave avait йvidemment
une provenance soit amйricaine, soit europйenne.

Tous revinrent auprиs de la caisse, qui mesurait cinq pieds de
long sur trois de large. Elle йtait en bois de chкne, trиs
soigneusement fermйe, et recouverte d’une peau йpaisse que
maintenaient des clous de cuivre. Les deux grosses barriques,
hermйtiquement bouchйes, mais qu’on sentait vides au choc,
adhйraient а ses flancs au moyen de fortes cordes, nouйes de
noeuds que Pencroff reconnut aisйment pour des «noeuds marins.»
Elle paraissait кtre dans un parfait йtat de conservation, ce qui
s’expliquait par ce fait, qu’elle s’йtait йchouйe sur une grиve de
sable et non sur des rйcifs. On pouvait mкme affirmer, en
l’examinant bien, que son sйjour dans la mer n’avait pas йtй long,
et aussi que son arrivйe sur ce rivage йtait rйcente. L’eau ne
semblait point avoir pйnйtrй au dedans, et les objets qu’elle
contenait devaient кtre intacts.

Il йtait йvident que cette caisse avait йtй jetйe par-dessus le
bord d’un navire dйsemparй, courant vers l’оle, et que, dans
l’espйrance qu’elle arriverait а la cфte, oщ ils la retrouveraient
plus tard, des passagers avaient pris la prйcaution de l’allйger
au moyen d’un appareil flottant.

«Nous allons remorquer cette йpave jusqu’а Granite-House, dit
l’ingйnieur, et nous en ferons l’inventaire; puis, si nous
dйcouvrons sur l’оle quelques survivants de ce naufrage prйsumй,
nous la remettrons а ceux auxquels elle appartient. Si nous ne
retrouvons personne...

-- Nous la garderons pour nous! s’йcria Pencroff. Mais, pour dieu,
qu’est-ce qu’il peut bien y avoir lа dedans!»

La marйe commenзait dйjа а atteindre l’йpave, qui devait
йvidemment flotter au plein de la mer. Une des cordes qui
attachaient les barils fut en partie dйroulйe et servit d’amarre
pour lier l’appareil flottant au canot. Puis, Pencroff et Nab
creusиrent le sable avec leurs avirons, afin de faciliter le
dйplacement de la caisse, et bientфt l’embarcation, remorquant la
caisse, commenзa а doubler la pointe, а laquelle fut donnй le nom
de pointe de l’йpave (flotson-point). La remorque йtait lourde, et
les barils suffisaient а peine а soutenir la caisse hors de l’eau.
Aussi le marin craignait-il а chaque instant qu’elle ne se
dйtachвt et ne coulвt par le fond. Mais, heureusement, ses
craintes ne se rйalisиrent pas, et une heure et demie aprиs son
dйpart-il avait fallut tout ce temps pour franchir cette distance
de trois milles-la pirogue accostait le rivage devant Granite-
House.

Canot et йpave furent alors halйs sur le sable, et, comme la mer
se retirait dйjа, ils ne tardиrent pas а demeurer а sec. Nab avait
йtй prendre des outils pour forcer la caisse, de maniиre а ne la
dйtйriorer que le moins possible, et on procйda а son inventaire.

Pencroff ne chercha point а cacher qu’il йtait extrкmement йmu.

Le marin commenзa par dйtacher les deux barils, qui, йtant en fort
bon йtat, pourraient кtre utilisйs, cela va sans dire. Puis, les
serrures furent forcйes au moyen d’une pince, et le couvercle se
rabattit aussitфt. Une seconde enveloppe en zinc doublait
l’intйrieur de la caisse, qui avait йtй йvidemment disposйe pour
que les objets qu’elle renfermait fussent, en toutes
circonstances, а l’abri de l’humiditй.

«Ah! s’йcria Nab, est-ce que ce seraient des conserves qu’il y a
lа dedans!

-- J’espиre bien que non, rйpondit le reporter.

-- Si seulement il y avait... dit le marin а mi-voix.

-- Quoi donc? Lui demanda Nab, qui l’entendit.

-- Rien!»

La chape de zinc fut fendue dans toute sa largeur, puis rabattue
sur les cфtйs de la caisse, et, peu а peu, divers objets de nature
trиs diffйrente furent extraits et dйposйs sur le sable. А chaque
nouvel objet, Pencroff poussait de nouveaux hurrahs, Harbert
battait des mains, et Nab dansait... comme un nиgre. Il y avait lа
des livres qui auraient rendu Harbert fou de joie, et des
ustensiles de cuisine que Nab eыt couverts de baisers!

Du reste, les colons eurent lieu d’кtre extrкmement satisfaits,
car cette caisse contenait des outils, des armes, des instruments,
des vкtements, des livres, et en voici la nomenclature exacte,
telle qu’elle fut portйe sur le carnet de Gйdйon Spilett:

Outils: 3 couteaux а plusieurs lames.
2 haches de bыcheron.
2 haches de charpentier.
Outils: 3 rabots.
2 herminettes.
1 besaiguл.
6 ciseaux а froid.
2 limes.
3 marteaux.
3 vrilles.
2 tariиres.
10 sacs de clous et de vis.
3 scies de diverses grandeurs.
Outils: 2 boоtes d’aiguilles.
Armes: 2 fusils а pierre.
2 fusils а capsule.
2 carabines а inflammation centrale.
5 coutelas.
4 sabres d’abordage.
2 barils de poudre pouvant contenir chacun vingt-cinq livres.
12 boоtes d’amorces fulminantes.
Instruments: 1 sextant 1 jumelle.
Instruments: 1 longue-vue.
1 boоte de compas.
1 boussole de poche.
1 thermomиtre de fahrenheit 1 baromиtre anйroпde.
1 boоte renfermant tout un appareil photographique, objectif,
plaques, produits chimiques, etc.
Vкtements: 2 douzaines de chemises d’un tissu particulier qui
ressemblait а de la laine, mais dont l’origine йtait йvidemment
vйgйtale.
3 douzaines de bas de mкme tissu.
Ustensiles: 1 coquemar en fer.
6 casseroles de cuivre йtamй.
3 plats de fer.
10 couverts d’aluminium.
2 bouilloires.
1 petit fourneau portatif.
6 couteaux de table.
Livres: 1 bible contenant l’ancien et le nouveau testament.
1 atlas.
1 dictionnaire des divers idiomes polynйsiens.
1 dictionnaire des sciences naturelles, en six volumes.
3 rames de papier blanc.
2 registres а pages blanches.

«Il faut avouer, dit le reporter, aprиs que l’inventaire eut йtй
achevй, que le propriйtaire de cette caisse йtait un homme
pratique! Outils, armes, instruments, habits, ustensiles, livres,
rien n’y manque! On dirait vraiment qu’il s’attendait а faire
naufrage et qu’il s’y йtait prйparй d’avance!

-- Rien n’y manque, en effet, murmura Cyrus Smith d’un air pensif.

-- Et а coup sыr, ajouta Harbert, le bвtiment qui portait cette
caisse et son propriйtaire n’йtait pas un pirate malais!

-- А moins, dit Pencroff, que ce propriйtaire n’eыt йtй fait
prisonnier par des pirates...

-- Ce n’est pas admissible, rйpondit le reporter. Il est plus
probable qu’un bвtiment amйricain ou europйen a йtй entraоnй dans
ces parages, et que des passagers, voulant sauver, au moins, le
nйcessaire, ont prйparй ainsi cette caisse et l’ont jetйe а la
mer.

-- Est-ce votre avis, Monsieur Cyrus? demanda Harbert.

-- Oui, mon enfant, rйpondit l’ingйnieur, cela a pu se passer
ainsi. Il est possible qu’au moment, ou en prйvision d’un
naufrage, on ait rйuni dans cette caisse divers objets de premiиre
utilitй, pour les retrouver en quelque point de la cфte...

-- Mкme la boоte а photographie! fit observer le marin d’un air
assez incrйdule.

-- Quant а cet appareil, rйpondit Cyrus Smith, je n’en comprends
pas bien l’utilitй, et mieux eыt valu pour nous, comme pour tous
autres naufragйs, un assortiment de vкtements plus complet ou des
munitions plus abondantes!

-- Mais n’y a-t-il sur ces instruments, sur ces outils, sur ces
livres, aucune marque, aucune adresse, qui puisse nous en faire
reconnaоtre la provenance?» demanda Gйdйon Spilett.

C’йtait а voir. Chaque objet fut donc attentivement examinй,
principalement les livres, les instruments et les armes. Ni les
armes, ni les instruments, contrairement а ce qui se fait
d’habitude, ne portaient la marque du fabricant; ils йtaient,
d’ailleurs, en parfait йtat et ne semblaient pas avoir servi. Mкme
particularitй pour les outils et les ustensiles; tout йtait neuf,
ce qui prouvait, en somme, que l’on n’avait pas pris ces objets,
au hasard, pour les jeter dans cette caisse, mais, au contraire,
que le choix de ces objets avait йtй mйditй et leur classement
fait avec soin. C’йtait aussi ce qu’indiquait cette seconde
enveloppe de mйtal qui les avait prйservйs de toute humiditй et
qui n’aurait pu кtre soudйe dans un moment de hвte.

Quant aux dictionnaires des sciences naturelles et des idiomes
polynйsiens, tous deux йtaient anglais, mais ils ne portaient
aucun nom d’йditeur, ni aucune date de publication. De mкme pour
la bible, imprimйe en langue anglaise, in-quarto remarquable au
point de vue typographique, et qui paraissait avoir йtй souvent
feuilletй.

Quant а l’atlas, c’йtait un magnifique ouvrage, comprenant les
cartes du monde entier et plusieurs planisphиres dressйs suivant
la projection de Mercator, et dont la nomenclature йtait en
franзais, -- mais qui ne portait non plus ni date de publication,
ni nom d’йditeur.

Il n’y avait donc, sur ces divers objets, aucun indice qui pыt en
indiquer la provenance, et rien, par consйquent, de nature а faire
soupзonner la nationalitй du navire qui avait dы rйcemment passer
sur ces parages. Mais d’oщ que vоnt cette caisse, elle faisait
riches les colons de l’оle Lincoln.

Jusqu’alors, en transformant les produits de la nature, ils
avaient tout crйй par eux-mкmes, et grвce а leur intelligence, ils
s’йtaient tirйs d’affaire.

Mais ne semblait-il pas que la providence eыt voulu les
rйcompenser, en leur envoyant alors ces divers produits de
l’industrie humaine? Leurs remerciements s’йlevиrent donc
unanimement vers le ciel.

Toutefois, l’un d’eux n’йtait pas absolument satisfait.

C’йtait Pencroff. Il paraоt que la caisse ne renfermait pas une
chose а laquelle il semblait tenir йnormйment, et, а mesure que
les objets en йtaient retirйs, ses hurrahs diminuaient
d’intensitй, et, l’inventaire fini, on l’entendit murmurer ces
paroles:

«Tout cela, c’est bel et bon, mais vous verrez qu’il n’y aura rien
pour moi dans cette boоte!»

Ce qui amena Nab а lui dire:

«Ah за! Ami Pencroff, qu’attendais-tu donc?

-- Une demi-livre de tabac! rйpondit sйrieusement Pencroff, et
rien n’aurait manquй а mon bonheur!»

On ne put s’empкcher de rire а l’observation du marin.

Mais il rйsultait de cette dйcouverte de l’йpave que, maintenant
et plus que jamais, il йtait nйcessaire de faire une exploration
sйrieuse de l’оle. Il fut donc convenu que le lendemain, dиs le
point du jour, on se mettrait en route, en remontant la Mercy, de
maniиre а atteindre la cфte occidentale.

Si quelques naufragйs avaient dйbarquй sur un point de cette cфte,
il йtait а craindre qu’ils fussent sans ressource, et il fallait
leur porter secours sans tarder.

Pendant cette journйe, les divers objets furent transportйs а
Granite-House et disposйs mйthodiquement dans la grande salle.

Ce jour-lа -- 29 octobre -- йtait prйcisйment un dimanche, et,
avant de se coucher, Harbert demanda а l’ingйnieur s’il ne
voudrait pas leur lire quelque passage de l’йvangile.

«Volontiers», rйpondit Cyrus Smith.

Il prit le livre sacrй, et allait l’ouvrir, quand Pencroff,
l’arrкtant, lui dit:

«Monsieur Cyrus, je suis superstitieux. Ouvrez au hasard, et
lisez-nous le premier verset qui tombera sous vos yeux. Nous
verrons s’il s’applique а notre situation.»

Cyrus Smith sourit а la rйflexion du marin, et, se rendant а son
dйsir, il ouvrit l’йvangile prйcisйment а un endroit oщ un signet
en sйparait les pages.

Soudain, ses regards furent arrкtйs par une croix rouge, qui,
faite au crayon, йtait placйe devant le verset 8 du chapitre VII
de l’йvangile de saint Mathieu.

Et il lut ce verset, ainsi conзu: Quiconque demande reзoit, et qui
cherche trouve.

CHAPITRE III

Le lendemain, -- 30 octobre, -- tout йtait prкt pour l’exploration
projetйe, que les derniers йvйnements rendaient si urgente. En
effet, les choses avaient tournй ainsi, que les colons de l’оle
Lincoln pouvaient s’imaginer n’en кtre plus а demander des
secours, mais bien а pouvoir en porter.

Il fut donc convenu que l’on remonterait la Mercy, aussi loin que
le courant de la riviиre serait praticable. Une grande partie de
la route se ferait ainsi sans fatigues, et les explorateurs
pourraient transporter leurs provisions et leurs armes jusqu’а un
point avancй dans l’ouest de l’оle.

Il avait fallu, en effet, songer non seulement aux objets que l’on
emportait, mais aussi а ceux que le hasard permettrait peut-кtre
de ramener а Granite-House. S’il y avait eu un naufrage sur la
cфte, comme tout le faisait prйsumer, les йpaves ne manqueraient
pas et seraient de bonne prise. Dans cette prйvision, le chariot
eыt, sans doute, mieux convenu que la fragile pirogue; mais ce
chariot, lourd et grossier, il fallait le traоner, ce qui en
rendait l’emploi moins facile, et ce qui amena Pencroff а exprimer
le regret que la caisse n’eыt pas contenu, en mкme temps que «sa
demi-livre de tabac», une paire de ces vigoureux chevaux du New-
Jersey, qui eussent йtй fort utiles а la colonie!

Les provisions, dйjа embarquйes par Nab, se composaient de
conserves de viande et de quelques gallons de biиre et de liqueur
fermentйe, c’est-а-dire de quoi se sustenter pendant trois jours,
-- laps de temps le plus long que Cyrus Smith assignвt а
l’exploration. D’ailleurs, on comptait, au besoin, se
rйapprovisionner en route, et Nab n’eut garde d’oublier le petit
fourneau portatif. En fait d’outils, les colons prirent les deux
haches de bыcheron, qui devaient servir а frayer une route dans
l’йpaisse forкt, et, en fait d’instruments, la lunette et la
boussole de poche.

Pour armes, on choisit les deux fusils а pierre, plus utiles dans
cette оle que n’eussent йtй des fusils а systиme, les premiers
n’employant que des silex, faciles а remplacer, et les seconds
exigeant des amorces fulminantes, qu’un frйquent usage eыt
promptement йpuisйes. Cependant, on prit aussi une des carabines
et quelques cartouches. Quant а la poudre, dont les barils
renfermaient environ cinquante livres, il fallut bien en emporter
une certaine provision, mais l’ingйnieur comptait fabriquer une
substance explosive qui permettrait de la mйnager. Aux armes а
feu, on joignit les cinq coutelas bien engaоnйs de cuir, et, dans
ces conditions, les colons pouvaient s’aventurer dans cette vaste
forкt avec quelque chance de se tirer d’affaire.

Inutile d’ajouter que Pencroff, Harbert et Nab, ainsi armйs,
йtaient au comble de leurs voeux, bien que Cyrus Smith leur eыt
fait promettre de ne pas tirer un coup de fusil sans nйcessitй.

А six heures du matin, la pirogue йtait poussйe а la mer. Tous
s’embarquaient, y compris Top, et se dirigeaient vers l’embouchure
de la Mercy.

La marйe ne montait que depuis une demi-heure. Il y avait donc
encore quelques heures de flot dont il convenait de profiter, car,
plus tard, le jusant rendrait difficile le remontage de la
riviиre. Le flux йtait dйjа fort, car la lune devait кtre pleine
trois jours aprиs, et la pirogue, qu’il suffisait de maintenir
dans le courant, marcha rapidement entre les deux hautes rives,
sans qu’il fыt nйcessaire d’accroоtre sa vitesse avec l’aide des
avirons. En quelques minutes, les explorateurs йtaient arrivйs au
coude que formait la Mercy, et prйcisйment а l’angle oщ, sept mois
auparavant, Pencroff avait formй son premier train de bois.

Aprиs cet angle assez aigu, la riviиre, en s’arrondissant,
obliquait vers le sud-ouest, et son cours se dйveloppait sous
l’ombrage de grands conifиres а verdure permanente.

L’aspect des rives de la Mercy йtait magnifique.

Cyrus Smith et ses compagnons ne pouvaient qu’admirer sans rйserve
ces beaux effets qu’obtient si facilement la nature avec de l’eau
et des arbres.

А mesure qu’ils s’avanзaient, les essences forestiиres se
modifiaient. Sur la rive droite de la riviиre s’йtageaient de
magnifiques йchantillons des ulmacйes, ces prйcieux francs-ormes,
si recherchйs des constructeurs, et qui ont la propriйtй de se
conserver longtemps dans l’eau. Puis, c’йtaient de nombreux
groupes appartenant а la mкme famille, entre autres des
micocouliers, dont l’amande produit une huile fort utile. Plus
loin, Harbert remarqua quelques lardizabalйes, dont les rameaux
flexibles, macйrйs dans l’eau, fournissent d’excellents cordages,
et deux ou trois troncs d’йbйnacйes, qui prйsentaient une belle
couleur noire coupйe de capricieuses veines. De temps en temps, а
certains endroits, oщ l’atterrissage йtait facile, le canot
s’arrкtait.

Alors Gйdйon Spilett, Harbert, Pencroff, le fusil а la main et
prйcйdйs de Top, battaient la rive. Sans compter le gibier, il
pouvait se rencontrer quelque utile plante qu’il ne fallait point
dйdaigner, et le jeune naturaliste fut servi а souhait, car il
dйcouvrit une sorte d’йpinards sauvages de la famille des
chйnopodйes et de nombreux йchantillons de crucifиres, appartenant
au genre chou, qu’il serait certainement possible de «civiliser»
par la transplantation; c’йtaient du cresson, du raifort, des
raves et enfin de petites tiges rameuses, lйgиrement velues,
hautes d’un mиtre, qui produisaient des graines presque brunes.

«Sais-tu ce que c’est que cette plante-lа? demanda Harbert au
marin.

-- Du tabac! s’йcria Pencroff, qui, йvidemment, n’avait jamais vu
sa plante de prйdilection que dans le fourneau de sa pipe.

-- Non! Pencroff! rйpondit Harbert, ce n’est pas du tabac, c’est
de la moutarde.

-- Va pour la moutarde! rйpondit le marin, mais si, par hasard, un
plant de tabac se prйsentait, mon garзon, veuillez ne point le
dйdaigner.

-- Nous en trouverons un jour! dit Gйdйon Spilett.

-- Vrai! s’йcria Pencroff. Eh bien, ce jour-lа, je ne sais
vraiment plus ce qui manquera а notre оle!»

Ces diverses plantes, qui avaient йtй dйracinйes avec soin, furent
transportйes dans la pirogue, que ne quittait pas Cyrus Smith,
toujours absorbй dans ses rйflexions.

Le reporter, Harbert et Pencroff dйbarquиrent ainsi plusieurs
fois, tantфt sur la rive droite de la Mercy, tantфt sur sa rive
gauche. Celle-ci йtait moins abrupte, mais celle-lа plus boisйe.
L’ingйnieur put reconnaоtre, en consultant sa boussole de poche,
que la direction de la riviиre depuis le premier coude йtait
sensiblement sud-ouest et nord-est, et presque rectiligne sur une
longueur de trois milles environ. Mais il йtait supposable que
cette direction se modifiait plus loin et que la Mercy remontait
au nord-ouest, vers les contreforts du mont Franklin, qui devaient
l’alimenter de leurs eaux.

Pendant une de ces excursions, Gйdйon Spilett parvint а s’emparer
de deux couples de gallinacйs vivants. C’йtaient des volatiles а
becs longs et grкles, а cous allongйs, courts d’ailes et sans
apparence de queue. Harbert leur donna, avec raison, le nom de
«tinamous», et il fut rйsolu qu’on en ferait les premiers hфtes de
la future basse-cour.

Mais jusqu’alors les fusils n’avaient point parlй, et la premiиre
dйtonation qui retentit dans cette forкt du Far-West fut provoquйe
par l’apparition d’un bel oiseau qui ressemblait anatomiquement а
un martin-pкcheur.

«Je le reconnais!» s’йcria Pencroff, et on peut dire que son coup
partit malgrй lui.

«Que reconnaissez-vous? demanda le reporter.

-- Le volatile qui nous a йchappй а notre premiиre excursion et
dont nous avons donnй le nom а cette partie de la forкt.

-- Un jacamar!» s’йcria Harbert.

C’йtait un jacamar, en effet, bel oiseau dont le plumage assez
rude est revкtu d’un йclat mйtallique. Quelques grains de plomb
l’avaient jetй а terre, et Top le rapporta au canot, en mкme temps
qu’une douzaine de «touracos-loris», sortes de grimpeurs de la
grosseur d’un pigeon, tout peinturlurйs de vert, avec une partie
des ailes de couleur cramoisie et une huppe droite festonnйe d’un
liserй blanc. Au jeune garзon revint l’honneur de ce beau coup de
fusil, et il s’en montra assez fier. Les loris faisaient un gibier
meilleur que le jacamar, dont la chair est un peu coriace, mais on
eыt difficilement persuadй а Pencroff qu’il n’avait point tuй le
roi des volatiles comestibles.

Il йtait dix heures du matin, quand la pirogue atteignit un second
coude de la Mercy, environ а cinq milles de son embouchure. On fit
halte en cet endroit pour dйjeuner, et cette halte, а l’abri de
grands et beaux arbres, se prolongea pendant une demi-heure.

La riviиre mesurait encore soixante а soixante-dix pieds de large,
et son lit cinq а six pieds de profondeur. L’ingйnieur avait
observй que de nombreux affluents en grossissaient le cours, mais
ce n’йtaient que de simples rios innavigables. Quant а la forкt,
aussi bien sous le nom de bois du Jacamar que sous celui de forкts
du Far-West, elle s’йtendait а perte de vue. Nulle part, ni sous
les hautes futaies, ni sous les arbres des berges de la Mercy, ne
se dйcelait la prйsence de l’homme. Les explorateurs ne purent
trouver une trace suspecte, et il йtait йvident que jamais la
hache du bыcheron n’avait entaillй ces arbres, que jamais le
couteau du pionnier n’avait tranchй ces lianes tendues d’un tronc
а l’autre, au milieu des broussailles touffues et des longues
herbes. Si quelques naufragйs avaient atterri sur l’оle, ils n’en
avaient point encore quittй le littoral, et ce n’йtait pas sous
cet йpais couvert qu’il fallait chercher les survivants du
naufrage prйsumй.

L’ingйnieur manifestait donc une certaine hвte d’atteindre la cфte
occidentale de l’оle Lincoln, distante, suivant son estime, de
cinq milles au moins.

La navigation fut reprise, et bien que, par sa direction actuelle,
la Mercy parыt courir, non vers le littoral, mais plutфt vers le
mont Franklin, il fut dйcidй que l’on se servirait de la pirogue,
tant qu’elle trouverait assez d’eau sous sa quille pour flotter.
C’йtait а la fois bien des fatigues йpargnйes, c’йtait aussi du
temps gagnй, car il aurait fallu se frayer un chemin а la hache а
travers les йpais fourrйs.

Mais bientфt le flux manqua tout а fait, soit que la marйe
baissвt, -- et en effet elle devait baisser а cette heure, -- soit
qu’elle ne se fоt plus sentir а cette distance de l’embouchure de
la Mercy. Il fallut donc armer les avirons. Nab et Harbert se
placиrent sur leur banc, Pencroff а la godille, et le remontage de
la riviиre fut continuй.

Il semblait alors que la forкt tendait а s’йclaircir du cфtй du
Far-West. Les arbres y йtaient moins pressйs et se montraient
souvent isolйs. Mais, prйcisйment parce qu’ils йtaient plus
espacйs, ils profitaient plus largement de cet air libre et pur
qui circulait autour d’eux, et ils йtaient magnifiques. Quels
splendides йchantillons de la flore de cette latitude! Certes,
leur prйsence eыt suffi а un botaniste pour qu’il nommвt sans
hйsitation le parallиle que traversait l’оle Lincoln!

«Des eucalyptus!» s’йtait йcriй Harbert.

C’йtaient, en effet, ces superbes vйgйtaux, les derniers gйants de
la zone extra-tropicale, les congйnиres de ces eucalyptus de
l’Australie et de la Nouvelle-Zйlande, toutes deux situйes sur la
mкme latitude que l’оle Lincoln. Quelques-uns s’йlevaient а une
hauteur de deux cents pieds. Leur tronc mesurait vingt pieds de
tour а sa base, et leur йcorce, sillonnйe par les rйseaux d’une
rйsine parfumйe, comptait jusqu’а cinq pouces d’йpaisseur. Rien de
plus merveilleux, mais aussi de plus singulier, que ces йnormes
йchantillons de la famille des myrtacйes, dont le feuillage se
prйsentait de profil а la lumiиre et laissait arriver jusqu’au sol
les rayons du soleil! Au pied de ces eucalyptus, une herbe fraоche
tapissait le sol, et du milieu des touffes s’йchappaient des
volйes de petits oiseaux, qui resplendissaient dans les jets
lumineux comme des escarboucles ailйes.

«Voilа des arbres! s’йcria Nab, mais sont-ils bons а quelque
chose?

-- Peuh! rйpondit Pencroff. Il en doit кtre des vйgйtaux-gйants
comme des gйants humains. Cela ne sert guиre qu’а se montrer dans
les foires!

-- Je crois que vous faites erreur, Pencroff, rйpondit Gйdйon
Spilett, et que le bois d’eucalyptus commence а кtre employй trиs
avantageusement dans l’йbйnisterie.

-- Et j’ajouterai, dit le jeune garзon, que ces eucalyptus
appartiennent а une famille qui comprend bien des membres utiles:
le goyavier, qui donne les goyaves; le giroflier, qui produit les
clous de girofle; le grenadier, qui porte les grenades; l’
«eugenia cauliflora», dont les fruits servent а la fabrication
d’un vin passable; le myrte «ugni», qui contient une excellente
liqueur alcoolique; le myrte «caryophyllus», dont l’йcorce forme
une cannelle estimйe; l’ «eugenia pimenta», d’oщ vient le piment
de la Jamaпque; le myrte commun, dont les baies peuvent remplacer
le poivre; l’ «eucalyptus robusta», qui produit une sorte de manne
excellente; l’ «eucalyptus gunei», dont la sиve se transforme en
biиre par la fermentation; enfin tous ces arbres connus sous le
nom «d’arbres de vie» ou «bois de fer», qui appartiennent а cette
famille des myrtacйes, dont on compte quarante-six genres et
treize cents espиces!»

On laissait aller le jeune garзon, qui dйbitait avec beaucoup
d’entrain sa petite leзon de botanique.

Cyrus Smith l’йcoutait en souriant, et Pencroff avec un sentiment
de fiertй impossible а rendre.

«Bien, Harbert, rйpondit Pencroff, mais j’oserais jurer que tous
ces йchantillons utiles que vous venez de citer ne sont point des
gйants comme ceux-ci!

-- En effet, Pencroff.

-- Cela vient donc а l’appui de ce que j’ai dit, rйpliqua le
marin, а savoir: que les gйants ne sont bons а rien!

-- C’est ce qui vous trompe, Pencroff, dit alors l’ingйnieur, et
prйcisйment ces gigantesques eucalyptus qui nous abritent sont
bons а quelque chose.

-- Et а quoi donc?

-- А assainir le pays qu’ils habitent. -- savez-vous comment on
les appelle dans l’Australie et la Nouvelle-Zйlande?

-- Non, Monsieur Cyrus.

-- On les appelle les «arbres а fiиvre.»

-- Parce qu’ils la donnent?

-- Non, parce qu’ils l’empкchent!

-- Bien. Je vais noter cela, dit le reporter.

-- Notez donc, mon cher Spilett, car il paraоt prouvй que la
prйsence des eucalyptus suffit а neutraliser les miasmes
paludйens. On a essayй de ce prйservatif naturel dans certaines
contrйes du midi de l’Europe et du nord de l’Afrique, dont le sol
йtait absolument malsain, et qui ont vu l’йtat sanitaire de leurs
habitants s’amйliorer peu а peu. Plus de fiиvres intermittentes
dans les rйgions que recouvrent les forкts de ces myrtacйes. Ce
fait est maintenant hors de doute, et c’est une heureuse
circonstance pour nous autres, colons de l’оle Lincoln.

-- Ah! Quelle оle! Quelle оle bйnie! s’йcria Pencroff! Je vous le
dis, il ne lui manque rien... Si ce n’est...

-- Cela viendra, Pencroff, cela se trouvera, rйpondit l’ingйnieur;
mais reprenons notre navigation, et poussons aussi loin que la
riviиre pourra porter notre pirogue!»

L’exploration continua donc, pendant deux milles au moins, au
milieu d’une contrйe couverte d’eucalyptus, qui dominaient tous
les bois de cette portion de l’оle. L’espace qu’ils couvraient
s’йtendait hors des limites du regard de chaque cфtй de la Mercy,
dont le lit, assez sinueux, se creusait alors entre de hautes
berges verdoyantes. Ce lit йtait souvent obstruй de hautes herbes
et mкme de roches aiguлs qui rendaient la navigation assez
pйnible. L’action des rames en fut gкnйe, et Pencroff dut pousser
avec une perche. On sentait aussi que le fond montait peu а peu,
et que le moment n’йtait pas йloignй oщ le canot, faute d’eau,
serait obligй de s’arrкter. Dйjа le soleil dйclinait а l’horizon
et projetait sur le sol les ombres dйmesurйes des arbres. Cyrus
Smith, voyant qu’il ne pourrait atteindre dans cette journйe la
cфte occidentale de l’оle, rйsolut de camper а l’endroit mкme oщ,
faute d’eau, la navigation serait forcйment arrкtйe. Il estimait
qu’il devait кtre encore а cinq ou six milles de la cфte, et cette
distance йtait trop grande pour qu’il tentвt de la franchir
pendant la nuit au milieu de ces bois inconnus.

L’embarcation fut donc poussйe sans relвche а travers la forкt,
qui peu а peu se refaisait plus йpaisse et semblait plus habitйe
aussi, car, si les yeux du marin ne le trompиrent pas, il crut
apercevoir des bandes de singes qui couraient sous les taillis.
Quelquefois mкme, deux ou trois de ces animaux s’arrкtиrent а
quelque distance du canot et regardиrent les colons sans
manifester aucune terreur, comme si, voyant des hommes pour la
premiиre fois, ils n’avaient pas encore appris а les redouter. Il
eыt йtй facile d’abattre ces quadrumanes а coups de fusil, mais
Cyrus Smith s’opposa а ce massacre inutile qui tentait un peu
l’enragй Pencroff. D’ailleurs, c’йtait prudent, car ces singes,
vigoureux, douйs d’une extrкme agilitй, pouvaient кtre
redoutables, et mieux valait ne point les provoquer par une
agression parfaitement inopportune.

Il est vrai que le marin considйrait le singe au point de vue
purement alimentaire, et, en effet, ces animaux, qui sont
uniquement herbivores, forment un gibier excellent; mais, puisque
les provisions abondaient, il йtait inutile de dйpenser les
munitions en pure perte.

Vers quatre heures, la navigation de la Mercy devint trиs
difficile, car son cours йtait obstruй de plantes aquatiques et de
roches. Les berges s’йlevaient de plus en plus, et dйjа le lit de
la riviиre se creusait entre les premiers contreforts du mont
Franklin. Ses sources ne pouvaient donc кtre йloignйes,
puisqu’elles s’alimentaient de toutes les eaux des pentes
mйridionales de la montagne.

«Avant un quart d’heure, dit le marin, nous serons forcйs de nous
arrкter, Monsieur Cyrus.

-- Eh bien, nous nous arrкterons, Pencroff, et nous organiserons
un campement pour la nuit.

-- А quelle distance pouvons-nous кtre de Granite-House? demanda
Harbert.

-- А sept milles а peu prиs, rйpondit l’ingйnieur, mais en tenant
compte, toutefois, des dйtours de la riviиre, qui nous ont portйs
dans le nord-ouest.

-- Continuons-nous а aller en avant? demanda le reporter.

-- Oui, et aussi longtemps que nous pourrons le faire, rйpondit
Cyrus Smith. Demain, au point du jour, nous abandonnerons le
canot, nous franchirons en deux heures, j’espиre, la distance qui
nous sйpare de la cфte, et nous aurons la journйe presque tout
entiиre pour explorer le littoral.

-- En avant!» rйpondit Pencroff.

Mais bientфt la pirogue racla le fond caillouteux de la riviиre,
dont la largeur alors ne dйpassait pas vingt pieds. Un йpais
berceau de verdure s’arrondissait au-dessus de son lit et
l’enveloppait d’une demi-obscuritй. On entendait aussi le bruit
assez accentuй d’une chute d’eau, qui indiquait, а quelques cents
pas en amont, la prйsence d’un barrage naturel.

Et, en effet, а un dernier dйtour de la riviиre, une cascade
apparut а travers les arbres. Le canot heurta le fond du lit, et,
quelques instants aprиs, il йtait amarrй а un tronc, prиs de la
rive droite.

Il йtait cinq heures environ. Les derniers rayons du soleil se
glissaient sous l’йpaisse ramure et frappaient obliquement la
petite chute, dont l’humide poussiиre resplendissait des couleurs
du prisme. Au delа, le lit de la Mercy disparaissait sous les
taillis, oщ il s’alimentait а quelque source cachйe. Les divers
rios qui affluaient sur son parcours en faisaient plus bas une
vйritable riviиre, mais alors ce n’йtait plus qu’un ruisseau
limpide et sans profondeur.

On campa en cet endroit mкme, qui йtait charmant. Les colons
dйbarquиrent, et un feu fut allumй sous un bouquet de larges
micocouliers, entre les branches desquels Cyrus Smith et ses
compagnons eussent, au besoin, trouvй un refuge pour la nuit.

Le souper fut bientфt dйvorй, car on avait faim, et il ne fut plus
question que de dormir. Mais, quelques rugissements de nature
suspecte s’йtant fait entendre avec la tombйe du jour, le foyer
fut alimentй pour la nuit, de maniиre а protйger les dormeurs de
ses flammes pйtillantes. Nab et Pencroff veillиrent mкme а tour de
rфle et n’йpargnиrent pas le combustible. Peut-кtre ne se
trompиrent-ils pas, lorsqu’ils crurent voir quelques ombres
d’animaux errer autour du campement, soit sous le taillis, soit
entre les ramures; mais la nuit se passa sans accident, et le
lendemain, 31 octobre, а cinq heures du matin, tous йtaient sur
pied, prкts а partir.

CHAPITRE IV

Ce fut а six heures du matin que les colons, aprиs un premier
dйjeuner, se remirent en route, avec l’intention de gagner par le
plus court la cфte occidentale de l’оle. En combien de temps
pourraient-ils l’atteindre? Cyrus Smith avait dit en deux heures,
mais cela dйpendait йvidemment de la nature des obstacles qui se
prйsenteraient. Cette partie du Far-West paraissait serrйe de
bois, comme eыt йtй un immense taillis composй d’essences
extrкmement variйes. Il йtait donc probable qu’il faudrait se
frayer une voie а travers les herbes, les broussailles, les
lianes, et marcher la hache а la main, -- et le fusil aussi, sans
doute, si on s’en rapportait aux cris de fauves entendus dans la
nuit.

La position exacte du campement avait pu кtre dйterminйe par la
situation du mont Franklin, et, puisque le volcan se relevait dans
le nord а une distance de moins de trois milles, il ne s’agissait
que de prendre une direction rectiligne vers le sud-ouest pour
atteindre la cфte occidentale.

On partit, aprиs avoir soigneusement assurй l’amarrage de la
pirogue. Pencroff et Nab emportaient des provisions qui devaient
suffire а nourrir la petite troupe pendant deux jours au moins.

Il n’йtait plus question de chasser, et l’ingйnieur recommanda
mкme а ses compagnons d’йviter toute dйtonation intempestive, afin
de ne point signaler leur prйsence aux environs du littoral.

Les premiers coups de hache furent donnйs dans les broussailles,
au milieu de buissons de lentisques, un peu au-dessus de la
cascade, et, sa boussole а la main, Cyrus Smith indiqua la route а
suivre.

La forкt se composait alors d’arbres dont la plupart avaient йtй
dйjа reconnus aux environs du lac et du plateau de Grande-vue.
C’йtaient des dйodars, des douglas, des casuarinas, des gommiers,
des eucalyptus, des dragonniers, des hibiscus, des cиdres et
autres essences, gйnйralement de taille mйdiocre, car leur nombre
avait nui а leur dйveloppement. Les colons ne purent donc avancer
que lentement sur cette route qu’ils se frayaient en marchant, et
qui, dans la pensйe de l’ingйnieur, devrait кtre reliйe plus tard
а celle du Creek-Rouge. Depuis leur dйpart, les colons
descendaient les basses rampes qui constituaient le systиme
orographique de l’оle, et sur un terrain trиs sec, mais dont la
luxuriante vйgйtation laissait pressentir soit la prйsence d’un
rйseau hydrographique а l’intйrieur du sol, soit le cours prochain
de quelque ruisseau.

Toutefois, Cyrus Smith ne se souvenait pas, lors de son excursion
au cratиre, d’avoir reconnu d’autre cours d’eau que ceux du Creek-
Rouge et de la Mercy.

Pendant les premiиres heures de l’excursion, on revit des bandes
de singes qui semblaient marquer le plus vif йtonnement а la vue
de ces hommes, dont l’aspect йtait nouveau pour eux. Gйdйon
Spilett demandait plaisamment si ces agiles et robustes
quadrumanes ne les considйraient pas, ses compagnons et lui, comme
des frиres dйgйnйrйs! Et franchement, de simples piйtons, а chaque
pas gкnйs par les broussailles, empкchйs par les lianes, barrйs
par les troncs d’arbres, ne brillaient pas auprиs de ces souples
animaux, qui bondissaient de branche en branche et que rien
n’arrкtait dans leur marche. Ces singes йtaient nombreux, mais,
trиs heureusement, ils ne manifestиrent aucune disposition
hostile.

On vit aussi quelques sangliers, des agoutis, des kangourous et
autres rongeurs, et deux ou trois koulas, auxquels Pencroff eыt
volontiers adressй quelques charges de plomb.

«Mais, disait-il, la chasse n’est pas ouverte. Gambadez donc, mes
amis, sautez et volez en paix! Nous vous dirons deux mots au
retour!»

А neuf heures et demie du matin, la route, qui portait directement
dans le sud-ouest, se trouva tout а coup barrйe par un cours d’eau
inconnu, large de trente а quarante pieds, et dont le courant vif,
provoquй par la pente de son lit et brisй par des roches
nombreuses, se prйcipitait avec de rudes grondements.

Ce creek йtait profond et clair, mais il eыt йtй absolument
innavigable.

«Nous voilа coupйs! s’йcria Nab.

-- Non, rйpondit Harbert, ce n’est qu’un ruisseau, et nous saurons
bien le passer а la nage.

-- А quoi bon, rйpondit Cyrus Smith. Il est йvident que ce creek
court а la mer. Restons sur sa rive gauche, suivons sa berge, et
je serai bien йtonnй s’il ne nous mиne pas trиs promptement а la
cфte. En route!

-- Un instant, dit le reporter. Et le nom de ce creek, mes amis?
Ne laissons pas notre gйographie incomplиte.

-- Juste! dit Pencroff.

-- Nomme-le, mon enfant, dit l’ingйnieur en s’adressant au jeune
garзon.

-- Ne vaut-il pas mieux attendre que nous l’ayons reconnu jusqu’а
son embouchure? fit observer Harbert.

-- Soit, rйpondit Cyrus Smith. Suivons-le donc sans nous arrкter.

-- Un instant encore! dit Pencroff.

-- Qu’y a-t-il? demanda le reporter.

-- Si la chasse est dйfendue, la pкche est permise, je suppose,
dit le marin.

-- Nous n’avons pas de temps а perdre, rйpondit l’ingйnieur.

-- Oh! cinq minutes! rйpliqua Pencroff. Je ne vous demande que
cinq minutes dans l’intйrкt de notre dйjeuner!»

Et Pencroff, se couchant sur la berge, plongea ses bras dans les
eaux vives et fit bientфt sauter quelques douzaines de belles
йcrevisses qui fourmillaient entre les roches.

«Voilа qui sera bon! s’йcria Nab, en venant en aide au marin.

-- Quand je vous dis qu’exceptй du tabac, il y a de tout dans
cette оle!» murmura Pencroff avec un soupir.

Il ne fallut pas cinq minutes pour faire une pкche miraculeuse,
car les йcrevisses pullulaient dans le creek. De ces crustacйs,
dont le test prйsentait une couleur bleu cobalt, et qui portaient
un rostre armй d’une petite dent, on remplit un sac, et la route
fut reprise. Depuis qu’ils suivaient la berge de ce nouveau cours
d’eau, les colons marchaient plus facilement et plus rapidement.
D’ailleurs, les rives йtaient vierges de toute empreinte humaine.
De temps en temps, on relevait quelques traces laissйes par des
animaux de grande taille, qui venaient habituellement se
dйsaltйrer а ce ruisseau, mais rien de plus, et ce n’йtait pas
encore dans cette partie du Far-West que le pйcari avait reзu le
grain de plomb qui coыtait une mвcheliиre а Pencroff.

Cependant, en considйrant ce rapide courant qui fuyait vers la
mer, Cyrus Smith fut amenй а supposer que ses compagnons et lui
йtaient beaucoup plus loin de la cфte occidentale qu’ils ne le
croyaient. Et, en effet, а cette heure, la marйe montait sur le
littoral et aurait dы rebrousser le cours du creek, si son
embouchure n’eыt йtй qu’а quelques milles seulement.

Or, cet effet ne se produisait pas, et le fil de l’eau suivait la
pente naturelle du lit. L’ingйnieur dut donc кtre trиs йtonnй, et
il consulta frйquemment sa boussole, afin de s’assurer que quelque
crochet de la riviиre ne le ramenait pas а l’intйrieur du Far-
West.

Cependant, le creek s’йlargissait peu а peu, et ses eaux
devenaient moins tumultueuses. Les arbres de sa rive droite
йtaient aussi pressйs que ceux de sa rive gauche, et il йtait
impossible а la vue de s’йtendre au delа; mais ces masses boisйes
йtaient certainement dйsertes, car Top n’aboyait pas, et
l’intelligent animal n’eыt pas manquй de signaler la prйsence de
tout йtranger dans le voisinage du cours d’eau.

А dix heures et demie, а la grande surprise de Cyrus Smith,
Harbert, qui s’йtait portй un peu en avant, s’arrкtait soudain et
s’йcriait: «La mer!»

Et quelques instants aprиs, les colons, arrкtйs sur la lisiиre de
la forкt, voyaient le rivage occidental de l’оle se dйvelopper
sous leurs yeux.

Mais quel contraste entre cette cфte et la cфte est, sur laquelle
le hasard les avait d’abord jetйs! Plus de muraille de granit,
aucun йcueil au large, pas mкme une grиve de sable. La forкt
formait le littoral, et ses derniers arbres, battus par les lames,
se penchaient sur les eaux. Ce n’йtait point un littoral, tel que
le fait habituellement la nature, soit en йtendant de vastes tapis
de sable, soit en groupant des roches, mais une admirable lisiиre
faite des plus beaux arbres du monde. La berge йtait surйlevйe de
maniиre а dominer le niveau des plus grandes mers, et sur tout ce
sol luxuriant, supportй par une base de granit, les splendides
essences forestiиres semblaient кtre aussi solidement implantйes
que celles qui se massaient а l’intйrieur de l’оle.

Les colons se trouvaient alors а l’йchancrure d’une petite crique
sans importance, qui n’eыt mкme pas pu contenir deux ou trois
barques de pкche, et qui servait de goulot au nouveau creek; mais,
disposition curieuse, ses eaux, au lieu de se jeter а la mer par
une embouchure а pente douce, tombaient d’une hauteur de plus de
quarante pieds, -- ce qui expliquait pourquoi, а l’heure oщ le
flot montait, il ne s’йtait point fait sentir en amont du creek.
En effet, les marйes du Pacifique, mкme а leur maximum
d’йlйvation, ne devaient jamais atteindre le niveau de la riviиre,
dont le lit formait un bief supйrieur, et des millions d’annйes,
sans doute, s’йcouleraient encore avant que les eaux eussent rongй
ce radier de granit et creusй une embouchure praticable. Aussi,
d’un commun accord, donna-t-on а ce cours d’eau le nom de «riviиre
de la chute» (falls-river). Au delа, vers le nord, la lisiиre,
formйe par la forкt, se prolongeait sur un espace de deux milles
environ; puis les arbres se rarйfiaient, et, au delа, des hauteurs
trиs pittoresques se dessinaient suivant une ligne presque droite,
qui courait nord et sud. Au contraire, dans toute la portion du
littoral comprise entre la riviиre de la chute et le promontoire
du Reptile, ce n’йtait que masses boisйes, arbres magnifiques, les
uns droits, les autres penchйs, dont la longue ondulation de la
mer venait baigner les racines. Or, c’йtait vers ce cфtй, c’est-а-
dire sur toute la presqu’оle Serpentine, que l’exploration devait
кtre continuйe, car cette partie du littoral offrait des refuges
que l’autre, aride et sauvage, eыt йvidemment refusйs а des
naufragйs, quels qu’ils fussent.

Le temps йtait beau et clair, et du haut d’une falaise, sur
laquelle Nab et Pencroff disposиrent le dйjeuner, le regard
pouvait s’йtendre au loin.

L’horizon йtait parfaitement net, et il n’y avait pas une voile au
large. Sur tout le littoral, aussi loin que la vue pouvait
atteindre, pas un bвtiment, pas mкme une йpave. Mais l’ingйnieur
ne se croirait bien fixй а cet йgard que lorsqu’il aurait explorй
la cфte jusqu’а l’extrйmitй mкme de la presqu’оle Serpentine.

Le dйjeuner fut expйdiй rapidement, et, а onze heures et demie,
Cyrus Smith donna le signal du dйpart. Au lieu de parcourir, soit
l’arкte d’une falaise, soit une grиve de sable, les colons durent
suivre le couvert des arbres, de maniиre а longer le littoral.

La distance qui sйparait l’embouchure de la riviиre de la chute du
promontoire du Reptile йtait de douze milles environ. En quatre
heures, sur une grиve praticable, et sans se presser, les colons
auraient pu franchir cette distance; mais il leur fallut le double
de ce temps pour atteindre leur but, car les arbres а tourner, les
broussailles а couper, les lianes а rompre, les arrкtaient sans
cesse, et des dйtours si multipliйs allongeaient singuliиrement
leur route.

Du reste, il n’y avait rien qui tйmoignвt d’un naufrage rйcent sur
ce littoral. Il est vrai, ainsi que le fit observer Gйdйon
Spilett, que la mer avait pu tout entraоner au large, et qu’il ne
fallait pas conclure, de ce qu’on n’en trouvait plus aucune trace,
qu’un navire n’eыt pas йtй jetй а la cфte sur cette partie de
l’оle Lincoln.

Le raisonnement du reporter йtait juste, et, d’ailleurs,
l’incident du grain de plomb prouvait d’une faзon irrйcusable que,
depuis trois mois au plus, un coup de fusil avait йtй tirй dans
l’оle.

Il йtait dйjа cinq heures, et l’extrйmitй de la presqu’оle
Serpentine se trouvait encore а deux milles de l’endroit alors
occupй par les colons. Il йtait йvident qu’aprиs avoir atteint le
promontoire du Reptile, Cyrus Smith et ses compagnons n’auraient
plus le temps de revenir, avant le coucher du soleil, au campement
qui avait йtй йtabli prиs des sources de la Mercy. De lа,
nйcessitй de passer la nuit au promontoire mкme. Mais les
provisions ne manquaient pas, et ce fut heureux, car le gibier de
poil ne se montrait plus sur cette lisiиre, qui n’йtait qu’un
littoral, aprиs tout. Au contraire, les oiseaux y fourmillaient,
jacamars, couroucous, tragopans, tйtras, loris, perroquets,
kakatoиs, faisans, pigeons et cent autres. Pas un arbre qui n’eыt
un nid, pas un nid qui ne fыt rempli de battements d’ailes!

Vers sept heures du soir, les colons, harassйs de fatigue,
arrivиrent au promontoire du Reptile, sorte de volute йtrangement
dйcoupйe sur la mer. Ici finissait la forкt riveraine de la
presqu’оle, et le littoral, dans toute la partie sud, reprenait
l’aspect accoutumй d’une cфte, avec ses rochers, ses rйcifs et ses
grиves. Il йtait donc possible qu’un navire dйsemparй se fыt mis
au plein sur cette portion de l’оle, mais la nuit venait, et il
fallut remettre l’exploration au lendemain.

Pencroff et Harbert se hвtиrent aussitфt de chercher un endroit
propice pour y йtablir un campement. Les derniers arbres de la
forкt du Far-West venaient mourir а cette pointe, et, parmi eux,
le jeune garзon reconnut d’йpais bouquets de bambous.

«Bon! dit-il, voilа une prйcieuse dйcouverte.

-- Prйcieuse? rйpondit Pencroff.

-- Sans doute, reprit Harbert. Je ne te dirai point, Pencroff, que
l’йcorce de bambou, dйcoupйe en latte flexible, sert а faire des
paniers ou des corbeilles; que cette йcorce, rйduite en pвte et
macйrйe, sert а la fabrication du papier de Chine; que les tiges
fournissent, suivant leur grosseur, des cannes, des tuyaux de
pipe, des conduites pour les eaux; que les grands bambous forment
d’excellents matйriaux de construction, lйgers et solides, et qui
ne sont jamais attaquйs par les insectes. Je n’ajouterai mкme pas
qu’en sciant les entre-noeuds de bambous et en conservant pour le
fond une portion de la cloison transversale qui forme le noeud, on
obtient ainsi des vases solides et commodes qui sont fort en usage
chez les chinois! Non! Cela ne te satisferait point. Mais...

-- Mais?...

-- Mais je t’apprendrai, si tu l’ignores, que, dans l’Inde, on
mange ces bambous en guise d’asperges.

-- Des asperges de trente pieds! s’йcria le marin. Et elles sont
bonnes?

-- Excellentes, rйpondit Harbert. Seulement, ce ne sont point des
tiges de trente pieds que l’on mange, mais bien de jeunes pousses
de bambous.

-- Parfait, mon garзon, parfait! rйpondit Pencroff.

-- J’ajouterai aussi que la moelle des tiges nouvelles, confite
dans du vinaigre, forme un condiment trиs apprйciй.

-- De mieux en mieux, Harbert.

-- Et enfin que ces bambous exsudent entre leurs noeuds une
liqueur sucrйe, dont on peut faire une trиs agrйable boisson.

-- Est-ce tout? demanda le marin.

-- C’est tout!

-- Et зa ne se fume pas, par hasard?

-- Зa ne se fume pas, mon pauvre Pencroff!»

Harbert et le marin n’eurent pas а chercher longtemps un
emplacement favorable pour passer la nuit. Les rochers du rivage -
- trиs divisйs, car ils devaient кtre violemment battus par la mer
sous l’influence des vents du sud-ouest -- prйsentaient des
cavitйs qui devaient leur permettre de dormir а l’abri des
intempйries de l’air. Mais, au moment oщ ils se disposaient а
pйnйtrer dans une de ces excavations, de formidables rugissements
les arrкtиrent.

«En arriиre! s’йcria Pencroff. Nous n’avons que du petit plomb
dans nos fusils, et des bкtes qui rugissent si bien s’en
soucieraient comme d’un grain de sel!»

Et le marin, saisissant Harbert par le bras, l’entraоna а l’abri
des roches, au moment oщ un magnifique animal se montrait а
l’entrйe de la caverne.

C’йtait un jaguar, d’une taille au moins йgale а celle de ses
congйnиres d’Asie, c’est-а-dire qu’il mesurait plus de cinq pieds
de l’extrйmitй de la tкte а la naissance de la queue. Son pelage
fauve йtait relevй par plusieurs rangйes de taches noires
rйguliиrement ocellйes et tranchait avec le poil blanc de son
ventre. Harbert reconnut lа ce fйroce rival du tigre, bien
autrement redoutable que le couguar, qui n’est que le rival du
loup!

Le jaguar s’avanзa et regarda autour de lui, le poil hйrissй,
l’oeil en feu, comme s’il n’eыt pas senti l’homme pour la premiиre
fois. En ce moment, le reporter tournait les hautes roches, et
Harbert, s’imaginant qu’il n’avait pas aperзu le jaguar, allait
s’йlancer vers lui; mais Gйdйon Spilett lui fit un signe de la
main et continua de marcher. Il n’en йtait pas а son premier
tigre, et, s’avanзant jusqu’а dix pas de l’animal, il demeura
immobile, la carabine а l’йpaule, sans qu’un de ses muscles
tressaillоt.

Le jaguar, ramassй sur lui-mкme, fondit sur le chasseur, mais, au
moment oщ il bondissait, une balle le frappait entre les deux
yeux, et il tombait mort.

Harbert et Pencroff se prйcipitиrent vers le jaguar. Nab et Cyrus
Smith accoururent de leur cфtй, et ils restиrent quelques instants
а contempler l’animal, йtendu sur le sol, dont la magnifique
dйpouille ferait l’ornement de la grande salle de Granite-House.

«Ah! Monsieur Spilett! Que je vous admire et que je vous envie!
s’йcria Harbert dans un accиs d’enthousiasme bien naturel.

-- Bon! mon garзon, rйpondit le reporter, tu en aurais fait
autant.

-- Moi! un pareil sang-froid! ...

-- Figure-toi, Harbert, qu’un jaguar est un liиvre, et tu le
tireras le plus tranquillement du monde.

-- Voilа! rйpondit Pencroff. Ce n’est pas plus malin que cela!

-- Et maintenant, dit Gйdйon Spilett, puisque ce jaguar a quittй
son repaire, je ne vois pas, mes amis, pourquoi nous ne
l’occuperions pas pendant la nuit?

-- Mais d’autres peuvent revenir! dit Pencroff.

-- Il suffira d’allumer un feu а l’entrйe de la caverne, dit le
reporter, et ils ne se hasarderont pas а en franchir le seuil.

-- А la maison des jaguars, alors!» rйpondit le marin en tirant
aprиs lui le cadavre de l’animal.

Les colons se dirigиrent vers le repaire abandonnй, et lа, tandis
que Nab dйpouillait le jaguar, ses compagnons entassиrent sur le
seuil une grande quantitй de bois sec, que la forкt fournissait
abondamment.

Mais Cyrus Smith, ayant aperзu le bouquet de bambous, alla en
couper une certaine quantitй, qu’il mкla au combustible du foyer.

Cela fait, on s’installa dans la grotte, dont le sable йtait
jonchй d’ossements; les armes furent chargйes а tout hasard, pour
le cas d’une agression subite; on soupa, et puis, le moment de
prendre du repos йtant venu, le feu fut mis au tas de bois empilй
А l’entrйe de la caverne. Aussitфt, une vйritable pйtarade
d’йclater dans l’air! C’йtaient les bambous, atteints par la
flamme, qui dйtonaient comme des piиces d’artifice!

Rien que ce fracas eыt suffi а йpouvanter les fauves les plus
audacieux!

Et ce moyen de provoquer de vives dйtonations, ce n’йtait pas
l’ingйnieur qui l’avait inventй, car, suivant Marco Polo, les
tartares, depuis bien des siиcles, l’emploient avec succиs pour
йloigner de leurs campements les fauves redoutables de l’Asie
centrale.

CHAPITRE V

Cyrus Smith et ses compagnons dormirent comme d’innocentes
marmottes dans la caverne que le jaguar avait si poliment laissйe
а leur disposition. Au soleil levant, tous йtaient sur le rivage,
а l’extrйmitй mкme du promontoire, et leurs regards se portaient
encore vers cet horizon, qui йtait visible sur les deux tiers de
sa circonfйrence. Une derniиre fois, l’ingйnieur put constater
qu’aucune voile, aucune carcasse de navire n’apparaissaient sur la
mer, et la longue-vue n’y put dйcouvrir aucun point suspect.

Rien, non plus, sur le littoral, du moins dans la partie
rectiligne qui formait la cфte sud du promontoire sur une longueur
de trois milles, car, au delа, une йchancrure des terres
dissimulait le reste de la cфte, et mкme, de l’extrйmitй de la
presqu’оle Serpentine, on ne pouvait apercevoir le cap Griffe,
cachй par de hautes roches.

Restait donc le rivage mйridional de l’оle а explorer. Or,
tenterait-on d’entreprendre immйdiatement cette exploration et lui
consacrerait-on cette journйe du 2 novembre?

Ceci ne rentrait pas dans le projet primitif. En effet, lorsque la
pirogue fut abandonnйe aux sources de la Mercy, il avait йtй
convenu qu’aprиs avoir observй la cфte ouest, on reviendrait la
reprendre, et que l’on retournerait а Granite-House par la route
de la Mercy. Cyrus Smith croyait alors que le rivage occidental
pouvait offrir refuge, soit а un bвtiment en dйtresse, soit а un
navire en cours rйgulier de navigation; mais, du moment que ce
littoral ne prйsentait aucun atterrage, il fallait chercher sur
celui du sud de l’оle ce qu’on n’avait pu trouver sur celui de
l’ouest.

Ce fut Gйdйon Spilett qui proposa de continuer l’exploration, de
maniиre que la question du naufrage prйsumй fыt complиtement
rйsolue, et il demanda а quelle distance pouvait se trouver le cap
Griffe de l’extrйmitй de la presqu’оle.

«А trente milles environ, rйpondit l’ingйnieur, si nous tenons
compte des courbures de la cфte.

-- Trente milles! Reprit Gйdйon Spilett. Ce sera une forte journйe
de marche. Nйanmoins, je pense que nous devons revenir а Granite-
House en suivant le rivage du sud.

-- Mais, fit observer Harbert, du cap Griffe а Granite-House, il
faudra encore compter dix milles, au moins.

-- Mettons quarante milles en tout, rйpondit le reporter, et
n’hйsitons pas а les faire. Au moins, nous observerons ce littoral
inconnu, et nous n’aurons pas а recommencer cette exploration.

-- Trиs juste, dit alors Pencroff. Mais la pirogue?

-- La pirogue est restйe seule pendant un jour aux sources de la
Mercy, rйpondit Gйdйon Spilett, elle peut bien y rester deux
jours! Jusqu’а prйsent, nous ne pouvons guиre dire que l’оle soit
infestйe de voleurs!

-- Cependant, dit le marin, quand je me rappelle l’histoire de la
tortue, je n’ai pas plus de confiance qu’il ne faut.

-- La tortue! La tortue! rйpondit le reporter. Ne savez-vous pas
que c’est la mer qui l’a retournйe?

-- Qui sait? Murmura l’ingйnieur.

-- Mais...» dit Nab.

Nab avait quelque chose а dire, cela йtait йvident, car il ouvrait
la bouche pour parler et ne parlait pas.

«Que veux-tu dire, Nab? Lui demanda l’ingйnieur.

-- Si nous retournons par le rivage jusqu’au cap Griffe, rйpondit
Nab, aprиs avoir doublй ce cap, nous serons barrйs...

-- Par la Mercy! En effet, rйpondit Harbert, et nous n’aurons ni
pont, ni bateau pour la traverser!

-- Bon, Monsieur Cyrus, rйpondit Pencroff, avec quelques troncs
flottants, nous ne serons pas gкnйs de passer cette riviиre!

-- N’importe, dit Gйdйon Spilett, il sera utile de construire un
pont, si nous voulons avoir un accиs facile dans le Far-West!

-- Un pont! s’йcria Pencroff! Eh bien, est-ce que M Smith n’est
pas ingйnieur de son йtat? Mais il nous fera un pont, quand nous
voudrons avoir un pont! Quant а vous transporter ce soir sur
l’autre rive de la Mercy, et cela sans mouiller un fil de vos
vкtements, je m’en charge. Nous avons encore un jour de vivres,
c’est tout ce qu’il nous faut, et, d’ailleurs, le gibier ne fera
peut-кtre pas dйfaut aujourd’hui comme hier. En route!»

La proposition du reporter, trиs vivement soutenue par le marin,
obtint l’approbation gйnйrale, car chacun tenait а en finir avec
ses doutes, et, а revenir par le cap Griffe, l’exploration serait
complиte. Mais il n’y avait pas une heure а perdre, car une йtape
de quarante milles йtait longue, et il ne fallait pas compter
atteindre Granite-House avant la nuit.

А six heures du matin, la petite troupe se mit donc en route. En
prйvision de mauvaises rencontres, animaux а deux ou а quatre
pattes, les fusils furent chargйs а balle, et Top, qui devait
ouvrir la marche, reзut ordre de battre la lisiиre de la forкt.

А partir de l’extrйmitй du promontoire qui formait la queue de la
presqu’оle, la cфte s’arrondissait sur une distance de cinq
milles, qui fut rapidement franchie, sans que les plus minutieuses
investigations eussent relevй la moindre trace d’un dйbarquement
ancien ou rйcent, ni une йpave, ni un reste de campement, ni les
cendres d’un feu йteint, ni une empreinte de pas!

Les colons, arrivйs а l’angle sur lequel la courbure finissait
pour suivre la direction nord-est en formant la baie Washington,
purent alors embrasser du regard le littoral sud de l’оle dans
toute son йtendue. А vingt-cinq milles, la cфte se terminait par
le cap Griffe, qui s’estompait а peine dans la brume du matin, et
qu’un phйnomиne de mirage rehaussait, comme s’il eыt йtй suspendu
entre la terre et l’eau. Entre la place occupйe par les colons et
le fond de l’immense baie, le rivage se composait, d’abord, d’une
large grиve trиs unie et trиs plate, bordйe d’une lisiиre d’arbres
en arriиre-plan; puis, ensuite, le littoral, devenu fort
irrйgulier, projetait des pointes aiguлs en mer, et enfin quelques
roches noirвtres s’accumulaient dans un pittoresque dйsordre pour
finir au cap Griffe.

Tel йtait le dйveloppement de cette partie de l’оle, que les
explorateurs voyaient pour la premiиre fois, et qu’ils
parcoururent d’un coup d’oeil, aprиs s’кtre arrкtйs un instant.

«Un navire qui se mettrait ici au plein, dit alors Pencroff,
serait inйvitablement perdu. Des bancs de sable, qui se prolongent
au large, et plus loin, des йcueils! Mauvais parages!

-- Mais au moins, il resterait quelque chose de ce navire, fit
observer le reporter.

-- Il en resterait des morceaux de bois sur les rйcifs, et rien
sur les sables, rйpondit le marin.

-- Pourquoi donc?

-- Parce que ces sables, plus dangereux encore que les roches,
engloutissent tout ce qui s’y jette, et que quelques jours
suffisent pour que la coque d’un navire de plusieurs centaines de
tonneaux y disparaisse entiиrement!

-- Ainsi, Pencroff, demanda l’ingйnieur, si un bвtiment s’йtait
perdu sur ces bancs, il n’y aurait rien d’йtonnant а ce qu’il n’y
en eыt plus maintenant aucune trace?

-- Non, Monsieur Smith, avec l’aide du temps ou de la tempкte.
Toutefois, il serait surprenant, mкme dans ce cas, que des dйbris
de mвture, des espars n’eussent pas йtй jetйs sur le rivage, au
delа des atteintes de la mer.

-- Continuons donc nos recherches», rйpondit Cyrus Smith.

А une heure aprиs midi, les colons йtaient arrivйs au fond de la
baie Washington, et, а ce moment, ils avaient franchi une distance
de vingt milles.

On fit halte pour dйjeuner.

Lа commenзait une cфte irrйguliиre, bizarrement dйchiquetйe et
couverte par une longue ligne de ces йcueils qui succйdaient aux
bancs de sable, et que la marйe, йtale en ce moment, ne devait pas
tarder а dйcouvrir. On voyait les souples ondulations de la mer,
brisйes aux tкtes de rocs, s’y dйvelopper en longues franges
йcumeuses. De ce point jusqu’au cap Griffe, la grиve йtait peu
spacieuse et resserrйe entre la lisiиre des rйcifs et celle de la
forкt.

La marche allait donc devenir plus difficile, car d’innombrables
roches йboulйes encombraient le rivage.

La muraille de granit tendait aussi а s’exhausser de plus en plus,
et, des arbres qui la couronnaient en arriиre, on ne pouvait voir
que les cimes verdoyantes, qu’aucun souffle n’animait.

Aprиs une demi-heure de repos, les colons se remirent en route, et
leurs yeux ne laissиrent pas un point inobservй des rйcifs et de
la grиve. Pencroff et Nab s’aventurиrent mкme au milieu des
йcueils, toutes les fois qu’un objet attirait leur regard. Mais
d’йpave, point, et ils йtaient trompйs par quelque conformation
bizarre des roches. Ils purent constater, toutefois, que les
coquillages comestibles abondaient sur cette plage, mais elle ne
pourrait кtre fructueusement exploitйe que lorsqu’une
communication aurait йtй йtablie entre les deux rives de la Mercy,
et aussi quand les moyens de transport seraient perfectionnйs.

Ainsi donc, rien de ce qui avait rapport au naufrage prйsumй
n’apparaissait sur ce littoral, et cependant un objet de quelque
importance, la coque d’un bвtiment par exemple, eыt йtй visible
alors, ou ses dйbris eussent йtй portйs au rivage, comme l’avait
йtй cette caisse, trouvйe а moins de vingt milles de lа. Mais il
n’y avait rien.

Vers trois heures, Cyrus Smith et ses compagnons arrivиrent а une
йtroite crique bien fermйe, а laquelle n’aboutissait aucun cours
d’eau. Elle formait un vйritable petit port naturel, invisible du
large, auquel aboutissait une йtroite passe, que les йcueils
mйnageaient entre eux. Au fond de cette crique, quelque violente
convulsion avait dйchirй la lisiиre rocheuse, et une coupйe,
йvidйe en pente douce, donnait accиs au plateau supйrieur, qui
pouvait кtre situй а moins de dix milles du cap Griffe, et, par
consйquent, а quatre milles en droite ligne du plateau de Grande-
vue.

Gйdйon Spilett proposa а ses compagnons de faire halte en cet
endroit. On accepta, car la marche avait aiguisй l’appйtit de
chacun, et, bien que ce ne fыt pas l’heure du dоner, personne ne
refusa de se rйconforter d’un morceau de venaison. Ce lunch devait
permettre d’attendre le souper а Granite-House. Quelques minutes
aprиs, les colons, assis au pied d’un magnifique bouquet de pins
maritimes, dйvoraient les provisions que Nab avait tirйes de son
havre-sac.

L’endroit йtait йlevй de cinquante а soixante pieds au-dessus du
niveau de la mer. Le rayon de vue йtait donc assez йtendu, et,
passant par-dessus les derniиres roches du cap, il allait se
perdre jusque dans la baie de l’Union. Mais ni l’оlot, ni le
plateau de Grande-vue n’йtaient visibles et ne pouvaient l’кtre
alors, car le relief du sol et le rideau des grands arbres
masquaient brusquement l’horizon du nord.

Inutile d’ajouter que, malgrй l’йtendue de mer que les
explorateurs pouvaient embrasser, et bien que la lunette de
l’ingйnieur eыt parcouru point а point toute cette ligne
circulaire sur laquelle se confondaient le ciel et l’eau, aucun
navire ne fut aperзu. De mкme, sur toute cette partie du littoral
qui restait encore а explorer, la lunette fut promenйe avec le
mкme soin depuis la grиve jusqu’aux rйcifs, et aucune йpave
n’apparut dans le champ de l’instrument.

«Allons, dit Gйdйon Spilett, il faut en prendre son parti et se
consoler en pensant que nul ne viendra nous disputer la possession
de l’оle Lincoln!

-- Mais enfin, ce grain de plomb! dit Harbert. Il n’est pourtant
pas imaginaire, je suppose!

-- Mille diables, non! s’йcria Pencroff, en pensant а sa
mвcheliиre absente.

-- Alors que conclure? demanda le reporter.

-- Ceci, rйpondit l’ingйnieur: c’est qu’il y a trois mois au plus,
un navire, volontairement ou non, a atterri...

-- Quoi! Vous admettriez, Cyrus, qu’il s’est englouti sans laisser
aucune trace? s’йcria le reporter.

-- Non, mon cher Spilett, mais remarquez que s’il est certain
qu’un кtre humain a mis le pied sur cette оle, il ne paraоt pas
moins certain qu’il l’a quittйe maintenant.

-- Alors, si je vous comprends bien, Monsieur Cyrus, dit Harbert,
le navire serait reparti?...

-- Йvidemment.

-- Et nous aurions perdu sans retour une occasion de nous
rapatrier? dit Nab.

-- Sans retour, je le crains.

-- Eh bien! Puisque l’occasion est perdue, en route», dit
Pencroff, qui avait dйjа la nostalgie de Granite-House.

Mais, а peine s’йtait-il levй, que les aboiements de Top
retentirent avec force, et le chien sortit du bois, en tenant dans
sa gueule un lambeau d’йtoffe souillйe de boue.

Nab arracha ce lambeau de la bouche du chien.

C’йtait un morceau de forte toile.

Top aboyait toujours, et, par ses allйes et venues, il semblait
inviter son maоtre а le suivre dans la forкt.

«Il y a lа quelque chose qui pourrait bien expliquer mon grain de
plomb! s’йcria Pencroff.

-- Un naufragй! rйpondit Harbert.

-- Blessй, peut-кtre! dit Nab.

-- Ou mort!» rйpondit le reporter.

Et tous se prйcipitиrent sur les traces du chien, entre ces grands
pins qui formaient le premier rideau de la forкt. А tout hasard,
Cyrus Smith et ses compagnons avaient prйparй leurs armes.

Ils durent s’avancer assez profondйment sous bois; mais, а leur
grand dйsappointement, ils ne virent encore aucune empreinte de
pas. Broussailles et lianes йtaient intactes, et il fallut mкme
les couper а la hache, comme on avait fait dans les йpaisseurs les
plus profondes de la forкt. Il йtait donc difficile d’admettre
qu’une crйature humaine eыt dйjа passй par lа, et cependant Top
allait et venait, non comme un chien qui cherche au hasard, mais
comme un кtre douй de volontй qui suit une idйe.

Aprиs sept а huit minutes de marche, Top s’arrкta.

Les colons, arrivйs а une sorte de clairiиre, bordйe de grands
arbres, regardиrent autour d’eux et ne virent rien, ni sous les
broussailles, ni entre les troncs d’arbres.

«Mais qu’y a-t-il, Top?» dit Cyrus Smith.

Top aboya avec plus de force, en sautant au pied d’un gigantesque
pin.

Tout а coup, Pencroff de s’йcrier:

«Ah! bon! Ah! parfait!

-- Qu’est-ce? demanda Gйdйon Spilett.

-- Nous cherchons une йpave sur mer ou sur terre!

-- Eh bien?

-- Eh bien, c’est en l’air qu’elle se trouve!»

Et le marin montra une sorte de grand haillon blanchвtre, accrochй
а la cime du pin, et dont Top avait rapportй un morceau tombй sur
le sol.

«Mais ce n’est point lа une йpave! s’йcria Gйdйon Spilett.

-- Demande pardon! rйpondit Pencroff.

-- Comment? C’est?...

-- C’est tout ce qui reste de notre bateau aйrien, de notre ballon
qui s’est йchouй lа-haut, au sommet de cet arbre!»

Pencroff ne se trompait pas, et il poussa un hurrah magnifique, en
ajoutant:

«En voilа de la bonne toile! Voilа de quoi nous fournir de linge
pendant des annйes! Voilа de quoi faire des mouchoirs et des
chemises! Hein! Monsieur Spilett, qu’est-ce que vous dites d’une
оle oщ les chemises poussent sur les arbres?»

C’йtait vraiment une heureuse circonstance pour les colons de
l’оle Lincoln, que l’aйrostat, aprиs avoir fait son dernier bond
dans les airs, fыt retombй sur l’оle et qu’ils eussent cette
chance de le retrouver.

Ou ils garderaient l’enveloppe sous cette forme, s’ils voulaient
tenter une nouvelle йvasion par les airs, ou ils emploieraient
fructueusement ces quelques centaines d’aunes d’une toile de coton
de belle qualitй, quand elle serait dйbarrassйe de son vernis.
Comme on le pense bien, la joie de Pencroff fut unanimement et
vivement partagйe.

Mais cette enveloppe, il fallait l’enlever de l’arbre sur lequel
elle pendait, pour la mettre en lieu sыr, et ce ne fut pas un
petit travail. Nab, Harbert et le marin, йtant montйs а la cime de
l’arbre, durent faire des prodiges d’adresse pour dйgager l’йnorme
aйrostat dйgonflй.

L’opйration dura prиs de deux heures, et non seulement
l’enveloppe, avec sa soupape, ses ressorts, sa garniture de
cuivre, mais le filet, c’est-а-dire un lot considйrable de
cordages et de cordes, le cercle de retenue et l’ancre du ballon
йtaient sur le sol. L’enveloppe, sauf la fracture, йtait en bon
йtat, et, seul, son appendice infйrieur avait йtй dйchirй.

C’йtait une fortune qui йtait tombйe du ciel.

«Tout de mкme, Monsieur Cyrus, dit le marin, si nous nous dйcidons
jamais а quitter l’оle, ce ne sera pas en ballon, n’est-ce pas? Зa
ne va pas oщ on veut, les navires de l’air, et nous en savons
quelque chose! Voyez-vous, si vous m’en croyez, nous construirons
un bon bateau d’une vingtaine de tonneaux, et vous me laisserez
dйcouper dans cette toile une misaine et un foc. Quant au reste,
il servira а nous habiller!

-- Nous verrons, Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, nous verrons.

-- En attendant, il faut mettre tout cela en sыretй», dit Nab. En
effet, on ne pouvait songer а transporter а Granite-House cette
charge de toile, de cordes, de cordages, dont le poids йtait
considйrable, et, en attendant un vйhicule convenable pour les
charrier, il importait de ne pas laisser plus longtemps ces
richesses а la merci du premier ouragan. Les colons, rйunissant
leurs efforts, parvinrent а traоner le tout jusqu’au rivage, oщ
ils dйcouvrirent une assez vaste cavitй rocheuse, que ni le vent,
ni la pluie, ni la mer ne pouvaient visiter, grвce а son
orientation.

«Il nous fallait une armoire, nous avons une armoire, dit
Pencroff; mais comme elle ne ferme pas а clef, il sera prudent
d’en dissimuler l’ouverture. Je ne dis pas cela pour les voleurs а
deux pieds, mais pour les voleurs а quatre pattes!»

А six heures du soir, tout йtait emmagasinй, et, aprиs avoir donnй
а la petite йchancrure qui formait la crique le nom trиs justifiй
de «port ballon», on reprit le chemin du cap Griffe. Pencroff et
l’ingйnieur causaient de divers projets qu’il convenait de mettre
а exйcution dans le plus bref dйlai. Il fallait avant tout jeter
un pont sur la Mercy, afin d’йtablir une communication facile avec
le sud de l’оle; puis, le chariot reviendrait chercher l’aйrostat,
car le canot n’eыt pu suffire а le transporter; puis, on
construirait une chaloupe pontйe; puis, Pencroff la grйerait en
cotre, et l’on pourrait entreprendre des voyages de
circumnavigation... autour de l’оle; puis, etc.

Cependant, la nuit venait, et le ciel йtait dйjа sombre, quand les
colons atteignirent la pointe de l’йpave, а l’endroit mкme oщ ils
avaient dйcouvert la prйcieuse caisse. Mais lа, pas plus
qu’ailleurs, il n’y avait rien qui indiquвt qu’un naufrage
quelconque se fыt produit, et il fallut bien en revenir aux
conclusions prйcйdemment formulйes par Cyrus Smith. De la pointe
de l’йpave а Granite-House, il restait encore quatre milles, et
ils furent vite franchis; mais il йtait plus de minuit, quand,
aprиs avoir suivi le littoral jusqu’а l’embouchure de la Mercy,
les colons arrivиrent au premier coude formй par la riviиre.

Lа, le lit mesurait une largeur de quatre-vingts pieds, qu’il
йtait malaisй de franchir, mais Pencroff s’йtait chargй de vaincre
cette difficultй, et il fut mis en demeure de le faire.

Il faut en convenir, les colons йtaient extйnuйs.

L’йtape avait йtй longue, et l’incident du ballon n’avait pas йtй
pour reposer leurs jambes et leurs bras. Ils avaient donc hвte
d’кtre rentrйs а Granite-House pour souper et dormir, et si le
pont eыt йtй construit, en un quart d’heure ils se fussent trouvйs
а domicile.

La nuit йtait trиs obscure. Pencroff se prйpara alors а tenir sa
promesse, en faisant une sorte de radeau qui permettrait d’opйrer
le passage de la Mercy. Nab et lui, armйs de haches, choisirent
deux arbres voisins de la rive, dont ils comptaient faire une
sorte de radeau, et ils commencиrent а les attaquer par leur base.

Cyrus Smith et Gйdйon Spilett, assis sur la berge, attendaient que
le moment fыt venu d’aider leurs compagnons, tandis que Harbert
allait et venait, sans trop s’йcarter.

Tout а coup, le jeune garзon, qui avait remontй la riviиre, revint
prйcipitamment, et, montrant la Mercy en amont:

«Qu’est-ce donc qui dйrive lа?» s’йcria-t-il.

Pencroff interrompit son travail, et il aperзut un objet mobile
qui apparaissait confusйment dans l’ombre.

«Un canot!» dit-il.

Tous s’approchиrent et virent, а leur extrкme surprise, une
embarcation qui suivait le fil de l’eau.

«Oh! du canot!» cria le marin par un reste d’habitude
professionnelle, et sans penser que mieux peut-кtre eыt valu
garder le silence.

Pas de rйponse. L’embarcation dйrivait toujours, et elle n’йtait
plus qu’а une dizaine de pas, quand le marin s’йcria:

«Mais c’est notre pirogue! Elle a rompu son amarre et elle a suivi
le courant! Il faut avouer qu’elle arrivera а propos!

-- Notre pirogue?...» murmura l’ingйnieur.

Pencroff avait raison. C’йtait bien le canot, dont l’amarre
s’йtait brisйe, sans doute, et qui revenait tout seul des sources
de la Mercy! Il йtait donc important de le saisir au passage avant
qu’il fыt entraоnй par le rapide courant de la riviиre, au delа de
son embouchure, et c’est ce que Nab et Pencroff firent adroitement
au moyen d’une longue perche.

Le canot accosta la rive. L’ingйnieur, s’y embarquant le premier,
en saisit l’amarre et s’assura au toucher que cette amarre avait
йtй rйellement usйe par son frottement sur des roches.

«Voilа, lui dit а voix basse le reporter, voilа ce que l’on peut
appeler une circonstance...

-- Йtrange!» rйpondit Cyrus Smith.

Йtrange ou non, elle йtait heureuse! Harbert, le reporter, Nab et
Pencroff s’embarquиrent а leur tour. Eux ne mettaient pas en doute
que l’amarre ne se fыt usйe; mais le plus йtonnant de l’affaire,
c’йtait vйritablement que la pirogue fыt arrivйe juste au moment
oщ les colons se trouvaient lа pour la saisir au passage, car, un
quart d’heure plus tard, elle eыt йtй se perdre en mer.

Si on eыt йtй au temps des gйnies, cet incident aurait donnй le
droit de penser que l’оle йtait hantйe par un кtre surnaturel qui
mettait sa puissance au service des naufragйs! En quelques coups
d’aviron, les colons arrivиrent а l’embouchure de la Mercy. Le
canot fut halй sur la grиve jusqu’auprиs des Cheminйes, et tous se
dirigиrent vers l’йchelle de Granite-House.

Mais, en ce moment, Top aboya avec colиre, et Nab, qui cherchait
le premier йchelon, poussa un cri... il n’y avait plus d’йchelle.

CHAPITRE VI

Cyrus Smith s’йtait arrкtй, sans dire mot. Ses compagnons
cherchиrent dans l’obscuritй, aussi bien sur les parois de la
muraille, pour le cas oщ le vent eыt dйplacй l’йchelle, qu’au ras
du sol, pour le cas oщ elle se fыt dйtachйe... mais l’йchelle
avait absolument disparu. Quant а reconnaоtre si une bourrasque
l’avait relevйe jusqu’au premier palier, а mi-paroi, cela йtait
impossible dans cette nuit profonde.

«Si c’est une plaisanterie, s’йcria Pencroff, elle est mauvaise!
Arriver chez soi, et ne plus trouver d’escalier pour monter а sa
chambre, cela n’est pas pour faire rire des gens fatiguйs!

Nab, lui, se perdait en exclamations!

«Il n’a pas pourtant fait de vent! fit observer Harbert.

-- Je commence а trouver qu’il se passe des choses singuliиres
dans l’оle Lincoln! dit Pencroff.

-- Singuliиres? rйpondit Gйdйon Spilett, mais non, Pencroff, rien
n’est plus naturel. Quelqu’un est venu pendant notre absence, a
pris possession de la demeure et a retirй l’йchelle!

-- Quelqu’un! s’йcria le marin. Et qui donc?...

-- Mais le chasseur au grain de plomb, rйpondit le reporter. А
quoi servirait-il, si ce n’est а expliquer notre mйsaventure?

-- Eh bien, s’il y a quelqu’un lа-haut, rйpondit Pencroff en
jurant, car l’impatience commenзait а le gagner, je vais le hйler,
et il faudra bien qu’il rйponde.»

Et d’une voix de tonnerre, le marin fit entendre un «ohй!»
prolongй, que les йchos rйpercutиrent avec force.

Les colons prкtиrent l’oreille, et ils crurent entendre а la
hauteur de Granite-House une sorte de ricanement dont ils ne
purent reconnaоtre l’origine.

Mais aucune voix ne rйpondit а la voix de Pencroff, qui recommenзa
inutilement son vigoureux appel.

Il y avait lа, vйritablement, de quoi stupйfier les hommes les
plus indiffйrents du monde, et les colons ne pouvaient кtre ces
indiffйrents-lа. Dans la situation oщ ils se trouvaient, tout
incident avait sa gravitй, et certainement, depuis sept mois
qu’ils habitaient l’оle, aucun ne s’йtait prйsentй avec un
caractиre aussi surprenant.

Quoi qu’il en soit, oubliant leurs fatigues et dominйs par la
singularitй de l’йvйnement, ils йtaient au pied de Granite-House,
ne sachant que penser, ne sachant que faire, s’interrogeant sans
pouvoir se rйpondre, multipliant des hypothиses toutes plus
inadmissibles les unes que les autres. Nab se lamentait, trиs
dйsappointй de ne pouvoir rentrer dans sa cuisine, d’autant plus
que les provisions de voyage йtaient йpuisйes et qu’il n’avait
aucun moyen de les renouveler en ce moment.

«Mes amis, dit alors Cyrus Smith, nous n’avons qu’une chose а
faire, attendre le jour, et agir alors suivant les circonstances.
Mais pour attendre, allons aux Cheminйes. Lа, nous serons а
l’abri, et, si nous ne pouvons souper, du moins, nous pourrons
dormir.

-- Mais quel est le sans-gкne qui nous a jouй ce tour-lа?» demanda
encore une fois Pencroff, incapable de prendre son parti de
l’aventure.

Quel que fыt le «sans-gкne», la seule chose а faire йtait, comme
l’avait dit l’ingйnieur, de regagner les Cheminйes et d’y attendre
le jour. Toutefois, ordre fut donnй а Top de demeurer sous les
fenкtres de Granite-House, et quand Top recevait un ordre, Top
l’exйcutait sans faire d’observation. Le brave chien resta donc au
pied de la muraille, pendant que son maоtre et ses compagnons se
rйfugiaient dans les roches. De dire que les colons, malgrй leur
lassitude, dormirent bien sur le sable des Cheminйes, cela serait
altйrer la vйritй. Non seulement ils ne pouvaient qu’кtre fort
anxieux de reconnaоtre l’importance de ce nouvel incident, soit
qu’il fыt le rйsultat d’un hasard dont les causes naturelles leur
apparaоtraient au jour, soit, au contraire, qu’il fыt l’oeuvre
d’un кtre humain, mais encore ils йtaient fort mal couchйs. Quoi
qu’il en soit, d’une faзon ou d’une autre, leur demeure йtait
occupйe en ce moment, et ils ne pouvaient la rйintйgrer.

Or, Granite-House, c’йtait plus que leur demeure, c’йtait leur
entrepфt. Lа йtait tout le matйriel de la colonie, armes,
instruments, outils, munitions, rйserves de vivres, etc. Que tout
cela fыt pillй, et les colons auraient а recommencer leur
amйnagement, а refaire armes et outils. Chose grave! Aussi, cйdant
а l’inquiйtude, l’un ou l’autre sortait-il, а chaque instant, pour
voir si Top faisait bonne garde. Seul, Cyrus Smith attendait avec
sa patience habituelle, bien que sa raison tenace s’exaspйrвt de
se sentir en face d’un fait absolument inexplicable, et il
s’indignait en songeant qu’autour de lui, au-dessus de lui peut-
кtre, s’exerзait une influence а laquelle il ne pouvait donner un
nom. Gйdйon Spilett partageait absolument son opinion а cet йgard,
et tous deux s’entretinrent а plusieurs reprises, mais а mi-voix,
des circonstances inexplicables qui mettaient en dйfaut leur
perspicacitй et leur expйrience. Il y avait, а coup sыr, un
mystиre dans cette оle, et comment le pйnйtrer? Harbert, lui, ne
savait qu’imaginer et eыt aimй а interroger Cyrus Smith.

Quant а Nab, il avait fini par se dire que tout cela ne le
regardait pas, que cela regardait son maоtre, et, s’il n’eыt pas
craint de dйsobliger ses compagnons, le brave nиgre aurait dormi
cette nuit-lа tout aussi consciencieusement que s’il eыt reposй
sur sa couchette de Granite-House! Enfin, plus que tous, Pencroff
enrageait, et il йtait, de bonne foi, fort en colиre.

«C’est une farce, disait-il, c’est une farce qu’on nous a faite!
Eh bien, je n’aime pas les farces, moi, et malheur au farceur,
s’il tombe sous ma main!»

Dиs que les premiиres lueurs du jour s’йlevиrent dans l’est, les
colons, convenablement armйs, se rendirent sur le rivage, а la
lisiиre des rйcifs.

Granite-House, frappйe directement par le soleil levant, ne devait
pas tarder а s’йclairer des lumiиres de l’aube, et en effet, avant
cinq heures, les fenкtres, dont les volets йtaient clos,
apparurent а travers leurs rideaux de feuillage. De ce cфtй, tout
йtait en ordre, mais un cri s’йchappa de la poitrine des colons,
quand ils aperзurent toute grande ouverte la porte, qu’ils avaient
fermйe cependant avant leur dйpart. Quelqu’un s’йtait introduit
dans Granite-House. Il n’y avait plus а en douter.

L’йchelle supйrieure, ordinairement tendue du palier а la porte,
йtait а sa place; mais l’йchelle infйrieure avait йtй retirйe et
relevйe jusqu’au seuil. Il йtait plus qu’йvident que les intrus
avaient voulu se mettre а l’abri de toute surprise.

Quant а reconnaоtre leur espиce et leur nombre, ce n’йtait pas
possible encore, puisqu’aucun d’eux ne se montrait.

Pencroff hйla de nouveau.

Pas de rйponse.

«Les gueux! s’йcria le marin. Voilа-t-il pas qu’ils dorment
tranquillement, comme s’ils йtaient chez eux! Ohй! Pirates,
bandits, corsaires, fils de John Bull!»

Quand Pencroff, en sa qualitй d’amйricain, avait traitй quelqu’un
de «fils de John Bull», il s’йtait йlevй jusqu’aux derniиres
limites de l’insulte.

En ce moment, le jour se fit complиtement, et la faзade de
Granite-House s’illumina sous les rayons du soleil. Mais, а
l’intйrieur comme а l’extйrieur, tout йtait muet et calme.

Les colons en йtaient а se demander si Granite-House йtait occupйe
ou non, et, pourtant, la position de l’йchelle le dйmontrait
suffisamment, et il йtait mкme certain que les occupants, quels
qu’ils fussent, n’avaient pu s’enfuir! Mais comment arriver
jusqu’а eux?

Harbert eut alors l’idйe d’attacher une corde а une flиche, et de
lancer cette flиche de maniиre qu’elle vоnt passer entre les
premiers barreaux de l’йchelle, qui pendaient au seuil de la
porte. On pourrait alors, au moyen de la corde, dйrouler l’йchelle
jusqu’а terre et rйtablir la communication entre le sol et
Granite-House.

Il n’y avait йvidemment pas autre chose а faire, et, avec un peu
d’adresse, le moyen devait rйussir.

Trиs heureusement, arcs et flиches avaient йtй dйposйs dans un
couloir des Cheminйes, oщ se trouvaient aussi quelques vingtaines
de brasses d’une lйgиre corde d’hibiscus. Pencroff dйroula cette
corde, dont il fixa le bout а une flиche bien empennйe. Puis,
Harbert, aprиs avoir placй la flиche sur son arc, visa avec un
soin extrкme l’extrйmitй pendante de l’йchelle.

Cyrus Smith, Gйdйon Spilett, Pencroff et Nab s’йtaient retirйs en
arriиre, de faзon а observer ce qui se passerait aux fenкtres de
Granite-House. Le reporter, la carabine а l’йpaule, ajustait la
porte.

L’arc se dйtendit, la flиche siffla, entraоnant la corde, et vint
passer entre les deux derniers йchelons.

L’opйration avait rйussi. Aussitфt, Harbert saisit l’extrйmitй de
la corde; mais, au moment oщ il donnait une secousse pour faire
retomber l’йchelle, un bras, passant vivement entre le mur et la
porte, la saisit et la ramena au dedans de Granite-House.

«Triple gueux! s’йcria le marin. Si une balle peut faire ton
bonheur, tu n’attendras pas longtemps!

-- Mais qui est-ce donc? demanda Nab.

-- Qui? Tu n’as pas reconnu?...

-- Non.

-- Mais c’est un singe, un macaque, un sapajou, une guenon, un
orang, un babouin, un gorille, un sagouin! Notre demeure a йtй
envahie par des singes, qui ont grimpй par l’йchelle pendant notre
absence!»

Et, en ce moment, comme pour donner raison au marin, trois ou
quatre quadrumanes se montraient aux fenкtres, dont ils avaient
repoussй les volets, et saluaient les vйritables propriйtaires du
lieu de mille contorsions et grimaces.

«Je savais bien que ce n’йtait qu’une farce! s’йcria Pencroff,
mais voilа un des farceurs qui payera pour les autres!»

Le marin, йpaulant son fusil, ajusta rapidement un des singes, et
fit feu. Tous disparurent, sauf l’un d’eux, qui, mortellement
frappй, fut prйcipitй sur la grиve.

Ce singe, de haute taille, appartenait au premier ordre des
quadrumanes, on ne pouvait s’y tromper. Que ce fыt un chimpanzй,
un orang, un gorille ou un gibbon, il prenait rang parmi ces
anthropomorphes, ainsi nommйs а cause de leur ressemblance avec
les individus de race humaine. D’ailleurs, Harbert dйclara que
c’йtait un orang-outang, et l’on sait que le jeune garзon se
connaissait en zoologie.

«La magnifique bкte! s’йcria Nab.

-- Magnifique, tant que tu voudras! rйpondit Pencroff, mais je ne
vois pas encore comment nous pourrons rentrer chez nous!

-- Harbert est bon tireur, dit le reporter, et son arc est lа!
Qu’il recommence...

-- Bon! Ces singes-lа sont malins! s’йcria Pencroff, et ils ne se
remettront pas aux fenкtres, et nous ne pourrons pas les tuer, et
quand je pense aux dйgвts qu’ils peuvent commettre dans les
chambres, dans le magasin...

-- De la patience, rйpondit Cyrus Smith. Ces animaux ne peuvent
nous tenir longtemps en йchec!

-- Je n’en serai sыr que quand ils seront а terre, rйpondit le
marin. Et d’abord, savez-vous, Monsieur Smith, combien il y en a
de douzaines, lа-haut, de ces farceurs-lа?»

Il eыt йtй difficile de rйpondre а Pencroff, et quant а
recommencer la tentative du jeune garзon, c’йtait peu aisй, car
l’extrйmitй infйrieure de l’йchelle avait йtй ramenйe en dedans de
la porte, et, quand on hala de nouveau sur la corde, la corde
cassa et l’йchelle ne retomba point.

Le cas йtait vйritablement embarrassant. Pencroff rageait. La
situation avait un certain cфtй comique, qu’il ne trouvait pas
drфle du tout, pour sa part.

Il йtait йvident que les colons finiraient par rйintйgrer leur
domicile et en chasser les intrus, mais quand et comment? Voilа ce
qu’ils n’auraient pu dire. Deux heures se passиrent, pendant
lesquelles les singes йvitиrent de se montrer; mais ils йtaient
toujours lа, et trois ou quatre fois, un museau ou une patte se
glissиrent par la porte ou les fenкtres, qui furent saluйs de
coups de fusil.

«Dissimulons-nous, dit alors l’ingйnieur. Peut-кtre les singes
nous croiront-ils partis et se laisseront-ils voir de nouveau.
Mais que Spilett et Harbert s’embusquent derriиre les roches, et
feu sur tout ce qui apparaоtra.»

Les ordres de l’ingйnieur furent exйcutйs, et, pendant que le
reporter et le jeune garзon, les deux plus adroits tireurs de la
colonie, se postaient а bonne portйe, mais hors de la vue des
singes, Nab, Pencroff et Cyrus Smith gravissaient le plateau et
gagnaient la forкt pour tuer quelque gibier, car l’heure du
dйjeuner йtait venue, et, en fait de vivres, il ne restait plus
rien. Au bout d’une demi-heure, les chasseurs revinrent avec
quelques pigeons de roche, que l’on fit rфtir tant bien que mal.
Pas un singe n’avait reparu.

Gйdйon Spilett et Harbert allиrent prendre leur part du dйjeuner,
pendant que Top veillait sous les fenкtres. Puis, aprиs avoir
mangй, ils retournиrent а leur poste. Deux heures plus tard, la
situation ne s’йtait encore aucunement modifiйe. Les quadrumanes
ne donnaient plus aucun signe d’existence, et c’йtait а croire
qu’ils avaient disparu; mais ce qui paraissait le plus probable,
c’est qu’effrayйs par la mort de l’un d’eux, йpouvantйs par les
dйtonations des armes, ils se tenaient cois au fond des chambres
de Granite-House, ou mкme dans le magasin. Et quand on songeait
aux richesses que renfermait ce magasin, la patience, tant
recommandйe par l’ingйnieur, finissait par dйgйnйrer en violente
irritation, et, franchement, il y avait de quoi.

«Dйcidйment, c’est trop bкte, dit enfin le reporter, et il n’y a
vraiment pas de raison pour que cela finisse!

-- Il faut pourtant faire dйguerpir ces chenapans-lа! s’йcria
Pencroff. Nous en viendrions bien а bout, quand mкme ils seraient
une vingtaine, mais, pour cela, il faut les combattre corps а
corps! Ah за! N’y a-t-il donc pas un moyen d’arriver jusqu’а eux?

-- Si, rйpondit alors l’ingйnieur, dont une idйe venait de
traverser l’esprit.

-- Un? dit Pencroff. Eh bien, c’est le bon, puisqu’il n’y en a pas
d’autres! Et quel est-il?

-- Essayons de redescendre а Granite-House par l’ancien dйversoir
du lac, rйpondit l’ingйnieur.

-- Ah! Mille et mille diables! s’йcria le marin. Et je n’ai pas
pensй а cela!»

C’йtait, en effet, le seul moyen de pйnйtrer dans Granite-House,
afin d’y combattre la bande et de l’expulser. L’orifice du
dйversoir йtait, il est vrai, fermй par un mur de pierres
cimentйes, qu’il serait nйcessaire de sacrifier, mais on en serait
quitte pour le refaire. Heureusement, Cyrus Smith n’avait pas
encore effectuй son projet de dissimuler cet orifice en le noyant
sous les eaux du lac, car alors l’opйration eыt demandй un certain
temps.

Il йtait dйjа plus de midi, quand les colons, bien armйs et munis
de pics et de pioches, quittиrent les Cheminйes, passиrent sous
les fenкtres de Granite-House, aprиs avoir ordonnй а Top de rester
а son poste, et se disposиrent а remonter la rive gauche de la
Mercy, afin de gagner le plateau de Grande-vue.

Mais ils n’avaient pas fait cinquante pas dans cette direction,
qu’ils entendirent les aboiements furieux du chien. C’йtait comme
un appel dйsespйrй.

Ils s’arrкtиrent.

«Courons!» dit Pencroff.

Et tous de redescendre la berge а toutes jambes.

Arrivйs au tournant, ils virent que la situation avait changй. En
effet, les singes, pris d’un effroi subit, provoquй par quelque
cause inconnue, cherchaient а s’enfuir. Deux ou trois couraient et
sautaient d’une fenкtre а l’autre avec une agilitй de clowns. Ils
ne cherchaient mкme pas а replacer l’йchelle, par laquelle il leur
eыt йtй facile de descendre, et, dans leur йpouvante, peut-кtre
avaient-ils oubliй ce moyen de dйguerpir. Bientфt, cinq ou six
furent en position d’кtre tirйs, et les colons, les visant а
l’aise, firent feu. Les uns, blessйs ou tuйs, retombиrent au
dedans des chambres, en poussant des cris aigus. Les autres,
prйcipitйs au dehors, se brisиrent dans leur chute, et, quelques
instants aprиs, on pouvait supposer qu’il n’y avait plus un
quadrumane vivant dans Granite-House.

«Hurrah! s’йcria Pencroff, hurrah! Hurrah!

-- Pas tant de hurrahs! dit Gйdйon Spilett.

-- Pourquoi? Ils sont tous tuйs, rйpondit le marin.

-- D’accord, mais cela ne nous donne pas le moyen de rentrer chez
nous.

-- Allons au dйversoir! rйpliqua Pencroff.

-- Sans doute, dit l’ingйnieur. Cependant, il eыt йtй
prйfйrable...»

En ce moment, et comme une rйponse faite а l’observation de Cyrus
Smith, on vit l’йchelle glisser sur le seuil de la porte, puis se
dйrouler et retomber jusqu’au sol.

«Ah! Mille pipes! Voilа qui est fort! s’йcria le marin en
regardant Cyrus Smith.

-- Trop fort! murmura l’ingйnieur, qui s’йlanзa le premier sur
l’йchelle.

-- Prenez garde, Monsieur Cyrus! s’йcria Pencroff, s’il y a encore
quelques-uns de ces sagouins...

-- Nous verrons bien», rйpondit l’ingйnieur sans s’arrкter.

Tous ses compagnons le suivirent, et, en une minute, ils йtaient
arrivйs au seuil de la porte.

On chercha partout. Personne dans les chambres, ni dans le magasin
qui avait йtй respectй par la bande des quadrumanes.

«Ah за, et l’йchelle? s’йcria le marin. Quel est donc le gentleman
qui nous l’a renvoyйe?»

Mais, en ce moment, un cri se fit entendre, et un grand singe, qui
s’йtait rйfugiй dans le couloir, se prйcipita dans la salle,
poursuivi par Nab.

«Ah! Le bandit!» s’йcria Pencroff.

Et la hache а la main, il allait fendre la tкte de l’animal,
lorsque Cyrus Smith l’arrкta et lui dit:

«Йpargnez-le, Pencroff.

-- Que je fasse grвce а ce moricaud?

-- Oui! C’est lui qui nous a jetй l’йchelle!»

Et l’ingйnieur dit cela d’une voix si singuliиre, qu’il eыt йtй
difficile de savoir s’il parlait sйrieusement ou non.

Nйanmoins, on se jeta sur le singe, qui, aprиs s’кtre dйfendu
vaillamment, fut terrassй et garrottй.

«Ouf! s’йcria Pencroff. Et qu’est-ce que nous en ferons
maintenant?

-- Un domestique!» rйpondit Harbert.

Et en parlant ainsi, le jeune garзon ne plaisantait pas tout а
fait, car il savait le parti que l’on peut tirer de cette race
intelligente des quadrumanes.

Les colons s’approchиrent alors du singe et le considйrиrent
attentivement. Il appartenait bien а cette espиce des
anthropomorphes dont l’angle facial n’est pas sensiblement
infйrieur а celui des australiens et des hottentots. C’йtait un
orang, et qui, comme tel, n’avait ni la fйrocitй du babouin, ni
l’irrйflexion du macaque, ni la malpropretй du sagouin, ni les
impatiences du magot, ni les mauvais instincts du cynocйphale.
C’est а cette famille des anthropomorphes que se rapportent tant
de traits qui indiquent chez ces animaux une intelligence quasi-
humaine. Employйs dans les maisons, ils peuvent servir а table,
nettoyer les chambres, soigner les habits, cirer les souliers,
manier adroitement le couteau, la cuiller et la fourchette, et
mкme boire le vin... tout aussi bien que le meilleur domestique а
deux pieds sans plumes. On sait que Buffon possйda un de ces
singes, qui le servit longtemps comme un serviteur fidиle et zйlй.

Celui qui йtait alors garrottй dans la salle de Granite-House
йtait un grand diable, haut de six pieds, corps admirablement
proportionnй, poitrine large, tкte de grosseur moyenne, angle
facial atteignant soixante-cinq degrйs, crвne arrondi, nez
saillant, peau recouverte d’un poil poli, doux et luisant, --
enfin un type accompli des anthropomorphes. Ses yeux, un peu plus
petits que des yeux humains, brillaient d’une intelligente
vivacitй; ses dents blanches resplendissaient sous sa moustache,
et il portait une petite barbe frisйe de couleur noisette.

«Un beau gars! dit Pencroff. Si seulement on connaissait sa
langue, on pourrait lui parler!

-- Ainsi, dit Nab, c’est sйrieux, mon maоtre? Nous allons le
prendre comme domestique?

-- Oui, Nab, rйpondit en souriant l’ingйnieur. Mais ne sois pas
jaloux!

-- Et j’espиre qu’il fera un excellent serviteur, ajouta Harbert.
Il paraоt jeune, son йducation sera facile, et nous ne serons pas
obligйs, pour le soumettre, d’employer la force, ni de lui
arracher les canines, comme on fait en pareille circonstance! Il
ne peut que s’attacher а des maоtres qui seront bons pour lui.

-- Et on le sera», rйpondit Pencroff, qui avait oubliй toute sa
rancune contre «les farceurs.»

Puis, s’approchant de l’orang:

«Eh bien, mon garзon, lui demanda-t-il, comment cela va-t-il?»

L’orang rйpondit par un petit grognement qui ne dйnotait pas trop
de mauvaise humeur.

«Nous voulons donc faire partie de la colonie? demanda le marin.
Nous allons donc entrer au service de M Cyrus Smith?»

Nouveau grognement approbateur du singe.

«Et nous nous contenterons de notre nourriture pour tout gage?»

Troisiиme grognement affirmatif.

«Sa conversation est un peu monotone, fit observer Gйdйon Spilett.

-- Bon! rйpliqua Pencroff, les meilleurs domestiques sont ceux qui
parlent le moins. Et puis, pas de gages! -- entendez-vous, mon
garзon? Pour commencer, nous ne vous donnerons pas de gages, mais
nous les doublerons plus tard, si nous sommes contents de vous!»

C’est ainsi que la colonie s’accrut d’un nouveau membre, qui
devait lui rendre plus d’un service.

Quant au nom dont on l’appellerait, le marin demanda qu’en
souvenir d’un autre singe qu’il avait connu, il fыt appelй
Jupiter, et Jup par abrйviation.

Et voilа comme, sans plus de faзons, maоtre Jup fut installй а
Granite-House.

CHAPITRE VII

Les colons de l’оle Lincoln avaient donc reconquis leur domicile,
sans avoir йtй obligйs de suivre l’ancien dйversoir, ce qui leur
йpargna des travaux de maзonnerie. Il йtait heureux, en vйritй,
qu’au moment oщ ils se disposaient а le faire, la bande de singes
eыt йtй prise d’une terreur, non moins subite qu’inexplicable, qui
les avait chassйs de Granite-House. Ces animaux avaient-ils donc
pressenti qu’un assaut sйrieux allait leur кtre donnй par une
autre voie? C’йtait а peu prиs la seule faзon d’interprйter leur
mouvement de retraite.

Pendant les derniиres heures de cette journйe, les cadavres des
singes furent transportйs dans le bois, oщ on les enterra; puis,
les colons s’employиrent а rйparer le dйsordre causй par les
intrus, -- dйsordre et non dйgвt, car s’ils avaient bouleversй le
mobilier des chambres, du moins n’avaient-ils rien brisй.

Nab ralluma ses fourneaux, et les rйserves de l’office fournirent
un repas substantiel auquel tous firent largement honneur.

Jup ne fut point oubliй, et il mangea avec appйtit des amandes de
pignon et des racines de rhyomes, dont il se vit abondamment
approvisionnй. Pencroff avait dйliй ses bras, mais il jugea
convenable de lui laisser les entraves aux jambes jusqu’au moment
oщ il pourrait compter sur sa rйsignation.

Puis, avant de se coucher, Cyrus Smith et ses compagnons, assis
autour de la table, discutиrent quelques projets dont l’exйcution
йtait urgente.

Les plus importants et les plus pressйs йtaient l’йtablissement
d’un pont sur la Mercy, afin de mettre la partie sud de l’оle en
communication avec Granite-House, puis la fondation d’un corral,
destinй au logement des mouflons ou autres animaux а laine qu’il
convenait de capturer.

On le voit, ces deux projets tendaient а rйsoudre la question des
vкtements, qui йtait alors la plus sйrieuse. En effet, le pont
rendrait facile le transport de l’enveloppe du ballon, qui
donnerait le linge, et le corral devait fournir la rйcolte de
laine, qui donnerait les vкtements d’hiver.

Quant а ce corral, l’intention de Cyrus Smith йtait de l’йtablir
aux sources mкmes du Creek-Rouge, lа oщ les ruminants trouveraient
des pвturages qui leur procureraient une nourriture fraоche et
abondante. Dйjа la route entre le plateau de Grande-vue et les
sources йtait en partie frayйe, et avec un chariot mieux
conditionnй que le premier, les charrois seraient plus faciles,
surtout si l’on parvenait а capturer quelque animal de trait.

Mais, s’il n’y avait aucun inconvйnient а ce que le corral fыt
йloignй de Granite-House, il n’en eыt pas йtй de mкme de la basse-
cour, sur laquelle Nab appela l’attention des colons. Il fallait,
en effet, que les volatiles fussent а la portйe du chef de
cuisine, et aucun emplacement ne parut plus favorable а
l’йtablissement de ladite basse-cour que cette portion des rives
du lac qui confinait а l’ancien dйversoir. Les oiseaux aquatiques
y sauraient prospйrer aussi bien que les autres, et le couple de
tinamous, pris dans la derniиre excursion, devait servir а un
premier essai de domestication.

Le lendemain, -- 3 novembre, -- les nouveaux travaux furent
commencйs par la construction du pont, et tous les bras furent
requis pour cette importante besogne.

Scies, haches, ciseaux, marteaux furent chargйs sur les йpaules
des colons, qui, transformйs en charpentiers, descendirent sur la
grиve.

Lа, Pencroff fit une rйflexion:

«Et si, pendant notre absence, il allait prendre fantaisie а
maоtre Jup de retirer cette йchelle qu’il nous a si galamment
renvoyйe hier?

-- Assujettissons-la par son extrйmitй infйrieure», rйpondit Cyrus
Smith.

Ce qui fut fait au moyen de deux pieux, solidement enfoncйs dans
le sable. Puis, les colons, remontant la rive gauche de la Mercy,
arrivиrent bientфt au coude formй par la riviиre.

Lа, ils s’arrкtиrent, afin d’examiner si le pont ne devrait pas
кtre jetй en cet endroit. L’endroit parut convenable. En effet, de
ce point au port Ballon, dйcouvert la veille sur la cфte
mйridionale, il n’y avait qu’une distance de trois milles et demi,
et, du pont au port, il serait aisй de frayer une route
carrossable, qui rendrait les communications faciles entre
Granite-House et le sud de l’оle.

Cyrus Smith fit alors part а ses compagnons d’un projet а la fois
trиs simple а exйcuter et trиs avantageux, qu’il mйditait depuis
quelque temps.

C’йtait d’isoler complиtement le plateau de Grande-vue, afin de le
mettre а l’abri de toute attaque de quadrupиdes ou de quadrumanes.
De cette faзon, Granite-House, les Cheminйes, la basse-cour et
toute la partie supйrieure du plateau, destinйe aux
ensemencements, seraient protйgйes contre les dйprйdations des
animaux.

Rien n’йtait plus facile а exйcuter que ce projet, et voici
comment l’ingйnieur comptait opйrer.

Le plateau se trouvait dйjа dйfendu sur trois cфtйs par des cours
d’eau, soit artificiels, soit naturels: au nord-ouest, par la rive
du lac Grant, depuis l’angle appuyй а l’orifice de l’ancien
dйversoir jusqu’а la coupйe faite а la rive est du lac pour
l’йchappement des eaux; au nord, depuis cette coupйe jusqu’а la
mer, par le nouveau cours d’eau qui s’йtait creusй un lit sur le
plateau et sur la grиve, en amont et en aval de la chute, et il
suffisait, en effet, de creuser le lit de ce creek pour en rendre
le passage impraticable aux animaux; sur toute la lisiиre de
l’est, par la mer elle-mкme, depuis l’embouchure du susdit creek
jusqu’а l’embouchure de la Mercy; au sud, enfin, depuis cette
embouchure jusqu’au coude de la Mercy oщ devait кtre йtabli le
pont.

Restait donc la partie ouest du plateau, comprise entre le coude
de la riviиre et l’angle sud du lac, sur une distance infйrieure а
un mille, qui йtait ouverte а tout venant. Mais rien n’йtait plus
facile que de creuser un fossй, large et profond, qui serait
rempli par les eaux du lac, et dont le trop-plein irait se jeter
par une seconde chute dans le lit de la Mercy. Le niveau du lac
s’abaisserait un peu, sans doute, par suite de ce nouvel
йpanchement de ses eaux, mais Cyrus Smith avait reconnu que le
dйbit du Creek-Rouge йtait assez considйrable pour permettre
l’exйcution de son projet.

«Ainsi donc, ajouta l’ingйnieur, le plateau de Grande-vue sera une
оle vйritable, йtant entourй d’eau de toutes parts, et il ne
communiquera avec le reste de notre domaine que par le pont que
nous allons jeter sur la Mercy, les deux ponceaux dйjа йtablis en
amont et en aval de la chute, et enfin deux autres ponceaux а
construire, l’un sur le fossй que je vous propose de creuser, et
l’autre sur la rive gauche de la Mercy. Or, si ces pont et
ponceaux peuvent кtre levйs а volontй, le plateau de Grande-vue
sera а l’abri de toute surprise.»

Cyrus Smith, afin de se faire mieux comprendre de ses compagnons,
avait dessinй une carte du plateau, et son projet fut
immйdiatement saisi dans tout son ensemble. Aussi un avis unanime
l’approuva-t-il, et Pencroff, brandissant sa hache de charpentier,
de s’йcrier:

«Au pont, d’abord!»

C’йtait le travail le plus urgent. Des arbres furent choisis,
abattus, йbranchйs, dйbitйs en poutrelles, en madriers et en
planches. Ce pont, fixe dans la partie qui s’appuyait а la rive
droite de la Mercy, devait кtre mobile dans la partie qui se
relierait а la rive gauche, de maniиre а pouvoir se relever au
moyen de contre-poids, comme certains ponts d’йcluse.

On le comprend, ce fut un travail considйrable, et s’il fut
habilement conduit, du moins demanda-t-il un certain temps, car la
Mercy йtait large de quatre-vingts pieds environ. Il fallut donc
enfoncer des pieux dans le lit de la riviиre, afin de soutenir le
tablier fixe du pont, et йtablir une sonnette pour agir sur les
tкtes de pieux, qui devaient former ainsi deux arches et permettre
au pont de supporter de lourds fardeaux.

Trиs heureusement ne manquaient ni les outils pour travailler le
bois, ni les ferrures pour le consolider, ni l’ingйniositй d’un
homme qui s’entendait merveilleusement а ces travaux, ni enfin le
zиle de ses compagnons, qui, depuis sept mois, avaient
nйcessairement acquis une grande habiletй de main.

Et il faut le dire, Gйdйon Spilett n’йtait pas le plus maladroit
et luttait d’adresse avec le marin lui-mкme», qui n’aurait jamais
tant attendu d’un simple journaliste!»

La construction du pont de la Mercy dura trois semaines, qui
furent trиs sйrieusement occupйes. On dйjeunait sur le lieu mкme
des travaux, et, le temps йtant magnifique alors, on ne rentrait
que pour souper а Granite-House.

Pendant cette pйriode, on put constater que maоtre Jup
s’acclimatait aisйment et se familiarisait avec ses nouveaux
maоtres, qu’il regardait toujours d’un oeil extrкmement curieux.
Cependant, par mesure de prйcaution, Pencroff ne lui laissait pas
encore libertй complиte de ses mouvements, voulant attendre, avec
raison, que les limites du plateau eussent йtй rendues
infranchissables par suite des travaux projetйs. Top et Jup
йtaient au mieux et jouaient volontiers ensemble, mais Jup faisait
tout gravement.

Le 20 novembre, le pont fut terminй. Sa partie mobile, йquilibrйe
par des contre-poids, basculait aisйment, et il ne fallait qu’un
lйger effort pour la relever; entre sa charniиre et la derniиre
traverse sur laquelle elle venait s’appuyer, quand on la
refermait, il existait un intervalle de vingt pieds, qui йtait
suffisamment large pour que les animaux ne pussent le franchir.

Il fut alors question d’aller chercher l’enveloppe de l’aйrostat,
que les colons avaient hвte de mettre en complиte sыretй; mais
pour la transporter, il y avait nйcessitй de conduire un chariot
jusqu’au port Ballon, et, par consйquent, nйcessitй de frayer une
route а travers les йpais massifs du Far-West. Cela exigeait un
certain temps. Aussi Nab et Pencroff poussиrent-ils d’abord une
reconnaissance jusqu’au port, et comme ils constatиrent que le
«stock de toile «ne souffrait aucunement dans la grotte oщ il
avait йtй emmagasinй, il fut dйcidй que les travaux relatifs au
plateau de Grande-vue seraient poursuivis sans discontinuer.

«Cela, fit observer Pencroff, nous permettra d’йtablir notre
basse-cour dans des conditions meilleures, puisque nous n’aurons а
craindre ni la visite des renards, ni l’agression d’autres bкtes
nuisibles.

-- Sans compter, ajouta Nab, que nous pourrons dйfricher le
plateau, y transplanter les plantes sauvages...

-- Et prйparer notre second champ de blй!» s’йcria le marin d’un
air triomphant.

C’est qu’en effet le premier champ de blй, ensemencй uniquement
d’un seul grain, avait admirablement prospйrй, grвce aux soins de
Pencroff. Il avait produit les dix йpis annoncйs par l’ingйnieur,
et, chaque йpi portant quatre-vingts grains, la colonie se
trouvait а la tкte de huit cents grains, -- en six mois, -- ce qui
promettait une double rйcolte chaque annйe.

Ces huit cents grains, moins une cinquantaine, qui furent rйservйs
par prudence, devaient donc кtre semйs dans un nouveau champ, et
avec non moins de soin que le grain unique.

Le champ fut prйparй, puis entourй d’une forte palissade, haute et
aiguл, que les quadrupиdes eussent trиs difficilement franchie.
Quant aux oiseaux, des tourniquets criards et des mannequins
effrayants, dus а l’imagination fantasque de Pencroff, suffirent а
les йcarter. Les sept cent cinquante grains furent alors dйposйs
dans de petits sillons bien rйguliers, et la nature dut faire le
reste.

Le 21 novembre, Cyrus Smith commenзa а dessiner le fossй qui
devait fermer le plateau а l’ouest, depuis l’angle sud du lac
Grant jusqu’au coude de la Mercy. Il y avait lа deux а trois pieds
de terre vйgйtale, et, au-dessous, le granit. Il fallut donc
fabriquer а nouveau de la nitro-glycйrine, et la nitro-glycйrine
fit son effet accoutumй. En moins de quinze jours, un fossй large
de douze pieds, profond de six, fut creusй dans le dur sol du
plateau. Une nouvelle saignйe fut, par le mкme moyen, pratiquйe а
la lisiиre rocheuse du lac, et les eaux se prйcipitиrent dans ce
nouveau lit, en formant un petit cours d’eau auquel on donna le
nom de «Creek-Glycйrine» et qui devint un affluent de la Mercy.
Ainsi que l’avait annoncй l’ingйnieur, le niveau du lac baissa,
mais d’une faзon presque insensible. Enfin, pour complйter la
clфture, le lit du ruisseau de la grиve fut considйrablement
йlargi, et on maintint les sables au moyen d’une double palissade.

Avec la premiиre quinzaine de dйcembre, ces travaux furent
dйfinitivement achevйs, et le plateau de Grande-vue, c’est-а-dire
une sorte de pentagone irrйgulier ayant un pйrimиtre de quatre
milles environ, entourй d’une ceinture liquide, fut absolument а
l’abri de toute agression.

Pendant ce mois de dйcembre, la chaleur fut trиs forte. Cependant
les colons ne voulurent point suspendre l’exйcution de leurs
projets, et, comme il devenait urgent d’organiser la basse-cour,
on procйda а son organisation.

Inutile de dire que, depuis la fermeture complиte du plateau,
maоtre Jup avait йtй mis en libertй. Il ne quittait plus ses
maоtres et ne manifestait aucune envie de s’йchapper. C’йtait un
animal doux, trиs vigoureux pourtant, et d’une agilitй
surprenante. Ah! quand il s’agissait d’escalader l’йchelle de
Granite-House, nul n’eыt pu rivaliser avec lui. On l’employait
dйjа а quelques travaux: il traоnait des charges de bois et
charriait les pierres qui avaient йtй extraites du lit du Creek-
Glycйrine.

«Ce n’est pas encore un maзon, mais c’est dйjа un singe!» disait
plaisamment Harbert, en faisant allusion а ce surnom de «singe»
que les maзons donnent а leurs apprentis. Et si jamais nom fut
justifiй, c’йtait bien celui-lа!

La basse-cour occupa une aire de deux cents yards carrйs, qui fut
choisie sur la rive sud-est du lac.

On l’entoura d’une palissade, et on construisit diffйrents abris
pour les animaux qui devaient la peupler. C’йtaient des cahutes de
branchages, divisйes en compartiments, qui n’attendirent bientфt
plus que leurs hфtes.

Les premiers furent le couple de tinamous, qui ne tardиrent pas а
donner de nombreux petits. Ils eurent pour compagnons une demi-
douzaine de canards, habituйs des bords du lac. Quelques-uns
appartenaient а cette espиce chinoise, dont les ailes s’ouvrent en
йventail, et qui, par l’йclat et la vivacitй de leur plumage,
rivalisent avec les faisans dorйs. Quelques jours aprиs, Harbert
s’empara d’un couple de gallinacйs а queue arrondie et faite de
longues pennes, de magnifiques «alectors», qui ne tardиrent pas а
s’apprivoiser. Quant aux pйlicans, aux martins-pкcheurs, aux
poules d’eau, ils vinrent d’eux-mкmes au rivage de la basse-cour,
et tout ce petit monde, aprиs quelques disputes, roucoulant,
piaillant, gloussant, finit par s’entendre, et s’accrut dans une
proportion rassurante pour l’alimentation future de la colonie.

Cyrus Smith, voulant aussi complйter son oeuvre, йtablit un
pigeonnier dans un angle de la basse-cour.

On y logea une douzaine de ces pigeons qui frйquentaient les hauts
rocs du plateau. Ces oiseaux s’habituиrent aisйment а rentrer
chaque soir а leur nouvelle demeure, et montrиrent plus de
propension а se domestiquer que les ramiers leurs congйnиres, qui,
d’ailleurs, ne se reproduisent qu’а l’йtat sauvage. Enfin, le
moment йtait venu d’utiliser, pour la confection du linge,
l’enveloppe de l’aйrostat, car, quant а la garder sous cette forme
et а se risquer dans un ballon а air chaud pour quitter l’оle, au-
dessus d’une mer pour ainsi dire sans limites, ce n’eыt йtй
admissible que pour des gens qui auraient manquй de tout, et Cyrus
Smith, esprit pratique, n’y pouvait songer.

Il s’agissait donc de rapporter l’enveloppe а Granite-House, et
les colons s’occupиrent de rendre leur lourd chariot plus maniable
et plus lйger. Mais si le vйhicule ne manquait pas, le moteur
йtait encore а trouver! N’existait-il donc pas dans l’оle quelque
ruminant d’espиce indigиne qui pыt remplacer cheval, вne, boeuf ou
vache? C’йtait la question.

«En vйritй, disait Pencroff, une bкte de trait nous serait fort
utile, en attendant que M Cyrus voulыt bien construire un chariot
а vapeur, ou mкme une locomotive, car certainement, un jour, nous
aurons un chemin de fer de Granite-House au port Ballon, avec
embranchement sur le mont Franklin!»

Et l’honnкte marin, en parlant ainsi, croyait ce qu’il disait! Oh!
Imagination, quand la foi s’en mкle!

Mais, pour ne rien exagйrer, un simple quadrupиde attelable eыt
bien fait l’affaire de Pencroff, et comme la providence avait un
faible pour lui, elle ne le fit pas languir. Un jour, le 23
dйcembre, on entendit а la fois Nab crier et Top aboyer а qui
mieux mieux. Les colons, occupйs aux Cheminйes, accoururent
aussitфt, craignant quelque fвcheux incident. Que virent-ils? Deux
beaux animaux de grande taille, qui s’йtaient imprudemment
aventurйs sur le plateau, dont les ponceaux n’avaient pas йtй
fermйs. On eыt dit deux chevaux, ou tout au moins deux вnes, mвle
et femelle, formes fines, pelage isabelle, jambes et queue
blanches, zйbrйs de raies noires sur la tкte, le cou et le tronc.
Ils s’avanзaient tranquillement, sans marquer aucune inquiйtude,
et ils regardaient d’un oeil vif ces hommes, dans lesquels ils ne
pouvaient encore reconnaоtre des maоtres.

«Ce sont des onaggas! s’йcria Harbert, des quadrupиdes qui
tiennent le milieu entre le zиbre et le couagga!

-- Pourquoi pas des вnes? demanda Nab.

-- Parce qu’ils n’ont point les oreilles longues et que leurs
formes sont plus gracieuses!

-- Вnes ou chevaux, riposta Pencroff, ce sont des «moteurs», comme
dirait M Smith, et, comme tels, bons а capturer!»

Le marin, sans effrayer les deux animaux, se glissant entre les
herbes jusqu’au ponceau du Creek-Glycйrine, le fit basculer, et
les onaggas furent prisonniers.

Maintenant, s’emparerait-on d’eux par la violence et les
soumettrait-on а une domestication forcйe? Non.

Il fut dйcidй que, pendant quelques jours, on les laisserait aller
et venir librement sur le plateau, oщ l’herbe йtait abondante, et
immйdiatement l’ingйnieur fit construire prиs de la basse-cour une
йcurie, dans laquelle les onaggas devaient trouver, avec une bonne
litiиre, un refuge pendant la nuit.

Ainsi donc, ce couple magnifique fut laissй entiиrement libre de
ses mouvements, et les colons йvitиrent mкme de l’effrayer en
s’approchant.

Plusieurs fois, cependant, les onaggas parurent йprouver le besoin
de quitter ce plateau, trop restreint pour eux, habituйs aux
larges espaces et aux forкts profondes. On les voyait, alors,
suivre la ceinture d’eau qui leur opposait une infranchissable
barriиre, jeter quelques braiments aigus, puis galoper а travers
les herbes, et, le calme revenu, ils restaient des heures entiиres
а considйrer ces grands bois qui leur йtaient fermйs sans retour!

Cependant, des harnais et des traits en fibres vйgйtales avaient
йtй confectionnйs, et quelques jours aprиs la capture des onaggas,
non seulement le chariot йtait prкt а кtre attelй, mais une route
droite, ou plutфt une coupйe avait йtй faite а travers la forкt du
Far-West, depuis le coude de la Mercy jusqu’au port Ballon. On
pouvait donc y conduire le chariot, et ce fut vers la fin de
dйcembre qu’on essaya pour la premiиre fois les onaggas.

Pencroff avait dйjа assez amadouй ces animaux pour qu’ils vinssent
lui manger dans la main, et ils se laissaient approcher sans
difficultй, mais, une fois attelйs, ils se cabrиrent, et on eut
grand’peine а les contenir. Cependant ils ne devaient pas tarder а
se plier а ce nouveau service, car l’onagga, moins rebelle que le
zиbre, s’attelle frйquemment dans les parties montagneuses de
l’Afrique australe, et on a mкme pu l’acclimater en Europe sous
des zones relativement froides.

Ce jour-lа, toute la colonie, sauf Pencroff, qui marchait а la
tкte de ses bкtes, monta dans le chariot et prit la route du port
Ballon. Si l’on fut cahotй sur cette route а peine йbauchйe, cela
va sans dire; mais le vйhicule arriva sans encombre, et, le jour
mкme, on put y charger l’enveloppe et les divers agrиs de
l’aйrostat.

А huit heures du soir, le chariot, aprиs avoir repassй le pont de
la Mercy, redescendait la rive gauche de la riviиre et s’arrкtait
sur la grиve. Les onaggas йtaient dйtelйs, puis ramenйs а leur
йcurie, et Pencroff, avant de s’endormir, poussait un soupir de
satisfaction qui fit bruyamment retentir les йchos de Granite-
House.

CHAPITRE VIII

La premiиre semaine de janvier fut consacrйe а la confection du
linge nйcessaire а la colonie. Les aiguilles trouvйes dans la
caisse fonctionnиrent entre des doigts vigoureux, sinon dйlicats,
et on peut affirmer que ce qui fut cousu le fut solidement.

Le fil ne manqua pas, grвce а l’idйe qu’eut Cyrus Smith de
rйemployer celui qui avait dйjа servi а la couture des bandes de
l’aйrostat. Ces longues bandes furent dйcousues avec une patience
admirable par Gйdйon Spilett et Harbert, car Pencroff avait dы

Renoncer а ce travail, qui l’agaзait outre mesure; mais quand il
se fut agi de coudre, il n’eut pas son йgal. Personne n’ignore, en
effet, que les marins ont une aptitude remarquable pour le mйtier
de couturiиre.

Les toiles qui composaient l’enveloppe de l’aйrostat furent
ensuite dйgraissйes au moyen de soude et de potasse obtenues par
incinйration de plantes, de telle sorte que le coton, dйbarrassй
du vernis, reprit sa souplesse et son йlasticitй naturelles; puis,
soumis а l’action dйcolorante de l’atmosphиre, il acquit une
blancheur parfaite. Quelques douzaines de chemises et de
chaussettes -- celles-ci non tricotйes, bien entendu, mais faites
de toiles cousues -- furent ainsi prйparйes. Quelle jouissance ce
fut pour les colons de revкtir enfin du linge blanc -- linge trиs
rude sans doute, mais ils n’en йtaient pas а s’inquiйter de si peu
-- et de se coucher entre des draps, qui firent des couchettes de
Granite-House des lits tout а fait sйrieux.

Ce fut aussi vers cette йpoque que l’on confectionna des
chaussures en cuir de phoque, qui vinrent remplacer а propos les
souliers et les bottes apportйs d’Amйrique. On peut affirmer que
ces nouvelles chaussures furent larges et longues et ne gкnиrent
jamais le pied des marcheurs!

Avec le dйbut de l’annйe 1866, les chaleurs furent persistantes,
mais la chasse sous bois ne chфma point. Agoutis, pйcaris,
cabiais, kangourous, gibiers de poil et de plume fourmillaient
vйritablement, et Gйdйon Spilett et Harbert йtaient trop bons
tireurs pour perdre dйsormais un seul coup de fusil.

Cyrus Smith leur recommandait toujours de mйnager les munitions,
et il prit des mesures pour remplacer la poudre et le plomb qui
avaient йtй trouvйs dans la caisse, et qu’il voulait rйserver pour
l’avenir.

Savait-il, en effet, oщ le hasard pourrait jeter un jour, lui et
les siens, dans le cas oщ ils quitteraient leur domaine? Il
fallait donc parer а toutes les nйcessitйs de l’inconnu, et
mйnager les munitions, en leur substituant d’autres substances
aisйment renouvelables.

Pour remplacer le plomb, dont Cyrus Smith n’avait rencontrй aucune
trace dans l’оle, il employa sans trop de dйsavantage de la
grenaille de fer, qui йtait facile а fabriquer. Ces grains n’ayant
pas la pesanteur des grains de plomb, il dut les faire plus gros,
et chaque charge en contint moins, mais l’adresse des chasseurs
supplйa а ce dйfaut. Quant а la poudre, Cyrus Smith aurait pu en
faire, car il avait а sa disposition du salpкtre, du soufre et du
charbon; mais cette prйparation demande des soins extrкmes, et,
sans un outillage spйcial, il est difficile de la produire en
bonne qualitй.

Cyrus Smith prйfйra donc fabriquer du pyroxyle, c’est-а-dire du
fulmi-coton, substance dans laquelle le coton n’est pas
indispensable, car il n’y entre que comme cellulose. Or, la
cellulose n’est autre chose que le tissu йlйmentaire des vйgйtaux,
et elle se trouve а peu prиs а l’йtat de puretй, non seulement
dans le coton, mais dans les fibres textiles du chanvre et du lin,
dans le papier, le vieux linge, la moelle de sureau, etc. Or,
prйcisйment, les sureaux abondaient dans l’оle, vers l’embouchure
du Creek-Rouge, et les colons employaient dйjа en guise de cafй
les baies de ces arbrisseaux, qui appartiennent а la famille des
caprifoliacйes.

Ainsi donc, cette moelle de sureau, c’est-а-dire la cellulose, il
suffisait de la rйcolter, et, quant а l’autre substance nйcessaire
а la fabrication du pyroxyle, ce n’йtait que de l’acide azotique
fumant.

Or, Cyrus Smith, ayant de l’acide sulfurique а sa disposition,
avait dйjа pu facilement produire de l’acide azotique, en
attaquant le salpкtre que lui fournissait la nature.

Il rйsolut donc de fabriquer et d’employer du pyroxyle, tout en
lui reconnaissant d’assez graves inconvйnients, c’est-а-dire une
grande inйgalitй d’effet, une excessive inflammabilitй, puisqu’il
s’enflamme а cent soixante-dix degrйs au lieu de deux cent
quarante, et enfin une dйflagration trop instantanйe qui peut
dйgrader les armes а feu. En revanche, les avantages du pyroxyle
consistaient en ceci, qu’il ne s’altйrait pas par l’humiditй,
qu’il n’encrassait pas le canon des fusils, et que sa force
propulsive йtait quadruple de celle de la poudre ordinaire.

Pour faire le pyroxyle, il suffit de plonger pendant un quart
d’heure de la cellulose dans de l’acide azotique fumant, puis de
laver а grande eau et de faire sйcher. On le voit, rien n’est plus
simple.

Cyrus Smith n’avait а sa disposition que de l’acide azotique
ordinaire, et non de l’acide azotique fumant ou monohydratй,
c’est-а-dire de l’acide qui йmet des vapeurs blanchвtres au
contact de l’air humide; mais en substituant а ce dernier de
l’acide azotique ordinaire, mйlangй dans la proportion de trois
volumes а cinq volumes d’acide sulfurique concentrй, l’ingйnieur
devait obtenir le mкme rйsultat, et il l’obtint. Les chasseurs de
l’оle eurent donc bientфt а leur disposition une substance
parfaitement prйparйe, et qui, employйe avec discrйtion, donna
d’excellents rйsultats.

Vers cette йpoque, les colons dйfrichиrent trois acres du plateau
de Grande-vue, et le reste fut conservй а l’йtat de prairies pour
l’entretien des onaggas. Plusieurs excursions furent faites dans
les forкts du Jacamar et du Far-West, et l’on rapporta une
vйritable rйcolte de vйgйtaux sauvages, йpinards, cresson,
raifort, raves, qu’une culture intelligente devait bientфt
modifier, et qui allaient tempйrer le rйgime d’alimentation azotйe
auquel avaient йtй jusque-lа soumis les colons de l’оle Lincoln.
On vйhicula йgalement de notables quantitйs de bois et de charbon.
Chaque excursion йtait, en mкme temps, un moyen d’amйliorer les
routes, dont la chaussйe se tassait peu а peu sous les roues du
chariot.

La garenne fournissait toujours son contingent de lapins aux
offices de Granite-House. Comme elle йtait situйe un peu au dehors
du point oщ s’annonзait le Creek-Glycйrine, ses hфtes ne pouvaient
pйnйtrer sur le plateau rйservй, ni ravager, par consйquent, les
plantations nouvellement faites. Quant а l’huоtriиre, disposйe au
milieu des rocs de la plage et dont les produits йtaient
frйquemment renouvelйs, elle donnait quotidiennement d’excellents
mollusques. En outre, la pкche, soit dans les eaux du lac, soit
dans le courant de la Mercy, ne tarda pas а кtre fructueuse, car
Pencroff avait installй des lignes de fond, armйes d’hameзons de
fer, auxquels se prenaient frйquemment de belles truites et
certains poissons, extrкmement savoureux, dont les flancs argentйs
йtaient semйs de petites taches jaunвtres. Aussi maоtre Nab,
chargй des soins culinaires, pouvait-il varier agrйablement le
menu de chaque repas. Seul, le pain manquait encore а la table des
colons, et, on l’a dit, c’йtait une privation а laquelle ils
йtaient vraiment sensibles.

On fit aussi, vers cette йpoque, la chasse aux tortues marines,
qui frйquentaient les plages du cap Mandibule. En cet endroit, la
grиve йtait hйrissйe de petites boursouflures, renfermant des
oeufs parfaitement sphйriques, а coque blanche et dure, et dont
l’albumine a la propriйtй de ne point se coaguler comme celle des
oeufs d’oiseaux. C’йtait le soleil qui se chargeait de les faire
йclore, et leur nombre йtait naturellement trиs considйrable,
puisque chaque tortue peut en pondre annuellement jusqu’а deux
cent cinquante.

«Un vйritable champ d’oeufs, fit observer Gйdйon Spilett, et il
n’y a qu’а les rйcolter.»

Mais on ne se contenta pas des produits, on fit aussi la chasse
aux producteurs, chasse qui permit de rapporter а Granite-House
une douzaine de ces chйloniens, vйritablement trиs estimables au
point de vue alimentaire. Le bouillon de tortue, relevй d’herbes
aromatiques et agrйmentй de quelques crucifиres, attira souvent
des йloges mйritйs а maоtre Nab, son prйparateur.

Il faut encore citer ici une circonstance heureuse, qui permit de
faire de nouvelles rйserves pour l’hiver. Des saumons vinrent par
bandes s’aventurer dans la Mercy et en remontиrent le cours
pendant plusieurs milles. C’йtait l’йpoque а laquelle les
femelles, allant rechercher des endroits convenables pour frayer,
prйcйdaient les mвles et faisaient grand bruit а travers les eaux
douces. Un millier de ces poissons, qui mesuraient jusqu’а deux
pieds et demi de longueur, s’engouffra ainsi dans la riviиre, et
il suffit d’йtablir quelques barrages pour en retenir une grande
quantitй. On en prit ainsi plusieurs centaines, qui furent salйs
et mis en rйserve pour le temps oщ l’hiver, glaзant les cours
d’eau, rendrait toute pкche impraticable.

Ce fut а cette йpoque que le trиs intelligent Jup fut йlevй aux
fonctions de valet de chambre. Il avait йtй vкtu d’une jaquette,
d’une culotte courte en toile blanche et d’un tablier dont les
poches faisaient son bonheur, car il y fourrait ses mains et ne
souffrait pas qu’on vоnt y fouiller. L’adroit orang avait йtй
merveilleusement stylй par Nab, et on eыt dit que le nиgre et le
singe se comprenaient quand ils causaient ensemble. Jup avait,
d’ailleurs, pour Nab une sympathie rйelle, et Nab la lui rendait.
А moins qu’on n’eыt besoin de ses services, soit pour charrier du
bois, soit pour grimper а la cime de quelque arbre, Jup passait la
plus grande partie de son temps а la cuisine et cherchait а imiter
Nab en tout ce qu’il lui voyait faire. Le maоtre montrait,
d’ailleurs, une patience et mкme un zиle extrкme а instruire son
йlиve, et l’йlиve dйployait une intelligence remarquable а
profiter des leзons que lui donnait son maоtre.

Qu’on juge donc de la satisfaction que procura un jour maоtre Jup
aux convives de Granite-House, quand, la serviette sur le bras, il
vint, sans qu’ils en eussent йtй prйvenus, les servir а table.
Adroit, attentif, il s’acquitta de son service avec une adresse
parfaite, changeant les assiettes, apportant les plats, versant а
boire, le tout avec un sйrieux qui amusa au dernier point les
colons et dont s’enthousiasma Pencroff.

«Jup, du potage!

-- Jup, un peu d’agouti!

-- Jup, une assiette!

-- Jup! Brave Jup! Honnкte Jup!»

On n’entendait que cela, et Jup, sans se dйconcerter jamais,
rйpondait а tout, veillait а tout, et il hocha sa tкte
intelligente, quand Pencroff, refaisant sa plaisanterie du premier
jour, lui dit:

«Dйcidйment, Jup, il faudra vous doubler vos gages!»

Inutile de dire que l’orang йtait alors absolument acclimatй а
Granite-House, et qu’il accompagnait souvent ses maоtres dans la
forкt, sans jamais manifester aucune envie de s’enfuir. Il fallait
le voir, alors, marcher de la faзon la plus amusante, avec une
canne que Pencroff lui avait faite et qu’il portait sur son йpaule
comme un fusil! Si l’on avait besoin de cueillir quelque fruit а
la cime d’un arbre, qu’il йtait vite en haut! Si la roue du
chariot venait а s’embourber, avec quelle vigueur Jup, d’un seul
coup d’йpaule, la remettait en bon chemin!

«Quel gaillard! s’йcriait souvent Pencroff. S’il йtait aussi
mйchant qu’il est bon, il n’y aurait pas moyen d’en venir а bout!»

Ce fut vers la fin de janvier que les colons entreprirent de
grands travaux dans la partie centrale de l’оle. Il avait йtй
dйcidй que, vers les sources du Creek-Rouge, au pied du mont
Franklin, serait fondй un corral, destinй а contenir les
ruminants, dont la prйsence eыt йtй gкnante а Granite-House, et
plus particuliиrement ces mouflons, qui devaient fournir la laine
destinйe а la confection des vкtements d’hiver.

Chaque matin, la colonie, quelquefois tout entiиre, le plus
souvent reprйsentйe seulement par Cyrus Smith, Harbert et
Pencroff, se rendait aux sources du creek, et, les onaggas aidant,
ce n’йtait plus qu’une promenade de cinq milles, sous un dфme de
verdure, par cette route nouvellement tracйe, qui prit le nom de
«route du Corral.»

Lа, un vaste emplacement avait йtй choisi, au revers mкme de la
croupe mйridionale de la montagne. C’йtait une prairie, plantйe de
bouquets d’arbres, situйe au pied mкme d’un contrefort qui la
fermait sur un cфtй. Un petit rio, nй sur ses pentes, aprиs
l’avoir arrosйe diagonalement, allait se perdre dans le Creek-
Rouge. L’herbe йtait fraоche, et les arbres qui croissaient за et
lа permettaient а l’air de circuler librement а sa surface. Il
suffisait donc d’entourer ladite prairie d’une palissade disposйe
circulairement, qui viendrait s’appuyer а chaque extrйmitй sur le
contrefort, et assez йlevйe pour que des animaux, mкme les plus
agiles, ne pussent la franchir. Cette enceinte pourrait contenir,
en mкme temps qu’une centaine d’animaux а cornes, mouflons ou
chиvres sauvages, les petits qui viendraient а naоtre par la
suite.

Le pйrimиtre du corral fut donc tracй par l’ingйnieur, et on dut
procйder а l’abattage des arbres nйcessaires а la construction de
la palissade; mais, comme le percement de la route avait dйjа
nйcessitй le sacrifice d’un certain nombre de troncs, on les
charria, et ils fournirent une centaine de pieux, qui furent
solidement implantйs dans le sol.

А la partie antйrieure de la palissade, une entrйe assez large fut
mйnagйe et fermйe par une porte а deux battants faits de forts
madriers, que devaient consolider des barres extйrieures.

La construction de ce corral ne demanda pas moins de trois
semaines, car, outre les travaux de palissade, Cyrus Smith йleva
de vastes hangars en planches, sous lesquels les ruminants
pourraient se rйfugier.

D’ailleurs, il avait йtй nйcessaire d’йtablir ces constructions
avec une extrкme soliditй, car les mouflons sont de robustes
animaux, et leurs premiиres violences йtaient а craindre. Les
pieux, pointus а leur extrйmitй supйrieure, qui fut durcie au feu,
avaient йtй rendus solidaires au moyen de traverses boulonnйes,
et, de distance en distance, des йtais assuraient la soliditй de
l’ensemble.

Le corral terminй, il s’agissait d’opйrer une grande battue au
pied du mont Franklin, au milieu des pвturages frйquentйs par les
ruminants. Cette opйration se fit le 7 fйvrier, par une belle
journйe d’йtй, et tout le monde y prit part. Les deux onaggas,
assez bien dressйs dйjа et montйs par Gйdйon Spilett et Harbert,
rendirent de grands services dans cette circonstance.

La manoeuvre consistait uniquement а rabattre les mouflons et les
chиvres, en resserrant peu а peu le cercle de battue autour d’eux.
Aussi Cyrus Smith, Pencroff, Nab, Jup se postиrent-ils en divers
points du bois, tandis que les deux cavaliers et Top galopaient
dans un rayon d’un demi-mille autour du corral.

Les mouflons йtaient nombreux dans cette portion de l’оle. Ces
beaux animaux, grands comme des daims, les cornes plus fortes que
celles du bйlier, la toison grisвtre et mкlйe de longs poils,
ressemblaient а des argalis.

Elle fut fatigante, cette journйe de chasse! que d’allйes et
venues, que de courses et contre-courses, que de cris profйrйs!
Sur une centaine de mouflons qui furent rabattus, plus des deux
tiers йchappиrent aux rabatteurs; mais, en fin de compte, une
trentaine de ces ruminants et une dizaine de chиvres sauvages, peu
а peu repoussйs vers le corral, dont la porte ouverte semblait
leur offrir une issue, s’y jetиrent et purent кtre emprisonnйs. En
somme, le rйsultat fut satisfaisant, et les colons n’eurent pas а
se plaindre. La plupart de ces mouflons йtaient des femelles, dont
quelques-unes ne devaient pas tarder а mettre bas. Il йtait donc
certain que le troupeau prospйrerait, et que non seulement la
laine, mais aussi les peaux abonderaient dans un temps peu
йloignй.

Ce soir-lа, les chasseurs revinrent extйnuйs а Granite-House.
Cependant, le lendemain, ils n’en retournиrent pas moins visiter
le corral. Les prisonniers avaient bien essayй de renverser la
palissade, mais ils n’y avaient point rйussi, et ils ne tardиrent
pas а se tenir plus tranquilles.

Pendant ce mois de fйvrier, il ne se passa aucun йvйnement de
quelque importance. Les travaux quotidiens se poursuivirent avec
mйthode, et, en mкme temps qu’on amйliorait les routes du corral
et du port Ballon, une troisiиme fut commencйe, qui, partant de
l’enclos, se dirigea vers la cфte occidentale. La portion encore
inconnue de l’оle Lincoln йtait toujours celle de ces grands bois
qui couvraient la presqu’оle Serpentine, oщ se rйfugiaient les
fauves, dont Gйdйon Spilett comptait bien purger son domaine.

Avant que la froide saison reparыt, les soins les plus assidus
furent donnйs йgalement а la culture des plantes sauvages qui
avaient йtй transplantйes de la forкt sur le plateau de Grande-
vue. Harbert ne revenait guиre d’une excursion sans rapporter
quelques vйgйtaux utiles. Un jour, c’йtaient des йchantillons de
la tribu des chicoracйes, dont la graine mкme pouvait fournir par
la pression une huile excellente; un autre, c’йtait une oseille
commune, dont les propriйtйs anti-scorbutiques n’йtaient point а
dйdaigner; puis, quelques-uns de ces prйcieux tubercules qui ont
йtй cultivйs de tout temps dans l’Amйrique mйridionale, ces pommes
de terre, dont on compte aujourd’hui plus de deux cents espиces.
Le potager, maintenant bien entretenu, bien arrosй, bien dйfendu
contre les oiseaux, йtait divisй en petits carrйs, oщ poussaient
laitues, vitelottes, oseille, raves, raifort et autres crucifиres.
La terre, sur ce plateau, йtait prodigieusement fйconde, et l’on
pouvait espйrer que les rйcoltes y seraient abondantes.

Les boissons variйes ne manquaient pas non plus, et, а la
condition de ne pas exiger de vin, les plus difficiles ne devaient
pas se plaindre. Au thй d’Oswego fourni par les monardes didymes,
et а la liqueur fermentйe extraite des racines du dragonnier,
Cyrus Smith avait ajoutй une vйritable biиre; il la fabriqua avec
les jeunes pousses de «l’abies nigra», qui, aprиs avoir bouilli et
fermentй, donnиrent cette boisson agrйable et particuliиrement
hygiйnique que les anglo-amйricains nomment «spring-berr», c’est-
а-dire biиre de sapin.

Vers la fin de l’йtй, la basse-cour possйdait un beau couple
d’outardes, qui appartenaient а l’espиce «houbara», caractйrisйe
par une sorte de mantelet de plumes, une douzaine de souchets,
dont la mandibule supйrieure йtait prolongйe de chaque cфtй par un
appendice membraneux, et de magnifiques coqs, noirs de crкte, de
caroncule et d’йpiderme, semblables aux coqs de Mozambique, qui se
pavanaient sur la rive du lac.

Ainsi donc, tout rйussissait, grвce а l’activitй de ces hommes
courageux et intelligents. La providence faisait beaucoup pour
eux, sans doute; mais, fidиles au grand prйcepte, ils s’aidaient
d’abord, et le ciel leur venait ensuite en aide.

Aprиs ces chaudes journйes d’йtй, le soir, quand les travaux
йtaient terminйs, au moment oщ se levait la brise de mer, ils
aimaient а s’asseoir sur la lisiиre du plateau de Grande-vue, sous
une sorte de vйranda couverte de plantes grimpantes, que Nab avait
йlevйe de ses propres mains. Lа, ils causaient, ils
s’instruisaient les uns les autres, ils faisaient des plans, et la
grosse bonne humeur du marin rйjouissait incessamment ce petit
monde, dans lequel la plus parfaite harmonie n’avait jamais cessй
de rйgner.

On parlait aussi du pays, de la chиre et grande Amйrique. Oщ en
йtait cette guerre de sйcession?

Elle n’avait йvidemment pu se prolonger! Richmond йtait
promptement tombйe, sans doute, aux mains du gйnйral Grant! La
prise de la capitale des confйdйrйs avait dы кtre le dernier acte
de cette funeste lutte! Maintenant, le nord avait triomphй pour la
bonne cause. Ah! Qu’un journal eыt йtй le bienvenu pour les exilйs
de l’оle Lincoln! Voilа onze mois que toute communication entre
eux et le reste des humains avait йtй interrompue, et, avant peu,
le 24 mars, arrivait l’anniversaire de ce jour oщ le ballon les
jeta sur cette cфte inconnue! Ils n’йtaient alors que des
naufragйs, ne sachant pas mкme s’ils pourraient disputer aux
йlйments leur misйrable vie! Et maintenant, grвce au savoir de
leur chef, grвce а leur propre intelligence, c’йtaient de
vйritables colons, munis d’armes, d’outils, d’instruments, qui
avaient su transformer а leur profit les animaux, les plantes et
les minйraux de l’оle, c’est-а-dire les trois rиgnes de la nature!

Oui! Ils causaient souvent de toutes ces choses et formaient
encore bien des projets d’avenir!

Quant а Cyrus Smith, la plupart du temps silencieux, il йcoutait
ses compagnons plus souvent qu’il ne parlait. Parfois, il souriait
а quelque rйflexion d’Harbert, а quelque boutade de Pencroff,
mais, toujours et partout, il songeait а ces faits inexplicables,
а cette йtrange йnigme dont le secret lui йchappait encore!

CHAPITRE IX

Le temps changea pendant la premiиre semaine de mars.

Il y avait eu pleine lune au commencement du mois, et les chaleurs
йtaient toujours excessives. On sentait que l’atmosphиre йtait
imprйgnйe d’йlectricitй, et une pйriode plus ou moins longue de
temps orageux йtait rйellement а craindre. En effet, le 2, le
tonnerre gronda avec une extrкme violence. Le vent soufflait de
l’est, et la grкle attaqua directement la faзade de Granite-House,
en crйpitant comme une volйe de mitraille. Il fallut fermer
hermйtiquement la porte et les volets des fenкtres, sans quoi tout
eыt йtй inondй а l’intйrieur des chambres. En voyant tomber ces
grкlons, dont quelques-uns avaient la grosseur d’un oeuf de
pigeon, Pencroff n’eut qu’une idйe: c’est que son champ de blй
courait les dangers les plus sйrieux.

Et aussitфt il courut а son champ, oщ les йpis commenзaient dйjа а
lever leur petite tкte verte, et, au moyen d’une grosse toile, il
parvint а protйger sa rйcolte. Il fut lapidй а sa place, mais il
ne s’en plaignit pas.

Ce mauvais temps dura huit jours, pendant lesquels le tonnerre ne
cessa de rouler dans les profondeurs du ciel. Entre deux orages,
on l’entendait encore gronder sourdement hors des limites de
l’horizon; puis, il reprenait avec une nouvelle fureur. Le ciel
йtait zйbrй d’йclairs, et la foudre frappa plusieurs arbres de
l’оle, entre autres un йnorme pin qui s’йlevait prиs du lac, а la
lisiиre de la forкt. Deux ou trois fois aussi, la grиve fut
atteinte par le fluide йlectrique, qui fondit le sable et le
vitrifia. En retrouvant ces fulgurites, l’ingйnieur fut amenй а
croire qu’il serait possible de garnir les fenкtres de vitres
йpaisses et solides, qui pussent dйfier le vent, la pluie et la
grкle.

Les colons, n’ayant pas de travaux pressйs а faire au dehors,
profitиrent du mauvais temps pour travailler а l’intйrieur de
Granite-House, dont l’amйnagement se perfectionnait et se
complйtait de jour en jour. L’ingйnieur installa un tour, qui lui
permit de tourner quelques ustensiles de toilette ou de cuisine,
et particuliиrement des boutons, dont le dйfaut se faisait
vivement sentir. Un rвtelier avait йtй installй pour les armes,
qui йtaient entretenues avec un soin extrкme, et ni les йtagиres,
ni les armoires ne laissaient а dйsirer. On sciait, on rabotait,
on limait, on tournait, et pendant toute cette pйriode de mauvais
temps on n’entendait que le grincement des outils ou les
ronflements du tour, qui rйpondaient aux grondements du tonnerre.

Maоtre Jup n’avait point йtй oubliй, et il occupait une chambre а
part, prиs du magasin gйnйral, sorte de cabine avec cadre toujours
rempli de bonne litiиre, qui lui convenait parfaitement.

«Avec ce brave Jup, jamais de rйcrimination, rйpйtait souvent
Pencroff, jamais de rйponse inconvenante! quel domestique, Nab,
quel domestique!

-- Mon йlиve, rйpondait Nab, et bientфt mon йgal!

-- Ton supйrieur, ripostait en riant le marin, car enfin toi, Nab,
tu parles, et lui, ne parle pas!»

Il va sans dire que Jup йtait maintenant au courant du service. Il
battait les habits, il tournait la broche, il balayait les
chambres, il servait а table, il rangeait le bois, et -- dйtail
qui enchantait Pencroff -- il ne se couchait jamais sans кtre venu
border le digne marin dans son lit.

Quant а la santй des membres de la colonie, bipиdes ou bimanes,
quadrumanes ou quadrupиdes, elle ne laissait rien а dйsirer. Avec
cette vie au grand air, sur ce sol salubre, sous cette zone
tempйrйe, travaillant de la tкte et de la main, ils ne pouvaient
croire que la maladie dыt jamais les atteindre.

Tous se portaient merveilleusement bien, en effet.

Harbert avait dйjа grandi de deux pouces depuis un an. Sa figure
se formait et devenait plus mвle, et il promettait d’кtre un homme
aussi accompli au physique qu’au moral. D’ailleurs, il profitait
pour s’instruire de tous les loisirs que lui laissaient les
occupations manuelles, il lisait les quelques livres trouvйs dans
la caisse, et, aprиs les leзons pratiques qui ressortaient de la
nйcessitй mкme de sa position, il trouvait dans l’ingйnieur pour
les sciences, dans le reporter pour les langues, des maоtres qui
se plaisaient а complйter son йducation.

L’idйe fixe de l’ingйnieur йtait de transmettre au jeune garзon
tout ce qu’il savait, de l’instruire par l’exemple autant que par
la parole, et Harbert profitait largement des leзons de son
professeur.

«Si je meurs, pensait Cyrus Smith, c’est lui qui me remplacera!»

La tempкte prit fin vers le 9 mars, mais le ciel demeura couvert
de nuages pendant tout ce dernier mois de l’йtй. L’atmosphиre,
violemment troublйe par ces commotions йlectriques, ne put
recouvrer sa puretй antйrieure, et il y eut presque invariablement
des pluies et des brouillards, sauf trois ou quatre belles
journйes qui favorisиrent des excursions de toutes sortes.

Vers cette йpoque, l’onagga femelle mit bas un petit qui
appartenait au mкme sexe que sa mиre, et qui vint а merveille. Au
corral, il y eut, dans les mкmes circonstances, accroissement du
troupeau de mouflons, et plusieurs agneaux bкlaient dйjа sous les
hangars, а la grande joie de Nab et d’Harbert, qui avaient chacun
leur favori parmi les nouveaux-nйs.

On tenta aussi un essai de domestication pour les pйcaris, essai
qui rйussit pleinement. Une йtable fut construite prиs de la
basse-cour et compta bientфt plusieurs petits en train de se
civiliser, c’est-а-dire de s’engraisser par les soins de Nab.

Maоtre Jup, chargй de leur apporter la nourriture quotidienne,
eaux de vaisselle, rognures de cuisine, etc., s’acquittait
consciencieusement de sa tвche. Il lui arrivait bien, parfois, de
s’йgayer aux dйpens de ses petits pensionnaires et de leur tirer
la queue, mais c’йtait malice et non mйchancetй, car ces petites
queues tortillйes l’amusaient comme un jouet, et son instinct
йtait celui d’un enfant. Un jour de ce mois de mars, Pencroff,
causant avec l’ingйnieur, rappela а Cyrus Smith une promesse que
celui-ci n’avait pas encore eu le temps de remplir.

«Vous aviez parlй d’un appareil qui supprimerait les longues
йchelles de Granite-House, Monsieur Cyrus, lui dit-il. Est-ce que
vous ne l’йtablirez pas quelque jour?

-- Vous voulez parler d’une sorte d’ascenseur! rйpondit Cyrus
Smith.

-- Appelons cela un ascenseur, si vous voulez, rйpondit le marin.
Le nom n’y fait rien, pourvu que cela nous monte sans fatigue
jusqu’а notre demeure.

-- Rien ne sera plus facile, Pencroff, mais est-ce bien utile?

-- Certes, Monsieur Cyrus. Aprиs nous кtre donnй le nйcessaire,
pensons un peu au confortable. Pour les personnes, ce sera du
luxe, si vous voulez; mais pour les choses, c’est indispensable!
Ce n’est pas dйjа si commode de grimper а une longue йchelle,
quand on est lourdement chargй!

-- Eh bien, Pencroff, nous allons essayer de vous contenter,
rйpondit Cyrus Smith.

-- Mais vous n’avez pas de machine а votre disposition.

-- Nous en ferons.

-- Une machine а vapeur?

-- Non, une machine а eau.»

Et, en effet, pour manoeuvrer son appareil, une force naturelle
йtait lа а la disposition de l’ingйnieur, et que celui-ci pouvait
utiliser sans grande difficultй.

Pour cela, il suffisait d’augmenter le dйbit de la petite
dйrivation faite au lac qui fournissait l’eau а l’intйrieur de
Granite-House. L’orifice mйnagй entre les pierres et les herbes, а
l’extrйmitй supйrieure du dйversoir, fut donc accru, ce qui
produisit au fond du couloir une forte chute, dont le trop-plein
se dйversa par le puits intйrieur. Au-dessous de cette chute,
l’ingйnieur installa un cylindre а palettes qui se raccordait а
l’extйrieur avec une roue enroulйe d’un fort cвble supportant une
banne. De cette faзon, au moyen d’une longue corde qui tombait
jusqu’au sol et qui permettait d’embrayer ou de dйsembrayer le
moteur hydraulique, on pouvait s’йlever dans la banne jusqu’а la
porte de Granite-House.

Ce fut le 17 mars que l’ascenseur fonctionna pour la premiиre
fois, et а la satisfaction commune.

Dorйnavant, tous les fardeaux, bois, charbons, provisions et
colons eux-mкmes furent hissйs par ce systиme si simple, qui
remplaзa l’йchelle primitive, que personne ne songea а regretter.
Top se montra particuliиrement enchantй de cette amйlioration, car
il n’avait pas et ne pouvait avoir l’adresse de maоtre Jup pour
gravir des йchelons, et bien des fois c’йtait sur le dos de Nab,
ou mкme sur celui de l’orang, qu’il avait dы faire l’ascension de
Granite-House.

Vers cette йpoque aussi, Cyrus Smith essaya de fabriquer du verre,
et il dut d’abord approprier l’ancien four а poteries а cette
nouvelle destination.

Cela prйsentait d’assez grandes difficultйs; mais aprиs plusieurs
essais infructueux, il finit par rйussir а monter un atelier de
verrerie, que Gйdйon Spilett et Harbert, les aides naturels de
l’ingйnieur, ne quittиrent pas pendant quelques jours.

Quant aux substances qui entrent dans la composition du verre, ce
sont uniquement du sable, de la craie et de la soude (carbonate ou
sulfate). Or, le rivage fournissait le sable, la chaux fournissait
la craie, les plantes marines fournissaient la soude, les pyrites
fournissaient l’acide sulfurique, et le sol fournissait la houille
pour chauffer le four а la tempйrature voulue. Cyrus Smith se
trouvait donc dans les conditions nйcessaires pour opйrer.

L’outil dont la fabrication offrit le plus de difficultй fut la
«canne» du verrier, tube de fer, long de cinq а six pieds, qui
sert а recueillir par un de ses bouts la matiиre que l’on
maintient а l’йtat de fusion. Mais au moyen d’une bande de fer,
longue et mince, qui fut roulйe comme un canon de fusil, Pencroff
rйussit а fabriquer cette canne, et elle fut bientфt en йtat de
fonctionner.

Le 28 mars, le four fut chauffй vivement. Cent parties de sable,
trente-cinq de craie, quarante de sulfate de soude, mкlйes а deux
ou trois parties de charbon en poudre, composиrent la substance,
qui fut dйposйe dans les creusets en terre rйfractaire. Lorsque la
tempйrature йlevйe du four l’eut rйduite а l’йtat liquide ou
plutфt а l’йtat pвteux, Cyrus Smith «cueillit» avec la canne une
certaine quantitй de cette pвte; il la tourna et la retourna sur
une plaque de mйtal prйalablement disposйe, de maniиre а lui
donner la forme convenable pour le soufflage; puis il passa la
canne а Harbert en lui disant de souffler par l’autre extrйmitй.

«Comme pour faire des bulles de savon? demanda le jeune garзon.

-- Exactement», rйpondit l’ingйnieur.

Et Harbert, gonflant ses joues, souffla tant et si bien dans la
canne, en ayant soin de la tourner sans cesse, que son souffle
dilata la masse vitreuse.

D’autres quantitйs de substance en fusion furent ajoutйes а la
premiиre, et il en rйsulta bientфt une bulle qui mesurait un pied
de diamиtre. Alors Cyrus Smith reprit la canne des mains
d’Harbert, et, lui imprimant un mouvement de pendule, il finit par
allonger la bulle mallйable, de maniиre а lui donner une forme
cylindro-conique.

L’opйration du soufflage avait donc donnй un cylindre de verre
terminй par deux calottes hйmisphйriques, qui furent facilement
dйtachйes au moyen d’un fer tranchant mouillй d’eau froide; puis,
par le mкme procйdй, ce cylindre fut fendu dans sa longueur, et,
aprиs avoir йtй rendu mallйable par une seconde chauffe, il fut
йtendu sur une plaque et planй au moyen d’un rouleau de bois.

La premiиre vitre йtait donc fabriquйe, et il suffisait de
recommencer cinquante fois l’opйration pour avoir cinquante
vitres. Aussi les fenкtres de Granite-House furent-elles bientфt
garnies de plaques diaphanes, pas trиs blanches peut-кtre, mais
suffisamment transparentes.

Quant а la gobeleterie, verres et bouteilles, ce ne fut qu’un jeu.
On les acceptait, d’ailleurs, tels qu’ils venaient au bout de la
canne. Pencroff avait demandй la faveur de «souffler» а son tour,
et c’йtait un plaisir pour lui, mais il soufflait si fort que ses
produits affectaient les formes les plus rйjouissantes, qui
faisaient son admiration.

Pendant une des excursions qui furent faites а cette йpoque, un
nouvel arbre fut dйcouvert, dont les produits vinrent encore
accroоtre les ressources alimentaires de la colonie.

Cyrus Smith et Harbert, tout en chassant, s’йtaient aventurйs un
jour dans la forкt du Far-West, sur la gauche de la Mercy, et,
comme toujours, le jeune garзon faisait mille questions а
l’ingйnieur, auxquelles celui-ci rйpondait de grand coeur. Mais il
en est de la chasse comme de toute occupation ici-bas, et quand on
n’y met pas le zиle voulu, il y a bien des raisons pour ne point
rйussir.

Or, comme Cyrus Smith n’йtait pas chasseur et que, d’un autre
cфtй, Harbert parlait chimie et physique, ce jour-lа, bien des
kangourous, des cabiais ou des agoutis passиrent а bonne portйe,
qui йchappиrent pourtant au fusil du jeune garзon. Il s’ensuivit
donc que, la journйe йtant dйjа avancйe, les deux chasseurs
risquaient fort d’avoir fait une excursion inutile, quand Harbert,
s’arrкtant et poussant un cri de joie, s’йcria:

«Ah! Monsieur Cyrus, voyez-vous cet arbre?»

Et il montrait un arbuste plutфt qu’un arbre, car il ne se
composait que d’une tige simple, revкtue d’une йcorce squammeuse,
qui portait des feuilles zйbrйes de petites veines parallиles.

«Et quel est cet arbre qui ressemble а un petit palmier? demanda
Cyrus Smith.

-- C’est un «cycas revoluta», dont j’ai le portrait dans notre
dictionnaire d’histoire naturelle!

-- Mais je ne vois point de fruit а cet arbuste?

-- Non, Monsieur Cyrus, rйpondit Harbert, mais son tronc contient
une farine que la nature nous fournit toute moulue.

-- C’est donc l’arbre а pain?

-- Oui! L’arbre а pain.

-- Eh bien, mon enfant, rйpondit l’ingйnieur, voilа une prйcieuse
dйcouverte, en attendant notre rйcolte de froment. А l’ouvrage, et
fasse le ciel que tu ne te sois pas trompй!»

Harbert ne s’йtait pas trompй. Il brisa la tige d’un cycas, qui
йtait composйe d’un tissu glandulaire et renfermait une certaine
quantitй de moelle farineuse, traversйe de faisceaux ligneux,
sйparйs par des anneaux de mкme substance disposйs
concentriquement. А cette fйcule se mкlait un suc mucilagineux
d’une saveur dйsagrйable, mais qu’il serait facile de chasser par
la pression. Cette substance cellulaire formait une vйritable
farine de qualitй supйrieure, extrкmement nourrissante, et dont,
autrefois, les lois japonaises dйfendaient l’exportation.

Cyrus Smith et Harbert, aprиs avoir bien йtudiй la portion du Far-
West oщ poussaient ces cycas, prirent des points de repиre et
revinrent а Granite-House, oщ ils firent connaоtre leur
dйcouverte.

Le lendemain, les colons allaient а la rйcolte, et Pencroff, de
plus en plus enthousiaste de son оle, disait а l’ingйnieur:

«Monsieur Cyrus, croyez-vous qu’il y ait des оles а naufragйs?

-- Qu’entendez-vous par lа, Pencroff?

-- Eh bien, j’entends des оles crййes spйcialement pour qu’on y
fasse convenablement naufrage, et sur lesquelles de pauvres
diables puissent toujours se tirer d’affaire!

-- Cela est possible, rйpondit en souriant l’ingйnieur.

-- Cela est certain, monsieur, rйpondit Pencroff, et il est non
moins certain que l’оle Lincoln en est une!»

On revint а Granite-House avec une ample moisson de tiges de
cycas. L’ingйnieur йtablit une presse afin d’extraire le suc
mucilagineux mкlй а la fйcule, et il obtint une notable quantitй
de farine qui, sous la main de Nab, se transforma en gвteaux et en
puddings. Ce n’йtait pas encore le vrai pain de froment, mais on y
touchait presque.

А cette йpoque aussi, l’onagga, les chиvres et les brebis du
corral fournirent quotidiennement le lait nйcessaire а la colonie.
Aussi le chariot, ou plutфt une sorte de carriole lйgиre qui
l’avait remplacй, faisait-elle de frйquents voyages au corral, et
quand c’йtait а Pencroff de faire sa tournйe, il emmenait Jup et
le faisait conduire, ce dont Jup, faisant claquer son fouet,
s’acquittait avec son intelligence habituelle.

Tout prospйrait donc, aussi bien au corral qu’а Granite-House, et
vйritablement les colons, si ce n’est qu’ils йtaient loin de leur
patrie, n’avaient point а se plaindre. Ils йtaient si bien faits а
cette vie, d’ailleurs, si accoutumйs а cette оle, qu’ils n’eussent
pas quittй sans regret son sol hospitalier!

Et cependant, tant l’amour du pays tient au coeur de l’homme, si
quelque bвtiment se fыt inopinйment prйsentй en vue de l’оle, les
colons lui auraient fait des signaux, ils l’auraient attirй, et
ils seraient partis!... En attendant, ils vivaient de cette
existence heureuse, et ils avaient la crainte plutфt que le dйsir
qu’un йvйnement quelconque vоnt l’interrompre.

Mais qui pourrait se flatter d’avoir jamais fixй la fortune et
d’кtre а l’abri de ses revers!

Quoi qu’il en soit, cette оle Lincoln, que les colons habitaient
dйjа depuis plus d’un an, йtait souvent le sujet de leur
conversation, et, un jour, une observation fut faite qui devait
amener plus tard de graves consйquences.

C’йtait le 1er avril, un dimanche, le jour de pвques, que Cyrus
Smith et ses compagnons avaient sanctifiй par le repos et la
priиre. La journйe avait йtй belle, telle que pourrait l’кtre une
journйe d’octobre dans l’hйmisphиre borйal.

Tous, vers le soir, aprиs dоner, йtaient rйunis sous la vйranda, а
la lisiиre du plateau de Grande-vue, et ils regardaient monter la
nuit sur l’horizon. Quelques tasses de cette infusion de graines
de sureau, qui remplaзaient le cafй, avaient йtй servies par Nab.
On causait de l’оle et de sa situation isolйe dans le Pacifique,
quand Gйdйon Spilett fut amenй а dire:

«Mon cher Cyrus, est-ce que, depuis que vous possйdez ce sextant
trouvй dans la caisse, vous avez relevй de nouveau la position de
notre оle?

-- Non, rйpondit l’ingйnieur.

-- Mais il serait peut-кtre а propos de le faire, avec cet
instrument qui est plus parfait que celui que vous avez employй.

-- А quoi bon? dit Pencroff. L’оle est bien oщ elle est!

-- Sans doute, reprit Gйdйon Spilett, mais il a pu arriver que
l’imperfection des appareils ait nui а la justesse des
observations, et puisqu’il est facile d’en vйrifier
l’exactitude...

-- Vous avez raison, mon cher Spilett, rйpondit l’ingйnieur, et
j’aurais dы faire cette vйrification plus tфt, bien que, si j’ai
commis quelque erreur, elle ne doive pas dйpasser cinq degrйs en
longitude ou en latitude.

-- Eh! Qui sait? Reprit le reporter, qui sait si nous ne sommes
pas beaucoup plus prиs d’une terre habitйe que nous ne le croyons?

-- Nous le saurons demain, rйpondit Cyrus Smith, et sans tant
d’occupations qui ne m’ont laissй aucun loisir, nous le saurions
dйjа.

-- Bon! dit Pencroff, M Cyrus est un trop bon observateur pour
s’кtre trompй, et si elle n’a pas bougй de place, l’оle est bien
oщ il l’a mise!

-- Nous verrons.»

Il s’ensuivit donc que le lendemain, au moyen du sextant,
l’ingйnieur fit les observations nйcessaires pour vйrifier les
coordonnйes qu’il avait dйjа obtenues, et voici quel fut le
rйsultat de son opйration: sa premiиre observation lui avait donnй
pour la situation de l’оle Lincoln: en longitude ouest: de 150
degrйs а 155 degrйs; en latitude sud: de 30 degrйs а 35 degrйs.

La seconde donna exactement: en longitude ouest: 150 degrйs 30
minutes; en latitude sud: 34 degrйs 57 minutes.

Ainsi donc, malgrй l’imperfection de ses appareils, Cyrus Smith
avait opйrй avec tant d’habiletй, que son erreur n’avait pas
dйpassй cinq degrйs.

«Maintenant, dit Gйdйon Spilett, puisque, en mкme temps qu’un
sextant, nous possйdons un atlas, voyons, mon cher Cyrus, la
position que l’оle Lincoln occupe exactement dans le Pacifique.»

Harbert alla chercher l’atlas, qui, on le sait, avait йtй йditй en
France, et dont, par consйquent, la nomenclature йtait en langue
franзaise.

La carte du Pacifique fut dйveloppйe, et l’ingйnieur, son compas а
la main, s’apprкta а en dйterminer la situation.

Soudain, le compas s’arrкta dans sa main, et il dit:

«Mais il existe dйjа une оle dans cette partie du Pacifique!

-- Une оle? s’йcria Pencroff.

-- La nфtre, sans doute? rйpondit Gйdйon Spilett.

-- Non, reprit Cyrus Smith. Cette оle est situйe par 153 degrйs de
longitude et 37 degrйs 11 minutes de latitude, c’est-а-dire а deux
degrйs et demi plus а l’ouest et deux degrйs plus au sud que l’оle
Lincoln.

-- Et quelle est cette оle? demanda Harbert.

-- L’оle Tabor.

-- Une оle importante?

-- Non, un оlot perdu dans le Pacifique, et qui n’a jamais йtй
visitй peut-кtre!

-- Eh bien, nous le visiterons, dit Pencroff.

-- Nous?

-- Oui, Monsieur Cyrus. Nous construirons une barque pontйe, et je
me charge de la conduire. -- А quelle distance sommes-nous de
cette оle Tabor?

-- А cent cinquante milles environ dans le nord-est, rйpondit
Cyrus Smith.

-- Cent cinquante milles! Et qu’est cela? rйpondit Pencroff. En
quarante-huit heures et avec un bon vent, ce sera enlevй!

-- Mais а quoi bon? demanda le reporter.

-- On ne sait pas. Faut voir!»

Et sur cette rйponse, il fut dйcidй qu’une embarcation serait
construite, de maniиre а pouvoir prendre la mer vers le mois
d’octobre prochain, au retour de la belle saison.

CHAPITRE X

Lorsque Pencroff s’йtait mis un projet en tкte, il n’avait et ne
laissait pas de cesse qu’il n’eыt йtй exйcutй. Or, il voulait
visiter l’оle Tabor, et, comme une embarcation d’une certaine
grandeur йtait nйcessaire а cette traversйe, il fallait construire
ladite embarcation.

Voici le plan qui fut arrкtй par l’ingйnieur, d’accord avec le
marin.

Le bateau mesurerait trente-cinq pieds de quille et neuf pieds de
bau, -- ce qui en ferait un marcheur, si ses fonds et ses lignes
d’eau йtaient rйussis, -- et ne devrait pas tirer plus de six
pieds, calant d’eau suffisant pour le maintenir contre la dйrive.
Il serait pontй dans toute sa longueur, percй de deux йcoutilles
qui donneraient accиs dans deux chambres sйparйes par une cloison,
et grйй en sloop, avec brigantine, trinquette, fortune, flиche,
foc, voilure trиs maniable, amenant bien en cas de grains, et trиs
favorable pour tenir le plus prиs. Enfin, sa coque serait
construite а francs bords, c’est-а-dire que les bordages
affleureraient au lieu de se superposer, et quant а sa membrure,
on l’appliquerait а chaud aprиs l’ajustement des bordages qui
seraient montйs sur faux-couples. Quel bois serait employй а la
construction de ce bateau? L’orme ou le sapin, qui abondaient dans
l’оle? On se dйcida pour le sapin, bois un peu «fendif», suivant
l’expression des charpentiers, mais facile а travailler, et qui
supporte aussi bien que l’orme l’immersion dans l’eau.

Ces dйtails arrкtйs, il fut convenu que, puisque le retour de la
belle saison ne s’effectuerait pas avant six mois, Cyrus Smith et
Pencroff travailleraient seuls au bateau. Gйdйon Spilett et
Harbert devaient continuer de chasser, et ni Nab, ni maоtre Jup,
son aide, n’abandonneraient les travaux domestiques qui leur
йtaient dйvolus. Aussitфt les arbres choisis, on les abattit, on
les dйbita, on les scia en planches, comme eussent pu faire des
scieurs de long. Huit jours aprиs, dans le renfoncement qui
existait entre les Cheminйes et la muraille, un chantier йtait
prйparй, et une quille, longue de trente-cinq pieds, munie d’un
йtambot а l’arriиre et d’une йtrave а l’avant, s’allongeait sur le
sable.

Cyrus Smith n’avait point marchй en aveugle dans cette nouvelle
besogne. Il se connaissait en construction maritime comme en
presque toutes choses, et c’йtait sur le papier qu’il avait
d’abord cherchй le gabarit de son embarcation. D’ailleurs, il
йtait bien servi par Pencroff, qui, ayant travaillй quelques
annйes dans un chantier de Brooklyn, connaissait la pratique du
mйtier. Ce ne fut donc qu’aprиs calculs sйvиres et mыres
rйflexions que les faux-couples furent emmanchйs sur la quille.

Pencroff, on le croira volontiers, йtait tout feu pour mener а
bien sa nouvelle entreprise, et il n’eыt pas voulu l’abandonner un
instant. Une seule opйration eut le privilиge de l’arracher, mais
pour un jour seulement, а son chantier de construction. Ce fut la
deuxiиme rйcolte de blй, qui se fit le 15 avril. Elle avait rйussi
comme la premiиre, et donna la proportion de grains annoncйe
d’avance.

«Cinq boisseaux! Monsieur Cyrus, dit Pencroff, aprиs avoir
scrupuleusement mesurй ses richesses.

-- Cinq boisseaux, rйpondit l’ingйnieur, et, а cent trente mille
grains par boisseau, cela fait six cent cinquante mille grains.

-- Eh bien! Nous sиmerons tout cette fois, dit le marin, moins une
petite rйserve cependant!

-- Oui, Pencroff, et, si la prochaine rйcolte donne un rendement
proportionnel, nous aurons quatre mille boisseaux.

-- Et on mangera du pain?

-- On mangera du pain.

-- Mais il faudra faire un moulin?

-- On fera un moulin.»

Le troisiиme champ de blй fut donc incomparablement plus йtendu
que les deux premiers, et la terre, prйparйe avec un soin extrкme,
reзut la prйcieuse semence. Cela fait, Pencroff revint а ses
travaux.

Pendant ce temps, Gйdйon Spilett et Harbert chassaient dans les
environs, et ils s’aventurиrent assez profondйment dans les
parties encore inconnues du Far-West, leurs fusils chargйs а
balle, prкts а toute mauvaise rencontre. C’йtait un inextricable
fouillis d’arbres magnifiques et pressйs les uns contre les autres
comme si l’espace leur eыt manquй. L’exploration de ces masses
boisйes йtait extrкmement difficile, et le reporter ne s’y
hasardait jamais sans emporter la boussole de poche, car le soleil
perзait а peine les йpaisses ramures, et il eыt йtй difficile de
retrouver son chemin. Il arrivait naturellement que le gibier
йtait plus rare en ces endroits, oщ il n’aurait pas eu une assez
grande libertй d’allures. Cependant, trois gros herbivores furent
tuйs pendant cette derniиre quinzaine d’avril. C’йtaient des
koulas, dont les colons avaient dйjа vu un йchantillon au nord du
lac, qui se laissиrent tuer stupidement entre les grosses branches
des arbres sur lesquels ils avaient cherchй refuge. Leurs peaux
furent rapportйes а Granite-House, et, l’acide sulfurique aidant,
elles furent soumises а une sorte de tannage qui les rendit
utilisables. Une dйcouverte, prйcieuse а un autre point de vue,
fut faite aussi pendant une de ces excursions, et celle-lа, on la
dut а Gйdйon Spilett.

C’йtait le 30 avril. Les deux chasseurs s’йtaient enfoncйs dans le
sud-ouest du Far-West, quand le reporter, prйcйdant Harbert d’une
cinquantaine de pas, arriva dans une sorte de clairiиre, sur
laquelle les arbres, plus espacйs, laissaient pйnйtrer quelques
rayons.

Gйdйon Spilett fut tout d’abord surpris de l’odeur qu’exhalaient
certains vйgйtaux а tiges droites, cylindriques et rameuses, qui
produisaient des fleurs disposйes en grappes et de trиs petites
graines. Le reporter arracha une ou deux de ces tiges et revint
vers le jeune garзon, auquel il dit:

«Vois donc ce que c’est que cela, Harbert?

-- Et oщ avez-vous trouvй cette plante, Monsieur Spilett?

-- Lа, dans une clairiиre, oщ elle pousse trиs abondamment.

-- Eh bien! Monsieur Spilett, dit Harbert, voilа une trouvaille
qui vous assure tous les droits а la reconnaissance de Pencroff!

-- C’est donc du tabac?

-- Oui, et, s’il n’est pas de premiиre qualitй, ce n’en est pas
moins du tabac!

-- Ah! Ce brave Pencroff! Va-t-il кtre content! Mais il ne fumera
pas tout, que diable! Et il nous en laissera bien notre part!

-- Ah! Une idйe, Monsieur Spilett, rйpondit Harbert. Ne disons
rien а Pencroff, prenons le temps de prйparer ces feuilles, et, un
beau jour, on lui prйsentera une pipe toute bourrйe!

-- Entendu, Harbert, et ce jour-lа notre digne compagnon n’aura
plus rien а dйsirer en ce monde!»

Le reporter et le jeune garзon firent une bonne provision de la
prйcieuse plante, et ils revinrent а Granite-House, oщ ils
l’introduisirent «en fraude», et avec autant de prйcaution que si
Pencroff eыt йtй le plus sйvиre des douaniers.

Cyrus Smith et Nab furent mis dans la confidence, et le marin ne
se douta de rien, pendant tout le temps, assez long, qui fut
nйcessaire pour sйcher les feuilles minces, les hacher, les
soumettre а une certaine torrйfaction sur des pierres chaudes.
Cela demanda deux mois; mais toutes ces manipulations purent кtre
faites а l’insu de Pencroff, car, occupй de la construction du
bateau, il ne remontait а Granite-House qu’а l’heure du repos.

Une fois encore, cependant, et quoi qu’il en eыt, sa besogne
favorite fut interrompue le 1er mai, par une aventure de pкche, а
laquelle tous les colons durent prendre part. Depuis quelques
jours, on avait pu observer en mer, а deux ou trois milles au
large, un йnorme animal qui nageait dans les eaux de l’оle
Lincoln. C’йtait une baleine de la plus grande taille, qui,
vraisemblablement, devait appartenir а l’espиce australe, dite
«baleine du Cap.»

«Quelle bonne fortune ce serait de nous en emparer! s’йcria le
marin. Ah! Si nous avions une embarcation convenable et un harpon
en bon йtat, comme je dirais: «Courons а la bкte, car elle vaut la
peine qu’on la prenne!»

-- Eh! Pencroff, dit Gйdйon Spilett, j’aurais aimй а vous voir
manoeuvrer le harpon. Cela doit кtre curieux!

-- Trиs curieux et non sans danger, dit l’ingйnieur; mais, puisque
nous n’avons pas les moyens d’attaquer cet animal, il est inutile
de s’occuper de lui.

-- Je m’йtonne, dit le reporter, de voir une baleine sous cette
latitude relativement йlevйe.

-- Pourquoi donc, Monsieur Spilett? rйpondit Harbert. Nous sommes
prйcisйment sur cette partie du Pacifique que les pкcheurs anglais
et amйricains appellent le «whale-field», et c’est ici, entre la
Nouvelle-Zйlande et l’Amйrique du Sud, que les baleines de
l’hйmisphиre austral se rencontrent en plus grand nombre.

-- Rien n’est plus vrai, rйpondit Pencroff, et ce qui me surprend,
moi, c’est que nous n’en ayons pas vu davantage. Aprиs tout,
puisque nous ne pouvons les approcher, peu importe!»

Et Pencroff retourna а son ouvrage, non sans pousser un soupir de
regret, car, dans tout marin, il y a un pкcheur, et si le plaisir
de la pкche est en raison directe de la grosseur de l’animal, on
peut juger de ce qu’un baleinier йprouve en prйsence d’une
baleine!

Et si ce n’avait йtй que le plaisir! Mais on ne pouvait se
dissimuler qu’une telle proie eыt йtй bien profitable а la
colonie, car l’huile, la graisse, les fanons pouvaient кtre
employйs а bien des usages!

Or, il arriva ceci, c’est que la baleine signalйe sembla ne point
vouloir abandonner les eaux de l’оle.

Donc, soit des fenкtres de Granite-House, soit du plateau de
Grande-vue, Harbert et Gйdйon Spilett, quand ils n’йtaient pas а
la chasse, Nab, tout en surveillant ses fourneaux, ne quittaient
pas la lunette et observaient tous les mouvements de l’animal. Le
cйtacй, profondйment engagй dans la vaste baie de l’Union, la
sillonnait rapidement depuis le cap Mandibule jusqu’au cap Griffe,
poussй par sa nageoire caudale prodigieusement puissante, sur
laquelle il s’appuyait et se mouvait par soubresauts avec une
vitesse qui allait quelquefois jusqu’а douze milles а l’heure.
Quelquefois aussi, il s’approchait si prиs de l’оlot, qu’on
pouvait le distinguer complиtement.

C’йtait bien la baleine australe, qui est entiиrement noire, et
dont la tкte est plus dйprimйe que celle des baleines du nord.

On la voyait aussi rejeter par ses йvents, et а une grande
hauteur, un nuage de vapeur... ou d’eau, car -- si bizarre que le
fait paraisse-les naturalistes et les baleiniers ne sont pas
encore d’accord а ce sujet.

Est-ce de l’air, est-ce de l’eau qui est ainsi chassй? On admet
gйnйralement que c’est de la vapeur, qui, se condensant soudain au
contact de l’air froid, retombe en pluie.

Cependant la prйsence de ce mammifиre marin prйoccupait les
colons. Cela agaзait surtout Pencroff et lui donnait des
distractions pendant son travail.

Il finissait par en avoir envie, de cette baleine, comme un enfant
d’un objet qu’on lui interdit. La nuit, il en rкvait а voix haute,
et certainement, s’il avait eu des moyens de l’attaquer, si la
chaloupe eыt йtй en йtat de tenir la mer, il n’aurait pas hйsitй а
se mettre а sa poursuite.

Mais ce que les colons ne pouvaient faire, le hasard le fit pour
eux, et le 3 mai, des cris de Nab, postй А la fenкtre de sa
cuisine, annoncиrent que la baleine йtait йchouйe sur le rivage de
l’оle.

Harbert et Gйdйon Spilett, qui allaient partir pour la chasse,
abandonnиrent leur fusil, Pencroff jeta sa hache, Cyrus Smith et
Nab rejoignirent leurs compagnons, et tous se dirigиrent
rapidement vers le lieu d’йchouage.

Cet йchouement s’йtait produit sur la grиve de la pointe de
l’йpave, а trois milles de Granite-House et а mer haute. Il йtait
donc probable que le cйtacй ne pourrait pas se dйgager facilement.
En tout cas, il fallait se hвter, afin de lui couper la retraite
au besoin. On courut avec pics et йpieux ferrйs, on passa le pont
de la Mercy, on redescendit la rive droite de la riviиre, on prit
par la grиve, et, en moins de vingt minutes, les colons йtaient
auprиs de l’йnorme animal, au-dessus duquel fourmillait dйjа un
monde d’oiseaux.

«Quel monstre!» s’йcria Nab.

Et l’expression йtait juste, car c’йtait une baleine australe,
longue de quatre-vingts pieds, un gйant de l’espиce, qui ne devait
pas peser moins de cent cinquante mille livres!

Cependant le monstre, ainsi йchouй, ne remuait pas et ne cherchait
pas, en se dйbattant, а se remettre а flot pendant que la mer
йtait haute encore.

Les colons eurent bientфt l’explication de son immobilitй, quand,
а marйe basse, ils eurent fait le tour de l’animal.

Il йtait mort, et un harpon sortait de son flanc gauche.

«Il y a donc des baleiniers sur nos parages? dit aussitфt Gйdйon
Spilett.

-- Pourquoi cela? demanda le marin.

-- Puisque ce harpon est encore lа...

-- Eh! Monsieur Spilett, cela ne prouve rien, rйpondit Pencroff.
On a vu des baleines faire des milliers de milles avec un harpon
au flanc, et celle-ci aurait йtй frappйe au nord de l’Atlantique
et serait venue mourir au sud du Pacifique, qu’il ne faudrait pas
s’en йtonner!

-- Cependant... dit Gйdйon Spilett, que l’affirmation de Pencroff
ne satisfaisait pas.

-- Cela est parfaitement possible, rйpondit Cyrus Smith; mais
examinons ce harpon. Peut-кtre, suivant un usage assez rйpandu,
les baleiniers ont-ils gravй sur celui-ci le nom de leur navire?»

En effet, Pencroff, ayant arrachй le harpon que l’animal avait au
flanc, y lut cette inscription: Maria-Stella Vineyard.

«Un navire du Vineyard! Un navire de mon pays! s’йcria-t-il. La
Maria-Stella! un beau baleinier, ma foi! Et que je connais bien!
Ah! Mes amis, un bвtiment du Vineyard, un baleinier du Vineyard!»

Et le marin, brandissant le harpon, rйpйtait non sans йmotion ce
nom qui lui tenait au coeur, ce nom de son pays natal!

Mais, comme on ne pouvait attendre que la Maria-Stella vоnt
rйclamer l’animal harponnй par elle, on rйsolut de procйder au
dйpeзage avant que la dйcomposition se fоt. Les oiseaux de proie,
qui йpiaient depuis quelques jours cette riche proie, voulaient,
sans plus tarder, faire acte de possesseurs, et il fallut les
йcarter а coups de fusil.

Cette baleine йtait une femelle dont les mamelles fournirent une
grande quantitй d’un lait qui, conformйment а l’opinion du
naturaliste Dieffenbach, pouvait passer pour du lait de vache, et,
en effet, il n’en diffиre ni par le goыt, ni par la coloration, ni
par la densitй.

Pencroff avait autrefois servi sur un navire baleinier, et il put
diriger mйthodiquement l’opйration du dйpeзage, -- opйration assez
dйsagrйable, qui dura trois jours, mais devant laquelle aucun des
colons ne se rebuta, pas mкme Gйdйon Spilett, qui, au dire du
marin, finirait par faire «un trиs bon naufragй.»

Le lard, coupй en tranches parallиles de deux pieds et demi
d’йpaisseur, puis divisй en morceaux qui pouvaient peser mille
livres chacun, fut fondu dans de grands vases de terre, apportйs
sur le lieu mкme du dйpeзage, -- car on ne voulait pas empester
les abords du plateau de Grande-vue, -- et dans cette fusion il
perdit environ un tiers de son poids. Mais il y en avait а
profusion: la langue seule donna six mille livres d’huile, et la
lиvre infйrieure quatre mille. Puis, avec cette graisse, qui
devait assurer pour longtemps la provision de stйarine et de
glycйrine, il y avait encore les fanons, qui trouveraient, sans
doute, leur emploi, bien qu’on ne portвt ni parapluies ni corsets
а Granite-House. La partie supйrieure de la bouche du cйtacй
йtait, en effet, pourvue, sur les deux cфtйs, de huit cents lames
cornйes, trиs йlastiques, de contexture fibreuse, et effilйes а
leurs bords comme deux grands peignes, dont les dents, longues de
six pieds, servent а retenir les milliers d’animalcules, de petits
poissons et de mollusques dont se nourrit la baleine.

L’opйration terminйe, а la grande satisfaction des opйrateurs, les
restes de l’animal furent abandonnйs aux oiseaux, qui devraient en
faire disparaоtre jusqu’aux derniers vestiges, et les travaux
quotidiens furent repris а Granite-House.

Toutefois, avant de rentrer au chantier de construction, Cyrus
Smith eut l’idйe de fabriquer certains engins qui excitиrent
vivement la curiositй de ses compagnons. Il prit une douzaine de
fanons de baleine qu’il coupa en six parties йgales et qu’il
aiguisa а leur extrйmitй.

«Et cela, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, quand l’opйration fut
terminйe, cela servira?...

-- А tuer des loups, des renards, et mкme des jaguars, rйpondit
l’ingйnieur.

-- Maintenant?

-- Non, cet hiver, quand nous aurons de la glace а notre
disposition.

-- Je ne comprends pas... rйpondit Harbert.

-- Tu vas comprendre, mon enfant, rйpondit l’ingйnieur. Cet engin
n’est pas de mon invention, et il est frйquemment employй par les
chasseurs alйoutiens dans l’Amйrique russe. Ces fanons que vous
voyez, mes amis, eh bien! Lorsqu’il gиlera, je les recourberai, je
les arroserai d’eau jusqu’а ce qu’ils soient entiиrement enduits
d’une couche de glace qui maintiendra leur courbure, et je les
sиmerai sur la neige, aprиs les avoir prйalablement dissimulйs
sous une couche de graisse. Or, qu’arrivera-t-il si un animal
affamй avale un de ces appвts? C’est que la chaleur de son estomac
fera fondre la glace, et que le fanon, se dйtendant, le percera de
ses bouts aiguisйs.

-- Voilа qui est ingйnieux! dit Pencroff.

-- Et qui йpargnera la poudre et les balles, rйpondit Cyrus Smith.

-- Cela vaut mieux que les trappes! ajouta Nab.

-- Attendons donc l’hiver!

-- Attendons l’hiver.»

Cependant la construction du bateau avanзait, et, vers la fin du
mois, il йtait а demi bordй. On pouvait dйjа reconnaоtre que ses
formes seraient excellentes pour qu’il tоnt bien la mer.

Pencroff travaillait avec une ardeur sans pareille, et il fallait
sa robuste nature pour rйsister а ces fatigues; mais ses
compagnons lui prйparaient en secret une rйcompense pour tant de
peines, et, le 31 mai, il devait йprouver une des plus grandes
joies de sa vie.

Ce jour-lа, а la fin du dоner, au moment oщ il allait quitter la
table, Pencroff sentit une main s’appuyer sur son йpaule.

C’йtait la main de Gйdйon Spilett, lequel lui dit:

«Un instant, maоtre Pencroff, on ne s’en va pas ainsi! Et le
dessert que vous oubliez?

-- Merci, Monsieur Spilett, rйpondit le marin, je retourne au
travail.

-- Eh bien, une tasse de cafй, mon ami?

-- Pas davantage.

-- Une pipe, alors?»

Pencroff s’йtait levй soudain, et sa bonne grosse figure pвlit,
quand il vit le reporter qui lui prйsentait une pipe toute
bourrйe, et Harbert, une braise ardente.

Le marin voulut articuler une parole sans pouvoir y parvenir;
mais, saisissant la pipe, il la porta а ses lиvres; puis, y
appliquant la braise, il aspira coup sur coup cinq ou six gorgйes.
Un nuage bleuвtre et parfumй se dйveloppa, et, des profondeurs de
ce nuage, on entendit une voix dйlirante qui rйpйtait:

«Du tabac! Du vrai tabac!

-- Oui, Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, et mкme de l’excellent
tabac!

-- Oh! Divine providence! Auteur sacrй de toutes choses! s’йcria
le marin. Il ne manque donc plus rien а notre оle!»

Et Pencroff fumait, fumait, fumait!

«Et qui a fait cette dйcouverte? demanda-t-il enfin. Vous, sans
doute, Harbert?

-- Non, Pencroff, c’est Monsieur Spilett.

-- Monsieur Spilett! s’йcria le marin en serrant sur sa poitrine
le reporter, qui n’avait jamais subi pareille йtreinte.

-- Ouf! Pencroff, rйpondit Gйdйon Spilett, en reprenant sa
respiration, un instant compromise. Faites une part dans votre
reconnaissance а Harbert qui a reconnu cette plante, а Cyrus qui
l’a prйparйe, et а Nab qui a eu bien de la peine а nous garder le
secret!

-- Eh bien, mes amis, je vous revaudrai cela quelque jour!
rйpondit le marin. Maintenant, c’est а la vie, а la mort!»

CHAPITRE XI

Cependant l’hiver arrivait avec ce mois de juin, qui est le
dйcembre des zones borйales, et la grande occupation fut la
confection de vкtements chauds et solides.

Les mouflons du corral avaient йtй dйpouillйs de leur laine, et
cette prйcieuse matiиre textile, il ne s’agissait donc plus que de
la transformer en йtoffe.

Il va sans dire que Cyrus Smith n’ayant а sa disposition ni
cardeuses, ni peigneuses, ni lisseuses, ni йtireuses, ni
retordeuses, ni «mule-jenny», ni «self-acting» pour filer la
laine, ni mйtier pour la tisser, dut procйder d’une faзon plus
simple, de maniиre а йconomiser le filage et le tissage. Et, en
effet, il se proposait tout bonnement d’utiliser la propriйtй
qu’ont les filaments de laine, quand on les presse en tous sens,
de s’enchevкtrer et de constituer, par leur simple
entrecroisement, cette йtoffe qu’on appelle feutre. Ce feutre
pouvait donc s’obtenir par un simple foulage, opйration qui, si
elle diminue la souplesse de l’йtoffe, augmente notamment ses
propriйtйs conservatrices de la chaleur. Or, prйcisйment, la laine
fournie par les mouflons йtait faite de brins trиs courts, et
c’est une bonne condition pour le feutrage.

L’ingйnieur, aidй de ses compagnons, y compris Pencroff, -- il dut
encore une fois abandonner son bateau! -- commenзa les opйrations
prйliminaires, qui eurent pour but de dйbarrasser la laine de
cette substance huileuse et grasse dont elle est imprйgnйe et
qu’on nomme le suint. Ce dйgraissage se fit dans des cuves
remplies d’eau, qui furent portйes а la tempйrature de soixante-
dix degrйs, et dans lesquelles la laine plongea pendant vingt-
quatre heures; on en fit, ensuite, un lavage а fond au moyen de
bains de soude; puis cette laine, lorsqu’elle eut йtй suffisamment
sйchйe par la pression, fut en йtat d’кtre foulйe, c’est-а-dire de
produire une solide йtoffe, grossiиre sans doute et qui n’aurait
eu aucune valeur dans un centre industriel d’Europe ou d’Amйrique,
mais dont on devait faire un extrкme cas sur les «marchйs de l’оle
Lincoln.»

On comprend que ce genre d’йtoffe doit avoir йtй connu dиs les
йpoques les plus reculйes, et, en effet, les premiиres йtoffes de
laine ont йtй fabriquйes par ce procйdй qu’allait employer Cyrus
Smith.

Oщ sa qualitй d’ingйnieur le servit fort, ce fut dans la
construction de la machine destinйe а fouler la laine, car il sut
habilement profiter de la force mйcanique, inutilisйe jusqu’alors,
que possйdait la chute d’eau de la grиve, pour mouvoir un moulin а
foulon.

Rien ne fut plus rudimentaire. Un arbre, muni de cames qui
soulevaient et laissaient retomber tour а tour des pilons
verticaux, des auges destinйes а recevoir la laine, а l’intйrieur
desquelles retombaient ces pilons, un fort bвtis en charpente
contenant et reliant tout le systиme: telle fut la machine en
question, et telle elle avait йtй pendant des siиcles, jusqu’au
moment oщ l’on eut l’idйe de remplacer les pilons par des
cylindres compresseurs et de soumettre la matiиre, non plus а un
battage, mais а un laminage vйritable.

L’opйration, bien dirigйe par Cyrus Smith, rйussit а souhait. La
laine, prйalablement imprйgnйe d’une dissolution savonneuse,
destinйe, d’une part, а en faciliter le glissement, le
rapprochement, la compression et le ramollissement, de l’autre, а
empкcher son altйration par le battage, sortit du moulin sous
forme d’une йpaisse nappe de feutre. Les stries et aspйritйs dont
le brin de laine est naturellement pourvu s’йtaient si bien
accrochйes et enchevкtrйes les unes aux autres, qu’elles formaient
une йtoffe йgalement propre а faire des vкtements ou des
couvertures. Ce n’йtait йvidemment ni du mйrinos, ni de la
mousseline, ni du cachemire d’йcosse, ni du stoff, ni du reps, ni
du satin de Chine, ni de l’Orlйans, ni de l’alpaga, ni du drap, ni
de la flanelle! C’йtait du «feutre lincolnien», et l’оle Lincoln
comptait une industrie de plus.

Les colons eurent donc, avec de bons vкtements, d’йpaisses
couvertures, et ils purent voir venir sans crainte l’hiver de
1866-67.

Les grands froids commencиrent vйritablement а se faire sentir
vers le 20 juin, et, а son grand regret, Pencroff dut suspendre la
construction du bateau, qui, d’ailleurs, ne pouvait manquer d’кtre
achevй pour le printemps prochain.

L’idйe fixe du marin йtait de faire un voyage de reconnaissance а
l’оle Tabor, bien que Cyrus Smith n’approuvвt pas ce voyage, tout
de curiositй, car il n’y avait йvidemment aucun secours а trouver
sur ce rocher dйsert et а demi aride. Un voyage de cent cinquante
milles, sur un bateau relativement petit, au milieu de mers
inconnues, cela ne laissait pas de lui causer quelque
apprйhension. Que l’embarcation, une fois au large, fыt mise dans
l’impossibilitй d’atteindre Tabor et ne pыt revenir а l’оle
Lincoln, que deviendrait-elle au milieu de ce Pacifique, si fйcond
en sinistres?

Cyrus Smith causait souvent de ce projet avec Pencroff, et il
trouvait dans le marin un entкtement assez bizarre а accomplir ce
voyage, entкtement dont peut-кtre celui-ci ne se rendait pas bien
compte.

«Car enfin, lui dit un jour l’ingйnieur, je vous ferai observer,
mon ami, qu’aprиs avoir dit tant de bien de l’оle Lincoln, aprиs
avoir tant de fois manifestй le regret que vous йprouveriez s’il
vous fallait l’abandonner, vous кtes le premier а vouloir la
quitter.

-- La quitter pour quelques jours seulement, rйpondit Pencroff,
pour quelques jours seulement, Monsieur Cyrus! Le temps d’aller et
de revenir, de voir ce que c’est que cet оlot!

-- Mais il ne peut valoir l’оle Lincoln!

-- J’en suis sыr d’avance!

-- Alors pourquoi vous aventurer?

-- Pour savoir ce qui se passe а l’оle Tabor!

-- Mais il ne s’y passe rien! Il ne peut rien s’y passer!

-- Qui sait?

-- Et si vous кtes pris par quelque tempкte?

-- Cela n’est pas а craindre dans la belle saison, rйpondit
Pencroff. Mais, Monsieur Cyrus, comme il faut tout prйvoir, je
vous demanderai la permission de n’emmener qu’Harbert avec moi
dans ce voyage.

-- Pencroff, rйpondit l’ingйnieur en mettant la main sur l’йpaule
du marin, s’il vous arrivait malheur а vous et а cet enfant, dont
le hasard a fait notre fils, croyez-vous que nous nous en
consolerions jamais?

-- Monsieur Cyrus, rйpondit Pencroff avec une inйbranlable
confiance, nous ne vous causerons pas ce chagrin-lа. D’ailleurs,
nous reparlerons de ce voyage, quand le temps sera venu de le
faire. Puis, j’imagine que, lorsque vous aurez vu notre bateau
bien grйй, bien accastillй, quand vous aurez observй comment il se
comporte а la mer, quand nous aurons fait le tour de notre оle, --
car nous le ferons ensemble, -- j’imagine, dis-je, que vous
n’hйsiterez plus а me laisser partir! Je ne vous cache pas que ce
sera un chef-d’oeuvre, votre bateau!

-- Dites au moins: notre bateau, Pencroff!» rйpondit l’ingйnieur,
momentanйment dйsarmй.

La conversation finit ainsi pour recommencer plus tard, sans
convaincre ni le marin ni l’ingйnieur.

Les premiиres neiges tombиrent vers la fin du mois de juin.
Prйalablement, le corral avait йtй approvisionnй largement et ne
nйcessita plus de visites quotidiennes, mais il fut dйcidй qu’on
ne laisserait jamais passer une semaine sans s’y rendre.

Les trappes furent tendues de nouveau, et l’on fit l’essai des
engins fabriquйs par Cyrus Smith. Les fanons recourbйs,
emprisonnйs dans un йtui de glace et recouverts d’une йpaisse
couche de graisse, furent placйs sur la lisiиre de la forкt, а
l’endroit oщ passaient communйment les animaux pour se rendre au
lac.

А la grande satisfaction de l’ingйnieur, cette invention,
renouvelйe des pкcheurs alйoutiens, rйussit parfaitement. Une
douzaine de renards, quelques sangliers et mкme un jaguar s’y
laissиrent prendre, et on trouva ces animaux morts, l’estomac
perforй par les fanons dйtendus.

Ici se place un essai qu’il convient de rapporter, car ce fut la
premiиre tentative faite par les colons pour communiquer avec
leurs semblables.

Gйdйon Spilett avait dйjа songй plusieurs fois, soit а jeter а la
mer une notice renfermйe dans une bouteille que les courants
porteraient peut-кtre а une cфte habitйe, soit а la confier а des
pigeons. Mais comment sйrieusement espйrer que pigeons ou
bouteilles pussent franchir la distance qui sйparait l’оle de
toute terre et qui йtait de douze cents milles?

C’eut йtй pure folie.

Mais, le 30 juin, capture fut faite, non sans peine, d’un albatros
qu’un coup de fusil d’Harbert avait lйgиrement blessй а la patte.
C’йtait un magnifique oiseau de la famille de ces grands voiliers,
dont les ailes йtendues mesurent dix pieds d’envergure, et qui
peuvent traverser des mers aussi larges que le Pacifique.

Harbert aurait bien voulu garder ce superbe oiseau, dont la
blessure guйrit promptement et qu’il prйtendait apprivoiser, mais
Gйdйon Spilett lui fit comprendre que l’on ne pouvait nйgliger
cette occasion de tenter de correspondre par ce courrier avec les
terres du Pacifique, et Harbert dut se rendre, car si l’albatros
йtait venu de quelque rйgion habitйe, il ne manquerait pas d’y
retourner dиs qu’il serait libre.

Peut-кtre, au fond, Gйdйon Spilett, chez qui le chroniqueur
reparaissait quelquefois, n’йtait-il pas fвchй de lancer а tout
hasard un attachant article relatant les aventures des colons de
l’оle Lincoln! Quel succиs pour le reporter attitrй du New-York
Herald, et pour le numйro qui contiendrait la chronique, si jamais
elle arrivait а l’adresse de son directeur, l’honorable John
Benett!

Gйdйon Spilett rйdigea donc une notice succincte qui fut mise dans
un sac de forte toile gommйe, avec priиre instante, а quiconque la
trouverait, de la faire parvenir aux bureaux du New-York Herald.

Ce petit sac fut attachй au cou de l’albatros, et non а sa patte,
car ces oiseaux ont l’habitude de se reposer а la surface de la
mer; puis, la libertй fut rendue а ce rapide courrier de l’air, et
ce ne fut pas sans quelque йmotion que les colons le virent
disparaоtre au loin dans les brumes de l’ouest.

«Oщ va-t-il ainsi? demanda Pencroff.

-- Vers la Nouvelle-Zйlande, rйpondit Harbert.

-- Bon voyage!» s’йcria le marin, qui, lui, n’attendait pas grand
rйsultat de ce mode de correspondance.

Avec l’hiver, les travaux avaient йtй repris а l’intйrieur de
Granite-House, rйparation de vкtements, confections diverses, et
entre autres des voiles de l’embarcation, qui furent taillйes dans
l’inйpuisable enveloppe de l’aйrostat...

Pendant le mois de juillet, les froids furent intenses, mais on
n’йpargna ni le bois, ni le charbon.

Cyrus Smith avait installй une seconde cheminйe dans la grande
salle, et c’йtait lа que se passaient les longues soirйes.
Causerie pendant que l’on travaillait, lecture quand les mains
restaient oisives, et le temps s’йcoulait avec profit pour tout le
monde.

C’йtait une vraie jouissance pour les colons, quand, de cette
salle bien йclairйe de bougies, bien chauffйe de houille, aprиs un
dоner rйconfortant, le cafй de sureau fumant dans la tasse, les
pipes s’empanachant d’une odorante fumйe, ils entendaient la
tempкte mugir au dehors! Ils eussent йprouvй un bien-кtre complet,
si le bien-кtre pouvait jamais exister pour qui est loin de ses
semblables et sans communication possible avec eux! Ils causaient
toujours de leur pays, des amis qu’ils avaient laissйs, de cette
grandeur de la rйpublique amйricaine, dont l’influence ne pouvait
que s’accroоtre, et Cyrus Smith, qui avait йtй trиs mкlй aux
affaires de l’Union, intйressait vivement ses auditeurs par ses
rйcits, ses aperзus et ses pronostics.

Il arriva, un jour, que Gйdйon Spilett fut amenй А lui dire:

«Mais enfin, mon cher Cyrus, tout ce mouvement industriel et
commercial auquel vous prйdisez une progression constante, est-ce
qu’il ne court pas le danger d’кtre absolument arrкtй tфt ou tard?

-- Arrкtй! Et par quoi?

-- Mais par le manque de ce charbon, qu’on peut justement appeler
le plus prйcieux des minйraux!

-- Oui, le plus prйcieux, en effet, rйpondit l’ingйnieur, et il
semble que la nature ait voulu constater qu’il l’йtait, en faisant
le diamant, qui n’est uniquement que du carbone pur cristallisй.

-- Vous ne voulez pas dire, Monsieur Cyrus, repartit Pencroff,
qu’on brыlera du diamant en guise de houille dans les foyers des
chaudiиres?

-- Non, mon ami, rйpondit Cyrus Smith.

-- Cependant j’insiste, reprit Gйdйon Spilett. Vous ne niez pas
qu’un jour le charbon sera entiиrement consommй?

-- Oh! Les gisements houillers sont encore considйrables, et les
cent mille ouvriers qui leur arrachent annuellement cent millions
de quintaux mйtriques ne sont pas prиs de les avoir йpuisйs!

-- Avec la proportion croissante de la consommation du charbon de
terre, rйpondit Gйdйon Spilett, on peut prйvoir que ces cent mille
ouvriers seront bientфt deux cent mille et que l’extraction sera
doublйe?

-- Sans doute; mais, aprиs les gisements d’Europe, que de
nouvelles machines permettront bientфt d’exploiter plus а fond,
les houillиres d’Amйrique et d’Australie fourniront longtemps
encore а la consommation de l’industrie.

-- Combien de temps? demanda le reporter.

-- Au moins deux cent cinquante ou trois cents ans.

-- C’est rassurant pour nous, rйpondit Pencroff, mais inquiйtant
pour nos arriиre-petits-cousins!

-- On trouvera autre chose, dit Harbert.

-- Il faut l’espйrer, rйpondit Gйdйon Spilett, car enfin sans
charbon, plus de machines, et sans machines, plus de chemins de
fer, plus de bateaux а vapeur, plus d’usines, plus rien de ce
qu’exige le progrиs de la vie moderne!

-- Mais que trouvera-t-on? demanda Pencroff. L’imaginez-vous,
Monsieur Cyrus?

-- А peu prиs, mon ami.

-- Et qu’est-ce qu’on brыlera а la place du charbon?

-- L’eau, rйpondit Cyrus Smith.

-- L’eau, s’йcria Pencroff, l’eau pour chauffer les bateaux а
vapeur et les locomotives, l’eau pour chauffer l’eau!

-- Oui, mais l’eau dйcomposйe en ses йlйments constitutifs,
rйpondit Cyrus Smith, et dйcomposйe, sans doute, par
l’йlectricitй, qui sera devenue alors une force puissante et
maniable, car toutes les grandes dйcouvertes, par une loi
inexplicable, semblent concorder et se complйter au mкme moment.
Oui, mes amis, je crois que l’eau sera un jour employйe comme
combustible, que l’hydrogиne et l’oxygиne, qui la constituent,
utilisйs isolйment ou simultanйment, fourniront une source de
chaleur et de lumiиre inйpuisables et d’une intensitй que la
houille ne saurait avoir. Un jour, les soutes des steamers et les
tenders des locomotives, au lieu de charbon, seront chargйs de ces
deux gaz comprimйs, qui brыleront dans les foyers avec une йnorme
puissance calorifique. Ainsi donc, rien а craindre. Tant que cette
terre sera habitйe, elle fournira aux besoins de ses habitants, et
ils ne manqueront jamais ni de lumiиre ni de chaleur, pas plus
qu’ils ne manqueront des productions des rиgnes vйgйtal, minйral
ou animal. Je crois donc que lorsque les gisements de houille
seront йpuisйs, on chauffera et on se chauffera avec de l’eau.
L’eau est le charbon de l’avenir.

-- Je voudrais voir cela, dit le marin.

-- Tu t’es levй trop tфt, Pencroff», rйpondit Nab, qui n’intervint
que par ces mots dans la discussion.

Toutefois, ce ne furent pas les paroles de Nab qui terminиrent la
conversation, mais bien les aboiements de Top, qui йclatиrent de
nouveau avec cette intonation йtrange dont s’йtait dйjа prйoccupй
l’ingйnieur. En mкme temps, Top recommenзait а tourner autour de
l’orifice du puits, qui s’ouvrait а l’extrйmitй du couloir
intйrieur.

«Qu’est-ce que Top a donc encore а aboyer ainsi? demanda Pencroff.

-- Et Jup а grogner de cette faзon?» ajouta Harbert.

En effet, l’orang, se joignant au chien, donnait des signes non
йquivoques d’agitation, et, dйtail singulier, ces deux animaux
paraissaient кtre plutфt inquiets qu’irritйs.

«Il est йvident, dit Gйdйon Spilett, que ce puits est en
communication directe avec la mer, et que quelque animal marin
vient de temps en temps respirer au fond.

-- C’est йvident, rйpondit le marin, et il n’y a pas d’autre
explication а donner... allons, silence, Top, ajouta Pencroff en
se tournant vers le chien, et toi, Jup, а ta chambre!»

Le singe et le chien se turent. Jup retourna se coucher, mais Top
resta dans le salon, et il continua а faire entendre de sourds
grognements pendant toute la soirйe.

Il ne fut plus question de l’incident, qui, cependant, assombrit
le front de l’ingйnieur.

Pendant le reste du mois de juillet, il y eut des alternatives de
pluie et de froid. La tempйrature ne s’abaissa pas autant que
pendant le prйcйdent hiver, et son maximum ne dйpassa pas huit
degrйs fahrenheit (13, 33 degrйs centigrades au-dessous de zйro).
Mais si cet hiver fut moins froid, du moins fut-il plus troublй
par les tempкtes et les coups de vent. Il y eut encore de violents
assauts de la mer qui compromirent plus d’une fois les Cheminйes.
C’йtait а croire qu’un raz de marйe, provoquй par quelque
commotion sous-marine, soulevait ces lames monstrueuses et les
prйcipitait sur la muraille de Granite-House.

Lorsque les colons, penchйs а leurs fenкtres, observaient ces
йnormes masses d’eau qui se brisaient sous leurs yeux, ils ne
pouvaient qu’admirer le magnifique spectacle de cette impuissante
fureur de l’ocйan. Les flots rebondissaient en йcume йblouissante,
la grиve entiиre disparaissait sous cette rageuse inondation, et
le massif semblait йmerger de la mer elle-mкme, dont les embruns
s’йlevaient а une hauteur de plus de cent pieds.

Pendant ces tempкtes, il йtait difficile de s’aventurer sur les
routes de l’оle, dangereux mкme, car les chutes d’arbres y йtaient
frйquentes.

Cependant les colons ne laissиrent jamais passer une semaine sans
aller visiter le corral. Heureusement, cette enceinte, abritйe par
le contrefort sud-est du mont Franklin, ne souffrit pas trop des
violences de l’ouragan, qui йpargna ses arbres, ses hangars, sa
palissade. Mais la basse-cour, йtablie sur le plateau de Grande-
vue, et, par consйquent, directement exposйe aux coups du vent
d’est, eut а subir des dйgвts assez considйrables. Le pigeonnier
fut dйcoiffй deux fois, et la barriиre s’abattit йgalement. Tout
cela demandait а кtre refait d’une faзon plus solide, car, on le
voyait clairement, l’оle Lincoln йtait situйe dans les parages les
plus mauvais du Pacifique. Il semblait vraiment qu’elle formвt le
point central de vastes cyclones, qui la fouettaient comme fait le
fouet de la toupie.

Seulement, ici, c’йtait la toupie qui йtait immobile, et le fouet
qui tournait.

Pendant la premiиre semaine du mois d’aoыt, les rafales
s’apaisиrent peu а peu, et l’atmosphиre recouvra un calme qu’elle
semblait avoir а jamais perdu. Avec le calme, la tempйrature
s’abaissa, le froid redevint trиs vif, et la colonne
thermomйtrique tomba а huit degrйs fahrenheit au-dessous de zйro
(22 degrйs centigrades au-dessous de glace).

Le 3 aoыt, une excursion, projetйe depuis quelques jours, fut
faite dans le sud-est de l’оle, vers le marais des tadornes. Les
chasseurs йtaient tentйs par tout le gibier aquatique, qui
йtablissait lа ses quartiers d’hiver. Canards sauvages,
bйcassines, pilets, sarcelles, grиbes, y abondaient, et il fut
dйcidй qu’un jour serait consacrй а une expйdition contre ces
volatiles.

Non seulement Gйdйon Spilett et Harbert, mais aussi Pencroff et
Nab prirent part а l’expйdition. Seul, Cyrus Smith, prйtextant
quelque travail, ne se joignit point а eux et demeura а Granite-
House.

Les chasseurs prirent donc la route de port ballon pour se rendre
au marais, aprиs avoir promis d’кtre revenus le soir. Top et Jup
les accompagnaient. Dиs qu’ils eurent passй le pont de la Mercy,
l’ingйnieur le releva et revint, avec la pensйe de mettre а
exйcution un projet pour lequel il voulait кtre seul.

Or, ce projet, c’йtait d’explorer minutieusement ce puits
intйrieur dont l’orifice s’ouvrait au niveau du couloir de
Granite-House, et qui communiquait avec la mer, puisqu’autrefois
il servait de passage aux eaux du lac.

Pourquoi Top tournait-il si souvent autour de cet orifice?
Pourquoi laissait-il йchapper de si йtranges aboiements, quand une
sorte d’inquiйtude le ramenait vers ce puits? Pourquoi Jup se
joignait-il а Top dans une sorte d’anxiйtй commune? Ce puits
avait-il d’autres branchements que la communication verticale avec
la mer? Se ramifiait-il vers d’autres portions de l’оle? Voilа ce
que Cyrus Smith voulait savoir, et, d’abord, кtre seul а savoir.
Il avait donc rйsolu de tenter l’exploration du puits pendant une
absence de ses compagnons, et l’occasion se prйsentait de le
faire.

Il йtait facile de descendre jusqu’au fond du puits, en employant
l’йchelle de corde qui ne servait plus depuis l’installation de
l’ascenseur, et dont la longueur йtait suffisante. C’est ce que
fit l’ingйnieur. Il traоna l’йchelle jusqu’а ce trou, dont le
diamиtre mesurait six pieds environ, et il la laissa se dйrouler,
aprиs avoir solidement attachй son extrйmitй supйrieure. Puis,
ayant allumй une lanterne, pris un revolver et passй un coutelas а
sa ceinture, il commenзa а descendre les premiers йchelons.

Partout, la paroi йtait pleine; mais quelques saillies du roc se
dressaient de distance en distance, et, au moyen de ces saillies,
il eыt йtй rйellement possible а un кtre agile de s’йlever jusqu’а
l’orifice du puits.

C’est une remarque que fit l’ingйnieur; mais, en promenant avec
soin sa lanterne sur ces saillies, il ne trouva aucune empreinte,
aucune cassure, qui pыt donner а penser qu’elles eussent servi а
une escalade ancienne ou rйcente.

Cyrus Smith descendit plus profondйment, en йclairant tous les
points de la paroi. Il n’y vit rien de suspect.

Lorsque l’ingйnieur eut atteint les derniers йchelons, il sentit
la surface de l’eau, qui йtait alors parfaitement calme. Ni а son
niveau, ni dans aucune autre partie du puits, ne s’ouvrait aucun
couloir latйral qui pыt se ramifier а l’intйrieur du massif. La
muraille, que Cyrus Smith frappa du manche de son coutelas,
sonnait le plein. C’йtait un granit compact, а travers lequel nul
кtre vivant ne pouvait se frayer un chemin. Pour arriver au fond
du puits et s’йlever ensuite jusqu’а son orifice, il fallait
nйcessairement passer par ce canal, toujours immergй, qui le
mettait en communication avec la mer а travers le sous-sol rocheux
de la grиve, et cela n’йtait possible qu’а des animaux marins.
Quant а la question de savoir oщ aboutissait ce canal, en quel
point du littoral et а quelle profondeur sous les flots, on ne
pouvait la rйsoudre.

Donc, Cyrus Smith, ayant terminй son exploration, remonta, retira
l’йchelle, recouvrit l’orifice du puits et revint, tout pensif, а
la grande salle de Granite-House, en se disant: «Je n’ai rien vu,
et pourtant il y a quelque chose!»

CHAPITRE XII

Le soir mкme, les chasseurs revinrent, ayant fait bonne chasse,
et, littйralement chargйs de gibier, ils portaient tout ce que
pouvaient porter quatre hommes.

Top avait un chapelet de pilets autour du cou, et Jup, des
ceintures de bйcassines autour du corps.

«Voilа, mon maоtre, s’йcria Nab, voilа de quoi employer notre
temps! Conserves, pвtйs, nous aurons lа une rйserve agrйable! Mais
il faut que quelqu’un m’aide. Je compte sur toi, Pencroff.

-- Non, Nab, rйpondit le marin. Le grйement du bateau me rйclame,
et tu voudras bien te passer de moi.

-- Et vous, Monsieur Harbert?

-- Moi, Nab, il faut que j’aille demain au corral, rйpondit le
jeune garзon.

-- Ce sera donc vous, Monsieur Spilett, qui m’aiderez?

-- Pour t’obliger, Nab, rйpondit le reporter, mais je te prйviens
que si tu me dйvoiles tes recettes, je les publierai.

-- А votre convenance, Monsieur Spilett, rйpondit Nab, а votre
convenance!»

Et voilа comment, le lendemain, Gйdйon Spilett, devenu l’aide de
Nab, fut installй dans son laboratoire culinaire. Mais auparavant,
l’ingйnieur lui avait fait connaоtre le rйsultat de l’exploration
qu’il avait faite la veille, et, а cet йgard, le reporter partagea
l’opinion de Cyrus Smith, que, bien qu’il n’eыt rien trouvй, il
restait toujours un secret а dйcouvrir!

Les froids persйvйrиrent pendant une semaine encore, et les colons
ne quittиrent pas Granite-House, si ce n’est pour les soins а
donner а la basse-cour. La demeure йtait parfumйe des bonnes
odeurs qu’йmettaient les manipulations savantes de Nab et du
reporter; mais tout le produit de la chasse aux marais ne fut pas
transformй en conserves, et comme le gibier, par ce froid intense,
se gardait parfaitement, canards sauvages et autres furent mangйs
frais et dйclarйs supйrieurs а toutes autres bкtes aquatiques du
monde connu.

Pendant cette semaine, Pencroff, aidй par Harbert, qui maniait
habilement l’aiguille du voilier, travailla avec tant d’ardeur,
que les voiles de l’embarcation furent terminйes. Le cordage de
chanvre ne manquait pas, grвce au grйement qui avait йtй retrouvй
avec l’enveloppe du ballon. Les cвbles, les cordages du filet,
tout cela йtait fait d’un filin excellent, dont le marin tira bon
parti. Les voiles furent bordйes de fortes ralingues, et il
restait encore de quoi fabriquer les drisses, les haubans, les
йcoutes, etc. Quant au pouliage, sur les conseils de Pencroff et
au moyen du tour qu’il avait installй, Cyrus Smith fabriqua les
poulies nйcessaires. Il arriva donc que le grйement йtait
entiиrement parй bien avant que le bateau fыt fini. Pencroff
dressa mкme un pavillon bleu, rouge et blanc, dont les couleurs
avaient йtй fournies par certaines plantes tinctoriales, trиs
abondantes dans l’оle. Seulement, aux trente-sept йtoiles
reprйsentant les trente-sept йtats de l’union qui resplendissent
sur le yacht des pavillons amйricains, le marin en avait ajoutй
une trente-huitiиme, l’йtoile de «l’йtat de Lincoln», car il
considйrait son оle comme dйjа rattachйe а la grande rйpublique.

«Et, disait-il, elle l’est de coeur, si elle ne l’est pas encore
de fait!» en attendant, ce pavillon fut arborй а la fenкtre
centrale de Granite-House, et les colons le saluиrent de trois
hurrahs.

Cependant on touchait au terme de la saison froide, et il semblait
que ce second hiver allait se passer sans incident grave, quand,
dans la nuit du 11 aoыt, le plateau de Grande-vue fut menacй d’une
dйvastation complиte.

Aprиs une journйe bien remplie, les colons dormaient profondйment,
lorsque, vers quatre heures du matin, ils furent subitement
rйveillйs par les aboiements de Top.

Le chien n’aboyait pas, cette fois, prиs de l’orifice du puits,
mais au seuil de la porte, et il se jetait dessus comme s’il eыt
voulu l’enfoncer. Jup, de son cфtй, poussait des cris aigus.

«Eh bien, Top!» cria Nab, qui fut le premier йveillй.

Mais le chien continua d’aboyer avec plus de fureur.

«Qu’est-ce donc?» demanda Cyrus Smith.

Et tous, vкtus а la hвte, se prйcipitиrent vers les fenкtres de la
chambre, qu’ils ouvrirent.

Sous leurs yeux se dйveloppait une couche de neige qui paraissait
а peine blanche dans cette nuit trиs obscure. Les colons ne virent
rien, mais ils entendirent de singuliers aboiements qui йclataient
dans l’ombre. Il йtait йvident que la grиve avait йtй envahie par
un certain nombre d’animaux que l’on ne pouvait distinguer.

«Qu’est-ce? s’йcria Pencroff.

-- Des loups, des jaguars ou des singes! rйpondit Nab.

-- Diable! Mais ils peuvent gagner le haut du plateau! dit le
reporter.

-- Et notre basse-cour, s’йcria Harbert, et nos plantations?...

-- Par oщ ont-ils donc passй? demanda Pencroff.

-- Ils auront franchi le ponceau de la grиve, rйpondit
l’ingйnieur, que l’un de nous aura oubliй de refermer.

-- En effet, dit Spilett, je me rappelle l’avoir laissй ouvert...

-- Un beau coup que vous avez fait lа, Monsieur Spilett! s’йcria
le marin.

-- Ce qui est fait est fait, rйpondit Cyrus Smith. Avisons а ce
qu’il faut faire!»

Telles furent les demandes et les rйponses qui furent rapidement
йchangйes entre Cyrus Smith et ses compagnons. Il йtait certain
que le ponceau avait йtй franchi, que la grиve йtait envahie par
des animaux, et que ceux-ci, quels qu’ils fussent, pouvaient, en
remontant la rive gauche de la Mercy, arriver au plateau de
Grande-vue. Il fallait donc les gagner de vitesse et les
combattre, au besoin.

«Mais quelles sont ces bкtes-lа?» fut-il demandй une seconde fois,
au moment oщ les aboiements retentissaient avec plus de force.

Ces aboiements firent tressaillir Harbert, et il se souvint de les
avoir dйjа entendus pendant sa premiиre visite aux sources du
creek-rouge.

«Ce sont des culpeux, ce sont des renards! dit-il.

-- En avant!» s’йcria le marin.

Et tous, s’armant de haches, de carabines et de revolvers, se
prйcipitиrent dans la banne de l’ascenseur et prirent pied sur la
grиve.

Ce sont de dangereux animaux que ces culpeux, quand ils sont en
grand nombre et que la faim les irrite.

Nйanmoins, les colons n’hйsitиrent pas а se jeter au milieu de la
bande, et leurs premiers coups de revolver, lanзant de rapides
йclairs dans l’obscuritй, firent reculer les premiers assaillants.

Ce qui importait avant tout, c’йtait d’empкcher ces pillards de
s’йlever jusqu’au plateau de Grande-vue, car les plantations, la
basse-cour, eussent йtй а leur merci, et d’immenses dйgвts, peut-
кtre irrйparables, surtout en ce qui concernait le champ de blй,
se seraient inйvitablement produits.

Mais comme l’envahissement du plateau ne pouvait se faire que par
la rive gauche de la Mercy, il suffisait d’opposer aux culpeux une
barriиre insurmontable sur cette йtroite portion de la berge
comprise entre la riviиre et la muraille de granit.

Ceci fut compris de tous, et, sur un ordre de Cyrus Smith, ils
gagnиrent l’endroit dйsignй, pendant que la troupe des culpeux
bondissait dans l’ombre.

Cyrus Smith, Gйdйon Spilett, Harbert, Pencroff et Nab se
disposиrent donc de maniиre а former une ligne infranchissable.
Top, ses formidables mвchoires ouvertes, prйcйdait les colons, et
il йtait suivi de Jup, armй d’un gourdin noueux qu’il brandissait
comme une massue.

La nuit йtait extrкmement obscure. Ce n’йtait qu’а la lueur des
dйcharges, dont chacune devait porter, qu’on apercevait les
assaillants, qui devaient кtre au moins une centaine, et dont les
yeux brillaient comme des braises.

«Il ne faut pas qu’ils passent! s’йcria Pencroff.

-- Ils ne passeront pas!» rйpondit l’ingйnieur.

Mais s’ils ne passиrent pas, ce ne fut pas faute de l’avoir tentй.
Les derniers rangs poussaient les premiers, et ce fut une lutte
incessante а coups de revolver et а coups de hache. Bien des
cadavres de culpeux devaient dйjа joncher le sol, mais la bande ne
semblait pas diminuer, et on eыt dit qu’elle se renouvelait sans
cesse par le ponceau de la grиve.

Bientфt, les colons durent lutter corps а corps, et ils n’йtaient
pas sans avoir reзu quelques blessures, lйgиres fort heureusement.
Harbert avait, d’un coup de revolver, dйbarrassй Nab, sur le dos
duquel un culpeux venait de s’abattre comme un chat-tigre. Top se
battait avec une fureur vйritable, sautant а la gorge des renards
et les йtranglant net. Jup, armй de son bвton, tapait comme un
sourd, et c’йtait en vain qu’on voulait le faire rester en
arriиre. Douй, sans doute, d’une vue qui lui permettait de percer
cette obscuritй, il йtait toujours au plus fort du combat et
poussait de temps en temps un sifflement aigu, qui йtait chez lui
la marque d’une extrкme jubilation. А un certain moment, il
s’avanзa mкme si loin, qu’а la lueur d’un coup de revolver, on put
le voir entourй de cinq ou six grands culpeux, auxquels il tenait
tкte avec un rare sang-froid.

Cependant la lutte devait finir а l’avantage des colons, mais
aprиs qu’ils eurent rйsistй deux grandes heures! Les premiиres
lueurs de l’aube, sans doute, dйterminиrent la retraite des
assaillants, qui dйtalиrent vers le nord, de maniиre а repasser le
ponceau, que Nab courut relever immйdiatement.

Quand le jour eut suffisamment йclairй le champ de bataille, les
colons purent compter une cinquantaine de cadavres йpars sur la
grиve.

«Et Jup! s’йcria Pencroff. Oщ est donc Jup?»

Jup avait disparu. Son ami Nab l’appela, et, pour la premiиre
fois, Jup ne rйpondit pas а l’appel de son ami.

Chacun se mit en quкte de Jup, tremblant de le compter parmi les
morts. On dйblaya la place des cadavres, qui tachaient la neige de
leur sang, et Jup fut retrouvй au milieu d’un vйritable monceau de
culpeux dont les mвchoires fracassйes, les reins brisйs,
tйmoignaient qu’ils avaient eu affaire au terrible gourdin de
l’intrйpide animal. Le pauvre Jup tenait encore а la main le
tronзon de son bвton rompu; mais privй de son arme, il avait йtй
accablй par le nombre, et de profondes blessures labouraient sa
poitrine.

«Il est vivant! s’йcria Nab, qui se pencha sur lui.

-- Et nous le sauverons, rйpondit le marin, nous le soignerons
comme l’un de nous!»

Il semblait que Jup comprоt, car il inclina sa tкte sur l’йpaule
de Pencroff, comme pour le remercier.

Le marin йtait blessй lui-mкme, mais ses blessures, ainsi que
celles de ses compagnons, йtaient insignifiantes, car, grвce а
leurs armes а feu, presque toujours ils avaient pu tenir les
assaillants а distance. Il n’y avait donc que l’orang dont l’йtat
fыt grave.

Jup, portй par Nab et Pencroff, fut amenй jusqu’а l’ascenseur, et
c’est а peine si un faible gйmissement sortit de ses lиvres. On le
remonta doucement а Granite-House. Lа, il fut installй sur un des
matelas empruntйs а l’une des couchettes, et ses blessures furent
lavйes avec le plus grand soin.

Il ne paraissait pas qu’elles eussent atteint quelque organe
essentiel, mais Jup avait йtй trиs affaibli par la perte de son
sang, et la fiиvre se dйclara а un degrй assez fort.

On le coucha donc, aprиs son pansement, on lui imposa une diиte
sйvиre», tout comme а une personne naturelle», dit Nab, et on lui
fit boire quelques tasses de tisane rafraоchissante, dont la
pharmacie vйgйtale de Granite-House fournit les ingrйdients.

Jup s’endormit d’un sommeil agitй d’abord; mais peu а peu sa
respiration devint plus rйguliиre, et on le laissa reposer dans le
plus grand calme. De temps en temps, Top, marchant, on peut dire
«sur la pointe des pieds», venait visiter son ami et semblait
approuver tous les soins que l’on prenait de lui. Une des mains de
Jup pendait hors de la couche, et Top la lйchait d’un air contrit.

Ce matin mкme, on procйda а l’ensevelissement des morts, qui
furent traоnйs jusqu’а la forкt du Far-West et enterrйs
profondйment.

Cette attaque, qui aurait pu avoir des consйquences si graves, fut
une leзon pour les colons, et dйsormais ils ne se couchиrent plus
sans que l’un d’eux se fыt assurй que tous les ponts йtaient
relevйs et qu’aucune invasion n’йtait possible.

Cependant Jup, aprиs avoir donnй des craintes sйrieuses pendant
quelques jours, rйagit vigoureusement contre le mal. Sa
constitution l’emporta, la fiиvre diminua peu а peu, et Gйdйon
Spilett, qui йtait un peu mйdecin, le considйra bientфt comme tirй
d’affaire. Le 16 aoыt, Jup commenзa а manger. Nab lui faisait de
bons petits plats sucrйs que le malade dйgustait avec sensualitй,
car, s’il avait un dйfaut mignon, c’йtait d’кtre un tantinet
gourmand, et Nab n’avait jamais rien fait pour le corriger de ce
dйfaut-lа.

«Que voulez-vous? Disait-il а Gйdйon Spilett, qui lui reprochait
quelquefois de le gвter, il n’a pas d’autre plaisir que celui de
la bouche, ce pauvre Jup, et je suis trop heureux de pouvoir
reconnaоtre ainsi ses services!»

Dix jours aprиs avoir pris le lit, le 21 aoыt, maоtre Jup se leva.
Ses blessures йtaient cicatrisйes, et on vit bien qu’il ne
tarderait pas а recouvrer sa souplesse et sa vigueur habituelles.
Comme tous les convalescents, il fut alors pris d’une faim
dйvorante, et le reporter le laissa manger а sa fantaisie, car il
se fiait а cet instinct qui manque trop souvent aux кtres
raisonnants et qui devait prйserver l’orang de tout excиs. Nab
йtait ravi de voir revenir l’appйtit de son йlиve.

«Mange, lui disait-il, mon Jup, et ne te fais faute de rien! Tu as
versй ton sang pour nous, et c’est bien le moins que je t’aide а
le refaire!»

Enfin, le 25 aoыt, on entendit la voix de Nab qui appelait ses
compagnons.

«Monsieur Cyrus, Monsieur Gйdйon, Monsieur Harbert, Pencroff,
venez! Venez!»

Les colons, rйunis dans la grande salle, se levиrent а l’appel de
Nab, qui йtait alors dans la chambre rйservйe а Jup.

«Qu’y a-t-il? demanda le reporter.

-- Voyez!» rйpondit Nab en poussant un vaste йclat de rire.

Et que vit-on? Maоtre Jup, qui fumait, tranquillement et
sйrieusement, accroupi comme un turc sur la porte de Granite-
House!

«Ma pipe! s’йcria Pencroff. Il a pris ma pipe! Ah! Mon brave Jup,
je t’en fais cadeau! Fume, mon ami, fume!»

Et Jup lanзait gravement d’йpaisses bouffйes de tabac, ce qui
semblait lui procurer des jouissances sans pareilles.

Cyrus Smith ne se montra pas autrement йtonnй de l’incident, et il
cita plusieurs exemples de singes apprivoisйs, auxquels l’usage du
tabac йtait devenu familier.

Mais, а partir de ce jour, maоtre Jup eut sa pipe а lui, l’ex-pipe
du marin, qui fut suspendue dans sa chambre, prиs de sa provision
de tabac. Il la bourrait lui-mкme, il l’allumait а un charbon
ardent et paraissait кtre le plus heureux des quadrumanes. On
pense bien que cette communautй de goыt ne fit que resserrer entre
Jup et Pencroff ces йtroits liens d’amitiй qui unissaient dйjа le
digne singe et l’honnкte marin.

«C’est peut-кtre un homme, disait quelquefois Pencroff а Nab. Est-
ce que зa t’йtonnerait si un jour il se mettait а nous parler?

-- Ma foi non, rйpondait Nab. Ce qui m’йtonne, c’est plutфt qu’il
ne parle pas, car enfin, il ne lui manque que la parole!

-- Зa m’amuserait tout de mкme, reprenait le marin, si un beau
jour il me disait: «si nous changions de pipe, Pencroff!»

-- Oui, rйpondait Nab. Quel malheur qu’il soit muet de naissance!»

Avec le mois de septembre, l’hiver fut entiиrement terminй, et les
travaux reprirent avec ardeur.

La construction du bateau avanзa rapidement. Il йtait entiиrement
bordй dйjа, et on le membra intйrieurement, de maniиre а relier
toutes les parties de la coque, avec des membrures assouplies par
la vapeur d’eau, qui se prкtиrent а toutes les exigences du
gabarit.

Comme le bois ne manquait pas, Pencroff proposa а l’ingйnieur de
doubler intйrieurement la coque avec un vaigrage йtanche, ce qui
assurerait complиtement la soliditй de l’embarcation.

Cyrus Smith ne sachant pas ce que rйservait l’avenir, approuva
l’idйe du marin de rendre son embarcation aussi solide que
possible.

Le vaigrage et le pont du bateau furent entiиrement finis vers le
15 septembre. Pour calfater les coutures, on fit de l’йtoupe avec
du zostиre sec, qui fut introduit а coups de maillet entre les
bordages de la coque, du vaigrage et du pont; puis, ces coutures
furent recouvertes de goudron bouillant, que les pins de la forкt
fournirent avec abondance.

L’amйnagement de l’embarcation fut des plus simples.

Elle avait d’abord йtй lestйe avec de lourds morceaux de granit,
maзonnйs dans un lit de chaux, et dont on arrima douze mille
livres environ. Un tillac fut posй par-dessus ce lest, et
l’intйrieur fut divisй en deux chambres, le long desquelles
s’йtendaient deux bancs, qui servaient de coffres. Le pied du mвt
devait йpontiller la cloison qui sйparait les deux chambres, dans
lesquelles on parvenait par deux йcoutilles, ouvertes sur le pont
et munies de capots.

Pencroff n’eut aucune peine а trouver un arbre convenable pour la
mвture. Il choisit un jeune sapin, bien droit, sans noeuds, qu’il
n’eut qu’а йquarrir а son emplanture et а arrondir а sa tкte. Les
ferrures du mвt, celles du gouvernail et celles de la coque
avaient йtй grossiиrement, mais solidement fabriquйes а la forge
des cheminйes. Enfin, vergues, mвt de flиche, gui, espars,
avirons, etc., tout йtait terminй dans la premiиre semaine
d’octobre, et il fut convenu qu’on ferait l’essai du bateau aux
abords de l’оle, afin de reconnaоtre comment il se comportait а la
mer et dans quelle mesure on pouvait se fier а lui.

Pendant tout ce temps, les travaux nйcessaires n’avaient point йtй
nйgligйs. Le corral йtait rйamйnagй, car le troupeau de mouflons
et de chиvres comptait un certain nombre de petits qu’il fallait
loger et nourrir. Les visites des colons n’avaient manquй ni au
parc aux huоtres, ni а la garenne, ni aux gisements de houille et
de fer, ni а quelques parties jusque-lа inexplorйes des forкts du
Far-West, qui йtaient fort giboyeuses.

Certaines plantes indigиnes furent encore dйcouvertes, et, si
elles n’avaient pas une utilitй immйdiate, elles contribuиrent а
varier les rйserves vйgйtales de Granite-House. C’йtaient des
espиces de ficoпdes, les unes semblables а celles du cap, avec des
feuilles charnues comestibles, les autres produisant des graines
qui contenaient une sorte de farine.

Le 10 octobre, le bateau fut lancй а la mer. Pencroff йtait
radieux. L’opйration rйussit parfaitement.

L’embarcation, toute grййe, ayant йtй poussйe sur des rouleaux а
la lisiиre du rivage, fut prise par la mer montante et flotta aux
applaudissements des colons, et particuliиrement de Pencroff, qui
ne montra aucune modestie en cette occasion. D’ailleurs, sa vanitй
devait survivre а l’achиvement du bateau, puisque, aprиs l’avoir
construit, il allait кtre appelй а le commander. Le grade de
capitaine lui fut dйcernй de l’agrйment de tous.

Pour satisfaire le capitaine Pencroff, il fallut tout d’abord
donner un nom а l’embarcation, et, aprиs plusieurs propositions
longuement discutйes, les suffrages se rйunirent sur celui de
Bonadventure, qui йtait le nom de baptкme de l’honnкte marin.

Dиs que le Bonadventure eut йtй soulevй par la marйe montante, on
put voir qu’il se tenait parfaitement dans ses lignes d’eau, et
qu’il devait convenablement naviguer sous toutes les allures.

Du reste, l’essai en allait кtre fait, le jour mкme, dans une
excursion au large de la cфte. Le temps йtait beau, la brise
fraоche, et la mer facile, surtout sur le littoral du sud, car le
vent soufflait du nord-ouest depuis une heure dйjа.

«Embarque! Embarque!» criait le capitaine Pencroff.

Mais il fallait dйjeuner avant de partir, et il parut mкme bon
d’emporter des provisions а bord, pour le cas oщ l’excursion se
prolongerait jusqu’au soir.

Cyrus Smith avait hвte, йgalement, d’essayer cette embarcation,
dont les plans venaient de lui, bien que, sur le conseil du marin,
il en eыt souvent modifiй quelques parties; mais il n’avait pas en
elle la confiance que manifestait Pencroff, et comme celui-ci ne
reparlait plus du voyage а l’оle Tabor, Cyrus Smith espйrait mкme
que le marin y avait renoncй. Il lui eыt rйpugnй, en effet, de
voir deux ou trois de ses compagnons s’aventurer au loin sur cette
barque, si petite en somme, et qui ne jaugeait pas plus de quinze
tonneaux.

А dix heures et demie, tout le monde йtait а bord, mкme Jup, mкme
Top. Nab et Harbert levиrent l’ancre qui mordait le sable prиs de
l’embouchure de la Mercy, la brigantine fut hissйe, le pavillon
lincolnien flotta en tкte du mвt, et le Bonadventure, dirigй par
Pencroff, prit le large.

Pour sortir de la baie de l’union, il fallut d’abord faire vent
arriиre, et l’on put constater que, sous cette allure, la vitesse
de l’embarcation йtait satisfaisante.

Aprиs avoir doublй la pointe de l’йpave et le cap griffe, Pencroff
dut tenir le plus prиs, afin de prolonger la cфte mйridionale de
l’оle, et, aprиs avoir couru quelques bords, il observa que le
Bonadventure pouvait marcher environ а cinq quarts du vent, et
qu’il se soutenait convenablement contre la dйrive. Il virait trиs
bien vent devant, ayant du «coup», comme disent les marins, et
gagnant mкme dans son virement.

Les passagers du Bonadventure йtaient vйritablement enchantйs. Ils
avaient lа une bonne embarcation, qui, le cas йchйant, pourrait
leur rendre de grands services, et par ce beau temps, avec cette
brise bien faite, la promenade fut charmante.

Pencroff se porta au large, а trois ou quatre milles de la cфte,
par le travers du port ballon. L’оle apparut alors dans tout son
dйveloppement et sous un nouvel aspect, avec le panorama variй de
son littoral depuis le cap griffe jusqu’au promontoire du reptile,
ses premiers plans de forкts dans lesquels les conifиres
tranchaient encore sur le jeune feuillage des autres arbres а
peine bourgeonnйs, et ce mont Franklin, qui dominait l’ensemble et
dont quelques neiges blanchissaient la tкte.

«Que c’est beau! s’йcria Harbert.

-- Oui, notre оle est belle et bonne, rйpondit Pencroff. Je l’aime
comme j’aimais ma pauvre mиre! Elle nous a reзus, pauvres et
manquant de tout, et que manque-t-il а ces cinq enfants qui lui
sont tombйs du ciel?

-- Rien! rйpondit Nab, rien, capitaine!»

Et les deux braves gens poussиrent trois formidables hurrahs en
l’honneur de leur оle!

Pendant ce temps, Gйdйon Spilett, appuyй au pied du mвt, dessinait
le panorama qui se dйveloppait sous ses yeux.

Cyrus Smith regardait en silence.

«Eh bien, Monsieur Cyrus, demanda Pencroff, que dites-vous de
notre bateau?

-- Il paraоt se bien comporter, rйpondit l’ingйnieur.

-- Bon! Et croyez-vous, а prйsent, qu’il pourrait entreprendre un
voyage de quelque durйe?

-- Quel voyage, Pencroff?

-- Celui de l’оle Tabor, par exemple?

-- Mon ami, rйpondit Cyrus Smith, je crois que, dans un cas
pressant, il ne faudrait pas hйsiter а se confier au Bonadventure,
mкme pour une traversйe plus longue; mais, vous le savez, je vous
verrais partir avec peine pour l’оle Tabor, puisque rien ne vous
oblige а y aller.

-- On aime а connaоtre ses voisins, rйpondit Pencroff, qui
s’entкtait dans son idйe. L’оle Tabor, c’est notre voisine, et
c’est la seule! La politesse veut qu’on aille, au moins, lui faire
une visite!

-- Diable! fit Gйdйon Spilett, notre ami Pencroff est а cheval sur
les convenances!

-- Je ne suis а cheval sur rien du tout, riposta le marin, que
l’opposition de l’ingйnieur vexait un peu, mais qui n’aurait pas
voulu lui causer quelque peine.

-- Songez, Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, que vous ne pouvez
aller seul а l’оle Tabor.

-- Un compagnon me suffira.

-- Soit, rйpondit l’ingйnieur. C’est donc de deux colons sur cinq
que vous risquez de priver la colonie de l’оle Lincoln?

-- Sur six! rйpondit Pencroff. Vous oubliez Jup.

-- Sur sept! ajouta Nab. Top en vaut bien un autre!

-- Il n’y a pas de risque, Monsieur Cyrus, reprit Pencroff.

-- C’est possible, Pencroff; mais, je vous le rйpиte, c’est
s’exposer sans nйcessitй!»

L’entкtй marin ne rйpondit pas et laissa tomber la conversation,
bien dйcidй а la reprendre. Mais il ne se doutait guиre qu’un
incident allait lui venir en aide et changer en une oeuvre
d’humanitй ce qui n’йtait qu’un caprice, discutable aprиs tout. En
effet, aprиs s’кtre tenu au large, le Bonadventure venait de se
rapprocher de la cфte, en se dirigeant vers le port Ballon. Il
йtait important de vйrifier les passes mйnagйes entre les bancs de
sable et les rйcifs, pour les baliser au besoin, puisque cette
petite crique devait кtre le port d’attache du bateau.

On n’йtait plus qu’а un demi-mille de la cфte, et il avait fallu
louvoyer pour gagner contre le vent. La vitesse du Bonadventure
n’йtait que trиs modйrйe alors, parce que la brise, en partie
arrкtйe par la haute terre, gonflait а peine ses voiles, et la
mer, unie comme une glace, ne se ridait qu’au souffle des risйes
qui passaient capricieusement.

Harbert se tenait а l’avant, afin d’indiquer la route а suivre au
milieu des passes, lorsqu’il s’йcria tout d’un coup:

«Lofe, Pencroff, lofe.

-- Qu’est-ce qu’il y a? rйpondit le marin en se levant. Une roche?

-- Non... attends, dit Harbert... je ne vois pas bien... lofe
encore... bon... arrive un peu...»

Et ce disant, Harbert, couchй le long du bord, plongea rapidement
son bras dans l’eau et se releva en disant:

«Une bouteille!»

Il tenait а la main une bouteille fermйe, qu’il venait de saisir а
quelques encablures de la cфte.

Cyrus Smith prit la bouteille. Sans dire un seul mot, il en fit
sauter le bouchon, et il tira un papier humide, sur lequel se
lisaient ces mots:

Naufragй... оle Tabor: 153 degrйs o. long -- 37 degrйs 11 lat. s.

CHAPITRE XIII

«Un naufragй! s’йcria Pencroff, abandonnй а quelques cents milles
de nous sur cette оle Tabor! Ah! Monsieur Cyrus, vous ne vous
opposerez plus maintenant а mon projet de voyage!

-- Non, Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, et vous partirez le plus
tфt possible.

-- Dиs demain?

-- Dиs demain.»

L’ingйnieur tenait а la main le papier qu’il avait retirй de la
bouteille. Il le mйdita pendant quelques instants, puis, reprenant
la parole:

«De ce document, mes amis, dit-il, de la forme mкme dans laquelle
il est conзu, on doit d’abord conclure ceci: c’est, premiиrement,
que le naufragй de l’оle Tabor est un homme ayant des
connaissances assez avancйes en marine, puisqu’il donne la
latitude et la longitude de l’оle, conformes а celles que nous
avons trouvйes, et jusqu’а une minute d’approximation;
secondement, qu’il est anglais ou amйricain, puisque le document
est йcrit en langue anglaise.

-- Ceci est parfaitement logique, rйpondit Gйdйon Spilett, et la
prйsence de ce naufragй explique l’arrivйe de la caisse sur les
rivages de l’оle. Il y a eu naufrage, puisqu’il y a un naufragй.
Quant а ce dernier, quel qu’il soit, il est heureux pour lui que
Pencroff ait eu l’idйe de construire ce bateau et de l’essayer
aujourd’hui mкme, car, un jour de retard, et cette bouteille
pouvait se briser sur les rйcifs.

-- En effet, dit Harbert, c’est une chance heureuse que le
Bonadventure ait passй lа, prйcisйment quand cette bouteille
flottait encore!

-- Et cela ne vous semble pas bizarre? demanda Cyrus Smith а
Pencroff.

-- Cela me semble heureux, voilа tout, rйpondit le marin. Est-ce
que vous voyez quelque chose d’extraordinaire а cela, Monsieur
Cyrus? Cette bouteille, il fallait bien qu’elle allвt quelque
part, et pourquoi pas ici aussi bien qu’ailleurs?

-- Vous avez peut-кtre raison, Pencroff, rйpondit l’ingйnieur, et
cependant...

-- Mais, fit observer Harbert, rien ne prouve que cette bouteille
flotte depuis longtemps sur la mer?

-- Rien, rйpondit Gйdйon Spilett, et mкme le document paraоt avoir
йtй rйcemment йcrit. Qu’en pensez-vous, Cyrus?

-- Cela est difficile а vйrifier, et, d’ailleurs, nous le
saurons!» rйpondit Cyrus Smith.

Pendant cette conversation, Pencroff n’йtait pas restй inactif. Il
avait virй de bord, et le Bonadventure, grand largue, toutes
voiles portant, filait rapidement vers le cap Griffe. Chacun
songeait а ce naufragй de l’оle Tabor. Йtait-il encore temps de le
sauver? Grand йvйnement dans la vie des colons!

Eux-mкmes n’йtaient que des naufragйs, mais il йtait а craindre
qu’un autre n’eыt pas йtй aussi favorisй qu’eux, et leur devoir
йtait de courir au-devant de l’infortune.

Le cap griffe fut doublй, et le Bonadventure

Vint mouiller vers quatre heures а l’embouchure de la Mercy.

Le soir mкme, les dйtails relatifs а la nouvelle expйdition
йtaient rйglйs. Il parut convenable que Pencroff et Harbert, qui
connaissaient la manoeuvre d’une embarcation, fussent seuls а
entreprendre ce voyage. En partant le lendemain, 11 octobre, ils
pourraient arriver le 13 dans la journйe, car, avec le vent qui
rйgnait, il ne fallait pas plus de quarante-huit heures pour faire
cette traversйe de cent cinquante milles. Un jour dans l’оle,
trois ou quatre jours pour revenir, on pouvait donc compter que,
le 17, ils seraient de retour а l’оle Lincoln. Le temps йtait
beau, le baromиtre remontait sans secousses, le vent semblait bien
йtabli, toutes les chances йtaient donc en faveur de ces braves
gens, qu’un devoir d’humanitй allait entraоner loin de leur оle.

Ainsi donc, il avait йtй convenu que Cyrus Smith, Nab et Gйdйon
Spilett resteraient а Granite-House; mais une rйclamation se
produisit, et Gйdйon Spilett, qui n’oubliait point son mйtier de
reporter du New-York Herald, ayant dйclarй qu’il irait а la nage
plutфt que de manquer une pareille occasion, il fut admis а
prendre part au voyage.

La soirйe fut employйe а transporter а bord du Bonadventure
quelques objets de literie, des ustensiles, des armes, des
munitions, une boussole, des vivres pour une huitaine de jours,
et, ce chargement ayant йtй rapidement opйrй, les colons
remontиrent а Granite-House.

Le lendemain, а cinq heures du matin, les adieux furent faits, non
sans une certaine йmotion de part et d’autre, et Pencroff,
йventant ses voiles, se dirigea vers le cap griffe, qu’il devait
doubler pour prendre directement ensuite la route du sud-ouest.

Le Bonadventure йtait dйjа а un quart de mille de la cфte, quand
ses passagers aperзurent sur les hauteurs de Granite-House deux
hommes qui leur faisaient un signe d’adieu. C’йtaient Cyrus Smith
et Nab.

«Nos amis! s’йcria Gйdйon Spilett. Voilа notre premiиre sйparation
depuis quinze mois!...»

Pencroff, le reporter et Harbert firent un dernier signe d’adieu,
et Granite-House disparut bientфt derriиre les hautes roches du
cap.

Pendant les premiиres heures de la journйe, le Bonadventure resta
constamment en vue de la cфte mйridionale de l’оle Lincoln, qui
n’apparut bientфt plus que sous la forme d’une corbeille verte, de
laquelle йmergeait le mont Franklin. Les hauteurs, amoindries par
l’йloignement, lui donnaient une apparence peu faite pour attirer
les navires sur ses atterrages.

Le promontoire du reptile fut dйpassй vers une heure, mais а dix
milles au large. De cette distance, il n’йtait plus possible de
rien distinguer de la cфte occidentale qui s’йtendait jusqu’aux
croupes du mont Franklin, et, trois heures aprиs, tout ce qui
йtait l’оle Lincoln avait disparu au-dessous de l’horizon.

Le Bonadventure se conduisait parfaitement. Il s’йlevait
facilement а la lame et faisait une route rapide. Pencroff avait
grйй sa voile de flиche, et, ayant tout dessus, il marchait
suivant une direction rectiligne, relevйe а la boussole. De temps
en temps, Harbert le relayait au gouvernail, et la main du jeune
garзon йtait si sыre, que le marin n’avait pas une embardйe а lui
reprocher.

Gйdйon Spilett causait avec l’un, avec l’autre, et, au besoin, il
mettait la main а la manoeuvre. Le capitaine Pencroff йtait
absolument satisfait de son йquipage, et ne parlait rien moins que
de le gratifier «d’un quart de vin par bordйe»! au soir, le
croissant de la lune, qui ne devait кtre dans son premier quartier
que le 16, se dessina dans le crйpuscule solaire et s’йteignit
bientфt. La nuit fut sombre, mais trиs йtoilйe, et une belle
journйe s’annonзait encore pour le lendemain.

Pencroff, par prudence, amena la voile de flиche, ne voulant point
s’exposer а кtre surpris par quelque excиs de brise avec de la
toile en tкte de mвt. C’йtait peut-кtre trop de prйcaution pour
une nuit si calme, mais Pencroff йtait un marin prudent, et on
n’aurait pu le blвmer.

Le reporter dormit une partie de la nuit. Pencroff et Harbert se
relayиrent de deux heures en deux heures au gouvernail. Le marin
se fiait а Harbert comme а lui-mкme, et sa confiance йtait
justifiйe par le sang-froid et la raison du jeune garзon.

Pencroff lui donnait la route comme un commandant а son timonier,
et Harbert ne laissait pas le Bonadventure ne subissait pas
quelque courant inconnu, il devait terrir juste sur l’оle Tabor.

Quant а cette mer que l’embarcation parcourait alors, elle йtait
absolument dйserte. Parfois, quelque grand oiseau, albatros ou
frйgate, passait а portйe de fusil, et Gйdйon Spilett se demandait
si ce n’йtait pas а l’un de ces puissants volateurs qu’il avait
confiй sa derniиre chronique adressйe au New-York Herald. Ces
oiseaux йtaient les seuls кtres qui parussent frйquenter cette
partie de l’ocйan comprise entre l’оle Tabor et l’оle Lincoln.

«Et cependant, fit observer Harbert, nous sommes а l’йpoque oщ les
baleiniers se dirigent ordinairement vers la partie mйridionale du
Pacifique. En vйritй, je ne crois pas qu’il y ait une mer plus
abandonnйe que celle-ci!

-- Elle n’est point si dйserte que cela! rйpondit Pencroff.

-- Comment l’entendez-vous? demanda le reporter.

-- Mais puisque nous y sommes! Est-ce que vous prenez notre bateau
pour une йpave et nos personnes pour des marsouins?»

Et Pencroff de rire de sa plaisanterie. Au soir, d’aprиs l’estime,
on pouvait penser que le Bonadventure avait franchi une distance
de cent vingt milles depuis son dйpart de l’оle Lincoln, c’est-а-
dire depuis trente-six heures, ce qui donnait une vitesse de trois
milles un tiers а l’heure. La brise йtait faible et tendait а
calmir. Toutefois, on pouvait espйrer que le lendemain, au point
du jour, si l’estime йtait juste et si la direction avait йtй
bonne, on aurait connaissance de l’оle Tabor. Aussi, ni Gйdйon
Spilett, ni Harbert, ni Pencroff ne dormirent pendant cette nuit
du 12 au 13 octobre. Dans l’attente du lendemain, ils ne pouvaient
se dйfendre d’une vive йmotion. Il y avait tant d’incertitudes
dans l’entreprise qu’ils avaient tentйe! Йtaient-ils proche de
l’оle Tabor? L’оle йtait-elle encore habitйe par ce naufragй au
secours duquel ils se portaient? Quel йtait cet homme? Sa prйsence
n’apporterait-elle pas quelque trouble dans la petite colonie, si
unie jusqu’alors?

Consentirait-il, d’ailleurs, а йchanger sa prison pour une autre?
Toutes ces questions, qui allaient sans doute кtre rйsolues le
lendemain, les tenaient en йveil, et, aux premiиres nuances du
jour, ils fixиrent successivement leurs regards sur tous les
points de l’horizon de l’ouest.

«Terre!» cria Pencroff vers six heures du matin.

Et comme il йtait inadmissible que Pencroff se fыt trompй, il
йtait йvident que la terre йtait lа. Que l’on juge de la joie du
petit йquipage du Bonadventure! avant quelques heures, il serait
sur le littoral de l’оle!

L’оle Tabor, sorte de cфte basse, а peine йmergйe des flots,
n’йtait pas йloignйe de plus de quinze milles. Le cap du
Bonadventure, qui йtait un peu dans le sud de l’оle, fut mis
directement dessus, et, а mesure que le soleil montait dans l’est,
quelques sommets se dйtachиrent за et lа.

«Ce n’est qu’un оlot beaucoup moins important que l’оle Lincoln,
fit observer Harbert, et probablement dы comme elle а quelque
soulиvement sous-marin.»

А onze heures du matin, le Bonadventure n’en йtait plus qu’а deux
milles, et Pencroff, cherchant une passe pour atterrir, ne
marchait plus qu’avec une extrкme prudence sur ces eaux inconnues.

On embrassait alors dans tout son ensemble l’оlot, sur lequel se
dйtachaient des bouquets de gommiers verdoyants et quelques autres
grands arbres, de la nature de ceux qui poussaient а l’оle
Lincoln. Mais, chose assez йtonnante, pas une fumйe ne s’йlevait
qui indiquвt que l’оlot fыt habitй, pas un signal n’apparaissait
sur un point quelconque du littoral!

Et pourtant le document йtait formel: il y avait un naufragй, et
ce naufragй aurait dы кtre aux aguets!

Cependant le Bonadventure s’aventurait entre des passes assez
capricieuses que les rйcifs laissaient entre eux et dont Pencroff
observait les moindres sinuositйs avec la plus extrкme attention.
Il avait mis Harbert au gouvernail, et, postй а l’avant, il
examinait les eaux, prкt а amener sa voile, dont il tenait la
drisse en main. Gйdйon Spilett, la lunette aux yeux, parcourait
tout le rivage sans rien apercevoir. Enfin, а midi а peu prиs, le
Bonadventure vint heurter de son йtrave une grиve de sable.
L’ancre fut jetйe, les voiles amenйes, et l’йquipage de la petite
embarcation prit terre.

Et il n’y avait pas а douter que ce fыt bien l’оle Tabor, puisque,
d’aprиs les cartes les plus rйcentes, il n’existait aucune autre
оle sur cette portion du Pacifique, entre la Nouvelle-Zйlande et
la cфte amйricaine.

L’embarcation fut solidement amarrйe, afin que le reflux de la mer
ne pыt l’emporter; puis, Pencroff et ses deux compagnons, aprиs
s’кtre bien armйs, remontиrent le rivage, afin de gagner une
espиce de cфne, haut de deux cent cinquante а trois cents pieds,
qui s’йlevait а un demi-mille.

«Du sommet de cette colline, dit Gйdйon Spilett, nous pourrons
sans doute avoir une connaissance sommaire de l’оlot, ce qui
facilitera nos recherches.

-- C’est faire ici, rйpondit Harbert, ce que M Cyrus a fait tout
d’abord а l’оle Lincoln, en gravissant le mont Franklin.

-- Identiquement, rйpondit le reporter, et c’est la meilleure
maniиre de procйder!»

Tout en causant, les explorateurs s’avanзaient en suivant la
lisiиre d’une prairie qui se terminait au pied mкme du cфne. Des
bandes de pigeons de roche et d’hirondelles de mer, semblables а
ceux de l’оle Lincoln, s’envolaient devant eux. Sous le bois qui
longeait la prairie а gauche, ils entendirent des frйmissements de
broussailles, ils entrevirent des remuements d’herbes qui
indiquaient la prйsence d’animaux trиs fuyards; mais rien
jusqu’alors n’indiquait que l’оlot fыt habitй.

Arrivйs au pied du cфne, Pencroff, Harbert et Gйdйon Spilett le
gravirent en quelques instants, et leurs regards parcoururent les
divers points de l’horizon.

Ils йtaient bien sur un оlot, qui ne mesurait pas plus de six
milles de tour, et dont le pйrimиtre, peu frangй de caps ou de
promontoires, peu creusй d’anses ou de criques, prйsentait la
forme d’un ovale allongй. Tout autour, la mer, absolument dйserte,
s’йtendait jusqu’aux limites du ciel. Il n’y avait pas une terre,
pas une voile en vue!

Cet оlot, boisй sur toute sa surface, n’offrait pas cette
diversitй d’aspect de l’оle Lincoln, aride et sauvage sur une
partie, mais fertile et riche sur l’autre. Ici, c’йtait une masse
uniforme de verdure, que dominaient deux ou trois collines peu
йlevйes. Obliquement а l’ovale de l’оlot, un ruisseau coulait а
travers une large prairie et allait se jeter а la mer sur la cфte
occidentale par une йtroite embouchure.

«Le domaine est restreint, dit Harbert.

-- Oui, rйpondit Pencroff, c’eыt йtй un peu petit pour nous!

-- Et de plus, rйpondit le reporter, il semble inhabitй.

-- En effet, rйpondit Harbert, rien n’y dйcиle la prйsence de
l’homme.

-- Descendons, dit Pencroff, et cherchons.»

Le marin et ses deux compagnons revinrent au rivage, а l’endroit
oщ ils avaient laissй le Bonadventure.

Ils avaient dйcidй de faire а pied le tour de l’оlot, avant de
s’aventurer а l’intйrieur, de telle faзon que pas un point
n’йchappвt а leurs investigations.

La grиve йtait facile а suivre, et, en quelques endroits
seulement, de grosses roches la coupaient, que l’on pouvait
facilement tourner. Les explorateurs descendirent vers le sud, en
faisant fuir de nombreuses bandes d’oiseaux aquatiques et des
troupeaux de phoques qui se jetaient а la mer du plus loin qu’ils
les apercevaient.

«Ces bкtes-lа, fit observer le reporter, n’en sont pas а voir des
hommes pour la premiиre fois. Ils les craignent, donc ils les
connaissent.»

Une heure aprиs leur dйpart, tous trois йtaient arrivйs а la
pointe sud de l’оlot, terminйe par un cap aigu, et ils remontиrent
vers le nord en longeant la cфte occidentale, йgalement formйe de
sable et de roches, que d’йpais bois bordaient en arriиre-plan.

Nulle part il n’y avait trace d’habitation, nulle part l’empreinte
d’un pied humain, sur tout ce pйrimиtre de l’оlot, qui, aprиs
quatre heures de marche, fut entiиrement parcouru.

C’йtait au moins fort extraordinaire, et on devait croire que
l’оle Tabor n’йtait pas ou n’йtait plus habitйe. Peut-кtre, aprиs
tout, le document avait-il plusieurs mois ou plusieurs annйes de
date dйjа, et il йtait possible, dans ce cas, ou que le naufragй
eыt йtй rapatriй, ou qu’il fыt mort de misиre.

Pencroff, Gйdйon Spilett et Harbert, formant des hypothиses plus
ou moins plausibles, dоnиrent rapidement а bord du Bonadventure,
de maniиre а reprendre leur excursion et а la continuer jusqu’а la
nuit.

C’est ce qui fut fait а cinq heures du soir, heure а laquelle ils
s’aventurиrent sous bois. De nombreux animaux s’enfuirent а leur
approche, et principalement, on pourrait mкme dire uniquement, des
chиvres et des porcs, qui, il йtait facile de le voir,
appartenaient aux espиces europйennes. Sans doute quelque
baleinier les avait dйbarquйs sur l’оle, oщ ils s’йtaient
rapidement multipliйs.

Harbert se promit bien d’en prendre un ou deux couples vivants,
afin de les rapporter а l’оle Lincoln.

Il n’йtait donc plus douteux que des hommes, а une йpoque
quelconque, eussent visitй cet оlot. Et cela parut plus йvident
encore, quand, а travers la forкt, apparurent des sentiers tracйs,
des troncs d’arbres abattus а la hache, et partout la marque du
travail humain; mais ces arbres, qui tombaient en pourriture,
avaient йtй renversйs depuis bien des annйes dйjа, les entailles
de hache йtaient veloutйes de mousse, et les herbes croissaient,
longues et drues, а travers les sentiers, qu’il йtait malaisй de
reconnaоtre.

«Mais, fit observer Gйdйon Spilett, cela prouve que non seulement
des hommes ont dйbarquй sur cet оlot, mais encore qu’ils l’ont
habitй pendant un certain temps. Maintenant, quels йtaient ces
hommes? Combien йtaient-ils? Combien en reste-t-il?

-- Le document, dit Harbert, ne parle que d’un seul naufragй.

-- Eh bien, s’il est encore sur l’оle, rйpondit Pencroff, il est
impossible que nous ne le trouvions pas!»

L’exploration continua donc. Le marin et ses compagnons suivirent
naturellement la route qui coupait diagonalement l’оlot, et ils
arrivиrent ainsi а cфtoyer le ruisseau qui se dirigeait vers la
mer.

Si les animaux d’origine europйenne, si quelques travaux dus а une
main humaine dйmontraient incontestablement que l’homme йtait dйjа
venu sur cette оle, plusieurs йchantillons du rиgne vйgйtal ne le
prouvиrent pas moins. En de certains endroits, au milieu de
clairiиres, il йtait visible que la terre avait йtй plantйe de
plantes potagиres а une йpoque assez reculйe probablement. Aussi,
quelle fut la joie d’Harbert quand il reconnut des pommes de
terre, des chicorйes, de l’oseille, des carottes, des choux, des
navets, dont il suffisait de recueillir la graine pour enrichir le
sol de l’оle Lincoln!

«Bon! Bien! rйpondit Pencroff. Cela fera joliment l’affaire de Nab
et la nфtre. Si donc nous ne retrouvons pas le naufragй, du moins
notre voyage n’aura pas йtй inutile, et Dieu nous aura
rйcompensйs!

-- Sans doute, rйpondit Gйdйon Spilett; mais а voir l’йtat dans
lequel se trouvent ces plantations, on peut craindre que l’оlot ne
soit plus habitй depuis longtemps.

-- En effet, rйpondit Harbert, un habitant, quel qu’il fыt,
n’aurait pas nйgligй une culture si importante!

-- Oui! dit Pencroff, ce naufragй est parti!... cela est а
supposer...

-- Il faut donc admettre que le document a une date dйjа ancienne?

-- Йvidemment.

-- Et que cette bouteille n’est arrivйe а l’оle Lincoln qu’aprиs
avoir longtemps flottй sur la mer?

-- Pourquoi pas? rйpondit Pencroff. -- mais voici la nuit qui
vient, ajouta-t-il, et je pense qu’il vaut mieux suspendre nos
recherches.

-- Revenons а bord, et demain nous recommencerons», dit le
reporter.

C’йtait le plus sage, et le conseil allait кtre suivi, quand
Harbert, montrant une masse confuse entre les arbres, s’йcria:

«Une habitation!» aussitфt, tous trois se dirigиrent vers
l’habitation indiquйe. Aux lueurs du crйpuscule, il fut possible
de voir qu’elle avait йtй construite en planches recouvertes d’une
йpaisse toile goudronnйe.

La porte, а demi fermйe, fut repoussйe par Pencroff, qui entra
d’un pas rapide... l’habitation йtait vide!

CHAPITRE XIV

Pencroff, Harbert et Gйdйon Spilett йtaient restйs silencieux au
milieu de l’obscuritй.

Pencroff appela d’une voix forte. Aucune rйponse ne lui fut faite.

Le marin battit alors le briquet et alluma une brindille. Cette
lumiиre йclaira pendant un instant une petite salle, qui parut
кtre absolument abandonnйe. Au fond йtait une cheminйe grossiиre,
avec quelques cendres froides, supportant une brassйe de bois sec.
Pencroff y jeta la brindille enflammйe, le bois pйtilla et donna
une vive lueur.

Le marin et ses deux compagnons aperзurent alors un lit en
dйsordre, dont les couvertures, humides et jaunies, prouvaient
qu’il ne servait plus depuis longtemps; dans un coin de la
cheminйe, deux bouilloires couvertes de rouille et une marmite
renversйe; une armoire, avec quelques vкtements de marin а demi
moisis; sur la table, un couvert d’йtain et une bible rongйe par
l’humiditй; dans un angle, quelques outils, pelle, pioche, pic,
deux fusils de chasse, dont l’un йtait brisй; sur une planche
formant йtagиre, un baril de poudre encore intact, un baril de
plomb et plusieurs boоtes d’amorces; le tout couvert d’une йpaisse
couche de poussiиre, que de longues annйes, peut-кtre, avaient
accumulйe.

«Il n’y a personne, dit le reporter.

-- Personne! rйpondit Pencroff.

-- Voilа longtemps que cette chambre n’a йtй habitйe, fit observer
Harbert.

-- Oui, bien longtemps! rйpondit le reporter.

-- Monsieur Spilett, dit alors Pencroff, au lieu de retourner а
bord, je pense qu’il vaut mieux passer la nuit dans cette
habitation.

-- Vous avez raison, Pencroff, rйpondit Gйdйon Spilett, et si son
propriйtaire revient, eh bien! Il ne se plaindra peut-кtre pas de
trouver la place prise!

-- Il ne reviendra pas! dit le marin en hochant la tкte.

-- Vous croyez qu’il a quittй l’оle? demanda le reporter.

-- S’il avait quittй l’оle, il eыt emportй ses armes et ses
outils, rйpondit Pencroff. Vous savez le prix que les naufragйs
attachent а ces objets, qui sont les derniиres йpaves du naufrage.
Non! non! rйpйta le marin d’une voix convaincue, non! Il n’a pas
quittй l’оle! S’il s’йtait sauvй sur un canot fait par lui, il eыt
encore moins abandonnй ces objets de premiиre nйcessitй! Non, il
est sur l’оle!

-- Vivant?... demanda Harbert.

-- Vivant ou mort. Mais s’il est mort, il ne s’est pas enterrй
lui-mкme, je suppose, rйpondit Pencroff, et nous retrouverons au
moins ses restes!»

Il fut donc convenu que l’on passerait la nuit dans l’habitation
abandonnйe, qu’une provision de bois qui se trouvait dans un coin
permettrait de chauffer suffisamment. La porte fermйe, Pencroff,
Harbert et Gйdйon Spilett, assis sur un banc, demeurиrent lа,
causant peu, mais rйflйchissant beaucoup. Ils se trouvaient dans
une disposition d’esprit а tout supposer, comme а tout attendre,
et ils йcoutaient avidement les bruits du dehors. La porte se fыt
ouverte soudain, un homme se serait prйsentй а eux, qu’ils n’en
auraient pas йtй autrement surpris, malgrй tout ce que cette
demeure rйvйlait d’abandon, et ils avaient leurs mains prкtes а
serrer les mains de cet homme, de ce naufragй, de cet ami inconnu
que des amis attendaient!

Mais aucun bruit ne se fit entendre, la porte ne s’ouvrit pas, et
les heures se passиrent ainsi. Que cette nuit parut longue au
marin et а ses deux compagnons! Seul, Harbert avait dormi pendant
deux heures, car, а son вge, le sommeil est un besoin. Ils avaient
hвte, tous les trois, de reprendre leur exploration de la veille
et de fouiller cet оlot jusque dans ses coins les plus secrets!
Les consйquences dйduites par Pencroff йtaient absolument justes,
et il йtait presque certain que, puisque la maison йtait
abandonnйe et que les outils, les ustensiles, les armes s’y
trouvaient encore, c’est que son hфte avait succombй. Il convenait
donc de chercher ses restes et de leur donner au moins une
sйpulture chrйtienne.

Le jour parut. Pencroff et ses compagnons procйdиrent
immйdiatement а l’examen de l’habitation.

Elle avait йtй bвtie, vraiment, dans une heureuse situation, au
revers d’une petite colline que cinq ou six magnifiques gommiers
abritaient. Devant sa faзade et а travers les arbres, la hache
avait mйnagй une large йclaircie, qui permettait aux regards de
s’йtendre sur la mer. Une petite pelouse, entourйe d’une barriиre
de bois qui tombait en ruines, conduisait au rivage, sur la gauche
duquel s’ouvrait l’embouchure du ruisseau.

Cette habitation avait йtй construite en planches, et il йtait
facile de voir que ces planches provenaient de la coque ou du pont
d’un navire. Il йtait donc probable qu’un bвtiment dйsemparй avait
йtй jetй а la cфte sur l’оle, que tout au moins un homme de
l’йquipage avait йtй sauvй, et qu’au moyen des dйbris du navire,
cet homme, ayant des outils а sa disposition, avait construit
cette demeure.

Et cela fut bien plus йvident encore, quand Gйdйon Spilett, aprиs
avoir tournй autour de l’habitation, vit sur une planche --
probablement une de celles qui formaient les pavois du navire
naufragй -- ces lettres а demi effacйes dйjа: Br.tan.. a

«Britannia! s’йcria Pencroff, que le reporter avait appelй, c’est
un nom commun а bien des navires, et je ne pourrais dire si celui-
ci йtait anglais ou amйricain!

-- Peu importe, Pencroff!

-- Peu importe, en effet, rйpondit le marin, et le survivant de
son йquipage, s’il vit encore, nous le sauverons, а quelque pays
qu’il appartienne! Mais, avant de recommencer notre exploration,
retournons d’abord au Bonadventure!»

Une sorte d’inquiйtude avait pris Pencroff au sujet de son
embarcation. Si pourtant l’оlot йtait habitй, et si quelque
habitant s’йtait emparй... mais il haussa les йpaules а cette
invraisemblable supposition.

Toujours est-il que le marin n’йtait pas fвchй d’aller dйjeuner а
bord. La route, toute tracйe d’ailleurs, n’йtait pas longue, -- un
mille а peine.

On se remit donc en marche, tout en fouillant du regard les bois
et les taillis, а travers lesquels chиvres et porcs s’enfuyaient
par centaines.

Vingt minutes aprиs avoir quittй l’habitation, Pencroff et ses
compagnons revoyaient la cфte orientale de l’оle et le
Bonadventure, maintenu par son ancre, qui mordait profondйment le
sable.

Pencroff ne put retenir un soupir de satisfaction.

Aprиs tout, ce bateau, c’йtait son enfant, et le droit des pиres
est d’кtre souvent inquiet plus que de raison.

On remonta а bord, on dйjeuna, de maniиre а n’avoir besoin de
dоner que trиs tard; puis, le repas terminй, l’exploration fut
reprise et conduite avec le soin le plus minutieux.

En somme, il йtait trиs probable que l’unique habitant de l’оlot
avait succombй. Aussi йtait-ce plutфt un mort qu’un vivant dont
Pencroff et ses compagnons cherchaient а retrouver les traces!
Mais leurs recherches furent vaines, et, pendant la moitiй de la
journйe, ils fouillиrent inutilement ces massifs d’arbres qui
couvraient l’оlot. Il fallut bien admettre alors que, si le
naufragй йtait mort, il ne restait plus maintenant aucune trace de
son cadavre, et que quelque fauve, sans doute, l’avait dйvorй
jusqu’au dernier ossement.

«Nous repartirons demain au point du jour, dit Pencroff а ses deux
compagnons, qui, vers deux heures aprиs midi, se couchиrent а
l’ombre d’un bouquet de pins, afin de se reposer quelques
instants.

-- Je crois que nous pouvons sans scrupule, ajouta Harbert,
emporter les ustensiles qui ont appartenu au naufragй?

-- Je le crois aussi, rйpondit Gйdйon Spilett, et ces armes, ces
outils complйteront le matйriel de Granite-House. Si je ne me
trompe, la rйserve de poudre et de plomb est importante.

-- Oui, rйpondit Pencroff, mais n’oublions pas de capturer un ou
deux couples de ces porcs, dont l’оle Lincoln est dйpourvue...

-- Ni de rйcolter ces graines, ajouta Harbert, qui nous donneront
tous les lйgumes de l’ancien et du nouveau continent.

-- Il serait peut-кtre convenable alors, dit le reporter, de
rester un jour de plus а l’оle Tabor, afin d’y recueillir tout ce
qui peut nous кtre utile.

-- Non, Monsieur Spilett, rйpondit Pencroff, et je vous demanderai
de partir dиs demain, au point du jour. Le vent me paraоt avoir
une tendance а tourner dans l’ouest, et, aprиs avoir eu bon vent
pour venir, nous aurons bon vent pour nous en aller.

-- Alors ne perdons pas de temps! dit Harbert en se levant.

-- Ne perdons pas de temps, rйpondit Pencroff. Vous, Harbert,
occupez-vous de rйcolter ces graines, que vous connaissez mieux
que nous. Pendant ce temps, M Spilett et moi, nous allons faire la
chasse aux porcs, et, mкme en l’absence de Top, j’espиre bien que
nous rйussirons а en capturer quelques-uns!»

Harbert prit donc а travers le sentier qui devait le ramener vers
la partie cultivйe de l’оlot, tandis que le marin et le reporter
rentraient directement dans la forкt.

Bien des йchantillons de la race porcine s’enfuirent devant eux,
et ces animaux, singuliиrement agiles, ne paraissaient pas
d’humeur а se laisser approcher.

Cependant, aprиs une demi-heure de poursuites, les chasseurs
йtaient parvenus а s’emparer d’un couple qui s’йtait baugй dans un
йpais taillis, lorsque des cris retentirent а quelques centaines
de pas dans le nord de l’оlot. А ces cris se mкlaient d’horribles
rauquements qui n’avaient rien d’humain.

Pencroff et Gйdйon Spilett se redressиrent, et les porcs
profitиrent de ce mouvement pour s’enfuir, au moment oщ le marin
prйparait des cordes pour les lier.

«C’est la voix d’Harbert! dit le reporter.

-- Courons!» s’йcria Pencroff.

Et aussitфt le marin et Gйdйon Spilett de se porter de toute la
vitesse de leurs jambes vers l’endroit d’oщ partaient ces cris.

Ils firent bien de se hвter, car, au tournant du sentier, prиs
d’une clairiиre, ils aperзurent le jeune garзon terrassй par un
кtre sauvage, un gigantesque singe sans doute, qui allait lui
faire un mauvais parti.

Se jeter sur ce monstre, le terrasser а son tour, lui arracher
Harbert, puis le maintenir solidement, ce fut l’affaire d’un
instant pour Pencroff et Gйdйon Spilett. Le marin йtait d’une
force herculйenne, le reporter trиs robuste aussi, et, malgrй la
rйsistance du monstre, il fut solidement attachй, de maniиre а ne
plus pouvoir faire un mouvement.

«Tu n’as pas de mal, Harbert? demanda Gйdйon Spilett.

-- Non! Non!

-- Ah! S’il t’avait blessй, ce singe!... s’йcria Pencroff.

-- Mais ce n’est pas un singe!» rйpondit Harbert.

Pencroff et Gйdйon Spilett, а ces paroles, regardиrent alors
l’кtre singulier qui gisait а terre. En vйritй, ce n’йtait point
un singe! C’йtait une crйature humaine, c’йtait un homme! Mais
quel homme! Un sauvage, dans toute l’horrible acception du mot, et
d’autant plus йpouvantable, qu’il semblait кtre tombй au dernier
degrй de l’abrutissement!

Chevelure hйrissйe, barbe inculte descendant jusqu’а la poitrine,
corps а peu prиs nu, sauf un lambeau de couverture sur les reins,
yeux farouches, mains йnormes, ongles dйmesurйment longs, teint
sombre comme l’acajou, pieds durcis comme s’ils eussent йtй faits
de corne: telle йtait la misйrable crйature qu’il fallait bien,
pourtant, appeler un homme!

Mais on avait droit, vraiment, de se demander si dans ce corps il
y avait encore une вme, ou si le vulgaire instinct de la brute
avait seul survйcu en lui!

«Кtes-vous bien sыr que ce soit un homme ou qu’il l’ait йtй?
demanda Pencroff au reporter.

-- Hйlas! Ce n’est pas douteux, rйpondit celui-ci.

-- Ce serait donc le naufragй? dit Harbert.

-- Oui, rйpondit Gйdйon Spilett, mais l’infortunй n’a plus rien
d’humain!»

Le reporter disait vrai. Il йtait йvident que, si le naufragй
avait jamais йtй un кtre civilisй, l’isolement en avait fait un
sauvage, et pis, peut-кtre, un vйritable homme des bois. Des sons
rauques sortaient de sa gorge, entre ses dents, qui avaient
l’acuitй des dents de carnivores, faites pour ne plus broyer que
de la chair crue. La mйmoire devait l’avoir abandonnй depuis
longtemps, sans doute, et, depuis longtemps aussi, il ne savait
plus se servir de ses outils, de ses armes, il ne savait plus
faire de feu! On voyait qu’il йtait leste, souple, mais que toutes
les qualitйs physiques s’йtaient dйveloppйes chez lui au dйtriment
des qualitйs morales!

Gйdйon Spilett lui parla. Il ne parut pas comprendre, ni mкme
entendre... Et cependant, en le regardant bien dans les yeux, le
reporter crut voir que toute raison n’йtait pas йteinte en lui.

Cependant, le prisonnier ne se dйbattait pas, et il n’essayait
point а briser ses liens. Йtait-il anйanti par la prйsence de ces
hommes dont il avait йtй le semblable? Retrouvait-il dans un coin
de son cerveau quelque fugitif souvenir qui le ramenait а
l’humanitй? Libre, aurait-il tentй de s’enfuir, oщ serait-il
restй? On ne sait, mais on n’en fit pas l’йpreuve, et, aprиs avoir
considйrй le misйrable avec une extrкme attention:

«Quel qu’il soit, dit Gйdйon Spilett, quel qu’il ait йtй et quoi
qu’il puisse devenir, notre devoir est de le ramener avec nous а
l’оle Lincoln!

-- Oui! Oui! rйpondit Harbert, et peut-кtre pourra-t-on, avec des
soins, rйveiller en lui quelque lueur d’intelligence!

-- L’вme ne meurt pas, dit le reporter, et ce serait une grande
satisfaction que d’arracher cette crйature de Dieu а
l’abrutissement!»

Pencroff secouait la tкte d’un air de doute.

«Il faut l’essayer, en tout cas, rйpondit le reporter, et
l’humanitй nous le commande.»

C’йtait, en effet, leur devoir d’кtres civilisйs et chrйtiens.
Tous trois le comprirent, et ils savaient bien que Cyrus Smith les
approuverait d’avoir agi ainsi.

«Le laisserons-nous liй? demanda le marin.

-- Peut-кtre marcherait-il, si on dйtachait ses pieds? dit
Harbert.

-- Essayons», rйpondit Pencroff.

Les cordes qui entravaient les pieds du prisonnier furent
dйfaites, mais ses bras demeurиrent fortement attachйs. Il se leva
de lui-mкme et ne parut manifester aucun dйsir de s’enfuir. Ses
yeux secs dardaient un regard aigu sur les trois hommes qui
marchaient prиs de lui, et rien ne dйnotait qu’il se souvоnt
d’кtre leur semblable ou au moins de l’avoir йtй. Un sifflement
continu s’йchappait de ses lиvres, et son aspect йtait farouche,
mais il ne chercha pas а rйsister. Sur le conseil du reporter, cet
infortunй fut ramenй А sa maison. Peut-кtre la vue des objets qui
lui appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui!

Peut-кtre suffisait-il d’une йtincelle pour raviver sa pensйe
obscurcie, pour rallumer son вme йteinte!

L’habitation n’йtait pas loin. En quelques minutes, tous y
arrivиrent; mais lа, le prisonnier ne reconnut rien, et il
semblait qu’il eыt perdu conscience de toutes choses! Que pouvait-
on conjecturer de ce degrй d’abrutissement auquel ce misйrable
кtre йtait tombй, si ce n’est que son emprisonnement sur l’оlot
datait de loin dйjа, et qu’aprиs y кtre arrivй raisonnable,
l’isolement l’avait rйduit а un tel йtat?

Le reporter eut alors l’idйe que la vue du feu agirait peut-кtre
sur lui, et, en un instant, une de ces belles flambйes qui
attirent mкme les animaux illumina le foyer.

La vue de la flamme sembla d’abord fixer l’attention du
malheureux; mais bientфt il recula, et son regard inconscient
s’йteignit.

Йvidemment, il n’y avait rien а faire, pour le moment du moins,
qu’а le ramener а bord du Bonadventure, ce qui fut fait, et lа il
resta sous la garde de Pencroff.

Harbert et Gйdйon Spilett retournиrent sur l’оlot pour y terminer
leurs opйrations, et, quelques heures aprиs, ils revenaient au
rivage, rapportant les ustensiles et les armes, une rйcolte de
graines potagиres, quelques piиces de gibier et deux couples de
porcs. Le tout fut embarquй, et le Bonadventure se tint prкt а
lever l’ancre, dиs que la marйe du lendemain matin se ferait
sentir.

Le prisonnier avait йtй placй dans la chambre de l’avant, oщ il
resta calme, silencieux, sourd et muet tout ensemble.

Pencroff lui offrit а manger, mais il repoussa la viande cuite qui
lui fut prйsentйe et qui sans doute ne lui convenait plus. Et, en
effet, le marin lui ayant montrй un des canards qu’Harbert avait
tuйs, il se jeta dessus avec une aviditй bestiale et le dйvora.

«Vous croyez qu’il en reviendra? dit Pencroff en secouant la tкte.

-- Peut-кtre, rйpondit le reporter. Il n’est pas impossible que
nos soins ne finissent par rйagir sur lui, car c’est l’isolement
qui l’a fait ce qu’il est, et il ne sera plus seul dйsormais!

-- Il y a longtemps, sans doute, que le pauvre homme est en cet
йtat! dit Harbert.

-- Peut-кtre, rйpondit Gйdйon Spilett.

-- Quel вge peut-il avoir? demanda le jeune garзon.

-- Cela est difficile а dire, rйpondit le reporter, car il est
impossible de voir ses traits sous l’йpaisse barbe qui lui couvre
la face, mais il n’est plus jeune, et je suppose qu’il doit avoir
au moins cinquante ans.

-- Avez-vous remarquй, Monsieur Spilett, combien ses yeux sont
profondйment enfoncйs sous leur arcade? demanda le jeune garзon.

-- Oui, Harbert, mais j’ajoute qu’ils sont plus humains qu’on ne
serait tentй de le croire а l’aspect de sa personne.

-- Enfin, nous verrons, rйpondit Pencroff, et je suis curieux de
connaоtre le jugement que portera M Smith sur notre sauvage. Nous
allions chercher une crйature humaine, et c’est un monstre que
nous ramenons! Enfin, on fait ce qu’on peut!»

La nuit se passa, et si le prisonnier dormit ou non, on ne sait,
mais, en tout cas, bien qu’il eыt йtй dйliй, il ne remua pas. Il
йtait comme ces fauves que les premiers moments de sйquestration
accablent et que la rage reprend plus tard. Au lever du jour, le
lendemain, -- 15 octobre, -- le changement de temps prйvu par
Pencroff s’йtait produit. Le vent avait halй le nord ouest, et il
favorisait le retour du Bonadventure; mais, en mкme temps, il
fraоchissait et devait rendre la navigation plus difficile.

А cinq heures du matin, l’ancre fut levйe. Pencroff prit un ris
dans sa grande voile et mit le cap а l’est-nord-est, de maniиre а
cingler directement vers l’оle Lincoln.

Le premier jour de la traversйe ne fut marquй par aucun incident.
Le prisonnier йtait demeurй calme dans la cabine de l’avant, et
comme il avait йtй marin, il semblait que les agitations de la mer
produisissent sur lui une sorte de salutaire rйaction.

Lui revenait-il donc а la mйmoire quelque souvenir de son ancien
mйtier? En tout cas, il se tenait tranquille, йtonnй plutфt
qu’abattu.

Le lendemain, -- 16 octobre, -- le vent fraоchit beaucoup, en
remontant encore plus au nord, et, par consйquent, dans une
direction moins favorable а la marche du Bonadventure, qui
bondissait sur les lames. Pencroff en fut bientфt arrivй а tenir
le plus prиs, et, sans en rien dire, il commenзa а кtre inquiet de
l’йtat de la mer, qui dйferlait violemment sur l’avant de son
embarcation.

Certainement, si le vent ne se modifiait pas, il mettrait plus de
temps а atteindre l’оle Lincoln qu’il n’en avait employй а gagner
l’оle Tabor. En effet, le 17 au matin, il y avait quarante-huit
heures que le Bonadventure йtait parti, et rien n’indiquait qu’il
fыt dans les parages de l’оle. Il йtait impossible, d’ailleurs,
pour йvaluer la route parcourue, de s’en rapporter а l’estime, car
la direction et la vitesse avaient йtй trop irrйguliиres.

Vingt-quatre heures aprиs, il n’y avait encore aucune terre en
vue. Le vent йtait tout а fait debout alors et la mer dйtestable.
Il fallut manoeuvrer avec rapiditй les voiles de l’embarcation,
que des coups de mer couvraient en grand, prendre des ris, et
souvent changer les amures, en courant de petits bords. Il arriva
mкme que, dans la journйe du 18, le Bonadventure fut entiиrement
coiffй par une lame, et si ses passagers n’eussent pas pris
d’avance la prйcaution de s’attacher sur le pont, ils auraient йtй
emportйs.

Dans cette occasion, Pencroff et ses compagnons, trиs occupйs а se
dйgager, reзurent une aide inespйrйe du prisonnier, qui s’йlanзa
par l’йcoutille, comme si son instinct de marin eыt pris le
dessus, et brisa les pavois d’un vigoureux coup d’espar, afin de
faire йcouler plus vite l’eau qui emplissait le pont; puis,
l’embarcation dйgagйe, sans avoir prononcй une parole, il
redescendit dans sa chambre.

Pencroff, Gйdйon Spilett et Harbert, absolument stupйfaits,
l’avaient laissй agir.

Cependant la situation йtait mauvaise, et le marin avait lieu de
se croire йgarй sur cette immense mer, sans aucune possibilitй de
retrouver sa route!

La nuit du 18 au 19 fut obscure et froide. Toutefois, vers onze
heures, le vent calmit, la houle tomba, et le Bonadventure, moins
secouй, acquit une vitesse plus grande. Du reste, il avait
merveilleusement tenu la mer.

Ni Pencroff, ni Gйdйon Spilett, ni Harbert ne songиrent а prendre
mкme une heure de sommeil. Ils veillиrent avec un soin extrкme,
car ou l’оle Lincoln ne pouvait кtre йloignйe, et on en aurait
connaissance au lever du jour, ou le Bonadventure, emportй par des
courants, avait dйrivй sous le vent, et il devenait presque
impossible alors de rectifier sa direction.

Pencroff, inquiet au dernier degrй, ne dйsespйrait pas cependant,
car il avait une вme fortement trempйe, et, assis au gouvernail,
il cherchait obstinйment а percer cette ombre йpaisse qui
l’enveloppait.

Vers deux heures du matin, il se leva tout а coup:

«Un feu! Un feu!» s’йcria-t-il.

Et, en effet, une vive lueur apparaissait а vingt milles dans le
nord-est. L’оle Lincoln йtait lа, et cette lueur, йvidemment
allumйe par Cyrus Smith, montrait la route а suivre.

Pencroff, qui portait beaucoup trop au nord, modifia sa direction,
et il mit le cap sur ce feu qui brillait au-dessus de l’horizon
comme une йtoile de premiиre grandeur.

CHAPITRE XV

Le lendemain, -- 20 octobre, -- а sept heures du matin, aprиs
quatre jours de voyage, le Bonadventure venait s’йchouer doucement
sur la grиve, а l’embouchure de la Mercy.

Cyrus Smith et Nab, trиs inquiets de ce mauvais temps et de la
prolongation d’absence de leurs compagnons, йtaient montйs dиs
l’aube sur le plateau de Grande-vue, et ils avaient enfin aperзu
l’embarcation qui avait tant tardй а revenir!

«Dieu soit louй! Les voilа!» s’йtait йcriй Cyrus Smith.

Quant а Nab, dans sa joie, il s’йtait mis а danser, а tourner sur
lui-mкme en battant des mains et en criant: «oh! Mon maоtre!»
pantomime plus touchante que le plus beau discours!

La premiиre idйe de l’ingйnieur, en comptant les personnes qu’il
pouvait apercevoir sur le pont du Bonadventure, avait йtй que
Pencroff n’avait pas retrouvй le naufragй de l’оle Tabor, ou que,
tout au moins, cet infortunй s’йtait refusй а quitter son оle et а
changer sa prison pour une autre.

Et, en effet, Pencroff, Gйdйon Spilett et Harbert йtaient seuls
sur le pont du Bonadventure. Au moment oщ l’embarcation accosta,
l’ingйnieur et Nab l’attendaient sur le rivage, et avant que les
passagers eussent sautй sur le sable, Cyrus Smith leur disait:

«Nous avons йtй bien inquiets de votre retard, mes amis! Vous
serait-il arrivй quelque malheur?

-- Non, rйpondit Gйdйon Spilett, et tout s’est passй а merveille,
au contraire. Nous allons vous conter cela.

-- Cependant, reprit l’ingйnieur, vous avez йchouй dans votre
recherche, puisque vous n’кtes que trois comme au dйpart?

-- Faites excuse, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin, nous sommes
quatre!

-- Vous avez retrouvй ce naufragй?

-- Oui.

-- Et vous l’avez ramenй?

-- Oui.

-- Vivant?

-- Oui.

-- Oщ est-il? Quel est-il?

-- C’est, rйpondit le reporter, ou plutфt c’йtait un homme! Voilа,
Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire!»

L’ingйnieur fut aussitфt mis au courant de ce qui s’йtait passй
pendant le voyage. On lui raconta dans quelles conditions les
recherches avaient йtй conduites, comment la seule habitation de
l’оlot йtait depuis longtemps abandonnйe, comment enfin la capture
s’йtait faite d’un naufragй qui semblait ne plus appartenir а
l’espиce humaine.

«Et c’est au point, ajouta Pencroff, que je ne sais pas si nous
avons bien fait de l’amener ici.

-- Certes, vous avez bien fait, Pencroff! rйpondit vivement
l’ingйnieur.

-- Mais ce malheureux n’a plus de raison?

-- Maintenant, c’est possible, rйpondit Cyrus Smith; mais, il y a
quelques mois а peine, ce malheureux йtait un homme comme vous et
moi. Et qui sait ce que deviendrait le dernier vivant de nous,
aprиs une longue solitude sur cette оle? Malheur а qui est seul,
mes amis, et il faut croire que l’isolement a vite fait de
dйtruire la raison, puisque vous avez retrouvй ce pauvre кtre dans
un tel йtat!

-- Mais, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, qui vous porte а croire
que l’abrutissement de ce malheureux ne remonte qu’а quelques mois
seulement?

-- Parce que le document que nous avons trouvй avait йtй rйcemment
йcrit, rйpondit l’ingйnieur, et que le naufragй seul a pu йcrire
ce document.

-- А moins toutefois, fit observer Gйdйon Spilett, qu’il n’ait йtй
rйdigй par un compagnon de cet homme, mort depuis.

-- C’est impossible, mon cher Spilett.

-- Pourquoi donc? demanda le reporter.

-- Parce que le document eыt parlй de deux naufragйs, rйpondit
Cyrus Smith, et qu’il ne parle que d’un seul.»

Harbert raconta en quelques mots les incidents de la traversйe et
insista sur ce fait curieux d’une sorte de rйsurrection passagиre
qui s’йtait faite dans l’esprit du prisonnier, quand, pour un
instant, il йtait redevenu marin au plus fort de la tourmente.

«Bien, Harbert, rйpondit l’ingйnieur, tu as raison d’attacher une
grande importance а ce fait. Cet infortunй ne doit pas кtre
incurable, et c’est le dйsespoir qui en a fait ce qu’il est. Mais
ici, il retrouvera ses semblables, et puisqu’il a encore une вme
en lui, cette вme, nous la sauverons!»

Le naufragй de l’оle Tabor, а la grande pitiй de l’ingйnieur et au
grand йtonnement de Nab, fut alors extrait de la cabine qu’il
occupait sur l’avant du Bonadventure, et, une fois mis а terre, il
manifesta tout d’abord la volontй de s’enfuir.

Mais Cyrus Smith, s’approchant, lui mit la main sur l’йpaule par
un geste plein d’autoritй, et il le regarda avec une douceur
infinie. Aussitфt, le malheureux, subissant comme une sorte de
domination instantanйe, se calma peu а peu, ses yeux se
baissиrent, son front s’inclina, et il ne fit plus aucune
rйsistance.

«Pauvre abandonnй!» murmura l’ingйnieur.

Cyrus Smith l’avait attentivement observй. А en juger par
l’apparence, ce misйrable кtre n’avait plus rien d’humain, et
cependant Cyrus Smith, ainsi que l’avait dйjа fait le reporter,
surprit dans son regard comme une insaisissable lueur
d’intelligence.

Il fut dйcidй que l’abandonnй, ou plutфt l’inconnu, -- car ce fut
ainsi que ses nouveaux compagnons le dйsignиrent dйsormais, --
demeurerait dans une des chambres de Granite-House, d’oщ il ne
pouvait s’йchapper, d’ailleurs. Il s’y laissa conduire sans
difficultй, et, les bons soins aidant, peut-кtre pouvait-on
espйrer qu’un jour il ferait un compagnon de plus aux colons de
l’оle Lincoln.

Cyrus Smith, pendant le dйjeuner, que Nab avait hвtй, -- le
reporter, Harbert et Pencroff mourant de faim, -- se fit raconter
en dйtail tous les incidents qui avaient marquй le voyage
d’exploration а l’оlot.

Il fut d’accord avec ses amis sur ce point, que l’inconnu devait
кtre anglais ou amйricain, car le nom de Britannia le donnait а
penser, et, d’ailleurs, а travers cette barbe inculte, sous cette
broussaille qui lui servait de chevelure, l’ingйnieur avait cru
reconnaоtre les traits caractйrisйs de l’anglo-saxon.

«Mais, au fait, dit Gйdйon Spilett en s’adressant а Harbert, tu ne
nous as pas dit comment tu avais fait la rencontre de ce sauvage;
et nous ne savons rien, sinon qu’il t’aurait йtranglй, si nous
n’avions eu la chance d’arriver а temps pour te secourir!

-- Ma foi, rйpondit Harbert, je serais bien embarrassй de raconter
ce qui s’est passй. J’йtais, je crois, occupй а faire ma
cueillette de plantes, quand j’ai entendu comme le bruit d’une
avalanche qui tombait d’un arbre trиs йlevй. J’eus а peine le
temps de me retourner... ce malheureux, qui йtait sans doute
blotti dans un arbre, s’йtait prйcipitй sur moi en moins de temps
que je n’en mets а vous le dire, et sans M Spilett et Pencroff...

-- Mon enfant! dit Cyrus Smith, tu as couru lа un vrai danger,
mais peut-кtre, sans cela, ce pauvre кtre se fыt-il toujours
dйrobй а vos recherches, et nous n’aurions pas un compagnon de
plus.

-- Vous espйrez donc, Cyrus, rйussir а en refaire un homme?
demanda le reporter.

-- Oui», rйpondit l’ingйnieur.

Le dйjeuner terminй, Cyrus Smith et ses compagnons quittиrent
Granite-House et revinrent sur la grиve.

On opйra alors le dйchargement du Bonadventure, et l’ingйnieur,
ayant examinй les armes, les outils, ne vit rien qui pыt le mettre
а mкme d’йtablir l’identitй de l’inconnu.

La capture des porcs faite а l’оlot fut regardйe comme devant кtre
trиs profitable а l’оle Lincoln, et ces animaux furent conduits
aux йtables, oщ ils devaient s’acclimater facilement.

Les deux tonneaux contenant de la poudre et du plomb, ainsi que
les paquets d’amorces, furent trиs bien reзus. On convint mкme
d’йtablir une petite poudriиre, soit en dehors de Granite-House,
soit mкme dans la caverne supйrieure, oщ il n’y avait aucune
explosion а craindre. Toutefois, l’emploi du pyroxyle dut кtre
continuй, car, cette substance donnant d’excellents rйsultats, il
n’y avait aucune raison pour y substituer la poudre ordinaire.

Lorsque le dйchargement de l’embarcation fut terminй:

«Monsieur Cyrus, dit Pencroff, je pense qu’il serait prudent de
mettre notre Bonadventure en lieu sыr.

-- N’est-il donc pas convenablement а l’embouchure de la Mercy?
demanda Cyrus Smith.

-- Non, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin. La moitiй du temps, il
est йchouй sur le sable, et cela le fatigue. C’est que c’est une
bonne embarcation, voyez-vous, et qui s’est admirablement
comportйe pendant ce coup de vent qui nous a assaillis si
violemment au retour.

-- Ne pourrait-on la tenir а flot dans la riviиre mкme?

-- Sans doute, Monsieur Cyrus, on le pourrait, mais cette
embouchure ne prйsente aucun abri, et, par les vents d’est, je
crois que le Bonadventure aurait beaucoup а souffrir des coups de
mer.

-- Eh bien, oщ voulez-vous le mettre, Pencroff?

-- Au port ballon, rйpondit le marin. Cette petite crique,
couverte par les roches, me paraоt кtre justement le port qu’il
lui faut.

-- N’est-il pas un peu loin?

-- Bah! Il ne se trouve pas а plus de trois milles de Granite-
House, et nous avons une belle route toute droite pour nous y
mener!

-- Faites, Pencroff, et conduisez votre Bonadventure, rйpondit
l’ingйnieur, et cependant je l’aimerais mieux sous notre
surveillance plus immйdiate. Il faudra, quand nous aurons le
temps, que nous lui amйnagions un petit port.

-- Fameux! s’йcria Pencroff. Un port avec un phare, un mфle et un
bassin de radoubs! Ah! Vraiment, avec vous, Monsieur Cyrus, tout
devient trop facile!

-- Oui, mon brave Pencroff, rйpondit l’ingйnieur, mais а la
condition, toutefois, que vous m’aidiez, car vous кtes bien pour
les trois quarts dans toutes nos besognes!»

Harbert et le marin se rembarquиrent donc sur le Bonadventure,
dont l’ancre fut levйe, la voile hissйe, et que le vent du large
conduisit rapidement au cap griffe. Deux heures aprиs, il reposait
sur les eaux tranquilles du port ballon.

Pendant les premiers jours que l’inconnu passa а Granite-House,
avait-il dйjа donnй а penser que sa sauvage nature se fыt
modifiйe? Une lueur plus intense brillait-elle au fond de cet
esprit obscurci? L’вme, enfin, revenait-elle au corps?

Oui, а coup sыr, et а ce point mкme que Cyrus Smith et le reporter
se demandиrent si jamais la raison de l’infortunй avait йtй
totalement йteinte.

Tout d’abord, habituй au grand air, а cette libertй sans limites
dont il jouissait а l’оle Tabor, l’inconnu avait manifestй
quelques sourdes fureurs, et on dut craindre qu’il ne se
prйcipitвt sur la grиve par une des fenкtres de Granite-House.
Mais peu а peu il se calma, et on put lui laisser la libertй de
ses mouvements.

On avait donc lieu d’espйrer, et beaucoup. Dйjа, oubliant ses
instincts de carnassier, l’inconnu acceptait une nourriture moins
bestiale que celle dont il se repaissait а l’оlot, et la chair
cuite ne produisait plus sur lui le sentiment de rйpulsion qu’il
avait manifestй а bord du Bonadventure.

Cyrus Smith avait profitй d’un moment oщ il dormait pour lui
couper cette chevelure et cette barbe incultes, qui formaient
comme une sorte de criniиre et lui donnaient un aspect si sauvage.
Il l’avait aussi vкtu plus convenablement, aprиs l’avoir
dйbarrassй de ce lambeau d’йtoffe qui le couvrait.

Il en rйsulta que, grвce а ces soins, l’inconnu reprit figure
humaine, et il sembla mкme que ses yeux fussent redevenus plus
doux. Certainement, quand l’intelligence l’йclairait autrefois, la
figure de cet homme devait avoir une sorte de beautй.

Chaque jour, Cyrus Smith s’imposa la tвche de passer quelques
heures dans sa compagnie. Il venait travailler prиs de lui et
s’occupait de diverses choses, de maniиre а fixer son attention.
Il pouvait suffire, en effet, d’un йclair pour rallumer cette вme,
d’un souvenir qui traversвt ce cerveau pour y rappeler la raison.
On l’avait bien vu, pendant la tempкte, а bord du Bonadventure!

L’ingйnieur ne nйgligeait pas non plus de parler а haute voix, de
maniиre а pйnйtrer а la fois par les organes de l’ouпe et de la
vue jusqu’au fond de cette intelligence engourdie. Tantфt l’un de
ses compagnons, tantфt l’autre, quelquefois tous, se joignaient а
lui. Ils causaient le plus souvent de choses ayant rapport а la
marine, qui devaient toucher davantage un marin. Par moments,
l’inconnu prкtait comme une vague attention а ce qui se disait, et
les colons arrivиrent bientфt а cette persuasion qu’il les
comprenait en partie. Quelquefois mкme l’expression de son visage
йtait profondйment douloureuse, preuve qu’il souffrait
intйrieurement; car sa physionomie n’aurait pu tromper а ce point;
mais il ne parlait pas, bien qu’а diverses reprises, cependant, on
pыt croire que quelques paroles allaient s’йchapper de ses lиvres.

Quoi qu’il en fыt, le pauvre кtre йtait calme et triste! Mais son
calme n’йtait-il qu’apparent?

Sa tristesse n’йtait-elle que la consйquence de sa sйquestration?
On ne pouvait rien affirmer encore.

Ne voyant plus que certains objets et dans un champ limitй, sans
cesse en contact avec les colons, auxquels il devait finir par
s’habituer, n’ayant aucun dйsir а satisfaire, mieux nourri, mieux
vкtu, il йtait naturel que sa nature physique se modifiвt peu а
peu; mais s’йtait-il pйnйtrй d’une vie nouvelle, ou bien, pour
employer un mot qui pouvait justement s’appliquer а lui, ne
s’йtait-il qu’apprivoisй comme un animal vis-а-vis de son maоtre?
C’йtait lа une importante question, que Cyrus Smith avait hвte de
rйsoudre, et cependant il ne voulait pas brusquer son malade!

Pour lui, l’inconnu n’йtait qu’un malade! Serait-ce jamais un
convalescent? Aussi, comme l’ingйnieur l’observait а tous moments!

Comme il guettait son вme, si l’on peut parler ainsi!

Comme il йtait prкt а la saisir!

Les colons suivaient avec une sincиre йmotion toutes les phases de
cette cure entreprise par Cyrus Smith.

Ils l’aidaient aussi dans cette oeuvre d’humanitй, et tous, sauf
peut-кtre l’incrйdule Pencroff, ils en arrivиrent bientфt а
partager son espйrance et sa foi.

Le calme de l’inconnu йtait profond, on l’a dit, et il montrait
pour l’ingйnieur, dont il subissait visiblement l’influence, une
sorte d’attachement.

Cyrus Smith rйsolut donc de l’йprouver, en le transportant dans un
autre milieu, devant cet ocйan que ses yeux avaient autrefois
l’habitude de contempler, а la lisiиre de ces forкts qui devaient
lui rappeler celles oщ s’йtaient passйes tant d’annйes de sa vie!

«Mais, dit Gйdйon Spilett, pouvons-nous espйrer que, mis en
libertй, il ne s’йchappera pas?

-- C’est une expйrience а faire, rйpondit l’ingйnieur.

-- Bon! dit Pencroff. Quand ce gaillard-lа aura l’espace devant
lui et sentira le grand air, il filera а toutes jambes!

-- Je ne le crois pas, rйpondit Cyrus Smith.

-- Essayons, dit Gйdйon Spilett.

-- Essayons», rйpondit l’ingйnieur.

Ce jour-lа йtait le 30 octobre, et, par consйquent, il y avait
neuf jours que le naufragй de l’оle Tabor йtait prisonnier а
Granite-House. Il faisait chaud, et un beau soleil dardait ses
rayons sur l’оle.

Cyrus Smith et Pencroff allиrent а la chambre occupйe par
l’inconnu, qu’ils trouvиrent couchй prиs de la fenкtre et
regardant le ciel.

«Venez, mon ami», lui dit l’ingйnieur.

L’inconnu se leva aussitфt. Son oeil se fixa sur Cyrus Smith, et
il le suivit, tandis que le marin marchait derriиre lui, peu
confiant dans les rйsultats de l’expйrience.

Arrivйs а la porte, Cyrus Smith et Pencroff lui firent prendre
place dans l’ascenseur, tandis que Nab, Harbert et Gйdйon Spilett
les attendaient au bas de Granite-House. La banne descendit, et en
quelques instants tous furent rйunis sur la grиve.

Les colons s’йloignиrent un peu de l’inconnu, de maniиre а lui
laisser quelque libertй.

Celui-ci fit quelques pas, en s’avanзant vers la mer, et son
regard brilla avec une animation extrкme, mais il ne chercha
aucunement а s’йchapper. Il regardait les petites lames qui,
brisйes par l’оlot, venaient mourir sur le sable.

«Ce n’est encore que la mer, fit observer Gйdйon Spilett, et il
est possible qu’elle ne lui inspire pas le dйsir de s’enfuir!

-- Oui, rйpondit Cyrus Smith, il faut le conduire au plateau, sur
la lisiиre de la forкt. Lа, l’expйrience sera plus concluante.

-- D’ailleurs, il ne pourra pas s’йchapper, fit observer Nab,
puisque les ponts sont relevйs.

-- Oh! fit Pencroff, c’est bien lа un homme а s’embarrasser d’un
ruisseau comme le creek-glycйrine! Il aurait vite fait de le
franchir, mкme d’un seul bond!

-- Nous verrons bien», se contenta de rйpondre Cyrus Smith, dont
les yeux ne quittaient pas ceux de son malade.

Celui-ci fut alors conduit vers l’embouchure de la Mercy, et tous,
remontant la rive gauche de la riviиre, gagnиrent le plateau de
Grande-vue.

Arrivй а l’endroit oщ croissaient les premiers beaux arbres de la
forкt, dont la brise agitait lйgиrement le feuillage, l’inconnu
parut humer avec ivresse cette senteur pйnйtrante qui imprйgnait
l’atmosphиre, et un long soupir s’йchappa de sa poitrine!

Les colons se tenaient en arriиre, prкts а le retenir, s’il eыt
fait un mouvement pour s’йchapper!

Et, en effet, le pauvre кtre fut sur le point de s’йlancer dans le
creek qui le sйparait de la forкt, et ses jambes se dйtendirent un
instant comme un ressort... mais, presque aussitфt, il se replia
sur lui-mкme, il s’affaissa а demi, et une grosse larme coula de
ses yeux!

«Ah! s’йcria Cyrus Smith, te voilа donc redevenu homme, puisque tu
pleures!»

CHAPITRE XVI

Oui! Le malheureux avait pleurй! Quelque souvenir, sans doute,
avait traversй son esprit, et, suivant l’expression de Cyrus
Smith, il s’йtait refait homme par les larmes.

Les colons le laissиrent pendant quelque temps sur le plateau, et
s’йloignиrent mкme un peu, de maniиre qu’il se sentоt libre; mais
il ne songea aucunement а profiter de cette libertй, et Cyrus
Smith se dйcida bientфt а le ramener а Granite-House. Deux jours
aprиs cette scиne, l’inconnu sembla vouloir se mкler peu а peu а
la vie commune. Il йtait йvident qu’il entendait, qu’il
comprenait, mais non moins йvident qu’il mettait une йtrange
obstination а ne pas parler aux colons, car, un soir, Pencroff,
prкtant l’oreille а la porte de sa chambre, entendit ces mots
s’йchapper de ses lиvres: «Non! Ici! Moi! Jamais!»

Le marin rapporta ces paroles а ses compagnons.

«Il y a lа quelque douloureux mystиre!» dit Cyrus Smith.

L’inconnu avait commencй а se servir des outils de labourage, et
il travaillait au potager. Quand il s’arrкtait dans sa besogne, ce
qui arrivait souvent, il demeurait comme concentrй en lui-mкme;
mais, sur la recommandation de l’ingйnieur, on respectait
l’isolement qu’il paraissait vouloir garder. Si l’un des colons
s’approchait de lui, il reculait, et des sanglots soulevaient sa
poitrine, comme si elle en eыt йtй trop pleine!

Йtait-ce donc le remords qui l’accablait ainsi?

On pouvait le croire, et Gйdйon Spilett ne put s’empкcher de
faire, un jour, cette observation:

«S’il ne parle pas, c’est qu’il aurait, je crois, des choses trop
graves а dire!»

Il fallait кtre patient et attendre. Quelques jours plus tard, le
3 novembre, l’inconnu, travaillant sur le plateau, s’йtait arrкtй,
aprиs avoir laissй tomber sa bкche а terre, et Cyrus Smith, qui
l’observait а peu de distance, vit encore une fois des larmes qui
coulaient de ses yeux. Une sorte de pitiй irrйsistible le
conduisit vers lui, et il lui toucha le bras lйgиrement.

«Mon ami?» dit-il.

Le regard de l’inconnu chercha а l’йviter, et Cyrus Smith, ayant
voulu lui prendre la main, il recula vivement.

«Mon ami, dit Cyrus Smith d’une voix plus ferme, regardez-moi, je
le veux!»

L’inconnu regarda l’ingйnieur et sembla кtre sous son influence,
comme un magnйtisй sous la puissance de son magnйtiseur. Il voulut
fuir. Mais alors il se fit dans sa physionomie comme une
transformation. Son regard lanзa des йclairs. Des paroles
cherchиrent а s’йchapper de ses lиvres. Il ne pouvait plus se
contenir!... enfin, il croisa les bras; puis, d’une voix sourde:

«Qui кtes-vous? demanda-t-il а Cyrus Smith.

-- Des naufragйs comme vous, rйpondit l’ingйnieur, dont l’йmotion
йtait profonde. Nous vous avons amenй ici, parmi vos semblables.

-- Mes semblables!... je n’en ai pas!

-- Vous кtes au milieu d’amis...

-- Des amis!... А moi! Des amis! s’йcria l’inconnu en cachant sa
tкte dans ses mains... non... jamais... laissez-moi! Laissez-moi!»

Puis, il s’enfuit du cфtй du plateau qui dominait la mer, et lа il
demeura longtemps immobile.

Cyrus Smith avait rejoint ses compagnons et leur racontait ce qui
venait de se passer.

«Oui! Il y a un mystиre dans la vie de cet homme, dit Gйdйon
Spilett, et il semble qu’il ne soit rentrй dans l’humanitй que par
la voie du remords.

-- Je ne sais trop quelle espиce d’homme nous avons ramenй lа, dit
le marin. Il a des secrets...

-- Que nous respecterons, rйpondit vivement Cyrus Smith. S’il a
commis quelque faute, il l’a cruellement expiйe, et, а nos yeux,
il est absous.»

Pendant deux heures, l’inconnu demeura seul sur la plage,
йvidemment sous l’influence de souvenirs qui lui refaisaient tout
son passй, -- un passй funeste sans doute, -- et les colons, sans
le perdre de vue, ne cherchиrent point а troubler son isolement.

Cependant, aprиs deux heures, il parut avoir pris une rйsolution,
et il vint trouver Cyrus Smith. Ses yeux йtaient rouges des larmes
qu’il avait versйes, mais il ne pleurait plus. Toute sa
physionomie йtait empreinte d’une humilitй profonde. Il semblait
craintif, honteux, se faire tout petit, et son regard йtait
constamment baissй vers la terre.

«Monsieur, dit-il а Cyrus Smith, vos compagnons et vous, кtes-vous
anglais?

-- Non, rйpondit l’ingйnieur, nous sommes amйricains.

-- Ah!» fit l’inconnu, et il murmura ces mots:

«J’aime mieux cela!

-- Et vous, mon ami? demanda l’ingйnieur.

-- Anglais», rйpondit-il prйcipitamment.

Et, comme si ces quelques mots lui eussent pesй а dire, il
s’йloigna de la grиve, qu’il parcourut depuis la cascade jusqu’а
l’embouchure de la Mercy, dans un йtat d’extrкme agitation.

Puis, ayant passй а un certain moment prиs d’Harbert, il s’arrкta,
et, d’une voix йtranglйe:

«Quel mois? lui demanda-t-il.

-- Dйcembre, rйpondit Harbert.

-- Quelle annйe?

-- 1866.

-- Douze ans! Douze ans!» s’йcria-t-il.

Puis il le quitta brusquement.

Harbert avait rapportй aux colons les demandes et la rйponse qui
lui avaient йtй faites.

«Cet infortunй, fit observer Gйdйon Spilett, n’йtait plus au
courant ni des mois ni des annйes!

-- Oui! ajouta Harbert, et il йtait depuis douze ans dйjа sur
l’оlot quand nous l’y avons trouvй!

-- Douze ans! rйpondit Cyrus Smith. Ah! Douze ans d’isolement,
aprиs une existence maudite peut-кtre, peuvent bien altйrer la
raison d’un homme!

-- Je suis portй а croire, dit alors Pencroff, que cet homme n’est
point arrivй а l’оle Tabor par naufrage, mais qu’а la suite de
quelque crime, il y aura йtй abandonnй.

-- Vous devez avoir raison, Pencroff, rйpondit le reporter, et si
cela est, il n’est pas impossible que ceux qui l’ont laissй sur
l’оle ne reviennent l’y rechercher un jour!

-- Et ils ne le trouveront plus, dit Harbert.

-- Mais alors, reprit Pencroff, il faudrait retourner, et...

-- Mes amis, dit Cyrus Smith, ne traitons pas cette question avant
de savoir а quoi nous en tenir. Je crois que ce malheureux a
souffert, qu’il a durement expiй ses fautes, quelles qu’elles
soient, et que le besoin de s’йpancher l’йtouffe. Ne le provoquons
pas а nous raconter son histoire! Il nous la dira sans doute, et,
quand nous l’aurons apprise, nous verrons quel parti il conviendra
de suivre. Lui seul, d’ailleurs, peut nous apprendre s’il a
conservй plus que l’espoir, la certitude d’кtre rapatriй un jour,
mais j’en doute!

-- Et pourquoi? demanda le reporter.

-- Parce que, dans le cas oщ il eыt йtй sыr d’кtre dйlivrй dans un
temps dйterminй, il aurait attendu l’heure de sa dйlivrance et
n’eыt pas jetй ce document а la mer. Non, il est plutфt probable
qu’il йtait condamnй а mourir sur cet оlot et qu’il ne devait plus
jamais revoir ses semblables!

-- Mais, fit observer le marin, il y a une chose que je ne puis
pas m’expliquer.

-- Laquelle?

-- S’il y a douze ans que cet homme a йtй abandonnй sur l’оle
Tabor, on peut bien supposer qu’il йtait depuis plusieurs annйes
dйjа dans cet йtat de sauvagerie oщ nous l’avons trouvй!

-- Cela est probable, rйpondit Cyrus Smith.

-- Il y aurait donc, par consйquent, plusieurs annйes qu’il aurait
йcrit ce document!

-- Sans doute..., et cependant le document semblait rйcemment
йcrit!...

-- D’ailleurs, comment admettre que la bouteille qui renfermait le
document ait mis plusieurs annйes а venir de l’оle Tabor а l’оle
Lincoln?

-- Ce n’est pas absolument impossible, rйpondit le reporter. Ne
pouvait-elle кtre depuis longtemps dйjа sur les parages de l’оle?

-- Non, rйpondit Pencroff, car elle flottait encore. On ne peut
pas mкme supposer qu’aprиs avoir sйjournй plus ou moins longtemps
sur le rivage, elle ait pu кtre reprise par la mer, car c’est tout
rochers sur la cфte sud, et elle s’y fыt immanquablement brisйe!

-- En effet, rйpondit Cyrus Smith, qui demeura songeur.

-- Et puis, ajouta le marin, si le document avait plusieurs annйes
de date, si depuis plusieurs annйes il йtait enfermй dans cette
bouteille, il eыt йtй avariй par l’humiditй. Or, il n’en йtait
rien, et il se trouvait dans un parfait йtat de conservation.»

L’observation du marin йtait trиs juste, et il y avait lа un fait
incomprйhensible, car le document semblait avoir йtй rйcemment
йcrit, quand les colons le trouvиrent dans la bouteille. De plus,
il donnait la situation de l’оle Tabor en latitude et en longitude
avec prйcision, ce qui impliquait chez son auteur des
connaissances assez complиtes en hydrographie, qu’un simple marin
ne pouvait avoir.

«Il y a lа, une fois encore, quelque chose d’inexplicable, dit
l’ingйnieur, mais ne provoquons pas notre nouveau compagnon а
parler. Quand il le voudra, mes amis, nous serons prкts а
l’entendre!»

Pendant les jours qui suivirent, l’inconnu ne prononзa pas une
parole et ne quitta pas une seule fois l’enceinte du plateau. Il
travaillait а la terre, sans perdre un instant, sans prendre un
moment de repos, mais toujours а l’йcart. Aux heures du repas, il
ne remontait point а Granite-House, bien que l’invitation lui en
eыt йtй faite а plusieurs reprises, et il se contentait de manger
quelques lйgumes crus. La nuit venue, il ne regagnait pas la
chambre qui lui avait йtй assignйe, mais il restait lа, sous
quelque bouquet d’arbres, ou, quand le temps йtait mauvais, il se
blottissait dans quelque anfractuositй des roches. Ainsi, il
vivait encore comme au temps oщ il n’avait d’autre abri que les
forкts de l’оle Tabor, et toute insistance pour l’amener а
modifier sa vie ayant йtй vaine, les colons attendirent
patiemment. Mais le moment arrivait enfin oщ, impйrieusement et
comme involontairement poussй par sa conscience, de terribles
aveux allaient lui йchapper.

Le 10 novembre, vers huit heures du soir, au moment oщ l’obscuritй
commenзait а se faire, l’inconnu se prйsenta inopinйment devant
les colons, qui йtaient rйunis sous la vйranda. Ses yeux
brillaient йtrangement, et toute sa personne avait repris son
aspect farouche des mauvais jours.

Cyrus Smith et ses compagnons furent comme atterrйs en voyant que,
sous l’empire d’une terrible йmotion, ses dents claquaient comme
celles d’un fiйvreux.

Qu’avait-il donc? La vue de ses semblables lui йtait-elle
insupportable? En avait-il assez de cette existence dans ce milieu
honnкte? Est-ce que la nostalgie de l’abrutissement le reprenait?
On dut le croire, quand on l’entendit s’exprimer ainsi en phrases
incohйrentes:

«Pourquoi suis-je ici?... de quel droit m’avez-vous arrachй а mon
оlot?... est-ce qu’il peut y avoir un lien entre vous et moi?...
savez-vous qui je suis... ce que j’ai fait... pourquoi j’йtais lа-
bas... seul? Et qui vous dit qu’on ne m’y a pas abandonnй... que
je n’йtais pas condamnй а mourir lа?... connaissez-vous mon
passй?... savez-vous si je n’ai pas volй, assassinй... si je ne
suis pas un misйrable... un кtre maudit... bon а vivre comme une
bкte fauve... loin de tous... dites... le savez-vous?»

Les colons йcoutaient sans interrompre le misйrable, auquel ces
demi-aveux йchappaient pour ainsi dire malgrй lui. Cyrus Smith
voulut alors le calmer en s’approchant de lui, mais il recula
vivement.

«Non! Non! s’йcria-t-il. Un mot seulement... suis-je libre?

-- Vous кtes libre, rйpondit l’ingйnieur.

-- Adieu donc!» s’йcria-t-il, et il s’enfuit comme un fou.

Nab, Pencroff, Harbert coururent aussitфt vers la lisiиre du
bois... mais ils revinrent seuls.

«Il faut le laisser faire! dit Cyrus Smith.

-- Il ne reviendra jamais..., s’йcria Pencroff.

-- Il reviendra», rйpondit l’ingйnieur.

Et, depuis lors, bien des jours se passиrent; mais Cyrus Smith --
йtait-ce une sorte de pressentiment? -- persista dans
l’inйbranlable idйe que le malheureux reviendrait tфt ou tard.

«C’est la derniиre rйvolte de cette rude nature, disait-il, que le
remords a touchйe et qu’un nouvel isolement йpouvanterait.»

Cependant, les travaux de toutes sortes furent continuйs, tant au
plateau de Grande-vue qu’au corral, oщ Cyrus Smith avait
l’intention de bвtir une ferme. Il va sans dire que les graines
rйcoltйes par Harbert а l’оle Tabor avaient йtй soigneusement
semйes.

Le plateau formait alors un vaste potager, bien dessinй, bien
entretenu, et qui ne laissait pas chфmer les bras des colons. Lа,
il y avait toujours а travailler. А mesure que les plantes
potagиres s’йtaient multipliйes, il avait fallu agrandir les
simples carrйs, qui tendaient а devenir de vйritables champs et а
remplacer les prairies. Mais le fourrage abondait dans les autres
portions de l’оle, et les onaggas ne devaient pas craindre d’кtre
jamais rationnйs. Mieux valait, d’ailleurs, transformer en potager
le plateau de Grande-vue, dйfendu par sa profonde ceinture de
creeks, et reporter en dehors les prairies qui n’avaient pas
besoin d’кtre protйgйes contre les dйprйdations des quadrumanes et
des quadrupиdes. Au 15 novembre, on fit la troisiиme moisson.
Voilа un champ qui s’йtait accru en surface, depuis dix-huit mois
que le premier grain de blй avait йtй semй! La seconde rйcolte de
six cent mille grains produisit cette fois quatre mille boisseaux,
soit plus de cinq cents millions de grains! La colonie йtait riche
en blй, car il suffisait de semer une dizaine de boisseaux pour
que la rйcolte fыt assurйe chaque annйe et que tous, hommes et
bкtes, pussent s’en nourrir.

La moisson fut donc faite, et l’on consacra la derniиre quinzaine
du mois de novembre aux travaux de panification. En effet, on
avait le grain, mais non la farine, et l’installation d’un moulin
fut nйcessaire. Cyrus Smith eыt pu utiliser la seconde chute qui
s’йpanchait sur la Mercy pour йtablir son moteur, la premiиre
йtant dйjа occupйe а mouvoir les pilons du moulin а foulon; mais,
aprиs discussion, il fut dйcidй que l’on йtablirait un simple
moulin а vent sur les hauteurs de Grande-vue. La construction de
l’un n’offrait pas plus de difficultй que la construction de
l’autre, et on йtait sыr, d’autre part, que le vent ne manquerait
pas sur ce plateau, exposй aux brises du large.

«Sans compter, dit Pencroff, que ce moulin а vent sera plus gai et
fera bon effet dans le paysage!»

On se mit donc а l’oeuvre en choisissant des bois de charpente
pour la cage et le mйcanisme du moulin. Quelques grands grиs qui
se trouvaient dans le nord du lac pouvaient facilement se
transformer en meules, et quant aux ailes, l’inйpuisable enveloppe
du ballon leur fournirait la toile nйcessaire.

Cyrus Smith fit les plans, et l’emplacement du moulin fut choisi
un peu а droite de la basse-cour, prиs de la berge du lac. Toute
la cage devait reposer sur un pivot maintenu dans de grosses
charpentes, de maniиre а pouvoir tourner avec tout le mйcanisme
qu’elle contenait selon les demandes du vent.

Ce travail s’accomplit rapidement. Nab et Pencroff йtaient devenus
de trиs habiles charpentiers et n’avaient qu’а suivre les gabarits
fournis par l’ingйnieur. Aussi une sorte de guйrite cylindrique,
une vraie poivriиre, coiffйe d’un toit aigu, s’йleva-t-elle
bientфt а l’endroit dйsignй. Les quatre chвssis qui formaient les
ailes avaient йtй solidement implantйs dans l’arbre de couche, de
maniиre а faire un certain angle avec lui, et ils furent fixйs au
moyen de tenons de fer. Quant aux diverses parties du mйcanisme
intйrieur, la boоte destinйe а contenir les deux meules, la meule
gisante et la meule courante, la trйmie, sorte de grande auge
carrйe, large du haut, йtroite du bas, qui devait permettre aux
grains de tomber sur les meules, l’auget oscillant destinй а
rйgler le passage du grain, et auquel son perpйtuel tic-tac a fait
donner le nom de «babillard», et enfin le blutoir, qui, par
l’opйration du tamisage, sйpare le son de la farine, cela se
fabriqua sans peine. Les outils йtaient bons, et le travail fut
peu difficile, car, en somme, les organes d’un moulin sont trиs
simples. Ce ne fut qu’une question de temps.

Tout le monde avait travaillй а la construction du moulin, et le
1er dйcembre il йtait terminй.

Comme toujours, Pencroff йtait enchantй de son ouvrage, et il ne
doutait pas que l’appareil ne fыt parfait.

«Maintenant, un bon vent, dit-il, et nous allons joliment moudre
notre premiиre rйcolte!

-- Un bon vent, soit, rйpondit l’ingйnieur, mais pas trop de vent,
Pencroff.

-- Bah! Notre moulin n’en tournera que plus vite!

-- Il n’est pas nйcessaire qu’il tourne si vite, rйpondit Cyrus
Smith. On sait par expйrience que la plus grande quantitй de
travail est produite par un moulin quand le nombre de tours
parcourus par les ailes en une minute est sextuple du nombre de
pieds parcourus par le vent en une seconde. Avec une brise
moyenne, qui donne vingt-quatre pieds а la seconde, il imprimera
seize tours aux ailes pendant une minute, et il n’en faut pas
davantage.

-- Justement! s’йcria Harbert, il souffle une jolie brise de nord-
est qui fera bien notre affaire!»

Il n’y avait aucune raison de retarder l’inauguration du moulin,
car les colons avaient hвte de goыter au premier morceau de pain
de l’оle Lincoln. Ce jour-lа donc, dans la matinйe, deux а trois
boisseaux de blй furent moulus, et le lendemain, au dйjeuner, une
magnifique miche, un peu compacte peut-кtre, quoique levйe avec de
la levure de biиre, figurait sur la table de Granite-House. Chacun
y mordit а belles dents, et avec quel plaisir, on le comprend de
reste!

Cependant l’inconnu n’avait pas reparu. Plusieurs fois, Gйdйon
Spilett et Harbert avaient parcouru la forкt aux environs de
Granite-House, sans le rencontrer, sans en trouver aucune trace.
Ils s’inquiйtaient sйrieusement de cette disparition prolongйe.
Certainement, l’ancien sauvage de l’оle Tabor ne pouvait кtre
embarrassй de vivre dans ces giboyeuses forкts du Far-West, mais
n’йtait-il pas а craindre qu’il ne reprоt ses habitudes, et que
cette indйpendance ne ravivвt ses instincts farouches?

Toutefois, Cyrus Smith, par une sorte de pressentiment, sans
doute, persistait toujours а dire que le fugitif reviendrait.

«Oui, il reviendra! rйpйtait-il avec une confiance que ses
compagnons ne pouvaient partager. Quand cet infortunй йtait а
l’оle Tabor, il se savait seul! Ici, il sait que ses semblables
l’attendent! Puisqu’il a а moitiй parlй de sa vie passйe, ce
pauvre repenti, il reviendra la dire tout entiиre, et ce jour-lа
il sera а nous!»

L’йvйnement allait donner raison а Cyrus Smith.

Le 3 dйcembre, Harbert avait quittй le plateau de Grande-vue et
йtait allй pкcher sur la rive mйridionale du lac. Il йtait sans
armes, et jusqu’alors il n’y avait jamais eu aucune prйcaution а
prendre, puisque les animaux dangereux ne se montraient pas dans
cette partie de l’оle.

Pendant ce temps, Pencroff et Nab travaillaient а la basse-cour,
tandis que Cyrus Smith et le reporter йtaient occupйs aux
cheminйes а fabriquer de la soude, la provision de savon йtant
йpuisйe.

Soudain, des cris retentissent:

«Au secours! а moi!»

Cyrus Smith et le reporter, trop йloignйs, n’avaient pu entendre
ces cris. Pencroff et Nab, abandonnant la basse-cour en toute
hвte, s’йtaient prйcipitйs vers le lac.

Mais avant eux, l’inconnu, dont personne n’eыt pu soupзonner la
prйsence en cet endroit, franchissait le creek-glycйrine, qui
sйparait le plateau de la forкt, et bondissait sur la rive
opposйe.

Lа, Harbert йtait en face d’un formidable jaguar, semblable а
celui qui avait йtй tuй au promontoire du reptile. Inopinйment
surpris, il se tenait debout contre un arbre, tandis que l’animal,
ramassй sur lui-mкme, allait s’йlancer... mais l’inconnu, sans
autres armes qu’un couteau, se prйcipita sur le redoutable fauve,
qui se retourna contre ce nouvel adversaire.

La lutte fut courte. L’inconnu йtait d’une force et d’une adresse
prodigieuses. Il avait saisi le jaguar а la gorge d’une main
puissante comme une cisaille, sans s’inquiйter si les griffes du
fauve lui pйnйtraient dans les chairs, et, de l’autre, il lui
fouillait le coeur avec son couteau.

Le jaguar tomba. L’inconnu le poussa du pied, et il allait
s’enfuir au moment oщ les colons arrivaient sur le thйвtre de la
lutte, quand Harbert, s’attachant а lui, s’йcria:

«Non! Non! Vous ne vous en irez pas!»

Cyrus Smith alla vers l’inconnu, dont les sourcils se froncиrent,
lorsqu’il le vit s’approcher. Le sang coulait а son йpaule sous sa
veste dйchirйe, mais il n’y prenait pas garde.

«Mon ami, lui dit Cyrus Smith, nous venons de contracter une dette
de reconnaissance envers vous. Pour sauver notre enfant, vous avez
risquй votre vie!

-- Ma vie! murmura l’inconnu. Qu’est-ce qu’elle vaut? Moins que
rien!

-- Vous кtes blessй?

-- Peu importe.

-- Voulez-vous me donner votre main?»

Et comme Harbert cherchait а saisir cette main, qui venait de le
sauver, l’inconnu se croisa les bras, sa poitrine se gonfla, son
regard se voila, et il parut vouloir fuir; mais, faisant un
violent effort sur lui-mкme, et d’un ton brusque:

«Qui кtes-vous? dit-il, et que prйtendez-vous кtre pour moi?»

C’йtait l’histoire des colons qu’il demandait ainsi, et pour la
premiиre fois. Peut-кtre, cette histoire racontйe, dirait-il la
sienne? En quelques mots, Cyrus Smith raconta tout ce qui s’йtait
passй depuis leur dйpart de Richmond, comment ils s’йtaient tirйs
d’affaire, et quelles ressources йtaient maintenant а leur
disposition.

L’inconnu l’йcoutait avec une extrкme attention.

Puis, l’ingйnieur dit alors ce qu’ils йtaient tous, Gйdйon
Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, lui, et il ajouta que la plus
grande joie qu’ils avaient йprouvйe depuis leur arrivйe dans l’оle
Lincoln, c’йtait а leur retour de l’оlot, quand ils avaient pu
compter un compagnon de plus.

А ces mots, celui-ci rougit, sa tкte s’abaissa sur sa poitrine, et
un sentiment de confusion se peignit sur toute sa personne.

«Et maintenant que vous nous connaissez, ajouta Cyrus Smith,
voulez-vous nous donner votre main?

-- Non, rйpondit l’inconnu d’une voix sourde, non! Vous кtes
d’honnкtes gens, vous! Et moi!...»

CHAPITRE XVII

Ces derniиres paroles justifiaient les pressentiments des colons.
Il y avait dans la vie de ce malheureux quelque funeste passй,
expiй peut-кtre aux yeux des hommes, mais dont sa conscience ne
l’avait pas encore absous. En tout cas, le coupable avait des
remords, il se repentait, et, cette main qu’ils lui demandaient,
ses nouveaux amis l’eussent cordialement pressйe, mais il ne se
sentait pas digne de la tendre а d’honnкtes gens! Toutefois, aprиs
la scиne du jaguar, il ne retourna pas dans la forкt, et depuis ce
jour il ne quitta plus l’enceinte de Granite-House. Quel йtait le
mystиre de cette existence? L’inconnu parlerait-il un jour? C’est
ce que l’avenir apprendrait. En tout cas, il fut bien convenu que
son secret ne lui serait jamais demandй et que l’on vivrait avec
lui comme si l’on n’eыt rien soupзonnй.

Pendant quelques jours, la vie commune continua donc d’кtre ce
qu’elle avait йtй. Cyrus Smith et Gйdйon Spilett travaillaient
ensemble, tantфt chimistes, tantфt physiciens. Le reporter ne
quittait l’ingйnieur que pour chasser avec Harbert, car il n’eыt
pas йtй prudent de laisser le jeune garзon courir seul la forкt,
et il fallait se tenir sur ses gardes.

Quant а Nab et а Pencroff, un jour aux йtables ou а la basse-cour,
un autre au corral, sans compter les travaux а Granite-House, ils
ne manquaient pas d’ouvrage.

L’inconnu travaillait а l’йcart, et il avait repris son existence
habituelle, n’assistant point aux repas, couchant sous les arbres
du plateau, ne se mкlant jamais а ses compagnons. Il semblait
vraiment que la sociйtй de ceux qui l’avaient sauvй lui fыt
insupportable!

«Mais alors, faisait observer Pencroff, pourquoi a-t-il rйclamй le
secours de ses semblables? Pourquoi a-t-il jetй ce document а la
mer?

-- Il nous le dira, rйpondait invariablement Cyrus Smith.

-- Quand?

-- Peut-кtre plus tфt que vous ne le pensez, Pencroff.»

Et, en effet, le jour des aveux йtait proche.

Le 10 dйcembre, une semaine aprиs son retour а Granite-House,
Cyrus Smith vit venir а lui l’inconnu, qui, d’une voix calme et
d’un ton humble, lui dit:

«Monsieur, j’aurais une demande а vous faire.

-- Parlez, rйpondit l’ingйnieur; mais auparavant, laissez-moi vous
faire une question.»

А ces mots, l’inconnu rougit et fut sur le point de se retirer.
Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans l’вme du coupable, qui
craignait sans doute que l’ingйnieur ne l’interrogeвt sur son
passй!

Cyrus Smith le retint de la main:

«Camarade, lui dit-il, non seulement nous sommes pour vous des
compagnons, mais nous sommes des amis. Je tenais а vous dire cela,
et maintenant je vous йcoute.»

L’inconnu passa la main sur ses yeux. Il йtait pris d’une sorte de
tremblement, et demeura quelques instants sans pouvoir articuler
une parole.

«Monsieur, dit-il enfin, je viens vous prier de m’accorder une
grвce.

-- Laquelle?

-- Vous avez а quatre ou cinq milles d’ici, au pied de la
montagne, un corral pour vos animaux domestiques. Ces animaux ont
besoin d’кtre soignйs. Voulez-vous me permettre de vivre lа-bas
avec eux?»

Cyrus Smith regarda pendant quelques instants l’infortunй avec un
sentiment de commisйration profonde. Puis:

«Mon ami, dit-il, le corral n’a que des йtables, а peine
convenables pour les animaux...

-- Ce sera assez bon pour moi, monsieur.

-- Mon ami, reprit Cyrus Smith, nous ne vous contrarierons jamais
en rien. Il vous plaоt de vivre au corral. Soit. Vous serez,
d’ailleurs, toujours le bienvenu а Granite-House. Mais puisque
vous voulez vivre au corral, nous prendrons les dispositions
nйcessaires pour que vous y soyez convenablement installй.

-- N’importe comment, j’y serai toujours bien.

-- Mon ami, rйpondit Cyrus Smith, qui insistait а dessein sur
cette cordiale appellation, vous nous laisserez juger de ce que
nous devons faire а cet йgard!

-- Merci, monsieur», rйpondit l’inconnu en se retirant.

L’ingйnieur fit aussitфt part а ses compagnons de la proposition
qui lui avait йtй faite, et il fut dйcidй que l’on construirait au
corral une maison de bois que l’on rendrait aussi confortable que
possible.

Le jour mкme, les colons se rendirent au corral avec les outils
nйcessaires, et la semaine ne s’йtait pas йcoulйe que la maison
йtait prкte а recevoir son hфte. Elle avait йtй йlevйe а une
vingtaine de pieds des йtables, et, de lа, il serait facile de
surveiller le troupeau de mouflons, qui comptait alors plus de
quatre-vingts tкtes. Quelques meubles, couchette, table, banc,
armoire, coffre, furent fabriquйs, et des armes, des munitions,
des outils furent transportйs au corral.

L’inconnu, d’ailleurs, n’avait point йtй voir sa nouvelle demeure,
et il avait laissй les colons y travailler sans lui, pendant qu’il
s’occupait sur le plateau, voulant sans doute mettre la derniиre
main а sa besogne. Et de fait, grвce а lui, toutes les terres
йtaient labourйes et prкtes а кtre ensemencйes, dиs que le moment
en serait venu.

C’йtait le 20 dйcembre que les installations avaient йtй achevйes
au corral. L’ingйnieur annonзa а l’inconnu que sa demeure йtait
prкte а le recevoir, et celui-ci rйpondit qu’il irait y coucher le
soir mкme.

Ce soir-lа, les colons йtaient rйunis dans la grande salle de
Granite-House. Il йtait alors huit heures, -- heure а laquelle
leur compagnon devait les quitter. Ne voulant pas le gкner en lui
imposant par leur prйsence des adieux qui lui auraient peut-кtre
coыtй, ils l’avaient laissй seul et ils йtaient remontйs а
Granite-House.

Or, ils causaient dans la grande salle, depuis quelques instants,
quand un coup lйger fut frappй а la porte. Presque aussitфt,
l’inconnu entra, et sans autre prйambule:

«Messieurs, dit-il, avant que je vous quitte, il est bon que vous
sachiez mon histoire. La voici.»

Ces simples mots ne laissиrent pas d’impressionner trиs vivement
Cyrus Smith et ses compagnons.

L’ingйnieur s’йtait levй.

«Nous ne vous demandons rien, mon ami, dit-il. C’est votre droit
de vous taire...

-- C’est mon devoir de parler.

-- Asseyez-vous donc.

-- Je resterai debout.

-- Nous sommes prкts а vous entendre», rйpondit Cyrus Smith.

L’inconnu se tenait dans un coin de la salle, un peu protйgй par
la pйnombre. Il йtait tкte nue, les bras croisйs sur la poitrine,
et c’est dans cette posture que, d’une voix sourde, parlant comme
quelqu’un qui se force а parler, il fit le rйcit suivant, que ses
auditeurs n’interrompirent pas une seule fois:

«Le 20 dйcembre 1854, un yacht de plaisance а vapeur, le Duncan,
appartenant au laird йcossais, lord Glenarvan, jetait l’ancre au
cap Bernouilli, sur la cфte occidentale de l’Australie, а la
hauteur du trente-septiиme parallиle. А bord de ce yacht йtaient
lord Glenarvan, sa femme, un major de l’armйe anglaise, un
gйographe franзais, une jeune fille et un jeune garзon. Ces deux
derniers йtaient les enfants du capitaine Grant, dont le navire le
Britannia avait pйri corps et biens, une annйe auparavant. Le
Duncan йtait commandй par le capitaine John Mangles et montй par
un йquipage de quinze hommes.

«Voici pourquoi ce yacht se trouvait а cette йpoque sur les cфtes
de l’Australie.

«Six mois auparavant, une bouteille renfermant un document йcrit
en anglais, en allemand et en franзais, avait йtй trouvйe dans la
mer d’Irlande et ramassйe par le Duncan. Ce document portait en
substance qu’il existait encore trois survivants du naufrage du
Britannia, que ces survivants йtaient le capitaine Grant et deux
de ses hommes, et qu’ils avaient trouvй refuge sur une terre dont
le document donnait la latitude, mais dont la longitude, effacйe
par l’eau de mer, n’йtait plus lisible.

«Cette latitude йtait celle de 37°11’ australe. Donc, la longitude
йtant inconnue, si l’on suivait ce trente-septiиme parallиle а
travers les continents et les mers, on йtait certain d’arriver sur
la terre habitйe par le capitaine Grant et ses deux compagnons.

«L’amirautй anglaise ayant hйsitй а entreprendre cette recherche,
lord Glenarvan rйsolut de tout tenter pour retrouver le capitaine.
Mary et Robert Grant avaient йtй mis en rapport avec lui. Le yacht
le Duncan fut йquipй pour une campagne lointaine а laquelle la
famille du lord et les enfants du capitaine voulurent prendre
part, et le Duncan, quittant Glasgow, se dirigea vers
l’Atlantique, doubla le dйtroit de Magellan et remonta par le
Pacifique jusqu’а la Patagonie, oщ, suivant une premiиre
interprйtation du document, on pouvait supposer que le capitaine
Grant йtait prisonnier des indigиnes.

«Le Duncan dйbarqua ses passagers sur la cфte occidentale de la
Patagonie et repartit pour les reprendre sur la cфte orientale, au
cap Corrientes.

«Lord Glenarvan traversa la Patagonie, en suivant le trente-
septiиme parallиle, et, n’ayant trouvй aucune trace du capitaine,
il se rembarqua le 13 novembre, afin de poursuivre ses recherches
а travers l’ocйan.

«Aprиs avoir visitй sans succиs les оles Tristan d’Acunha et
d’Amsterdam, situйes sur son parcours, le Duncan, ainsi que je
l’ai dit, arriva au cap Bernouilli, sur la cфte australienne, le
20 dйcembre 1854.

«L’intention de lord Glenarvan йtait de traverser l’Australie
comme il avait traversй l’Amйrique, et il dйbarqua. А quelques
milles du rivage йtait йtablie une ferme, appartenant а un
irlandais, qui offrit l’hospitalitй aux voyageurs. Lord Glenarvan
fit connaоtre а cet irlandais, les raisons qui l’avaient amenй
dans ces parages, et il lui demanda s’il avait connaissance qu’un
trois-mвts anglais, le Britannia, se fыt perdu depuis moins de
deux ans sur la cфte ouest de l’Australie.

«L’irlandais n’avait jamais entendu parler de ce naufrage; mais, а
la grande surprise des assistants, un des serviteurs de
l’irlandais, intervenant, dit:

«-- Milord, louez et remerciez Dieu. Si le capitaine Grant est
encore vivant, il est vivant sur la terre australienne.

«-- Qui кtes-vous? demanda lord Glenarvan.

«-- Un йcossais comme vous, milord, rйpondit cet homme, et je suis
un des compagnons du capitaine Grant, un des naufragйs du
Britannia.»

«Cet homme s’appelait Ayrton. C’йtait, en effet, le contre-maоtre
du Britannia, ainsi que le tйmoignaient ses papiers. Mais, sйparй
du capitaine Grant au moment oщ le navire se brisait sur les
rйcifs, il avait cru jusqu’alors que son capitaine avait pйri avec
tout l’йquipage, et qu’il йtait lui, Ayrton, seul survivant du
Britannia.

«-- Seulement, ajouta-t-il, ce n’est pas sur la cфte ouest, mais
sur la cфte est de l’Australie que le Britannia s’est perdu, et si
le capitaine Grant est vivant encore, comme l’indique son
document, il est prisonnier des indigиnes australiens, et c’est
sur l’autre cфte qu’il faut le chercher.»

«Cet homme, en parlant ainsi, avait la voix franche, le regard
assurй. On ne pouvait douter de ses paroles. L’irlandais, qui
l’avait а son service depuis plus d’un an, en rйpondait. Lord
Glenarvan crut а la loyautй de cet homme, et, grвce а ses
conseils, il rйsolut de traverser l’Australie en suivant le
trente-septiиme parallиle. Lord Glenarvan, sa femme, les deux
enfants, le major, le franзais, le capitaine Mangles et quelques
matelots devaient composer la petite troupe sous la conduite
d’Ayrton, tandis que le Duncan, aux ordres du second, Tom Austin,
allait se rendre а Melbourne, oщ il attendrait les instructions de
lord Glenarvan.

«Ils partirent le 23 dйcembre 1854.

«Il est temps de dire que cet Ayrton йtait un traоtre. C’йtait, en
effet, le contre-maоtre du Britannia; mais, а la suite de
discussions avec son capitaine, il avait essayй d’entraоner son
йquipage а la rйvolte et de s’emparer du navire, et le capitaine
Grant l’avait dйbarquй, le 8 avril 1852, sur la cфte ouest de
l’Australie, puis il йtait reparti en l’abandonnant, -- ce qui
n’йtait que justice.

«Ainsi, ce misйrable ne savait rien du naufrage du Britannia. Il
venait de l’apprendre par le rйcit de Glenarvan! Depuis son
abandon, il йtait devenu, sous le nom de Ben Joyce, le chef de
convicts йvadйs, et, s’il soutint impudemment que le naufrage
avait eu lieu sur la cфte est, s’il poussa lord Glenarvan а se
lancer dans cette direction, c’est qu’il espйrait le sйparer de
son navire, s’emparer du Duncan et faire de ce yacht un pirate du
Pacifique.»

Ici, l’inconnu s’interrompit un instant. Sa voix tremblait, mais
il reprit en ces termes:

«L’expйdition partit et se dirigea а travers la terre
australienne. Elle fut naturellement malheureuse, puisque Ayrton
ou Ben Joyce, comme on voudra l’appeler, la dirigeait, tantфt
prйcйdй, tantфt suivi de sa bande de convicts, qui avait йtй
prйvenue du coup а faire.

«Cependant le Duncan avait йtй envoyй а Melbourne pour s’y
rйparer. Il s’agissait donc de dйcider lord Glenarvan а lui donner
l’ordre de quitter Melbourne et de se rendre sur la cфte est de
l’Australie, oщ il serait facile de s’en emparer. Aprиs avoir
conduit l’expйdition assez prиs de cette cфte, au milieu de vastes
forкts, oщ toutes ressources manquaient, Ayrton obtint une lettre
qu’il s’йtait chargй de porter au second du Duncan, lettre qui
donnait l’ordre au yacht de se rendre immйdiatement sur la cфte
est, а la baie Twofold, c’est-а-dire а quelques journйes de
l’endroit oщ l’expйdition s’йtait arrкtйe. C’йtait lа qu’Ayrton
avait donnй rendez-vous а ses complices.

«Au moment oщ cette lettre allait lui кtre remise, le traоtre fut
dйmasquй et n’eut plus qu’а fuir. Mais cette lettre, qui devait
lui livrer le Duncan, il fallait l’avoir а tout prix. Ayrton
parvint а s’en emparer, et, deux jours aprиs, il arrivait а
Melbourne.

«Jusqu’alors le criminel avait rйussi dans ses odieux projets. Il
allait pouvoir conduire le Duncan а cette baie Twofold, oщ il
serait facile aux convicts de s’en emparer, et, son йquipage
massacrй, Ben Joyce deviendrait le maоtre de ces mers... Dieu
devait l’arrкter au dйnouement de ses funestes desseins.

«Ayrton, arrivй а Melbourne, remit la lettre au second, Tom
Austin, qui en prit connaissance et appareilla aussitфt; mais que
l’on juge du dйsappointement et de la colиre d’Ayrton, quand, le
lendemain de l’appareillage, il apprit que le second conduisait le
navire, non sur la cфte est de l’Australie, а la baie de Twofold,
mais bien sur la cфte est de la Nouvelle-Zйlande. Il voulut s’y
opposer, Austin lui montra la lettre!... Et, en effet, par une
erreur providentielle du gйographe franзais qui avait rйdigй cette
lettre, la cфte est de la Nouvelle-Zйlande йtait indiquйe comme
lieu de destination.

«Tous les plans d’Ayrton йchouaient! Il voulut se rйvolter. On
l’enferma. Il fut donc emmenй sur la cфte de la Nouvelle-Zйlande,
ne sachant plus ni ce que deviendraient ses complices, ni ce que
deviendrait lord Glenarvan.

«Le Duncan resta а croiser sur cette cфte jusqu’au 3 mars. Ce
jour-lа, Ayrton entendit des dйtonations. C’йtaient les caronades
du Duncan qui faisaient feu, et, bientфt, lord Glenarvan et tous
les siens arrivaient а bord.

«Voici ce qui s’йtait passй.

«Aprиs mille fatigues, mille dangers, lord Glenarvan avait pu
achever son voyage et arriver а la cфte est de l’Australie, sur la
baie de Twofold. Pas de Duncan! il tйlйgraphia а Melbourne. On lui
rйpondit: «Duncan parti depuis le 18 courant pour une destination
inconnue.»

«Lord Glenarvan ne put plus penser qu’une chose: c’est que
l’honnкte yacht йtait tombй aux mains de Ben Joyce et qu’il йtait
devenu un navire de pirates!

«Cependant lord Glenarvan ne voulut pas abandonner la partie.
C’йtait un homme intrйpide et gйnйreux. Il s’embarqua sur un
navire marchand, se fit conduire а la cфte ouest de la Nouvelle-
Zйlande, la traversa sur le trente-septiиme parallиle, sans
rencontrer aucune trace du capitaine Grant; mais, sur l’autre
cфte, а sa grande surprise, et par la volontй du ciel, il retrouva
le Duncan, sous les ordres du second, qui l’attendait depuis cinq
semaines!

«On йtait au 3 mars 1855. Lord Glenarvan йtait donc а bord du
Duncan, mais Ayrton y йtait aussi. Il comparut devant le lord, qui
voulut tirer de lui tout ce que le bandit pouvait savoir au sujet
du capitaine Grant. Ayrton refusa de parler. Lord Glenarvan lui
dit alors qu’а la premiиre relвche, on le remettrait aux autoritйs
anglaises. Ayrton resta muet.

«Le Duncan reprit la route du trente-septiиme parallиle.
Cependant, lady Glenarvan entreprit de vaincre la rйsistance du
bandit. Enfin, son influence l’emporta, et Ayrton, en йchange de
ce qu’il pourrait dire, proposa а lord Glenarvan de l’abandonner
sur une des оles du Pacifique, au lieu de le livrer aux autoritйs
anglaises. Lord Glenarvan, dйcidй а tout pour apprendre ce qui
concernait le capitaine Grant, y consentit.

«Ayrton raconta alors toute sa vie, et il fut constant qu’il ne
savait rien depuis le jour oщ le capitaine Grant l’avait dйbarquй
sur la cфte australienne.

«Nйanmoins, lord Glenarvan tint la parole qu’il avait donnйe. Le
Duncan continua sa route et arriva а l’оle Tabor. C’йtait lа
qu’Ayrton devait кtre dйposй, et ce fut lа aussi que, par un vrai
miracle, on retrouva le capitaine Grant et ses deux hommes,
prйcisйment sur ce trente-septiиme parallиle. Le convict allait
donc les remplacer sur cet оlot dйsert, et voici, au moment oщ il
quitta le yacht, les paroles que prononзa lord Glenarvan: «-- Ici,
Ayrton, vous serez йloignй de toute terre et sans communication
possible avec vos semblables. Vous ne pourrez fuir cet оlot oщ le
Duncan vous laisse. Vous serez seul, sous l’oeil d’un dieu qui lit
au plus profond des coeurs, mais vous ne serez ni perdu, ni ignorй
comme le fut le capitaine Grant. Si indigne que vous soyez du
souvenir des hommes, les hommes se souviendront de vous. Je sais
oщ vous кtes, Ayrton, et je sais oщ vous trouver. Je ne
l’oublierai jamais!»

«Et le Duncan, appareillant, disparut bientфt.

«On йtait au 18 mars 1855.

«Ayrton йtait seul, mais ni les munitions, ni les armes, ni les
outils, ni les graines ne lui manquaient. А lui, le convict, а sa
disposition йtait la maison construite par l’honnкte capitaine
Grant. Il n’avait qu’а se laisser vivre et а expier dans
l’isolement les crimes qu’il avait commis.

«Messieurs, il se repentit, il eut honte de ses crimes et il fut
bien malheureux! Il se dit que si les hommes venaient le
rechercher un jour sur cet оlot, il fallait qu’il fыt digne de
retourner parmi eux! Comme il souffrit, le misйrable! Comme il
travailla pour se refaire par le travail! Comme il pria pour se
rйgйnйrer par la priиre!

«Pendant deux ans, trois ans, ce fut ainsi; mais Ayrton, abattu
par l’isolement, regardant toujours si quelque navire ne
paraоtrait pas а l’horizon de son оle, se demandant si le temps
d’expiation йtait bientфt complet, souffrait comme on n’a jamais
souffert! Ah! quelle est dure cette solitude, pour une вme que
rongent les remords!

«Mais sans doute le ciel ne le trouvait pas assez puni, le
malheureux, car il sentit peu а peu qu’il devenait un sauvage! Il
sentit peu а peu l’abrutissement le gagner! Il ne peut vous dire
si ce fut aprиs deux ou quatre ans d’abandon, mais enfin, il
devint le misйrable que vous avez trouvй!

«Je n’ai pas besoin de vous dire, messieurs, que Ayrton ou Ben
Joyce et moi, nous ne faisons qu’un!»

Cyrus Smith et ses compagnons s’йtaient levйs а la fin de ce
rйcit. Il est difficile de dire а quel point ils йtaient йmus!
Tant de misиre, tant de douleurs et de dйsespoir йtalйs а nu
devant eux!

«Ayrton, dit alors Cyrus Smith, vous avez йtй un grand criminel,
mais le ciel doit certainement trouver que vous avez expiй vos
crimes! Il l’a prouvй en vous ramenant parmi vos semblables.
Ayrton, vous кtes pardonnй! Et maintenant, voulez-vous кtre notre
compagnon?»

Ayrton s’йtait reculй.

«Voici ma main!» dit l’ingйnieur.

Ayrton se prйcipita sur cette main que lui tendait Cyrus Smith, et
de grosses larmes coulиrent de ses yeux.

«Voulez-vous vivre avec nous? demanda Cyrus Smith.

-- Monsieur Smith, laissez-moi quelque temps encore, rйpondit
Ayrton, laissez-moi seul dans cette habitation du corral!

-- Comme vous le voudrez, Ayrton», rйpondit Cyrus Smith.

Ayrton allait se retirer, quand l’ingйnieur lui adressa une
derniиre question:

«Un mot encore, mon ami. Puisque votre dessein йtait de vivre
isolй, pourquoi avez-vous donc jetй а la mer ce document qui nous
a mis sur vos traces?

-- Un document? rйpondit Ayrton, qui paraissait ne pas savoir ce
dont on lui parlait.

-- Oui, ce document enfermй dans une bouteille que nous avons
trouvй, et qui donnait la situation exacte de l’оle Tabor!»

Ayrton passa sa main sur son front. Puis, aprиs avoir rйflйchi:

«Je n’ai jamais jetй de document а la mer! rйpondit-il.

-- Jamais? s’йcria Pencroff.

-- Jamais!»

Et Ayrton, s’inclinant, regagna la porte et partit.

CHAPITRE XVIII

«Le pauvre homme!» dit Harbert, qui, aprиs s’кtre йlancй vers la
porte, revint, aprиs avoir vu Ayrton glisser par la corde de
l’ascenseur et disparaоtre au milieu de l’obscuritй.

«Il reviendra, dit Cyrus Smith.

-- Ah за, Monsieur Cyrus, s’йcria Pencroff, qu’est-ce que cela
veut dire? Comment! Ce n’est pas Ayrton qui a jetй cette bouteille
а la mer? Mais qui donc alors?»

А coup sыr, si jamais question dut кtre faite, c’йtait bien celle-
lа!

«C’est lui, rйpondit Nab, seulement le malheureux йtait dйjа а
demi fou.

-- Oui! dit Harbert, et il n’avait plus conscience de ce qu’il
faisait.

-- Cela ne peut s’expliquer qu’ainsi, mes amis, rйpondit vivement
Cyrus Smith, et je comprends maintenant qu’Ayrton ait pu indiquer
exactement la situation de l’оle Tabor, puisque les йvйnements
mкme qui avaient prйcйdй son abandon dans l’оle la lui faisaient
connaоtre.

-- Cependant, fit observer Pencroff, s’il n’йtait pas encore une
brute au moment oщ il rйdigeait son document, et s’il y a sept ou
huit ans qu’il l’a jetй а la mer, comment ce papier n’a-t-il pas
йtй altйrй par l’humiditй?

-- Cela prouve, rйpondit Cyrus Smith, qu’Ayrton n’a йtй privй
d’intelligence qu’а une йpoque beaucoup plus rйcente qu’il ne le
croit.

-- Il faut bien qu’il en soit ainsi, rйpondit Pencroff; sans quoi,
la chose serait inexplicable.

-- Inexplicable, en effet, rйpondit l’ingйnieur, qui semblait ne
pas vouloir prolonger cette conversation.

-- Mais Ayrton a-t-il dit la vйritй? demanda le marin.

-- Oui, rйpondit le reporter. L’histoire qu’il a racontйe est
vraie de tous points. Je me rappelle fort bien que les journaux
ont rapportй la tentative faite par lord Glenarvan et le rйsultat
qu’il avait obtenu.

-- Ayrton a dit la vйritй, ajouta Cyrus Smith, n’en doutez pas,
Pencroff, car elle йtait assez cruelle pour lui. On dit vrai quand
on s’accuse ainsi!»

Le lendemain, -- 21 dйcembre, -- les colons йtaient descendus а la
grиve, et, ayant gravi le plateau, ils n’y trouvиrent plus Ayrton.
Ayrton avait gagnй pendant la nuit sa maison du corral, et les
colons jugиrent bon de ne point l’importuner de leur prйsence. Le
temps ferait sans doute ce que les encouragements n’avaient pu
faire.

Harbert, Pencroff et Nab reprirent alors leurs occupations
accoutumйes. Prйcisйment, ce jour-lа, les mкmes travaux rйunirent
Cyrus Smith et le reporter а l’atelier des cheminйes.

«Savez-vous, mon cher Cyrus, dit Gйdйon Spilett, que l’explication
que vous avez donnйe hier au sujet de cette bouteille ne m’a pas
satisfait du tout! Comment admettre que ce malheureux ait pu
йcrire ce document et jeter cette bouteille а la mer, sans en
avoir aucunement gardй le souvenir?

-- Aussi n’est-ce pas lui qui l’a jetйe, mon cher Spilett.

-- Alors, vous croyez encore...

-- Je ne crois rien, je ne sais rien! rйpondit Cyrus Smith, en
interrompant le reporter. Je me contente de ranger cet incident
parmi ceux que je n’ai pu expliquer jusqu’а ce jour!

-- En vйritй, Cyrus, dit Gйdйon Spilett, ces choses sont
incroyables! Votre sauvetage, la caisse йchouйe sur le sable, les
aventures de Top, cette bouteille enfin... n’aurons-nous donc
jamais le mot de ces йnigmes?

-- Si! rйpondit vivement l’ingйnieur, si, quand je devrais
fouiller cette оle jusque dans ses entrailles!

-- Le hasard nous donnera peut-кtre la clef de ce mystиre!

-- Le hasard! Spilett! Je ne crois guиre au hasard, pas plus que
je ne crois aux mystиres en ce monde. Il y a une cause а tout ce
qui se passe d’inexplicable ici, et cette cause, je la
dйcouvrirai. Mais en attendant, observons et travaillons.»

Le mois de janvier arriva. C’йtait l’annйe 1867 qui commenзait.
Les travaux d’йtй furent menйs assidыment. Pendant les jours qui
suivirent, Harbert et Gйdйon Spilett йtant allйs du cфtй du
corral, purent constater qu’Ayrton avait pris possession de la
demeure qui lui avait йtй prйparйe. Il s’occupait du nombreux
troupeau confiй а ses soins, et il devait йpargner а ses
compagnons la fatigue de venir tous les deux ou trois jours
visiter le corral.

Cependant, afin de ne plus laisser Ayrton trop longtemps isolй,
les colons lui faisaient assez souvent visite.

Il n’йtait pas indiffйrent, non plus, -- йtant donnйs certains
soupзons que partageaient l’ingйnieur et Gйdйon Spilett, -- que
cette partie de l’оle fыt soumise а une certaine surveillance, et
Ayrton, si quelque incident survenait, ne nйgligerait pas d’en
informer les habitants de Granite-House.

Cependant il pouvait se faire que l’incident fыt subit et exigeвt
d’кtre rapidement portй а la connaissance de l’ingйnieur. En
dehors mкme de tous faits se rapportant au mystиre de l’оle
Lincoln, bien d’autres pouvaient se produire, qui eussent appelй
une prompte intervention des colons, tels que l’apparition d’un
navire passant au large et en vue de la cфte occidentale, un
naufrage sur les atterrages de l’ouest, l’arrivйe possible de
pirates, etc. Aussi Cyrus Smith rйsolut-il de mettre le corral en
communication instantanйe avec Granite-House.

Ce fut le 10 janvier qu’il fit part de son projet а ses
compagnons.

«Ah за! Comment allez-vous vous y prendre, Monsieur Cyrus? demanda
Pencroff. Est-ce que, par hasard, vous songeriez а installer un
tйlйgraphe?

-- Prйcisйment, rйpondit l’ingйnieur.

-- Йlectrique? s’йcria Harbert.

-- Йlectrique, rйpondit Cyrus Smith. Nous avons tous les йlйments
nйcessaires pour confectionner une pile, et le plus difficile sera
d’йtirer des fils de fer, mais au moyen d’une filiиre, je pense
que nous en viendrons а bout.

-- Eh bien, aprиs cela, rйpliqua le marin, je ne dйsespиre plus de
nous voir un jour rouler en chemin de fer!»

On se mit donc а l’ouvrage, en commenзant par le plus difficile,
c’est-а-dire par la confection des fils, car si on eыt йchouй, il
devenait inutile de fabriquer la pile et autres accessoires.

Le fer de l’оle Lincoln, on le sait, йtait de qualitй excellente,
et, par consйquent, trиs propre а se laisser йtirer. Cyrus Smith
commenзa par fabriquer une filiиre, c’est-а-dire une plaque
d’acier, qui fut percйe de trous coniques de divers calibres qui
devaient amener successivement le fil au degrй de tйnuitй voulue.
Cette piиce d’acier, aprиs avoir йtй trempйe», de tout son dur»,
comme on dit en mйtallurgie, fut fixйe d’une faзon inйbranlable
sur un bвtis solidement enfoncй dans le sol, а quelques pieds
seulement de la grande chute, dont l’ingйnieur allait encore
utiliser la force motrice. En effet, lа йtait le moulin а foulon,
qui ne fonctionnait pas alors, mais dont l’arbre de couche, mы
avec une extrкme puissance, pouvait servir а йtirer le fil, en
l’enroulant autour de lui.

L’opйration fut dйlicate et demanda beaucoup de soins.

Le fer, prйalablement prйparй en longues et minces tiges, dont les
extrйmitйs avaient йtй amincies а la lime, ayant йtй introduit
dans le grand calibre de la filiиre, fut йtirй par l’arbre de
couche, enroulй sur une longueur de vingt-cinq а trente pieds,
puis dйroulй et reprйsentй successivement aux calibres de moindre
diamиtre! Finalement, l’ingйnieur obtint des fils longs de
quarante а cinquante pieds, qu’il йtait facile de raccorder et de
tendre sur cette distance de cinq milles qui sйparait le corral de
l’enceinte de Granite-House.

Il ne fallut que quelques jours pour mener а bien cette besogne,
et mкme, dиs que la machine eut йtй mise en train, Cyrus Smith
laissa ses compagnons faire le mйtier de trйfileurs et s’occupa de
fabriquer sa pile.

Il s’agissait, dans l’espиce, d’obtenir une pile а courant
constant. On sait que les йlйments des piles modernes se composent
gйnйralement de charbon de cornue, de zinc et de cuivre. Le cuivre
manquait absolument а l’ingйnieur, qui, malgrй ses recherches,
n’en avait pas trouvй trace dans l’оle Lincoln, et il fallait s’en
passer. Le charbon de cornue, c’est-а-dire ce dur graphite qui se
trouve dans les cornues des usines а gaz, aprиs que la houille a
йtй dйshydrogйnйe, on eыt pu le produire, mais il eыt fallu
installer des appareils spйciaux, ce qui aurait йtй une grosse
besogne. Quant au zinc, on se souvient que la caisse trouvйe а la
pointe de l’йpave йtait doublйe d’une enveloppe de ce mйtal, qui
ne pouvait pas кtre mieux utilisйe que dans cette circonstance.

Cyrus Smith, aprиs mыres rйflexions, rйsolut donc de fabriquer une
pile trиs simple, se rapprochant de celle que Becquerel imagina en
1820, et dans laquelle le zinc est uniquement employй. Quant aux
autres substances, acide azotique et potasse, tout cela йtait а sa
disposition.

Voici donc comment fut composйe cette pile, dont les effets
devaient кtre produits par la rйaction de l’acide et de la potasse
l’un sur l’autre. Un certain nombre de flacons de verre furent
fabriquйs et remplis d’acide azotique. L’ingйnieur les boucha au
moyen d’un bouchon que traversait un tube de verre fermй а son
extrйmitй infйrieure et destinй А plonger dans l’acide au moyen
d’un tampon d’argile maintenu par un linge. Dans ce tube, par son
extrйmitй supйrieure, il versa alors une dissolution de potasse
qu’il avait prйalablement obtenue par l’incinйration de diverses
plantes, et, de cette faзon, l’acide et la potasse purent rйagir
l’un sur l’autre а travers l’argile.

Cyrus Smith prit ensuite deux lames de zinc, dont l’une fut
plongйe dans l’acide azotique, l’autre dans la dissolution de
potasse. Aussitфt un courant se produisit, qui alla de la lame du
flacon а celle du tube, et ces deux lames ayant йtй reliйes par un
fil mйtallique, la lame du tube devint le pфle positif et celle du
flacon le pфle nйgatif de l’appareil.

Chaque flacon produisit donc autant de courants, qui, rйunis,
devaient suffire а provoquer tous les phйnomиnes de la tйlйgraphie
йlectrique.

Tel fut l’ingйnieux et trиs simple appareil que construisit Cyrus
Smith, appareil qui allait lui permettre d’йtablir une
communication tйlйgraphique entre Granite-House et le corral.

Ce fut le 6 fйvrier que fut commencйe la plantation des poteaux,
munis d’isoloirs en verre, et destinйs а supporter le fil, qui
devait suivre la route du corral. Quelques jours aprиs, le fil
йtait tendu, prкt а produire, avec une vitesse de cent mille
kilomиtres par seconde, le courant йlectrique que la terre se
chargerait de ramener а son point de dйpart. Deux piles avaient
йtй fabriquйes, l’une pour Granite-House, l’autre pour le corral,
car si le corral devait communiquer avec Granite-House, il pouvait
кtre utile aussi que Granite-House communiquвt avec le corral.

Quant au rйcepteur et au manipulateur, ils furent trиs simples.
Aux deux stations, le fil s’enroulait sur un йlectro-aimant,
c’est-а-dire sur un morceau de fer doux entourй d’un fil. La
communication йtait-elle йtablie entre les deux pфles, le courant,
partant du pфle positif, traversait le fil, passait dans
l’йlectro-aimant, qui s’aimantait temporairement, et revenait par
le sol au pфle nйgatif. Le courant йtait-il interrompu, l’йlectro-
aimant se dйsaimantait aussitфt. Il suffisait donc de placer une
plaque de fer doux devant l’йlectro-aimant, qui, attirйe pendant
le passage du courant, retombait, quand le courant йtait
interrompu. Ce mouvement de la plaque ainsi obtenu, Cyrus Smith
put trиs facilement y rattacher une aiguille disposйe sur un
cadran, qui portait en exergue les lettres de l’alphabet, et, de
cette faзon, correspondre d’une station а l’autre.

Le tout fut complиtement installй le 12 fйvrier. Ce jour-lа, Cyrus
Smith, ayant lancй le courant а travers le fil, demanda si tout
allait bien au corral, et reзut, quelques instants aprиs, une
rйponse satisfaisante d’Ayrton.

Pencroff ne se tenait pas de joie, et chaque matin et chaque soir
il lanзait un tйlйgramme au corral, qui ne restait jamais sans
rйponse.

Ce mode de communication prйsenta deux avantages trиs rйels,
d’abord parce qu’il permettait de constater la prйsence d’Ayrton
au corral, et ensuite parce qu’il ne le laissait pas dans un
complet isolement. D’ailleurs, Cyrus Smith ne laissait jamais
passer une semaine sans l’aller voir, et Ayrton venait de temps en
temps а Granite-House, oщ il trouvait toujours bon accueil.

La belle saison s’йcoula ainsi au milieu des travaux habituels.
Les ressources de la colonie, particuliиrement en lйgumes et en
cйrйales, s’accroissaient de jour en jour, et les plants rapportйs
de l’оle Tabor avaient parfaitement rйussi. Le plateau de Grande-
vue prйsentait un aspect trиs rassurant. La quatriиme rйcolte de
blй avait йtй admirable, et, on le pense bien, personne ne s’avisa
de compter si les quatre cents milliards de grains figuraient а la
moisson. Cependant, Pencroff avait eu l’idйe de le faire, mais
Cyrus Smith lui ayant appris que, quand bien mкme il parviendrait
а compter trois cents grains par minute, soit neuf mille а
l’heure, il lui faudrait environ cinq mille cinq cents ans pour
achever son opйration, le brave marin crut devoir y renoncer.

Le temps йtait magnifique, la tempйrature trиs chaude dans la
journйe; mais, le soir, les brises du large venaient tempйrer les
ardeurs de l’atmosphиre et procuraient des nuits fraоches aux
habitants de Granite-House. Cependant il y eut quelques orages,
qui, s’ils n’йtaient pas de longue durйe, tombaient, du moins, sur
l’оle Lincoln avec une force extraordinaire. Durant quelques
heures, les йclairs ne cessaient d’embraser le ciel et les
roulements du tonnerre ne discontinuaient pas.

Vers cette йpoque, la petite colonie йtait extrкmement prospиre.
Les hфtes de la basse-cour pullulaient, et l’on vivait sur son
trop-plein, car il devenait urgent de ramener sa population а un
chiffre plus modйrй. Les porcs avaient dйjа produit des petits, et
l’on comprend que les soins а donner а ces animaux absorbaient une
grande partie du temps de Nab et de Pencroff. Les onaggas, qui
avaient donnй deux jolies bкtes, йtaient le plus souvent montйs
par Gйdйon Spilett et Harbert, devenu un excellent cavalier sous
la direction du reporter, et on les attelait aussi au chariot,
soit pour transporter а Granite-House le bois et la houille, soit
les divers produits minйraux que l’ingйnieur employait.

Plusieurs reconnaissances furent poussйes, vers cette йpoque,
jusque dans les profondeurs des forкts du Far-West. Les
explorateurs pouvaient s’y hasarder sans avoir а redouter les
excиs de la tempйrature, car les rayons solaires perзaient а peine
l’йpaisse ramure qui s’enchevкtrait au-dessus de leur tкte. Ils
visitиrent ainsi toute la rive gauche de la Mercy, que bordait la
route qui allait du corral а l’embouchure de la riviиre de la
chute.

Mais, pendant ces excursions, les colons eurent soin d’кtre bien
armйs, car ils rencontraient frйquemment certains sangliers, trиs
sauvages et trиs fйroces, contre lesquels il fallait lutter
sйrieusement.

Il y fut aussi fait, pendant cette saison, une guerre terrible aux
jaguars. Gйdйon Spilett leur avait vouй une haine toute spйciale,
et son йlиve Harbert le secondait bien. Armйs comme ils l’йtaient,
ils ne redoutaient guиre la rencontre de l’un de ces fauves.

La hardiesse d’Harbert йtait superbe, et le sang-froid du reporter
йtonnant. Aussi une vingtaine de magnifiques peaux ornaient-elles
dйjа la grande salle de Granite-House, et si cela continuait, la
race des jaguars serait bientфt йteinte dans l’оle, but que
poursuivaient les chasseurs.

L’ingйnieur prit part quelquefois а diverses reconnaissances qui
furent faites dans les portions inconnues de l’оle, qu’il
observait avec une minutieuse attention. C’йtaient d’autres traces
que celles des animaux qu’il cherchait dans les portions les plus
йpaisses de ces vastes bois, mais jamais rien de suspect n’apparut
а ses yeux. Ni Top, ni Jup, qui l’accompagnaient, ne laissaient
pressentir par leur attitude qu’il y eыt rien d’extraordinaire, et
pourtant, plus d’une fois encore, le chien aboya а l’orifice de ce
puits que l’ingйnieur avait explorй sans rйsultat.

Ce fut а cette йpoque que Gйdйon Spilett, aidй d’Harbert, prit
plusieurs vues des parties les plus pittoresques de l’оle, au
moyen de l’appareil photographique qui avait йtй trouvй dans la
caisse et dont on n’avait pas fait usage jusqu’alors.

Cet appareil, muni d’un puissant objectif, йtait trиs complet.
Substances nйcessaires а la reproduction photographique, collodion
pour prйparer la plaque de verre, nitrate d’argent pour la
sensibiliser, hyposulfate de soude pour fixer l’image obtenue,
chlorure d’ammonium pour baigner le papier destinй а donner
l’йpreuve positive, acйtate de soude et chlorure d’or pour
imprйgner cette derniиre, rien ne manquait. Les papiers mкmes
йtaient lа, tout chlorurйs, et avant de les poser dans le chвssis
sur les йpreuves nйgatives, il suffisait de les tremper pendant
quelques minutes dans le nitrate d’argent йtendu d’eau.

Le reporter et son aide devinrent donc, en peu de temps, d’habiles
opйrateurs, et ils obtinrent d’assez belles йpreuves de paysages,
tels que l’ensemble de l’оle, pris du plateau de Grande-vue, avec
le mont Franklin а l’horizon, l’embouchure de la Mercy, si
pittoresquement encadrйe dans ses hautes roches, la clairiиre et
le corral adossй aux premiиres croupes de la montagne, tout le
dйveloppement si curieux du cap griffe, de la pointe de l’йpave,
etc.

Les photographes n’oubliиrent pas de faire le portrait de tous les
habitants de l’оle, sans excepter personne.

«Зa peuple», disait Pencroff.

Et le marin йtait enchantй de voir son image, fidиlement
reproduite, orner les murs de Granite-House, et il s’arrкtait
volontiers devant cette exposition comme il eыt fait aux plus
riches vitrines de Broadway.

Mais, il faut le dire, le portrait le mieux rйussi fut
incontestablement celui de maоtre Jup. Maоtre Jup avait posй avec
un sйrieux impossible а dйcrire, et son image йtait parlante!

«On dirait qu’il va faire la grimace!» s’йcriait Pencroff.

Et si maоtre Jup n’eыt pas йtй content, c’est qu’il aurait йtй
bien difficile; mais il l’йtait, et il contemplait son image d’un
air sentimental, qui laissait percer une lйgиre dose de fatuitй.

Les grandes chaleurs de l’йtй se terminиrent avec le mois de mars.
Le temps fut quelquefois pluvieux, mais l’atmosphиre йtait chaude
encore. Ce mois de mars, qui correspond au mois de septembre des
latitudes borйales, ne fut pas aussi beau qu’on aurait pu
l’espйrer. Peut-кtre annonзait-il un hiver prйcoce et rigoureux.

On put mкme croire, un matin, -- le 21, -- que les premiиres
neiges avaient fait leur apparition. En effet, Harbert, s’йtant
mis de bonne heure а l’une des fenкtres de Granite-House, s’йcria:

«Tiens! L’оlot est couvert de neige!

-- De la neige а cette йpoque?» rйpondit le reporter, qui avait
rejoint le jeune garзon.

Leurs compagnons furent bientфt prиs d’eux, et ils ne purent
constater qu’une chose, c’est que non seulement l’оlot, mais toute
la grиve, au bas de Granite-House, йtait couverte d’une couche
blanche, uniformйment rйpandue sur le sol.

«C’est bien de la neige! dit Pencroff.

-- Ou cela lui ressemble beaucoup! rйpondit Nab.

-- Mais le thermomиtre marque cinquante-huit degrйs (14
centigrades au-dessus de zйro)!» fit observer Gйdйon Spilett.

Cyrus Smith regardait la nappe blanche sans se prononcer, car il
ne savait vraiment pas comment expliquer ce phйnomиne, а cette
йpoque de l’annйe et par une telle tempйrature.

«Mille diables! s’йcria Pencroff, nos plantations vont кtre
gelйes!»

Et le marin se disposait а descendre, quand il fut prйcйdй par
l’agile Jup, qui se laissa couler jusqu’au sol.

Mais l’orang n’avait pas touchй terre, que l’йnorme couche de
neige se soulevait et s’йparpillait dans l’air en flocons
tellement innombrables, que la lumiиre du soleil en fut voilйe
pendant quelques minutes.

«Des oiseaux!» s’йcria Harbert.

C’йtaient, en effet, des essaims d’oiseaux de mer, au plumage d’un
blanc йclatant. Ils s’йtaient abattus par centaines de mille sur
l’оlot et sur la cфte, et ils disparurent au loin, laissant les
colons йbahis comme s’ils eussent assistй а un changement а vue,
qui eыt fait succйder l’йtй а l’hiver dans un dйcor de fйerie.
Malheureusement, le changement avait йtй si subit, que ni le
reporter ni le jeune garзon ne parvinrent а abattre un de ces
oiseaux, dont ils ne purent reconnaоtre l’espиce. Quelques jours
aprиs, c’йtait le 26 mars, et il y avait deux ans que les
naufragйs de l’air avaient йtй jetйs sur l’оle Lincoln!

CHAPITRE XIX

Deux ans dйjа! Et depuis deux ans les colons n’avaient eu aucune
communication avec leurs semblables! Ils йtaient sans nouvelles du
monde civilisй, perdus sur cette оle, aussi bien que s’ils eussent
йtй sur quelque infime astйroпde du monde solaire! Que se passait-
il alors dans leur pays? L’image de la patrie йtait toujours
prйsente а leurs yeux, cette patrie dйchirйe par la guerre civile,
au moment oщ ils l’avaient quittйe, et que la rйbellion du sud
ensanglantait peut-кtre encore! C’йtait pour eux une grande
douleur, et souvent ils s’entretenaient de ces choses, sans jamais
douter, cependant, que la cause du nord ne dыt triompher pour
l’honneur de la confйdйration amйricaine.

Pendant ces deux annйes, pas un navire n’avait passй en vue de
l’оle, ou du moins pas une voile n’avait йtй aperзue. Il йtait
йvident que l’оle Lincoln se trouvait en dehors des routes
suivies, et mкme qu’elle йtait inconnue, -- ce que prouvaient les
cartes, d’ailleurs, -- car а dйfaut d’un port, son aiguade aurait
dы attirer les bвtiments dйsireux de renouveler leur provision
d’eau. Mais la mer qui l’entourait йtait toujours dйserte, aussi
loin que pouvait s’йtendre le regard, et les colons ne devaient
guиre compter que sur eux-mкmes pour se rapatrier.

Cependant une chance de salut existait, et cette chance fut
prйcisйment discutйe, un jour de la premiиre semaine d’avril, par
les colons, qui йtaient rйunis dans la salle de Granite-House.

Prйcisйment, il avait йtй question de l’Amйrique, et on avait
parlй du pays natal, qu’on avait si peu d’espйrance de revoir.

«Dйcidйment, nous n’aurons qu’un moyen, dit Gйdйon Spilett, un
seul de quitter l’оle Lincoln, ce sera de construire un bвtiment
assez grand pour tenir la mer pendant quelques centaines de
milles. Il me semble que, quand on a fait une chaloupe, on peut
bien faire un navire!

-- Et que l’on peut bien aller aux Pomotou, ajouta Harbert, quand
on est allй а l’оle Tabor!

-- Je ne dis pas non, rйpondit Pencroff, qui avait toujours voix
prйpondйrante dans les questions maritimes, je ne dis pas non,
quoique ce ne soit pas tout а fait la mкme chose d’aller prиs et
d’aller loin! Si notre chaloupe avait йtй menacйe de quelque
mauvais coup de vent pendant le voyage а l’оle Tabor, nous savions
que le port n’йtait йloignй ni d’un cфtй ni de l’autre; mais douze
cents milles а franchir, c’est un joli bout de chemin, et la terre
la plus rapprochйe est au moins а cette distance!

-- Est-ce que, le cas йchйant, Pencroff, vous ne tenteriez pas
l’aventure? demanda le reporter.

-- Je tenterai tout ce que l’on voudra, Monsieur Spilett, rйpondit
le marin, et vous savez bien que je ne suis point homme а reculer!

-- Remarque, d’ailleurs, que nous comptons un marin de plus parmi
nous, fit observer Nab.

-- Qui donc? demanda Pencroff.

-- Ayrton.

-- C’est juste, rйpondit Harbert.

-- S’il consentait а venir! fit observer Pencroff.

-- Bon! dit le reporter, croyez-vous donc que si le yacht de lord
Glenarvan se fыt prйsentй а l’оle Tabor pendant qu’il l’habitait
encore, Ayrton aurait refusй de partir?

-- Vous oubliez, mes amis, dit alors Cyrus Smith, qu’Ayrton
n’avait plus sa raison pendant les derniиres annйes de son sйjour.
Mais la question n’est pas lа. Il s’agit de savoir si nous devons
compter parmi nos chances de salut ce retour du navire йcossais.
Or, lord Glenarvan a promis а Ayrton de venir le reprendre а l’оle
Tabor, quand il jugerait ses crimes suffisamment expiйs, et je
crois qu’il reviendra.

-- Oui, dit le reporter, et j’ajouterai qu’il reviendra bientфt,
car voilа douze ans qu’Ayrton a йtй abandonnй!

-- Eh! rйpondit Pencroff, je suis bien d’accord avec vous que le
lord reviendra, et bientфt mкme. Mais oщ relвchera-t-il? а l’оle
Tabor, et non а l’оle Lincoln.

-- Cela est d’autant plus certain, rйpondit Harbert, que l’оle
Lincoln n’est pas mкme portйe sur la carte.

-- Aussi, mes amis, reprit l’ingйnieur, devons-nous prendre les
prйcautions nйcessaires pour que notre prйsence et celle d’Ayrton
а l’оle Lincoln soient signalйes а l’оle Tabor.

-- Йvidemment, rйpondit le reporter, et rien n’est plus aisй que
de dйposer, dans cette cabane qui fut la demeure du capitaine
Grant et d’Ayrton, une notice donnant la situation de notre оle,
notice que lord Glenarvan ou son йquipage ne pourront manquer de
trouver.

-- Il est mкme fвcheux, fit observer le marin, que nous ayons
oubliй de prendre cette prйcaution lors de notre premier voyage а
l’оle Tabor.

-- Et pourquoi l’aurions-nous prise? rйpondit Harbert. Nous ne
connaissions pas l’histoire d’Ayrton, а ce moment; nous ignorions
qu’on dыt venir le rechercher un jour, et quand nous avons su
cette histoire, la saison йtait trop avancйe pour nous permettre
de retourner а l’оle Tabor.

-- Oui, rйpondit Cyrus Smith, il йtait trop tard, et il faut
remettre cette traversйe au printemps prochain.

-- Mais si le yacht йcossais venait d’ici lа? dit Pencroff.

-- Ce n’est pas probable, rйpondit l’ingйnieur, car lord Glenarwan
ne choisirait pas la saison d’hiver pour s’aventurer dans ces mers
lointaines. Ou il est dйjа revenu а l’оle Tabor depuis que Ayrton
est avec nous, c’est-а-dire depuis cinq mois, et il en est
reparti, ou il ne viendra que plus tard, et il sera temps, dиs les
premiers beaux jours d’octobre, d’aller а l’оle Tabor et d’y
laisser une notice.

-- Il faut avouer, dit Nab, que ce serait bien malheureux si le
Duncan avait reparu dans ces mers depuis quelques mois seulement!

-- J’espиre qu’il n’en est rien, rйpondit Cyrus Smith, et que le
ciel ne nous aura pas enlevй la meilleure chance qui nous reste!

-- Je crois, fit observer le reporter, qu’en tous les cas nous
saurons а quoi nous en tenir lorsque nous serons retournйs а l’оle
Tabor, car si les йcossais y sont revenus, ils auront
nйcessairement laissй quelques traces de leur passage.

-- Cela est йvident, rйpondit l’ingйnieur. Ainsi donc, mes amis,
puisque nous avons cette chance de rapatriement, attendons avec
patience, et si elle nous est enlevйe, nous verrons alors ce que
nous devrons faire.

-- En tout cas, dit Pencroff, il est bien entendu que si nous
quittons l’оle Lincoln d’une faзon ou d’une autre, ce ne sera pas
parce que nous nous y trouvons mal!

-- Non, Pencroff, rйpondit l’ingйnieur, ce sera parce que nous y
sommes loin de tout ce qu’un homme doit chйrir le plus au monde,
sa famille, ses amis, son pays natal!»

Les choses йtant ainsi dйcidйes, il ne fut plus question
d’entreprendre la construction d’un navire assez grand pour
s’aventurer, soit jusqu’aux archipels, dans le nord, soit jusqu’а
la Nouvelle-Zйlande, dans l’ouest, et on ne s’occupa que des
travaux accoutumйs en vue d’un troisiиme hivernage а Granite-
House.

Toutefois, il fut aussi dйcidй que la chaloupe serait employйe,
avant les mauvais jours, а faire un voyage autour de l’оle. La
reconnaissance complиte des cфtes n’йtait pas terminйe encore, et
les colons n’avaient qu’une idйe imparfaite du littoral а l’ouest
et au nord, depuis l’embouchure de la riviиre de la chute
jusqu’aux caps mandibule, non plus que de l’йtroite baie qui se
creusait entre eux comme une mвchoire de requin.

Le projet de cette excursion fut mis en avant par Pencroff, et
Cyrus Smith y donna pleine adhйsion, car il voulait voir par lui-
mкme toute cette portion de son domaine.

Le temps йtait variable alors, mais le baromиtre n’oscillait pas
par mouvements brusques, et l’on pouvait donc compter sur un temps
maniable.

Prйcisйment, pendant la premiиre semaine d’avril, aprиs une forte
baisse baromйtrique, la reprise de la hausse fut signalйe par un
fort coup de vent d’ouest qui dura cinq а six jours; puis,
l’aiguille de l’instrument redevint stationnaire а une hauteur de
vingt-neuf pouces et neuf dixiиmes (759, 45 mm), et les
circonstances parurent propices а l’exploration.

Le jour du dйpart fut fixй au 16 avril, et le Bonadventure,
mouillй au port ballon, fut approvisionnй pour un voyage qui
pouvait avoir quelque durйe.

Cyrus Smith prйvint Ayrton de l’expйdition projetйe et lui proposa
d’y prendre part; mais, Ayrton ayant prйfйrй rester а terre, il
fut dйcidй qu’il viendrait а Granite-House pendant l’absence de
ses compagnons. Maоtre Jup devait lui tenir compagnie et ne fit
aucune rйcrimination.

Le 16 avril, au matin, tous les colons, accompagnйs de Top,
йtaient embarquйs. Le vent soufflait de la partie du sud-ouest, en
belle brise, et le Bonadventure dut louvoyer en quittant le port
ballon, afin de gagner le promontoire du reptile. Sur les quatre-
vingt-dix milles que mesurait le pйrimиtre de l’оle, la cфte sud
en comptait une vingtaine depuis le port jusqu’au promontoire. De
lа, nйcessitй d’enlever ces vingt milles au plus prиs, car le vent
йtait absolument debout.

Il ne fallut pas moins de la journйe entiиre pour atteindre le
promontoire, car l’embarcation, en quittant le port, ne trouva
plus que deux heures de jusant et eut, au contraire, six heures de
flot qu’il fut trиs difficile d’йtaler. La nuit йtait donc venue,
quand le promontoire fut doublй.

Pencroff proposa alors а l’ingйnieur de continuer la route а
petite vitesse, avec deux ris dans sa voile. Mais Cyrus Smith
prйfйra mouiller а quelques encablures de terre, afin de revoir
cette partie de la cфte pendant le jour. Il fut mкme convenu que,
puisqu’il s’agissait d’une exploration minutieuse du littoral de
l’оle, on ne naviguerait pas la nuit, et que, le soir venu, on
jetterait l’ancre prиs de terre, tant que le temps le permettrait.

La nuit se passa donc au mouillage sous le promontoire, et le vent
йtant tombй avec la brume, le silence ne fut plus troublй. Les
passagers, а l’exception du marin, dormirent peut-кtre un peu
moins bien а bord du Bonadventure qu’ils n’eussent fait dans leurs
chambres de Granite-House, mais enfin ils dormirent.

Le lendemain, 17 avril, Pencroff appareilla dиs le point du jour,
et, grand largue et bвbord amures, il put ranger de trиs prиs la
cфte occidentale.

Les colons connaissaient cette cфte boisйe, si magnifique,
puisqu’ils en avaient dйjа parcouru а pied la lisiиre, et pourtant
elle excita encore toute leur admiration. Ils cфtoyaient la terre
d’aussi prиs que possible, en modйrant leur vitesse, de maniиre а
tout observer, prenant garde seulement de heurter quelques troncs
d’arbres qui flottaient за et lа.

Plusieurs fois mкme, ils jetиrent l’ancre, et Gйdйon Spilett prit
des vues photographiques de ce superbe littoral.

Vers midi, le Bonadventure йtait arrivй а l’embouchure de la
riviиre de la chute. Au delа, sur la rive droite, les arbres
reparaissaient, mais plus clairsemйs, et, trois milles plus loin,
ils ne formaient plus que des bouquets isolйs entre les
contreforts occidentaux du mont, dont l’aride йchine se
prolongeait jusqu’au littoral. Quel contraste entre la portion sud
et la portion nord de cette cфte! Autant celle-lа йtait boisйe et
verdoyante, autant l’autre йtait вpre et sauvage! On eыt dit une
de ces «cфtes de fer», comme on les appelle en certains pays, et
sa contexture tourmentйe semblait indiquer qu’une vйritable
cristallisation s’йtait brusquement produite dans le basalte
encore bouillant des йpoques gйologiques. Entassement d’un aspect
terrible, qui eыt йpouvantй tout d’abord les colons, si le hasard
les eыt jetйs sur cette partie de l’оle! Lorsqu’ils йtaient au
sommet du mont Franklin, ils n’avaient pu reconnaоtre l’aspect
profondйment sinistre de ce rivage, car ils le dominaient de trop
haut; mais, vu de la mer, ce littoral se prйsentait avec un
caractиre d’йtrangetй, dont l’йquivalent ne se rencontrait peut-
кtre pas en aucun coin du monde.

Le Bonadventure passa devant cette cфte, qu’il prolongea а la
distance d’un demi-mille. Il fut facile de voir qu’elle se
composait de blocs de toutes dimensions, depuis vingt pieds
jusqu’а trois cents pieds de hauteur, et de toutes formes,
cylindriques comme des tours, prismatiques comme des clochers,
pyramidaux comme des obйlisques, coniques comme des cheminйes
d’usine. Une banquise des mers glaciales n’eыt pas йtй plus
capricieusement dressйe dans sa sublime horreur! Ici, des ponts
jetйs d’un roc а l’autre; lа, des arceaux disposйs comme ceux
d’une nef, dont le regard ne pouvait dйcouvrir la profondeur; en
un endroit, de larges excavations, dont les voыtes prйsentaient un
aspect monumental; en un autre, une vйritable cohue de pointes, de
pyramidions, de flиches comme aucune cathйdrale gothique n’en a
jamais comptй. Tous les caprices de la nature, plus variйs encore
que ceux de l’imagination, dessinaient ce littoral grandiose, qui
se prolongeait sur une longueur de huit а neuf milles.

Cyrus Smith et ses compagnons regardaient avec un sentiment de
surprise qui touchait а la stupйfaction.

Mais, s’ils restaient muets, Top, lui, ne se gкnait pas pour jeter
des aboiements que rйpйtaient les mille йchos de la muraille
basaltique. L’ingйnieur observa mкme que ces aboiements avaient
quelque chose de bizarre, comme ceux que le chien faisait entendre
а l’orifice du puits de Granite-House.

«Accostons», dit-il.

Et le Bonadventure vint raser d’aussi prиs que possible les
rochers du littoral. Peut-кtre existait-il lа quelque grotte qu’il
convenait d’explorer? Mais Cyrus Smith ne vit rien, pas une
caverne, pas une anfractuositй qui pыt servir de retraite а un
кtre quelconque, car le pied des roches baignait dans le ressac
mкme des eaux. Bientфt les aboiements de Top cessиrent, et
l’embarcation reprit sa distance а quelques encablures du
littoral.

Dans la portion nord-ouest de l’оle, le rivage redevint plat et
sablonneux. Quelques rares arbres se profilaient au-dessus d’une
terre basse et marйcageuse, que les colons avaient dйjа entrevue,
et, par un contraste violent avec l’autre cфte si dйserte, la vie
se manifestait alors par la prйsence de myriades d’oiseaux
aquatiques.

Le soir, le Bonadventure mouilla dans un lйger renfoncement du
littoral, au nord de l’оle, prиs de terre, tant les eaux йtaient
profondes en cet endroit.

La nuit se passa paisiblement, car la brise s’йteignit, pour ainsi
dire, avec les derniиres lueurs du jour, et elle ne reprit qu’avec
les premiиres nuances de l’aube.

Comme il йtait facile d’accoster la terre, ce matin-lа, les
chasseurs attitrйs de la colonie, c’est-а-dire Harbert et Gйdйon
Spilett, allиrent faire une promenade de deux heures et revinrent
avec plusieurs chapelets de canards et de bйcassines.

Top avait fait merveille, et pas un gibier n’avait йtй perdu,
grвce а son zиle et а son adresse.

А huit heures du matin, le Bonadventure

Appareillait et filait trиs rapidement en s’йlevant vers le cap
mandibule-nord, car il avait vent arriиre, et la brise tendait а
fraоchir.

«Du reste, dit Pencroff, je ne serais pas йtonnй qu’il se prйparвt
quelque coup de vent d’ouest. Hier, le soleil s’est couchй sur un
horizon trиs rouge, et voici, ce matin, des «queues de chat «qui
ne prйsagent rien de bon.»

Ces queues de chat йtaient des cirrus effilйs, йparpillйs au
zйnith, et dont la hauteur n’est jamais infйrieure а cinq mille
pieds au-dessus du niveau de la mer. On eыt dit de lйgers morceaux
de ouate, dont la prйsence annonce ordinairement quelque trouble
prochain dans les йlйments.

«Eh bien, dit Cyrus Smith, portons autant de toile que nous en
pouvons porter, et allons chercher refuge dans le golfe du requin.
Je pense que le Bonadventure y sera en sыretй.

-- Parfaitement, rйpondit Pencroff, et, d’ailleurs, la cфte nord
n’est formйe que de dunes peu intйressantes а considйrer.

-- Je ne serais pas fвchй, ajouta l’ingйnieur, de passer non
seulement la nuit, mais encore la journйe de demain dans cette
baie, qui mйrite d’кtre explorйe avec soin.

-- Je crois que nous y serons forcйs, que nous le voulions ou non,
rйpondit Pencroff, car l’horizon commence а devenir menaзant dans
la partie de l’ouest. Voyez comme il s’encrasse!

-- En tout cas, nous avons bon vent pour gagner le cap mandibule,
fit observer le reporter.

-- Trиs bon vent, rйpondit le marin; mais pour entrer dans le
golfe, il faudra louvoyer, et j’aimerais assez y voir clair dans
ces parages que je ne connais pas!

-- Parages qui doivent кtre semйs d’йcueils, ajouta Harbert, si
nous en jugeons par ce que nous avons vu а la cфte sud du golfe du
requin.

-- Pencroff, dit alors Cyrus Smith, faites pour le mieux, nous
nous en rapportons а vous.

-- Soyez tranquille, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin, je ne
m’exposerai pas sans nйcessitй! J’aimerais mieux un coup de
couteau dans mes oeuvres vives qu’un coup de roche dans celles de
mon Bonadventure!»

Ce que Pencroff appelait oeuvres vives, c’йtait la partie immergйe
de la carиne de son embarcation, et il y tenait plus qu’а sa
propre peau!

«Quelle heure est-il? demanda Pencroff.

-- Dix heures, rйpondit Gйdйon Spilett.

-- Et quelle distance avons-nous а parcourir jusqu’au cap,
Monsieur Cyrus?

-- Environ quinze milles, rйpondit l’ingйnieur.

-- C’est l’affaire de deux heures et demie, dit alors le marin, et
nous serons par le travers du cap entre midi et une heure.
Malheureusement, la marйe renversera а ce moment, et le jusant
sortira du golfe. Je crains donc bien qu’il ne soit difficile d’y
entrer, ayant vent et mer contre nous.

-- D’autant plus que c’est aujourd’hui pleine lune, fit observer
Harbert, et que ces marйes d’avril sont trиs fortes.

-- Eh bien, Pencroff, demanda Cyrus Smith, ne pouvez-vous mouiller
а la pointe du cap?

-- Mouiller prиs de terre, avec du mauvais temps en perspective!
s’йcria le marin. Y pensez-vous, Monsieur Cyrus? Ce serait vouloir
se mettre volontairement а la cфte!

-- Alors, que ferez-vous?

-- J’essayerai de tenir le large jusqu’au flot, c’est-а-dire
jusqu’а sept heures du soir, et s’il fait encore un peu jour, je
tenterai d’entrer dans le golfe; sinon, nous resterons а courir
bord sur bord pendant toute la nuit, et nous entrerons demain au
soleil levant.

-- Je vous l’ai dit, Pencroff, nous nous en rapportons а vous,
rйpondit Cyrus Smith.

-- Ah! fit Pencroff, s’il y avait seulement un phare sur cette
cфte, ce serait plus commode pour les navigateurs!

-- Oui, rйpondit Harbert, et cette fois-ci, nous n’aurons pas
d’ingйnieur complaisant qui nous allume un feu pour nous guider au
port!

-- Tiens, au fait, mon cher Cyrus, dit Gйdйon Spilett, nous ne
vous avons jamais remerciй; mais franchement, sans ce feu, nous
n’aurions jamais pu atteindre...

-- Un feu...? demanda Cyrus Smith, trиs йtonnй des paroles du
reporter.

-- Nous voulons dire, Monsieur Cyrus, rйpondit Pencroff, que nous
avons йtй trиs embarrassйs а bord du Bonadventure, pendant les
derniиres heures qui ont prйcйdй notre retour, et que nous aurions
passй sous le vent de l’оle, sans la prйcaution que vous avez
prise d’allumer un feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, sur le
plateau de Granite-House.

-- Oui, oui!... c’est une heureuse idйe que j’ai eue lа! rйpondit
l’ingйnieur.

-- Et cette fois, ajouta le marin, а moins que la pensйe n’en
vienne а Ayrton, il n’y aura personne pour nous rendre ce petit
service!

-- Non! Personne!» rйpondit Cyrus Smith.

Et quelques instants aprиs, se trouvant seul а l’avant de
l’embarcation avec le reporter, l’ingйnieur se penchait а son
oreille et lui disait:

«S’il est une chose certaine en ce monde, Spilett, c’est que je
n’ai jamais allumй de feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, ni sur
le plateau de Granite-House, ni en aucune autre partie de l’оle!»

CHAPITRE XX

Les choses se passиrent ainsi que l’avait prйvu Pencroff, car ses
pressentiments ne pouvaient tromper. Le vent vint а fraоchir, et,
de bonne brise, il passa а l’йtat de coup de vent, c’est-а-dire
qu’il acquit une vitesse de quarante а quarante-cinq milles а
l’heure, et qu’un bвtiment en pleine mer eыt йtй au bas ris, avec
ses perroquets calйs. Or, comme il йtait environ six heures quand
le Bonadventure fut par le travers du golfe, et qu’en ce moment le
jusant se faisait sentir, il fut impossible d’y entrer. Force fut
donc de tenir le large, car, lors mкme qu’il l’aurait voulu,
Pencroff n’eыt pas mкme pu atteindre l’embouchure de la Mercy.
Donc, aprиs avoir installй son foc au grand mвt en guise de
tourmentin, il attendit, en prйsentant le cap а terre.

Trиs heureusement, si le vent fut trиs fort, la mer, couverte par
la cфte, ne grossit pas extrкmement. On n’eut donc pas а redouter
les coups de lame, qui sont un grand danger pour les petites
embarcations.

Le Bonadventure n’aurait pas chavirй, sans doute, car il йtait
bien lestй; mais d’йnormes paquets d’eau, tombant а bord, auraient
pu le compromettre, si les panneaux n’avaient pas rйsistй.
Pencroff, en habile marin, para а tout йvйnement. Certes! Il avait
une confiance extrкme dans son embarcation, mais il n’en attendit
pas moins le jour avec une certaine anxiйtй.

Pendant cette nuit, Cyrus Smith et Gйdйon Spilett n’eurent pas
l’occasion de causer ensemble, et cependant la phrase prononcйe а
l’oreille du reporter par l’ingйnieur valait bien que l’on
discutвt encore une fois cette mystйrieuse influence qui semblait
rйgner sur l’оle Lincoln. Gйdйon Spilett ne cessa de songer а ce
nouvel et inexplicable incident, а cette apparition d’un feu sur
la cфte de l’оle. Ce feu, il l’avait bien rйellement vu! Ses
compagnons, Harbert et Pencroff, l’avaient vu comme lui! Ce feu
leur avait servi а reconnaоtre la situation de l’оle pendant cette
nuit sombre, et ils ne pouvaient douter que ce ne fыt la main de
l’ingйnieur qui l’eыt allumй, et voilа que Cyrus Smith dйclarait
formellement qu’il n’avait rien fait de tel!

Gйdйon Spilett se promit de revenir sur cet incident, dиs que le
Bonadventure serait de retour, et de pousser Cyrus Smith а mettre
ses compagnons au courant de ces faits йtranges. Peut-кtre se
dйciderait-on alors а faire, en commun, une investigation complиte
de toutes les parties de l’оle Lincoln.

Quoi qu’il en soit, ce soir-lа aucun feu ne s’alluma sur ces
rivages, inconnus encore, qui formaient l’entrйe du golfe, et la
petite embarcation continua de se tenir au large pendant toute la
nuit.

Quand les premiиres lueurs de l’aube se dessinиrent sur l’horizon
de l’est, le vent, qui avait lйgиrement calmi, tourna de deux
quarts et permit а Pencroff d’embouquer plus facilement l’йtroite
entrйe du golfe. Vers sept heures du matin, le Bonadventure, aprиs
avoir laissй porter sur le cap mandibule-nord, entrait prudemment
dans la passe et se hasardait sur ces eaux, enfermйes dans le plus
йtrange cadre de laves.

«Voilа, dit Pencroff, un bout de mer qui ferait une rade
admirable, oщ des flottes pourraient йvoluer а leur aise!

-- Ce qui est surtout curieux, fit observer Cyrus Smith, c’est que
ce golfe a йtй formй par deux coulйes de laves, vomies par le
volcan, qui se sont accumulйes par des йruptions successives. Il
en rйsulte donc que ce golfe est abritй complиtement sur tous les
cфtйs, et il est а croire que, mкme par les plus mauvais vents, la
mer y est calme comme un lac.

-- Sans doute, reprit le marin, puisque le vent, pour y pйnйtrer,
n’a que cet йtroit goulet creusй entre les deux caps, et encore le
cap du nord couvre-t-il celui du sud, de maniиre а rendre trиs
difficile l’entrйe des rafales. En vйritй, notre Bonadventure
pourrait y demeurer d’un bout de l’annйe а l’autre sans mкme se
raidir sur ses ancres!

-- C’est un peu grand pour lui! fit observer le reporter.

-- Eh! Monsieur Spilett, rйpondit le marin, je conviens que c’est
trop grand pour le Bonadventure, mais si les flottes de l’union
ont besoin d’un abri sыr dans le Pacifique, je crois qu’elles ne
trouveront jamais mieux que cette rade!

-- Nous sommes dans la gueule du requin, fit alors observer Nab,
en faisant allusion а la forme du golfe.

-- En pleine gueule, mon brave Nab! rйpondit Harbert, mais vous
n’avez pas peur qu’elle se referme sur nous, n’est-ce pas?

-- Non, Monsieur Harbert, rйpondit Nab, et pourtant ce golfe-lа ne
me plaоt pas beaucoup! Il a une physionomie mйchante!

-- Bon! s’йcria Pencroff, voilа Nab qui dйprйcie mon golfe, au
moment oщ je mйdite d’en faire hommage а l’Amйrique!

-- Mais, au moins, les eaux sont-elles profondes? demanda
l’ingйnieur, car ce qui suffit а la quille du Bonadventure ne
suffirait pas а celle de nos vaisseaux cuirassйs.

-- Facile а vйrifier», rйpondit Pencroff.

Et le marin envoya par le fond une longue corde qui lui servait de
ligne de sonde, et а laquelle йtait attachй un bloc de fer. Cette
ligne mesurait environ cinquante brasses, et elle se dйroula
jusqu’au bout sans heurter le sol.

«Allons, fit Pencroff, nos vaisseaux peuvent venir ici! Ils
n’йchoueront pas!

-- En effet, dit Cyrus Smith, c’est un vйritable abоme que ce
golfe; mais, en tenant compte de l’origine plutonienne de l’оle,
il n’est pas йtonnant que le fond de la mer offre de pareilles
dйpressions.

-- On dirait aussi, fit observer Harbert, que ces murailles ont
йtй coupйes а pic, et je crois bien qu’а leur pied, mкme avec une
sonde cinq ou six fois plus longue, Pencroff ne trouverait pas de
fond.

-- Tout cela est bien, dit alors le reporter, mais je ferai
remarquer а Pencroff qu’il manque une chose importante а sa rade!

-- Et laquelle, Monsieur Spilett?

-- Une coupйe, une tranchйe quelconque, qui donne accиs а
l’intйrieur de l’оle. Je ne vois pas un point sur lequel on puisse
prendre pied!»

Et, en effet, les hautes laves, trиs accores, n’offraient pas sur
tout le pйrimиtre du golfe un seul endroit propice а un
dйbarquement. C’йtait une infranchissable courtine, qui rappelait,
mais avec plus d’ariditй encore, les fiords de la Norvиge. Le
Bonadventure, rasant ces hautes murailles а les toucher, ne trouva
pas mкme une saillie qui pыt permettre aux passagers de quitter le
bord.

Pencroff se consola en disant que, la mine aidant, on saurait bien
йventrer cette muraille, lorsque cela serait nйcessaire, et
puisque, dйcidйment, il n’y avait rien а faire dans ce golfe, il
dirigea son embarcation vers le goulet et en sortit vers deux
heures du soir.

«Ouf!» fit Nab, en poussant un soupir de satisfaction.

On eыt vraiment dit que le brave nиgre ne se sentait pas а l’aise
dans cette йnorme mвchoire!

Du cap mandibule а l’embouchure de la Mercy, on ne comptait guиre
qu’une huitaine de milles. Le cap fut donc mis sur Granite-House,
et le Bonadventure, avec du largue dans ses voiles, prolongea la
cфte а un mille de distance. Aux йnormes roches laviques
succйdиrent bientфt ces dunes capricieuses, entre lesquelles
l’ingйnieur avait йtй si singuliиrement retrouvй, et que les
oiseaux de mer frйquentaient par centaines.

Vers quatre heures, Pencroff, laissant sur sa gauche la pointe de
l’оlot, entrait dans le canal qui le sйparait de la cфte, et, а
cinq heures, l’ancre du Bonadventure mordait le fond de sable а
l’embouchure de la Mercy.

Il y avait trois jours que les colons avaient quittй leur demeure.
Ayrton les attendait sur la grиve, et maоtre Jup vint joyeusement
au-devant d’eux, en faisant entendre de bons grognements de
satisfaction.

L’entiиre exploration des cфtes de l’оle йtait donc faite, et
nulle trace suspecte n’avait йtй observйe.

Si quelque кtre mystйrieux y rйsidait, ce ne pouvait кtre que sous
le couvert des bois impйnйtrables de la presqu’оle serpentine, lа
oщ les colons n’avaient encore portй leurs investigations.

Gйdйon Spilett s’entretint de ces choses avec l’ingйnieur, et il
fut convenu qu’ils attireraient l’attention de leurs compagnons
sur le caractиre йtrange de certains incidents qui s’йtaient
produits dans l’оle, et dont le dernier йtait l’un des plus
inexplicables. Aussi Cyrus Smith, revenant sur ce fait d’un feu
allumй par une main inconnue sur le littoral, ne put s’empкcher de
redire une vingtiиme fois au reporter:

«Mais кtes-vous sыr d’avoir bien vu? N’йtait-ce pas une йruption
partielle du volcan, un mйtйore quelconque?

-- Non, Cyrus, rйpondit le reporter, c’йtait certainement un feu
allumй de main d’homme. Du reste, interrogez Pencroff et Harbert.
Ils ont vu comme j’ai vu moi-mкme, et ils confirmeront mes
paroles.»

Il s’ensuivit donc que, quelques jours aprиs, le 25 avril, pendant
la soirйe, au moment oщ tous les colons йtaient rйunis sur le
plateau de Grande-vue, Cyrus Smith prit la parole en disant:

«Mes amis, je crois devoir appeler votre attention sur certains
faits qui se sont passйs dans l’оle, et au sujet desquels je
serais bien aise d’avoir votre avis. Ces faits sont pour ainsi
dire surnaturels...

-- Surnaturels! s’йcria le marin en lanзant une bouffйe de tabac.
Se pourrait-il que notre оle fыt surnaturelle?

-- Non, Pencroff, mais mystйrieuse, а coup sыr, rйpondit
l’ingйnieur, а moins que vous ne puissiez nous expliquer ce que,
Spilett et moi, nous n’avons pu comprendre jusqu’ici.

-- Parlez, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin.

-- Eh bien! Avez-vous compris, dit alors l’ingйnieur, comment il a
pu se faire qu’aprиs кtre tombй а la mer, j’aie йtй retrouvй а un
quart de mille а l’intйrieur de l’оle, et cela sans que j’aie eu
conscience de ce dйplacement?

-- А moins que, йtant йvanoui... dit Pencroff.

-- Ce n’est pas admissible, rйpondit l’ingйnieur. Mais passons.
Avez-vous compris comment Top a pu dйcouvrir votre retraite, а
cinq milles de la grotte oщ j’йtais couchй?

-- L’instinct du chien... rйpondit Harbert.

-- Singulier instinct! fit observer le reporter, puisque, malgrй
la pluie et le vent qui faisaient rage pendant cette nuit, Top
arriva aux cheminйes sec et sans une tache de boue!

-- Passons, reprit l’ingйnieur. Avez-vous compris comment notre
chien fut si йtrangement rejetй hors des eaux du lac, aprиs sa
lutte avec le dugong?

-- Non! Pas trop, je l’avoue, rйpondit Pencroff, et la blessure
que le dugong avait au flanc, blessure qui semblait avoir йtй
faite par un instrument tranchant, ne se comprend pas davantage.

-- Passons encore, reprit Cyrus Smith. Avez-vous compris, mes
amis, comment ce grain de plomb s’est trouvй dans le corps du
jeune pйcari, comment cette caisse s’est si heureusement йchouйe,
sans qu’il y ait eu trace de naufrage, comment cette bouteille
renfermant le document s’est offerte si а propos, lors de notre
premiиre excursion en mer, comment notre canot, ayant rompu son
amarre, est venu par le courant de la Mercy nous rejoindre
prйcisйment au moment oщ nous en avions besoin, comment, aprиs
l’invasion des singes, l’йchelle a йtй si opportunйment renvoyйe
des hauteurs de Granite-House, comment, enfin, le document
qu’Ayrton prйtend n’avoir jamais йcrit est tombй entre nos mains?»

Cyrus Smith venait d’йnumйrer, sans en oublier un seul, les faits
йtranges qui s’йtaient accomplis dans l’оle. Harbert, Pencroff et
Nab se regardиrent, ne sachant que rйpondre, car la succession de
ces incidents, ainsi groupйs pour la premiиre fois, ne laissa pas
de les surprendre au plus haut point.

«Sur ma foi, dit enfin Pencroff, vous avez raison, Monsieur Cyrus,
et il est difficile d’expliquer ces choses-lа!

-- Eh bien, mes amis, reprit l’ingйnieur, un dernier fait est venu
s’ajouter а ceux-lа, et il est non moins incomprйhensible que les
autres!

-- Lequel, Monsieur Cyrus? demanda vivement Harbert.

-- Quand vous кtes revenu de l’оle Tabor, Pencroff, reprit
l’ingйnieur, vous dites qu’un feu vous est apparu sur l’оle
Lincoln?

-- Certainement, rйpondit le marin.

-- Et vous кtes bien certain de l’avoir vu, ce feu?

-- Comme je vous vois.

-- Toi aussi, Harbert?

-- Ah! Monsieur Cyrus, s’йcria Harbert, ce feu brillait comme une
йtoile de premiиre grandeur!

-- Mais n’йtait-ce point une йtoile? demanda l’ingйnieur en
insistant.

-- Non, rйpondit Pencroff, car le ciel йtait couvert de gros
nuages, et une йtoile, en tout cas, n’aurait pas йtй si basse sur
l’horizon. Mais M Spilett l’a vu comme nous, et il peut confirmer
nos paroles!

-- J’ajouterai, dit le reporter, que ce feu йtait trиs vif et
qu’il projetait comme une nappe йlectrique.

-- Oui! Oui! Parfaitement... rйpondit Harbert, et il йtait
certainement placй sur les hauteurs de Granite-House.

-- Eh bien, mes amis, rйpondit Cyrus Smith, pendant cette nuit du
19 au 20 octobre, ni Nab, ni moi, nous n’avons allumй un feu sur
la cфte.

-- Vous n’avez pas?... s’йcria Pencroff, au comble de
l’йtonnement, et qui ne put mкme achever sa phrase.

-- Nous n’avons pas quittй Granite-House, rйpondit Cyrus Smith, et
si un feu a paru sur la cфte, c’est une autre main que la nфtre
qui l’a allumй!»

Pencroff, Harbert et Nab йtaient stupйfaits. Il n’y avait pas eu
d’illusion possible, et un feu avait bien rйellement frappй leurs
yeux pendant cette nuit du 19 au 20 octobre!

Oui! Ils durent en convenir, un mystиre existait! Une influence
inexplicable, йvidemment favorable aux colons, mais fort irritante
pour leur curiositй, se faisait sentir et comme а point nommй sur
l’оle Lincoln. Y avait-il donc quelque кtre cachй dans ses plus
profondes retraites? C’est ce qu’il faudrait savoir а tout prix!

Cyrus Smith rappela йgalement а ses compagnons la singuliиre
attitude de Top et de Jup, quand ils rфdaient а l’orifice du puits
qui mettait Granite-House en communication avec la mer, et il leur
dit qu’il avait explorй ce puits sans y dйcouvrir rien de suspect.
Enfin, la conclusion de cette conversation fut une dйtermination
prise par tous les membres de la colonie de fouiller entiиrement
l’оle, dиs que la belle saison serait revenue.

Mais depuis ce jour, Pencroff parut кtre soucieux.

Cette оle dont il faisait sa propriйtй personnelle, il lui sembla
qu’elle ne lui appartenait plus tout entiиre et qu’il la
partageait avec un autre maоtre, auquel, bon grй, mal grй, il se
sentait soumis.

Nab et lui causaient souvent de ces inexplicables choses, et tous
deux, trиs portйs au merveilleux par leur nature mкme, n’йtaient
pas йloignйs de croire que l’оle Lincoln fыt subordonnйe а quelque
puissance surnaturelle.

Cependant les mauvais jours йtaient venus avec le mois de mai, --
novembre des zones borйales. L’hiver semblait devoir кtre rude et
prйcoce. Aussi les travaux d’hivernage furent-ils entrepris sans
retard.

Du reste, les colons йtaient bien prйparйs а recevoir cet hiver,
si dur qu’il dыt кtre. Les vкtements de feutre ne manquaient pas,
et les mouflons, nombreux alors, avaient abondamment fourni la
laine nйcessaire а la fabrication de cette chaude йtoffe.

Il va sans dire qu’Ayrton avait йtй pourvu de ces confortables
vкtements. Cyrus Smith lui offrit de venir passer la mauvaise
saison а Granite-House, oщ il serait mieux logй qu’au corral, et
Ayrton promit de le faire, dиs que les derniers travaux du corral
seraient terminйs. Ce qu’il fit vers la mi-avril. Depuis ce temps-
lа, Ayrton partagea la vie commune et se rendit utile en toute
occasion; mais, toujours humble et triste, il ne prenait jamais
part aux plaisirs de ses compagnons!

Pendant la plus grande partie de ce troisiиme hiver que les colons
passaient а l’оle Lincoln, ils demeurиrent confinйs dans Granite-
House. Il y eut de trиs grandes tempкtes et des bourrasques
terribles, qui semblaient йbranler les roches jusque sur leur
base. D’immenses raz de marйe menacиrent de couvrir l’оle en
grand, et, certainement, tout navire mouillй sur les atterrages
s’y fыt perdu corps et biens. Deux fois, pendant une de ces
tourmentes, la Mercy grossit au point de donner lieu de craindre
que le pont et les ponceaux ne fussent emportйs, et il fallut mкme
consolider ceux de la grиve, qui disparaissaient sous les couches
d’eau, quand la mer battait le littoral.

On pense bien que de tels coups de vent, comparables а des
trombes, oщ se mйlangeaient la pluie et la neige, causиrent des
dйgвts sur le plateau de Grande-vue. Le moulin et la basse-cour
eurent particuliиrement а souffrir. Les colons durent souvent y
faire des rйparations urgentes, sans quoi l’existence des
volatiles eыt йtй sйrieusement menacйe.

Par ces grands mauvais temps, quelques couples de jaguars et des
bandes de quadrumanes s’aventuraient jusqu’а la lisiиre du
plateau, et il йtait toujours а craindre que les plus souples et
les plus audacieux, poussйs par la faim, ne parvinssent а franchir
le ruisseau, qui, d’ailleurs, lorsqu’il йtait gelй, leur offrait
un passage facile. Plantations et animaux domestiques eussent йtй
infailliblement dйtruits alors sans une surveillance continuelle,
et souvent il fallut faire le coup de feu pour tenir а
respectueuse distance ces dangereux visiteurs. Aussi la besogne ne
manqua-t-elle pas aux hiverneurs, car, sans compter les soins du
dehors, il y avait toujours mille travaux d’amйnagement а Granite-
House.

Il y eut aussi quelques belles chasses, qui furent faites par les
grands froids dans les vastes marais des tadornes. Gйdйon Spilett
et Harbert, aidйs de Jup et de Top, ne perdaient pas un coup au
milieu de ces myriades de canards, de bйcassines, de sarcelles, de
pilets et de vanneaux. L’accиs de ce giboyeux territoire йtait
facile, d’ailleurs, soit que l’on s’y rendоt par la route du port
ballon, aprиs avoir passй le pont de la Mercy, soit en tournant
les roches de la pointe de l’йpave, et les chasseurs ne
s’йloignaient jamais de Granite-House au delа de deux ou trois
milles.

Ainsi se passиrent les quatre mois d’hiver, qui furent rйellement
rigoureux, c’est-а-dire juin, juillet, aoыt et septembre. Mais, en
somme, Granite-House ne souffrit pas trop des inclйmences du
temps, et il en fut de mкme au corral, qui, moins exposй que le
plateau et couvert en grande partie par le mont Franklin, ne
recevait que les restes des coups de vent dйjа brisйs par les
forкts et les hautes roches du littoral. Les dйgвts y furent donc
peu importants, et la main active et habile d’Ayrton suffit а les
rйparer promptement, quand, dans la seconde quinzaine d’octobre,
il retourna passer quelques jours au corral.

Pendant cet hiver, il ne se produisit aucun nouvel incident
inexplicable. Rien d’йtrange n’arriva, bien que Pencroff et Nab
fussent а l’affыt des faits les plus insignifiants qu’ils eussent
pu rattacher а une cause mystйrieuse. Top et Jup eux-mкmes ne
rфdaient plus autour du puits et ne donnaient aucun signe
d’inquiйtude. Il semblait donc que la sйrie des incidents
surnaturels fыt interrompue, bien qu’on en causвt souvent pendant
les veillйes de Granite-House, et qu’il demeurвt bien convenu que
l’оle serait fouillйe jusque dans ses parties les plus difficiles
а explorer. Mais un йvйnement de la plus haute gravitй, et dont
les consйquences pouvaient кtre funestes, vint momentanйment
dйtourner de leurs projets Cyrus Smith et ses compagnons.

On йtait au mois d’octobre. La belle saison revenait а grands pas.
La nature se renouvelait sous les rayons du soleil, et, au milieu
du feuillage persistant des conifиres qui formaient la lisiиre du
bois, apparaissait dйjа le feuillage nouveau des micocouliers, des
banksias et des deodars.

On se rappelle que Gйdйon Spilett et Harbert avaient pris, а
plusieurs reprises, des vues photographiques de l’оle Lincoln.

Or, le 17 de ce mois d’octobre, vers trois heures du soir,
Harbert, sйduit par la puretй du ciel, eut la pensйe de reproduire
toute la baie de l’union qui faisait face au plateau de Grande-
vue, depuis le cap mandibule jusqu’au cap griffe.

L’horizon йtait admirablement dessinй, et la mer, ondulant sous
une brise molle, prйsentait а son arriиre-plan l’immobilitй des
eaux d’un lac, piquetйes за et lа de paillons lumineux.

L’objectif avait йtй placй а l’une des fenкtres de la grande salle
de Granite-House, et par consйquent, il dominait la grиve et la
baie. Harbert procйda comme il avait l’habitude de le faire, et,
le clichй obtenu, il alla le fixer au moyen des substances qui
йtaient dйposйes dans un rйduit obscur de Granite-House.

Revenu en pleine lumiиre, en l’examinant bien, Harbert aperзut sur
son clichй un petit point presque imperceptible qui tachait
l’horizon de mer.

Il essaya de le faire disparaоtre par un lavage rйitйrй, mais il
ne put y parvenir.

«C’est un dйfaut qui se trouve dans le verre», pensa-t-il.

Et alors il eut la curiositй d’examiner ce dйfaut avec une forte
lentille qu’il dйvissa de l’une des lunettes.

Mais, а peine eut-il regardй, qu’il poussa un cri et que le clichй
faillit lui йchapper des mains.

Courant aussitфt а la chambre oщ se tenait Cyrus Smith, il tendit
le clichй et la lentille а l’ingйnieur, en lui indiquant la petite
tache.

Cyrus Smith examina ce point; puis, saisissant sa longue-vue, il
se prйcipita vers la fenкtre.

La longue-vue, aprиs avoir parcouru lentement l’horizon, s’arrкta
enfin sur le point suspect, et Cyrus Smith, l’abaissant, ne
prononзa que ce mot: «navire!»

Et, en effet, un navire йtait en vue de l’оle Lincoln!

PARTIE 3
LE SECRET DE L’ОLE
CHAPITRE I

Depuis deux ans et demi, les naufragйs du ballon avaient йtй jetйs
sur l’оle Lincoln, et jusqu’alors aucune communication n’avait pu
s’йtablir entre eux et leurs semblables. Une fois, le reporter
avait tentй de se mettre en rapport avec le monde habitй, en
confiant а un oiseau cette notice qui contenait le secret de leur
situation, mais c’йtait lа une chance sur laquelle il йtait
impossible de compter sйrieusement. Seul, Ayrton, et dans les
circonstances que l’on sait, йtait venu s’adjoindre aux membres de
la petite colonie. Or, voilа que, ce jour mкme, -- 17 octobre, --
d’autres hommes apparaissaient inopinйment en vue de l’оle, sur
cette mer toujours dйserte!

On n’en pouvait plus douter! Un navire йtait lа!

Mais passerait-il au large, ou relвcherait-il? Avant quelques
heures, les colons sauraient йvidemment а quoi s’en tenir.

Cyrus Smith et Harbert, ayant aussitфt appelй Gйdйon Spilett,
Pencroff et Nab dans la grande salle de Granite-House, les avaient
mis au courant de ce qui se passait. Pencroff, saisissant la
longue-vue, parcourut rapidement l’horizon, et, s’arrкtant sur le
point indiquй, c’est-а-dire sur celui qui avait fait
l’imperceptible tache du clichй photographique:

«Mille diables! C’est bien un navire! dit-il d’une voix qui ne
dйnotait pas une satisfaction extraordinaire.

-- Vient-il а nous? demanda Gйdйon Spilett.

-- Impossible de rien affirmer encore, rйpondit Pencroff, car sa
mвture seule apparaоt au-dessus de l’horizon, et on ne voit pas un
morceau de sa coque!

-- Que faut-il faire? dit le jeune garзon.

-- Attendre», rйpondit Cyrus Smith.

Et, pendant un assez long temps, les colons demeurиrent
silencieux, livrйs а toutes les pensйes, а toutes les йmotions, а
toutes les craintes, а toutes les espйrances que pouvait faire
naоtre en eux cet incident, -- le plus grave qui se fыt produit
depuis leur arrivйe sur l’оle Lincoln.

Certes, les colons n’йtaient pas dans la situation de ces
naufragйs abandonnйs sur un оlot stйrile, qui disputent leur
misйrable existence а une nature marвtre et sont incessamment
dйvorйs de ce besoin de revoir les terres habitйes. Pencroff et
Nab surtout, qui se trouvaient а la fois si heureux et si riches,
n’auraient pas quittй sans regret leur оle. Ils йtaient faits,
d’ailleurs, а cette vie nouvelle, au milieu de ce domaine que leur
intelligence avait pour ainsi dire civilisй! Mais enfin, ce
navire, c’йtait, en tout cas, des nouvelles du continent, c’йtait
peut-кtre un morceau de la patrie qui venait а leur rencontre! Il
portait des кtres semblables а eux, et l’on comprendra que leur
coeur eыt vivement tressailli а sa vue! De temps en temps,
Pencroff reprenait la lunette et se postait а la fenкtre. De lа,
il examinait avec une extrкme attention le bвtiment, qui йtait а
une distance de vingt milles dans l’est. Les colons n’avaient donc
encore aucun moyen de signaler leur prйsence. Un pavillon n’eыt
pas йtй aperзu; une dйtonation n’eыt pas йtй entendue; un feu
n’aurait pas йtй visible.

Toutefois, il йtait certain que l’оle, dominйe par le mont
Franklin, n’avait pu йchapper aux regards des vigies du navire.
Mais pourquoi ce bвtiment y atterrirait-il? N’йtait-ce pas un
simple hasard qui le poussait sur cette partie du Pacifique, oщ
les cartes ne mentionnaient aucune terre, sauf l’оlot Tabor, qui
lui-mкme йtait en dehors des routes ordinairement suivies par les
longs courriers des archipels polynйsiens, de la Nouvelle-Zйlande
et de la cфte amйricaine?

А cette question que chacun se posait, une rйponse fut soudain
faite par Harbert.

«Ne serait-ce pas le Duncan?» s’йcria-t-il.

Le Duncan, on ne l’a pas oubliй, c’йtait le yacht de lord
Glenarvan, qui avait abandonnй Ayrton sur l’оlot et qui devait
revenir l’y chercher un jour. Or, l’оlot ne se trouvait pas
tellement йloignй de l’оle Lincoln, qu’un bвtiment, faisant route
pour l’un, ne pыt arriver а passer en vue de l’autre. Cent
cinquante milles seulement les sйparaient en longitude, et
soixante-quinze milles en latitude.

«Il faut prйvenir Ayrton, dit Gйdйon Spilett, et le mander
immйdiatement. Lui seul peut nous dire si c’est lа le Duncan.»

Ce fut l’avis de tous, et le reporter, allant а l’appareil
tйlйgraphique qui mettait en communication le corral et Granite-
House, lanзa ce tйlйgramme: «Venez en toute hвte.»

Quelques instants aprиs, le timbre rйsonnait.

«Je viens», rйpondait Ayrton.

Puis les colons continuиrent d’observer le navire.

«Si c’est le Duncan, dit Harbert, Ayrton le reconnaоtra sans
peine, puisqu’il a naviguй а son bord pendant un certain temps.

-- Et s’il le reconnaоt, ajouta Pencroff, cela lui fera une
fameuse йmotion!

-- Oui, rйpondit Cyrus Smith, mais, maintenant, Ayrton est digne
de remonter а bord du Duncan, et fasse le ciel que ce soit, en
effet, le yacht de lord Glenarvan, car tout autre navire me
semblerait suspect! Ces mers sont mal frйquentйes, et je crains
toujours pour notre оle la visite de quelques pirates malais.

-- Nous la dйfendrions! s’йcria Harbert.

-- Sans doute, mon enfant, rйpondit l’ingйnieur en souriant, mais
mieux vaut ne pas avoir а la dйfendre.

-- Une simple observation, dit Gйdйon Spilett. L’оle Lincoln est
inconnue des navigateurs, puisqu’elle n’est mкme pas portйe sur
les cartes les plus rйcentes. Ne trouvez-vous donc pas, Cyrus, que
c’est lа un motif pour qu’un navire, se trouvant inopinйment en
vue de cette terre nouvelle, cherche а la visiter plutфt qu’а la
fuir?

-- Certes, rйpondit Pencroff.

-- Je le pense aussi, ajouta l’ingйnieur. On peut mкme affirmer
que c’est le devoir d’un capitaine de signaler, et par consйquent
de venir reconnaоtre toute terre ou оle non encore cataloguйe, et
l’оle Lincoln est dans ce cas.

-- Eh bien, dit alors Pencroff, admettons que ce navire
atterrisse, qu’il mouille lа, а quelques encablures de notre оle,
que ferons-nous?»

Cette question, brusquement posйe, demeura d’abord sans rйponse.
Mais Cyrus Smith, aprиs avoir rйflйchi, rйpondit de ce ton calme
qui lui йtait ordinaire:

«Ce que nous ferons, mes amis, ce que nous devrons faire, le
voici: nous communiquerons avec le navire, nous prendrons passage
а son bord, et nous quitterons notre оle, aprиs en avoir pris
possession au nom des йtats de l’union. Puis, nous y reviendrons
avec tous ceux qui voudront nous suivre pour la coloniser
dйfinitivement et doter la rйpublique amйricaine d’une station
utile dans cette partie de l’ocйan Pacifique!

-- Hurrah! s’йcria Pencroff, et ce ne sera pas un petit cadeau que
nous ferons lа а notre pays! La colonisation est dйjа presque
achevйe, les noms sont donnйs а toutes les parties de l’оle, il y
a un port naturel, une aiguade, des routes, une ligne
tйlйgraphique, un chantier, une usine, et il n’y aura plus qu’а
inscrire l’оle Lincoln sur les cartes!

-- Mais si on nous la prend pendant notre absence? fit observer
Gйdйon Spilett.

-- Mille diables! s’йcria le marin, j’y resterai plutфt tout seul
pour la garder, et, foi de Pencroff, on ne me la volerait pas
comme une montre dans la poche d’un badaud!»

Pendant une heure, il fut impossible de dire d’une faзon certaine
si le bвtiment signalй faisait ou ne faisait pas route vers l’оle
Lincoln. Il s’en йtait rapprochй, cependant, mais sous quelle
allure naviguait-il? C’est ce que Pencroff ne put reconnaоtre.
Toutefois, comme le vent soufflait du nord-est, il йtait
vraisemblable d’admettre que ce navire naviguait tribord amures.
D’ailleurs, la brise йtait bonne pour le pousser sur les
atterrages de l’оle, et, par cette mer calme, il ne pouvait
craindre de s’en approcher, bien que les sondes n’en fussent pas
relevйes sur la carte.

Vers quatre heures, -- une heure aprиs qu’il avait йtй mandй, --
Ayrton arrivait а Granite-House. Il entra dans la grande salle, en
disant:

«А vos ordres, messieurs.»

Cyrus Smith lui tendit la main, ainsi qu’il avait coutume de le
faire, et, le conduisant prиs de la fenкtre:

«Ayrton, lui dit-il, nous vous avons priй de venir pour un motif
grave. Un bвtiment est en vue de l’оle.»

Ayrton, tout d’abord, pвlit lйgиrement, et ses yeux se troublиrent
un instant. Puis, se penchant en dehors de la fenкtre, il
parcourut l’horizon, mais il ne vit rien.

«Prenez cette longue-vue, dit Gйdйon Spilett, et regardez bien,
Ayrton, car il serait possible que ce navire fыt le Duncan, venu
dans ces mers pour vous rapatrier.

-- Le Duncan! murmura Ayrton. Dйjа!»

Ce dernier mot s’йchappa comme involontairement des lиvres
d’Ayrton, qui laissa tomber sa tкte dans ses mains.

Douze ans d’abandon sur un оlot dйsert ne lui paraissaient donc
pas une expiation suffisante? Le coupable repentant ne se sentait-
il pas encore pardonnй, soit а ses propres yeux, soit aux yeux des
autres?

«Non, dit-il, non! Ce ne peut кtre le Duncan.

-- Regardez, Ayrton, dit alors l’ingйnieur, car il importe que
nous sachions d’avance а quoi nous en tenir.»

Ayrton prit la lunette et la braqua dans la direction indiquйe.
Pendant quelques minutes, il observa l’horizon sans bouger, sans
prononcer une seule parole. Puis:

«En effet, c’est un navire, dit-il, mais je ne crois pas que ce
soit le Duncan.

-- Pourquoi ne serait-ce pas lui? demanda Gйdйon Spilett.

-- Parce que le Duncan est un yacht а vapeur, et que je n’aperзois
aucune trace de fumйe, ni au-dessus, ni auprиs de ce bвtiment.

-- Peut-кtre navigue-t-il seulement а la voile? fit observer
Pencroff. Le vent est bon pour la route qu’il semble suivre, et il
doit avoir intйrкt а mйnager son charbon, йtant si loin de toute
terre.

-- Il est possible que vous ayez raison, Monsieur Pencroff,
rйpondit Ayrton, et que ce navire ait йteint ses feux. Laissons-le
donc rallier la cфte, et nous saurons bientфt а quoi nous en
tenir.»

Cela dit, Ayrton alla s’asseoir dans un coin de la grande salle et
y demeura silencieux. Les colons discutиrent encore а propos du
navire inconnu, mais sans qu’Ayrton prоt part а la discussion.

Tous se trouvaient alors dans une disposition d’esprit qui ne leur
eыt pas permis de continuer leurs travaux. Gйdйon Spilett et
Pencroff йtaient singuliиrement nerveux, allant, venant, ne
pouvant tenir en place. Harbert йprouvait plutфt de la curiositй.
Nab, seul, conservait son calme habituel.

Son pays n’йtait-il pas lа oщ йtait son maоtre?

Quant а l’ingйnieur, il restait absorbй dans ses pensйes, et, au
fond, il redoutait plutфt qu’il ne dйsirait l’arrivйe de ce
navire.

Cependant, le bвtiment s’йtait un peu rapprochй de l’оle. La
lunette aidant, il avait йtй possible de reconnaоtre que c’йtait
un long-courrier, et non un de ces praos malais, dont se servent
habituellement les pirates du Pacifique. Il йtait donc permis de
croire que les apprйhensions de l’ingйnieur ne se justifieraient
pas, et que la prйsence de ce bвtiment dans les eaux de l’оle
Lincoln ne constituait point un danger pour elle. Pencroff, aprиs
une minutieuse attention, crut pouvoir affirmer que ce navire
йtait grйй en brick et qu’il courait obliquement а la cфte,
tribord amures, sous ses basses voiles, ses huniers et ses
perroquets. Ce qui fut confirmй par Ayrton.

Mais, а continuer sous cette allure, il devait bientфt disparaоtre
derriиre la pointe du cap griffe, car il faisait le sud-ouest, et,
pour l’observer, il serait alors nйcessaire de gagner les hauteurs
de la baie Washington, prиs de port-ballon. Circonstance fвcheuse,
car il йtait dйjа cinq heures du soir, et le crйpuscule ne
tarderait pas а rendre toute observation bien difficile.

«Que ferons-nous, la nuit venue? demanda Gйdйon Spilett.
Allumerons-nous un feu afin de signaler notre prйsence sur cette
cфte?»

C’йtait lа une grave question, et pourtant, quelques
pressentiments qu’eыt gardйs l’ingйnieur, elle fut rйsolue
affirmativement. Pendant la nuit, le navire pouvait disparaоtre,
s’йloigner pour jamais, et, ce navire disparu, un autre
reviendrait-il dans les eaux de l’оle Lincoln? Or, qui pouvait
prйvoir ce que l’avenir rйservait aux colons?

«Oui, dit le reporter, nous devons faire connaоtre а ce bвtiment,
quel qu’il soit, que l’оle est habitйe. Nйgliger la chance qui
nous est offerte, ce serait nous crйer des regrets futurs!»

Il fut donc dйcidй que Nab et Pencroff se rendraient а port-
ballon, et que lа, une fois la nuit venue, ils allumeraient un
grand feu dont l’йclat attirerait nйcessairement l’attention de
l’йquipage du brick.

Mais, au moment oщ Nab et le marin se prйparaient а quitter
Granite-House, le bвtiment changea son allure et laissa porter
franchement sur l’оle en se dirigeant vers la baie de l’union.
C’йtait un bon marcheur que ce brick, car il s’approcha
rapidement.

Nab et Pencroff suspendirent alors leur dйpart, et la lunette fut
mise entre les mains d’Ayrton, afin qu’il pыt reconnaоtre d’une
faзon dйfinitive si ce navire йtait ou non le Duncan. Le yacht
йcossais йtait, lui aussi, grйй en brick. La question йtait donc
de savoir si une cheminйe s’йlevait entre les deux mвts du
bвtiment observй, qui n’йtait plus alors qu’а une distance de dix
milles.

L’horizon йtait encore trиs clair. La vйrification fut facile, et
Ayrton laissa bientфt retomber sa lunette en disant:

«Ce n’est point le Duncan! ce ne pouvait кtre lui!...»

Pencroff encadra de nouveau le brick dans le champ de la longue-
vue, et il reconnut que ce brick, d’une jauge de trois а quatre
cents tonneaux, merveilleusement effilй, hardiment mвtй,
admirablement taillй pour la marche, devait кtre un rapide coureur
des mers. Mais а quelle nation appartenait-il? Cela йtait
difficile а dire.

«Et cependant, ajouta le marin, un pavillon flotte а sa corne,
mais je ne puis en distinguer les couleurs.

-- Avant une demi-heure, nous serons fixйs а cet йgard, rйpondit
le reporter. D’ailleurs, il est bien йvident que le capitaine de
ce navire a l’intention d’atterrir, et par consйquent, si ce n’est
pas aujourd’hui, demain, au plus tard, nous ferons sa
connaissance.

-- N’importe! dit Pencroff. Mieux vaut savoir а qui on a affaire,
et je ne serais pas fвchй de reconnaоtre ses couleurs, а ce
particulier-lа!»

Et, tout en parlant ainsi, le marin ne quittait pas sa lunette.

Le jour commenзait а baisser, et, avec le jour, le vent du large
tombait aussi. Le pavillon du brick, moins tendu, s’engageait dans
les drisses, et il devenait de plus en plus difficile а observer.

«Ce n’est point lа un pavillon amйricain, disait de temps en temps
Pencroff, ni un anglais, dont le rouge se verrait aisйment, ni les
couleurs franзaises ou allemandes, ni le pavillon blanc de la
Russie, ni le jaune de l’Espagne... on dirait qu’il est d’une
couleur uniforme... voyons... dans ces mers... que trouverions-
nous plus communйment?... le pavillon chilien? Mais il est
tricolore... brйsilien? Il est vert... japonais? Il est noir et
jaune... tandis que celui-ci...»

En ce moment, une brise tendit le pavillon inconnu.

Ayrton, saisissant la lunette que le marin avait laissй retomber,
l’appliqua а son oeil, et, d’une voix sourde:

«Le pavillon noir!» s’йcria-t-il.

En effet, une sombre йtamine se dйveloppait а la corne du brick,
et c’йtait а bon droit qu’on pouvait maintenant le tenir pour un
navire suspect!

L’ingйnieur avait-il donc raison dans ses pressentiments? Йtait-ce
un bвtiment de pirates? Йcumait-il ces basses mers du Pacifique,
faisant concurrence aux praos malais qui les infestent encore? Que
venait-il chercher sur les atterrages de l’оle Lincoln? Voyait-il
en elle une terre inconnue, ignorйe, propre а devenir une
receleuse de cargaisons volйes? Venait-il demander а ces cфtes un
port de refuge pour les mois d’hiver? L’honnкte domaine des colons
йtait-il destinй а se transformer en un refuge infвme, -- sorte de
capitale de la piraterie du Pacifique?

Toutes ces idйes se prйsentиrent instinctivement а l’esprit des
colons. Il n’y avait pas а douter, d’ailleurs, de la signification
qu’il convenait d’attacher а la couleur du pavillon arborй.
C’йtait bien celui des йcumeurs de mer! C’йtait celui que devait
porter le Duncan, si les convicts avaient rйussi dans leurs
criminels projets!

On ne perdit pas de temps а discuter.

«Mes amis, dit Cyrus Smith, peut-кtre ce navire ne veut-il
qu’observer le littoral de l’оle? Peut-кtre son йquipage ne
dйbarquera-t-il pas? C’est une chance. Quoi qu’il en soit, nous
devons tout faire pour cacher notre prйsence ici. Le moulin,
йtabli sur le plateau de Grande-vue, est trop facilement
reconnaissable. Qu’Ayrton et Nab aillent en dйmonter les ailes.
Dissimulons йgalement, sous des branchages plus йpais, les
fenкtres de Granite-House. Que tous les feux soient йteints. Que
rien enfin ne trahisse la prйsence de l’homme sur cette оle!

-- Et notre embarcation? dit Harbert.

-- Oh! rйpondit Pencroff, elle est abritйe dans port-ballon, et je
dйfie bien ces gueux-lа de l’y trouver!»

Les ordres de l’ingйnieur furent immйdiatement exйcutйs. Nab et
Ayrton montиrent sur le plateau et prirent les mesures nйcessaires
pour que tout indice d’habitation fыt dissimulй. Pendant qu’ils
s’occupaient de cette besogne, leurs compagnons allиrent а la
lisiиre du bois de jacamar et en rapportиrent une grande quantitй
de branches et de lianes, qui devaient, а une certaine distance,
figurer une frondaison naturelle et voiler assez bien les baies de
la muraille granitique. En mкme temps, les munitions et les armes
furent disposйes de maniиre а pouvoir кtre utilisйes au premier
instant, dans le cas d’une agression inopinйe.

Quand toutes ces prйcautions eurent йtй prises:

«Mes amis, dit Cyrus Smith, -- et on sentait а sa voix qu’il йtait
йmu, -- si ces misйrables veulent s’emparer de l’оle Lincoln, nous
la dйfendrons, n’est-ce pas?

-- Oui, Cyrus, rйpondit le reporter, et, s’il le faut, nous
mourrons tous pour la dйfendre!»

L’ingйnieur tendit la main а ses compagnons, qui la pressиrent
avec effusion.

Seul, Ayrton, demeurй dans son coin, ne s’йtait pas joint aux
colons. Peut-кtre, lui, l’ancien convict, se sentait-il indigne
encore!

Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans l’вme d’Ayrton, et,
allant а lui:

«Et vous, Ayrton, lui demanda-t-il, que ferez-vous?

-- Mon devoir», rйpondit Ayrton.

Puis, il alla se poster prиs de la fenкtre et plongea ses regards
а travers le feuillage.

Il йtait sept heures et demie alors. Le soleil avait disparu
depuis vingt minutes environ, en arriиre de Granite-House. En
consйquence, l’horizon de l’est s’assombrissait peu а peu.
Cependant, le brick s’avanзait toujours vers la baie de l’union.
Il n’en йtait pas а plus de huit milles alors, et prйcisйment par
le travers du plateau de Grande-vue, car, aprиs avoir virй а la
hauteur du cap griffe, il avait largement gagnй dans le nord,
йtant servi par le courant de la marйe montante. On peut mкme dire
que, а cette distance, il йtait dйjа entrй dans la vaste baie, car
une ligne droite, tirйe du cap griffe au cap mandibule, lui fut
restйe а l’ouest, sur sa hanche de tribord.

Le brick allait-il s’enfoncer dans la baie? C’йtait la premiиre
question. Une fois en baie, y mouillerait-il? C’йtait la seconde.

Ne se contenterait-il pas seulement, aprиs avoir observй le
littoral, de reprendre le large sans dйbarquer son йquipage? On le
saurait avant une heure. Les colons n’avaient donc qu’а attendre.

Cyrus Smith n’avait pas vu sans une profonde anxiйtй le bвtiment
suspect arborer le pavillon noir.

N’йtait-ce pas une menace directe contre l’oeuvre que ses
compagnons et lui avaient menйe а bien jusqu’alors? Les pirates, -
- on ne pouvait douter que les matelots de ce brick ne fussent
tels, -- avaient-ils donc dйjа frйquentй cette оle, puisque, en y
atterrissant, ils avaient hissй leurs couleurs?

Y avaient-ils antйrieurement opйrй quelque descente, ce qui aurait
expliquй certaines particularitйs restйes inexplicables
jusqu’alors? Existait-il dans ses portions non encore explorйes
quelque complice prкt а entrer en communication avec eux?

А toutes ces questions qu’il se posait silencieusement, Cyrus
Smith ne savait que rйpondre; mais il sentait que la situation de
la colonie ne pouvait кtre que trиs gravement compromise par
l’arrivйe de ce brick.

Toutefois, ses compagnons et lui йtaient dйcidйs а rйsister
jusqu’а la derniиre extrйmitй. Ces pirates йtaient-ils nombreux et
mieux armйs que les colons?

Voilа ce qu’il eыt йtй bien important de savoir!

Mais le moyen d’arriver jusqu’а eux!

La nuit йtait faite. La lune nouvelle, emportйe dans l’irradiation
solaire, avait disparu. Une profonde obscuritй enveloppait l’оle
et la mer. Les nuages, lourds, entassйs а l’horizon, ne laissaient
filtrer aucune lueur. Le vent йtait tombй complиtement avec le
crйpuscule. Pas une feuille ne remuait aux arbres, pas une lame ne
murmurait sur la grиve. Du navire on ne voyait rien, tous ses feux
йtaient condamnйs, et, s’il йtait encore en vue de l’оle, on ne
pouvait mкme pas savoir quelle place il occupait.

«Eh! Qui sait? dit alors Pencroff. Peut-кtre ce damnй bвtiment
aura-t-il fait route pendant la nuit, et ne le retrouverons-nous
plus au point du jour?»

Comme une rйponse faite а l’observation du marin, une vive lueur
fusa au large, et un coup de canon retentit.

Le navire йtait toujours lа, et il y avait des piиces d’artillerie
а bord.

Six secondes s’йtaient йcoulйes entre la lumiиre et le coup.

Donc, le brick йtait environ а un mille un quart de la cфte.

Et, en mкme temps, on entendit un bruit de chaоnes qui couraient
en grinзant а travers les йcubiers.

Le navire venait de mouiller en vue de Granite-House!

CHAPITRE II

Il n’y avait plus aucun doute а avoir sur les intentions des
pirates. Ils avaient jetй l’ancre а une courte distance de l’оle,
et il йtait йvident que, le lendemain, au moyen de leurs canots,
ils comptaient accoster le rivage!

Cyrus Smith et ses compagnons йtaient prкts а agir, mais, si
rйsolus qu’ils fussent, ils ne devaient pas oublier d’кtre
prudents. Peut-кtre leur prйsence pouvait-elle encore кtre
dissimulйe, au cas oщ les pirates se contenteraient de dйbarquer
sur le littoral sans remonter dans l’intйrieur de l’оle. Il se
pouvait, en effet, que ceux-ci n’eussent d’autre projet que de
faire de l’eau а l’aiguade de la Mercy, et il n’йtait pas
impossible que le pont, jetй а un mille et demi de l’embouchure,
et les amйnagements des cheminйes, йchappassent а leurs regards.

Mais pourquoi ce pavillon arborй а la corne du brick?

Pourquoi ce coup de canon? Pure forfanterie sans doute, а moins
que ce ne fыt l’indice d’une prise de possession! Cyrus Smith
savait maintenant que le navire йtait formidablement armй. Or,
pour rйpondre au canon des pirates, qu’avaient les colons de l’оle
Lincoln? Quelques fusils seulement.

«Toutefois, fit observer Cyrus Smith, nous sommes ici dans une
situation inexpugnable. L’ennemi ne saurait dйcouvrir l’orifice du
dйversoir, maintenant qu’il est cachй sous les roseaux et les
herbes, et, par consйquent, il lui est impossible de pйnйtrer dans
Granite-House.

-- Mais nos plantations, notre basse-cour, notre corral, tout
enfin, tout! s’йcria Pencroff en frappant du pied. Ils peuvent
tout ravager, tout dйtruire en quelques heures!

-- Tout, Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, et nous n’avons aucun
moyen de les en empкcher.

-- Sont-ils nombreux? Voilа la question, dit alors le reporter.
S’ils ne sont qu’une douzaine, nous saurons les arrкter, mais
quarante, cinquante, plus peut-кtre!...

-- Monsieur Smith, dit alors Ayrton, qui s’avanзa vers
l’ingйnieur, voulez-vous m’accorder une permission?

-- Laquelle, mon ami!

-- Celle d’aller jusqu’au navire pour y reconnaоtre la force de
son йquipage.

-- Mais, Ayrton... rйpondit en hйsitant l’ingйnieur, vous
risquerez votre vie...

-- Pourquoi pas, monsieur?

-- C’est plus que votre devoir, cela.

-- J’ai plus que mon devoir а faire, rйpondit Ayrton.

-- Vous iriez avec la pirogue jusqu’au bвtiment? demanda Gйdйon
Spilett.

-- Non, monsieur, mais j’irai а la nage. La pirogue ne passerait
pas lа oщ un homme peut se glisser entre deux eaux.

-- Savez-vous bien que le brick est а un mille un quart de la
cфte? dit Harbert.

-- Je suis bon nageur, Monsieur Harbert.

-- C’est risquer votre vie, vous dis-je, reprit l’ingйnieur.

-- Peu importe, rйpondit Ayrton. Monsieur Smith, je vous demande
cela comme une grвce. C’est peut-кtre lа un moyen de me relever а
mes propres yeux!

-- Allez, Ayrton, rйpondit l’ingйnieur, qui sentait bien qu’un
refus eыt profondйment attristй l’ancien convict, redevenu honnкte
homme.

-- Je vous accompagnerai, dit Pencroff.

-- Vous vous dйfiez de moi!» rйpondit vivement Ayrton.

Puis, plus humblement:

«Hйlas!

-- Non! Non! Reprit avec animation Cyrus Smith, non, Ayrton!
Pencroff ne se dйfie pas de vous! Vous avez mal interprйtй ses
paroles.

-- En effet, rйpondit le marin, je propose а Ayrton de
l’accompagner jusqu’а l’оlot seulement. Il se peut, quoique cela
soit peu probable, que l’un de ces coquins ait dйbarquй, et deux
hommes ne seront pas de trop, dans ce cas, pour l’empкcher de
donner l’йveil. J’attendrai Ayrton sur l’оlot, et il ira seul au
navire, puisqu’il a proposй de le faire.»

Les choses ainsi convenues, Ayrton fit ses prйparatifs de dйpart.
Son projet йtait audacieux, mais il pouvait rйussir, grвce а
l’obscuritй de la nuit. Une fois arrivй au bвtiment, Ayrton,
accrochй, soit aux sous-barbes, soit aux cadиnes des haubans,
pourrait reconnaоtre le nombre et peut-кtre surprendre les
intentions des convicts.

Ayrton et Pencroff, suivis de leurs compagnons, descendirent sur
le rivage. Ayrton se dйshabilla et se frotta de graisse, de
maniиre а moins souffrir de la tempйrature de l’eau, qui йtait
encore froide.

Il se pouvait, en effet, qu’il fыt obligй d’y demeurer durant
plusieurs heures.

Pencroff et Nab, pendant ce temps, йtaient allйs chercher la
pirogue, amarrйe quelques centaines de pas plus haut, sur la berge
de la Mercy, et, quand ils revinrent, Ayrton йtait prкt а partir.
Une couverture fut jetйe sur les йpaules d’Ayrton, et les colons
vinrent lui serrer la main.

Ayrton s’embarqua dans la pirogue avec Pencroff.

Il йtait dix heures et demie du soir, quand tous deux disparurent
dans l’obscuritй. Leurs compagnons revinrent les attendre aux
cheminйes.

Le canal fut aisйment traversй, et la pirogue vint accoster le
rivage opposй de l’оlot. Cela fut fait non sans quelque
prйcaution, au cas oщ des pirates eussent rфdй en cet endroit.
Mais, aprиs observation, il parut certain que l’оlot йtait dйsert.
Donc, Ayrton, suivi de Pencroff, le traversa d’un pas rapide,
effarouchant les oiseaux nichйs dans les trous de roche; puis,
sans hйsiter, il se jeta а la mer et nagea sans bruit dans la
direction du navire, dont quelques lumiиres, allumйes depuis peu,
indiquaient alors la situation exacte.

Quant а Pencroff, il se blottit dans une anfractuositй du rivage
et il attendit le retour de son compagnon.

Cependant, Ayrton nageait d’un bras vigoureux et glissait а
travers la nappe d’eau sans y produire mкme le plus lйger
frйmissement. Sa tкte sortait а peine, et ses yeux йtaient fixйs
sur la masse sombre du brick, dont les feux se reflйtaient dans la
mer.

Il ne pensait qu’au devoir qu’il avait promis d’accomplir, et ne
songeait mкme pas aux dangers qu’il courait, non seulement а bord
du navire, mais encore dans ces parages que les requins
frйquentaient souvent. Le courant le portait, et il s’йloignait
rapidement de la cфte. Une demi-heure aprиs, Ayrton, sans avoir
йtй aperзu ni entendu, filait entre deux eaux, accostait le navire
et s’accrochait d’une main aux sous-barbes de beauprй. Il respira
alors, et, se haussant sur les chaоnes, il parvint а atteindre
l’extrйmitй de la guibre. Lа sйchaient quelques culottes de
matelot.

Il en passa une. Puis, s’йtant fixй solidement, il йcouta.

On ne dormait pas а bord du brick. Au contraire. On discutait, on
chantait, on riait. Et voici les propos, accompagnйs de jurons,
qui frappиrent principalement Ayrton:

«Bonne acquisition que notre brick!

-- Il marche bien, le speedy! Il mйrite son nom!

-- Toute la marine de Norfolk peut se mettre а ses trousses! Cours
aprиs!

-- Hurrah pour son commandant!

-- Hurrah pour Bob Harvey!»

Ce qu’Ayrton йprouva lorsqu’il entendit ce fragment de
conversation, on le comprendra, quand on saura que, dans ce Bob
Harvey, il venait de reconnaоtre un de ses anciens compagnons
d’Australie, un marin audacieux, qui avait repris la suite de ses
criminels projets. Bob Harvey s’йtait emparй, sur les parages de
l’оle Norfolk, de ce brick, qui йtait chargй d’armes, de
munitions, d’ustensiles et outils de toutes sortes, destinйs а
l’une des sandwich. Toute sa bande avait passй а bord, et, pirates
aprиs avoir йtй convicts, ces misйrables йcumaient le Pacifique,
dйtruisant les navires, massacrant les йquipages, plus fйroces que
les malais eux-mкmes!

Ces convicts parlaient а haute voix, ils racontaient leurs
prouesses en buvant outre mesure, et voici ce qu’Ayrton put
comprendre:

L’йquipage actuel du speedy se composait uniquement de prisonniers
anglais, йchappйs de Norfolk.

Or, voici ce qu’est Norfolk.

Par 292 de latitude sud et 16542 de longitude est, dans l’est de
l’Australie, se trouve une petite оle de six lieues de tour, que
le mont Pitt domine а une hauteur de onze cents pieds au-dessus du
niveau de la mer. C’est l’оle Norfolk, devenue le siиge d’un
йtablissement, oщ sont parquйs les plus intraitables condamnйs des
pйnitenciers anglais. Ils sont lа cinq cents, soumis а une
discipline de fer, sous le coup de punitions terribles, gardйs par
cent cinquante soldats et cent cinquante employйs sous les ordres
d’un gouverneur. Il serait difficile d’imaginer une pire rйunion
de scйlйrats. Quelquefois, -- quoique cela soit rare, -- malgrй
l’excessive surveillance dont ils sont l’objet, plusieurs
parviennent а s’йchapper, en s’emparant de navires qu’ils
surprennent et ils courent alors les archipels polynйsiens.

Ainsi avait fait ce Bob Harvey et ses compagnons.

Ainsi avait voulu faire autrefois Ayrton. Bob Harvey s’йtait
emparй du brick le speedy, mouillй en vue de l’оle Norfolk;
l’йquipage avait йtй massacrй, et, depuis un an, ce navire, devenu
bвtiment de pirates, battait les mers du Pacifique, sous le
commandement d’Harvey, autrefois capitaine au long cours,
maintenant йcumeur de mers, et que connaissait bien Ayrton!

Les convicts йtaient, pour la plupart, rйunis dans la dunette, а
l’arriиre du navire, mais quelques-uns, йtendus sur le pont,
causaient а haute voix.

La conversation continuant toujours au milieu des cris et des
libations, Ayrton apprit que le hasard seul avait amenй le speedy
en vue de l’оle Lincoln.

Bob Harvey n’y avait jamais encore mis le pied, mais, ainsi que
l’avait pressenti Cyrus Smith, trouvant sur sa route cette terre
inconnue, dont aucune carte n’indiquait la situation, il avait
formй le projet de la visiter, et, au besoin, si elle lui
convenait, d’en faire le port d’attache du brick.

Quant au pavillon noir arborй а la corne du speedy et au coup de
canon qui avait йtй tirй, а l’exemple des navires de guerre au
moment oщ ils amиnent leurs couleurs, pure forfanterie de pirates.

Ce n’йtait point un signal, et aucune communication n’existait
encore entre les йvadйs de Norfolk et l’оle Lincoln.

Le domaine des colons йtait donc menacй d’un immense danger.
Йvidemment, l’оle, avec son aiguade facile, son petit port, ses
ressources de toutes sortes si bien mises en valeur par les
colons, ses profondeurs cachйes de Granite-House, ne pouvait que
convenir aux convicts; entre leurs mains, elle deviendrait un
excellent lieu de refuge, et, par cela mкme qu’elle йtait
inconnue, elle leur assurerait, pour longtemps peut-кtre,
l’impunitй avec la sйcuritй.

Йvidemment aussi, la vie des colons ne serait pas respectйe, et le
premier soin de Bob Harvey et de ses complices serait de les
massacrer sans merci.

Cyrus Smith et les siens n’avaient donc pas mкme la ressource de
fuir, de se cacher dans l’оle, puisque les convicts comptaient y
rйsider, et puisque, au cas oщ le speedy partirait pour une
expйdition, il йtait probable que quelques hommes de l’йquipage
resteraient а terre, afin de s’y йtablir. Donc, il fallait
combattre, il fallait dйtruire jusqu’au dernier ces misйrables,
indignes de pitiй, et contre lesquels tout moyen serait bon.

Voilа ce que pensa Ayrton, et il savait bien que Cyrus Smith
partagerait sa maniиre de voir.

Mais la rйsistance, et en dernier lieu la victoire, йtaient-elles
possibles? Cela dйpendait de l’armement du brick et du nombre
d’hommes qui le montaient. C’est ce qu’Ayrton rйsolut de
reconnaоtre а tout prix, et comme, une heure aprиs son arrivйe,
les vocifйrations avaient commencй а se calmer, et que bon nombre
des convicts йtaient dйjа plongйs dans le sommeil de l’ivresse,
Ayrton n’hйsita pas а s’aventurer sur le pont du speedy, que les
falots йteints laissaient alors dans une obscuritй profonde.

Il se hissa donc sur la guibre, et, par le beauprй, il arriva au
gaillard d’avant du brick. Se glissant alors entre les convicts
йtendus за et lа, il fit le tour du bвtiment, et il reconnut que
le speedy

Йtait armй de quatre canons, qui devaient lancer des boulets de
huit а dix livres. Il vйrifia mкme, en les touchant, que ces
canons se chargeaient par la culasse. C’йtaient donc des piиces
modernes, d’un emploi facile et d’un effet terrible.

Quant aux hommes couchйs sur le pont, ils devaient кtre au nombre
de dix environ, mais il йtait supposable que d’autres, plus
nombreux, dormaient а l’intйrieur du brick. Et d’ailleurs, en les
йcoutant, Ayrton avait cru comprendre qu’ils йtaient une
cinquantaine а bord. C’йtait beaucoup pour les six colons de l’оle
Lincoln! Mais enfin, grвce au dйvouement d’Ayrton, Cyrus Smith ne
serait pas surpris, il connaоtrait la force de ses adversaires et
il prendrait ses dispositions en consйquence.

Il ne restait donc plus а Ayrton qu’а revenir rendre compte а ses
compagnons de la mission dont il s’йtait chargй, et il se prйpara
а regagner l’avant du brick, afin de se glisser jusqu’а la mer.

Mais, а cet homme qui voulait -- il l’avait dit -- faire plus que
son devoir, il vint alors une pensйe hйroпque. C’йtait sacrifier
sa vie, mais il sauverait l’оle et les colons. Cyrus Smith ne
pourrait йvidemment pas rйsister а cinquante bandits, armйs de
toutes piиces, qui, soit en pйnйtrant de vive force dans Granite-
House, soit en y affamant les assiйgйs, auraient raison d’eux. Et
alors il se reprйsenta ses sauveurs, ceux qui avaient refait de
lui un homme et un honnкte homme, ceux auxquels il devait tout,
tuйs sans pitiй, leurs travaux anйantis, leur оle changйe en un
repaire de pirates! Il se dit qu’il йtait, en somme, lui, Ayrton,
la cause premiиre de tant de dйsastres, puisque son ancien
compagnon, Bob Harvey, n’avait fait que rйaliser ses propres
projets, et un sentiment d’horreur s’empara de tout son кtre. Et
alors il fut pris de cette irrйsistible envie de faire sauter le
brick, et avec lui tous ceux qu’il portait. Ayrton pйrirait dans
l’explosion, mais il ferait son devoir.

Ayrton n’hйsita pas. Gagner la soute aux poudres, qui est toujours
situйe а l’arriиre d’un bвtiment, c’йtait facile. La poudre ne
devait pas manquer а un navire qui faisait un pareil mйtier, et il
suffirait d’une йtincelle pour l’anйantir en un instant.

Ayrton s’affala avec prйcaution dans l’entre-pont, jonchй de
nombreux dormeurs, que l’ivresse, plus que le sommeil, tenait
appesantis. Un falot йtait allumй au pied du grand mвt, autour
duquel йtait appendu un rвtelier garni d’armes а feu de toutes
sortes.

Ayrton dйtacha du rвtelier un revolver et s’assura qu’il йtait
chargй et amorcй. Il ne lui en fallait pas plus pour accomplir
l’oeuvre de destruction.

Il se glissa donc vers l’arriиre, de maniиre а arriver sous la
dunette du brick, oщ devait кtre la soute.

Cependant, sur cet entre-pont qui йtait presque obscur, il йtait
difficile de ramper sans heurter quelque convict insuffisamment
endormi. De lа des jurons et des coups. Ayrton fut, plus d’une
fois, forcй de suspendre sa marche. Mais, enfin, il arriva а la
cloison fermant le compartiment d’arriиre, et il trouva la porte
qui devait s’ouvrir sur la soute mкme.

Ayrton, rйduit а la forcer, se mit а l’oeuvre.

C’йtait une besogne difficile а accomplir sans bruit, car il
s’agissait de briser un cadenas. Mais sous la main vigoureuse
d’Ayrton, le cadenas sauta et la porte fut ouverte... en ce
moment, un bras s’appuya sur l’йpaule d’Ayrton.

«Que fais-tu lа?» demanda d’une voix dure un homme de haute
taille, qui, se dressant dans l’ombre, porta brusquement а la
figure d’Ayrton la lumiиre d’une lanterne.

Ayrton se rejeta en arriиre. Dans un rapide йclat de la lanterne,
il avait reconnu son ancien complice, Bob Harvey, mais il ne
pouvait l’кtre de celui-ci, qui devait croire Ayrton mort depuis
longtemps.

«Que fais-tu lа?» dit Bob Harvey, en saisissant Ayrton par la
ceinture de son pantalon.

Mais Ayrton, sans rйpondre, repoussa vigoureusement le chef des
convicts et chercha а s’йlancer dans la soute. Un coup de revolver
au milieu de ces tonneaux de poudre, et tout eыt йtй fini!...

«А moi, garзons!» s’йtait йcriй Bob Harvey. Deux ou trois pirates,
rйveillйs а sa voix, s’йtaient relevйs, et, se jetant sur Ayrton,
ils essayиrent de le terrasser. Le vigoureux Ayrton se dйbarrassa
de leurs йtreintes. Deux coups de son revolver retentirent, et
deux convicts tombиrent; mais un coup de couteau qu’il ne put
parer lui entailla les chairs de l’йpaule.

Ayrton comprit bien qu’il ne pouvait plus exйcuter son projet. Bob
Harvey avait refermй la porte de la soute, et il se faisait dans
l’entre-pont un mouvement qui indiquait un rйveil gйnйral des
pirates.

Il fallait qu’Ayrton se rйservвt pour combattre aux cфtйs de Cyrus
Smith. Il ne lui restait plus qu’а fuir!

Mais la fuite йtait-elle encore possible? C’йtait douteux,
quoiqu’Ayrton fыt rйsolu а tout tenter pour rejoindre ses
compagnons.

Quatre coups lui restaient а tirer. Deux йclatиrent alors, dont
l’un, dirigй sur Bob Harvey, ne l’atteignit pas, du moins
griиvement, et Ayrton, profitant d’un mouvement de recul de ses
adversaires, se prйcipita vers l’йchelle du capot, de maniиre а
gagner le pont du brick. En passant devant le falot, il le brisa
d’un coup de crosse, et une obscuritй profonde se fit, qui devait
favoriser sa fuite. Deux ou trois pirates, rйveillйs par le bruit,
descendaient l’йchelle en ce moment. Un cinquiиme coup du revolver
d’Ayrton en jeta un en bas des marches, et les autres
s’effacиrent, ne comprenant rien а ce qui se passait. Ayrton, en
deux bonds, fut sur le pont du brick, et trois secondes plus tard,
aprиs avoir dйchargй une derniиre fois son revolver а la face d’un
pirate qui venait de le saisir par le cou, il enjambait les
bastingages et se prйcipitait а la mer.

Ayrton n’avait pas fait six brasses que les balles crйpitaient
autour de lui comme une grкle. Quelles durent кtre les йmotions de
Pencroff, abritй sous une roche de l’оlot, celles de Cyrus Smith,
du reporter, d’Harbert, de Nab, blottis dans les cheminйes, quand
ils entendirent ces dйtonations йclater а bord du brick. Ils
s’йtaient йlancйs sur la grиve, et, leurs fusils йpaulйs, ils se
tenaient prкts а repousser toute agression.

Pour eux, il n’y avait pas de doute possible!

Ayrton, surpris par les pirates, avait йtй massacrй par eux, et
peut-кtre ces misйrables allaient-ils profiter de la nuit pour
opйrer une descente sur l’оle! Une demi-heure se passa au milieu
de transes mortelles. Toutefois, les dйtonations avaient cessй, et
ni Ayrton ni Pencroff ne reparaissaient. L’оlot йtait-il donc
envahi? Ne fallait-il pas courir au secours d’Ayrton et de
Pencroff? Mais comment?

La mer, haute en ce moment, rendait le canal infranchissable. La
pirogue n’йtait plus lа! Que l’on juge de l’horrible inquiйtude
qui s’empara de Cyrus Smith et de ses compagnons!

Enfin, vers minuit et demi, une pirogue, portant deux hommes,
accosta la grиve. C’йtait Ayrton, lйgиrement blessй а l’йpaule, et
Pencroff, sain et sauf, que leurs amis reзurent а bras ouverts.
Aussitфt, tous se rйfugiиrent aux cheminйes. Lа, Ayrton raconta ce
qui s’йtait passй et ne cacha point ce projet de faire sauter le
brick qu’il avait tentй de mettre а exйcution.

Toutes les mains se tendirent vers Ayrton, qui ne dissimula pas
combien la situation йtait grave.

Les pirates avaient l’йveil. Ils savaient que l’оle Lincoln йtait
habitйe. Ils n’y descendraient qu’en nombre et bien armйs. Ils ne
respecteraient rien.

Si les colons tombaient entre leurs mains, ils n’avaient aucune
pitiй а attendre!

«Eh bien! Nous saurons mourir! dit le reporter.

-- Rentrons et veillons, rйpondit l’ingйnieur.

-- Avons-nous quelque chance de nous en tirer, Monsieur Cyrus?
demanda le marin.

-- Oui, Pencroff.

-- Hum! Six contre cinquante!

-- Oui! Six!... sans compter...

-- Qui donc?» demanda Pencroff.

Cyrus ne rйpondit pas, mais il montra le ciel de la main.

CHAPITRE III

La nuit s’йcoula sans incident. Les colons s’йtaient tenus sur le
qui-vive et n’avaient point abandonnй le poste des cheminйes. Les
pirates, de leur cфtй, ne semblaient avoir fait aucune tentative
de dйbarquement. Depuis que les derniers coups de fusil avaient
йtй tirйs sur Ayrton, pas une dйtonation, pas un bruit mкme
n’avait dйcelй la prйsence du brick sur les atterrages de l’оle. А
la rigueur, on aurait pu croire qu’il avait levй l’ancre, pensant
avoir affaire а trop forte partie, et qu’il s’йtait йloignй de ces
parages.

Mais il n’en йtait rien, et, quand l’aube commenзa а paraоtre, les
colons purent entrevoir dans les brumes du matin une masse
confuse. C’йtait le speedy.

«Voici, mes amis, dit alors l’ingйnieur, les dispositions qu’il me
paraоt convenable de prendre, avant que ce brouillard soit
complиtement levй. Il nous dйrobe aux yeux des pirates, et nous
pourrons agir sans йveiller leur attention. Ce qu’il importe,
surtout, de laisser croire aux convicts, c’est que les habitants
de l’оle sont nombreux et, par consйquent, capables de leur
rйsister. Je vous propose donc de nous diviser en trois groupes
qui se posteront, le premier aux cheminйes mкmes, le second а
l’embouchure de la Mercy. Quant au troisiиme, je crois qu’il
serait bon de le placer sur l’оlot, afin d’empкcher ou de
retarder, au moins, toute tentative de dйbarquement. Nous avons а
notre usage deux carabines et quatre fusils. Chacun de nous sera
donc armй, et, comme nous sommes amplement fournis de poudre et de
balles, nous n’йpargnerons pas nos coups. Nous n’avons rien а
craindre des fusils, ni mкme des canons du brick. Que pourraient-
ils contre ces roches? Et, comme nous ne tirerons pas des fenкtres
de Granite-House, les pirates n’auront pas l’idйe d’envoyer lа des
obus qui pourraient causer d’irrйparables dommages. Ce qui est а
redouter, c’est la nйcessitй d’en venir aux mains, puisque les
convicts ont le nombre pour eux. C’est donc а tout dйbarquement
qu’il faut tenter de s’opposer, mais sans se dйcouvrir. Donc,
n’йconomisons pas les munitions. Tirons souvent, mais tirons
juste. Chacun de nous a huit ou dix ennemis а tuer, et il faut
qu’il les tue!»

Cyrus Smith avait chiffrй nettement la situation, tout en parlant
de la voix la plus calme, comme s’il se fыt agi de travaux а
diriger et non d’une bataille а rйgler. Ses compagnons
approuvиrent ces dispositions sans mкme prononcer une parole. Il
ne s’agissait plus pour chacun que de prendre son poste avant que
la brume se fыt complиtement dissipйe.

Nab et Pencroff remontиrent aussitфt а Granite-House et en
rapportиrent des munitions suffisantes. Gйdйon Spilett et Ayrton,
tous deux trиs bons tireurs, furent armйs des deux carabines de
prйcision, qui portaient а prиs d’un mille de distance. Les quatre
autres fusils furent rйpartis entre Cyrus Smith, Nab, Pencroff et
Harbert.

Voici comment les postes furent composйs.

Cyrus Smith et Harbert restиrent embusquйs aux cheminйes, et ils
commandaient ainsi la grиve, au pied de Granite-House, sur un
assez large rayon.

Gйdйon Spilett et Nab allиrent se blottir au milieu des roches, а
l’embouchure de la Mercy, -- dont le pont ainsi que les ponceaux
avaient йtй relevйs, -- de maniиre а empкcher tout passage en
canot et mкme tout dйbarquement sur la rive opposйe.

Quant а Ayrton et а Pencroff, ils poussиrent а l’eau la pirogue et
se disposиrent а traverser le canal pour occuper sйparйment deux
postes sur l’оlot. De cette faзon, des coups de feu, йclatant sur
quatre points diffйrents, donneraient а penser aux convicts que
l’оle йtait а la fois suffisamment peuplйe et sйvиrement dйfendue.
Au cas oщ un dйbarquement s’effectuerait sans qu’ils pussent
l’empкcher, et mкme s’ils se voyaient sur le point d’кtre tournйs
par quelque embarcation du brick, Pencroff et Ayrton devaient
revenir avec la pirogue reprendre pied sur le littoral et se
porter vers l’endroit le plus menacй.

Avant d’aller occuper leur poste, les colons se serrиrent une
derniиre fois la main. Pencroff parvint а se rendre assez maоtre
de lui pour comprimer son йmotion quand il embrassa Harbert, son
enfant!... et ils se sйparиrent. Quelques instants aprиs, Cyrus
Smith et Harbert d’un cфtй, le reporter et Nab de l’autre, avaient
disparu derriиre les roches, et cinq minutes plus tard, Ayrton et
Pencroff, ayant heureusement traversй le canal, dйbarquaient sur
l’оlot et se cachaient dans les anfractuositйs de sa rive
orientale. Aucun d’eux n’avait pu кtre vu, car eux-mкmes encore
distinguaient а peine le brick dans le brouillard.

Il йtait six heures et demie du matin.

Bientфt, le brouillard se dйchira peu а peu dans les couches
supйrieures de l’air, et la pomme des mвts du brick sortit des
vapeurs. Pendant quelques instants encore, de grosses volutes
roulиrent а la surface de la mer; puis, une brise se leva, qui
dissipa rapidement cet amas de brumes.

Le speedy apparut tout entier, mouillй sur deux ancres, le cap au
nord, et prйsentant а l’оle sa hanche de bвbord. Ainsi que l’avait
estimй Cyrus Smith, il n’йtait pas а plus d’un mille un quart du
rivage.

Le sinistre pavillon noir flottait а sa corne.

L’ingйnieur, avec sa lunette, put voir que les quatre canons
composant l’artillerie du bord avaient йtй braquйs sur l’оle. Ils
йtaient йvidemment prкts а faire feu au premier signal.

Cependant, le speedy restait muet. On voyait une trentaine de
pirates aller et venir sur le pont. Quelques-uns йtaient montйs
sur la dunette; deux autres, postйs sur les barres du grand
perroquet et munis de longues-vues, observaient l’оle avec une
extrкme attention.

Certainement, Bob Harvey et son йquipage ne pouvaient que trиs
difficilement se rendre compte de ce qui s’йtait passй pendant la
nuit а bord du brick.

Cet homme, а demi nu, qui venait de forcer la porte de la soute
aux poudres et contre lequel ils avaient luttй, qui avait dйchargй
son revolver six fois sur eux, qui avait tuй un des leurs et
blessй deux autres, cet homme avait-il йchappй а leurs balles?
Avait-il pu regagner la cфte а la nage? D’oщ venait-il? Que
venait-il faire а bord? Son projet avait-il rйellement йtй de
faire sauter le brick, ainsi que le pensait Bob Harvey? Tout cela
devait кtre assez confus dans l’esprit des convicts. Mais ce dont
ils ne pouvaient plus douter, c’est que l’оle inconnue devant
laquelle le speedy avait jetй l’ancre йtait habitйe, et qu’il y
avait lа, peut-кtre, toute une colonie prкte а la dйfendre. Et
pourtant, personne ne se montrait, ni sur la grиve, ni sur les
hauteurs. Le littoral paraissait кtre absolument dйsert. En tout
cas, il n’y avait aucune trace d’habitation. Les habitants
avaient-ils donc fui vers l’intйrieur?

Voilа ce que devait se demander le chef des pirates, et, sans
doute, en homme prudent, il cherchait а reconnaоtre les localitйs
avant d’y engager sa bande.

Pendant une heure et demie, aucun indice d’attaque ni de
dйbarquement ne put кtre surpris а bord du brick. Il йtait йvident
que Bob Harvey hйsitait. Ses meilleures lunettes, sans doute, ne
lui avaient pas permis d’apercevoir un seul des colons blottis
dans les roches. Il n’йtait mкme pas probable que son attention
eыt йtй йveillйe par ce voile de branches vertes et de lianes qui
dissimulait les fenкtres de Granite-House et tranchaient sur la
muraille nue. En effet, comment eыt-il imaginй qu’une habitation
йtait creusйe, а cette hauteur, dans le massif granitique? Depuis
le cap griffe jusqu’aux caps mandibule, sur tout le pйrimиtre de
la baie de l’union, rien n’avait dы lui apprendre que l’оle fыt et
pыt кtre occupйe.

А huit heures, cependant, les colons observиrent un certain
mouvement qui se produisait а bord du speedy. On halait sur les
palans des porte-embarcations, et un canot йtait mis а la mer.

Sept hommes y descendirent. Ils йtaient armйs de fusils; l’un
d’eux se mit а la barre, quatre aux avirons, et les deux autres,
accroupis а l’avant, prкts а tirer, examinaient l’оle. Leur but
йtait, sans doute, d’opйrer une premiиre reconnaissance, mais non
de dйbarquer, car, dans ce dernier cas, ils seraient venus en plus
grand nombre.

Les pirates, juchйs dans la mвture jusqu’aux barres de perroquet,
avaient йvidemment pu voir qu’un оlot couvrait la cфte et qu’il en
йtait sйparй par un canal large d’un demi-mille environ.
Toutefois, il fut bientфt constant pour Cyrus Smith, en observant
la direction suivie par le canot, qu’il ne chercherait pas tout
d’abord а pйnйtrer dans ce canal, mais qu’il accosterait l’оlot,
mesure de prudence justifiйe, d’ailleurs.

Pencroff et Ayrton, cachйs chacun de son cфtй dans d’йtroites
anfractuositйs de roches, le virent venir directement sur eux, et
ils attendirent qu’il fыt а bonne portйe.

Le canot s’avanзait avec une extrкme prйcaution.

Les rames ne plongeaient dans l’eau qu’а de longs intervalles. On
pouvait voir aussi que l’un des convicts placйs а l’avant tenait
une ligne de sonde а la main et qu’il cherchait а reconnaоtre le
chenal creusй par le courant de la Mercy. Cela indiquait chez Bob
Harvey l’intention de rapprocher autant qu’il le pourrait son
brick de la cфte. Une trentaine de pirates, dispersйs dans les
haubans, ne perdaient pas un des mouvements du canot et relevaient
certains amers qui devaient leur permettre d’atterrir sans danger.

Le canot n’йtait plus qu’а deux encablures de l’оlot quand il
s’arrкta. L’homme de barre, debout, cherchait le meilleur point
sur lequel il pыt accoster. En un instant, deux coups de feu
йclatиrent. Une petite fumйe tourbillonna au-dessus des roches de
l’оlot. L’homme de barre et l’homme de sonde tombиrent а la
renverse dans le canot. Les balles d’Ayrton et de Pencroff les
avaient frappйs tous deux au mкme instant.

Presque aussitфt, une dйtonation plus violente se fit entendre, un
йclatant jet de vapeur fusa des flancs du brick, et un boulet,
frappant le haut des roches qui abritaient Ayrton et Pencroff, les
fit voler en йclats, mais les deux tireurs n’avaient pas йtй
touchйs.

D’horribles imprйcations s’йtaient йchappйes du canot, qui reprit
aussitфt sa marche. L’homme de barre fut immйdiatement remplacй
par un de ses camarades, et les avirons plongиrent vivement dans
l’eau.

Toutefois, au lieu de retourner а bord, comme on eыt pu le croire,
le canot prolongea le rivage de l’оlot, de maniиre а le tourner
par sa pointe sud. Les pirates faisaient force de rames afin de se
mettre hors de la portйe des balles.

Ils s’avancиrent ainsi jusqu’а cinq encablures de la partie
rentrante du littoral que terminait la pointe de l’йpave, et,
aprиs l’avoir contournйe par une ligne semi-circulaire, toujours
protйgйs par les canons du brick, ils se dirigиrent vers
l’embouchure de la Mercy.

Leur йvidente intention йtait de pйnйtrer ainsi dans le canal et
de prendre а revers les colons qui йtaient postйs sur l’оlot, de
maniиre que ceux-ci, quel que fыt leur nombre, fussent placйs
entre les feux du canot et les feux du brick, et se trouvassent
dans une position trиs dйsavantageuse. Un quart d’heure se passa
ainsi, pendant que le canot avanзait dans cette direction. Silence
absolu, calme complet dans l’air et sur les eaux.

Pencroff et Ayrton, bien qu’ils comprissent qu’ils risquaient
d’кtre tournйs, n’avaient point quittй leur poste, soit qu’ils ne
voulussent pas encore se montrer aux assaillants et s’exposer aux
canons du speedy, soit qu’ils comptassent sur Nab et Gйdйon
Spilett, veillant а l’embouchure de la riviиre, et sur Cyrus Smith
et Harbert, embusquйs dans les roches des cheminйes.

Vingt minutes aprиs les premiers coups de feu, le canot йtait par
le travers de la Mercy а moins de deux encablures. Comme le flot
commenзait а monter avec sa violence habituelle, que provoquait
l’йtroitesse du pertuis, les convicts se sentirent entraоnйs vers
la riviиre, et ce ne fut qu’а force de rames qu’ils se maintinrent
dans le milieu du canal. Mais, comme ils passaient а bonne portйe
de l’embouchure de la Mercy, deux balles les saluиrent au passage,
et deux des leurs furent encore couchйs dans l’embarcation.

Nab et Spilett n’avaient point manquй leur coup. Aussitфt le brick
envoya un second boulet sur le poste que trahissait la fumйe des
armes а feu, mais sans autre rйsultat que d’йcorner quelques
roches. En ce moment, le canot ne renfermait plus que trois hommes
valides. Pris par le courant, il fila dans le canal avec la
rapiditй d’une flиche, passa devant Cyrus Smith et Harbert, qui,
ne le jugeant pas а bonne portйe, restиrent muets; puis, tournant
la pointe nord de l’оlot avec les deux avirons qui lui restaient,
il se mit en mesure de regagner le brick.

Jusqu’ici les colons n’avaient point а se plaindre.

La partie s’engageait mal pour leurs adversaires. Ceux-ci
comptaient dйjа quatre hommes blessйs griиvement, morts peut-кtre;
eux, au contraire, sans blessures, n’avaient pas perdu une balle.
Si les pirates continuaient а les attaquer de cette faзon, s’ils
renouvelaient quelque tentative de descente au moyen du canot, ils
pouvaient кtre dйtruits un а un.

On comprend combien les dispositions prises par l’ingйnieur
йtaient avantageuses. Les pirates pouvaient croire qu’ils avaient
affaire а des adversaires nombreux et bien armйs, dont ils ne
viendraient pas facilement а bout. Une demi-heure s’йcoula avant
que le canot, qui avait а lutter contre le courant du large, eыt
ralliй le speedy. Des cris йpouvantables retentirent, quand il
revint а bord avec les blessйs, et trois ou quatre coups de canon
furent tirйs, qui ne pouvaient avoir aucun rйsultat.

Mais alors d’autres convicts, ivres de colиre et peut-кtre encore
des libations de la veille, se jetиrent dans l’embarcation au
nombre d’une douzaine. Un second canot fut йgalement lancй а la
mer dans lequel huit hommes prirent place, et tandis que le
premier se dirigeait droit sur l’оlot pour en dйbusquer les
colons, le second manoeuvrait de maniиre а forcer l’entrйe de la
Mercy.

La situation devenait йvidemment trиs pйrilleuse pour Pencroff et
Ayrton, et ils comprirent qu’ils devaient regagner la terre
franche.

Cependant, ils attendirent encore que le premier canot fыt а bonne
portйe, et deux balles, adroitement dirigйes, vinrent encore
apporter le dйsordre dans son йquipage. Puis, Pencroff et Ayrton,
abandonnant leur poste, non sans avoir essuyй une dizaine de coups
de fusil, traversиrent l’оlot de toute la rapiditй de leurs
jambes, se jetиrent dans la pirogue, passиrent le canal au moment
oщ le second canot en atteignait la pointe sud, et coururent se
blottir aux cheminйes; ils avaient а peine rejoint Cyrus Smith et
Harbert, que l’оlot йtait envahi et que les pirates de la premiиre
embarcation le parcouraient en tous sens.

Presque au mкme instant, de nouvelles dйtonations йclataient au
poste de la Mercy, dont le second canot s’йtait rapidement
rapprochй. Deux, sur huit, des hommes qui le montaient, furent
mortellement frappйs par Gйdйon Spilett et Nab, et l’embarcation
elle-mкme, irrйsistiblement emportйe sur les rйcifs, s’y brisa а
l’embouchure de la Mercy.

Mais les six survivants, йlevant leurs armes au-dessus de leur
tкte pour les prйserver du contact de l’eau, parvinrent а prendre
pied sur la rive droite de la riviиre. Puis, se voyant exposйs de
trop prиs au feu du poste, ils s’enfuirent а toutes jambes dans la
direction de la pointe de l’йpave, hors de la portйe des balles.

La situation actuelle йtait donc celle-ci: sur l’оlot, douze
convicts dont plusieurs blessйs, sans doute, mais ayant encore un
canot а leur disposition; sur l’оle, six dйbarquйs, mais qui
йtaient dans l’impossibilitй d’atteindre Granite-House, car ils ne
pouvaient traverser la riviиre, dont les ponts йtaient relevйs.

«Cela va! Avait dit Pencroff en se prйcipitant dans les cheminйes,
cela va, Monsieur Cyrus! Qu’en pensez-vous?

-- Je pense, rйpondit l’ingйnieur, que le combat va prendre une
nouvelle forme, car on ne peut pas supposer que ces convicts
soient assez inintelligents pour le continuer dans des conditions
aussi dйfavorables pour eux!

-- Ils ne traverseront toujours pas le canal, dit le marin. Les
carabines d’Ayrton et de M Spilett sont lа pour les en empкcher.
Vous savez bien qu’elles portent а plus d’un mille!

-- Sans doute, rйpondit Harbert, mais que pourraient faire deux
carabines contre les canons du brick?

-- Eh! Le brick n’est pas encore dans le canal, j’imagine!
rйpondit Pencroff.

-- Et s’il y vient? dit Cyrus Smith.

-- C’est impossible, car il risquerait de s’y йchouer et de s’y
perdre!

-- C’est possible, rйpondit alors Ayrton. Les convicts peuvent
profiter de la mer haute pour entrer dans le canal, quitte а
s’йchouer а mer basse, et alors, sous le feu de leurs canons, nos
postes ne seront plus tenables.

-- Par les mille diables d’enfer! s’йcria Pencroff, il semble, en
vйritй, que les gueux se prйparent а lever l’ancre!

-- Peut-кtre serons-nous forcйs de nous rйfugier dans Granite-
House? fit observer Harbert.

-- Attendons! rйpondit Cyrus Smith.

-- Mais Nab et M Spilett?... dit Pencroff.

-- Ils sauront nous rejoindre en temps utile. Tenez-vous prкt,
Ayrton. C’est votre carabine et celle de Spilett qui doivent
parler maintenant.»

Ce n’йtait que trop vrai! Le speedy commenзait а virer sur son
ancre et manifestait l’intention de se rapprocher de l’оlot. La
mer devait encore monter pendant une heure et demie, et, le
courant de flot йtant dйjа cassй, il serait facile au brick de
manoeuvrer. Mais, quant а entrer dans le canal, Pencroff,
contrairement а l’opinion d’Ayrton, ne pouvait pas admettre qu’il
osвt le tenter.

Pendant ce temps, les pirates qui occupaient l’оlot s’йtaient peu
а peu reportйs vers le rivage opposй, et ils n’йtaient plus
sйparйs de la terre que par le canal. Armйs simplement de fusils,
ils ne pouvaient faire aucun mal aux colons, embusquйs, soit aux
cheminйes, soit а l’embouchure de la Mercy; mais, ne les sachant
pas munis de carabines а longue portйe, ils ne croyaient pas, non
plus, кtre exposйs de leur personne. C’йtait donc а dйcouvert
qu’ils arpentaient l’оlot et en parcouraient la lisiиre.

Leur illusion fut de courte durйe. Les carabines d’Ayrton et de
Gйdйon Spilett parlиrent alors et dirent sans doute des choses
dйsagrйables а deux de ces convicts, car ils tombиrent а la
renverse.

Ce fut une dйbandade gйnйrale. Les dix autres ne prirent mкme pas
le temps de ramasser leurs compagnons blessйs ou morts, ils se
reportиrent en toute hвte sur l’autre cфtй de l’оlot, se jetиrent
dans l’embarcation qui les avait amenйs, et ils ralliиrent le bord
а force de rames.

«Huit de moins! S’йtait йcriй Pencroff. Vraiment, on dirait que M
Spilett et Ayrton se donnent le mot pour opйrer ensemble!

-- Messieurs, rйpondit Ayrton en rechargeant sa carabine, voilа
qui va devenir plus grave. Le brick appareille!

-- L’ancre est а pic!... s’йcria Pencroff.

-- Oui, et elle dйrape dйjа.»

En effet, on entendait distinctement le cliquetis du linguet qui
frappait sur le guindeau, а mesure que virait l’йquipage du brick.
Le speedy йtait d’abord venu а l’appel de son ancre; puis, quand
elle eut йtй arrachйe du fond, il commenзa а dйriver vers la
terre. Le vent soufflait du large; le grand foc et le petit hunier
furent hissйs, et le navire se rapprocha peu а peu de terre. Des
deux postes de la Mercy et des cheminйes, on le regardait
manoeuvrer sans donner signe de vie, mais non sans une certaine
йmotion. Ce serait une situation terrible que celle des colons,
quand ils seraient exposйs, а courte distance, au feu des canons
du brick, et sans кtre en mesure d’y rйpondre utilement. Comment
alors pourraient-ils empкcher les pirates de dйbarquer?

Cyrus Smith sentait bien cela, et il se demandait ce qu’il йtait
possible de faire. Avant peu, il serait appelй а prendre une
dйtermination. Mais laquelle?

Se renfermer dans Granite-House, s’y laisser assiйger, tenir
pendant des semaines, pendant des mois mкme, puisque les vivres y
abondaient? Bien! Mais aprиs? Les pirates n’en seraient pas moins
maоtres de l’оle, qu’ils ravageraient а leur guise, et, avec le
temps, ils finiraient par avoir raison des prisonniers de Granite-
House.

Cependant, une chance restait encore: c’йtait que Bob Harvey ne se
hasardвt pas avec son navire dans le canal et qu’il se tоnt en
dehors de l’оlot. Un demi-mille le sйparerait encore de la cфte,
et, а cette distance, ses coups pourraient ne pas кtre extrкmement
nuisibles.

«Jamais, rйpйtait Pencroff, jamais ce Bob Harvey, puisqu’il est
bon marin, n’entrera dans le canal! Il sait bien que ce serait
risquer le brick, pour peu que la mer devоnt mauvaise! Et que
deviendrait-il sans son navire?»

Cependant, le brick s’йtait approchй de l’оlot, et on put voir
qu’il cherchait а en gagner l’extrйmitй infйrieure. La brise йtait
lйgиre, et, comme le courant avait alors beaucoup perdu de sa
force, Bob Harvey йtait absolument maоtre de manoeuvrer comme il
le voulait.

La route suivie prйcйdemment par les embarcations lui avait permis
de reconnaоtre le chenal, et il s’y йtait effrontйment engagй. Son
projet n’йtait que trop comprйhensible: il voulait s’embosser
devant les cheminйes et, de lа, rйpondre par des obus et des
boulets aux balles qui avaient jusqu’alors dйcimй son йquipage.

Bientфt le speedy atteignit la pointe de l’оlot; il la tourna avec
aisance; la brigantine fut alors йventйe, et le brick, serrant le
vent, se trouva par le travers de la Mercy.

«Les bandits! Ils y viennent!» s’йcria Pencroff.

En ce moment, Cyrus Smith, Ayrton, le marin et Harbert furent
rejoints par Nab et Gйdйon Spilett.

Le reporter et son compagnon avaient jugй convenable d’abandonner
le poste de la Mercy, d’oщ ils ne pouvaient plus rien faire contre
le navire, et ils avaient sagement agi. Mieux valait que les
colons fussent rйunis au moment oщ une action dйcisive allait sans
doute s’engager. Gйdйon Spilett et Nab йtaient arrivйs en se
dйfilant derriиre les roches, mais non sans essuyer une grкle de
balles qui ne les avait point atteints.

«Spilett! Nab! S’йtait йcriй l’ingйnieur. Vous n’кtes pas blessйs?

-- Non! rйpondit le reporter, quelques contusions seulement, par
ricochet! Mais ce damnй brick entre dans le canal!

-- Oui! rйpondit Pencroff, et, avant dix minutes, il aura mouillй
devant Granite-House!

-- Avez-vous un projet, Cyrus? demanda le reporter.

-- Il faut nous rйfugier dans Granite-House, pendant qu’il en est
temps encore et que les convicts ne peuvent nous voir.

-- C’est aussi mon avis, rйpondit Gйdйon Spilett; mais une fois
renfermйs...

-- Nous prendrons conseil des circonstances, rйpondit l’ingйnieur.

-- En route donc, et dйpкchons! dit le reporter.

-- Vous ne voulez pas, Monsieur Cyrus, qu’Ayrton et moi nous
restions ici? demanda le marin.

-- А quoi bon, Pencroff? rйpondit Cyrus Smith. Non. Ne nous
sйparons pas!»

Il n’y avait pas un instant а perdre. Les colons quittиrent les
cheminйes. Un petit retour de la courtine empкchait qu’ils ne
fussent vus du brick; mais deux ou trois dйtonations et le fracas
des boulets sur les roches leur apprirent que le speedy n’йtait
plus qu’а courte distance.

Se prйcipiter dans l’ascenseur, se hisser jusqu’а la porte de
Granite-House, oщ Top et Jup йtaient renfermйs depuis la veille,
s’йlancer dans la grande salle, ce fut l’affaire d’un moment.

Il йtait temps, car les colons, а travers les branchages,
aperзurent le speedy entourй de fumйe, qui filait dans le canal.
Ils durent mкme se mettre de cфtй, car les dйcharges йtaient
incessantes, et les boulets des quatre canons frappaient
aveuglйment tant sur le poste de la Mercy, bien qu’il ne fыt plus
occupй, que sur les cheminйes. Les roches йtaient fracassйes, et
des hurrahs accompagnaient chaque dйtonation.

Cependant, on pouvait espйrer que Granite-House serait йpargnй,
grвce а la prйcaution que Cyrus Smith avait prise d’en dissimuler
les fenкtres, quand un boulet, effleurant la baie de la porte,
pйnйtra dans le couloir.

«Malйdiction! Nous sommes dйcouverts?» s’йcria Pencroff.

Peut-кtre les colons n’avaient-ils pas йtй vus, mais il йtait
certain que Bob Harvey avait jugй а propos d’envoyer un projectile
а travers le feuillage suspect qui masquait cette portion de la
haute muraille.

Bientфt mкme, il redoubla ses coups, quand un autre boulet, ayant
fendu le rideau de feuillage, laissa voir une ouverture bйante
dans le granit.

La situation des colons йtait dйsespйrйe. Leur retraite йtait
dйcouverte. Ils ne pouvaient opposer d’obstacle а ces projectiles,
ni prйserver la pierre, dont les йclats volaient en mitraille
autour d’eux.

Ils n’avaient plus qu’а se rйfugier dans le couloir supйrieur de
Granite-House et а abandonner leur demeure а toutes les
dйvastations, quand un bruit sourd se fit entendre, qui fut suivi
de cris йpouvantables!

Cyrus Smith et les siens se prйcipitиrent а une des fenкtres...

Le brick, irrйsistiblement soulevй sur une sorte de trombe
liquide, venait de s’ouvrir en deux, et, en moins de dix secondes,
il йtait englouti avec son criminel йquipage!

CHAPITRE IV

«Ils ont sautй! s’йcria Harbert.

-- Oui! Sautй comme si Ayrton eыt mis le feu aux poudres! rйpondit
Pencroff en se jetant dans l’ascenseur, en mкme temps que Nab et
le jeune garзon.

-- Mais que s’est-il passй? demanda Gйdйon Spilett, encore
stupйfait de ce dйnouement inattendu.

-- Ah! Cette fois, nous saurons!... rйpondit vivement l’ingйnieur.

-- Que saurons-nous?...

-- Plus tard! Plus tard! Venez, Spilett. L’important est que ces
pirates aient йtй exterminйs!»

Et Cyrus Smith, entraоnant le reporter et Ayrton, rejoignit sur la
grиve Pencroff, Nab et Harbert.

On ne voyait plus rien du brick, pas mкme sa mвture.

Aprиs avoir йtй soulevй par cette trombe, il s’йtait couchй sur le
cфtй et avait coulй dans cette position, sans doute par suite de
quelque йnorme voie d’eau. Mais, comme le canal en cet endroit ne
mesurait pas plus de vingt pieds de profondeur, il йtait certain
que les flancs du brick immergй reparaоtraient а marйe basse.
Quelques йpaves flottaient а la surface de la mer.

On voyait toute une drome, consistant en mвts et vergues de
rechange, des cages а poules avec leurs volatiles encore vivants,
des caisses et des barils qui, peu а peu, montaient а la surface,
aprиs s’кtre йchappйs par les panneaux; mais il n’y avait en
dйrive aucun dйbris, ni planches du pont, ni bordage de la coque,
-- ce qui rendait assez inexplicable l’engloutissement subit du
speedy.

Cependant, les deux mвts, qui avaient йtй brisйs а quelques pieds
au-dessus de l’йtambrai, aprиs avoir rompu йtais et haubans,
remontиrent bientфt sur les eaux du canal, avec leurs voiles, dont
les unes йtaient dйployйes et les autres serrйes. Mais il ne
fallait pas laisser au jusant le temps d’emporter toutes ces
richesses, et Ayrton et Pencroff se jetиrent dans la pirogue avec
l’intention d’amarrer toutes ces йpaves soit au littoral de l’оle,
soit au littoral de l’оlot.

Mais au moment oщ ils allaient s’embarquer, une rйflexion de
Gйdйon Spilett les arrкta.

«Et les six convicts qui ont dйbarquй sur la rive droite de la
Mercy?» dit-il.

En effet, il ne fallait pas oublier que les six hommes dont le
canot s’йtait brisй sur les roches avaient pris pied а la pointe
de l’йpave.

On regarda dans cette direction. Aucun des fugitifs n’йtait
visible. Il йtait probable que, aprиs avoir vu le brick
s’engloutir dans les eaux du canal, ils avaient pris la fuite а
l’intйrieur de l’оle.

«Plus tard, nous nous occuperons d’eux, dit alors Cyrus Smith. Ils
peuvent encore кtre dangereux, car ils sont armйs, mais enfin, six
contre six, les chances sont йgales. Allons donc au plus pressй.»

Ayrton et Pencroff s’embarquиrent dans la pirogue et nagиrent
vigoureusement vers les йpaves.

La mer йtait йtale alors, et trиs haute, car la lune йtait
nouvelle depuis deux jours. Une grande heure, au moins, devait
donc s’йcouler avant que la coque du brick йmergeвt des eaux du
canal.

Ayrton et Pencroff eurent le temps d’amarrer les mвts et les
espars au moyen de cordages, dont le bout fut portй sur la grиve
de Granite-House. Lа, les colons, rйunissant leurs efforts,
parvinrent а haler ces йpaves. Puis la pirogue ramassa tout ce qui
flottait, cages а poules, barils, caisses, qui furent
immйdiatement transportйs aux cheminйes.

Quelques cadavres surnageaient aussi. Entre autres, Ayrton
reconnut celui de Bob Harvey, et il le montra а son compagnon, en
disant d’une voix йmue:

«Ce que j’ai йtй, Pencroff!

-- Mais ce que vous n’кtes plus, brave Ayrton!» rйpondit le marin.

Il йtait assez singulier que les corps qui surnageaient fussent en
si petit nombre. On en comptait cinq ou six а peine, que le jusant
commenзait dйjа а emporter vers la pleine mer.

Trиs probablement les convicts, surpris par l’engloutissement,
n’avaient pas eu le temps de fuir, et le navire, s’йtant couchй
sur le cфtй, la plupart йtaient restйs engagйs sous les
bastingages. Or, le reflux, qui allait entraоner vers la haute mer
les cadavres de ces misйrables, йpargnerait aux colons la triste
besogne de les enterrer en quelque coin de leur оle.

Pendant deux heures, Cyrus Smith et ses compagnons furent
uniquement occupйs а haler les espars sur le sable et а dйverguer,
puis а mettre au sec les voiles, qui йtaient parfaitement
intactes. Ils causaient peu, tant le travail les absorbait, mais
que de pensйes leur traversaient l’esprit! C’йtait une fortune que
la possession de ce brick, ou plutфt de tout ce qu’il renfermait.
En effet, un navire est comme un petit monde au complet, et le
matйriel de la colonie allait s’augmenter de bon nombre d’objets
utiles. Ce serait», en grand», l’йquivalent de la caisse trouvйe а
la pointe de l’йpave.

«Et en outre, pensait Pencroff, pourquoi serait-il impossible de
renflouer ce brick? S’il n’a qu’une voie d’eau, cela se bouche,
une voie d’eau, et un navire de trois а quatre cents tonneaux,
c’est un vrai navire auprиs de notre Bonadventure! et l’on va loin
avec cela! Et l’on va oщ l’on veut! Il faudra que M Cyrus, Ayrton
et moi, nous examinions l’affaire! Elle en vaut la peine!»

En effet, si le brick йtait encore propre а naviguer, les chances
de rapatriement des colons de l’оle Lincoln allaient кtre
singuliиrement accrues.

Mais, pour dйcider cette importante question, il convenait
d’attendre que la mer fыt tout а fait basse, afin que la coque du
brick pыt кtre visitйe dans toutes ses parties.

Lorsque les йpaves eurent йtй mises en sыretй sur la grиve, Cyrus
Smith et ses compagnons s’accordиrent quelques instants pour
dйjeuner. Ils mouraient littйralement de faim. Heureusement,
l’office n’йtait pas loin, et Nab pouvait passer pour un maоtre-
coq expйditif. On mangea donc auprиs des cheminйes, et, pendant ce
repas, on le pense bien, il ne fut question que de l’йvйnement
inattendu qui avait si miraculeusement sauvй la colonie.

«Miraculeusement est le mot, rйpйtait Pencroff, car il faut bien
avouer que ces coquins ont sautй juste au moment convenable!
Granite-House commenзait а devenir singuliиrement inhabitable!

-- Et imaginez-vous, Pencroff, demanda le reporter, comment cela
s’est passй, et qui a pu provoquer cette explosion du brick?

-- Eh! Monsieur Spilett, rien de plus simple, rйpondit Pencroff.
Un navire de pirates n’est pas tenu comme un navire de guerre! Des
convicts ne sont pas des matelots! Il est certain que les soutes
du brick йtaient ouvertes, puisqu’on nous canonnait sans relвche,
et il aura suffi d’un imprudent ou d’un maladroit pour faire
sauter la machine!

-- Monsieur Cyrus, dit Harbert, ce qui m’йtonne, c’est que cette
explosion n’ait pas produit plus d’effet. La dйtonation n’a pas
йtй forte, et, en somme, il y a peu de dйbris et de bordages
arrachйs. Il semblerait que le navire a plutфt coulй que sautй.

-- Cela t’йtonne, mon enfant? demanda l’ingйnieur.

-- Oui, Monsieur Cyrus.

-- Et moi aussi, Harbert, rйpondit l’ingйnieur, cela m’йtonne;
mais quand nous visiterons la coque du brick, nous aurons sans
doute l’explication de ce fait.

-- Ah за! Monsieur Cyrus, dit Pencroff, vous n’allez pas prйtendre
que le speedy a tout simplement coulй comme un bвtiment qui donne
contre un йcueil?

-- Pourquoi pas? fit observer Nab, s’il y a des roches dans le
canal?

-- Bon! Nab, rйpondit Pencroff. Tu n’as pas ouvert les yeux au bon
moment. Un instant avant de s’engloutir, le brick, je l’ai
parfaitement vu, s’est йlevй sur une йnorme lame, et il est
retombй en s’abattant sur bвbord. Or, s’il n’avait fait que
toucher, il eыt coulй tout tranquillement, comme un honnкte navire
qui s’en va par le fond.

-- C’est que prйcisйment ce n’йtait pas un honnкte navire!
rйpondit Nab.

-- Enfin, nous verrons bien, Pencroff, reprit l’ingйnieur.

-- Nous verrons bien, ajouta le marin, mais je parierais ma tкte
qu’il n’y a pas de roches dans le canal. Voyons, Monsieur Cyrus,
de bon compte, est-ce que vous voudriez dire qu’il y a encore
quelque chose de merveilleux dans cet йvйnement?»

Cyrus Smith ne rйpondit pas.

«En tout cas, dit Gйdйon Spilett, choc ou explosion, vous
conviendrez, Pencroff, que cela est arrivй а point!

-- Oui!... oui!... rйpondit le marin... mais ce n’est pas la
question. Je demande а M Smith s’il voit en tout ceci quelque
chose de surnaturel.

-- Je ne me prononce pas, Pencroff, dit l’ingйnieur. Voilа tout ce
que je puis vous rйpondre.»

Rйponse qui ne satisfit aucunement Pencroff. Il tenait pour «une
explosion», et il n’en voulut pas dйmordre. Jamais il ne
consentirait а admettre que dans ce canal, formй d’un lit de sable
fin, comme la grиve elle-mкme, et qu’il avait souvent traversй а
mer basse, il y eыt un йcueil ignorй. Et d’ailleurs, au moment oщ
le brick sombrait, la mer йtait haute, c’est-а-dire qu’il avait
plus d’eau qu’il ne lui en fallait pour franchir, sans les
heurter, toutes roches qui n’eussent pas dйcouvert а mer basse.
Donc, il ne pouvait y avoir eu choc. Donc, le navire n’avait pas
touchй. Donc, il avait sautй.

Et il faut convenir que le raisonnement du marin ne manquait pas
d’une certaine justesse.

Vers une heure et demie, les colons s’embarquиrent dans la pirogue
et se rendirent sur le lieu d’йchouement. Il йtait regrettable que
les deux embarcations du brick n’eussent pu кtre sauvйes; mais
l’une, on le sait, avait йtй brisйe а l’embouchure de la Mercy et
йtait absolument hors d’usage; l’autre avait disparu dans
l’engloutissement du brick, et, sans doute йcrasйe par lui,
n’avait pas reparu.

А ce moment, la coque du speedy commenзait а se montrer au-dessus
des eaux. Le brick йtait plus que couchй sur le flanc, car, aprиs
avoir rompu ses mвts sous le poids de son lest dйplacй par la
chute, il se tenait presque la quille en l’air. Il avait йtй
vйritablement retournй par l’inexplicable mais effroyable action
sous-marine, qui s’йtait en mкme temps manifestйe par le
dйplacement d’une йnorme trombe d’eau.

Les colons firent le tour de la coque, et, а mesure que la mer
baissait, ils purent reconnaоtre, sinon la cause qui avait
provoquй la catastrophe, du moins l’effet produit. Sur l’avant,
des deux cфtйs de la quille, sept ou huit pieds avant la naissance
de l’йtrave, les flancs du brick йtaient effroyablement dйchirйs
sur une longueur de vingt pieds au moins. Lа s’ouvraient deux
larges voies d’eau qu’il eыt йtй impossible d’aveugler. Non
seulement le doublage de cuivre et le bordage avaient disparu,
rйduits en poussiиre sans doute, mais encore de la membrure mкme,
des chevilles de fer et des gournables qui la liaient, il n’y
avait plus trace. Tout le long de la coque, jusqu’aux faзons
d’arriиre, les virures, dйchiquetйes, ne tenaient plus. La fausse
quille avait йtй sйparйe avec une violence inexplicable, et la
quille elle-mкme, arrachйe de la carlingue en plusieurs points,
йtait rompue sur toute sa longueur.

«Mille diables! s’йcria Pencroff. Voilа un navire qu’il sera
difficile de renflouer!

-- Ce sera mкme impossible, dit Ayrton.

-- En tout cas, fit observer Gйdйon Spilett au marin, l’explosion,
s’il y a eu explosion, a produit lа de singuliers effets! Elle a
crevй la coque du navire dans ses parties infйrieures, au lieu
d’en faire sauter le pont et les oeuvres mortes! Ces larges
ouvertures paraissent avoir plutфt йtй faites par le choc d’un
йcueil que par l’explosion d’une soute!

-- Il n’y a pas d’йcueil dans le canal! rйpliqua le marin.
J’admets tout ce que vous voudrez, exceptй le choc d’une roche!

-- Tвchons de pйnйtrer а l’intйrieur du brick, dit l’ingйnieur.
Peut-кtre saurons-nous а quoi nous en tenir sur la cause de sa
destruction.»

C’йtait le meilleur parti а prendre, et il convenait, d’ailleurs,
d’inventorier toutes les richesses contenues а bord, et de tout
disposer pour leur sauvetage.

L’accиs а l’intйrieur du brick йtait facile alors.

L’eau baissait toujours, et le dessous du pont, devenu maintenant
le dessus par le renversement de la coque, йtait praticable. Le
lest, composй de lourdes gueuses de fonte, l’avait dйfoncй en
plusieurs endroits. On entendait la mer qui bruissait, en
s’йcoulant par les fissures de la coque.

Cyrus Smith et ses compagnons, la hache а la main, s’avancиrent
sur le pont а demi brisй. Des caisses de toutes sortes
l’encombraient, et, comme elles n’avaient sйjournй dans l’eau que
pendant un temps trиs limitй, peut-кtre leur contenu n’йtait-il
pas avariй.

On s’occupa donc de mettre toute cette cargaison en lieu sыr.
L’eau ne devait pas revenir avant quelques heures, et ces quelques
heures furent utilisйes de la maniиre la plus profitable. Ayrton
et Pencroff avaient frappй, а l’ouverture pratiquйe dans la coque,
un palan qui servait а hisser les barils et les caisses. La
pirogue les recevait et les transportait immйdiatement sur la
plage. On prenait tout, indistinctement, quitte а faire plus tard
un triage de ces objets. En tout cas, ce que les colons purent
d’abord constater avec une extrкme satisfaction, c’est que le
brick possйdait une cargaison trиs variйe, un assortiment
d’articles de toutes sortes, ustensiles, produits manufacturйs,
outils, tels que chargent les bвtiments qui font le grand cabotage
de la Polynйsie. Il йtait probable que l’on trouverait lа un peu
de tout, et on conviendra que c’йtait prйcisйment ce qu’il fallait
а la colonie de l’оle Lincoln.

Toutefois, -- et Cyrus Smith l’observait dans un йtonnement
silencieux, -- non seulement la coque du brick, ainsi qu’il a йtй
dit, avait йnormйment souffert du choc quelconque qui avait
dйterminй la catastrophe, mais l’amйnagement йtait dйvastй,
surtout vers l’avant. Cloisons et йpontilles йtaient brisйes comme
si quelque formidable obus eыt йclatй а l’intйrieur du brick. Les
colons purent aller facilement de l’avant а l’arriиre, aprиs avoir
dйplacй les caisses qui йtaient extraites au fur et а mesure. Ce
n’йtaient point de lourds ballots, dont le dйplacement eыt йtй
difficile, mais de simples colis, dont l’arrimage, d’ailleurs,
n’йtait plus reconnaissable.

Les colons parvinrent alors jusqu’а l’arriиre du brick, dans cette
partie que surmontait autrefois la dunette. C’йtait lа que,
suivant l’indication d’Ayrton, il fallait chercher la soute aux
poudres. Cyrus Smith pensant qu’elle n’avait pas fait explosion,
il йtait possible que quelques barils pussent кtre sauvйs, et que
la poudre, qui est ordinairement enfermйe dans des enveloppes de
mйtal, n’eыt pas souffert du contact de l’eau.

Ce fut, en effet, ce qui йtait arrivй. On trouva, au milieu d’une
grande quantitй de projectiles, une vingtaine de barils, dont
l’intйrieur йtait garni de cuivre, et qui furent extraits avec
prйcaution.

Pencroff se convainquit par ses propres yeux que la destruction du
speedy ne pouvait кtre attribuйe а une explosion. La portion de la
coque dans laquelle se trouvait situйe la soute йtait prйcisйment
celle qui avait le moins souffert.

«Possible! rйpondit l’entкtй marin, mais, quant а une roche, il
n’y a pas de roche dans le canal!

-- Alors, que s’est-il passй? demanda Harbert.

-- Je n’en sais rien, rйpondit Pencroff, Monsieur Cyrus n’en sait
rien, et personne n’en sait et n’en saura jamais rien!»

Pendant ces diverses recherches, plusieurs heures s’йtaient
йcoulйes, et le flot commenзait а se faire sentir. Il fallut
suspendre les travaux de sauvetage.

Du reste, il n’y avait pas а craindre que la carcasse du brick fыt
entraоnйe par la mer, car elle йtait dйjа enlisйe, et aussi
solidement fixйe que si elle eыt йtй affourchйe sur ses ancres.

On pouvait donc sans inconvйnient attendre le prochain jusant pour
reprendre les opйrations. Mais, quant au bвtiment lui-mкme, il
йtait bien condamnй, et il faudrait mкme se hвter de sauver les
dйbris de la coque, car elle ne tarderait pas а disparaоtre dans
les sables mouvants du canal.

Il йtait cinq heures du soir. La journйe avait йtй rude pour les
travailleurs. Ils mangиrent de grand appйtit, et, quelles que
fussent leurs fatigues, ils ne rйsistиrent pas, aprиs leur dоner,
au dйsir de visiter les caisses dont se composait la cargaison du
speedy.

La plupart contenaient des vкtements confectionnйs, qui, on le
pense, furent bien reзus. Il y avait lа de quoi vкtir toute une
colonie, du linge а tout usage, des chaussures а tous pieds.

«Nous voilа trop riches! s’йcriait Pencroff. Mais qu’est-ce que
nous allons faire de tout cela?»

Et, а chaque instant, йclataient les hurrahs du joyeux marin,
quand il reconnaissait des barils de tafia, des boucauts de tabac,
des armes а feu et des armes blanches, des balles de coton, des
instruments de labourage, des outils de charpentier, de menuisier,
de forgeron, des caisses de graines de toute espиce, que leur
court sйjour dans l’eau n’avait point altйrйes. Ah! Deux ans
auparavant, comme ces choses seraient venues а point! Mais enfin,
mкme maintenant que ces industrieux colons s’йtaient outillйs eux-
mкmes, ces richesses trouveraient leur emploi.

La place ne manquait pas dans les magasins de Granite-House; mais,
ce jour-lа, le temps fit dйfaut, on ne put emmagasiner le tout. Il
ne fallait pourtant pas oublier que six survivants de l’йquipage
du speedy avaient pris pied sur l’оle, que c’йtaient
vraisemblablement des chenapans de premier ordre, et qu’il y avait
а se garder contre eux. Bien que le pont de la Mercy et que les
ponceaux fussent relevйs, ces convicts n’en йtaient pas а
s’embarrasser d’une riviиre ou d’un ruisseau, et, poussйs par le
dйsespoir, de tels coquins pouvaient кtre redoutables.

On verrait plus tard quel parti il conviendrait de prendre а leur
йgard; mais, en attendant, il fallait veiller sur les caisses et
colis entassйs auprиs des cheminйes, et c’est а quoi les colons,
pendant la nuit, s’employиrent tour а tour.

La nuit se passa, cependant, sans que les convicts eussent tentй
quelque agression. Maоtre Jup et Top, de garde au pied de Granite-
House, eussent vite fait de les signaler.

Les trois jours qui suivirent, 19, 20 et 21 octobre, furent
employйs а sauver tout ce qui pouvait avoir une valeur ou une
utilitй quelconque, soit dans la cargaison, soit dans le grйement
du brick. А mer basse, on dйmйnageait la cale. А mer haute, on
emmagasinait les objets sauvйs. Une grande partie du doublage en
cuivre put кtre arrachйe de la coque, qui, chaque jour, s’enlisait
davantage. Mais, avant que les sables eussent englouti les objets
pesants qui avaient coulй par le fond, Ayrton et Pencroff, ayant
plusieurs fois plongй jusqu’au lit du canal, retrouvиrent les
chaоnes et les ancres du brick, les gueuses de son lest, et
jusqu’aux quatre canons, qui, soulagйs au moyen de barriques
vides, purent кtre amenйs а terre.

On voit que l’arsenal de la colonie avait non moins gagnй au
sauvetage que les offices et les magasins de Granite-House.
Pencroff, toujours enthousiaste dans ses projets, parlait dйjа de
construire une batterie qui commanderait le canal et l’embouchure
de la riviиre. Avec quatre canons, il s’engageait а empкcher toute
flotte, «si puissante qu’elle fыt», de s’aventurer dans les eaux
de l’оle Lincoln! Sur ces entrefaites, alors qu’il ne restait plus
du brick qu’une carcasse sans utilitй, le mauvais temps vint, qui
acheva de la dйtruire. Cyrus Smith avait eu l’intention de la
faire sauter afin d’en recueillir les dйbris а la cфte, mais un
gros vent de nord-est et une grosse mer lui permirent d’йconomiser
sa poudre. En effet, dans la nuit du 23 au 24, la coque du brick
fut entiиrement dйmantibulйe, et une partie des йpaves s’йchoua
sur la grиve.

Quant aux papiers du bord, inutile de dire que, bien qu’il eыt
fouillй minutieusement les armoires de la dunette, Cyrus Smith
n’en trouva pas trace. Les pirates avaient йvidemment dйtruit tout
ce qui concernait, soit le capitaine, soit l’armateur du speedy,
et comme le nom de son port d’attache n’йtait pas portй au tableau
d’arriиre, rien ne pouvait faire soupзonner sa nationalitй.
Cependant, а certaines formes de son avant, Ayrton et Pencroff
avaient paru croire que ce brick devait кtre de construction
anglaise.

Huit jours aprиs la catastrophe, ou plutфt aprиs l’heureux mais
inexplicable dйnouement auquel la colonie devait son salut, on ne
voyait plus rien du navire, mкme а mer basse. Ses dйbris avaient
йtй dispersйs, et Granite-House йtait riche de presque tout ce
qu’il avait contenu.

Cependant, le mystиre qui cachait son йtrange destruction n’eыt
jamais йtй йclairci, sans doute, si, le 30 novembre, Nab, rфdant
sur la grиve, n’eыt trouvй un morceau d’un йpais cylindre de fer,
qui portait des traces d’explosion. Ce cylindre йtait tordu et
dйchirй sur ses arкtes, comme s’il eыt йtй soumis а l’action d’une
substance explosive.

Nab apporta ce morceau de mйtal а son maоtre, qui йtait alors
occupй avec ses compagnons а l’atelier des cheminйes.

Cyrus Smith examina attentivement ce cylindre, puis, se tournant
vers Pencroff:

«Vous persistez, mon ami, lui dit-il, а soutenir que le speedy n’a
pas pйri par suite d’un choc?

-- Oui, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin. Vous savez aussi bien
que moi qu’il n’y a pas de roches dans le canal.

-- Mais s’il avait heurtй ce morceau de fer? dit l’ingйnieur en
montrant le cylindre brisй.

-- Quoi, ce bout de tuyau? s’йcria Pencroff d’un ton d’incrйdulitй
complиte.

-- Mes amis, reprit Cyrus Smith, vous rappelez-vous qu’avant de
sombrer, le brick s’est йlevй au sommet d’une vйritable trombe
d’eau?

-- Oui, Monsieur Cyrus! rйpondit Harbert.

-- Eh bien, voulez-vous savoir ce qui avait soulevй cette trombe?
C’est ceci, dit l’ingйnieur en montrant le tube brisй.

-- Ceci? rйpliqua Pencroff.

-- Oui! Ce cylindre est tout ce qui reste d’une torpille!

-- Une torpille! s’йcriиrent les compagnons de l’ingйnieur.

-- Et qui l’avait mise lа, cette torpille? demanda Pencroff, qui
ne voulait pas se rendre.

-- Tout ce que je puis vous dire, c’est que ce n’est pas moi!
rйpondit Cyrus Smith, mais elle y йtait, et vous avez pu juger de
son incomparable puissance!»

CHAPITRE V

Ainsi donc, tout s’expliquait par l’explosion sous-marine de cette
torpille. Cyrus Smith, qui pendant la guerre de l’union avait eu
l’occasion d’expйrimenter ces terribles engins de destruction, ne
pouvait s’y tromper. C’est sous l’action de ce cylindre, chargй
d’une substance explosive, nitroglycйrine, picrate ou autre
matiиre de mкme nature, que l’eau du canal s’йtait soulevйe comme
une trombe, que le brick, foudroyй dans ses fonds, avait coulй
instantanйment, et c’est pourquoi il avait йtй impossible de le
renflouer, tant les dйgвts subis par sa coque avaient йtй
considйrables. А une torpille qui eыt dйtruit une frйgate
cuirassйe aussi facilement qu’une simple barque de pкche, le
speedy n’avait pu rйsister!

Oui! Tout s’expliquait, tout... exceptй la prйsence de cette
torpille dans les eaux du canal!

«Mes amis, reprit alors Cyrus Smith, nous ne pouvons plus mettre
en doute la prйsence d’un кtre mystйrieux, d’un naufragй comme
nous peut-кtre, abandonnй sur notre оle, et je le dis, afin
qu’Ayrton soit au courant de ce qui s’est passй d’йtrange depuis
deux ans. Quel est ce bienfaisant inconnu dont l’intervention, si
heureuse pour nous, s’est manifestйe en maintes circonstances? Je
ne puis l’imaginer. Quel intйrкt a-t-il а agir ainsi, а se cacher
aprиs tant de services rendus? Je ne puis le comprendre. Mais ses
services n’en sont pas moins rйels, et de ceux que, seul, un homme
disposant d’une puissance prodigieuse pouvait nous rendre. Ayrton
est son obligй comme nous, car si c’est l’inconnu qui m’a sauvй
des flots aprиs la chute du ballon, c’est йvidemment lui qui a
йcrit le document, qui a mis cette bouteille sur la route du canal
et qui nous a fait connaоtre la situation de notre compagnon.
J’ajouterai que cette caisse, si convenablement pourvue de tout ce
qui nous manquait, c’est lui qui l’a conduite et йchouйe а la
pointe de l’йpave; que ce feu placй sur les hauteurs de l’оle et
qui vous a permis d’y atterrir, c’est lui qui l’a allumй; que ce
grain de plomb trouvй dans le corps du pйcari, c’est lui qui l’a
tirй; que cette torpille qui a dйtruit le brick, c’est lui qui l’a
immergйe dans le canal; en un mot, que tout ces faits
inexplicables, dont nous ne pouvions nous rendre compte, c’est а
cet кtre mystйrieux qu’ils sont dus. Donc, quel qu’il soit,
naufragй ou exilй sur cette оle, nous serions ingrats, si nous
nous croyions dйgagйs de toute reconnaissance envers lui. Nous
avons contractй une dette, et j’ai l’espoir que nous la payerons
un jour.

-- Vous avez raison de parler ainsi, mon cher Cyrus, rйpondit
Gйdйon Spilett. Oui, il y a un кtre, presque tout-puissant, cachй
dans quelque partie de l’оle, et dont l’influence a йtй
singuliиrement utile pour notre colonie. J’ajouterai que cet
inconnu me paraоt disposer de moyens d’action qui tiendraient du
surnaturel, si dans les faits de la vie pratique le surnaturel
йtait acceptable. Est-ce lui qui se met en communication secrиte
avec nous par le puits de Granite-House, et a-t-il ainsi
connaissance de tous nos projets? Est-ce lui qui nous a tendu
cette bouteille, quand la pirogue a fait sa premiиre excursion en
mer? Est-ce lui qui a rejetй Top des eaux du lac et donnй la mort
au dugong? Est-ce lui, comme tout porte а le croire, qui vous a
sauvй des flots, Cyrus, et cela dans des circonstances oщ tout
autre qui n’eыt йtй qu’un homme n’aurait pu agir? Si c’est lui, il
possиde donc une puissance qui le rend maоtre des йlйments.»

L’observation du reporter йtait juste, et chacun le sentait bien.

«Oui, rйpondit Cyrus Smith, si l’intervention d’un кtre humain
n’est plus douteuse pour nous, je conviens qu’il a а sa
disposition des moyens d’action en dehors de ceux dont l’humanitй
dispose. Lа est encore un mystиre, mais si nous dйcouvrons
l’homme, le mystиre se dйcouvrira aussi. La question est donc
celle-ci: devons-nous respecter l’incognito de cet кtre gйnйreux
ou devons-nous tout faire pour arriver jusqu’а lui? Quelle est
votre opinion а cet йgard?

-- Mon opinion, rйpondit Pencroff, c’est que, quel qu’il soit,
c’est un brave homme, et il a mon estime!

-- Soit, reprit Cyrus Smith, mais cela n’est pas rйpondre,
Pencroff.

-- Mon maоtre, dit alors Nab, j’ai l’idйe que nous pouvons
chercher tant que nous voudrons le monsieur dont il s’agit, mais
que nous ne le dйcouvrirons que quand il lui plaira.

-- Ce n’est pas bкte, ce que tu dis lа, Nab, rйpondit Pencroff.

-- Je suis de l’avis de Nab, rйpondit Gйdйon Spilett, mais ce
n’est pas une raison pour ne point tenter l’aventure. Que nous
trouvions ou que nous ne trouvions pas cet кtre mystйrieux, nous
aurons, au moins, rempli notre devoir envers lui.

-- Et toi, mon enfant, donne-nous ton avis, dit l’ingйnieur en se
retournant vers Harbert.

-- Ah! s’йcria Harbert, dont le regard s’animait, je voudrais le
remercier, celui qui vous a sauvй d’abord et qui nous a sauvйs
ensuite!

-- Pas dйgoыtй, mon garзon, riposta Pencroff, et moi aussi, et
nous tous! Je ne suis pas curieux, mais je donnerais bien un de
mes yeux pour voir face а face ce particulier-lа! Il me semble
qu’il doit кtre beau, grand, fort, avec une belle barbe, des
cheveux comme des rayons, et qu’il doit кtre couchй sur des
nuages, une grosse boule а la main!

-- Eh mais, Pencroff, rйpondit Gйdйon Spilett, c’est le portrait
de Dieu le pиre que vous nous faites lа!

-- Possible, Monsieur Spilett, rйpliqua le marin, mais c’est ainsi
que je me le figure!

-- Et vous, Ayrton? demanda l’ingйnieur.

-- Monsieur Smith, rйpondit Ayrton, je ne puis guиre vous donner
mon avis en cette circonstance. Ce que vous ferez sera bien fait.
Quand vous voudrez m’associer а vos recherches, je serai prкt а
vous suivre.

-- Je vous remercie, Ayrton, reprit Cyrus Smith, mais je voudrais
une rйponse plus directe а la demande que je vous ai faite. Vous
кtes notre compagnon; vous vous кtes dйjа plusieurs fois dйvouй
pour nous, et, comme tous ici, vous devez кtre consultй quand il
s’agit de prendre quelque dйcision importante. Parlez donc.

-- Monsieur Smith, rйpondit Ayrton, je pense que nous devons tout
faire pour retrouver ce bienfaiteur inconnu. Peut-кtre est-il
seul? Peut-кtre souffre-t-il? Peut-кtre est-ce une existence а
renouveler? Moi aussi, vous l’avez dit, j’ai une dette de
reconnaissance а lui payer. C’est lui, ce ne peut кtre que lui qui
soit venu а l’оle Tabor, qui y ait trouvй le misйrable que vous
avez connu, qui vous ait fait savoir qu’il y avait lа un
malheureux а sauver!... c’est donc grвce а lui que je suis
redevenu un homme. Non, je ne l’oublierai jamais!

-- C’est dйcidй, dit alors Cyrus Smith. Nous commencerons nos
recherches le plus tфt possible. Nous ne laisserons pas une partie
de l’оle inexplorйe. Nous la fouillerons jusque dans ses plus
secrиtes retraites, et que cet ami inconnu nous le pardonne en
faveur de notre intention!»

Pendant quelques jours, les colons s’employиrent activement aux
travaux de la fenaison et de la moisson. Avant de mettre а
exйcution leur projet d’explorer les parties encore inconnues de
l’оle, ils voulaient que toute indispensable besogne fыt achevйe.
C’йtait aussi l’йpoque а laquelle se rйcoltaient les divers
lйgumes provenant des plants de l’оle Tabor. Tout йtait donc а
emmagasiner, et, heureusement, la place ne manquait pas а Granite-
House, oщ l’on aurait pu engranger toutes les richesses de l’оle.
Les produits de la colonie йtaient lа, mйthodiquement rangйs, et
en lieu sыr, on peut le croire, autant а l’abri des bкtes que des
hommes. Nulle humiditй n’йtait а craindre au milieu de cet йpais
massif de granit.

Plusieurs des excavations naturelles situйes dans le couloir
supйrieur furent agrandies ou йvidйes, soit au pic, soit а la
mine, et Granite-House devint aussi un entrepфt gйnйral renfermant
les approvisionnements, les munitions, les outils et ustensiles de
rechange, en un mot tout le matйriel de la colonie.

Quant aux canons provenant du brick, c’йtaient de jolies piиces en
acier fondu qui, sur les instances de Pencroff, furent hissйs au
moyen de caliornes et de grues jusqu’au palier mкme de Granite-
House; des embrasures furent mйnagйes entre les fenкtres, et on
put bientфt les voir allonger leur gueule luisante а travers la
paroi granitique. De cette hauteur, ces bouches а feu commandaient
vйritablement toute la baie de l’union. C’йtait comme un petit
Gibraltar, et tout navire qui se fыt embossй au large de l’оlot
eыt йtй inйvitablement exposй au feu de cette batterie aйrienne.

«Monsieur Cyrus, dit un jour Pencroff, -- c’йtait le 8 novembre, -
- а prйsent que cet armement est terminй, il faut pourtant bien
que nous essayions la portйe de nos piиces.

-- Croyez-vous que cela soit utile? rйpondit l’ingйnieur.

-- C’est plus qu’utile, c’est nйcessaire! Sans cela, comment
connaоtre la distance а laquelle nous pouvons envoyer un de ces
jolis boulets dont nous sommes approvisionnйs?

-- Essayons donc, Pencroff, rйpondit l’ingйnieur. Toutefois, je
pense que nous devons faire l’expйrience en employant non la
poudre ordinaire, dont je tiens а laisser l’approvisionnement
intact, mais le pyroxile, qui ne nous manquera jamais.

-- Ces canons-lа pourront-ils supporter la dйflagration du
pyroxile? demanda le reporter, qui n’йtait pas moins dйsireux que
Pencroff d’essayer l’artillerie de Granite-House.

-- Je le crois. D’ailleurs, ajouta l’ingйnieur, nous agirons
prudemment.»

L’ingйnieur avait lieu de penser que ces canons йtaient de
fabrication excellente, et il s’y connaissait. Faits en acier
forgй, et se chargeant par la culasse, ils devaient, par lа mкme,
pouvoir supporter une charge considйrable, et par consйquent avoir
une portйe йnorme. En effet, au point de vue de l’effet utile, la
trajectoire dйcrite par le boulet doit кtre aussi tendue que
possible, et cette tension ne peut s’obtenir qu’а la condition que
le projectile soit animй d’une trиs grande vitesse initiale.

«Or, dit Cyrus Smith а ses compagnons, la vitesse initiale est en
raison de la quantitй de poudre utilisйe. Toute la question se
rйduit, dans la fabrication des piиces, а l’emploi d’un mйtal
aussi rйsistant que possible, et l’acier est incontestablement
celui de tous les mйtaux qui rйsiste le mieux. J’ai donc lieu de
penser que nos canons supporteront sans risque l’expansion des gaz
du pyroxile et donneront des rйsultats excellents.

-- Nous en serons bien plus certains quand nous aurons essayй!»
rйpondit Pencroff.

Il va sans dire que les quatre canons йtaient en parfait йtat.
Depuis qu’ils avaient йtй retirйs de l’eau, le marin s’йtait donnй
la tвche de les astiquer consciencieusement. Que d’heures il avait
passйes а les frotter, а les graisser, а les polir, а nettoyer le
mйcanisme de l’obturateur, le verrou, la vis de pression! Et
maintenant ces piиces йtaient aussi brillantes que si elles
eussent йtй а bord d’une frйgate de la marine des Йtats-Unis.

Ce jour-lа donc, en prйsence de tout le personnel de la colonie,
maоtre Jup et Top compris, les quatre canons furent successivement
essayйs. On les chargea avec du pyroxile, en tenant compte de sa
puissance explosive, qui, on l’a dit, est quadruple de celle de la
poudre ordinaire; le projectile qu’ils devaient lancer йtait
cylindro-conique.

Pencroff, tenant la corde de l’йtoupille, йtait prкt а faire feu.
Sur un signe de Cyrus Smith, le coup partit. Le boulet, dirigй sur
la mer, passa au-dessus de l’оlot et alla se perdre au large, а
une distance qu’on ne put d’ailleurs apprйcier avec exactitude.

Le second canon fut braquй sur les extrкmes roches de la pointe de
l’йpave, et le projectile, frappant une pierre aiguл а prиs de
trois milles de Granite-House, la fit voler en йclats.

C’йtait Harbert qui avait braquй le canon et qui l’avait tirй, et
il fut tout fier de son coup d’essai.

Il n’y eut que Pencroff а en кtre plus fier que lui! Un coup
pareil, dont l’honneur revenait а son cher enfant!

Le troisiиme projectile, lancй, cette fois, sur les dunes qui
formaient la cфte supйrieure de la baie de l’union, frappa le
sable а une distance d’au moins quatre milles; puis, aprиs avoir
ricochй, il se perdit en mer dans un nuage d’йcume.

Pour la quatriиme piиce, Cyrus Smith forзa un peu la charge, afin
d’en essayer l’extrкme portйe. Puis, chacun s’йtant mis а l’йcart
pour le cas oщ elle aurait йclatй, l’йtoupille fut enflammйe au
moyen d’une longue corde. Une violente dйtonation se fit entendre,
mais la piиce avait rйsistй, et les colons, s’йtant prйcipitйs а
la fenкtre, purent voir le projectile йcorner les roches du cap
mandibule, а prиs de cinq milles de Granite-House, et disparaоtre
dans le golfe du requin.

«Eh bien, Monsieur Cyrus, s’йcria Pencroff, dont les hurrahs
auraient pu rivaliser avec les dйtonations produites, qu’est-ce
que vous dites de notre batterie? Tous les pirates du Pacifique
n’ont qu’а se prйsenter devant Granite-House! Pas un n’y
dйbarquera maintenant sans notre permission!

-- Si vous m’en croyez, Pencroff, rйpondit l’ingйnieur, mieux vaut
n’en pas faire l’expйrience.

-- А propos, reprit le marin, et les six coquins qui rфdent dans
l’оle, qu’est-ce que nous en ferons? Est-ce que nous les
laisserons courir nos forкts, nos champs, nos prairies? Ce sont de
vrais jaguars, ces pirates-lа, et il me semble que nous ne devons
pas hйsiter а les traiter comme tels? Qu’en pensez-vous, Ayrton?»
ajouta Pencroff en se retournant vers son compagnon.

Ayrton hйsita d’abord а rйpondre, et Cyrus Smith regretta que
Pencroff lui eыt un peu йtourdiment posй cette question. Aussi
fut-il fort йmu, quand Ayrton rйpondit d’une voix humble:

«J’ai йtй un de ces jaguars, Monsieur Pencroff, et je n’ai pas le
droit de parler...»

Et d’un pas lent il s’йloigna.

Pencroff avait compris.

«Satanйe bкte que je suis! s’йcria-t-il. Pauvre Ayrton! Il a
pourtant droit de parler ici autant que qui que ce soit!...

-- Oui, dit Gйdйon Spilett, mais sa rйserve lui fait honneur, et
il convient de respecter ce sentiment qu’il a de son triste passй.

-- Entendu, Monsieur Spilett, rйpondit le marin, et on ne m’y
reprendra plus! J’aimerais mieux avaler ma langue que de causer un
chagrin а Ayrton! Mais revenons а la question. Il me semble que
ces bandits n’ont droit а aucune pitiй et que nous devons au plus
tфt en dйbarrasser l’оle.

-- C’est bien votre avis, Pencroff? demanda l’ingйnieur.

-- Tout а fait mon avis.

-- Et avant de les poursuivre sans merci, vous n’attendriez pas
qu’ils eussent de nouveau fait acte d’hostilitй contre nous?

-- Ce qu’ils ont fait ne suffit donc pas? demanda Pencroff, qui ne
comprenait rien а ces hйsitations.

-- Ils peuvent revenir а d’autres sentiments! dit Cyrus Smith, et
peut-кtre se repentir...

-- Se repentir, eux! s’йcria le marin en levant les йpaules.

-- Pencroff, pense а Ayrton! dit alors Harbert, en prenant la main
du marin. Il est redevenu un honnкte homme!»

Pencroff regarda ses compagnons les uns aprиs les autres. Il
n’aurait jamais cru que sa proposition dыt soulever une hйsitation
quelconque. Sa rude nature ne pouvait pas admettre que l’on
transigeвt avec les coquins qui avaient dйbarquй sur l’оle, avec
des complices de Bob Harvey, les assassins de l’йquipage du
speedy, et il les regardait comme des bкtes fauves qu’il fallait
dйtruire sans hйsitation et sans remords.

«Tiens! fit-il. J’ai tout le monde contre moi! Vous voulez faire
de la gйnйrositй avec ces gueux-lа! Soit. Puissions-nous ne pas
nous en repentir!

-- Quel danger courons-nous, dit Harbert, si nous avons soin de
nous tenir sur nos gardes?

-- Hum! fit le reporter, qui ne se prononзait pas trop. Ils sont
six et bien armйs. Que chacun d’eux s’embusque dans un coin et
tire sur l’un de nous, ils seront bientфt maоtres de la colonie!

-- Pourquoi ne l’ont-ils pas fait? rйpondit Harbert. Sans doute
parce que leur intйrкt n’йtait pas de le faire. D’ailleurs, nous
sommes six aussi.

-- Bon! Bon! rйpondit Pencroff, qu’aucun raisonnement n’eыt pu
convaincre. Laissons ces braves gens vaquer а leurs petites
occupations, et ne songeons plus а eux!

-- Allons, Pencroff, dit Nab, ne te fais pas si mйchant que cela!
Un de ces malheureux serait ici, devant toi, а bonne portйe de ton
fusil, que tu ne tirerais pas dessus...

-- Je tirerais sur lui comme sur un chien enragй, Nab, rйpondit
froidement Pencroff.

-- Pencroff, dit alors l’ingйnieur, vous avez souvent tйmoignй
beaucoup de dйfйrence а mes avis. Voulez-vous, dans cette
circonstance, vous en rapporter encore а moi?

-- Je ferai comme il vous plaira, Monsieur Smith, rйpondit le
marin, qui n’йtait nullement convaincu.

-- Eh bien, attendons, et n’attaquons que si nous sommes
attaquйs.»

Ainsi fut dйcidйe la conduite а tenir vis-а-vis des pirates, bien
que Pencroff n’en augurвt rien de bon.

On ne les attaquerait pas, mais on se tiendrait sur ses gardes.
Aprиs tout, l’оle йtait grande et fertile. Si quelque sentiment
d’honnкtetй leur йtait restй au fond de l’вme, ces misйrables
pouvaient peut-кtre s’amender. Leur intйrкt bien entendu n’йtait-
il pas, dans les conditions oщ ils avaient а vivre, de se refaire
une vie nouvelle. En tout cas, ne fыt-ce que par humanitй, on
devait attendre. Les colons n’auraient peut-кtre plus, comme
auparavant, la facilitй d’aller et de venir sans dйfiance.

Jusqu’alors ils n’avaient eu а se garder que des fauves, et
maintenant six convicts, peut-кtre de la pire espиce, rфdaient sur
leur оle. C’йtait grave, sans doute, et c’eыt йtй, pour des gens
moins braves, la sйcuritй perdue.

N’importe! Dans le prйsent, les colons avaient raison contre
Pencroff. Auraient-ils raison dans l’avenir? On le verrait.

CHAPITRE VI

Cependant, la grande prйoccupation des colons йtait d’opйrer cette
exploration complиte de l’оle, qui avait йtй dйcidйe, exploration
qui aurait maintenant deux buts: dйcouvrir d’abord l’кtre
mystйrieux dont l’existence n’йtait plus discutable, et, en mкme
temps, reconnaоtre ce qu’йtaient devenus les pirates, quelle
retraite ils avaient choisie, quelle vie ils menaient et ce qu’on
pouvait avoir а craindre de leur part.

Cyrus Smith dйsirait partir sans retard; mais, l’expйdition devant
durer plusieurs jours, il avait paru convenable de charger le
chariot de divers effets de campement et d’ustensiles qui
faciliteraient l’organisation des haltes. Or, en ce moment, un des
onaggas, blessй а la jambe, ne pouvait кtre attelй; quelques jours
de repos lui йtaient nйcessaires, et l’on crut pouvoir sans
inconvйnient remettre le dйpart d’une semaine, c’est-а-dire au 20
novembre. Le mois de novembre, sous cette latitude, correspond au
mois de mai des zones borйales. On йtait donc dans la belle
saison. Le soleil arrivait sur le tropique du Capricorne et
donnait les plus longs jours de l’annйe. L’йpoque serait donc tout
а fait favorable а l’expйdition projetйe, expйdition qui, si elle
n’atteignait pas son principal but, pouvait кtre fйconde en
dйcouvertes, surtout au point de vue des productions naturelles,
puisque Cyrus Smith se proposait d’explorer ces йpaisses forкts du
Far-West, qui s’йtendaient jusqu’а l’extrйmitй de la presqu’оle
serpentine.

Pendant les neuf jours qui allaient prйcйder le dйpart, il fut
convenu que l’on mettrait la main aux derniers travaux du plateau
de Grande-vue.

Cependant, il йtait nйcessaire qu’Ayrton retournвt au corral, oщ
les animaux domestiques rйclamaient ses soins. On dйcida donc
qu’il y passerait deux jours, et qu’il ne reviendrait а Granite-
House qu’aprиs avoir largement approvisionnй les йtables. Au
moment oщ il allait partir, Cyrus Smith lui demanda s’il voulait
que l’un d’eux l’accompagnвt, lui faisant observer que l’оle йtait
moins sыre qu’autrefois.

Ayrton rйpondit que c’йtait inutile, qu’il suffirait а la besogne,
et que, d’ailleurs, il ne craignait rien. Si quelque incident se
produisait au corral ou dans les environs, il en prйviendrait
immйdiatement les colons par un tйlйgramme а l’adresse de Granite-
House.

Ayrton partit donc le 9 dиs l’aube, emmenant le chariot, attelй
d’un seul onagga, et, deux heures aprиs, le timbre йlectrique
annonзait qu’il avait trouvй tout en ordre au corral.

Pendant ces deux jours, Cyrus Smith s’occupa d’exйcuter un projet
qui devait mettre dйfinitivement Granite-House а l’abri de toute
surprise. Il s’agissait de dissimuler absolument l’orifice
supйrieur de l’ancien dйversoir, qui йtait dйjа maзonnй et а demi
cachй sous des herbes et des plantes, а l’angle sud du lac Grant.
Rien n’йtait plus aisй, puisqu’il suffisait de surйlever de deux а
trois pieds le niveau des eaux du lac, sous lesquelles l’orifice
serait alors complиtement noyй.

Or, pour rehausser ce niveau, il n’y avait qu’а йtablir un barrage
aux deux saignйes faites au lac et par lesquelles s’alimentaient
le creek glycйrine et le creek de la grande-chute. Les colons
furent conviйs а ce travail, et les deux barrages, qui,
d’ailleurs, n’excйdaient pas sept а huit pieds en largeur sur
trois de hauteur, furent dressйs rapidement au moyen de quartiers
de roches bien cimentйs.

Ce travail achevй, il йtait impossible de soupзonner qu’а la
pointe du lac existait un conduit souterrain par lequel se
dйversait autrefois le trop-plein des eaux.

Il va sans dire que la petite dйrivation qui servait а
l’alimentation du rйservoir de Granite-House et а la manoeuvre de
l’ascenseur avait йtй soigneusement mйnagйe, et que l’eau ne
manquerait en aucun cas.

L’ascenseur une fois relevй, cette sыre et confortable retraite
dйfiait toute surprise ou coup de main.

Cet ouvrage avait йtй rapidement expйdiй, et Pencroff, Gйdйon
Spilett et Harbert trouvиrent le temps de pousser une pointe
jusqu’а port-ballon.

Le marin йtait trиs dйsireux de savoir si la petite anse au fond
de laquelle йtait mouillй le Bonadventure avait йtй visitйe par
les convicts.

«Prйcisйment, fit-il observer, ces gentlemen ont pris terre sur la
cфte mйridionale, et, s’ils ont suivi le littoral, il est а
craindre qu’ils n’aient dйcouvert le petit port, auquel cas je ne
donnerais pas un demi-dollar de notre Bonadventure.»

Les apprйhensions de Pencroff n’йtaient pas sans quelque
fondement, et une visite а port-ballon parut кtre fort opportune.

Le marin et ses compagnons partirent donc dans l’aprиs-dоnйe du 10
novembre, et ils йtaient bien armйs. Pencroff, en glissant
ostensiblement deux balles dans chaque canon de son fusil,
secouait la tкte, ce qui ne prйsageait rien de bon pour quiconque
l’approcherait de trop prиs, «bкte ou homme», dit-il.

Gйdйon Spilett et Harbert prirent aussi leur fusil, et, vers trois
heures, tous trois quittиrent Granite-House.

Nab les accompagna jusqu’au coude de la Mercy, et, aprиs leur
passage, il releva le pont. Il йtait convenu qu’un coup de fusil
annoncerait le retour des colons, et que Nab, а ce signal,
reviendrait rйtablir la communication entre les deux berges de la
riviиre.

La petite troupe s’avanзa directement par la route du port vers la
cфte mйridionale de l’оle. Ce n’йtait qu’une distance de trois
milles et demi, mais Gйdйon Spilett et ses compagnons mirent deux
heures а la franchir. Aussi, avaient-ils fouillй toute la lisiиre
de la route, tant du cфtй de l’йpaisse forкt que du cфtй du marais
des tadornes. Ils ne trouvиrent aucune trace des fugitifs, qui,
sans doute, n’йtant pas encore fixйs sur le nombre des colons et
sur les moyens de dйfense dont ils disposaient, avaient dы gagner
les portions les moins accessibles de l’оle.

Pencroff, arrivй а port-ballon, vit avec une extrкme satisfaction
le Bonadventure tranquillement mouillй dans l’йtroite crique. Du
reste, port-ballon йtait si bien cachй au milieu de ces hautes
roches, que ni de la mer, ni de la terre, on ne pouvait le
dйcouvrir, а moins d’кtre dessus ou dedans.

«Allons, dit Pencroff, ces gredins ne sont pas encore venus ici.
Les grandes herbes conviennent mieux aux reptiles, et c’est
йvidemment dans le Far-West que nous les retrouverons.

-- Et c’est fort heureux, car s’ils avaient trouvй le
Bonadventure, ajouta Harbert, ils s’en seraient emparйs pour fuir,
ce qui nous eыt empкchйs de retourner prochainement а l’оle Tabor.

-- En effet, rйpondit le reporter, il sera important d’y porter un
document qui fasse connaоtre la situation de l’оle Lincoln et la
nouvelle rйsidence d’Ayrton, pour le cas oщ le yacht йcossais
viendrait le reprendre.

-- Eh bien, le Bonadventure est toujours lа, Monsieur Spilett!
rйpliqua le marin. Son йquipage et lui sont prкts а partir au
premier signal!

-- Je pense, Pencroff, que ce sera chose а faire dиs que notre
expйdition dans l’оle sera terminйe. Il est possible, aprиs tout,
que cet inconnu, si nous parvenons а le trouver, en sache long et
sur l’оle Lincoln et sur l’оle Tabor. N’oublions pas qu’il est
l’auteur incontestable du document, et il sait peut-кtre а quoi
s’en tenir sur le retour du yacht!

-- Mille diables! s’йcria Pencroff, qui зa peut-il bien кtre? Il
nous connaоt, ce personnage, et nous ne le connaissons pas! Si
c’est un simple naufragй, pourquoi se cache-t-il? Nous sommes de
braves gens, je suppose, et la sociйtй de braves gens n’est
dйsagrйable а personne! Est-il venu volontairement ici? Peut-il
quitter l’оle si cela lui plaоt? Y est-il encore? N’y est-il
plus?...»

En causant ainsi, Pencroff, Harbert et Gйdйon Spilett s’йtaient
embarquйs et parcouraient le pont du Bonadventure. Tout а coup, le
marin, ayant examinй la bitte sur laquelle йtait tournй le cвble
de l’ancre:

«Ah! Par exemple! s’йcria-t-il. Voilа qui est fort!

-- Qu’y a-t-il, Pencroff? demanda le reporter.

-- Il y a que ce n’est pas moi qui ai fait ce noeud!»

Et Pencroff montrait une corde qui amarrait le cвble sur la bitte
mкme, pour l’empкcher de dйraper.

«Comment, ce n’est pas vous? demanda Gйdйon Spilett.

-- Non! J’en jurerais. Ceci est un noeud plat, et j’ai l’habitude
de faire deux demi-clefs.

-- Vous vous serez trompй, Pencroff.

-- Je ne me suis pas trompй! Affirma le marin. On a зa dans la
main, naturellement, et la main ne se trompe pas!

-- Alors, les convicts seraient donc venus а bord? demanda
Harbert.

-- Je n’en sais rien, rйpondit Pencroff, mais ce qui est certain,
c’est qu’on a levй l’ancre du Bonadventure et qu’on l’a mouillйe
de nouveau! Et tenez! Voilа une autre preuve. On a filй du cвble
de l’ancre, et sa garniture n’est plus au portage de l’йcubier. Je
vous rйpиte qu’on s’est servi de notre embarcation!

-- Mais si les convicts s’en йtaient servis, ou ils l’auraient
pillйe, ou bien ils auraient fui...

-- Fui!... oщ cela?... А l’оle Tabor?... rйpliqua Pencroff!
Croyez-vous donc qu’ils se seraient hasardйs sur un bateau d’un
aussi faible tonnage?

-- Il faudrait, d’ailleurs, admettre qu’ils avaient connaissance
de l’оlot, rйpondit le reporter.

-- Quoi qu’il en soit, dit le marin, aussi vrai que je suis
Bonadventure Pencroff, du Vineyard, notre Bonadventure a naviguй
sans nous!»

Le marin йtait tellement affirmatif que ni Gйdйon Spilett ni
Harbert ne purent contester son dire.

Il йtait йvident que l’embarcation avait йtй dйplacйe, plus ou
moins, depuis que Pencroff l’avait ramenйe а port-ballon. Pour le
marin, il n’y avait aucun doute que l’ancre n’eыt йtй levйe, puis
ensuite renvoyйe par le fond. Or, pourquoi ces deux manoeuvres, si
le bateau n’avait pas йtй employй а quelque expйdition?

«Mais comment n’aurions-nous pas vu le Bonadventure passer au
large de l’оle? fit observer le reporter, qui tenait а formuler
toutes les objections possibles.

-- Eh! Monsieur Spilett, rйpondit le marin, il suffit de partir la
nuit avec une bonne brise, et, en deux heures, on est hors de vue
de l’оle!

-- Eh bien, reprit Gйdйon Spilett, je le demande encore, dans quel
but les convicts se seraient-ils servis du Bonadventure, et
pourquoi, aprиs s’en кtre servis, l’auraient-ils ramenй au port?

-- Eh! Monsieur Spilett, rйpondit le marin, mettons cela au nombre
des choses inexplicables, et n’y pensons plus! L’important йtait
que le Bonadventure fыt lа, et il y est. Malheureusement, si les
convicts le prenaient une seconde fois, il pourrait bien ne plus
se retrouver а sa place!

-- Alors, Pencroff, dit Harbert, peut-кtre serait-il prudent de
ramener le Bonadventure devant Granite-House?

-- Oui et non, rйpondit Pencroff, ou plutфt non. L’embouchure de
la Mercy est un mauvais endroit pour un bateau, et la mer y est
dure.

-- Mais en le halant sur le sable, jusqu’au pied mкme des
cheminйes?...

-- Peut-кtre... oui..., rйpondit Pencroff. En tout cas, puisque
nous devons quitter Granite-House pour une assez longue
expйdition, je crois que le Bonadventure sera plus en sыretй ici
pendant notre absence, et que nous ferons bien de l’y laisser
jusqu’а ce que l’оle soit purgйe de ces coquins.

-- C’est aussi mon avis, dit le reporter. Au moins, en cas de
mauvais temps, il ne sera pas exposй comme il le serait а
l’embouchure de la Mercy.

-- Mais si les convicts allaient de nouveau lui rendre visite! dit
Harbert.

-- Eh bien, mon garзon, rйpondit Pencroff, ne le retrouvant plus
ici, ils auraient vite fait de le chercher du cфtй de Granite-
House, et, pendant notre absence, rien ne les empкcherait de s’en
emparer! Je pense donc, comme M Spilett, qu’il faut le laisser а
port-ballon. Mais lorsque nous serons revenus, si nous n’avons pas
dйbarrassй l’оle de ces gredins-lа, il sera prudent de ramener
notre bateau а Granite-House jusqu’au moment oщ il n’aura plus а
craindre aucune mйchante visite.

-- C’est convenu. En route!» dit le reporter.

Pencroff, Harbert et Gйdйon Spilett, quand ils furent de retour а
Granite-House, firent connaоtre а l’ingйnieur ce qui s’йtait
passй, et celui-ci approuva leurs dispositions pour le prйsent et
pour l’avenir. Il promit mкme au marin d’йtudier la portion du
canal situйe entre l’оlot et la cфte, afin de voir s’il ne serait
pas possible d’y crйer un port artificiel au moyen de barrages. De
cette faзon, le Bonadventure serait toujours а portйe, sous les
yeux des colons, et au besoin sous clй.

Le soir mкme, on envoya un tйlйgramme а Ayrton pour le prier de
ramener du corral une couple de chиvres que Nab voulait acclimater
sur les prairies du plateau. Chose singuliиre, Ayrton n’accusa pas
rйception de la dйpкche, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire.
Cela ne laissa pas d’йtonner l’ingйnieur. Mais il pouvait se faire
qu’Ayrton ne fыt pas en ce moment au corral, ou mкme qu’il fыt en
route pour revenir а Granite-House. En effet, deux jours s’йtaient
йcoulйs depuis son dйpart, et il avait йtй dйcidй que le 10 au
soir, ou le 11 au plus tard, dиs le matin, il serait de retour.

Les colons attendirent donc qu’Ayrton se montrвt sur les hauteurs
de Grande-vue. Nab et Harbert veillиrent mкme aux approches du
pont, afin de le baisser dиs que leur compagnon se prйsenterait.

Mais, vers dix heures du soir, il n’йtait aucunement question
d’Ayrton. On jugea donc convenable de lancer une nouvelle dйpкche,
demandant une rйponse immйdiate.

Le timbre de Granite-House resta muet.

Alors l’inquiйtude des colons fut grande. Que s’йtait-il passй?
Ayrton n’йtait-il donc plus au corral, ou, s’il s’y trouvait
encore, n’avait-il plus la libertй de ses mouvements? Devait-on
aller au corral par cette nuit obscure?

On discuta. Les uns voulaient partir, les autres rester.

«Mais, dit Harbert, peut-кtre quelque accident s’est-il produit
dans l’appareil tйlйgraphique et ne fonctionne-t-il plus?

-- Cela se peut, dit le reporter.

-- Attendons а demain, rйpondit Cyrus Smith. Il est possible, en
effet, qu’Ayrton n’ait pas reзu notre dйpкche, ou mкme que nous
n’ayons pas reзu la sienne.»

On attendit, et, cela se comprend, non sans une certaine anxiйtй.

Dиs les premiиres lueurs du jour, -- 11 novembre, -- Cyrus Smith
lanзait encore le courant йlectrique а travers le fil et ne
recevait aucune rйponse.

Il recommenзa: mкme rйsultat.

«En route pour le corral! dit-il.

-- Et bien armйs!» ajouta Pencroff.

Il fut aussitфt dйcidй que Granite-House ne resterait pas seul et
que Nab y demeurerait. Aprиs avoir accompagnй ses compagnons
jusqu’au creek glycйrine, il relиverait le pont, et, embusquй
derriиre un arbre, il guetterait soit leur retour, soit celui
d’Ayrton. Au cas oщ les pirates se prйsenteraient et essayeraient
de franchir le passage, il tenterait de les arrкter а coups de
fusil, et, en fin de compte, il se rйfugierait dans Granite-House,
oщ, l’ascenseur une fois relevй, il serait en sыretй.

Cyrus Smith, Gйdйon Spilett, Harbert et Pencroff devaient se
rendre directement au corral, et, s’ils n’y trouvaient point
Ayrton, battre le bois dans les environs.

А six heures du matin, l’ingйnieur et ses trois compagnons avaient
passй le creek glycйrine, et Nab se postait derriиre un lйger
йpaulement que couronnaient quelques grands dragonniers, sur la
rive gauche du ruisseau.

Les colons, aprиs avoir quittй le plateau de Grande-vue, prirent
immйdiatement la route du corral.

Ils portaient le fusil sur le bras, prкts а faire feu а la moindre
dйmonstration hostile. Les deux carabines et les deux fusils
avaient йtй chargйs а balle. De chaque cфtй de la route, le fourrй
йtait йpais et pouvait aisйment cacher des malfaiteurs, qui, grвce
а leurs armes, eussent йtй vйritablement redoutables.

Les colons marchaient rapidement et en silence. Top les prйcйdait,
tantфt courant sur la route, tantфt faisant quelque crochet sous
bois, mais toujours muet et ne paraissant rien pressentir
d’insolite.

Et l’on pouvait compter que le fidиle chien ne se laisserait pas
surprendre et qu’il aboierait а la moindre apparence de danger. En
mкme temps que la route, Cyrus Smith et ses compagnons suivaient
le fil tйlйgraphique qui reliait le corral et Granite-House. Aprиs
avoir marchй pendant deux milles environ, ils n’y avaient encore
remarquй aucune solution de continuitй. Les poteaux йtaient en bon
йtat, les isoloirs intacts, le fil rйguliиrement tendu. Toutefois,
а partir de ce point, l’ingйnieur observa que cette tension
paraissait кtre moins complиte, et enfin, arrivй au poteau n° 74,
Harbert, qui tenait les devants, s’arrкta en criant: «le fil est
rompu!»

Ses compagnons pressиrent le pas et arrivиrent а l’endroit oщ le
jeune garзon s’йtait arrкtй.

Lа, le poteau renversй se trouvait en travers de la route. La
solution de continuitй du fil йtait donc constatйe, et il йtait
йvident que les dйpкches de Granite-House n’avaient pu кtre reзues
au corral, ni celles du corral а Granite-House.

«Ce n’est pas le vent qui a renversй ce poteau, fit observer
Pencroff.

-- Non, rйpondit Gйdйon Spilett. La terre a йtй creusйe а son
pied, et il a йtй dйracinй de main d’homme.

-- En outre, le fil est brisй, ajouta Harbert, en montrant les
deux bouts du fil de fer, qui avait йtй violemment rompu.

-- La cassure est-elle fraоche? demanda Cyrus Smith.

-- Oui, rйpondit Harbert, et il y a certainement peu de temps que
la rupture a йtй produite.

-- Au corral! Au corral!» s’йcria le marin.

Les colons se trouvaient alors а mi-chemin de Granite-House et du
corral. Il leur restait donc encore deux milles et demi а
franchir. Ils prirent le pas de course. En effet, on devait
craindre que quelque grave йvйnement ne se fыt accompli au corral.
Sans doute, Ayrton avait pu envoyer un tйlйgramme qui n’йtait pas
arrivй, et ce n’йtait pas lа la raison qui devait inquiйter ses
compagnons, mas, circonstance plus inexplicable, Ayrton, qui avait
promis de revenir la veille au soir, n’avait pas reparu. Enfin, ce
n’йtait pas sans motif que toute communication avait йtй
interrompue entre le corral et Granite-House, et quels autres que
les convicts avaient intйrкt а interrompre cette communication?

Les colons couraient donc, le coeur serrй par l’йmotion. Ils
s’йtaient sincиrement attachйs а leur nouveau compagnon. Allaient-
ils le trouver frappй de la main mкme de ceux dont il avait йtй
autrefois le chef?

Bientфt ils arrivиrent а l’endroit oщ la route longeait ce petit
ruisseau dйrivй du creek rouge, qui irriguait les prairies du
corral. Ils avaient alors modйrй leur pas, afin de ne pas se
trouver essoufflйs au moment oщ la lutte allait peut-кtre devenir
nйcessaire. Les fusils n’йtaient plus au cran de repos, mais
armйs. Chacun surveillait un cфtй de la forкt. Top faisait
entendre quelques sourds grognements qui n’йtaient pas de bon
augure. Enfin, l’enceinte palissadйe apparut а travers les arbres.
On n’y voyait aucune trace de dйgвts. La porte en йtait fermйe
comme а l’ordinaire. Un silence profond rйgnait dans le corral. Ni
les bкlements accoutumйs des mouflons, ni la voix d’Ayrton ne se
faisaient entendre.

«Entrons!» dit Cyrus Smith.

Et l’ingйnieur s’avanзa, pendant que ses compagnons, faisant le
guet а vingt pas de lui, йtaient prкts а faire feu.

Cyrus Smith leva le loquet intйrieur de la porte, et il allait
repousser un des battants, quand Top aboya avec violence. Une
dйtonation йclata au-dessus de la palissade, et un cri de douleur
lui rйpondit.

Harbert, frappй d’une balle, gisait а terre!

CHAPITRE VIII

Au cri d’Harbert, Pencroff, laissant tomber son arme, s’йtait
йlancй vers lui.

«Ils l’ont tuй! s’йcria-t-il! Lui, mon enfant! Ils l’ont tuй!»

Cyrus Smith, Gйdйon Spilett s’йtaient prйcipitйs vers Harbert. Le
reporter йcoutait si le coeur du pauvre enfant battait encore.

«Il vit, dit-il. Mais il faut le transporter...

-- А Granite-House? C’est impossible! rйpondit l’ingйnieur.

-- Au corral, alors! s’йcria Pencroff.

-- Un instant», dit Cyrus Smith.

Et il s’йlanзa sur la gauche de maniиre а contourner l’enceinte.
Lа, il se vit en prйsence d’un convict qui, l’ajustant, lui
traversa le chapeau d’une balle. Quelques secondes aprиs, avant
mкme qu’il eыt eu le temps de tirer son second coup, il tombait,
frappй au coeur par le poignard de Cyrus Smith, plus sыr encore
que son fusil.

Pendant ce temps, Gйdйon Spilett et le marin se hissaient aux
angles de la palissade, ils en enjambaient le faоte, ils sautaient
dans l’enceinte, ils renversaient les йtais qui maintenaient la
porte intйrieurement, ils se prйcipitaient dans la maison qui
йtait vide, et, bientфt, le pauvre Harbert reposait sur le lit
d’Ayrton. Quelques instants aprиs, Cyrus Smith йtait prиs de lui.

А voir Harbert inanimй, la douleur du marin fut terrible. Il
sanglotait, il pleurait, il voulait se briser la tкte contre la
muraille. Ni l’ingйnieur ni le reporter ne purent le calmer.
L’йmotion les suffoquait eux-mкmes. Ils ne pouvaient parler.

Toutefois, ils firent tout ce qui dйpendait d’eux pour disputer а
la mort le pauvre enfant qui agonisait sous leurs yeux. Gйdйon
Spilett, aprиs tant d’incidents dont sa vie avait йtй semйe,
n’йtait pas sans avoir quelque pratique de mйdecine courante.

Il savait un peu de tout, et maintes circonstances s’йtaient dйjа
rencontrйes dans lesquelles il avait dы soigner des blessures
produites soit par une arme blanche, soit par une arme а feu. Aidй
de Cyrus Smith, il procйda donc aux soins que rйclamait l’йtat
d’Harbert.

Tout d’abord, le reporter fut frappй de la stupeur gйnйrale qui
l’accablait, stupeur due soit а l’hйmorragie, soit mкme а la
commotion, si la balle avait heurtй un os avec assez de force pour
dйterminer une secousse violente.

Harbert йtait extrкmement pвle, et son pouls d’une faiblesse telle
que Gйdйon Spilett ne le sentit battre qu’а de longs intervalles,
comme s’il eыt йtй sur le point de s’arrкter. En mкme temps, il y
avait une rйsolution presque complиte des sens et de
l’intelligence. Ces symptфmes йtaient trиs graves.

La poitrine d’Harbert fut mise а nu, et, le sang ayant йtй йtanchй
а l’aide de mouchoirs, elle fut lavйe а l’eau froide.

La contusion, ou plutфt la plaie contuse apparut. Un trou ovalisй
existait sur la poitrine entre la troisiиme et la quatriиme cфte.
C’est lа que la balle avait atteint Harbert.

Cyrus Smith et Gйdйon Spilett retournиrent alors le pauvre enfant,
qui laissa йchapper un gйmissement si faible, qu’on eыt pu croire
que c’йtait son dernier soupir. Une autre plaie contuse
ensanglantait le dos d’Harbert, et la balle qui l’avait frappй
s’en йchappa aussitфt.

«Dieu soit louй! dit le reporter, la balle n’est pas restйe dans
le corps, et nous n’aurons pas а l’extraire.

-- Mais le coeur?... demanda Cyrus Smith.

-- Le coeur n’a pas йtй touchй, sans quoi Harbert serait mort!

-- Mort!» s’йcria Pencroff, qui poussa un rugissement!

Le marin n’avait entendu que les derniers mots prononcйs par le
reporter.

«Non, Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, non! Il n’est pas mort. Son
pouls bat toujours! Il a fait mкme entendre un gйmissement. Mais,
dans l’intйrкt mкme de votre enfant, calmez-vous. Nous avons
besoin de tout notre sang-froid. Ne nous le faites pas perdre, mon
ami.»

Pencroff se tut, mais, une rйaction s’opйrant en lui, de grosses
larmes inondиrent son visage.

Cependant, Gйdйon Spilett essayait de rappeler ses souvenirs et de
procйder avec mйthode. D’aprиs son observation, il n’йtait pas
douteux, pour lui, que la balle, entrйe par devant, ne fыt sortie
par derriиre.

Mais quels ravages cette balle avait-elle causйs dans son passage?
Quels organes essentiels йtaient atteints? Voilа ce qu’un
chirurgien de profession eыt а peine pu dire en ce moment, et, а
plus forte raison, le reporter.

Cependant, il savait une chose: c’est qu’il aurait а prйvenir
l’йtranglement inflammatoire des parties lйsйes, puis а combattre
l’inflammation locale et la fiиvre qui rйsulteraient de cette
blessure, -- blessure mortelle peut-кtre! Or, quels topiques,
quels antiphlogistiques employer? Par quels moyens dйtourner cette
inflammation? En tout cas, ce qui йtait important, c’йtait que les
deux plaies fussent pansйes sans retard. Il ne parut pas
nйcessaire а Gйdйon Spilett de provoquer un nouvel йcoulement du
sang, en les lavant а l’eau tiиde et en en comprimant les lиvres.
L’hйmorragie avait йtй trиs abondante, et Harbert n’йtait dйjа que
trop affaibli par la perte de son sang.

Le reporter crut donc devoir se contenter de laver les deux plaies
а l’eau froide.

Harbert йtait placй sur le cфtй gauche, et il fut maintenu dans
cette position.

«Il ne faut pas qu’il remue, dit Gйdйon Spilett. Il est dans la
position la plus favorable pour que les plaies du dos et de la
poitrine puissent suppurer а l’aise, et un repos absolu est
nйcessaire.

-- Quoi! Nous ne pouvons le transporter а Granite-House? demanda
Pencroff.

-- Non, Pencroff, rйpondit le reporter.

-- Malйdiction! s’йcria le marin, dont le poing se tourna vers le
ciel.

-- Pencroff!» dit Cyrus Smith.

Gйdйon Spilett s’йtait remis а examiner l’enfant blessй avec une
extrкme attention. Harbert йtait toujours si affreusement pвle que
le reporter se sentit troublй.

«Cyrus, dit-il, je ne suis pas mйdecin... je suis dans une
perplexitй terrible... il faut que vous m’aidiez de vos conseils,
de votre expйrience!...

-- Reprenez votre calme..., mon ami, rйpondit l’ingйnieur, en
serrant la main du reporter... jugez avec sang-froid... ne pensez
qu’а ceci: il faut sauver Harbert!»

Ces paroles rendirent а Gйdйon Spilett cette possession de lui-
mкme, que, dans un instant de dйcouragement, le vif sentiment de
sa responsabilitй lui avait fait perdre. Il s’assit prиs du lit.

Cyrus Smith se tint debout. Pencroff avait dйchirй sa chemise, et,
machinalement, il faisait de la charpie.

Gйdйon Spilett expliqua alors а Cyrus Smith qu’il croyait devoir,
avant tout, arrкter l’hйmorragie, mais non pas fermer les deux
plaies, ni provoquer leur cicatrisation immйdiate, parce qu’il y
avait eu perforation intйrieure et qu’il ne fallait pas laisser la
suppuration s’accumuler dans la poitrine.

Cyrus Smith l’approuva complиtement, et il fut dйcidй qu’on
panserait les deux plaies sans essayer de les fermer par une
coaptation immйdiate. Fort heureusement, il ne sembla pas qu’elles
eussent besoin d’кtre dйbridйes.

Et maintenant, pour rйagir contre l’inflammation qui surviendrait,
les colons possйdaient-ils un agent efficace?

Oui! Ils en avaient un, car la nature l’a gйnйreusement prodiguй.
Ils avaient l’eau froide, c’est-а-dire le sйdatif le plus puissant
dont on puisse se servir contre l’inflammation des plaies, l’agent
thйrapeutique le plus efficace dans les cas graves, et qui,
maintenant, est adoptй de tous les mйdecins. L’eau froide a, de
plus, l’avantage de laisser la plaie dans un repos absolu et de la
prйserver de tout pansement prйmaturй, avantage considйrable,
puisqu’il est dйmontrй par l’expйrience que le contact de l’air
est funeste pendant les premiers jours.

Gйdйon Spilett et Cyrus Smith raisonnиrent ainsi avec leur simple
bon sens, et ils agirent comme eыt fait le meilleur chirurgien.
Des compresses de toile furent appliquйes sur les deux blessures
du pauvre Harbert et durent кtre constamment imbibйes d’eau
froide.

Le marin avait, tout d’abord, allumй du feu dans la cheminйe de
l’habitation, qui ne manquait pas des choses nйcessaires а la vie.
Du sucre d’йrable, des plantes mйdicinales -- celles-lа mкmes que
le jeune garзon avait cueillies sur les berges du lac Grant --
permirent de faire quelques rafraоchissantes tisanes, et on les
lui fit prendre sans qu’il s’en rendоt compte. Sa fiиvre йtait
extrкmement forte, et toute la journйe et la nuit se passиrent
ainsi sans qu’il eыt repris connaissance. La vie d’Harbert ne
tenait plus qu’а un fil, et ce fil pouvait se rompre а tout
instant.

Le lendemain, 12 novembre, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent
quelque espoir. Harbert йtait revenu de sa longue stupeur. Il
ouvrit les yeux, il reconnut Cyrus Smith, le reporter, Pencroff.
Il prononзa deux ou trois mots. Il ne savait ce qui s’йtait passй.
On le lui apprit, et Gйdйon Spilett le supplia de garder un repos
absolu, lui disant que sa vie n’йtait pas en danger et que ses
blessures se cicatriseraient en quelques jours. Du reste, Harbert
ne souffrait presque pas, et cette eau froide, dont on les
arrosait incessamment, empкchait toute inflammation des plaies. La
suppuration s’йtablissait d’une faзon rйguliиre, la fiиvre ne
tendait pas а augmenter, et l’on pouvait espйrer que cette
terrible blessure n’entraоnerait aucune catastrophe. Pencroff
sentit son coeur se dйgonfler peu а peu. Il йtait comme une soeur
de charitй, comme une mиre au lit de son enfant.

Harbert s’assoupit de nouveau, mais son sommeil parut кtre
meilleur.

«Rйpйtez-moi que vous espйrez, Monsieur Spilett! dit Pencroff.
Rйpйtez-moi que vous sauverez Harbert!

-- Oui, nous le sauverons! rйpondit le reporter. La blessure est
grave, et peut-кtre mкme la balle a-t-elle traversй le poumon,
mais la perforation de cet organe n’est pas mortelle.

-- Dieu vous entende!» rйpйta Pencroff.

Comme on le pense bien, depuis vingt-quatre heures qu’ils йtaient
au corral, les colons n’avaient eu d’autre pensйe que de soigner
Harbert. Ils ne s’йtaient prйoccupйs ni du danger qui pouvait les
menacer si les convicts revenaient, ni des prйcautions а prendre
pour l’avenir.

Mais ce jour-lа, pendant que Pencroff veillait au lit du malade,
Cyrus Smith et le reporter s’entretinrent de ce qu’il convenait de
faire.

Tout d’abord, ils parcoururent le corral. Il n’y avait aucune
trace d’Ayrton. Le malheureux avait-il йtй entraоnй par ses
anciens complices? Avait-il йtй surpris par eux dans le corral?
Avait-il luttй et succombй dans la lutte? Cette derniиre hypothиse
n’йtait que trop probable. Gйdйon Spilett, au moment oщ il
escaladait l’enceinte palissadйe, avait parfaitement aperзu l’un
des convicts qui s’enfuyait par le contrefort sud du mont Franklin
et vers lequel Top s’йtait prйcipitй. C’йtait l’un de ceux dont le
canot s’йtait brisй sur les roches, а l’embouchure de la Mercy.
D’ailleurs, celui que Cyrus Smith avait tuй, et dont le cadavre
fut retrouvй en dehors de l’enceinte, appartenait bien а la bande
de Bob Harvey.

Quant au corral, il n’avait encore subi aucune dйvastation. Les
portes en йtaient fermйes, et les animaux domestiques n’avaient pu
se disperser dans la forкt. On ne voyait, non plus, aucune trace
de lutte, aucun dйgвt, ni а l’habitation, ni а la palissade.

Seulement, les munitions, dont Ayrton йtait approvisionnй, avaient
disparu avec lui.

«Le malheureux aura йtй surpris, dit Cyrus Smith, et, comme il
йtait homme а se dйfendre, il aura succombй.

-- Oui! Cela est а craindre! rйpondit le reporter. Puis, sans
doute, les convicts se sont installйs au corral, oщ ils trouvaient
tout en abondance, et ils n’ont pris la fuite que lorsqu’ils nous
ont vus arriver. Il est bien йvident aussi qu’а ce moment Ayrton,
mort ou vivant, n’йtait plus ici.

-- Il faudra battre la forкt, dit l’ingйnieur, et dйbarrasser
l’оle de ces misйrables. Les pressentiments de Pencroff ne le
trompaient pas, quand il voulait qu’on leur donnвt la chasse comme
а des bкtes fauves. Cela nous eыt йpargnй bien des malheurs!

-- Oui, rйpondit le reporter, mais maintenant nous avons le droit
d’кtre sans pitiй!

-- En tout cas, dit l’ingйnieur, nous sommes forcйs d’attendre
quelque temps et de rester au corral jusqu’au moment oщ l’on
pourra sans danger transporter Harbert а Granite-House.

-- Mais Nab? demanda le reporter.

-- Nab est en sыretй.

-- Et si, inquiet de notre absence, il se hasardait а venir?

-- Il ne faut pas qu’il vienne! rйpondit vivement Cyrus Smith. Il
serait assassinй en route!

-- C’est qu’il est bien probable qu’il cherchera а nous rejoindre!

-- Ah! Si le tйlйgraphe fonctionnait encore, on pourrait le
prйvenir! Mais c’est impossible maintenant! Quant а laisser seuls
ici Pencroff et Harbert, nous ne le pouvons pas!... eh bien,
j’irai seul а Granite-House.

-- Non, non! Cyrus, rйpondit le reporter, il ne faut pas que vous
vous exposiez! Votre courage n’y pourrait rien. Ces misйrables
surveillent йvidemment le corral, ils sont embusquйs dans les bois
йpais qui l’entourent, et, si vous partiez, nous aurions bientфt а
regretter deux malheurs au lieu d’un!

-- Mais Nab? rйpйtait l’ingйnieur. Voilа vingt-quatre heures qu’il
est sans nouvelles de nous! Il voudra venir!

-- Et comme il sera encore moins sur ses gardes que nous ne le
serions nous-mкmes, rйpondit Gйdйon Spilett, il sera frappй! ...

-- N’y a-t-il donc pas moyen de le prйvenir?»

Pendant que l’ingйnieur rйflйchissait, ses regards tombиrent sur
Top, qui, allant et venant, semblait dire: «est-ce que je ne suis
pas lа, moi?»

«Top!» s’йcria Cyrus Smith.

L’animal bondit а l’appel de son maоtre.

«Oui, Top ira! dit le reporter, qui avait compris l’ingйnieur. Top
passera oщ nous ne passerions pas! Il portera а Granite-House des
nouvelles du corral, et il nous rapportera celles de Granite-
House!

-- Vite! rйpondit Cyrus Smith. Vite!»

Gйdйon Spilett avait rapidement dйchirй une page de son carnet, et
il y йcrivit ces lignes:

«Harbert blessй. Nous sommes au corral. Tiens-toi sur tes gardes.
Ne quitte pas Granite-House. Les convicts ont-ils paru aux
environs? rйponse par Top.»

Ce billet laconique contenait tout ce que Nab devait apprendre et
lui demandait en mкme temps tout ce que les colons avaient intйrкt
а savoir. Il fut pliй et attachй au collier de Top, d’une faзon
trиs apparente.

«Top! Mon chien, dit alors l’ingйnieur en caressant l’animal, Nab,
Top! Nab! Va! Va!»

Top bondit а ces paroles. Il comprenait, il devinait ce qu’on
exigeait de lui. La route du corral lui йtait familiиre. En moins
d’une demi-heure, il pouvait l’avoir franchie, et il йtait permis
d’espйrer que lа oщ ni Cyrus Smith ni le reporter n’auraient pu se
hasarder sans danger, Top, courant dans les herbes ou sous la
lisiиre du bois, passerait inaperзu.

L’ingйnieur alla а la porte du corral, et il en repoussa un des
battants.

«Nab! Top, Nab!» rйpйta encore une fois l’ingйnieur, en йtendant
la main dans la direction de Granite-House.

Top s’йlanзa au dehors et disparut presque aussitфt.

«Il arrivera! dit le reporter.

-- Oui, et il reviendra, le fidиle animal!

-- Quelle heure est-il? demanda Gйdйon Spilett.

-- Dix heures.

-- Dans une heure il peut кtre ici. Nous guetterons son retour.»

La porte du corral fut refermйe. L’ingйnieur et le reporter
rentrиrent dans la maison. Harbert йtait alors profondйment
assoupi. Pencroff maintenait ses compresses dans un йtat permanent
d’humiditй.

Gйdйon Spilett, voyant qu’il n’y avait rien а faire en ce moment,
s’occupa de prйparer quelque nourriture, tout en surveillant avec
soin la partie de l’enceinte adossйe au contrefort, par laquelle
une agression pouvait se produire.

Les colons attendirent le retour de Top, non sans anxiйtй. Un peu
avant onze heures, Cyrus Smith et le reporter, la carabine а la
main, йtaient derriиre la porte, prкts а l’ouvrir au premier
aboiement de leur chien. Ils ne doutaient pas que si Top avait pu
arriver heureusement а Granite-House, Nab ne l’eыt immйdiatement
renvoyй.

Ils йtaient tous deux lа, depuis dix minutes environ, quand une
dйtonation retentit et fut aussitфt suivie d’aboiements rйpйtйs.

L’ingйnieur ouvrit la porte, et, voyant encore un reste de fumйe а
cent pas dans le bois, il fit feu dans cette direction.

Presque aussitфt Top bondit dans le corral, dont la porte fut
vivement refermйe.

«Top, Top!» s’йcria l’ingйnieur, en prenant la bonne grosse tкte
du chien entre ses bras. Un billet йtait attachй а son cou, et
Cyrus Smith lut ces mots, tracйs de la grosse йcriture de Nab:

«Point de pirates aux environs de Granite-House. Je ne bougerai
pas. Pauvre M Harbert!»

CHAPITRE VIII

Ainsi, les convicts йtaient toujours lа, йpiant le corral, et
dйcidйs а tuer les colons l’un aprиs l’autre! Il n’y avait plus
qu’а les traiter en bкtes fйroces. Mais de grandes prйcautions
devaient кtre prises, car ces misйrables avaient, en ce moment,
l’avantage de la situation, voyant et n’йtant pas vus, pouvant
surprendre par la brusquerie de leur attaque et ne pouvant кtre
surpris.

Cyrus Smith s’arrangea donc de maniиre а vivre au corral, dont les
approvisionnements, d’ailleurs, pouvaient suffire pendant un assez
long temps. La maison d’Ayrton avait йtй pourvue de tout ce qui
йtait nйcessaire а la vie, et les convicts, effrayйs par l’arrivйe
des colons, n’avaient pas eu le temps de la mettre au pillage. Il
йtait probable, ainsi que le fit observer Gйdйon Spilett, que les
choses s’йtaient passйes comme suit: les six convicts, dйbarquйs
sur l’оle, en avaient suivi le littoral sud, et, aprиs avoir
parcouru le double rivage de la presqu’оle serpentine, n’йtant
point d’humeur а s’aventurer sous les bois du Far-West, ils
avaient atteint l’embouchure de la riviиre de la chute. Une fois а
ce point, en remontant la rive droite du cours d’eau, ils йtaient
arrivйs aux contreforts du mont Franklin, entre lesquels il йtait
naturel qu’ils cherchassent quelque retraite, et ils n’avaient pu
tarder а dйcouvrir le corral, alors inhabitй. Lа, ils s’йtaient
vraisemblablement installйs en attendant le moment de mettre а
exйcution leurs abominables projets.

L’arrivйe d’Ayrton les avait surpris, mais ils йtaient parvenus а
s’emparer du malheureux, et... la suite se devinait aisйment!

Maintenant, les convicts -- rйduits а cinq, il est vrai, mais bien
armйs -- rфdaient dans les bois, et s’y aventurer, c’йtait
s’exposer а leurs coups, sans qu’il y eыt possibilitй ni de les
parer, ni de les prйvenir.

«Attendre! Il n’y a pas autre chose а faire! rйpйtait Cyrus Smith.
Lorsque Harbert sera guйri, nous pourrons organiser une battue
gйnйrale de l’оle et avoir raison de ces convicts. Ce sera l’objet
de notre grande expйdition, en mкme temps...

-- Que la recherche de notre protecteur mystйrieux, ajouta Gйdйon
Spilett, en achevant la phrase de l’ingйnieur. Ah! Il faut avouer,
mon cher Cyrus, que, cette fois, sa protection nous a fait dйfaut,
et au moment mкme oщ elle nous eыt йtй le plus nйcessaire!

-- Qui sait! rйpondit l’ingйnieur.

-- Que voulez-vous dire? demanda le reporter.

-- Que nous ne sommes pas au bout de nos peines, mon cher Spilett,
et que la puissante intervention aura peut-кtre encore l’occasion
de s’exercer. Mais il ne s’agit pas de cela. La vie d’Harbert
avant tout.»

C’йtait la plus douloureuse prйoccupation des colons. Quelques
jours se passиrent, et l’йtat du pauvre garзon n’avait
heureusement pas empirй. Or, du temps gagnй sur la maladie,
c’йtait beaucoup. L’eau froide, toujours maintenue а la
tempйrature convenable, avait absolument empкchй l’inflammation
des plaies. Il sembla mкme au reporter que cette eau, un peu
sulfureuse, -- ce qu’expliquait le voisinage du volcan, -- avait
une action plus directe sur la cicatrisation. La suppuration йtait
beaucoup moins abondante, et, grвce aux soins incessants dont il
йtait entourй, Harbert revenait а la vie, et sa fiиvre tendait а
baisser. Il йtait, d’ailleurs, soumis а une diиte sйvиre, et, par
consйquent, sa faiblesse йtait et devait кtre extrкme; mais les
tisanes ne lui manquaient pas, et le repos absolu lui faisait le
plus grand bien.

Cyrus Smith, Gйdйon Spilett et Pencroff йtaient devenus trиs
habiles а panser le jeune blessй. Tout le linge de l’habitation
avait йtй sacrifiй. Les plaies d’Harbert, recouvertes de
compresses et de charpie, n’йtaient serrйes ni trop ni trop peu,
de maniиre а provoquer leur cicatrisation sans dйterminer de
rйaction inflammatoire. Le reporter apportait а ces pansements un
soin extrкme, sachant bien quelle en йtait l’importance, et
rйpйtant а ses compagnons ce que la plupart des mйdecins
reconnaissent volontiers: c’est qu’il est plus rare peut-кtre de
voir un pansement bien fait qu’une opйration bien faite. Au bout
de dix jours, le 22 novembre, Harbert allait sensiblement mieux.
Il avait commencй а prendre quelque nourriture. Les couleurs
revenaient а ses joues, et ses bons yeux souriaient а ses gardes-
malades. Il causait un peu, malgrй les efforts de Pencroff, qui,
lui, parlait tout le temps pour l’empкcher de prendre la parole et
racontait les histoires les plus invraisemblables.

Harbert l’avait interrogй au sujet d’Ayrton, qu’il йtait йtonnй de
ne pas voir prиs de lui, pensant qu’il devait кtre au corral. Mais
le marin, ne voulant point affliger Harbert, s’йtait contentй de
rйpondre qu’Ayrton avait rejoint Nab, afin de dйfendre Granite-
House.

«Hein! disait-il, ces pirates! Voilа des gentlemen qui n’ont plus
droit а aucun йgard! Et M Smith qui voulait les prendre par les
sentiments! Je leur enverrai du sentiment, moi, mais en bon plomb
de calibre!

-- Et on ne les a pas revus? demanda Harbert.

-- Non, mon enfant, rйpondit le marin, mais nous les retrouverons,
et, quand vous serez guйri, nous verrons si ces lвches, qui
frappent par derriиre, oseront nous attaquer face а face!

-- Je suis encore bien faible, mon pauvre Pencroff!

-- Eh! Les forces reviendront peu а peu! Qu’est-ce qu’une balle а
travers la poitrine? Une simple plaisanterie! J’en ai vu bien
d’autres, et je ne m’en porte pas plus mal!»

Enfin, les choses paraissaient кtre pour le mieux, et, du moment
qu’aucune complication ne survenait, la guйrison d’Harbert pouvait
кtre regardйe comme assurйe. Mais quelle eыt йtй la situation des
colons si son йtat se fыt aggravй, si, par exemple, la balle lui
fыt restйe dans le corps, si son bras ou sa jambe avaient dы кtre
amputйs!

«Non, dit plus d’une fois Gйdйon Spilett, je n’ai jamais pensй а
une telle йventualitй sans frйmir!

-- Et cependant, s’il avait fallu agir, lui rйpondit un jour Cyrus
Smith, vous n’auriez pas hйsitй?

-- Non, Cyrus! dit Gйdйon Spilett, mais que Dieu soit bйni de nous
avoir йpargnй cette complication!»

Ainsi que dans tant d’autres conjonctures, les colons avaient fait
appel а cette logique du simple bon sens qui les avait tant de
fois servis, et encore une fois, grвce а leurs connaissances
gйnйrales, ils avaient rйussi! Mais le moment ne viendrait-il pas
oщ toute leur science serait mise en dйfaut? Ils йtaient seuls sur
cette оle. Or, les hommes se complиtent par l’йtat de sociйtй, ils
sont nйcessaires les uns aux autres. Cyrus Smith le savait bien,
et quelquefois il se demandait si quelque circonstance ne se
produirait pas, qu’ils seraient impuissants а surmonter!

Il lui semblait, d’ailleurs, que ses compagnons et lui, jusque-lа
si heureux, fussent entrйs dans une pйriode nйfaste. Depuis plus
de deux ans et demi qu’ils s’йtaient йchappйs de Richmond, on peut
dire que tout avait йtй а leur grй. L’оle leur avait abondamment
fourni minйraux, vйgйtaux, animaux, et si la nature les avait
constamment comblйs, leur science avait su tirer parti de ce
qu’elle leur offrait. Le bien-кtre matйriel de la colonie йtait
pour ainsi dire complet. De plus, en de certaines circonstances,
une influence inexplicable leur йtait venue en aide!... mais tout
cela ne pouvait avoir qu’un temps!

Bref, Cyrus Smith croyait s’apercevoir que la chance semblait
tourner contre eux. En effet, le navire des convicts avait paru
dans les eaux de l’оle, et si ces pirates avaient йtй pour ainsi
dire miraculeusement dйtruits, six d’entre eux, du moins, avaient
йchappй а la catastrophe. Ils avaient dйbarquй sur l’оle, et les
cinq qui survivaient y йtaient а peu prиs insaisissables.

Ayrton avait йtй, sans aucun doute, massacrй par ces misйrables,
qui possйdaient des armes а feu, et, au premier emploi qu’ils en
avaient fait, Harbert йtait tombй, frappй presque mortellement.
Йtaient-ce donc lа les premiers coups que la fortune contraire
adressait aux colons? Voilа ce que se demandait Cyrus Smith! Voilа
ce qu’il rйpйtait souvent au reporter, et il leur semblait aussi
que cette intervention si йtrange, mais si efficace, qui les avait
tant servis jusqu’alors, leur faisait maintenant dйfaut. Cet кtre
mystйrieux, quel qu’il fыt, dont ils ne pouvaient nier
l’existence, avait-il donc abandonnй l’оle? Avait-il succombй а
son tour?

А ces questions, aucune rйponse n’йtait possible.

Mais qu’on ne s’imagine pas que Cyrus Smith et son compagnon,
parce qu’ils causaient de ces choses, fussent gens а dйsespйrer!
Loin de lа. Ils regardaient la situation en face, ils analysaient
les chances, ils se prйparaient а tout йvйnement, ils se posaient
fermes et droits devant l’avenir, et si l’adversitй devait enfin
les frapper, elle trouverait en eux des hommes prйparйs а la
combattre.

CHAPITRE IX

La convalescence du jeune malade marchait rйguliиrement. Une seule
chose йtait maintenant а dйsirer, c’йtait que son йtat permоt de
le ramener а Granite-House. Quelque bien amйnagйe et
approvisionnйe que fыt l’habitation du corral, on ne pouvait y
trouver le confortable de la saine demeure de granit. En outre,
elle n’offrait pas la mкme sйcuritй, et ses hфtes, malgrй leur
surveillance, y йtaient toujours sous la menace de quelque coup de
feu des convicts. Lа-bas, au contraire, au milieu de cet
inexpugnable et inaccessible massif, ils n’auraient rien а
redouter, et toute tentative contre leurs personnes devrait
forcйment йchouer. Ils attendaient donc impatiemment le moment
auquel Harbert pourrait кtre transportй sans danger pour sa
blessure, et ils йtaient dйcidйs а opйrer ce transport, bien que
les communications а travers les bois du jacamar fussent trиs
difficiles.

On йtait sans nouvelles de Nab, mais sans inquiйtude а son йgard.
Le courageux nиgre, bien retranchй dans les profondeurs de
Granite-House, ne se laisserait pas surprendre. Top ne lui avait
pas йtй renvoyй, et il avait paru inutile d’exposer le fidиle
chien а quelque coup de fusil qui eыt privй les colons de leur
plus utile auxiliaire.

On attendait donc, mais les colons avaient hвte d’кtre rйunis а
Granite-House. Il en coыtait а l’ingйnieur de voir ses forces
divisйes, car c’йtait faire le jeu des pirates. Depuis la
disparition d’Ayrton, ils n’йtaient plus que quatre contre cinq,
car Harbert ne pouvait compter encore, et ce n’йtait pas le
moindre souci du brave enfant, qui comprenait bien les embarras
dont il йtait la cause!

La question de savoir comment, dans les conditions actuelles, on
agirait contre les convicts, fut traitйe а fond dans la journйe du
29 novembre entre Cyrus Smith, Gйdйon Spilett et Pencroff, а un
moment oщ Harbert, assoupi, ne pouvait les entendre.

«Mes amis, dit le reporter, aprиs qu’il eut йtй question de Nab et
de l’impossibilitй de communiquer avec lui, je crois, comme vous,
que se hasarder sur la route du corral, ce serait risquer de
recevoir un coup de fusil sans pouvoir le rendre. Mais ne pensez-
vous pas que ce qu’il conviendrait de faire maintenant, ce serait
de donner franchement la chasse а ces misйrables?

-- C’est а quoi je songeais, rйpondit Pencroff. Nous n’en sommes
pas, je suppose, а redouter une balle, et, pour mon compte, si
Monsieur Cyrus m’approuve, je suis prкt а me jeter sur la forкt!
Que diable! un homme en vaut un autre!

-- Mais en vaut-il cinq? demanda l’ingйnieur.

-- Je me joindrai а Pencroff, rйpondit le reporter, et tous deux,
bien armйs, accompagnйs de Top...

-- Mon cher Spilett, et vous, Pencroff, reprit Cyrus Smith,
raisonnons froidement. Si les convicts йtaient gоtйs dans un
endroit de l’оle, si cet endroit nous йtait connu, et s’il ne
s’agissait que de les en dйbusquer, je comprendrais une attaque
directe. Mais n’y a-t-il pas lieu de craindre, au contraire,
qu’ils ne soient assurйs de tirer le premier coup de feu?

-- Eh, Monsieur Cyrus, s’йcria Pencroff, une balle ne va pas
toujours а son adresse!

-- Celle qui a frappй Harbert ne s’est pas йgarйe, Pencroff,
rйpondit l’ingйnieur. D’ailleurs, remarquez que si tous les deux
vous quittiez le corral, j’y resterais seul pour le dйfendre.
Rйpondez-vous que les convicts ne vous verront pas l’abandonner,
qu’ils ne vous laisseront pas vous engager dans la forкt, et
qu’ils ne l’attaqueront pas pendant votre absence, sachant qu’il
n’y aura plus ici qu’un enfant blessй et un homme.

-- Vous avez raison, Monsieur Cyrus, rйpondit Pencroff, dont une
sourde colиre gonflait la poitrine, vous avez raison. Ils feront
tout pour reprendre le corral, qu’ils savent кtre bien
approvisionnй! Et, seul, vous ne pourriez tenir contre eux! Ah! Si
nous йtions а Granite-House!

-- Si nous йtions а Granite-House, rйpondit l’ingйnieur, la
situation serait trиs diffйrente! Lа, je ne craindrais pas de
laisser Harbert avec l’un de nous, et les trois autres iraient
fouiller les forкts de l’оle. Mais nous sommes au corral, et il
convient d’y rester jusqu’au moment oщ nous pourrons le quitter
tous ensemble!»

Il n’y avait rien а rйpondre aux raisonnements de Cyrus Smith, et
ses compagnons le comprirent bien.

«Si seulement Ayrton eыt encore йtй des nфtres! dit Gйdйon
Spilett. Pauvre homme! Son retour а la vie sociale n’aura йtй que
de courte durйe!

-- S’il est mort?... ajouta Pencroff d’un ton assez singulier.

-- Espйrez-vous donc, Pencroff, que ces coquins l’aient йpargnй?
demanda Gйdйon Spilett.

-- Oui! S’ils ont eu intйrкt а le faire!

-- Quoi! Vous supposeriez qu’Ayrton, retrouvant ses anciens
complices, oubliant tout ce qu’il nous doit...

-- Que sait-on? rйpondit le marin, qui ne hasardait pas sans
hйsiter cette fвcheuse supposition.

-- Pencroff, dit Cyrus Smith en prenant le bras du marin, vous
avez lа une mauvaise pensйe, et vous m’affligeriez beaucoup si
vous persistiez а parler ainsi! Je garantis la fidйlitй d’Ayrton!

-- Moi aussi, ajouta vivement le reporter.

-- Oui... oui!... Monsieur Cyrus... j’ai tort, rйpondit Pencroff.
C’est une mauvaise pensйe, en effet, que j’ai eue lа, et rien ne
la justifie! Mais que voulez-vous? Je n’ai plus tout а fait la
tкte а moi. Cet emprisonnement au corral me pиse horriblement, et
je n’ai jamais йtй surexcitй comme je le suis!

-- Soyez patient, Pencroff, rйpondit l’ingйnieur.

-- Dans combien de temps, mon cher Spilett, croyez-vous qu’Harbert
puisse кtre transportй а Granite-House?

-- Cela est difficile а dire, Cyrus, rйpondit le reporter, car une
imprudence pourrait entraоner des consйquences funestes. Mais
enfin, sa convalescence se fait rйguliиrement, et si d’ici huit
jours les forces lui sont revenues, eh bien, nous verrons!»

Huit jours! Cela remettait le retour а Granite-House aux premiers
jours de dйcembre seulement.

А cette йpoque, le printemps avait dйjа deux mois de date. Le
temps йtait beau, et la chaleur commenзait а devenir forte. Les
forкts de l’оle йtaient en pleine frondaison, et le moment
approchait oщ les rйcoltes accoutumйes devraient кtre faites. La
rentrйe au plateau de Grande-vue serait donc suivie de grands
travaux agricoles qu’interromprait seule l’expйdition projetйe
dans l’оle.

On comprend donc combien cette sйquestration au corral devait
nuire aux colons. Mais s’ils йtaient obligйs de se courber devant
la nйcessitй, ils ne le faisaient pas sans impatience. Une ou deux
fois, le reporter se hasarda sur la route et fit le tour de
l’enceinte palissadйe. Top l’accompagnait, et Gйdйon Spilett, sa
carabine armйe, йtait prкt а tout йvйnement.

Il ne fit aucune mauvaise rencontre et ne trouva aucune trace
suspecte. Son chien l’eыt averti de tout danger, et, comme Top
n’aboya pas, on pouvait en conclure qu’il n’y avait rien а
craindre, en ce moment du moins, et que les convicts йtaient
occupйs dans une autre partie de l’оle.

Cependant, а sa seconde sortie, le 27 novembre, Gйdйon Spilett,
qui s’йtait aventurй sous bois pendant un quart de mille, dans le
sud de la montagne, remarqua que Top sentait quelque chose.

Le chien n’avait plus son allure indiffйrente; il allait et
venait, furetant dans les herbes et les broussailles, comme si son
odorвt lui eыt rйvйlй quelque objet suspect.

Gйdйon Spilett suivit Top, l’encouragea, l’excita de la voix, tout
en ayant l’oeil aux aguets, la carabine йpaulйe, et en profitant
de l’abri des arbres pour se couvrir. Il n’йtait pas probable que
Top eыt senti la prйsence d’un homme, car, dans ce cas, il
l’aurait annoncйe par des aboiements а demi contenus et une sorte
de colиre sourde. Or, puisqu’il ne faisait entendre aucun
grondement, c’est que le danger n’йtait ni prochain, ni proche.

Cinq minutes environ se passиrent ainsi, Top furetant, le reporter
le suivant avec prudence, quand, tout а coup, le chien se
prйcipita vers un йpais buisson et en tira un lambeau d’йtoffe.

C’йtait un morceau de vкtement, maculй, lacйrй, que Gйdйon Spilett
rapporta immйdiatement au corral.

Lа, les colons l’examinиrent, et ils reconnurent que c’йtait un
morceau de la veste d’Ayrton, morceau de ce feutre uniquement
fabriquй а l’atelier de Granite-House.

«Vous le voyez, Pencroff, fit observer Cyrus Smith, il y a eu
rйsistance de la part du malheureux Ayrton. Les convicts l’ont
entraоnй malgrй lui! Doutez-vous encore de son honnкtetй?

-- Non, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin, et voilа longtemps que
je suis revenu de ma dйfiance d’un instant! Mais il y a, ce me
semble, une consйquence а tirer de ce fait.

-- Laquelle? demanda le reporter.

-- C’est qu’Ayrton n’a pas йtй tuй au corral! C’est qu’on l’a
entraоnй vivant, puisqu’il a rйsistй! Or, peut-кtre vit-il encore!

-- Peut-кtre, en effet», rйpondit l’ingйnieur, qui demeura pensif.

Il y avait lа un espoir, auquel pouvaient se reprendre les
compagnons d’Ayrton. En effet, ils avaient dы croire que, surpris
au corral, Ayrton йtait tombй sous quelque balle, comme йtait
tombй Harbert. Mais, si les convicts ne l’avaient pas tuй tout
d’abord, s’ils l’avaient emmenй vivant dans quelque autre partie
de l’оle, ne pouvait-on admettre qu’il fыt encore leur prisonnier?
Peut-кtre mкme l’un d’eux avait-il retrouvй dans Ayrton un ancien
compagnon d’Australie, le Ben Joyce, le chef des convicts йvadйs?
Et qui sait s’ils n’avaient pas conзu l’espoir impossible de
ramener Ayrton а eux!

Il leur eыt йtй si utile, s’ils avaient pu en faire un traоtre!...

Cet incident fut donc favorablement interprйtй au corral, et il ne
sembla plus impossible qu’on retrouvвt Ayrton. De son cфtй, s’il
n’йtait que prisonnier, Ayrton ferait tout, sans doute, pour
йchapper aux mains de ces bandits, et ce serait un puissant
auxiliaire pour les colons!

«En tout cas, fit observer Gйdйon Spilett, si, par bonheur, Ayrton
parvient а se sauver, c’est а Granite-House qu’il ira directement,
car il ne connaоt pas la tentative d’assassinat dont Harbert a йtй
victime, et, par consйquent, il ne peut croire que nous soyons
emprisonnйs au corral.

-- Ah! Je voudrais qu’il y fыt, а Granite-House! s’йcria Pencroff,
et que nous y fussions aussi! Car enfin, si les coquins ne peuvent
rien tenter contre notre demeure, du moins peuvent-ils saccager le
plateau, nos plantations, notre basse-cour!»

Pencroff йtait devenu un vrai fermier, attachй de coeur а ses
rйcoltes. Mais il faut dire qu’Harbert йtait plus que tous
impatient de retourner а Granite-House, car il savait combien la
prйsence des colons y йtait nйcessaire. Et c’йtait lui qui les
retenait au corral! Aussi cette idйe unique occupait-elle son
esprit: quitter le corral, le quitter quand mкme! Il croyait
pouvoir supporter le transport а Granite-House. Il assurait que
les forces lui reviendraient plus vite dans sa chambre, avec l’air
et la vue de la mer!

Plusieurs fois il pressa Gйdйon Spilett, mais celui-ci, craignant,
avec raison, que les plaies d’Harbert, mal cicatrisйes, ne se
rouvrissent en route, ne donnait pas l’ordre de partir.

Cependant, un incident se produisit, qui entraоna Cyrus Smith et
ses deux amis а cйder aux dйsirs du jeune garзon, et dieu sait ce
que cette dйtermination pouvait leur causer de douleurs et de
remords!

On йtait au 29 novembre. Il йtait sept heures du matin. Les trois
colons causaient dans la chambre d’Harbert, quand ils entendirent
Top pousser de vifs aboiements.

Cyrus Smith, Pencroff et Gйdйon Spilett saisirent leurs fusils,
toujours prкts а faire feu, et ils sortirent de la maison.

Top, ayant couru au pied de l’enceinte palissadйe, sautait,
aboyait, mais c’йtait contentement, non colиre.

«Quelqu’un vient!

-- Oui!

-- Ce n’est pas un ennemi!

-- Nab, peut-кtre?

-- Ou Ayrton?»

А peine ces mots avaient-ils йtй йchangйs entre l’ingйnieur et ses
deux compagnons, qu’un corps bondissait par-dessus la palissade et
retombait sur le sol du corral.

C’йtait Jup, maоtre Jup en personne, auquel Top fit un vйritable
accueil d’ami!

«Jup! s’йcria Pencroff.

-- C’est Nab qui nous l’envoie! dit le reporter.

-- Alors, rйpondit l’ingйnieur, il doit avoir quelque billet sur
lui.»

Pencroff se prйcipita vers l’orang. Йvidemment, si Nab avait eu
quelque fait important а faire connaоtre а son maоtre, il ne
pouvait employer un plus sыr et plus rapide messager, qui pouvait
passer lа oщ ni les colons ni Top lui-mкme n’auraient peut-кtre pu
le faire.

Cyrus Smith ne s’йtait pas trompй. Au cou de Jup йtait pendu un
petit sac, et dans ce sac se trouvait un billet tracй de la main
de Nab. Que l’on juge du dйsespoir de Cyrus Smith et de ses
compagnons, quand ils lurent ces mots:

«Vendredi, 6 h. matin.
«Plateau envahi par les convicts!
«Nab.»

Ils se regardиrent sans prononcer un mot, puis ils rentrиrent dans
la maison. Que devaient-ils faire?

Les convicts au plateau de Grande-vue, c’йtait le dйsastre, la
dйvastation, la ruine!

Harbert, en voyant rentrer l’ingйnieur, le reporter et Pencroff,
comprit que la situation venait de s’aggraver, et quand il aperзut
Jup, il ne douta plus qu’un malheur ne menaзвt Granite-House.

«Monsieur Cyrus, dit-il, je veux partir. Je puis supporter la
route! Je veux partir!»

Gйdйon Spilett s’approcha d’Harbert. Puis, aprиs l’avoir regardй.

«Partons donc!» dit-il.

La question fut vite dйcidйe de savoir si Harbert serait
transportй sur une civiиre ou dans le chariot qui avait йtй amenй
par Ayrton au corral. La civiиre aurait eu des mouvements plus
doux pour le blessй, mais elle nйcessitait deux porteurs, c’est-а-
dire que deux fusils manqueraient а la dйfense, si une attaque se
produisait en route.

Ne pouvait-on, au contraire, en employant le chariot, laisser tous
les bras disponibles? Йtait-il donc impossible d’y placer les
matelas sur lesquels reposait Harbert et de s’avancer avec tant de
prйcaution que tout choc lui fыt йvitй? On le pouvait.

Le chariot fut amenй. Pencroff y attela l’onagga.

Cyrus Smith et le reporter soulevиrent les matelas d’Harbert, et
ils les posиrent sur le fond du chariot entre les deux ridelles.

Le temps йtait beau. De vifs rayons de soleil se glissaient а
travers les arbres.

«Les armes sont-elles prкtes?» demanda Cyrus Smith.

Elles l’йtaient. L’ingйnieur et Pencroff, armйs chacun d’un fusil
а deux coups, et Gйdйon Spilett, tenant sa carabine, n’avaient
plus qu’а partir.

«Es-tu bien, Harbert? demanda l’ingйnieur.

-- Ah! Monsieur Cyrus, rйpondit le jeune garзon, soyez tranquille,
je ne mourrai pas en route!»

En parlant ainsi, on voyait que le pauvre enfant faisait appel а
toute son йnergie, et que, par une suprкme volontй, il retenait
ses forces prкtes а s’йteindre.

L’ingйnieur sentit son coeur se serrer douloureusement.

Il hйsita encore а donner le signal du dйpart. Mais c’eыt йtй
dйsespйrer Harbert, le tuer peut-кtre.

«En route!» dit Cyrus Smith.

La porte du corral fut ouverte. Jup et Top, qui savaient se taire
а propos, se prйcipitиrent en avant. Le chariot sortit, la porte
fut refermйe, et l’onagga, dirigй par Pencroff, s’avanзa d’un pas
lent.

Certes, mieux aurait valu prendre une route autre que celle qui
allait directement du corral а Granite-House, mais le chariot eыt
йprouvй de grandes difficultйs а se mouvoir sous bois. Il fallut
donc suivre cette voie, bien qu’elle dыt кtre connue des convicts.

Cyrus Smith et Gйdйon Spilett marchaient de chaque cфtй du
chariot, prкts а rйpondre а toute attaque. Toutefois, il n’йtait
pas probable que les convicts eussent encore abandonnй le plateau
de Grande-vue. Le billet de Nab avait йvidemment йtй йcrit et
envoyй dиs que les convicts s’y йtaient montrйs. Or, ce billet
йtait datй de six heures du matin, et l’agile orang, habituй а
venir frйquemment au corral, avait mis а peine trois quarts
d’heure а franchir les cinq milles qui le sйparaient de Granite-
House. La route devait donc кtre sыre en ce moment, et, s’il y
avait а faire le coup de feu, ce ne serait vraisemblablement
qu’aux approches de Granite-House.

Cependant, les colons se tenaient sйvиrement sur leurs gardes. Top
et Jup, celui-ci armй de son bвton, tantфt en avant, tantфt
battant le bois sur les cфtйs du chemin, ne signalaient aucun
danger.

Le chariot avanзait lentement, sous la direction de Pencroff. Il
avait quittй le corral а sept heures et demie. Une heure aprиs,
quatre milles sur cinq avaient йtй franchis, sans qu’il se fыt
produit aucun incident.

La route йtait dйserte comme toute cette partie du bois de jacamar
qui s’йtendait entre la Mercy et le lac. Aucune alerte n’eut lieu.
Les taillis semblaient кtre aussi dйserts qu’au jour oщ les colons
atterrirent sur l’оle.

On approchait du plateau. Un mille encore, et on apercevrait le
ponceau du creek glycйrine. Cyrus Smith ne doutait pas que ce
ponceau ne fыt en place, soit que les convicts fussent entrйs par
cet endroit, soit que, aprиs avoir passй un des cours d’eau qui
fermaient l’enceinte, ils eussent pris la prйcaution de
l’abaisser, afin de se mйnager une retraite. Enfin, la trouйe des
derniers arbres laissa voir l’horizon de mer. Mais le chariot
continua sa marche, car aucun de ses dйfenseurs ne pouvait songer
а l’abandonner. En ce moment, Pencroff arrкta l’onagga, et d’une
voix terrible:

«Ah! Les misйrables!» s’йcria-t-il.

Et de la main il montra une йpaisse fumйe qui tourbillonnait au-
dessus du moulin, des йtables et des bвtiments de la basse-cour.
Un homme s’agitait au milieu de ces vapeurs.

C’йtait Nab.

Ses compagnons poussиrent un cri. Il les entendit et courut а
eux...

Les convicts avaient abandonnй le plateau depuis une demi-heure
environ, aprиs l’avoir dйvastй!

«Et M Harbert?» s’йcria Nab.

Gйdйon Spilett revint en ce moment au chariot.

Harbert avait perdu connaissance!

CHAPITRE X

Des convicts, des dangers qui menaзaient Granite-House, des ruines
dont le plateau йtait couvert, il ne fut plus question. L’йtat
d’Harbert dominait tout. Le transport lui avait-il йtй funeste, en
provoquant quelque lйsion intйrieure? Le reporter ne pouvait le
dire, mais ses compagnons et lui йtaient dйsespйrйs.

Le chariot fut amenй au coude de la riviиre. Lа, quelques
branches, disposйes en forme de civiиre, reзurent les matelas sur
lesquels reposait Harbert йvanoui. Dix minutes aprиs, Cyrus Smith,
Gйdйon Spilett et Pencroff йtaient au pied de la muraille,
laissant а Nab le soin de reconduire le chariot sur le plateau de
Grande-vue.

L’ascenseur fut mis en mouvement, et bientфt Harbert йtait йtendu
sur sa couchette de Granite-House.

Les soins qui lui furent prodiguйs le ramenиrent а la vie. Il
sourit un instant en se retrouvant dans sa chambre, mais il put а
peine murmurer quelques paroles, tant sa faiblesse йtait grande.

Gйdйon Spilett visita ses plaies. Il craignait qu’elles ne se
fussent rouvertes, йtant imparfaitement cicatrisйes... il n’en
йtait rien.

D’oщ venait donc cette prostration? Pourquoi l’йtat d’Harbert
avait-il empirй?

Le jeune garзon fut pris alors d’une sorte de sommeil fiйvreux, et
le reporter et Pencroff demeurиrent prиs de son lit.

Pendant ce temps, Cyrus Smith mettait Nab au courant de ce qui
s’йtait passй au corral, et Nab racontait а son maоtre les
йvйnements dont le plateau venait d’кtre le thйвtre.

C’йtait seulement pendant la nuit prйcйdente que les convicts
s’йtaient montrйs sur la lisiиre de la forкt, aux approches du
creek glycйrine. Nab, qui veillait prиs de la basse-cour, n’avait
pas hйsitй а faire feu sur l’un de ces pirates, qui se disposait а
traverser le cours d’eau; mais, dans cette nuit assez obscure, il
n’avait pu savoir si ce misйrable avait йtй atteint. En tout cas,
cela n’avait pas suffi pour йcarter la bande, et Nab n’eut que le
temps de remonter а Granite-House, oщ il se trouva, du moins, en
sыretй.

Mais que faire alors? Comment empкcher les dйvastations dont les
convicts menaзaient le plateau? Nab avait-il un moyen de prйvenir
son maоtre? Et d’ailleurs, dans quelle situation se trouvaient
eux-mкmes les hфtes du corral?

Cyrus Smith et ses compagnons йtaient partis depuis le 11
novembre, et l’on йtait au 29. Il y avait donc dix-neuf jours que
Nab n’avait eu d’autres nouvelles que celles que Top lui avait
apportйes, nouvelles dйsastreuses: Ayrton disparu, Harbert
griиvement blessй, l’ingйnieur, le reporter, le marin, pour ainsi
dire, emprisonnйs dans le corral! Que faire? se demandait le
pauvre Nab. Pour lui personnellement, il n’avait rien а craindre,
car les convicts ne pouvaient l’atteindre dans Granite-House.

Mais les constructions, les plantations, tous ces amйnagements а
la merci des pirates! Ne convenait-il pas de laisser Cyrus Smith
juge de ce qu’il aurait а faire et de le prйvenir, au moins, du
danger qui le menaзait?

Nab eut alors la pensйe d’employer Jup et de lui confier un
billet. Il connaissait l’extrкme intelligence de l’orang, qui
avait йtй souvent mise а l’йpreuve. Jup comprenait ce mot de
corral, qui avait йtй souvent prononcй devant lui, et l’on se
rappelle mкme que bien souvent il y avait conduit le chariot en
compagnie de Pencroff. Le jour n’avait pas encore paru. L’agile
orang saurait bien passer inaperзu dans ces bois, dont les
convicts, d’ailleurs, devraient le croire un des habitants
naturels.

Nab n’hйsita pas. Il йcrivit le billet, il l’attacha au cou de
Jup, il amena le singe а la porte de Granite-House, de laquelle il
laissa dйrouler une longue corde jusqu’а terre; puis, а plusieurs
reprises, il rйpйta ces mots:

«Jup! Jup! Corral! Corral!»

L’animal comprit, saisit la corde, se laissa glisser rapidement
jusqu’а la grиve et disparut dans l’ombre, sans que l’attention
des convicts eыt йtй aucunement йveillйe.

«Tu as bien fait, Nab, rйpondit Cyrus Smith, mais, en ne nous
prйvenant pas, peut-кtre aurais-tu mieux fait encore!»

Et, en parlant ainsi, Cyrus Smith songeait а Harbert, dont le
transport semblait avoir si gravement compromis la convalescence.

Nab acheva son rйcit. Les convicts ne s’йtaient point montrйs sur
la grиve. Ne connaissant pas le nombre des habitants de l’оle, ils
pouvaient supposer que Granite-House йtait dйfendu par une troupe
importante. Ils devaient se rappeler que, pendant l’attaque du
brick, de nombreux coups de feu les avaient accueillis, tant des
roches infйrieures que des roches supйrieures, et, sans doute, ils
ne voulurent pas s’exposer. Mais le plateau de Grande-vue leur
йtait ouvert et n’йtait point enfilй par les feux de Granite-
House. Ils s’y livrиrent donc а leur instinct de dйprйdation,
saccageant, brыlant, faisant le mal pour le mal, et ils ne se
retirиrent qu’une demi-heure avant l’arrivйe des colons, qu’ils
devaient croire encore confinйs au corral.

Nab s’йtait prйcipitй hors de sa retraite. Il йtait remontй sur le
plateau, au risque d’y recevoir quelque balle, il avait essayй
d’йteindre l’incendie qui consumait les bвtiments de la basse-
cour, et il avait luttй, mais inutilement, contre le feu, jusqu’au
moment oщ le chariot parut sur la lisiиre du bois.

Tels avaient йtй ces graves йvйnements. La prйsence des convicts
constituait une menace permanente pour les colons de l’оle
Lincoln, jusque-lа si heureux, et qui pouvaient s’attendre а de
plus grands malheurs encore!

Gйdйon Spilett demeura а Granite-House prиs d’Harbert et de
Pencroff, tandis que Cyrus Smith, accompagnй de Nab, allait juger
par lui-mкme de l’йtendue du dйsastre.

Il йtait heureux que les convicts ne se fussent pas avancйs
jusqu’au pied de Granite-House. Les ateliers des cheminйes
n’auraient pas йchappй а la dйvastation. Mais, aprиs tout, ce mal
eыt йtй peut-кtre plus facilement rйparable que les ruines
accumulйes sur le plateau de Grande-vue!

Cyrus Smith et Nab se dirigиrent vers la Mercy et en remontиrent
la rive gauche, sans rencontrer aucune trace du passage des
convicts. De l’autre cфtй de la riviиre, dans l’йpaisseur du bois,
ils n’aperзurent non plus aucun indice suspect.

D’ailleurs, voici ce qu’on pouvait admettre, suivant toute
probabilitй: ou les convicts connaissaient le retour des colons а
Granite-House, car ils avaient pu les voir passer sur la route du
corral; ou, aprиs la dйvastation du plateau, ils s’йtaient
enfoncйs dans le bois de jacamar, en suivant le cours de la Mercy,
et ils ignoraient ce retour.

Dans le premier cas, ils avaient dы retourner vers le corral,
maintenant sans dйfenseurs, et qui renfermait des ressources
prйcieuses pour eux.

Dans le second, ils avaient dы regagner leur campement, et
attendre lа quelque occasion de recommencer l’attaque.

Il y aurait donc lieu de les prйvenir; mais toute entreprise
destinйe а en dйbarrasser l’оle йtait encore subordonnйe а la
situation d’Harbert. En effet, Cyrus Smith n’aurait pas trop de
toutes ses forces, et personne ne pouvait, en ce moment, quitter
Granite-House.

L’ingйnieur et Nab arrivиrent sur le plateau. C’йtait une
dйsolation. Les champs avaient йtй piйtinйs. Les йpis de la
moisson, qui allait кtre faite, gisaient sur le sol. Les autres
plantations n’avaient pas moins souffert. Le potager йtait
bouleversй.

Heureusement, Granite-House possйdait une rйserve de graines qui
permettait de rйparer ces dommages.

Quant au moulin et aux bвtiments de la basse-cour, а l’йtable des
onaggas, le feu avait tout dйtruit. Quelques animaux effarйs
rфdaient а travers le plateau. Les volatiles, qui s’йtaient
rйfugiйs pendant l’incendie sur les eaux du lac, revenaient dйjа а
leur emplacement habituel et barbotaient sur les rives. Lа, tout
serait а refaire.

La figure de Cyrus Smith, plus pвle que d’ordinaire, dйnotait une
colиre intйrieure qu’il ne dominait pas sans peine, mais il ne
prononзa pas une parole.

Une derniиre fois il regarda ses champs dйvastйs, la fumйe qui
s’йlevait encore des ruines, puis il revint а Granite-House.

Les jours qui suivirent furent les plus tristes que les colons
eussent jusqu’alors passйs dans l’оle! La faiblesse d’Harbert
s’accroissait visiblement. Il semblait qu’une maladie plus grave,
consйquence du profond trouble physiologique qu’il avait subi,
menaзвt de se dйclarer, et Gйdйon Spilett pressentait une telle
aggravation dans son йtat, qu’il serait impuissant а la combattre!
En effet, Harbert demeurait dans une sorte d’assoupissement
presque continu, et quelques symptфmes de dйlire commencиrent а se
manifester. Des tisanes rafraоchissantes, voilа les seuls remиdes
qui fussent а la disposition des colons. La fiиvre n’йtait pas
encore trиs forte, mais bientфt elle parut vouloir s’йtablir par
accиs rйguliers.

Gйdйon Spilett le reconnut le 6 dйcembre. Le pauvre enfant, dont
les doigts, le nez, les oreilles devinrent extrкmement pвles, fut
d’abord pris de frissons lйgers, d’horripilations, de
tremblements.

Son pouls йtait petit et irrйgulier, sa peau sиche, sa soif
intense. А cette pйriode succйda bientфt une pйriode de chaleur;
le visage s’anima, la peau rougit, le pouls s’accйlйra; puis une
sueur abondante se manifesta, а la suite de laquelle la fiиvre
parut diminuer. L’accиs avait durй cinq heures environ.

Gйdйon Spilett n’avait pas quittй Harbert, qui йtait pris
maintenant d’une fiиvre intermittente, ce n’йtait que trop
certain, et cette fiиvre, il fallait а tout prix la couper avant
qu’elle devоnt plus grave.

«Et pour la couper, dit Gйdйon Spilett а Cyrus Smith, il faut un
fйbrifuge.

-- Un fйbrifuge!... rйpondit l’ingйnieur. Nous n’avons ni
quinquina, ni sulfate de quinine!

-- Non, dit Gйdйon Spilett, mais il y a des saules sur le bord du
lac, et l’йcorce de saule peut quelquefois remplacer la quinine.

-- Essayons donc sans perdre un instant!» rйpondit Cyrus Smith.

L’йcorce de saule, en effet, a йtй justement considйrйe comme un
succйdanй du quinquina, aussi bien que le marronnier de l’Inde, la
feuille de houx, la serpentaire, etc. Il fallait йvidemment
essayer de cette substance, bien qu’elle ne valыt pas le
quinquina, et l’employer а l’йtat naturel, puisque les moyens
manquaient pour en extraire l’alcaloпde, c’est-а-dire la salicine.

Cyrus Smith alla lui-mкme couper sur le tronc d’une espиce de
saule noir quelques morceaux d’йcorce; il les rapporta а Granite-
House, il les rйduisit en poudre, et cette poudre fut administrйe
le soir mкme а Harbert.

La nuit se passa sans incidents graves. Harbert eut quelque
dйlire, mais la fiиvre ne reparut pas dans la nuit, et elle ne
revint pas davantage le jour suivant.

Pencroff reprit quelque espoir. Gйdйon Spilett ne disait rien. Il
pouvait se faire que les intermittences ne fussent pas
quotidiennes, que la fiиvre fыt tierce, en un mot, et qu’elle
revоnt le lendemain. Aussi, ce lendemain, l’attendit-on avec la
plus vive anxiйtй.

On pouvait remarquer, en outre, que, pendant la pйriode
apyrexique, Harbert demeurait comme brisй, ayant la tкte lourde et
facile aux йtourdissements. Autre symptфme qui effraya au dernier
point le reporter: le foie d’Harbert commenзait а se
congestionner, et bientфt un dйlire plus intense dйmontra que son
cerveau se prenait aussi.

Gйdйon Spilett fut atterrй devant cette nouvelle complication. Il
emmena l’ingйnieur а part.

«C’est une fiиvre pernicieuse! lui dit-il.

-- Une fiиvre pernicieuse! s’йcria Cyrus Smith. Vous vous trompez,
Spilett. Une fiиvre pernicieuse ne se dйclare pas spontanйment. Il
faut en avoir eu le germe!...

-- Je ne me trompe pas, rйpondit le reporter. Harbert aura sans
doute contractй ce germe dans les marais de l’оle, et cela suffit.
Il a dйjа йprouvй un premier accиs. Si un second accиs survient,
et si nous ne parvenons pas а empкcher le troisiиme... il est
perdu!...

-- Mais cette йcorce de saule?...

-- Elle est insuffisante, rйpondit le reporter, et un troisiиme
accиs de fiиvre pernicieuse qu’on ne coupe pas au moyen de la
quinine est toujours mortel!»

Heureusement, Pencroff n’avait rien entendu de cette conversation.
Il fыt devenu fou.

On comprend dans quelles inquiйtudes furent l’ingйnieur et le
reporter pendant cette journйe du 7 novembre et pendant la nuit
qui la suivit.

Vers le milieu de la journйe, le second accиs se produisit. La
crise fut terrible. Harbert se sentait perdu! Il tendait ses bras
vers Cyrus Smith, vers Spilett, vers Pencroff! Il ne voulait pas
mourir!... cette scиne fut dйchirante. Il fallut йloigner
Pencroff.

L’accиs dura cinq heures. Il йtait йvident qu’Harbert n’en
supporterait pas un troisiиme.

La nuit fut affreuse. Dans son dйlire, Harbert disait des choses
qui fendaient le coeur de ses compagnons! Il divaguait, il luttait
contre les convicts, il appelait Ayrton! Il suppliait cet кtre
mystйrieux, ce protecteur, disparu maintenant, et dont l’image
l’obsйdait... Puis il retombait dans une prostration profonde qui
l’anйantissait tout entier... Plusieurs fois, Gйdйon Spilett crut
que le pauvre garзon йtait mort!

La journйe du lendemain, 8 dйcembre, ne fut qu’une succession de
faiblesses. Les mains amaigries d’Harbert se crispaient а ses
draps. On lui avait administrй de nouvelles doses d’йcorce pilйe,
mais le reporter n’en attendait plus aucun rйsultat.

«Si avant demain matin nous ne lui avons pas donnй un fйbrifuge
plus йnergique, dit le reporter, Harbert sera mort!»

La nuit arriva, -- la derniиre nuit sans doute de cet enfant
courageux, bon, intelligent, si supйrieur а son вge, et que tous
aimaient comme leur fils! Le seul remиde qui existвt contre cette
terrible fiиvre pernicieuse, le seul spйcifique qui pыt la
vaincre, ne se trouvait pas dans l’оle Lincoln!

Pendant cette nuit du 8 au 9 dйcembre, Harbert fut repris d’un
dйlire plus intense. Son foie йtait horriblement congestionnй, son
cerveau attaquй, et dйjа il йtait impossible qu’il reconnыt
personne.

Vivrait-il jusqu’au lendemain, jusqu’а ce troisiиme accиs qui
devait immanquablement l’emporter? Ce n’йtait plus probable. Ses
forces йtaient йpuisйes, et, dans l’intervalle des crises, il
йtait comme inanimй.

Vers trois heures du matin, Harbert poussa un cri effrayant. Il
sembla se tordre dans une suprкme convulsion. Nab, qui йtait prиs
de lui, йpouvantй, se prйcipita dans la chambre voisine, oщ
veillaient ses compagnons!

Top, en ce moment, aboya d’une faзon йtrange...

Tous rentrиrent aussitфt et parvinrent а maintenir l’enfant
mourant, qui voulait se jeter hors de son lit, pendant que Gйdйon
Spilett, lui prenant le bras, sentait son pouls remonter peu а
peu...

Il йtait cinq heures du matin. Les rayons du soleil levant
commenзaient а se glisser dans les chambres de Granite-House. Une
belle journйe s’annonзait, et cette journйe allait кtre la
derniиre du pauvre Harbert!... un rayon se glissa jusqu’а la table
qui йtait placйe prиs du lit.

Soudain, Pencroff, poussant un cri, montra un objet placй sur
cette table... c’йtait une petite boоte oblongue, dont le
couvercle portait ces mots: sulfate de quinine.

CHAPITRE XI

Gйdйon Spilett prit la boоte, il l’ouvrit. Elle contenait environ
deux cents grains d’une poudre blanche dont il porta quelques
particules а ses lиvres. L’extrкme amertume de cette substance ne
pouvait le tromper. C’йtait bien le prйcieux alcaloпde du
quinquina, l’anti-pйriodique par excellence.

Il fallait sans hйsiter administrer cette poudre а Harbert.
Comment elle se trouvait lа, on le discuterait plus tard.

«Du cafй», demanda Gйdйon Spilett.

Quelques instants aprиs, Nab apportait une tasse de l’infusion
tiиde. Gйdйon Spilett y jeta environ dix-huit grains de la
quinine, et on parvint а faire boire cette mixture а Harbert.

Il йtait temps encore, car le troisiиme accиs de la fiиvre
pernicieuse ne s’йtait pas manifestй!

Et, qu’il soit permis d’ajouter, il ne devait pas revenir!

D’ailleurs, il faut le dire aussi, tous avaient repris espoir.
L’influence mystйrieuse s’йtait de nouveau exercйe, et dans un
moment suprкme, quand on dйsespйrait d’elle!... Au bout de
quelques heures, Harbert reposait plus paisiblement. Les colons
purent causer alors de cet incident. L’intervention de l’inconnu
йtait plus йvidente que jamais. Mais comment avait-il pu pйnйtrer
pendant la nuit jusque dans Granite-House?

C’йtait absolument inexplicable, et, en vйritй, la faзon dont
procйdait le «gйnie de l’оle» йtait non moins йtrange que le gйnie
lui-mкme.

Durant cette journйe, et de trois heures en trois heures environ,
le sulfate de quinine fut administrй а Harbert.

Harbert, dиs le lendemain, йprouvait une certaine amйlioration.
Certes, il n’йtait pas guйri, et les fiиvres intermittentes sont
sujettes а de frйquentes et dangereuses rйcidives, mais les soins
ne lui manquиrent pas. Et puis, le spйcifique йtait lа, et non
loin, sans doute, celui qu’il l’avait apportй! Enfin, un immense
espoir revint au coeur de tous.

Cet espoir ne fut pas trompй. Dix jours aprиs, le 20 dйcembre,
Harbert entrait en convalescence. Il йtait faible encore, et une
diиte sйvиre lui avait йtй imposйe, mais aucun accиs n’йtait
revenu. Et puis, le docile enfant se soumettait si volontiers а
toutes les prescriptions qu’on lui imposait! Il avait tant envie
de guйrir!

Pencroff йtait comme un homme qu’on a retirй du fond d’un abоme.
Il avait des crises de joie qui tenaient du dйlire. Aprиs que le
moment du troisiиme accиs eut йtй passй, il avait serrй le
reporter dans ses bras а l’йtouffer. Depuis lors, il ne l’appela
plus que le docteur Spilett.

Restait а dйcouvrir le vrai docteur.

«On le dйcouvrira!» rйpйtait le marin.

Et certes, cet homme, quel qu’il fыt, devait s’attendre а quelque
rude embrassade du digne Pencroff!

Le mois de dйcembre se termina, et avec lui cette annйe 1867,
pendant laquelle les colons de l’оle Lincoln venaient d’кtre si
durement йprouvйs. Ils entrиrent dans l’annйe 1868 avec un temps
magnifique, une chaleur superbe, une tempйrature tropicale, que la
brise de mer venait heureusement rafraоchir.

Harbert renaissait, et de son lit, placй prиs d’une des fenкtres
de Granite-House, il humait cet air salubre, chargй d’йmanations
salines, qui lui rendait la santй. Il commenзait а manger, et dieu
sait quels bons petits plats, lйgers et savoureux, lui prйparait
Nab!

«C’йtait а donner envie d’avoir йtй mourant!» disait Pencroff.

Pendant toute cette pйriode, les convicts ne s’йtaient pas montrйs
une seule fois aux environs de Granite-House. D’Ayrton, point de
nouvelles, et, si l’ingйnieur et Harbert conservaient encore
quelque espoir de le retrouver, leurs compagnons ne mettaient plus
en doute que le malheureux n’eыt succombй. Toutefois, ces
incertitudes ne pouvaient durer, et, dиs que le jeune garзon
serait valide, l’expйdition, dont le rйsultat devait кtre si
important, serait entreprise. Mais il fallait attendre un mois
peut-кtre, car ce ne serait pas trop de toutes les forces de la
colonie pour avoir raison des convicts.

Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. La congestion du foie
avait disparu, et les blessures pouvaient кtre considйrйes comme
cicatrisйes dйfinitivement.

Pendant ce mois de janvier, d’importants travaux furent faits au
plateau de Grande-vue; mais ils consistиrent uniquement а sauver
ce qui pouvait l’кtre des rйcoltes dйvastйes, soit en blй, soit en
lйgumes. Les graines et les plants furent recueillis, de maniиre а
fournir une nouvelle moisson pour la demi-saison prochaine.

Quant а relever les bвtiments de la basse-cour, le moulin, les
йcuries, Cyrus Smith prйfйra attendre.

Tandis que ses compagnons et lui seraient а la poursuite des
convicts, ceux-ci pourraient bien rendre une nouvelle visite au
plateau, et il ne fallait pas leur donner sujet de reprendre leur
mйtier de pillards et d’incendiaires. Quand on aurait purgй l’оle
de ces malfaiteurs, on verrait а rййdifier.

Le jeune convalescent avait commencй а se lever dans la seconde
quinzaine du mois de janvier, d’abord une heure par jour, puis
deux, puis trois. Les forces lui revenaient а vue d’oeil, tant sa
constitution йtait vigoureuse. Il avait dix-huit ans alors. Il
йtait grand et promettait de devenir un homme de noble et belle
prestance.

А partir de ce moment, sa convalescence, tout en exigeant encore
quelques soins, -- et le docteur Spilett se montrait fort sйvиre,
-- marcha rйguliиrement.

Vers la fin du mois, Harbert parcourait dйjа le plateau de Grande-
vue et les grиves. Quelques bains de mer qu’il prit en compagnie
de Pencroff et de Nab lui firent le plus grand bien. Cyrus Smith
crut pouvoir d’ores et dйjа indiquer le jour du dйpart, qui fut
fixй au 15 fйvrier prochain. Les nuits, trиs claires а cette
йpoque de l’annйe, seraient propices aux recherches qu’il
s’agissait de faire sur toute l’оle.

Les prйparatifs exigйs par cette exploration furent don commencйs,
et ils devaient кtre importants, car les colons s’йtaient jurйs de
ne point rentrer а Granite-House avant que leur double but eыt йtй
atteint: d’une part, dйtruire les convicts et retrouver Ayrton,
s’il vivait encore; de l’autre, dйcouvrir celui qui prйsidait si
efficacement aux destinйes de la colonie. De l’оle Lincoln, les
colons connaissaient а fond toute la cфte orientale depuis le cap
griffe jusqu’aux caps mandibules, les vastes marais des tadornes,
les environs du lac Grant, les bois de jacamar compris entre la
route du corral et la Mercy, les cours de la Mercy et du creek
rouge, et enfin les contreforts du mont Franklin, entre lesquels
avait йtй йtabli le corral.

Ils avaient explorй, mais d’une maniиre imparfaite seulement, le
vaste littoral de la baie Washington depuis le cap griffe jusqu’au
promontoire du reptile, la lisiиre forestiиre et marйcageuse de la
cфte ouest, et ces interminables dunes qui finissaient а la gueule
entr’ouverte du golfe du requin.

Mais ils n’avaient reconnu en aucune faзon les larges portions
boisйes qui couvraient la presqu’оle serpentine, toute la droite
de la Mercy, la rive gauche de la riviиre de la chute, et
l’enchevкtrement de ces contreforts et de ces contre-vallйes qui
supportaient les trois quarts de la base du mont Franklin а
l’ouest, au nord et а l’est, lа oщ tant de retraites profondes
existaient sans doute. Par consйquent, plusieurs milliers d’acres
de l’оle avaient encore йchappй а leurs investigations.

Il fut donc dйcidй que l’expйdition se porterait а travers le Far-
West, de maniиre а englober toute la partie situйe sur la droite
de la Mercy.

Peut-кtre eыt-il mieux valu se diriger d’abord sur le corral, oщ
l’on devait craindre que les convicts ne se fussent de nouveau
rйfugiйs, soit pour le piller, soit pour s’y installer. Mais, ou
la dйvastation du corral йtait un fait accompli maintenant, et il
йtait trop tard pour l’empкcher, ou les convicts avaient eu
intйrкt а s’y retrancher, et il serait toujours temps d’aller les
relancer dans leur retraite.

Donc, aprиs discussion, le premier plan fut maintenu, et les
colons rйsolurent de gagner а travers bois le promontoire du
reptile. Ils chemineraient а la hache et jetteraient ainsi le
premier tracй d’une route qui mettrait en communication Granite-
House et l’extrйmitй de la presqu’оle, sur une longueur de seize а
dix-sept milles.

Le chariot йtait en parfait йtat. Les onaggas, bien reposйs,
pourraient fournir une longue traite.

Vivres, effets de campement, cuisine portative, ustensiles divers
furent chargйs sur le chariot, ainsi que les armes et les
munitions choisies avec soin dans l’arsenal maintenant si complet
de Granite-House. Mais il ne fallait pas oublier que les convicts
couraient peut-кtre les bois, et que, au milieu de ces йpaisses
forкts, un coup de fusil йtait vite tirй et reзu. De lа, nйcessitй
pour la petite troupe des colons de rester compacte et de ne se
diviser sous aucun prйtexte.

Il fut йgalement dйcidй que personne ne resterait а Granite-House.
Top et Jup, eux-mкmes, devaient faire partie de l’expйdition.
L’inaccessible demeure pouvait se garder toute seule.

Le 14 fйvrier, veille du dйpart, йtait un dimanche.

Il fut consacrй tout entier au repos et sanctifiй par les actions
de grвces, que les colons adressиrent au crйateur. Harbert,
entiиrement guйri, mais un peu faible encore, aurait une place
rйservйe sur le chariot.

Le lendemain, au point du jour, Cyrus Smith prit les mesures
nйcessaires pour mettre Granite-House а l’abri de toute invasion.
Les йchelles qui servaient autrefois а l’ascension furent
apportйes aux cheminйes et profondйment enterrйes dans le sable,
de maniиre qu’elles pussent servir au retour, car le tambour de
l’ascenseur fut dйmontй, et il ne resta plus rien de l’appareil.
Pencroff resta le dernier dans Granite-House pour achever cette
besogne, et il en redescendit au moyen d’une corde dont le double
йtait maintenu en bas, et qui, une fois ramenйe au sol, ne laissa
plus subsister aucune communication entre le palier supйrieur et
la grиve.

Le temps йtait magnifique.

«Une chaude journйe qui se prйpare! dit joyeusement le reporter.

-- Bah! Docteur Spilett, rйpondit Pencroff, nous cheminerons а
l’abri des arbres et nous n’apercevrons mкme pas le soleil!

-- En route!» dit l’ingйnieur.

Le chariot attendait sur le rivage, devant les cheminйes. Le
reporter avait exigй qu’Harbert y prоt place, au moins pendant les
premiиres heures du voyage, et le jeune garзon dut se soumettre
aux prescriptions de son mйdecin.

Nab se mit en tкte des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le
marin prirent les devants. Top gambadait d’un air joyeux. Harbert
avait offert une place а Jup dans son vйhicule, et Jup avait
acceptй sans faзon. Le moment du dйpart йtait arrivй, et la petite
troupe se mit en marche.

Le chariot tourna d’abord l’angle de l’embouchure, puis, aprиs
avoir remontй pendant un mille la rive gauche de la Mercy, il
traversa le pont au bout duquel s’amorзait la route de port-
ballon, et, lа, les explorateurs, laissant cette route sur leur
gauche, commencиrent а s’enfoncer sous le couvert de ces immenses
bois qui formaient la rйgion du Far-West.

Pendant les deux premiers milles, les arbres, largement espacйs,
permirent au chariot de circuler librement; de temps en temps il
fallait trancher quelques lianes et des forкts de broussailles,
mais aucun obstacle sйrieux n’arrкta la marche des colons.

L’йpaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraоche sur le
sol. Dйodars, douglas, casuarinas, banksias, gommiers, dragonniers
et autres essences dйjа reconnues, se succйdaient au delа des
limites du regard. Le monde des oiseaux habituels а l’оle s’y
retrouvait au complet, tйtras, jacamars, faisans, loris et toute
la famille babillarde des kakatoиs, perruches et perroquets.
Agoutis, kangourous, cabiais filaient entre les herbes, et tout
cela rappelait aux colons les premiиres excursions qu’ils avaient
faites а leur arrivйe sur l’оle.

«Toutefois, fit observer Cyrus Smith, je remarque que ces animaux,
quadrupиdes et volatiles, sont plus craintifs qu’autrefois. Ces
bois ont donc йtй rйcemment parcourus par les convicts, dont nous
devons retrouver certainement des traces.»

Et, en effet, en maint endroit, on put reconnaоtre le passage plus
ou moins rйcent d’une troupe d’hommes: ici, des brisйes faites aux
arbres, peut-кtre dans le but de jalonner le chemin; lа, des
cendres d’un foyer йteint, et des empreintes de pas que certaines
portions glaiseuses du sol avaient conservйes. Mais, en somme,
rien qui parыt appartenir а un campement dйfinitif.

L’ingйnieur avait recommandй а ses compagnons de s’abstenir de
chasser. Les dйtonations des armes а feu auraient pu donner
l’йveil aux convicts, qui rфdaient peut-кtre dans la forкt.
D’ailleurs, les chasseurs auraient nйcessairement йtй entraоnйs а
quelque distance du chariot, et il йtait sйvиrement interdit de
marcher isolйment.

Dans la seconde partie de la journйe, а six milles environ de
Granite-House, la circulation devint assez difficile. Afin de
passer certains fourrйs, il fallut abattre des arbres et faire un
chemin. Avant de s’y engager, Cyrus Smith avait soin d’envoyer
dans ces йpais taillis Top et Jup, qui accomplissaient
consciencieusement leur mandat, et quand le chien et l’orang
revenaient sans avoir rien signalй, c’est qu’il n’y avait rien а
craindre, ni de la part des convicts, ni de la part des fauves, --
deux sortes d’individus du rиgne animal que leurs fйroces
instincts mettaient au mкme niveau.

Le soir de cette premiиre journйe, les colons campиrent а neuf
milles environ de Granite-House, sur le bord d’un petit affluent
de la Mercy, dont ils ignoraient l’existence, et qui devait se
rattacher au systиme hydrographique auquel ce sol devait son
йtonnante fertilitй.

On soupa copieusement, car l’appйtit des colons йtait fortement
aiguisй, et les mesures furent prises pour que la nuit se passвt
sans encombre. Si l’ingйnieur n’avait eu affaire qu’а des animaux
fйroces, jaguars ou autres, il eыt simplement allumй des feux
autour de son campement, ce qui eыt suffi а le dйfendre; mais les
convicts, eux, eussent йtй plutфt attirйs qu’arrкtйs par ces
flammes, et mieux valait dans ce cas s’entourer de profondes
tйnиbres.

La surveillance fut, d’ailleurs, sйvиrement organisйe. Deux des
colons durent veiller ensemble, et, de deux heures en deux heures,
il йtait convenu qu’ils seraient relevйs par leurs camarades. Or,
comme, malgrй ses rйclamations, Harbert fut dispensй de garde,
Pencroff et Gйdйon Spilett, d’une part, l’ingйnieur et Nab, de
l’autre, montиrent la garde а tour de rфle aux approches du
campement.

Du reste, il y eut а peine quelques heures de nuit.

L’obscuritй йtait due plutфt а l’йpaisseur des ramures qu’а la
disparition du soleil. Le silence fut а peine troublй par de
rauques hurlements de jaguars et des ricanements de singes, qui
semblaient agacer particuliиrement maоtre Jup.

La nuit se passa sans incident, et le lendemain, 16 fйvrier, la
marche, plutфt lente que pйnible, fut reprise а travers la forкt.

Ce jour-lа, on ne put franchir que six milles, car а chaque
instant il fallait se frayer une route а la hache. Vйritables
«setlers», les colons йpargnaient les grands et beaux arbres, dont
l’abatage, d’ailleurs, leur eыt coыtй d’йnormes fatigues, et ils
sacrifiaient les petits; mais il en rйsultait que la route prenait
une direction peu rectiligne et s’allongeait de nombreux dйtours.

Pendant cette journйe, Harbert dйcouvrit des essences nouvelles,
dont la prйsence n’avait pas encore йtй signalйe dans l’оle,
telles que des fougиres arborescentes, avec palmes retombantes,
qui semblaient s’йpancher comme les eaux d’une vasque, des
caroubiers, dont les onaggas broutиrent avec aviditй les longues
gousses et qui fournirent des pulpes sucrйes d’un goыt excellent.
Lа, les colons retrouvиrent aussi de magnifiques kauris, disposйs
par groupes, et dont les troncs cylindriques, couronnйs d’un cфne
de verdure, s’йlevaient а une hauteur de deux cents pieds.
C’йtaient bien lа ces arbres-rois de la Nouvelle-Zйlande, aussi
cйlиbres que les cиdres du Liban.

Quant а la faune, elle ne prйsenta pas d’autres йchantillons que
ceux dont les chasseurs avaient eu connaissance jusqu’alors.
Cependant, ils entrevirent, mais sans pouvoir l’approcher, un
couple de ces grands oiseaux qui sont particuliers а l’Australie,
sortes de casoars, que l’on nomme йmeus, et qui, hauts de cinq
pieds et bruns de plumage, appartiennent а l’ordre des йchassiers.
Top s’йlanзa aprиs eux de toute la vitesse de ses quatre pattes,
mais les casoars le distancиrent aisйment, tant leur rapiditй
йtait prodigieuse.

Quant aux traces laissйes par les convicts dans la forкt, on en
releva quelques-unes encore. Prиs d’un feu qui paraissait avoir
йtй rйcemment йteint, les colons remarquиrent des empreintes qui
furent observйes avec une extrкme attention. En les mesurant l’une
aprиs l’autre suivant leur longueur et leur largeur, on retrouva
aisйment la trace des pieds de cinq hommes. Les cinq convicts
avaient йvidemment campй en cet endroit; mais -- et c’йtait lа
l’objet d’un examen si minutieux! -- on ne put dйcouvrir une
sixiиme empreinte, qui, dans ce cas, eыt йtй celle du pied
d’Ayrton.

«Ayrton n’йtait pas avec eux! dit Harbert.

-- Non, rйpondit Pencroff, et, s’il n’йtait pas avec eux, c’est
que ces misйrables l’avaient dйjа tuй! Mais ces gueux-lа n’ont
donc pas une taniиre oщ on puisse aller les traquer comme des
tigres!

-- Non, rйpondit le reporter. Il est plus probable qu’ils vont а
l’aventure, et c’est leur intйrкt d’errer ainsi jusqu’au moment oщ
ils seront les maоtres de l’оle.

-- Les maоtres de l’оle! s’йcria le marin. Les maоtres de
l’оle!...» rйpйta-t-il, et sa voix йtait йtranglйe comme si un
poignet de fer l’eыt saisi а la gorge.

Puis, d’un ton plus calme:

«Savez-vous, Monsieur Cyrus, dit-il, quelle est la balle que j’ai
fourrйe dans mon fusil?

-- Non, Pencroff!

-- C’est la balle qui a traversй la poitrine d’Harbert, et je vous
promets que celle-lа ne manquera pas son but!»

Mais ces justes reprйsailles ne pouvaient rendre la vie а Ayrton,
et, de cet examen des empreintes laissйes sur le sol, on dut,
hйlas! Conclure qu’il n’y avait plus а conserver aucun espoir de
jamais le revoir!

Ce soir-lа, le campement fut йtabli а quatorze milles de Granite-
House, et Cyrus Smith estima qu’il ne devait pas кtre а plus de
cinq milles du promontoire du reptile.

Et, en effet, le lendemain, l’extrйmitй de la presqu’оle йtait
atteinte, et la forкt traversйe sur toute sa longueur; mais aucun
indice n’avait permis de trouver la retraite oщ s’йtaient rйfugiйs
les convicts, ni celle, non moins secrиte, qui donnait asile au
mystйrieux inconnu.

CHAPITRE XII

La journйe du lendemain, 18 fйvrier, fut consacrйe а l’exploration
de toute cette partie boisйe qui formait le littoral depuis le
promontoire du reptile jusqu’а la riviиre de la chute. Les colons
purent fouiller а fond cette forкt, dont la largeur variait de
trois а quatre milles, car elle йtait comprise entre les deux
rivages de la presqu’оle serpentine. Les arbres, par leur haute
taille et leur йpaisse ramure, attestaient la puissance vйgйtative
du sol, plus йtonnante ici qu’en aucune autre portion de l’оle. On
eыt dit un coin de ces forкts vierges de l’Amйrique ou de
l’Afrique centrale, transportй sous cette zone moyenne. Ce qui
portait а admettre que ces superbes vйgйtaux trouvaient dans ce
sol, humide а sa couche supйrieure, mais chauffй а l’intйrieur par
des feux volcaniques, une chaleur qui ne pouvait appartenir а un
climat tempйrй. Les essences dominantes йtaient prйcisйment ces
kauris et ces eucalyptus qui prenaient des dimensions
gigantesques.

Mais le but des colons n’йtait pas d’admirer ces magnificences
vйgйtales. Ils savaient dйjа que, sous ce rapport, l’оle Lincoln
eыt mйritй de prendre rang dans ce groupe des Canaries, dont le
premier nom fut celui d’оles fortunйes. Maintenant, hйlas! Leur
оle ne leur appartenait plus tout entiиre; d’autres en avaient
pris possession, des scйlйrats en foulaient le sol, et il fallait
les dйtruire jusqu’au dernier. Sur la cфte occidentale, on ne
retrouva plus aucunes traces, quelque soin qu’on mоt а les
rechercher. Plus d’empreintes de pas, plus de brisйes aux arbres,
plus de cendres refroidies, plus de campements abandonnйs.

«Cela ne m’йtonne pas, dit Cyrus Smith а ses compagnons. Les
convicts ont abordй l’оle aux environs de la pointe de l’йpave, et
ils se sont immйdiatement jetйs dans les forкts du Far-West, aprиs
avoir traversй le marais des tadornes. Ils ont donc suivi а peu
prиs la route que nous avons prise en quittant Granite-House.
C’est ce qui explique les traces que nous avons reconnues dans les
bois. Mais, arrivйs sur le littoral, les convicts ont bien compris
qu’ils n’y trouveraient point de retraite convenable, et c’est
alors que, йtant remontйs vers le nord, ils ont dйcouvert le
corral...

-- Oщ ils sont peut-кtre revenus... dit Pencroff.

-- Je ne le pense pas, rйpondit l’ingйnieur, car ils doivent bien
supposer que nos recherches se porteront de ce cфtй. Le corral
n’est pour eux qu’un lieu d’approvisionnement, et non un campement
dйfinitif.

-- Je suis de l’avis de Cyrus, dit le reporter, et, suivant moi,
ce doit кtre au milieu des contreforts du mont Franklin que les
convicts auront cherchй un repaire.

-- Alors, Monsieur Cyrus, droit au corral! s’йcria Pencroff. Il
faut en finir, et jusqu’ici nous avons perdu notre temps!

-- Non, mon ami, rйpondit l’ingйnieur. Vous oubliez que nous
avions intйrкt а savoir si les forкts du Far-West ne renfermaient
pas quelque habitation. Notre exploration a un double but,
Pencroff. Si, d’une part, nous devons chвtier le crime, de
l’autre, nous avons un acte de reconnaissance а accomplir!

-- Voilа qui est bien parlй, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin.
M’est avis, toutefois, que nous ne trouverons ce gentleman que
s’il le veut bien!»

Et, vraiment, Pencroff ne faisait qu’exprimer l’opinion de tous.
Il йtait probable que la retraite de l’inconnu ne devait pas кtre
moins mystйrieuse qu’il ne l’йtait lui-mкme!

Ce soir-lа, le chariot s’arrкta а l’embouchure de la riviиre de la
chute. La couchйe fut organisйe suivant la coutume, et on prit
pour la nuit les prйcautions habituelles. Harbert, redevenu le
garзon vigoureux et bien portant qu’il йtait avant sa maladie,
profitait largement de cette existence au grand air, entre les
brises de l’ocйan et l’atmosphиre vivifiante des forкts. Sa place
n’йtait plus sur le chariot, mais en tкte de la caravane.

Le lendemain, 19 fйvrier, les colons, abandonnant le littoral, sur
lequel, au delа de l’embouchure, s’entassaient si pittoresquement
des basaltes de toutes formes, remontиrent le cours de la riviиre
par sa rive gauche. La route йtait en partie dйgagйe par suite des
excursions prйcйdentes qui avaient йtй faites depuis le corral
jusqu’а la cфte ouest. Les colons se trouvaient alors а une
distance de six milles du mont Franklin.

Le projet de l’ingйnieur йtait celui-ci: observer minutieusement
toute la vallйe dont le thalweg formait le lit de la riviиre, et
gagner avec circonspection les environs du corral; si le corral
йtait occupй, l’enlever de vive force; s’il ne l’йtait pas, s’y
retrancher et en faire le centre des opйrations qui auraient pour
objectif l’exploration du mont Franklin.

Ce plan fut unanimement approuvй des colons, et il leur tardait,
vraiment, d’avoir repris possession entiиre de leur оle!

On chemina donc dans l’йtroite vallйe qui sйparait deux des plus
puissants contreforts du mont Franklin. Les arbres, pressйs sur
les berges de la riviиre, se rarйfiaient vers les zones
supйrieures du volcan. C’йtait un sol montueux, assez accidentй,
trиs propre aux embыches, et sur lequel on ne se hasarda qu’avec
une extrкme prйcaution. Top et Jup marchaient en йclaireurs, et,
se jetant de droite et de gauche dans les йpais taillis, ils
rivalisaient d’intelligence et d’adresse. Mais rien n’indiquait
que les rives du cours d’eau eussent йtй rйcemment frйquentйes,
rien n’annonзait ni la prйsence ni la proximitй des convicts.

Vers cinq heures du soir, le chariot s’arrкta а six cents pas а
peu prиs de l’enceinte palissadйe. Un rideau semi-circulaire de
grands arbres la cachait encore.

Il s’agissait donc de reconnaоtre le corral, afin de savoir s’il
йtait occupй. Y aller ouvertement, en pleine lumiиre, pour peu que
les convicts y fussent embusquйs, c’йtait s’exposer а recevoir
quelque mauvais coup, ainsi qu’il йtait arrivй а Harbert.

Mieux valait donc attendre que la nuit fыt venue.

Cependant, Gйdйon Spilett voulait, sans plus tarder, reconnaоtre
les approches du corral, et Pencroff, а bout de patience, s’offrit
а l’accompagner.

«Non, mes amis, rйpondit l’ingйnieur. Attendez la nuit. Je ne
laisserai pas l’un de vous s’exposer en plein jour.

-- Mais, Monsieur Cyrus... rйpliqua le marin, peu disposй а obйir.

-- Je vous en prie, Pencroff, dit l’ingйnieur.

-- Soit!» rйpondit le marin, qui donna un autre cours а sa colиre
en gratifiant les convicts des plus rudes qualifications du
rйpertoire maritime.

Les colons demeurиrent donc autour du chariot, et ils
surveillиrent avec soin les parties voisines de la forкt.

Trois heures se passиrent ainsi. Le vent йtait tombй, et un
silence absolu rйgnait sous les grands arbres. La brisйe de la
plus mince branche, un bruit de pas sur les feuilles sиches, le
glissement d’un corps entre les herbes, eussent йtй entendus sans
peine. Tout йtait tranquille. Du reste, Top, couchй а terre, sa
tкte allongйe sur ses pattes, ne donnait aucun signe d’inquiйtude.

А huit heures, le soir parut assez avancй pour que la
reconnaissance pыt кtre faite dans de bonnes conditions. Gйdйon
Spilett se dйclara prкt а partir, en compagnie de Pencroff. Cyrus
Smith y consentit. Top et Jup durent rester avec l’ingйnieur,
Harbert et Nab, car il ne fallait pas qu’un aboiement ou un cri,
lancйs mal а propos, donnassent l’йveil.

«Ne vous engagez pas imprudemment, recommanda Cyrus Smith au marin
et au reporter. Vous n’avez pas а prendre possession du corral,
mais seulement а reconnaоtre s’il est occupй ou non.

-- C’est convenu», rйpondit Pencroff.

Et tous deux partirent.

Sous les arbres, grвce а l’йpaisseur de leur feuillage, une
certaine obscuritй rendait dйjа les objets invisibles au delа d’un
rayon de trente а quarante pieds. Le reporter et Pencroff,
s’arrкtant dиs qu’un bruit quelconque leur semblait suspect,
n’avanзaient qu’avec les plus extrкmes prйcautions.

Ils marchaient l’un йcartй de l’autre, afin d’offrir moins de
prise aux coups de feu. Et, pour tout dire, ils s’attendaient, а
chaque instant, а ce qu’une dйtonation retentоt.

Cinq minutes aprиs avoir quittй le chariot, Gйdйon Spilett et
Pencroff йtaient arrivйs sur la lisiиre du bois, devant la
clairiиre au fond de laquelle s’йlevait l’enceinte palissadйe.

Ils s’arrкtиrent. Quelques vagues lueurs baignaient encore la
prairie dйgarnie d’arbres. А trente pas se dressait la porte du
corral, qui paraissait кtre fermйe. Ces trente pas qu’il
s’agissait de franchir entre la lisiиre du bois et l’enceinte
constituaient la zone dangereuse, pour employer une expression
empruntйe а la balistique. En effet, une ou plusieurs balles,
parties de la crкte de la palissade, auraient jetй а terre
quiconque se fыt hasardй sur cette zone.

Gйdйon Spilett et le marin n’йtaient point hommes а reculer, mais
ils savaient qu’une imprudence de leur part, dont ils seraient les
premiиres victimes, retomberait ensuite sur leurs compagnons. Eux
tuйs, que deviendraient Cyrus Smith, Nab, Harbert?

Mais Pencroff, surexcitй en se sentant si prиs du corral, oщ il
supposait que les convicts s’йtaient rйfugiйs, allait se porter en
avant, quand le reporter le retint d’une main vigoureuse.

«Dans quelques instants, il fera tout а fait nuit, murmura Gйdйon
Spilett а l’oreille de Pencroff, et ce sera le moment d’agir.»

Pencroff, serrant convulsivement la crosse de son fusil, se
contint et attendit en maugrйant.

Bientфt, les derniиres lueurs du crйpuscule s’effacиrent
complиtement. L’ombre qui semblait sortir de l’йpaisse forкt
envahit la clairiиre. Le mont Franklin se dressait comme un йnorme
йcran devant l’horizon du couchant, et l’obscuritй se fit
rapidement, ainsi que cela arrive dans les rйgions dйjа basses en
latitude. C’йtait le moment.

Le reporter et Pencroff, depuis qu’ils s’йtaient postйs sur la
lisiиre du bois, n’avaient pas perdu de vue l’enceinte palissadйe.
Le corral semblait кtre absolument abandonnй. La crкte de la
palissade formait une ligne un peu plus noire que l’ombre
environnante, et rien n’en altйrait la nettetй.

Cependant, si les convicts йtaient lа, ils avaient dы

Poster un des leurs, de maniиre а se garantir de toute surprise.

Gйdйon Spilett serra la main de son compagnon, et tous deux
s’avancиrent en rampant vers le corral, leurs fusils prкts а faire
feu.

Ils arrivиrent а la porte de l’enceinte sans que l’ombre eыt йtй
sillonnйe d’un seul trait de lumiиre.

Pencroff essaya de pousser la porte, qui, ainsi que le reporter et
lui l’avaient supposй, йtait fermйe.

Cependant, le marin put constater que les barres extйrieures
n’avaient pas йtй mises.

On en pouvait donc conclure que les convicts occupaient alors le
corral, et que, vraisemblablement, ils avaient assujetti la porte,
de maniиre qu’on ne pыt la forcer.

Gйdйon Spilett et Pencroff prкtиrent l’oreille.

Nul bruit а l’intйrieur de l’enceinte. Les mouflons et les
chиvres, endormis sans doute dans leurs йtables, ne troublaient
aucunement le calme de la nuit.

Le reporter et le marin, n’entendant rien, se demandиrent s’ils
devaient escalader la palissade et pйnйtrer dans le corral. Ce qui
йtait contraire aux instructions de Cyrus Smith.

Il est vrai que l’opйration pouvait rйussir, mais elle pouvait
йchouer aussi. Or, si les convicts ne se doutaient de rien, s’ils
n’avaient pas connaissance de l’expйdition tentйe contre eux, si
enfin il existait, en ce moment, une chance de les surprendre,
devait-on compromettre cette chance, en se hasardant
inconsidйrйment а franchir la palissade?

Ce ne fut pas l’avis du reporter. Il trouva raisonnable d’attendre
que les colons fussent tous rйunis pour essayer de pйnйtrer dans
le corral. Ce qui йtait certain, c’est que l’on pouvait arriver
jusqu’а la palissade sans кtre vu, et que l’enceinte ne paraissait
pas кtre gardйe. Ce point dйterminй, il ne s’agissait plus que de
revenir vers le chariot, et on aviserait.

Pencroff, probablement, partagea cette maniиre de voir, car il ne
fit aucune difficultй de suivre le reporter, quand celui-ci replia
sous le bois. Quelques minutes aprиs, l’ingйnieur йtait mis au
courant de la situation.

«Eh bien, dit-il, aprиs avoir rйflйchi, j’ai maintenant lieu de
croire que les convicts ne sont pas au corral.

-- Nous le saurons bien, rйpondit Pencroff, quand nous aurons
escaladй l’enceinte.

-- Au corral, mes amis! dit Cyrus Smith.

-- Laissons-nous le chariot dans le bois? demanda Nab.

-- Non, rйpondit l’ingйnieur, c’est notre fourgon de munitions et
de vivres, et, au besoin, il nous servira de retranchement.

-- En avant donc!» dit Gйdйon Spilett.

Le chariot sortit du bois et commenзa а rouler sans bruit vers la
palissade. L’obscuritй йtait profonde alors, le silence aussi
complet qu’au moment oщ Pencroff et le reporter s’йtaient йloignйs
en rampant sur le sol. L’herbe йpaisse йtouffait complиtement le
bruit des pas.

Les colons йtaient prкts а faire feu. Jup, sur l’ordre de
Pencroff, se tenait en arriиre. Nab menait Top en laisse, afin
qu’il ne s’йlanзвt pas en avant.

La clairiиre apparut bientфt. Elle йtait dйserte.

Sans hйsiter, la petite troupe se porta vers l’enceinte. En un
court espace de temps, la zone dangereuse fut franchie. Pas un
coup de feu n’avait йtй tirй. Lorsque le chariot eut atteint la
palissade, il s’arrкta. Nab resta а la tкte des onaggas pour les
contenir. L’ingйnieur, le reporter, Harbert et Pencroff se
dirigиrent alors vers la porte, afin de voir si elle йtait
barricadйe intйrieurement... un des battants йtait ouvert!

«Mais que disiez-vous?» demanda l’ingйnieur en se retournant vers
le marin et Gйdйon Spilett.

Tous deux йtaient stupйfaits.

«Sur mon salut, dit Pencroff, cette porte йtait fermйe tout а
l’heure!»

Les colons hйsitиrent alors. Les convicts йtaient-ils donc au
corral au moment oщ Pencroff et le reporter en opйraient la
reconnaissance? Cela ne pouvait кtre douteux, puisque la porte,
alors fermйe, n’avait pu кtre ouverte que par eux! Y йtaient-ils
encore, ou un des leurs venait-il de sortir?

Toutes ces questions se prйsentиrent instantanйment а l’esprit de
chacun, mais comment y rйpondre? En ce moment, Harbert, qui
s’йtait avancй de quelques pas а l’intйrieur de l’enceinte, recula
prйcipitamment et saisit la main de Cyrus Smith.

«Qu’y a-t-il? demanda l’ingйnieur.

-- Une lumiиre!

-- Dans la maison?

-- Oui!»

Tous cinq s’avancиrent vers la porte, et, en effet, а travers les
vitres de la fenкtre qui leur faisait face, ils virent trembloter
une faible lueur.

Cyrus Smith prit rapidement son parti.

«C’est une chance unique, dit-il а ses compagnons, de trouver les
convicts enfermйs dans cette maison, ne s’attendant а rien! Ils
sont а nous! En avant!»

Les colons se glissиrent alors dans l’enceinte, le fusil prкt а
кtre йpaulй. Le chariot avait йtй laissй au dehors sous la garde
de Jup et de Top, qu’on y avait attachйs par prudence.

Cyrus Smith, Pencroff, Gйdйon Spilett, d’un cфtй, Harbert et Nab,
de l’autre, en longeant la palissade, observиrent cette portion du
corral qui йtait absolument obscure et dйserte. En quelques
instants, tous furent prиs de la maison, devant la porte qui йtait
fermйe.

Cyrus Smith fit а ses compagnons un signe de la main qui leur
recommandait de ne pas bouger, et il s’approcha de la vitre, alors
faiblement йclairйe par la lumiиre intйrieure.

Son regard plongea dans l’unique piиce, formant le rez-de-chaussйe
de la maison. Sur la table brillait un fanal allumй. Prиs de la
table йtait le lit qui servait autrefois а Ayrton.

Sur le lit reposait le corps d’un homme.

Soudain, Cyrus Smith recula, et d’une voix йtouffйe:

«Ayrton!» s’йcria-t-il. Aussitфt, la porte fut plutфt enfoncйe
qu’ouverte, et les colons se prйcipitиrent dans la chambre.

Ayrton paraissait dormir. Son visage attestait qu’il avait
longuement et cruellement souffert. А ses poignets et а ses
chevilles se voyaient de larges meurtrissures.

Cyrus Smith se pencha sur lui.

«Ayrton!» s’йcria l’ingйnieur en saisissant le bras de celui qu’il
venait de retrouver dans des circonstances si inattendues.

А cet appel, Ayrton ouvrit les yeux, et regardant en face Cyrus
Smith, puis les autres:

«Vous, s’йcria-t-il, vous?

-- Ayrton! Ayrton! rйpйta Cyrus Smith.

-- Oщ suis-je?

-- Dans l’habitation du corral!

-- Seul?

-- Oui!

-- Mais ils vont venir! s’йcria Ayrton! Dйfendez-vous! Dйfendez-
vous!»

Et Ayrton retomba йpuisй.

«Spilett, dit alors l’ingйnieur, nous pouvons кtre attaquйs d’un
moment а l’autre. Faites entrer le chariot dans le corral. Puis,
barricadez la porte, et revenez tous ici.»

Pencroff, Nab et le reporter se hвtиrent d’exйcuter les ordres de
l’ingйnieur. Il n’y avait pas un instant а perdre. Peut-кtre mкme
le chariot йtait-il dйjа entre les mains des convicts! En un
instant, le reporter et ses deux compagnons eurent traversй le
corral et regagnй la porte de la palissade, derriиre laquelle on
entendait Top gronder sourdement.

L’ingйnieur, quittant Ayrton un instant, sortit de la maison, prкt
а faire le coup de feu. Harbert йtait а ses cфtйs. Tous deux
surveillaient la crкte du contrefort qui dominait le corral. Si
les convicts йtaient embusquйs en cet endroit, ils pouvaient
frapper les colons l’un aprиs l’autre. En ce moment, la lune
apparut dans l’est au-dessus du noir rideau de la forкt, et une
blanche nappe de lumiиre se rйpandit а l’intйrieur de l’enceinte.

Le corral s’йclaira tout entier avec ses bouquets d’arbres, le
petit cours d’eau qui l’arrosait et son large tapis d’herbes. Du
cфtй de la montagne, la maison et une partie de la palissade se
dйtachaient en blanc. А la partie opposйe, vers la porte,
l’enceinte restait sombre. Une masse noire se montra bientфt.
C’йtait le chariot qui entrait dans le cercle de lumiиre, et Cyrus
Smith put entendre le bruit de la porte que ses compagnons
refermaient et dont ils assujettissaient solidement les battants а
l’intйrieur.

Mais, en ce moment, Top, rompant violemment sa laisse, se mit а
aboyer avec fureur et s’йlanзa vers le fond du corral, sur la
droite de la maison.

«Attention, mes amis, et en joue!... «cria Cyrus Smith.

Les colons avaient йpaulй leurs fusils et attendaient le moment de
faire feu. Top aboyait toujours, et Jup, courant vers le chien,
fit entendre des sifflements aigus.

Les colons le suivirent et arrivиrent sur le bord du petit
ruisseau, ombragй de grands arbres.

Et lа, en pleine lumiиre, que virent-ils?

Cinq corps, йtendus sur la berge!

C’йtaient ceux des convicts qui, quatre mois auparavant, avaient
dйbarquй sur l’оle Lincoln!

CHAPITRE XIII

Qu’йtait-il arrivй? Qui avait frappй les convicts?

Йtait-ce donc Ayrton? Non, puisque, un instant avant, il redoutait
leur retour!

Mais Ayrton йtait alors sous l’empire d’un assoupissement profond
dont il ne fut plus possible de le tirer. Aprиs les quelques
paroles qu’il avait prononcйes, une torpeur accablante s’йtait
emparйe de lui, et il йtait retombй sur son lit, sans mouvement.

Les colons, en proie а mille pensйes confuses, sous l’influence
d’une violente surexcitation, attendirent pendant toute la nuit,
sans quitter la maison d’Ayrton, sans retourner а cette place oщ
gisaient les corps des convicts. А propos des circonstances dans
lesquelles ceux-ci avaient trouvй la mort, il йtait vraisemblable
qu’Ayrton ne pourrait rien leur apprendre, puisqu’il ne savait pas
lui-mкme кtre dans la maison du corral. Mais au moins serait-il en
mesure de raconter les faits qui avaient prйcйdй cette terrible
exйcution.

Le lendemain, Ayrton sortait de cette torpeur, et ses compagnons
lui tйmoignaient cordialement toute la joie qu’ils йprouvaient а
le revoir, а peu prиs sain et sauf, aprиs cent quatre jours de
sйparation.

Ayrton raconta alors en peu de mots ce qui s’йtait passй, ou du
moins ce qu’il savait.

Le lendemain de son arrivйe au corral, le 10 novembre dernier, а
la tombйe de la nuit, il fut surpris par les convicts, qui avaient
escaladй l’enceinte.

Ceux-ci le liиrent et le bвillonnиrent; puis, il fut emmenй dans
une caverne obscure, au pied du mont Franklin, lа oщ les convicts
s’йtaient rйfugiйs.

Sa mort avait йtй rйsolue, et, le lendemain, il allait кtre tuй,
lorsqu’un des convicts le reconnut et l’appela du nom qu’il
portait en Australie. Ces misйrables voulaient massacrer Ayrton!
Ils respectиrent Ben Joyce!

Mais, depuis ce moment, Ayrton fut en butte aux obsessions de ses
anciens complices. Ceux-ci voulaient le ramener а eux, et ils
comptaient sur lui pour s’emparer de Granite-House, pour pйnйtrer
dans cette inaccessible demeure, pour devenir les maоtres de
l’оle, aprиs en avoir assassinй les colons!

Ayrton rйsista. L’ancien convict, repentant et pardonnй, fыt
plutфt mort que de trahir ses compagnons.

Ayrton, attachй, bвillonnй, gardй а vue, vйcut dans cette caverne
pendant quatre mois.

Cependant, les convicts avaient dйcouvert le corral, peu de temps
aprиs leur arrivйe sur l’оle, et, depuis lors, ils vivaient sur
ses rйserves, mais ils ne l’habitaient pas. Le 11 novembre, deux
de ces bandits, inopinйment surpris par l’arrivйe des colons,
firent feu sur Harbert, et l’un d’eux revint en se vantant d’avoir
tuй un des habitants de l’оle, mais il revint seul. Son compagnon,
on le sait, йtait tombй sous le poignard de Cyrus Smith. Que l’on
juge des inquiйtudes et du dйsespoir d’Ayrton, quand il apprit
cette nouvelle de la mort d’Harbert! Les colons n’йtaient plus que
quatre, et pour ainsi dire а la merci des convicts!

А la suite de cet йvйnement, et pendant tout le temps que les
colons, retenus par la maladie d’Harbert, demeurиrent au corral,
les pirates ne quittиrent pas leur caverne, et mкme, aprиs avoir
pillй le plateau de Grande-vue, ils ne crurent pas prudent de
l’abandonner.

Les mauvais traitements infligйs а Ayrton redoublиrent alors. Ses
mains et ses pieds portaient encore la sanglante empreinte des
liens qui l’attachaient jour et nuit. А chaque instant il
attendait une mort а laquelle il ne semblait pas qu’il pыt
йchapper.

Ce fut ainsi jusqu’а la troisiиme semaine de fйvrier. Les
convicts, guettant toujours une occasion favorable, quittиrent
rarement leur retraite, et ne firent que quelques excursions de
chasse, soit а l’intйrieur de l’оle, soit jusque sur la cфte
mйridionale. Ayrton n’avait plus de nouvelles de ses amis, et il
n’espйrait plus les revoir! Enfin, le malheureux, affaibli par les
mauvais traitements, tomba dans une prostration profonde qui ne
lui permit plus ni de voir, ni d’entendre. Aussi, а partir de ce
moment, c’est-а-dire depuis deux jours, il ne pouvait mкme dire ce
qui s’йtait passй.

«Mais, Monsieur Smith, ajouta-t-il, puisque j’йtais emprisonnй
dans cette caverne, comment se fait-il que je me retrouve au
corral?

-- Comment se fait-il que les convicts soient йtendus lа, morts,
au milieu de l’enceinte? rйpondit l’ingйnieur.

-- Morts!» s’йcria Ayrton, qui, malgrй sa faiblesse, se souleva а
demi.

Ses compagnons le soutinrent. Il voulut se lever, on le laissa
faire, et tous se dirigиrent vers le petit ruisseau.

Il faisait grand jour.

Lа, sur la berge, dans la position oщ les avait surpris une mort
qui avait dы кtre foudroyante, gisaient les cinq cadavres des
convicts!

Ayrton йtait atterrй. Cyrus Smith et ses compagnons le regardaient
sans prononcer une parole. Sur un signe de l’ingйnieur, Nab et
Pencroff visitиrent ces corps, dйjа raidis par le froid.

Ils ne portaient aucune trace apparente de blessure.

Seulement, aprиs les avoir soigneusement examinйs, Pencroff
aperзut au front de l’un, а la poitrine de l’autre, au dos de
celui-ci, а l’йpaule de celui-lа, un petit point rouge, sorte de
contusion а peine visible, et dont il йtait impossible de
reconnaоtre l’origine.

«C’est lа qu’ils ont йtй frappйs! dit Cyrus Smith.

-- Mais avec quelle arme? s’йcria le reporter.

-- Une arme foudroyante dont nous n’avons pas le secret!

-- Et qui les a foudroyйs?... demanda Pencroff.

-- Le justicier de l’оle, rйpondit Cyrus Smith, celui qui vous a
transportй ici, Ayrton, celui dont l’influence vient encore de se
manifester, celui qui fait pour nous tout ce que nous ne pouvons
faire nous-mкmes, et qui, cela fait, se dйrobe а nous.

-- Cherchons-le donc! s’йcria Pencroff.

-- Oui, cherchons-le, rйpondit Cyrus Smith, mais l’кtre supйrieur
qui accomplit de tels prodiges, nous ne le trouverons que s’il lui
plaоt enfin de nous appeler а lui!»

Cette protection invisible, qui rйduisait а nйant leur propre
action, irritait et touchait а la fois l’ingйnieur. L’infйrioritй
relative qu’elle constatait йtait de celles dont une вme fiиre
peut se sentir blessйe. Une gйnйrositй qui s’arrange de faзon а
йluder toute marque de reconnaissance accusait une sorte de dйdain
pour les obligйs, qui gвtait jusqu’а un certain point, aux yeux de
Cyrus Smith, le prix du bienfait.

«Cherchons, reprit-il, et Dieu veuille qu’il nous soit permis un
jour de prouver а ce protecteur hautain qu’il n’a point affaire а
des ingrats! Que ne donnerais-je pas pour que nous pussions nous
acquitter envers lui, en lui rendant а notre tour, et fыt-ce au
prix de notre vie, quelque signalй service!»

Depuis ce jour, cette recherche fut l’unique prйoccupation des
habitants de l’оle Lincoln. Tout les poussait а dйcouvrir le mot
de cette йnigme, mot qui ne pouvait кtre que le nom d’un homme
douй d’une puissance vйritablement inexplicable et en quelque
sorte surhumaine.

Aprиs quelques instants, les colons rentrиrent dans l’habitation
du corral, oщ leurs soins rendirent promptement а Ayrton son
йnergie morale et physique.

Nab et Pencroff transportиrent les cadavres des convicts dans la
forкt, а quelque distance du corral, et ils les enterrиrent
profondйment.

Puis, Ayrton fut mis au courant des faits qui s’йtaient accomplis
pendant sa sйquestration. Il apprit alors les aventures d’Harbert,
et par quelles sйries d’йpreuves les colons avaient passй. Quant а
ceux-ci, ils n’espйraient plus revoir Ayrton et avaient а redouter
que les convicts ne l’eussent impitoyablement massacrй.

«Et maintenant, dit Cyrus Smith en terminant son rйcit, il nous
reste un devoir а accomplir. La moitiй de notre tвche est remplie,
mais si les convicts ne sont plus а craindre, ce n’est pas а nous
que nous devons d’кtre redevenus maоtres de l’оle.

-- Eh bien! rйpondit Gйdйon Spilett, fouillons tout ce labyrinthe
des contreforts du mont Franklin! Ne laissons pas une excavation,
pas un trou inexplorй! Ah! si jamais reporter s’est trouvй en
prйsence d’un mystиre йmouvant, c’est bien moi qui vous parle, mes
amis!

-- Et nous ne rentrerons а Granite-House, rйpondit Harbert, que
lorsque nous aurons retrouvй notre bienfaiteur.

-- Oui! dit l’ingйnieur, nous ferons tout ce qu’il est humainement
possible de faire... mais, je le rйpиte, nous ne le retrouverons
que s’il veut bien le permettre!

-- Restons-nous au corral? demanda Pencroff.

-- Restons-y, rйpondit Cyrus Smith, les provisions y sont
abondantes, et nous sommes ici au centre mкme de notre cercle
d’investigations. D’ailleurs, si cela est nйcessaire, le chariot
se rendra rapidement а Granite-House.

-- Bien, rйpondit le marin. Seulement, une observation.

-- Laquelle?

-- Voici la belle saison qui s’avance, et il ne faut pas oublier
que nous avons une traversйe а faire.

-- Une traversйe? dit Gйdйon Spilett.

-- Oui! Celle de l’оle Tabor, rйpondit Pencroff. Il est nйcessaire
d’y porter une notice qui indique la situation de notre оle, oщ se
trouve actuellement Ayrton, pour le cas oщ le yacht йcossais
viendrait le reprendre. Qui sait s’il n’est pas dйjа trop tard?

-- Mais, Pencroff, demanda Ayrton, comment comptez-vous faire
cette traversйe?

-- Sur le Bonadventure!

-- Le Bonadventure! s’йcria Ayrton... il n’existe plus.

-- Mon Bonadventure n’existe plus! hurla Pencroff en bondissant.

-- Non! rйpondit Ayrton. Les convicts l’ont dйcouvert dans son
petit port, il y a huit jours а peine, ils ont pris la mer, et...

-- Et? fit Pencroff, dont le coeur palpitait.

-- Et, n’ayant plus Bob Harvey pour manoeuvrer, ils se sont
йchouйs sur les roches, et l’embarcation a йtй entiиrement brisйe!

-- Ah! Les misйrables! Les bandits! Les infвmes coquins! s’йcria
Pencroff.

-- Pencroff, dit Harbert, en prenant la main du marin, nous ferons
un autre Bonadventure, un plus grand! Nous avons toutes les
ferrures, tout le grйement du brick а notre disposition!

-- Mais savez-vous, rйpondit Pencroff, qu’il faut au moins cinq а
six mois pour construire une embarcation de trente а quarante
tonneaux?

-- Nous prendrons notre temps, rйpondit le reporter, et nous
renoncerons pour cette annйe а faire la traversйe de l’оle Tabor.

-- Que voulez-vous, Pencroff, il faut bien se rйsigner, dit
l’ingйnieur, et j’espиre que ce retard ne nous sera pas
prйjudiciable.

-- Ah! Mon Bonadventure! mon pauvre Bonadventure!» s’йcria
Pencroff, vйritablement consternй de la perte de son embarcation,
dont il йtait si fier!

La destruction du Bonadventure йtait йvidemment un fait
regrettable pour les colons, et il fut convenu que cette perte
devrait кtre rйparйe au plus tфt. Ceci bien arrкtй, on ne s’occupa
plus que de mener а bonne fin l’exploration des plus secrиtes
portions de l’оle. Des recherches furent commencйes le jour mкme,
19 fйvrier, et durиrent une semaine entiиre. La base de la
montagne, entre ses contreforts et leurs nombreuses ramifications,
formait un labyrinthe de vallйes et de contre-vallйes disposй trиs
capricieusement. C’йtait йvidemment lа, au fond de ces йtroites
gorges, peut-кtre mкme а l’intйrieur du massif du mont Franklin,
qu’il convenait de poursuivre les recherches. Aucune partie de
l’оle n’eыt йtй plus propre а cacher une habitation dont l’hфte
voulait rester inconnu. Mais tel йtait l’enchevкtrement des
contreforts, que Cyrus Smith dut procйder а leur exploration avec
une sйvиre mйthode.

Les colons visitиrent d’abord toute la vallйe qui s’ouvrait au sud
du volcan et qui recueillait les premiиres eaux de la riviиre de
la chute. Ce fut lа qu’Ayrton leur montra la caverne oщ s’йtaient
rйfugiйs les convicts et dans laquelle il avait йtй sйquestrй
jusqu’а son transport au corral. Cette caverne йtait absolument
dans l’йtat oщ Ayrton l’avait laissйe. On y retrouva une certaine
quantitй de munitions et de vivres que les convicts avaient
enlevйs avec l’intention de se crйer une rйserve.

Toute la vallйe qui aboutissait а la grotte, vallйe ombragйe de
beaux arbres, parmi lesquels dominaient les conifиres, fut
explorйe avec un soin extrкme, et le contrefort sud-ouest ayant
йtй tournй а sa pointe, les colons s’engagиrent dans une gorge
plus йtroite qui s’amorзait а cet entassement si pittoresque des
basaltes du littoral.

Ici les arbres йtaient plus rares. La pierre remplaзait l’herbe.
Les chиvres sauvages et les mouflons gambadaient entre les roches.
Lа commenзait la partie aride de l’оle. On pouvait reconnaоtre
dйjа que, de ces nombreuses vallйes qui se ramifiaient а la base
du mont Franklin, trois seulement йtaient boisйes et riches en
pвturages comme celle du corral, qui confinait par l’ouest а la
vallйe de la riviиre de la chute, et, par l’est, а la vallйe du
creek rouge. Ces deux ruisseaux, changйs plus bas en riviиres par
l’absorption de quelques affluents, se formaient de toutes les
eaux de la montagne et dйterminaient ainsi la fertilitй de sa
portion mйridionale. Quant а la Mercy, elle йtait plus directement
alimentйe par d’abondantes sources, perdues sous le couvert du
bois de jacamar, et c’йtaient йgalement des sources de cette
nature qui, s’йpanchant par mille filets, abreuvaient le sol de la
presqu’оle serpentine.

Or, de ces trois vallйes oщ l’eau ne manquait pas, l’une aurait pu
servir de retraite а quelque solitaire qui y eыt trouvй toutes les
choses nйcessaires а la vie. Mais les colons les avaient dйjа
explorйes, et nulle part ils n’avaient pu constater la prйsence de
l’homme.

Йtait-ce donc au fond de ces gorges arides, au milieu des йboulis
de roches, dans les вpres ravins du nord, entre les coulйes de
laves, que se trouveraient cette retraite et son hфte?

La partie nord du mont Franklin se composait uniquement а sa base
de deux vallйes, larges, peu profondes, sans apparence de verdure,
semйes de blocs erratiques, zйbrйes de longues moraines, pavйes de
laves, accidentйes de grosses tumeurs minйrales, saupoudrйes
d’obsidiennes et de labradorites. Cette partie exigea de longues
et difficiles explorations.

Lа se creusaient mille cavitйs, peu confortables sans doute, mais
absolument dissimulйes et d’un accиs difficile. Les colons
visitиrent mкme de sombres tunnels qui dataient de l’йpoque
plutonienne, encore noircis par le passage des feux d’autrefois,
et qui s’enfonзaient dans le massif du mont. On parcourut ces
sombres galeries, on y promena des rйsines enflammйes, on fouilla
les moindres excavations, on sonda les moindres profondeurs. Mais
partout le silence, l’obscuritй. Il ne semblait pas qu’un кtre
humain eыt jamais portй ses pas dans ces antiques couloirs, que
son bras eыt jamais dйplacй un seul de ces blocs. Tels ils
йtaient, tels le volcan les avait projetйs au-dessus des eaux а
l’йpoque de l’йmersion de l’оle.

Cependant, si ces substructions parurent кtre absolument dйsertes,
si l’obscuritй y йtait complиte, Cyrus Smith fut forcй de
reconnaоtre que l’absolu silence n’y rйgnait pas.

En arrivant au fond de l’une de ces sombres cavitйs, qui se
prolongeaient sur une longueur de plusieurs centaines de pieds а
l’intйrieur de la montagne, il fut surpris d’entendre de sourds
grondements, dont la sonoritй des roches accroissait l’intensitй.

Gйdйon Spilett, qui l’accompagnait, entendit йgalement ces
lointains murmures, qui indiquaient une revivification des feux
souterrains. А plusieurs reprises, tous deux йcoutиrent, et ils
furent d’accord sur ce point que quelque rйaction chimique
s’йlaborait dans les entrailles du sol.

«Le volcan n’est donc pas totalement йteint? dit le reporter.

-- Il est possible que, depuis notre exploration du cratиre,
rйpondit Cyrus Smith, quelque travail se soit accompli dans les
couches infйrieures. Tout volcan, bien qu’on le considиre comme
йteint, peut йvidemment se rallumer.

-- Mais si une йruption du mont Franklin se prйparait, demanda
Gйdйon Spilett, est-ce qu’il n’y aurait pas danger pour l’оle
Lincoln?

-- Je ne le pense pas, rйpondit l’ingйnieur. Le cratиre, c’est-а-
dire la soupape de sыretй, existe, et le trop-plein des vapeurs et
des laves s’йchappera, comme il le faisait autrefois, par son
exutoire accoutumй.

-- А moins que ces laves ne se frayent un nouveau passage vers les
parties fertiles de l’оle!

-- Pourquoi, mon cher Spilett, rйpondit Cyrus Smith, pourquoi ne
suivraient-elles pas la route qui leur est naturellement tracйe?

-- Eh! Les volcans sont capricieux! rйpondit le reporter.

-- Remarquez, reprit l’ingйnieur, que l’inclinaison de tout le
massif du mont Franklin favorise l’йpanchement des matiиres vers
les vallйes que nous explorons en ce moment. Il faudrait qu’un
tremblement de terre changeвt le centre de gravitй de la montagne
pour que cet йpanchement se modifiвt.

-- Mais un tremblement de terre est toujours а craindre dans ces
conditions, fit observer Gйdйon Spilett.

-- Toujours, rйpondit l’ingйnieur, surtout quand les forces
souterraines commencent а se rйveiller et que les entrailles du
globe risquent d’кtre obstruйes, aprиs un long repos. Aussi, mon
cher Spilett, une йruption serait-elle pour nous un fait grave, et
vaudrait-il beaucoup mieux que ce volcan n’eыt pas la vellйitй de
se rйveiller? Mais nous n’y pouvons rien, n’est-ce pas? En tout
cas, quoi qu’il arrive, je ne crois pas que notre domaine de
Grande-vue puisse кtre sйrieusement menacй. Entre lui et la
montagne, le sol est notablement dйprimй, et si jamais les laves
prenaient le chemin du lac, elles seraient rejetйes sur les dunes
et les portions voisines du golfe du requin.

-- Nous n’avons encore vu а la tкte du mont aucune fumйe qui
indique quelque йruption prochaine, dit Gйdйon Spilett.

-- Non, rйpondit Cyrus Smith, pas une vapeur ne s’йchappe du
cratиre, dont prйcisйment hier j’ai observй le sommet. Mais il est
possible que, а la partie infйrieure de la cheminйe, le temps ait
accumulй des rocs, des cendres, des laves durcies, et que cette
soupape dont je parlais soit trop chargйe momentanйment. Mais, au
premier effort sйrieux, tout obstacle disparaоtra, et vous pouvez
кtre certain, mon cher Spilett, que ni l’оle, qui est la
chaudiиre, ni le volcan, qui est la cheminйe, n’йclateront sous la
pression des gaz. Nйanmoins, je le rйpиte, mieux vaudrait qu’il
n’y eыt pas d’йruption.

-- Et cependant nous ne nous trompons pas, reprit le reporter. On
entend bien de sourds grondements dans les entrailles mкmes du
volcan!

-- En effet, rйpondit l’ingйnieur, qui йcouta encore avec une
extrкme attention, il n’y a pas а s’y tromper... lа se fait une
rйaction dont nous ne pouvons йvaluer l’importance ni le rйsultat
dйfinitif.»

Cyrus Smith et Gйdйon Spilett, aprиs кtre sortis, retrouvиrent
leurs compagnons, auxquels ils firent connaоtre cet йtat de
choses.

«Bon! s’йcria Pencroff, ce volcan qui voudrait faire des siennes!
Mais qu’il essaye! Il trouvera son maоtre!...

-- Qui donc? demanda Nab.

-- Notre gйnie, Nab, notre gйnie, qui lui bвillonnera son cratиre,
s’il fait seulement mine de l’ouvrir!»

On le voit, la confiance du marin envers le dieu spйcial de son
оle йtait absolue, et, certes, la puissance occulte qui s’йtait
manifestйe jusqu’ici par tant d’actes inexplicables paraissait
кtre sans limites; mais, aussi, elle sut йchapper aux minutieuses
recherches des colons, car, malgrй tous leurs efforts, malgrй le
zиle, plus que le zиle, la tйnacitй qu’ils apportиrent а leur
exploration, l’йtrange retraite ne put кtre dйcouverte.

Du 19 au 25 fйvrier, le cercle des investigations fut йtendu а
toute la rйgion septentrionale de l’оle Lincoln, dont les plus
secrets rйduits furent fouillйs. Les colons en arrivиrent а sonder
chaque paroi rocheuse, comme font des agents aux murs d’une maison
suspecte. L’ingйnieur prit mкme un levй trиs exact de la montagne,
et il porta ses fouilles jusqu’aux derniиres assises qui la
soutenaient.

Elle fut explorйe ainsi mкme а la hauteur du cфne tronquй qui
terminait le premier йtage des roches, puis jusqu’а l’arкte
supйrieure de cet йnorme chapeau au fond duquel s’ouvrait le
cratиre.

On fit plus: on visita le gouffre, encore йteint, mais dans les
profondeurs duquel des grondements se faisaient distinctement
entendre. Cependant, pas une fumйe, pas une vapeur, pas un
йchauffement de la paroi n’indiquaient une йruption prochaine.
Mais ni lа, ni en aucune autre partie du mont Franklin, les colons
ne trouvиrent les traces de celui qu’ils cherchaient.

Les investigations furent alors dirigйes sur toute la rйgion des
dunes. On visita avec soin les hautes murailles laviques du golfe
du requin, de la base а la crкte, bien qu’il fыt extrкmement
difficile d’atteindre le niveau mкme du golfe. Personne! Rien!

Finalement, ces deux mots rйsumиrent tant de fatigues inutilement
dйpensйes, tant d’obstination qui ne produisit aucun rйsultat, et
il y avait comme une sorte de colиre dans la dйconvenue de Cyrus
Smith et de ses compagnons.

Il fallut donc songer а revenir, car ces recherches ne pouvaient
se poursuivre indйfiniment. Les colons йtaient vйritablement en
droit de croire que l’кtre mystйrieux ne rйsidait pas а la surface
de l’оle, et alors les plus folles hypothиses hantиrent leurs
imaginations surexcitйes. Pencroff et Nab, particuliиrement, ne se
contentaient plus de l’йtrange et se laissaient emporter dans le
monde du surnaturel.

Le 25 fйvrier, les colons rentraient а Granite-House, et au moyen
de la double corde, qu’une flиche reporta au palier de la porte,
ils rйtablirent la communication entre leur domaine et le sol. Un
mois plus tard, ils saluaient, au vingt-cinquiиme jour de mars, le
troisiиme anniversaire de leur arrivйe sur l’оle Lincoln!

CHAPITRE XIV

Trois ans s’йtaient йcoulйs depuis que les prisonniers de Richmond
s’йtaient enfuis, et que de fois, pendant ces trois annйes, ils
parlиrent de la patrie, toujours prйsente а leur pensйe!

Ils ne mettaient pas en doute que la guerre civile ne fыt alors
terminйe, et il leur semblait impossible que la juste cause du
nord n’eыt pas vaincu. Mais quels avaient йtй les incidents de
cette terrible guerre? Quel sang avait-elle coыtй? Quels amis, а
eux, avaient succombй dans la lutte? Voilа ce dont ils causaient
souvent, sans entrevoir encore le jour oщ il leur serait donnй de
revoir leur pays. Y retourner, ne fыt-ce que quelques jours,
renouer le lien social avec le monde habitй, йtablir une
communication entre leur patrie et leur оle, puis passer le plus
long, le meilleur peut-кtre de leur existence dans cette colonie
qu’ils avaient fondйe et qui relиverait alors de la mйtropole,
йtait-ce donc un rкve irrйalisable?

Mais ce rкve, il n’y avait que deux maniиres de le rйaliser: ou un
navire se montrerait quelque jour dans les eaux de l’оle Lincoln,
ou les colons construiraient eux-mкmes un bвtiment assez fort pour
tenir la mer jusqu’aux terres les plus rapprochйes.

«А moins, disait Pencroff, que notre gйnie ne fournisse lui-mкme
les moyens de nous rapatrier!»

Et, vraiment, on fыt venu dire а Pencroff et а Nab qu’un navire de
trois cents tonneaux les attendait dans le golfe du requin ou а
port-ballon, qu’ils n’auraient pas mкme fait un geste de surprise.
Dans cet ordre d’idйes, ils s’attendaient а tout.

Mais Cyrus Smith, moins confiant, leur conseilla de rentrer dans
la rйalitй, et ce fut а propos de la construction d’un bвtiment,
besogne vйritablement urgente, puisqu’il s’agissait de dйposer le
plus tфt possible а l’оle Tabor un document qui indiquвt la
nouvelle rйsidence d’Ayrton.

Le Bonadventure n’existant plus, six mois, au moins, seraient
nйcessaires pour la construction d’un nouveau navire. Or, l’hiver
arrivait, et le voyage ne pourrait se faire avant le printemps
prochain.

«Nous avons donc le temps de nous mettre en mesure pour la belle
saison, dit l’ingйnieur, qui causait de ces choses avec Pencroff.
Je pense donc, mon ami, que, puisque nous avons а refaire notre
embarcation, il sera prйfйrable de lui donner des dimensions plus
considйrables. L’arrivйe du yacht йcossais а l’оle Tabor est fort
problйmatique. Il peut se faire mкme que, venu depuis plusieurs
mois, il en soit reparti, aprиs avoir vainement cherchй quelque
trace d’Ayrton.

Ne serait-il donc pas а propos de construire un navire qui, le cas
йchйant, pыt nous transporter soit aux archipels polynйsiens, soit
а la Nouvelle-Zйlande? Qu’en pensez-vous?

-- Je pense, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin, je pense que vous
кtes tout aussi capable de fabriquer un grand navire qu’un petit.
Ni le bois, ni les outils ne nous manquent. Ce n’est qu’une
question de temps.

-- Et combien de mois demanderait la construction d’un navire de
deux cent cinquante а trois cents tonneaux? demanda Cyrus Smith.

-- Sept ou huit mois au moins, rйpondit Pencroff. Mais il ne faut
pas oublier que l’hiver arrive et que, par les grands froids, le
bois est difficile а travailler. Comptons donc sur quelques
semaines de chфmage, et, si notre bвtiment est prкt pour le mois
de novembre prochain, nous devrons nous estimer trиs heureux.

-- Eh bien, rйpondit Cyrus Smith, ce serait prйcisйment l’йpoque
favorable pour entreprendre une traversйe de quelque importance,
soit а l’оle Tabor, soit а une terre plus йloignйe.

-- En effet, Monsieur Cyrus, rйpondit le marin. Faites donc vos
plans, les ouvriers sont prкts, et j’imagine qu’Ayrton pourra nous
donner un bon coup de main dans la circonstance.»

Les colons, consultйs, approuvиrent le projet de l’ingйnieur, et
c’йtait, en vйritй, ce qu’il y avait de mieux а faire. Il est vrai
que la construction d’un navire de deux а trois cents tonneaux,
c’йtait une grosse besogne, mais les colons avaient en eux-mкmes
une confiance que justifiaient bien des succиs dйjа obtenus.

Cyrus Smith s’occupa donc de faire le plan du navire et d’en
dйterminer le gabarit. Pendant ce temps, ses compagnons
s’employиrent а l’abatage et au charroi des arbres qui devaient
fournir les courbes, la membrure et le bordй. Ce fut la forкt du
Far-West qui donna les meilleures essences en chкnes et en ormes.
On profita de la trouйe dйjа faite lors de la derniиre excursion
pour ouvrir une route praticable, qui prit le nom de route du Far-
West, et les arbres furent transportйs aux cheminйes, oщ fut
йtabli le chantier de construction.

Quant а la route en question, elle йtait capricieusement tracйe,
et ce fut un peu le choix des bois qui en dйtermina le tracй, mais
elle facilita l’accиs d’une notable portion de la presqu’оle
serpentine.

Il йtait important que ces bois fussent promptement coupйs et
dйbitйs, car on ne pouvait les employer verts encore, et il
fallait laisser au temps le soin de les durcir. Les charpentiers
travaillиrent donc avec ardeur pendant le mois d’avril, qui ne fut
troublй que par quelques coups de vent d’йquinoxe assez violents.
Maоtre Jup les aidait adroitement, soit qu’il grimpвt au sommet
d’un arbre pour y fixer les cordes d’abatage, soit qu’il prкtвt
ses robustes йpaules pour transporter les troncs йbranchйs.

Tous ces bois furent empilйs sous un vaste appentis en planches,
qui fut construit auprиs des cheminйes, et, lа, ils attendirent le
moment d’кtre mis en oeuvre.

Le mois d’avril fut assez beau, comme l’est souvent le mois
d’octobre de la zone borйale. En mкme temps, les travaux de la
terre furent activement poussйs, et bientфt toute trace de
dйvastation eut disparu du plateau de Grande-vue. Le moulin fut
rebвti, et de nouveaux bвtiments s’йlevиrent sur l’emplacement de
la basse-cour. Il avait paru nйcessaire de les reconstruire sur de
plus grandes dimensions, car la population volatile s’accroissait
dans une proportion considйrable. Les йtables contenaient
maintenant cinq onaggas, dont quatre vigoureux, bien dressйs, se
laissant atteler ou monter, et un petit qui venait de naоtre. Le
matйriel de la colonie s’йtait augmentй d’une charrue, et les
onaggas йtaient employйs au labourage, comme de vйritables boeufs
du Yorkshire ou du Kentucky. Chacun des colons se distribuait
l’ouvrage, et les bras ne chфmaient pas. Aussi, quelle belle santй
que celle de ces travailleurs, et de quelle belle humeur ils
animaient les soirйes de Granite-House, en formant mille projets
pour l’avenir!

Il va sans dire qu’Ayrton partageait absolument l’existence
commune, et qu’il n’йtait plus question pour lui d’aller vivre au
corral. Toutefois, il restait toujours triste, peu communicatif,
et se joignait plutфt aux travaux qu’aux plaisirs de ses
compagnons. Mais c’йtait un rude ouvrier а la besogne, vigoureux,
adroit, ingйnieux, intelligent. Il йtait estimй et aimй de tous,
il ne pouvait l’ignorer.

Cependant, le corral ne fut pas abandonnй. Tous les deux jours, un
des colons, conduisant le chariot ou montant un des onaggas,
allait soigner le troupeau de mouflons et de chиvres et rapportait
le lait qui approvisionnait l’office de Nab. Ces excursions
йtaient en mкme temps des occasions de chasse. Aussi Harbert et
Gйdйon Spilet -- Top en avant -- couraient-ils plus souvent
qu’aucun autre de leurs compagnons sur la route du corral, et,
avec les armes excellentes dont ils disposaient, cabiais, agoutis,
kangourous, sangliers, porcs sauvages pour le gros gibier,
canards, tйtras, coqs de bruyиre, jacamars, bйcassines pour le
petit, ne manquaient jamais а la maison. Les produits de la
garenne, ceux de l’huоtriиre, quelques tortues qui furent prises,
une nouvelle pкche de ces excellents saumons qui vinrent encore
s’engouffrer dans les eaux de la Mercy, les lйgumes du plateau de
Grande-vue, les fruits naturels de la forкt, c’йtaient richesses
sur richesses, et Nab, le maоtre-coq, suffisait а peine а les
emmagasiner.

Il va sans dire que le fil tйlйgraphique jetй entre le corral et
Granite-House avait йtй rйtabli, et qu’il fonctionnait, lorsque
l’un ou l’autre des colons se trouvait au corral et jugeait
nйcessaire d’y passer la nuit. D’ailleurs, l’оle йtait sыre
maintenant, et aucune agression n’йtait а redouter, -- du moins de
la part des hommes.

Cependant, le fait qui s’йtait passй pouvait encore se reproduire.
Une descente de pirates, et mкme de convicts йvadйs, йtait
toujours а craindre. Il йtait possible que des compagnons, des
complices de Bob Harvey, encore dйtenus а Norfolk, eussent йtй
dans le secret de ses projets et fussent tentйs de l’imiter. Les
colons ne laissaient donc pas d’observer les atterrages de l’оle,
et chaque jour leur longue-vue йtait promenйe sur ce large horizon
qui fermait la baie de l’union et la baie Washington.

Quand ils allaient au corral, ils examinaient avec non moins
d’attention la partie ouest de la mer, et, en s’йlevant sur le
contrefort, leur regard pouvait parcourir un large secteur de
l’horizon occidental.

Rien de suspect n’apparaissait, mais encore fallait-il se tenir
toujours sur ses gardes. Aussi l’ingйnieur, un soir, fit-il part а
ses amis du projet qu’il avait conзu de fortifier le corral. Il
lui semblait prudent d’en rehausser l’enceinte palissadйe et de la
flanquer d’une sorte de blockhaus dans lequel, le cas йchйant, les
colons pourraient tenir contre une troupe ennemie. Granite-House
devant кtre considйrй comme inexpugnable par sa position mкme, le
corral, avec ses bвtiments, ses rйserves, les animaux qu’il
renfermait, serait toujours l’objectif des pirates, quels qu’ils
fussent, qui dйbarqueraient sur l’оle, et, si les colons йtaient
forcйs de s’y renfermer, il fallait qu’ils pussent rйsister sans
dйsavantage.

C’йtait lа un projet а mыrir, et dont l’exйcution, d’ailleurs, fut
forcйment remise au printemps prochain.

Vers le 15 mai, la quille du nouveau bвtiment s’allongeait sur le
chantier, et bientфt l’йtrave et l’йtambot, emmortaisйs а chacune
de ses extrйmitйs, s’y dressиrent presque perpendiculairement.
Cette quille, en bon chкne, mesurait cent dix pieds de longueur,
ce qui permettrait de donner au maоtre-bau une largeur de vingt-
cinq pieds. Mais ce fut lа tout ce que les charpentiers purent
faire avant l’arrivйe des froids et du mauvais temps. Pendant la
semaine suivante, on mit encore en place les premiers couples de
l’arriиre; puis, il fallut suspendre les travaux.

Pendant les derniers jours du mois, le temps fut extrкmement
mauvais. Le vent soufflait de l’est, et parfois avec la violence
d’un ouragan. L’ingйnieur eut quelques inquiйtudes pour les
hangars du chantier de construction, -- que, d’ailleurs, il
n’aurait pu йtablir en aucun autre endroit, а proximitй de
Granite-House, -- car l’оlot ne couvrait qu’imparfaitement le
littoral contre les fureurs du large, et, dans les grandes
tempкtes, les lames venaient battre directement le pied de la
muraille granitique.

Mais, fort heureusement, ces craintes ne se rйalisиrent pas. Le
vent hala plutфt la partie sud-est, et, dans ces conditions, le
rivage de Granite-House se trouvait complиtement couvert par le
redan de la pointe de l’йpave.

Pencroff et Ayrton, les deux plus zйlйs constructeurs du nouveau
bвtiment, poursuivirent leurs travaux aussi longtemps qu’ils le
purent. Ils n’йtaient point hommes а s’embarrasser du vent qui
leur tordait la chevelure, ni de la pluie qui les traversait
jusqu’aux os, et un coup de marteau est aussi bon par un mauvais
que par un beau temps. Mais quand un froid trиs vif eut succйdй а
cette pйriode humide, le bois, dont les fibres acquйraient la
duretй du fer, devint extrкmement difficile а travailler, et, vers
le 10 juin, il fallut dйfinitivement abandonner la construction du
bateau.

Cyrus Smith et ses compagnons n’avaient point йtй sans observer
combien la tempйrature йtait rude pendant les hivers de l’оle
Lincoln. Le froid йtait comparable а celui que ressentent les
йtats de la Nouvelle-Angleterre, situйs а peu prиs а la mкme
distance qu’elle de l’йquateur. Si, dans l’hйmisphиre borйal, ou
tout au moins dans la partie occupйe par la Nouvelle-Bretagne et
le nord des Йtats-Unis, ce phйnomиne s’explique par la
conformation plate des territoires qui confinent au pфle, et sur
lesquels aucune intumescence du sol n’oppose d’obstacles aux bises
hyperborйennes, ici, en ce qui concernait l’оle Lincoln, cette
explication ne pouvait valoir.

«On a mкme observй, disait un jour Cyrus Smith а ses compagnons,
que, а latitudes йgales, les оles et les rйgions du littoral sont
moins йprouvйes par le froid que les contrйes mйditerranйennes.
J’ai souvent entendu affirmer que les hivers de la Lombardie, par
exemple, sont plus rigoureux que ceux de l’йcosse, et cela
tiendrait а ce que la mer restitue pendant l’hiver les chaleurs
qu’elle a reзues pendant l’йtй. Les оles sont donc dans les
meilleures conditions pour bйnйficier de cette restitution.

-- Mais alors, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, pourquoi l’оle
Lincoln semble-t-elle йchapper а la loi commune?

-- Cela est difficile а expliquer, rйpondit l’ingйnieur.
Toutefois, je serais disposй а admettre que cette singularitй
tient а la situation de l’оle dans l’hйmisphиre austral, qui,
comme tu le sais, mon enfant, est plus froid que l’hйmisphиre
borйal.

-- En effet, dit Harbert, et les glaces flottantes se rencontrent
sous des latitudes plus basses dans le sud que dans le nord du
Pacifique.

-- Cela est vrai, rйpondit Pencroff, et, quand je faisais le
mйtier de baleinier, j’ai vu des icebergs jusque par le travers du
cap Horn.

-- On pourrait peut-кtre expliquer alors, dit Gйdйon Spilett, les
froids rigoureux qui frappent l’оle Lincoln, par la prйsence de
glaces ou de banquises а une distance relativement trиs
rapprochйe.

-- Votre opinion est trиs admissible, en effet, mon cher Spilett,
rйpondit Cyrus Smith, et c’est йvidemment а la proximitй de la
banquise que nous devons nos rigoureux hivers. Je vous ferai
remarquer aussi qu’une cause toute physique rend l’hйmisphиre
austral plus froid que l’hйmisphиre borйal. En effet, puisque le
soleil est plus rapprochй de cet hйmisphиre pendant l’йtй, il en
est nйcessairement plus йloignй pendant l’hiver. Cela explique
donc qu’il y ait excиs de tempйrature dans les deux sens, et, si
nous trouvons les hivers trиs froids а l’оle Lincoln, n’oublions
pas que les йtйs y sont trиs chauds, au contraire.

-- Mais pourquoi donc, s’il vous plaоt, Monsieur Smith, demanda
Pencroff en fronзant le sourcil, pourquoi donc notre hйmisphиre,
comme vous dites, est-il si mal partagй? Ce n’est pas juste, cela!

-- Ami Pencroff, rйpondit l’ingйnieur en riant, juste ou non, il
faut bien subir la situation, et voici d’oщ vient cette
particularitй. La terre ne dйcrit pas un cercle autour du soleil,
mais bien une ellipse, ainsi que le veulent les lois de la
mйcanique rationnelle. La terre occupe un des foyers de l’ellipse,
et, par consйquent, а une certaine йpoque de son parcours, elle
est а son apogйe, c’est-а-dire а son plus grand йloignement du
soleil, et а une autre йpoque, а son pйrigйe, c’est-а-dire а sa
plus courte distance. Or, il se trouve que c’est prйcisйment
pendant l’hiver des contrйes australes qu’elle est а son point le
plus йloignй du soleil, et, par consйquent, dans les conditions
voulues pour que ces rйgions йprouvent de plus grands froids. А
cela, rien а faire, et les hommes, Pencroff, si savants qu’ils
puissent кtre, ne pourront jamais changer quoi que ce soit а
l’ordre cosmographique йtabli par Dieu mкme.

-- Et pourtant, ajouta Pencroff, qui montra une certaine
difficultй а se rйsigner, le monde est bien savant! Quel gros
livre, Monsieur Cyrus, on ferait avec tout ce qu’on sait!

-- Et quel plus gros livre encore avec tout ce qu’on ne sait pas»,
rйpondit Cyrus Smith.

Enfin, pour une raison ou pour une autre, le mois de juin ramena
les froids avec leur violence accoutumйe, et les colons furent le
plus souvent consignйs dans Granite-House.

Ah! Cette sйquestration leur semblait dure а tous, et peut-кtre
plus particuliиrement а Gйdйon Spilett.

«Vois-tu, dit-il un jour а Nab, je te donnerais bien par acte
notariй tous les hйritages qui doivent me revenir un jour, si tu
йtais assez bon garзon pour aller, n’importe oщ, m’abonner а un
journal quelconque! Dйcidйment, ce qui manque le plus а mon
bonheur, c’est de savoir tous les matins ce qui s’est passй la
veille, ailleurs qu’ici!»

Nab s’йtait mis а rire.

«Ma foi, avait-il rйpondu, ce qui m’occupe, moi, c’est la besogne
quotidienne!»

La vйritй est que, au dedans comme au dehors, le travail ne manqua
pas.

La colonie de l’оle Lincoln se trouvait alors а son plus haut
point de prospйritй, et trois ans de travaux soutenus l’avaient
faite telle. L’incident du brick dйtruit avait йtй une nouvelle
source de richesses. Sans parler du grйement complet, qui
servirait au navire en chantier, ustensiles et outils de toutes
sortes, armes et munitions, vкtements et instruments, encombraient
maintenant les magasins de Granite-House. Il n’avait mкme plus йtй
nйcessaire de recourir а la confection de grosses йtoffes de
feutre. Si les colons avaient souffert du froid pendant leur
premier hivernage, а prйsent, la mauvaise saison pouvait venir
sans qu’ils eussent а en redouter les rigueurs. Le linge йtait
abondant aussi, et on l’entretenait, d’ailleurs, avec un soin
extrкme. De ce chlorure de sodium, qui n’est autre chose que le
sel marin, Cyrus Smith avait facilement extrait la soude et le
chlore. La soude, qu’il fut facile de transformer en carbonate de
soude, et le chlore, dont il fit des chlorures de chaux et autres,
furent employйs а divers usages domestiques et prйcisйment au
blanchiment du linge. D’ailleurs, on ne faisait plus que quatre
lessives par annйe, ainsi que cela se pratiquait jadis dans les
familles du vieux temps, et qu’il soit permis d’ajouter que
Pencroff et Gйdйon Spilett, en attendant que le facteur lui
apportвt son journal, se montrиrent des blanchisseurs distinguйs.

Ainsi se passиrent les mois d’hiver, juin, juillet et aoыt. Ils
furent trиs rigoureux, et la moyenne des observations
thermomйtriques ne donna pas plus de huit degrйs fahrenheit (13,
33 degrйs centigrade au-dessous de zйro). Elle fut donc infйrieure
а la tempйrature du prйcйdent hivernage. Aussi, quel bon feu
flambait incessamment dans les cheminйes de Granite-House, dont
les fumйes tachaient de longues zйbrures noires la muraille de
granit! On n’йpargnait pas le combustible, qui poussait tout
naturellement а quelques pas de lа. En outre, le superflu des bois
destinйs а la construction du navire permit d’йconomiser la
houille, qui exigeait un transport plus pйnible.

Hommes et animaux se portaient tous bien. Maоtre Jup se montrait
un peu frileux, il faut en convenir.

C’йtait peut-кtre son seul dйfaut, et il fallut lui faire une
bonne robe de chambre, bien ouatйe. Mais quel domestique, adroit,
zйlй, infatigable, pas indiscret, pas bavard, et on eыt pu avec
raison le proposer pour modиle а tous ses confrиres bipиdes de
l’ancien et du nouveau monde!

«Aprиs зa, disait Pencroff, quand on a quatre mains а son service,
c’est bien le moins que l’on fasse convenablement sa besogne!»

Et, de fait, l’intelligent quadrumane le faisait bien!

Pendant les sept mois qui s’йcoulиrent depuis les derniиres
recherches opйrйes autour de la montagne et pendant le mois de
septembre, qui ramena les beaux jours, il ne fut aucunement
question du gйnie de l’оle. Son action ne se manifesta en aucune
circonstance. Il est vrai qu’elle eыt йtй inutile, car nul
incident ne se produisit qui put mettre les colons а quelque
pйnible йpreuve.

Cyrus Smith observa mкme que si, par hasard, les communications
entre l’inconnu et les hфtes de Granite-House s’йtaient jamais
йtablies а travers le massif de granit, et si l’instinct de Top
les avait pour ainsi dire pressenties, il n’en fut plus rien
pendant cette pйriode. Les grondements du chien avaient
complиtement cessй, aussi bien que les inquiйtudes de l’orang. Les
deux amis -- car ils l’йtaient -- ne rфdaient plus а l’orifice du
puits intйrieur, ils n’aboyaient pas et ne gйmissaient plus de
cette singuliиre faзon qui avait donnй, dиs le dйbut, l’йveil а
l’ingйnieur. Mais celui-ci pouvait-il assurer que tout йtait dit
sur cette йnigme, et qu’il n’en aurait jamais le mot? Pouvait-il
affirmer que quelque conjoncture ne se reproduirait pas, qui
ramиnerait en scиne le mystйrieux personnage? Qui sait ce que
rйservait l’avenir? Enfin, l’hiver s’acheva; mais un fait dont les
consйquences pouvaient кtre graves, en somme, se produisit
prйcisйment dans les premiers jours qui marquиrent le retour du
printemps.

Le 7 septembre, Cyrus Smith, ayant observй le sommet du mont
Franklin, vit une fumйe qui se contournait au-dessus du cratиre,
dont les premiиres vapeurs se projetaient dans l’air.

CHAPITRE XV

Les colons, avertis par l’ingйnieur, avaient suspendu leurs
travaux et considйraient en silence la cime du mont Franklin.

Le volcan s’йtait donc rйveillй, et les vapeurs avaient percй la
couche minйrale entassйe au fond du cratиre. Mais les feux
souterrains provoqueraient-ils quelque йruption violente? C’йtait
lа une йventualitй qu’on ne pouvait prйvenir.

Cependant, mкme en admettant l’hypothиse d’une йruption, il йtait
probable que l’оle Lincoln n’en souffrirait pas dans son ensemble.
Les йpanchements de matiиres volcaniques ne sont pas toujours
dйsastreux. Dйjа l’оle avait йtй soumise а cette йpreuve, ainsi
qu’en tйmoignaient les coulйes de lave qui zйbraient les pentes
septentrionales de la montagne. En outre, la forme du cratиre,
l’йgueulement creusй а son bord supйrieur devaient projeter les
matiиres vomies а l’opposй des portions fertiles de l’оle.

Toutefois, le passй n’engageait pas nйcessairement l’avenir.
Souvent, а la cime des volcans, d’anciens cratиres se ferment et
de nouveaux s’ouvrent. Le fait s’est produit dans les deux mondes,
а l’Etna, au Popocatepelt, а l’Orizaba, et, la veille d’une
йruption, on peut tout craindre. Il suffisait, en somme, d’un
tremblement de terre, -- phйnomиne qui accompagne quelquefois les
йpanchements volcaniques, -- pour que la disposition intйrieure de
la montagne fыt modifiйe et que de nouvelles voies se frayassent
aux laves incandescentes.

Cyrus Smith expliqua ces choses а ses compagnons, et, sans
exagйrer la situation, il leur en fit connaоtre le pour et le
contre.

Aprиs tout, on n’y pouvait rien. Granite-House, а moins d’un
tremblement de terre qui йbranlerait le sol, ne semblait pas
devoir кtre menacйe. Mais le corral aurait tout а craindre, si
quelque nouveau cratиre s’ouvrait dans les parois sud du mont
Franklin. Depuis ce jour, les vapeurs ne cessиrent d’empanacher la
cime de la montagne, et l’on put mкme reconnaоtre qu’elles
gagnaient en hauteur et en йpaisseur, sans qu’aucune flamme se
mкlвt а leurs йpaisses volutes. Le phйnomиne se concentrait encore
dans la partie infйrieure de la cheminйe centrale.

Cependant, avec les beaux jours, les travaux avaient йtй repris.
On pressait le plus possible la construction du navire, et, au
moyen de la chute de la grиve, Cyrus Smith parvint а йtablir une
scierie hydraulique qui dйbita plus rapidement les troncs d’arbres
en planches et en madriers. Le mйcanisme de cet appareil fut aussi
simple que ceux qui fonctionnent dans les rustiques scieries de la
Norvиge. Un premier mouvement horizontal а imprimer а la piиce de
bois, un second mouvement vertical а donner а la scie, c’йtait lа
tout ce qu’il s’agissait d’obtenir, et l’ingйnieur y rйussit au
moyen d’une roue, de deux cylindres et de poulies, convenablement
disposйs.

Vers la fin du mois de septembre, la carcasse du navire, qui
devait кtre grйй en goйlette, se dressait sur le chantier de
construction. La membrure йtait presque entiиrement terminйe, et
tous ces couples ayant йtй maintenus par un cintre provisoire, on
pouvait dйjа apprйcier les formes de l’embarcation.

Cette goйlette, fine de l’avant, trиs dйgagйe dans ses faзons
d’arriиre, serait йvidemment propre а une assez longue traversйe,
le cas йchйant; mais la pose du bordage, du vaigrage intйrieur et
du pont devait exiger encore un laps considйrable de temps. Fort
heureusement, les ferrures de l’ancien brick avaient pu кtre
sauvйes aprиs l’explosion sous-marine. Des bordages et des courbes
mutilйs, Pencroff et Ayrton avaient arrachй les chevilles et une
grande quantitй de clous de cuivre. C’йtait autant d’йconomisй
pour les forgerons, mais les charpentiers eurent beaucoup а faire.

Les travaux de construction durent кtre interrompus pendant une
semaine pour ceux de la moisson, de la fenaison et la rentrйe des
diverses rйcoltes qui abondaient au plateau de Grande-vue. Cette
besogne terminйe, tous les instants furent dйsormais consacrйs а
l’achиvement de la goйlette.

Lorsque la nuit arrivait, les travailleurs йtaient vйritablement
extйnuйs. Afin de ne point perdre de temps, ils avaient modifiй
les heures de repas: ils dоnaient а midi et ne soupaient que
lorsque la lumiиre du jour venait а leur manquer. Ils remontaient
alors а Granite-House, et ils se hвtaient de se coucher.
Quelquefois, cependant, la conversation, lorsqu’elle portait sur
quelque sujet intйressant, retardait quelque peu l’heure du
sommeil. Les colons se laissaient aller а parler de l’avenir, et
ils causaient volontiers des changements qu’apporterait а leur
situation un voyage de la goйlette aux terres les plus
rapprochйes. Mais au milieu de ces projets dominait toujours la
pensйe d’un retour ultйrieur а l’оle Lincoln. Jamais ils
n’abandonneraient cette colonie, fondйe avec tant de peines et de
succиs, et а laquelle les communications avec l’Amйrique
donneraient un dйveloppement nouveau.

Pencroff et Nab surtout espйraient bien y finir leurs jours.

«Harbert, disait le marin, vous n’abandonnerez jamais l’оle
Lincoln?

-- Jamais, Pencroff, et surtout si tu prends le parti d’y rester!

-- Il est tout pris, mon garзon, rйpondait Pencroff, je vous
attendrai! Vous me ramиnerez votre femme et vos enfants, et je
ferai de vos petits de fameux lurons!

-- C’est entendu, rйpliquait Harbert, riant et rougissant а la
fois.

-- Et vous, Monsieur Cyrus, reprenait Pencroff enthousiasmй, vous
serez toujours le gouverneur de l’оle! Ah зa! Combien pourra-t-
elle nourrir d’habitants? Dix mille, au moins!»

On causait de la sorte, on laissait aller Pencroff, et, de propos
en propos, le reporter finissait par fonder un journal, le new-
Lincoln Herald! ainsi est-il du coeur de l’homme. Le besoin de
faire oeuvre qui dure, qui lui survive, est le signe de sa
supйrioritй sur tout ce qui vit ici-bas. C’est ce qui a fondй sa
domination, et c’est ce qui la justifie dans le monde entier.

Aprиs cela, qui sait si Jup et Top n’avaient pas, eux aussi, leur
petit rкve d’avenir?

Ayrton, silencieux, se disait qu’il voudrait revoir lord Glenarvan
et se montrer а tous, rйhabilitй. Un soir, le 15 octobre, la
conversation, lancйe а travers ces hypothиses, s’йtait prolongйe
plus que de coutume. Il йtait neuf heures du soir. Dйjа de longs
bвillements, mal dissimulйs, sonnaient l’heure du repos, et
Pencroff venait de se diriger vers son lit, quand le timbre
йlectrique, placй dans la salle, rйsonna soudain.

Tous йtaient lа, Cyrus Smith, Gйdйon Spilett, Harbert, Ayrton,
Pencroff, Nab. Il n’y avait donc aucun des colons au corral.

Cyrus Smith s’йtait levй. Ses compagnons se regardaient, croyant
avoir mal entendu.

«Qu’est-ce que cela veut dire? s’йcria Nab. Est-ce le diable qui
sonne?»

Personne ne rйpondit.

«Le temps est orageux, fit observer Harbert. L’influence de
l’йlectricitй ne peut-elle pas...»

Harbert n’acheva pas sa phrase. L’ingйnieur, vers lequel tous les
regards йtaient tournйs, secouait la tкte nйgativement.

«Attendons, dit alors Gйdйon Spilett. Si c’est un signal, quel que
soit celui qui le fasse, il le renouvellera.

-- Mais qui voulez-vous que ce soit? s’йcria Nab.

-- Mais, rйpondit Pencroff, celui qui...»

La phrase du marin fut coupйe par un nouveau frйmissement du
trembleur sur le timbre.

Cyrus Smith se dirigea vers l’appareil et, lanзant le courant а
travers le fil, il envoya cette demande au corral:

«Que voulez-vous?» quelques instants plus tard, l’aiguille, se
mouvant sur le cadran alphabйtique, donnait cette rйponse aux
hфtes de Granite-House:

«Venez au corral en toute hвte.»

«Enfin!» s’йcria Cyrus Smith.

Oui! Enfin! Le mystиre allait se dйvoiler! devant cet immense
intйrкt qui allait les pousser au corral, toute fatigue des colons
avait disparu, tout besoin de repos avait cessй. Sans avoir
prononcй une parole, en quelques instants, ils avaient quittй
Granite-House et se trouvaient sur la grиve. Seuls, Jup et Top
йtaient restйs. On pouvait se passer d’eux.

La nuit йtait noire. La lune, nouvelle ce jour-lа mкme, avait
disparu en mкme temps que le soleil.

Ainsi que l’avait fait observer Harbert, de gros nuages orageux
formaient une voыte basse et lourde, qui empкchait tout
rayonnement d’йtoiles. Quelques йclairs de chaleur, reflets d’un
orage lointain, illuminaient l’horizon.

Il йtait possible que, quelques heures plus tard, la foudre tonnвt
sur l’оle mкme. C’йtait une nuit menaзante.

Mais l’obscuritй, si profonde qu’elle fыt, ne pouvait arrкter des
gens habituйs а cette route du corral.

Ils remontиrent la rive gauche de la Mercy, atteignirent le
plateau, passиrent le pont du creek glycйrine et s’avancиrent а
travers la forкt.

Ils marchaient d’un bon pas, en proie а une йmotion trиs vive.
Pour eux, cela ne faisait pas doute, ils allaient apprendre enfin
le mot tant cherchй de l’йnigme, le nom de cet кtre mystйrieux, si
profondйment entrй dans leur vie, si gйnйreux dans son influence,
si puissant dans son action! Ne fallait-il pas, en effet, que cet
inconnu eыt йtй mкlй а leur existence, qu’il en connыt les
moindres dйtails, qu’il entendоt tout ce qui se disait а Granite-
House, pour avoir pu toujours agir а point nommй?

Chacun, abоmй dans ses rйflexions, pressait le pas.

Sous cette voыte d’arbres, l’obscuritй йtait telle que la lisiиre
de la route ne se voyait mкme pas. Aucun bruit, d’ailleurs, dans
la forкt. Quadrupиdes et oiseaux, influencйs par la lourdeur de
l’atmosphиre, йtaient immobiles et silencieux. Nul souffle
n’agitait les feuilles. Seul, le pas des colons rйsonnait, dans
l’ombre, sur le sol durci.

Le silence, pendant le premier quart d’heure de marche, ne fut
interrompu que par cette observation de Pencroff:

«Nous aurions dы prendre un fanal.»

Et par cette rйponse de l’ingйnieur:

«Nous en trouverons un au corral.»

Cyrus Smith et ses compagnons avaient quittй Granite-House а neuf
heures douze minutes. А neuf heures quarante-sept, ils avaient
franchi une distance de trois milles sur les cinq qui sйparaient
l’embouchure de la Mercy du corral. En ce moment, de grands
йclairs blanchвtres s’йpanouissaient au-dessus de l’оle et
dessinaient en noir les dйcoupures du feuillage. Ces йclats
intenses йblouissaient et aveuglaient. L’orage, йvidemment, ne
pouvait tarder а se dйchaоner. Les йclairs devinrent peu а peu
plus rapides et plus lumineux. Des grondements lointains roulaient
dans les profondeurs du ciel. L’atmosphиre йtait йtouffante.

Les colons allaient, comme s’ils eussent йtй poussйs en avant par
quelque irrйsistible force.

А neuf heures un quart, un vif йclair leur montrait l’enceinte
palissadйe, et ils n’avaient pas franchi la porte, que le tonnerre
йclatait avec une formidable violence.

En un instant, le corral йtait traversй, et Cyrus Smith se
trouvait devant l’habitation.

Il йtait possible que la maison fыt occupйe par l’inconnu, puisque
c’йtait de la maison mкme que le tйlйgramme avait dы partir.
Toutefois, aucune lumiиre n’en йclairait la fenкtre.

L’ingйnieur frappa а la porte.

Pas de rйponse.

Cyrus Smith ouvrit la porte, et les colons entrиrent dans la
chambre, qui йtait profondйment obscure. Un coup de briquet fut
donnй par Nab, et, un instant aprиs, le fanal йtait allumй et
promenй а tous les coins de la chambre...

Il n’y avait personne. Les choses йtaient dans l’йtat oщ on les
avait laissйes.

«Avons-nous йtй dupes d’une illusion?» murmura Cyrus Smith.

Non! Ce n’йtait pas possible! Le tйlйgramme avait bien dit: «Venez
au corral en toute hвte.»

On s’approcha de la table qui йtait spйcialement affectйe au
service du fil. Tout y йtait en place, la pile et la boоte qui la
contenait, ainsi que l’appareil rйcepteur et transmetteur.

«Qui est venu pour la derniиre fois ici? demanda l’ingйnieur.

-- Moi, Monsieur Smith, rйpondit Ayrton.

-- Et c’йtait?...

-- Il y a quatre jours.

-- Ah! Une notice!» s’йcria Harbert, qui montra un papier dйposй
sur la table.

Sur ce papier йtaient йcrits ces mots, en anglais: «Suivez le
nouveau fil.»

«En route!» s’йcria Cyrus Smith, qui comprit que la dйpкche
n’йtait pas partie du corral, mais bien de la retraite mystйrieuse
qu’un fil supplйmentaire, raccordй а l’ancien, rйunissait
directement а Granite-House.

Nab prit le fanal allumй, et tous quittиrent le corral.

L’orage se dйchaоnait alors avec une extrкme violence.
L’intervalle qui sйparait chaque йclair de chaque coup de tonnerre
diminuait sensiblement.

Le mйtйore allait bientфt dominer le mont Franklin et l’оle
entiиre. А l’йclat des lueurs intermittentes, on pouvait voir le
sommet du volcan empanachй de vapeurs.

Il n’y avait, dans toute la portion du corral qui sйparait la
maison de l’enceinte palissadйe, aucune communication
tйlйgraphique. Mais, aprиs avoir franchi la porte, l’ingйnieur,
courant droit au premier poteau, vit а la lueur d’un йclair qu’un
nouveau fil retombait de l’isoloir jusqu’а terre.

«Le voilа!» dit-il.

Ce fil traоnait sur le sol, mais sur toute sa longueur il йtait
entourй d’une substance isolante, comme l’est un cвble sous-marin,
ce qui assurait la libre transmission des courants. Par sa
direction, il semblait s’engager а travers les bois et les
contreforts mйridionaux de la montagne, et, consйquemment, il
courait vers l’ouest.

«Suivons-le!» dit Cyrus Smith.

Et tantфt а la lueur du fanal, tantфt au milieu des fulgurations
de la foudre, les colons se lancиrent sur la voie tracйe par le
fil.

Les roulements du tonnerre йtaient continus alors, et leur
violence telle, qu’aucune parole n’eыt pu кtre entendue.
D’ailleurs, il ne s’agissait pas de parler, mais d’aller en avant.

Cyrus Smith et les siens gravirent d’abord le contrefort dressй
entre la vallйe du corral et celle de la riviиre de la chute,
qu’ils traversиrent dans sa partie la plus йtroite. Le fil, tantфt
tendu sur les basses branches des arbres, tantфt se dйroulant а
terre, les guidait sыrement.

L’ingйnieur avait supposй que ce fil s’arrкterait peut-кtre au
fond de la vallйe, et que lа serait la retraite inconnue.

Il n’en fut rien. Il fallut remonter le contrefort du sud-ouest et
redescendre sur ce plateau aride que terminait cette muraille de
basaltes si йtrangement amoncelйs. De temps en temps, l’un ou
l’autre des colons se baissait, tвtait le fil de la main et
rectifiait la direction au besoin. Mais il n’йtait plus douteux
que ce fil courыt directement а la mer.

Lа, sans doute, dans quelque profondeur des roches ignйes, se
creusait la demeure si vainement cherchйe jusqu’alors.

Le ciel йtait en feu. Un йclair n’attendait pas l’autre. Plusieurs
frappaient la cime du volcan et se prйcipitaient dans le cratиre
au milieu de l’йpaisse fumйe. On eыt pu croire, par instants, que
le mont projetait des flammes.

А dix heures moins quelques minutes, les colons йtaient arrivйs
sur la haute lisiиre qui dominait l’ocйan а l’ouest. Le vent
s’йtait levй. Le ressac mugissait а cinq cents pieds plus bas.

Cyrus Smith calcula que ses compagnons et lui avaient franchi la
distance d’un mille et demi depuis le corral.

А ce point, le fil s’engageait au milieu des roches, en suivant la
pente assez raide d’un ravin йtroit et capricieusement tracй.

Les colons s’y engagиrent, au risque de provoquer quelque
йboulement de rocs mal йquilibrйs et d’кtre prйcipitйs dans la
mer. La descente йtait extrкmement pйrilleuse, mais ils ne
comptaient pas avec le danger, ils n’йtaient plus maоtres d’eux-
mкmes, et une irrйsistible attraction les attirait vers ce point
mystйrieux, comme l’aimant attire le fer. Aussi descendirent-ils
presque inconsciemment ce ravin, qui, mкme en pleine lumiиre, eыt
йtй pour ainsi dire impraticable. Les pierres roulaient et
resplendissaient comme des bolides enflammйs, quand elles
traversaient les zones de lumiиre. Cyrus Smith йtait en tкte.
Ayrton fermait la marche.

Ici, ils allaient pas а pas; lа, ils glissaient sur la roche
polie; puis ils se relevaient et continuaient leur route. Enfin,
le fil, faisant un angle brusque, toucha les roches du littoral,
vйritable semis d’йcueils que les grandes marйes devaient battre.
Les colons avaient atteint la limite infйrieure de la muraille
basaltique.

Lа se dйveloppait un йtroit йpaulement qui courait horizontalement
et parallиlement а la mer. Le fil le suivait, et les colons s’y
engagиrent. Ils n’avaient pas fait cent pas, que l’йpaulement,
s’inclinant par une pente modйrйe, arrivait ainsi au niveau mкme
des lames.

L’ingйnieur saisit le fil, et il vit qu’il s’enfonзait dans la
mer.

Ses compagnons, arrкtйs prиs de lui, йtaient stupйfaits. Un cri de
dйsappointement, presque un cri de dйsespoir, leur йchappa!
Faudrait-il donc se prйcipiter sous ces eaux et y chercher quelque
caverne sous-marine? Dans l’йtat de surexcitation morale et
physique oщ ils se trouvaient, ils n’eussent pas hйsitй а le
faire. Une rйflexion de l’ingйnieur les arrкta.

Cyrus Smith conduisit ses compagnons sous une anfractuositй des
roches, et lа:

«Attendons, dit-il. La mer est haute. А mer basse, le chemin sera
ouvert.

-- Mais qui peut vous faire croire...? demanda Pencroff.

-- Il ne nous aurait pas appelйs, si les moyens devaient manquer
pour arriver jusqu’а lui!»

Cyrus Smith avait parlй avec un tel accent de conviction,
qu’aucune objection ne fut soulevйe.

Son observation, d’ailleurs, йtait logique. Il fallait admettre
qu’une ouverture, praticable а mer basse, que le flot obstruait en
ce moment, s’ouvrait au pied de la muraille.

C’йtaient quelques heures а attendre. Les colons restиrent donc
silencieusement blottis sous une sorte de portique profond, creusй
dans la roche. La pluie commenзait alors а tomber, et ce fut
bientфt en torrents que se condensиrent les nuages dйchirйs par la
foudre. Les йchos rйpercutaient le fracas du tonnerre et lui
donnaient une sonoritй grandiose.

L’йmotion des colons йtait extrкme. Mille pensйes йtranges,
surnaturelles traversaient leur cerveau, et ils йvoquaient quelque
grande et surhumaine apparition qui, seule, eыt pu rйpondre а
l’idйe qu’ils se faisaient du gйnie mystйrieux de l’оle.

А minuit, Cyrus Smith, emportant le fanal, descendit jusqu’au
niveau de la grиve afin d’observer la disposition des roches. Il y
avait dйjа deux heures de mer baissйe.

L’ingйnieur ne s’йtait pas trompй. La voussure d’une vaste
excavation commenзait а se dessiner au-dessus des eaux. Lа, le
fil, se coudant а angle droit, pйnйtrait dans cette gueule bйante.

Cyrus Smith revint prиs de ses compagnons et leur dit simplement:

«Dans une heure, l’ouverture sera praticable.

-- Elle existe donc? demanda Pencroff.

-- En avez-vous doutй? rйpondit Cyrus Smith.

-- Mais cette caverne sera remplie d’eau jusqu’а une certaine
hauteur, fit observer Harbert.

-- Ou cette caverne assиche complиtement, rйpondit Cyrus Smith, et
dans ce cas nous la parcourrons а pied, ou elle n’assиche pas, et
un moyen quelconque de transport sera mis а notre disposition.»

Une heure s’йcoula. Tous descendirent sous la pluie au niveau de
la mer. En trois heures, la marйe avait baissй de quinze pieds. Le
sommet de l’arc tracй par la voussure dominait son niveau de huit
pieds au moins. C’йtait comme l’arche d’un pont, sous laquelle
passaient les eaux, mкlйes d’йcume. En se penchant, l’ingйnieur
vit un objet noir qui flottait а la surface de la mer. Il l’attira
а lui.

C’йtait un canot, amarrй par une corde а quelque saillie
intйrieure de la paroi. Ce canot йtait fait en tфle boulonnйe.
Deux avirons йtaient au fond, sous les bancs.

«Embarquons», dit Cyrus Smith.

Un instant aprиs, les colons йtaient dans le canot.

Nab et Ayrton s’йtaient mis aux avirons, Pencroff au gouvernail.
Cyrus Smith а l’avant, le fanal posй sur l’йtrave, йclairait la
marche.

La voыte, trиs surbaissйe, sous laquelle le canot passa d’abord,
se relevait brusquement; mais l’obscuritй йtait trop profonde, et
la lumiиre du fanal trop insuffisante, pour que l’on pыt
reconnaоtre l’йtendue de cette caverne, sa largeur, sa hauteur, sa
profondeur. Au milieu de cette substruction basaltique rйgnait un
silence imposant.

Nul bruit du dehors n’y pйnйtrait, et les йclats de la foudre ne
pouvaient percer ses йpaisses parois.

Il existe en quelques parties du globe de ces cavernes immenses,
sortes de cryptes naturelles qui datent de son йpoque gйologique.
Les unes sont envahies par les eaux de la mer; d’autres
contiennent des lacs entiers dans leurs flancs.

Telle la grotte de Fingal, dans l’оle de Staffa, l’une des
Hйbrides, telles les grottes de Morgat, sur la baie de Douarnenez,
en Bretagne, les grottes de Bonifacio, en Corse, celles du Lyse-
fjord, en Norvиge, telle l’immense caverne du mammouth, dans le
Kentucky, haute de cinq cents pieds et longue de plus de vingt
milles! En plusieurs points du globe, la nature a creusй ces
cryptes et les a conservйes а l’admiration de l’homme.

Quant а cette caverne que les colons exploraient alors,
s’йtendait-elle donc jusqu’au centre de l’оle? Depuis un quart
d’heure, le canot s’avanзait en faisant des dйtours que
l’ingйnieur indiquait а Pencroff d’une voix brиve, quand, а un
certain moment:

«Plus а droite!» commanda-t-il.

L’embarcation, modifiant sa direction, vint aussitфt ranger la
paroi de droite. L’ingйnieur voulait, avec raison, reconnaоtre si
le fil courait toujours le long de cette paroi.

Le fil йtait lа, accrochй aux saillies du roc.

«En avant!» dit Cyrus Smith.

Et les deux avirons, plongeant dans les eaux noires, enlevиrent
l’embarcation.

Le canot marcha pendant un quart d’heure encore, et, depuis
l’ouverture de la caverne, il devait avoir franchi une distance
d’un demi-mille, lorsque la voix de Cyrus Smith se fit entendre de
nouveau.

«Arrкtez!» dit-il.

Le canot s’arrкta, et les colons aperзurent une vive lumiиre qui
illuminait l’йnorme crypte, si profondйment creusйe dans les
entrailles de l’оle.

Il fut alors possible d’examiner cette caverne, dont rien n’avait
pu faire soupзonner l’existence.

А une hauteur de cent pieds s’arrondissait une voыte, supportйe
sur des fыts de basalte qui semblaient avoir tous йtй fondus dans
le mкme moule. Des retombйes irrйguliиres, des nervures
capricieuses s’appuyaient sur ces colonnes que la nature avait
dressйes par milliers aux premiиres йpoques de la formation du
globe. Les tronзons basaltiques, emboоtйs l’un dans l’autre,
mesuraient quarante а cinquante pieds de hauteur, et l’eau,
paisible malgrй les agitations du dehors, venait en baigner la
base. L’йclat du foyer de lumiиre, signalй par l’ingйnieur,
saisissant chaque arкte prismatique et les piquant de pointes de
feux, pйnйtrait pour ainsi dire les parois comme si elles eussent
йtй diaphanes et changeait en autant de cabochons йtincelants les
moindres saillies de cette substruction.

Par suite d’un phйnomиne de rйflexion, l’eau reproduisait ces
divers йclats а sa surface, de telle sorte que le canot semblait
flotter entre deux zones scintillantes.

Il n’y avait pas а se tromper sur la nature de l’irradiation
projetйe par le centre lumineux dont les rayons, nets et
rectilignes, se brisaient а tous les angles, а toutes les nervures
de la crypte.

Cette lumiиre provenait d’une source йlectrique, et sa couleur
blanche en trahissait l’origine. C’йtait lа le soleil de cette
caverne, et il l’emplissait tout entiиre. Sur un signe de Cyrus
Smith, les avirons retombиrent en faisant jaillir une vйritable
pluie d’escarboucles, et le canot se dirigea vers le foyer
lumineux, dont il ne fut bientфt plus qu’а une demi-encablure. En
cet endroit, la largeur de la nappe d’eau mesurait environ trois
cent cinquante pieds, et l’on pouvait apercevoir, au delа du
centre йblouissant, un йnorme mur basaltique qui fermait toute
issue de ce cфtй. La caverne s’йtait donc considйrablement
йlargie, et la mer y formait un petit lac. Mais la voыte, les
parois latйrales, la muraille du chevet, tous ces prismes, tous
ces cylindres, tous ces cфnes йtaient baignйs dans le fluide
йlectrique, а ce point que cet йclat leur paraissait propre, et
l’on eыt pu dire de ces pierres, taillйes а facettes comme des
diamants de grand prix, qu’elles suaient la lumiиre! Au centre du
lac, un long objet fusiforme flottait а la surface des eaux,
silencieux, immobile. L’йclat qui en sortait s’йchappait de ses
flancs, comme de deux gueules de four qui eussent йtй chauffйes au
blanc soudant. Cet appareil, semblable au corps d’un йnorme
cйtacй, йtait long de deux cent cinquante pieds environ et
s’йlevait de dix а douze pieds au-dessus du niveau de la mer.

Le canot s’en approcha lentement. А l’avant, Cyrus Smith s’йtait
levй. Il regardait, en proie а une violente agitation. Puis, tout
а coup, saisissant le bras du reporter:

«Mais c’est lui! Ce ne peut кtre que lui! s’йcria-t-il, lui!...»

Puis, il retomba sur son banc, en murmurant un nom que Gйdйon
Spilett fut seul а entendre.

Sans doute, le reporter connaissait ce nom, car cela fit sur lui
un prodigieux effet, et il rйpondit d’une voix sourde:

«Lui! Un homme hors la loi!

-- Lui!» dit Cyrus Smith.

Sur l’ordre de l’ingйnieur, le canot s’approcha de ce singulier
appareil flottant. Le canot accosta la hanche gauche, de laquelle
s’йchappait un faisceau de lumiиre а travers une йpaisse vitre.

Cyrus Smith et ses compagnons montиrent sur la plate-forme. Un
capot bйant йtait lа. Tous s’йlancиrent par l’ouverture. Au bas de
l’йchelle se dessinait une coursive intйrieure, йclairйe
йlectriquement. А l’extrйmitй de cette coursive s’ouvrait une
porte que Cyrus Smith poussa. Une salle richement ornйe, que
traversиrent rapidement les colons, confinait а une bibliothиque,
dans laquelle un plafond lumineux versait un torrent de lumiиre.
Au fond de la bibliothиque, une large porte, fermйe йgalement, fut
ouverte par l’ingйnieur. Un vaste salon, sorte de musйe oщ йtaient
entassйes, avec tous les trйsors de la nature minйrale, des
oeuvres de l’art, des merveilles de l’industrie, apparut aux yeux
des colons, qui durent se croire fйeriquement transportйs dans le
monde des rкves.

Йtendu sur un riche divan, ils virent un homme qui ne sembla pas
s’apercevoir de leur prйsence.

Alors Cyrus Smith йleva la voix, et, а l’extrкme surprise de ses
compagnons, il prononзa ces paroles:

«Capitaine Nemo, vous nous avez demandйs? Nous voici.»

CHAPITRE XVI

А ces mots, l’homme couchй se releva, et son visage apparut en
pleine lumiиre: tкte magnifique, front haut, regard fier, barbe
blanche, chevelure abondante et rejetйe en arriиre.

Cet homme s’appuya de la main sur le dossier du divan qu’il venait
de quitter. Son regard йtait calme. On voyait qu’une maladie lente
l’avait minй peu а peu, mais sa voix parut forte encore, quand il
dit en anglais, et d’un ton qui annonзait une extrкme surprise:

«Je n’ai pas de nom, monsieur.

-- Je vous connais!» rйpondit Cyrus Smith.

Le capitaine Nemo fixa un regard ardent sur l’ingйnieur, comme
s’il eыt voulu l’anйantir.

Puis, retombant sur les oreillers du divan:

«Qu’importe, aprиs tout, murmura-t-il, je vais mourir!»

Cyrus Smith s’approcha du capitaine Nemo, et Gйdйon Spilett prit
sa main, qu’il trouva brыlante. Ayrton, Pencroff, Harbert et Nab
se tenaient respectueusement а l’йcart dans un angle de ce
magnifique salon, dont l’air йtait saturй d’effluences
йlectriques.

Cependant, le capitaine Nemo avait aussitфt retirй sa main, et
d’un signe il pria l’ingйnieur et le reporter de s’asseoir.

Tous le regardaient avec une йmotion vйritable. Il йtait donc lа
celui qu’ils appelaient le «gйnie de l’оle», l’кtre puissant dont
l’intervention, en tant de circonstances, avait йtй si efficace,
ce bienfaiteur auquel ils devaient une si large part de
reconnaissance! Devant les yeux, ils n’avaient qu’un homme, lа oщ
Pencroff et Nab croyaient trouver presque un dieu, et cet homme
йtait prкt а mourir!

Mais comment se faisait-il que Cyrus Smith connыt le capitaine
Nemo? Pourquoi celui-ci s’йtait-il si vivement relevй en entendant
prononcer ce nom, qu’il devait croire ignorй de tous?...

Le capitaine avait repris place sur le divan, et, appuyй sur son
bras, il regardait l’ingйnieur, placй prиs de lui.

«Vous savez le nom que j’ai portй, monsieur? demanda-t-il.

-- Je le sais, rйpondit Cyrus Smith, comme je sais le nom de cet
admirable appareil sous-marin...

-- Le Nautilus? dit en souriant а demi le capitaine.

-- Le Nautilus.

-- Mais savez-vous... savez-vous qui je suis?

-- Je le sais.

-- Il y a pourtant trente annйes que je n’ai plus aucune
communication avec le monde habitй, trente ans que je vis dans les
profondeurs de la mer, le seul milieu oщ j’aie trouvй
l’indйpendance! Qui donc a pu trahir mon secret?

-- Un homme qui n’avait jamais pris d’engagement envers vous,
capitaine Nemo, et qui, par consйquent, ne peut кtre accusй de
trahison.

-- Ce franзais que le hasard jeta а mon bord il y a seize ans?

-- Lui-mкme.

-- Cet homme et ses deux compagnons n’ont donc pas pйri dans le
Maлlstrom, oщ le Nautilus s’йtait engagй?

-- Ils n’ont pas pйri, et il a paru, sous le titre de vingt mille
lieues sous les mers, un ouvrage qui contient votre histoire.

-- Mon histoire de quelques mois seulement, monsieur! rйpondit
vivement le capitaine.

-- Il est vrai, reprit Cyrus Smith, mais quelques mois de cette
vie йtrange ont suffi а vous faire connaоtre...

-- Comme un grand coupable, sans doute? rйpondit le capitaine
Nemo, en laissant passer sur ses lиvres un sourire hautain. Oui,
un rйvoltй, mis peut-кtre au ban de l’humanitй!»

L’ingйnieur ne rйpondit pas.

«Eh bien, monsieur?

-- Je n’ai point а juger le capitaine Nemo, rйpondit Cyrus Smith,
du moins en ce qui concerne sa vie passйe. J’ignore, comme tout le
monde, quels ont йtй les mobiles de cette йtrange existence, et je
ne puis juger des effets sans connaоtre les causes; mais ce que je
sais, c’est qu’une main bienfaisante s’est constamment йtendue sur
nous depuis notre arrivйe а l’оle Lincoln, c’est que tous nous
devons la vie а un кtre bon, gйnйreux, puissant, et que cet кtre
puissant, gйnйreux et bon, c’est vous, capitaine Nemo!

-- C’est moi», rйpondit simplement le capitaine.

L’ingйnieur et le reporter s’йtaient levйs. Leurs compagnons
s’йtaient rapprochйs, et la reconnaissance qui dйbordait de leurs
coeurs allait se traduire par les gestes, par les paroles... le
capitaine Nemo les arrкta d’un signe, et d’une voix plus йmue
qu’il ne l’eыt voulu sans doute:

«Quand vous m’aurez entendu», dit-il.

Et le capitaine, en quelques phrases nettes et pressйes, fit
connaоtre sa vie tout entiиre.

Son histoire fut brиve, et, cependant, il dut concentrer en lui
tout ce qui lui restait d’йnergie pour la dire jusqu’au bout. Il
йtait йvident qu’il luttait contre une extrкme faiblesse.
Plusieurs fois, Cyrus Smith l’engagea а prendre quelque repos,
mais il secoua la tкte en homme auquel le lendemain n’appartient
plus, et quand le reporter lui offrit ses soins:

«Ils sont inutiles, rйpondit-il, mes heures sont comptйes.»

Le capitaine Nemo йtait un indien, le prince Dakkar, fils d’un
rajah du territoire alors indйpendant du Bundelkund et neveu du
hйros de l’Inde, Tippo-Saпb. Son pиre, dиs l’вge de dix ans,
l’envoya en Europe, afin qu’il y reзыt une йducation complиte et
dans la secrиte intention qu’il pыt lutter un jour, а armes
йgales, avec ceux qu’il considйrait comme les oppresseurs de son
pays. De dix ans а trente ans, le prince Dakkar, supйrieurement
douй, grand de coeur et d’esprit, s’instruisit en toutes choses,
et dans les sciences, dans les lettres, dans les arts il poussa
ses йtudes haut et loin.

Le prince Dakkar voyagea dans toute l’Europe. Sa naissance et sa
fortune le faisaient rechercher, mais les sйductions du monde ne
l’attirиrent jamais.

Jeune et beau, il demeura sйrieux, sombre, dйvorй de la soif
d’apprendre, ayant un implacable ressentiment rivй au coeur.

Le prince Dakkar haпssait. Il haпssait le seul pays oщ il n’avait
jamais voulu mettre le pied, la seule nation dont il refusa
constamment les avances: il haпssait l’Angleterre et d’autant plus
que sur plus d’un point il l’admirait.

C’est que cet indien rйsumait en lui toutes les haines farouches
du vaincu contre le vainqueur.

L’envahisseur n’avait pu trouver grвce chez l’envahi.

Le fils de l’un de ces souverains dont le Royaume-Uni n’a pu que
nominalement assurer la servitude, ce prince, de la famille de
Tippo-Saпb, йlevй dans les idйes de revendication et de vengeance,
ayant l’inйluctable amour de son poйtique pays chargй des chaоnes
anglaises, ne voulut jamais poser le pied sur cette terre par lui
maudite, а laquelle l’Inde devait son asservissement.

Le prince Dakkar devint un artiste que les merveilles de l’art
impressionnaient noblement, un savant auquel rien des hautes
sciences n’йtait йtranger, un homme d’йtat qui se forma au milieu
des cours europйennes. Aux yeux de ceux qui l’observaient
incomplиtement, il passait peut-кtre pour un de ces cosmopolites,
curieux de savoir, mais dйdaigneux d’agir, pour un de ces opulents
voyageurs, esprits fiers et platoniques, qui courent incessamment
le monde et ne sont d’aucun pays.

Il n’en йtait rien. Cet artiste, ce savant, cet homme йtait restй
indien par le coeur, indien par le dйsir de la vengeance, indien
par l’espoir qu’il nourrissait de pouvoir revendiquer un jour les
droits de son pays, d’en chasser l’йtranger, de lui rendre son
indйpendance. Aussi, le prince Dakkar revint-il au Bundelkund dans
l’annйe 1849. Il se maria avec une noble indienne dont le coeur
saignait comme le sien aux malheurs de sa patrie. Il en eut deux
enfants qu’il chйrissait. Mais le bonheur domestique ne pouvait
lui faire oublier l’asservissement de l’Inde. Il attendait une
occasion. Elle se prйsenta.

Le joug anglais s’йtait trop pesamment peut-кtre alourdi sur les
populations indoues. Le prince Dakkar emprunta la voix des
mйcontents. Il fit passer dans leur esprit toute la haine qu’il
йprouvait contre l’йtranger. Il parcourut non seulement les
contrйes encore indйpendantes de la pйninsule indienne, mais aussi
les rйgions directement soumises а l’administration anglaise. Il
rappela les grands jours de Tippo-Saпb, mort hйroпquement а
Seringapatam pour la dйfense de sa patrie. En 1857, la grande
rйvolte des cipayes йclata. Le prince Dakkar en fut l’вme. Il
organisa l’immense soulиvement. Il mit ses talents et ses
richesses au service de cette cause. Il paya de sa personne; il se
battit au premier rang; il risqua sa vie comme le plus humble de
ces hйros qui s’йtaient levйs pour affranchir leur pays; il fut
blessй dix fois en vingt rencontres et n’avait pu trouver la mort,
quand les derniers soldats de l’indйpendance tombиrent sous les
balles anglaises.

Jamais la puissance britannique dans l’Inde ne courut un tel
danger, et si, comme ils l’avaient espйrй, les cipayes eussent
trouvй secours au dehors, c’en йtait fait peut-кtre en Asie de
l’influence et de la domination du royaume-uni.

Le nom du prince Dakkar fut illustre alors. Le hйros qui le
portait ne se cacha pas et lutta ouvertement. Sa tкte fut mise а
prix, et, s’il ne se rencontra pas un traоtre pour la livrer, son
pиre, sa mиre, sa femme, ses enfants payиrent pour lui avant mкme
qu’il pыt connaоtre les dangers qu’а cause de lui ils couraient...

Le droit, cette fois encore, йtait tombй devant la force. Mais la
civilisation ne recule jamais, et il semble qu’elle emprunte tous
les droits а la nйcessitй. Les cipayes furent vaincus, et le pays
des anciens rajahs retomba sous la domination plus йtroite de
l’Angleterre.

Le prince Dakkar, qui n’avait pu mourir, revint dans les montagnes
du Bundelkund. Lа, seul dйsormais, pris d’un immense dйgoыt contre
tout ce qui portait le nom d’homme, ayant la haine et l’horreur du
monde civilisй, voulant а jamais le fuir, il rйalisa les dйbris de
sa fortune, rйunit une vingtaine de ses plus fidиles compagnons,
et, un jour, tous disparurent.

Oщ donc le prince Dakkar avait-il йtй chercher cette indйpendance
que lui refusait la terre habitйe?

Sous les eaux, dans la profondeur des mers, oщ nul ne pouvait le
suivre.

А l’homme de guerre se substitua le savant. Une оle dйserte du
Pacifique lui servit а йtablir ses chantiers, et, lа, un bateau
sous-marin fut construit sur ses plans. L’йlectricitй, dont, par
des moyens qui seront connus un jour, il avait su utiliser
l’incommensurable force mйcanique, et qu’il puisait а
d’intarissables sources, fut employйe а toutes les nйcessitйs de
son appareil flottant, comme force motrice, force йclairante,
force calorifique. La mer, avec ses trйsors infinis, ses myriades
de poissons, ses moissons de varechs et de sargasses, ses йnormes
mammifиres, et non seulement tout ce que la nature y entretenait,
mais aussi tout ce que les hommes y avaient perdu, suffit
amplement aux besoins du prince et de son йquipage, -- et ce fut
l’accomplissement de son plus vif dйsir, puisqu’il ne voulait plus
avoir aucune communication avec la terre. Il nomma son appareil
sous-marin le Nautilus, il s’appela le capitaine Nemo, et il
disparut sous les mers.

Pendant bien des annйes, le capitaine visita tous les ocйans, d’un
pфle а l’autre. Paria de l’univers habitй, il recueillit dans ces
mondes inconnus des trйsors admirables. Les millions perdus dans
la baie de Vigo, en 1702, par les galions espagnols, lui
fournirent une mine inйpuisable de richesses dont il disposa
toujours, et anonymement, en faveur des peuples qui se battaient
pour l’indйpendance de leur pays. Enfin, il n’avait eu, depuis
longtemps, aucune communication avec ses semblables, quand,
pendant la nuit du 6 novembre 1866, trois hommes furent jetйs а
son bord. C’йtaient un professeur franзais, son domestique et un
pкcheur canadien. Ces trois hommes avaient йtй prйcipitйs а la
mer, dans un choc qui s’йtait produit entre le Nautilus et la
frйgate des Йtats-Unis l’Abraham-Lincoln, qui lui donnait la
chasse.

Le capitaine Nemo apprit de ce professeur que le Nautilus, tantфt
pris pour un mammifиre gйant de la famille des cйtacйs, tantфt
pour un appareil sous-marin renfermant un йquipage de pirates,
йtait poursuivi sur toutes les mers.

Le capitaine Nemo aurait pu rendre а l’ocйan ces trois hommes, que
le hasard jetait ainsi а travers sa mystйrieuse existence. Il ne
le fit pas, il les garda prisonniers, et, pendant sept mois, ils
purent contempler toutes les merveilles d’un voyage qui se
poursuivit pendant vingt mille lieues sous les mers. Un jour, le
22 juin 1867, ces trois hommes, qui ne savaient rien du passй du
capitaine Nemo, parvinrent а s’йchapper, aprиs s’кtre emparйs du
canot du Nautilus. Mais comme а ce moment le Nautilus йtait
entraоnй sur les cфtes de Norvиge, dans les tourbillons du
Maлlstrom, le capitaine dut croire que les fugitifs, noyйs dans
ces effroyables remous, avaient trouvй la mort au fond du gouffre.
Il ignorait donc que le franзais et ses deux compagnons eussent
йtй miraculeusement rejetйs а la cфte, que des pкcheurs des оles
Loffoden les avaient recueillis, et que le professeur, а son
retour en France, avait publiй l’ouvrage dans lequel sept mois de
cette йtrange et aventureuse navigation du Nautilus йtaient
racontйs et livrйs а la curiositй publique.

Pendant longtemps encore, le capitaine Nemo continua de vivre
ainsi, courant les mers. Mais, peu а peu, ses compagnons moururent
et allиrent reposer dans leur cimetiиre de corail, au fond du
Pacifique. Le vide se fit dans le Nautilus, et enfin le capitaine
Nemo resta seul de tous ceux qui s’йtaient rйfugiйs avec lui dans
les profondeurs de l’ocйan.

Le capitaine Nemo avait alors soixante ans. Quand il fut seul, il
parvint а ramener son Nautilus vers un des ports sous-marins qui
lui servaient quelquefois de points de relвche.

L’un de ces ports йtait creusй sous l’оle Lincoln, et c’йtait
celui qui donnait en ce moment asile au Nautilus. Depuis six ans,
le capitaine йtait lа, ne naviguant plus, attendant la mort,
c’est-а-dire l’instant oщ il serait rйuni а ses compagnons, quand
le hasard le fit assister а la chute du ballon qui emportait les
prisonniers des sudistes. Revкtu de son scaphandre, il se
promenait sous les eaux, а quelques encablures du rivage de l’оle,
lorsque l’ingйnieur fut prйcipitй dans la mer. Un bon mouvement
entraоna le capitaine... et il sauva Cyrus Smith.

Tout d’abord, ces cinq naufragйs, il voulut les fuir, mais son
port de refuge йtait fermй, et, par suite d’un exhaussement du
basalte qui s’йtait produit sous l’influence des actions
volcaniques, il ne pouvait plus franchir l’entrйe de la crypte. Oщ
il y avait encore assez d’eau pour qu’une lйgиre embarcation pыt
passer la barre, il n’y en avait plus assez pour le Nautilus, dont
le tirant d’eau йtait relativement considйrable.

Le capitaine Nemo resta donc, puis, il observa ces hommes jetйs
sans ressource sur une оle dйserte, mais il ne voulut point кtre
vu. Peu а peu, quand il les vit honnкtes, йnergiques, liйs les uns
aux autres par une amitiй fraternelle, il s’intйressa а leurs
efforts. Comme malgrй lui, il pйnйtra tous les secrets de leur
existence. Au moyen du scaphandre, il lui йtait facile d’arriver
au fond du puits intйrieur de Granite-House, et, s’йlevant par les
saillies du roc jusqu’а son orifice supйrieur, il entendait les
colons raconter le passй, йtudier le prйsent et l’avenir. Il
apprit d’eux l’immense effort de l’Amйrique contre l’Amйrique
mкme, pour abolir l’esclavage. Oui! Ces hommes йtaient dignes de
rйconcilier le capitaine Nemo avec cette humanitй qu’ils
reprйsentaient si honnкtement dans l’оle!

Le capitaine Nemo avait sauvй Cyrus Smith. Ce fut lui aussi qui
ramena le chien aux cheminйes, qui rejeta Top des eaux du lac, qui
fit йchouer а la pointe de l’йpave cette caisse contenant tant
d’objets utiles pour les colons, qui renvoya le canot dans le
courant de la Mercy, qui jeta la corde du haut de Granite-House,
lors de l’attaque des singes, qui fit connaоtre la prйsence
d’Ayrton а l’оle Tabor, au moyen du document enfermй dans la
bouteille, qui fit sauter le brick par le choc d’une torpille
disposйe au fond du canal, qui sauva Harbert d’une mort certaine
en apportant le sulfate de quinine, lui, enfin, qui frappa les
convicts de ces balles йlectriques dont il avait le secret et
qu’il employait dans ses chasses sous-marines. Ainsi
s’expliquaient tant d’incidents qui devaient paraоtre surnaturels,
et qui, tous, attestaient la gйnйrositй et la puissance du
capitaine.

Cependant, ce grand misanthrope avait soif du bien.

Il lui restait d’utiles avis а donner а ses protйgйs, et, d’autre
part, sentant battre son coeur rendu а lui-mкme par les approches
de la mort, il manda, comme on sait, les colons de Granite-House,
au moyen d’un fil par lequel il relia le corral au Nautilus, qui
йtait muni d’un appareil alphabйtique... Peut-кtre ne l’eыt-il pas
fait, s’il avait su que Cyrus Smith connaissait assez son histoire
pour le saluer de ce nom de Nemo.

Le capitaine avait terminй le rйcit de sa vie.

Cyrus Smith prit alors la parole; il rappela tous les incidents
qui avaient exercй sur la colonie une si salutaire influence, et,
au nom de ses compagnons comme au sien, il remercia l’кtre
gйnйreux auquel ils devaient tant.

Mais le capitaine Nemo ne songeait pas а rйclamer le prix des
services qu’il avait rendus. Une derniиre pensйe agitait son
esprit, et avant de serrer la main que lui prйsentait l’ingйnieur:

«Maintenant, monsieur, dit-il, maintenant que vous connaissez ma
vie, jugez-la!»

En parlant ainsi, le capitaine faisait йvidemment allusion а un
grave incident dont les trois йtrangers jetйs а son bord avaient
йtй tйmoins, -- incident que le professeur franзais avait
nйcessairement racontй dans son ouvrage et dont le retentissement
devait avoir йtй terrible. En effet, quelques jours avant la fuite
du professeur et de ses deux compagnons, le Nautilus, poursuivi
par une frйgate dans le nord de l’Atlantique, s’йtait prйcipitй
comme un bйlier sur cette frйgate et l’avait coulйe sans merci.

Cyrus Smith comprit l’allusion et demeura sans rйpondre.

«C’йtait une frйgate anglaise, monsieur, s’йcria le capitaine
Nemo, redevenu un instant le prince Dakkar, une frйgate anglaise,
vous entendez bien! Elle m’attaquait! J’йtais resserrй dans une
baie йtroite et peu profonde!... il me fallait passer, et... j’ai
passй!»

Puis, d’une voix plus calme:

«J’йtais dans la justice et dans le droit, ajouta-t-il. J’ai fait
partout le bien que j’ai pu, et aussi le mal que j’ai dы. Toute
justice n’est pas dans le pardon!»

Quelques instants de silence suivirent cette rйponse, et le
capitaine Nemo prononзa de nouveau cette phrase:

«Que pensez-vous de moi, messieurs?»

Cyrus Smith tendit la main au capitaine, et, а sa demande, il
rйpondit d’une voix grave:

«Capitaine, votre tort est d’avoir cru qu’on pouvait ressusciter
le passй, et vous avez luttй contre le progrиs nйcessaire. Ce fut
une de ces erreurs que les uns admirent, que les autres blвment,
dont Dieu seul est juge et que la raison humaine doit absoudre.

Celui qui se trompe dans une intention qu’il croit bonne, on peut
le combattre, on ne cesse pas de l’estimer. Votre erreur est de
celles qui n’excluent pas l’admiration, et votre nom n’a rien а
redouter des jugements de l’histoire. Elle aime les hйroпques
folies, tout en condamnant les rйsultats qu’elles entraоnent.»

La poitrine du capitaine Nemo se souleva, et sa main se tendit
vers le ciel.

«Ai-je eu tort, ai-je eu raison?» murmura-t-il.

Cyrus Smith reprit:

«Toutes les grandes actions remontent а Dieu, car elles viennent
de lui! Capitaine Nemo, les honnкtes gens qui sont ici, eux que
vous avez secourus, vous pleureront а jamais!»

Harbert s’йtait rapprochй du capitaine. Il plia les genoux, il
prit sa main et la lui baisa. Une larme glissa des yeux du
mourant.

«Mon enfant, dit-il, sois bйni!...»

CHAPITRE XVII

Le jour йtait venu. Aucun rayon lumineux ne pйnйtrait dans cette
profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait
l’ouverture. Mais la lumiиre factice qui s’йchappait en longs
faisceaux а travers les parois du Nautilus n’avait pas faibli, et
la nappe d’eau resplendissait toujours autour de l’appareil
flottant. Une extrкme fatigue accablait alors le capitaine Nemo,
qui йtait retombй sur le divan. On ne pouvait songer а le
transporter а Granite-House, car il avait manifestй sa volontй de
rester au milieu de ces merveilles du Nautilus, que des millions
n’eussent pas payйes, et d’y attendre une mort, qui ne pouvait
tarder а venir.

Pendant une assez longue prostration qui le tint presque sans
connaissance, Cyrus Smith et Gйdйon Spilett observиrent avec
attention l’йtat du malade. Il йtait visible que le capitaine
s’йteignait peu а peu. La force allait manquer а ce corps
autrefois si robuste, maintenant frкle enveloppe d’une вme qui
allait s’йchapper. Toute la vie йtait concentrйe au coeur et а la
tкte.

L’ingйnieur et le reporter s’йtaient consultйs а voix basse. Y
avait-il quelque soin а donner а ce mourant? Pouvait-on, sinon le
sauver, du moins prolonger sa vie pendant quelques jours? Lui-mкme
avait dit qu’il n’y avait aucun remиde, et il attendait
tranquillement la mort, qu’il ne craignait pas.

«Nous ne pouvons rien, dit Gйdйon Spilett.

-- Mais de quoi meurt-il? demanda Pencroff.

-- Il s’йteint, rйpondit le reporter.

-- Cependant, reprit le marin, si nous le transportions en plein
air, en plein soleil, peut-кtre se ranimerait-il?

-- Non, Pencroff, rйpondit l’ingйnieur, rien n’est а tenter!
D’ailleurs, le capitaine Nemo ne consentirait pas а quitter son
bord. Il y a trente ans qu’il vit sur le Nautilus, c’est sur le
Nautilus qu’il veut mourir.»

Sans doute, le capitaine Nemo entendit la rйponse de Cyrus Smith,
car il se releva un peu, et d’une voix plus faible, mais toujours
intelligible:

«Vous avez raison, monsieur, dit-il. Je dois et je veux mourir
ici. Aussi ai-je une demande а vous faire.»

Cyrus Smith et ses compagnons s’йtaient rapprochйs du divan, et
ils en disposиrent les coussins de telle sorte que le mourant fыt
mieux appuyй.

On put voir alors son regard s’arrкter sur toutes les merveilles
de ce salon, йclairй par les rayons йlectriques que tamisaient les
arabesques d’un plafond lumineux. Il regarda, l’un aprиs l’autre,
les tableaux accrochйs aux splendides tapisseries des parois, ces
chefs-d’oeuvre des maоtres italiens, flamands, franзais et
espagnols, les rйductions de marbre et de bronze qui se dressaient
sur leurs piйdestaux, l’orgue magnifique adossй а la cloison
d’arriиre, puis les vitrines disposйes autour d’une vasque
centrale, dans laquelle s’йpanouissaient les plus admirables
produits de la mer, plantes marines, zoophytes, chapelets de
perles d’une inapprйciable valeur, et, enfin, ses yeux
s’arrкtиrent sur cette devise inscrite au fronton de ce musйe, la
devise du Nautilus: mobilis in mobile.

Il semblait qu’il voulыt une derniиre fois caresser du regard ces
chefs-d’oeuvre de l’art et de la nature, auxquels il avait limitй
son horizon pendant un sйjour de tant d’annйes dans l’abоme des
mers!

Cyrus Smith avait respectй le silence que gardait le capitaine
Nemo. Il attendait que le mourant reprоt la parole.

Aprиs quelques minutes, pendant lesquelles il revit passer devant
lui, sans doute, sa vie tout entiиre, le capitaine Nemo se
retourna vers les colons et leur dit:

«Vous croyez, messieurs, me devoir quelque reconnaissance?...

-- Capitaine, nous donnerions notre vie pour prolonger la vфtre!

-- Bien, reprit le capitaine Nemo, bien!... Promettez-moi
d’exйcuter mes derniиres volontйs, et je serai payй de tout ce que
j’ai fait pour vous.

-- Nous vous le promettons», rйpondit Cyrus Smith.

Et, par cette promesse, il engageait ses compagnons et lui.

«Messieurs, reprit le capitaine, demain, je serai mort.»

Il arrкta d’un signe Harbert, qui voulut protester.

«Demain, je serai mort, et je dйsire ne pas avoir d’autre tombeau
que le Nautilus. C’est mon cercueil, а moi! Tous mes amis reposent
au fond des mers, j’y veux reposer aussi.»

Un silence profond accueillit ces paroles du capitaine Nemo.

«Йcoutez-moi bien, messieurs, reprit-il. Le Nautilus est
emprisonnй dans cette grotte, dont l’entrйe s’est exhaussйe. Mais,
s’il ne peut quitter sa prison, il peut du moins s’engouffrer dans
l’abоme qu’elle recouvre et y garder ma dйpouille mortelle.»

Les colons йcoutaient religieusement les paroles du mourant.

«Demain, aprиs ma mort, Monsieur Smith, reprit le capitaine, vous
et vos compagnons, vous quitterez le Nautilus, car toutes les
richesses qu’il contient doivent disparaоtre avec moi. Un seul
souvenir vous restera du prince Dakkar, dont vous savez maintenant
l’histoire. Ce coffret... lа... renferme pour plusieurs millions
de diamants, la plupart, souvenirs de l’йpoque oщ, pиre et йpoux,
j’ai presque cru au bonheur, et une collection de perles
recueillies par mes amis et moi au fond des mers. Avec ce trйsor,
vous pourrez faire, а un jour donnй, de bonnes choses. Entre des
mains comme les vфtres et celles de vos compagnons, Monsieur
Smith, l’argent ne saurait кtre un pйril. Je serai donc, de lа-
haut, associй а vos oeuvres, et je ne les crains pas!»

Aprиs quelques instants de repos, nйcessitйs par son extrкme
faiblesse, le capitaine Nemo reprit en ces termes:

«Demain, vous prendrez ce coffret, vous quitterez ce salon, dont
vous fermerez la porte; puis, vous remonterez sur la plate-forme
du Nautilus, et vous rabattrez le capot, que vous fixerez au moyen
de ses boulons.

-- Nous le ferons, capitaine, rйpondit Cyrus Smith.

-- Bien. Vous vous embarquerez alors sur le canot qui vous a
amenйs. Mais, avant d’abandonner le Nautilus, allez а l’arriиre,
et lа, ouvrez deux larges robinets qui se trouvent sur la ligne de
flottaison. L’eau pйnйtrera dans les rйservoirs, et le Nautilus
s’enfoncera peu а peu sous les eaux pour aller reposer au fond de
l’abоme.»

Et, sur un geste de Cyrus Smith, le capitaine ajouta:

«Ne craignez rien! Vous n’ensevelirez qu’un mort!»

Ni Cyrus Smith, ni aucun de ses compagnons n’eussent cru devoir
faire une observation au capitaine Nemo. C’йtaient ses derniиres
volontйs qu’il leur transmettait, et ils n’avaient qu’а s’y
conformer.

«J’ai votre promesse, messieurs? Ajouta le capitaine Nemo.

-- Vous l’avez, capitaine», rйpondit l’ingйnieur.

Le capitaine fit un signe de remerciement et pria les colons de le
laisser seul pendant quelques heures.

Gйdйon Spilett insista pour rester prиs de lui, au cas oщ une
crise se produirait, mais le mourant refusa, en disant:

«Je vivrai jusqu’а demain, monsieur!»

Tous quittиrent le salon, traversиrent la bibliothиque, la salle а
manger, et arrivиrent а l’avant, dans la chambre des machines, oщ
йtaient йtablis les appareils йlectriques, qui, en mкme temps que
la chaleur et la lumiиre, fournissaient la force mйcanique au
Nautilus.

Le Nautilus йtait un chef-d’oeuvre qui contenait des chefs-
d’oeuvre, et l’ingйnieur fut йmerveillй.

Les colons montиrent sur la plate-forme, qui s’йlevait de sept ou
huit pieds au-dessus de l’eau.

Lа, ils s’йtendirent prиs d’une йpaisse vitre lenticulaire qui
obturait une sorte de gros oeil d’oщ jaillissait une gerbe de
lumiиre. Derriиre cet oeil s’йvidait une cabine qui contenait les
roues du gouvernail et dans laquelle se tenait le timonier, quand
il dirigeait le Nautilus а travers les couches liquides, que les
rayons йlectriques devaient йclairer sur une distance
considйrable.

Cyrus Smith et ses compagnons restиrent d’abord silencieux, car
ils йtaient vivement impressionnйs de ce qu’ils venaient de voir,
de ce qu’ils venaient d’entendre, et leur coeur se serrait, quand
ils songeaient que celui dont le bras les avait tant de fois
secourus, que ce protecteur qu’ils auraient connu quelques heures
а peine, йtait а la veille de mourir! quel que fыt le jugement que
prononcerait la postйritй sur les actes de cette existence pour
ainsi dire extra-humaine, le prince Dakkar resterait toujours une
de ces physionomies йtranges, dont le souvenir ne peut s’effacer.

«Voilа un homme! dit Pencroff. Est-il croyable qu’il ait ainsi
vйcu au fond de l’ocйan! Et quand je pense qu’il n’y a peut-кtre
pas trouvй plus de tranquillitй qu’ailleurs!

-- Le Nautilus, fit alors observer Ayrton, aurait peut-кtre pu
nous servir а quitter l’оle Lincoln et а gagner quelque terre
habitйe.

-- Mille diables! s’йcria Pencroff, ce n’est pas moi qui me
hasarderais jamais а diriger un pareil bateau. Courir sur les
mers, bien! Mais sous les mers, non!

-- Je crois, rйpondit le reporter, que la manoeuvre d’un appareil
sous-marin tel que ce Nautilus doit кtre trиs facile, Pencroff, et
que nous aurions vite fait de nous y habituer. Pas de tempкtes,
pas d’abordages а craindre. А quelques pieds au-dessous de sa
surface, les eaux de la mer sont aussi calmes que celles d’un lac.

-- Possible! Riposta le marin, mais j’aime mieux un bon coup de
vent а bord d’un navire bien grйй. Un bateau est fait pour aller
sur l’eau et non dessous.

-- Mes amis, rйpondit l’ingйnieur, il est inutile, au moins а
propos du Nautilus, de discuter cette question des navires sous-
marins. Le Nautilus n’est pas а nous, et nous n’avons pas le droit
d’en disposer. Il ne pourrait, d’ailleurs, nous servir en aucun
cas. Outre qu’il ne peut plus sortir de cette caverne, dont
l’entrйe est maintenant fermйe par un exhaussement des roches
basaltiques, le capitaine Nemo veut qu’il s’engloutisse avec lui
aprиs sa mort. Sa volontй est formelle, et nous l’accomplirons.»

Cyrus Smith et ses compagnons, aprиs une conversation qui se
prolongea quelque temps encore, redescendirent а l’intйrieur du
Nautilus. Lа, ils prirent quelque nourriture et rentrиrent dans le
salon.

Le capitaine Nemo йtait sorti de cette prostration qui l’avait
accablй, et ses yeux avaient repris leur йclat. On voyait comme un
sourire se dessiner sur ses lиvres.

Les colons s’approchиrent de lui.

«Messieurs, leur dit le capitaine, vous кtes des hommes courageux,
honnкtes et bons. Vous vous кtes tous dйvouйs sans rйserve а
l’oeuvre commune. Je vous ai souvent observйs. Je vous ai aimйs,
je vous aime!... votre main, Monsieur Smith!»

Cyrus Smith tendit sa main au capitaine, qui la serra
affectueusement.

«Cela est bon!» murmura-t-il.

Puis, reprenant:

«Mais c’est assez parler de moi! J’ai а vous parler de vous-mкmes
et de l’оle Lincoln, sur laquelle vous avez trouvй refuge... Vous
comptez l’abandonner?

-- Pour y revenir, capitaine! rйpondit vivement Pencroff.

-- Y revenir?... En effet, Pencroff, rйpondit le capitaine en
souriant, je sais combien vous aimez cette оle. Elle s’est
modifiйe par vos soins, et elle est bien vфtre!

-- Notre projet, capitaine, dit alors Cyrus Smith, serait d’en
doter les Йtats-Unis et d’y fonder pour notre marine une relвche
qui serait heureusement situйe dans cette portion du Pacifique.

-- Vous pensez а votre pays, messieurs, rйpondit le capitaine.
Vous travaillez pour sa prospйritй, pour sa gloire. Vous avez
raison. La patrie!... c’est lа qu’il faut retourner! C’est lа que
l’on doit mourir!... et moi, je meurs loin de tout ce que j’ai
aimй!

-- Auriez-vous quelque derniиre volontй а transmettre? dit
vivement l’ingйnieur, quelque souvenir а donner aux amis que vous
avez pu laisser dans ces montagnes de l’Inde?

-- Non, Monsieur Smith. Je n’ai plus d’amis! Je suis le dernier de
ma race... et je suis mort depuis longtemps pour tous ceux que
j’ai connus... mais revenons а vous. La solitude, l’isolement sont
choses tristes, au-dessus des forces humaines... je meurs d’avoir
cru que l’on pouvait vivre seul!... Vous devez donc tout tenter
pour quitter l’оle Lincoln et pour revoir le sol oщ vous кtes nйs.
Je sais que ces misйrables ont dйtruit l’embarcation que vous
aviez faite...

-- Nous construisons un navire, dit Gйdйon Spilett, un navire
assez grand pour nous transporter aux terres les plus rapprochйes;
mais si nous parvenons а la quitter tфt ou tard, nous reviendrons
а l’оle Lincoln. Trop de souvenirs nous y rattachent pour que nous
l’oubliions jamais!

-- C’est ici que nous aurons connu le capitaine Nemo, dit Cyrus
Smith.

-- Ce n’est qu’ici que nous retrouverons votre souvenir tout
entier! ajouta Harbert.

-- Et c’est ici que je reposerai dans l’йternel sommeil, si...»
rйpondit le capitaine.

Il hйsita, et, au lieu d’achever sa phrase, il se contenta de
dire:

«Monsieur Smith, je voudrais vous parler... А vous seul!»

Les compagnons de l’ingйnieur, respectant ce dйsir du mourant, se
retirиrent.

Cyrus Smith resta quelques minutes seulement enfermй avec le
capitaine Nemo, et bientфt il rappela ses amis, mais il ne leur
dit rien des choses secrиtes que le mourant avait voulu lui
confier.

Gйdйon Spilett observa alors le malade avec une extrкme attention.
Il йtait йvident que le capitaine n’йtait plus soutenu que par une
йnergie morale, qui ne pourrait bientфt plus rйagir contre son
affaiblissement physique.

La journйe se termina sans qu’aucun changement se manifestвt. Les
colons ne quittиrent pas un instant le Nautilus. La nuit йtait
venue, bien qu’il fыt impossible de s’en apercevoir dans cette
crypte.

Le capitaine Nemo ne souffrait pas, mais il dйclinait. Sa noble
figure, pвlie par les approches de la mort, йtait calme. De ses
lиvres s’йchappaient parfois des mots presque insaisissables, qui
se rapportaient а divers incidents de son йtrange existence. On
sentait que la vie se retirait peu а peu de ce corps, dont les
extrйmitйs йtaient dйjа froides. Une ou deux fois encore, il
adressa la parole aux colons rangйs prиs de lui, et il leur sourit
de ce dernier sourire qui se continue jusque dans la mort. Enfin,
un peu aprиs minuit, le capitaine Nemo fit un mouvement suprкme,
et il parvint а croiser ses bras sur sa poitrine, comme s’il eыt
voulu mourir dans cette attitude.

Vers une heure du matin, toute la vie s’йtait uniquement rйfugiйe
dans son regard. Un dernier feu brilla sous cette prunelle, d’oщ
tant de flammes avaient jailli autrefois. Puis, murmurant ces
mots: «Dieu et patrie!» il expira doucement.

Cyrus Smith, s’inclinant alors, ferma les yeux de celui qui avait
йtй le prince Dakkar et qui n’йtait mкme plus le capitaine Nemo.

Harbert et Pencroff pleuraient. Ayrton essuyait une larme furtive.
Nab йtait а genoux prиs du reporter, changй en statue.

Cyrus Smith, йlevant la main au-dessus de la tкte du mort:

«Que Dieu ait son вme!» dit-il, et, se retournant vers ses amis,
il ajouta:

«Prions pour celui que nous avons perdu!»

Quelques heures aprиs, les colons remplissaient la promesse faite
au capitaine, ils accomplissaient les derniиres volontйs du mort.

Cyrus Smith et ses compagnons quittиrent le Nautilus, aprиs avoir
emportй l’unique souvenir que leur eыt lйguй leur bienfaiteur, ce
coffret qui renfermait cent fortunes.

Le merveilleux salon, toujours inondй de lumiиre, avait йtй fermй
soigneusement. La porte de tфle du capot fut alors boulonnйe, de
telle sorte que pas une goutte d’eau ne pыt pйnйtrer а l’intйrieur
des chambres du Nautilus.

Puis, les colons descendirent dans le canot, qui йtait amarrй au
flanc du bateau sous-marin.

Ce canot fut conduit а l’arriиre. Lа, а la ligne de flottaison,
s’ouvraient deux larges robinets qui йtaient en communication avec
les rйservoirs destinйs а dйterminer l’immersion de l’appareil.

Ces robinets furent ouverts, les rйservoirs s’emplirent, et le
Nautilus, s’enfonзant peu а peu, disparut sous la nappe liquide.

Mais les colons purent le suivre encore а travers les couches
profondes. Sa puissante lumiиre йclairait les eaux transparentes,
tandis que la crypte redevenait obscure. Puis, ce vaste
йpanchement d’effluences йlectriques s’effaзa enfin, et bientфt le
Nautilus, devenu le cercueil du capitaine Nemo, reposait au fond
des mers.

CHAPITRE XVIII

Au point du jour, les colons avaient regagnй silencieusement
l’entrйe de la caverne, а laquelle ils donnиrent le nom de «crypte
Dakkar», en souvenir du capitaine Nemo. La marйe йtait basse
alors, et ils purent aisйment passer sous l’arcade, dont le flot
battait le pied-droit basaltique.

Le canot de tфle demeura en cet endroit, et de telle maniиre qu’il
fыt а l’abri des lames. Par surcroоt de prйcaution, Pencroff, Nab
et Ayrton le halиrent sur la petite grиve qui confinait а l’un des
cфtйs de la crypte, en un endroit oщ il ne courait aucun danger.

L’orage avait cessй avec la nuit. Les derniers roulements du
tonnerre s’йvanouissaient dans l’ouest.

Il ne pleuvait plus, mais le ciel йtait encore chargй de nuages.
En somme, ce mois d’octobre, dйbut du printemps austral, ne
s’annonзait pas d’une faзon satisfaisante, et le vent avait une
tendance а sauter d’un point du compas а l’autre, qui ne
permettait pas de compter sur un temps fait.

Cyrus Smith et ses compagnons, en quittant la crypte Dakkar,
avaient repris la route du corral.

Chemin faisant, Nab et Harbert eurent soin de dйgager le fil qui
avait йtй tendu par le capitaine entre le corral et la crypte, et
qu’on pourrait utiliser plus tard. En marchant, les colons
parlaient peu. Les divers incidents de cette nuit du 15 au 16
octobre les avaient trиs vivement impressionnйs. Cet inconnu dont
l’influence les protйgeait si efficacement, cet homme dont leur
imagination faisait un gйnie, le capitaine Nemo n’йtait plus. Son
Nautilus et lui йtaient ensevelis au fond d’un abоme. Il semblait
а chacun qu’ils йtaient plus isolйs qu’avant. Ils s’йtaient pour
ainsi dire habituйs а compter sur cette intervention puissante qui
leur manquait aujourd’hui, et Gйdйon Spilett et Cyrus Smith lui-
mкme n’йchappaient pas а cette impression. Aussi gardиrent-ils
tous un profond silence en suivant la route du corral.

Vers neuf heures du matin, les colons йtaient rentrйs а Granite-
House.

Il avait йtй bien convenu que la construction du navire serait
trиs activement poussйe, et Cyrus Smith y donna plus que jamais
son temps et ses soins. On ne savait ce que rйservait l’avenir.
Or, c’йtait une garantie pour les colons d’avoir а leur
disposition un bвtiment solide, pouvant tenir la mer mкme par un
gros temps, et assez grand pour tenter, au besoin, une traversйe
de quelque durйe. Si, le bвtiment achevй, les colons ne se
dйcidaient pas а quitter encore l’оle Lincoln et а gagner, soit un
archipel polynйsien du Pacifique, soit les cфtes de la Nouvelle-
Zйlande, du moins devaient-ils se rendre au plus tфt а l’оle
Tabor, afin d’y dйposer la notice relative а Ayrton. C’йtait une
indispensable prйcaution а prendre pour le cas oщ le yacht
йcossais reparaоtrait dans ces mers, et il ne fallait rien
nйgliger а cet йgard.

Les travaux furent donc repris. Cyrus Smith, Pencroff et Ayrton,
aidйs de Nab, de Gйdйon Spilett et d’Harbert, toutes les fois que
quelque autre besogne pressante ne les rйclamait pas,
travaillиrent sans relвche. Il йtait nйcessaire que le nouveau
bвtiment fыt prкt dans cinq mois, c’est-а-dire pour le
commencement de mars, si l’on voulait rendre visite а l’оle Tabor
avant que les coups de vent d’йquinoxe eussent rendu cette
traversйe impraticable. Aussi les charpentiers ne perdirent-ils
pas un moment. Du reste, ils n’avaient pas а se prйoccuper de
fabriquer un grйement, car celui du speedy avait йtй sauvй en
entier. C’йtait donc, avant tout, la coque du navire qu’il fallait
achever.

La fin de l’annйe 1868 s’йcoula au milieu de ces importants
travaux, presque а l’exclusion de tous autres. Au bout de deux
mois et demi, les couples avaient йtй mis en place, et les
premiers bordages йtaient ajustйs. On pouvait dйjа juger que les
plans donnйs par Cyrus Smith йtaient excellents, et que le navire
se comporterait bien а la mer. Pencroff apportait а ce travail une
activitй dйvorante et ne se gкnait pas de grommeler, quand l’un ou
l’autre abandonnait la hache du charpentier pour le fusil du
chasseur. Il fallait bien, cependant, entretenir les rйserves de
Granite-House, en vue du prochain hiver.

Mais n’importe. Le brave marin n’йtait pas content lorsque les
ouvriers manquaient au chantier. Dans ces occasions-lа, et en
bougonnant, il faisait -- par colиre -- l’ouvrage de six hommes.

Toute cette saison d’йtй fut mauvaise. Pendant quelques jours, les
chaleurs йtaient accablantes, et l’atmosphиre, saturйe
d’йlectricitй, ne se dйchargeait ensuite que par de violents
orages qui troublaient profondйment les couches d’air. Il йtait
rare que des roulements lointains du tonnerre ne se fissent pas
entendre. C’йtait comme un murmure sourd, mais permanent, tel
qu’il se produit dans les rйgions йquatoriales du globe.

Le 1er janvier 1869 fut mкme signalй par un orage d’une violence
extrкme, et la foudre tomba plusieurs fois sur l’оle. De gros
arbres furent atteints par le fluide et brisйs, entre autres un de
ces йnormes micocouliers qui ombrageaient la basse-cour а
l’extrйmitй sud du lac. Ce mйtйore avait-il une relation
quelconque avec les phйnomиnes qui s’accomplissaient dans les
entrailles de la terre? Une sorte de connexitй s’йtablissait-elle
entre les troubles de l’air et les troubles des portions
intйrieures du globe? Cyrus Smith fut portй а le croire, car le
dйveloppement de ces orages fut marquй par une recrudescence des
symptфmes volcaniques.

Ce fut le 3 janvier que Harbert, йtant montй dиs l’aube au plateau
de Grande-vue pour seller l’un des onaggas, aperзut un йnorme
panache qui se dйroulait а la cime du volcan.

Harbert prйvint aussitфt les colons, qui vinrent de suite observer
le sommet du mont Franklin.

«Eh! s’йcria Pencroff, ce ne sont pas des vapeurs, cette fois! Il
me semble que le gйant ne se contente plus de respirer, mais qu’il
fume!»

Cette image, employйe par le marin, traduisait justement la
modification qui s’йtait opйrйe а la bouche du volcan. Depuis
trois mois dйjа, le cratиre йmettait des vapeurs plus ou moins
intenses, mais qui ne provenaient encore que d’une йbullition
intйrieure des matiиres minйrales. Cette fois, aux vapeurs venait
de succйder une fumйe йpaisse, s’йlevant sous la forme d’une
colonne grisвtre, large de plus de trois cents pieds а sa base, et
qui s’йpanouissait comme un immense champignon а une hauteur de
sept а huit cents pieds au-dessus de la cime du mont.

«Le feu est dans la cheminйe, dit Gйdйon Spilett.

-- Et nous ne pourrons pas l’йteindre! rйpondit Harbert.

-- On devrait bien ramoner les volcans, fit observer Nab, qui
sembla parler le plus sйrieusement du monde.

-- Bon, Nab, s’йcria Pencroff. Est-ce toi qui te chargerais de ce
ramonage-lа?»

Et Pencroff poussa un gros йclat de rire.

Cyrus Smith observait avec attention l’йpaisse fumйe projetйe par
le mont Franklin, et il prкtait mкme l’oreille, comme s’il eыt
voulu surprendre quelque grondement йloignй. Puis, revenant vers
ses compagnons, dont il s’йtait йcartй quelque peu:

«En effet, mes amis, une importante modification s’est produite,
il ne faut pas se le dissimuler. Les matiиres volcaniques ne sont
plus seulement а l’йtat d’йbullition, elles ont pris feu, et, trиs
certainement, nous sommes menacйs d’une йruption prochaine!

-- Eh bien, Monsieur Smith, on la verra, l’йruption, s’йcria
Pencroff, et on l’applaudira si elle est rйussie! Je ne pense pas
qu’il y ait lа de quoi nous prйoccuper!

-- Non, Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, car l’ancienne route des
laves est toujours ouverte, et, grвce а sa disposition, le cratиre
les a jusqu’ici йpanchйes vers le nord. Et cependant...

-- Et cependant, puisqu’il n’y a aucun avantage а retirer d’une
йruption, mieux vaudrait que celle-ci n’eыt pas lieu, dit le
reporter.

-- Qui sait? rйpondit le marin. Il y a peut-кtre dans ce volcan
quelque utile et prйcieuse matiиre qu’il vomira complaisamment, et
dont nous ferons bon usage!»

Cyrus Smith secoua la tкte en homme qui n’attendait rien de bon du
phйnomиne dont le dйveloppement йtait si subit. Il n’envisageait
pas aussi lйgиrement que Pencroff les consйquences d’une йruption.
Si les laves, par suite de l’orientation du cratиre, ne menaзaient
pas directement les parties boisйes et cultivйes de l’оle,
d’autres complications pouvaient se prйsenter. En effet, il n’est
pas rare que les йruptions soient accompagnйes de tremblements de
terre, et une оle, de la nature de l’оle Lincoln, formйe de
matiиres si diverses, basaltes d’un cфtй, granit de l’autre, laves
au nord, sol meuble au midi, matiиres qui, par consйquent, ne
pouvaient кtre solidement liйes entre elles, aurait couru le
risque d’кtre dйsagrйgйe. Si donc l’йpanchement des substances
volcaniques ne constituait pas un danger trиs sйrieux, tout
mouvement dans la charpente terrestre qui eыt secouй l’оle pouvait
entraоner des consйquences extrкmement graves.

«Il me semble, dit Ayrton, qui s’йtait couchй de maniиre а poser
son oreille sur le sol, il me semble entendre des roulements
sourds, comme ferait un chariot chargй de barres de fer.»

Les colons йcoutиrent avec une extrкme attention et purent
constater qu’Ayrton ne se trompait pas. Aux roulements se mкlaient
parfois des mugissements souterrains qui formaient une sorte de
«rinfordzando»

Et s’йteignaient peu а peu, comme si quelque brise violente eыt
passй dans les profondeurs du globe.

Mais aucune dйtonation proprement dite ne se faisait encore
entendre. On pouvait donc en conclure que les vapeurs et les
fumйes trouvaient un libre passage а travers la cheminйe centrale,
et que, la soupape йtant assez large, aucune dislocation ne se
produirait, aucune explosion ne serait а craindre.

«Ah за! dit alors Pencroff, est-ce que nous n’allons pas retourner
au travail? Que le mont Franklin fume, braille, gйmisse, vomisse
feu et flammes tant qu’il lui plaira, ce n’est pas une raison pour
ne rien faire! Allons, Ayrton, Nab, Harbert, Monsieur Cyrus,
Monsieur Spilett, il faut aujourd’hui que tout le monde mette la
main а la besogne! Nous allons ajuster les prйcintes, et une
douzaine de bras ne seront pas de trop. Avant deux mois, je veux
que notre nouveau Bonadventure -- car nous lui conserverons ce
nom, n’est-il pas vrai? -- flotte sur les eaux du port-ballon!
Donc, pas une heure а perdre!»

Tous les colons, dont les bras йtaient rйclamйs par Pencroff,
descendirent au chantier de construction et procйdиrent а la pose
des prйcintes, йpais bordages qui forment la ceinture d’un
bвtiment et relient solidement entre eux les couples de sa
carcasse. C’йtait lа une grosse et pйnible besogne, а laquelle
tous durent prendre part.

On travailla donc assidыment pendant toute cette journйe du 3
janvier, sans se prйoccuper du volcan, qu’on ne pouvait
apercevoir, d’ailleurs, de la grиve de Granite-House. Mais, une ou
deux fois, de grandes ombres, voilant le soleil, qui dйcrivait son
arc diurne sur un ciel extrкmement pur, indiquиrent qu’un йpais
nuage de fumйe passait entre son disque et l’оle. Le vent,
soufflant du large, emportait toutes ces vapeurs dans l’ouest.
Cyrus Smith et Gйdйon Spilett remarquиrent parfaitement ces
assombrissements passagers, et causиrent а plusieurs reprises des
progrиs que faisait йvidemment le phйnomиne volcanique, mais le
travail ne fut pas interrompu.

Il йtait, d’ailleurs, d’un haut intйrкt, а tous les points de vue,
que le bвtiment fыt achevй dans le plus bref dйlai. En prйsence
d’йventualitйs qui pouvaient naоtre, la sйcuritй des colons n’en
serait que mieux garantie. Qui sait si ce navire ne serait pas un
jour leur unique refuge?

Le soir, aprиs souper, Cyrus Smith, Gйdйon Spilett et Harbert
remontиrent sur le plateau de Grande-vue. La nuit йtait dйjа
faite, et l’obscuritй devait permettre de reconnaоtre si, aux
vapeurs et aux fumйes accumulйes а la bouche du cratиre, se
mкlaient soit des flammes, soit des matiиres incandescentes,
projetйes par le volcan.

«Le cratиre est en feu!» s’йcria Harbert, qui, plus leste que ses
compagnons, йtait arrivй le premier au plateau.

Le mont Franklin, distant de six milles environ, apparaissait
alors comme une gigantesque torche, au sommet de laquelle se
tordaient quelques flammes fuligineuses. Tant de fumйe, tant de
scories et de cendres peut-кtre y йtaient mкlйes, que leur йclat,
trиs attйnuй, ne tranchait pas au vif sur les tйnиbres de la nuit.
Mais une sorte de lueur fauve se rйpandait sur l’оle et dйcoupait
confusйment la masse boisйe des premiers plans. D’immenses
tourbillons obscurcissaient les hauteurs du ciel, а travers
lesquels scintillaient quelques йtoiles.

«Les progrиs sont rapides! dit l’ingйnieur.

-- Ce n’est pas йtonnant, rйpondit le reporter. Le rйveil du
volcan date depuis un certain temps dйjа. Vous vous rappelez,
Cyrus, que les premiиres vapeurs ont apparu vers l’йpoque а
laquelle nous avons fouillй les contreforts de la montagne pour
dйcouvrir la retraite du capitaine Nemo. C’йtait, si je ne me
trompe, vers le 15 octobre?

-- Oui! rйpondit Harbert, et voilа dйjа deux mois et demi de cela!

-- Les feux souterrains ont donc couvй pendant dix semaines,
reprit Gйdйon Spilett, et il n’est pas йtonnant qu’ils se
dйveloppent maintenant avec cette violence!

-- Est-ce que vous ne sentez pas certaines vibrations dans le sol?
demanda Cyrus Smith.

-- En effet, rйpondit Gйdйon Spilett, mais de lа а un tremblement
de terre...

-- Je ne dis pas que nous soyons menacйs d’un tremblement de
terre, rйpondit Cyrus Smith, et Dieu nous en prйserve! Non. Ces
vibrations sont dues а l’effervescence du feu central. L’йcorce
terrestre n’est autre chose que la paroi d’une chaudiиre, et vous
savez que la paroi d’une chaudiиre, sous la pression des gaz,
vibre comme une plaque sonore. C’est cet effet qui se produit en
ce moment.

-- Les magnifiques gerbes de feu!» s’йcria Harbert.

En ce moment jaillissait du cratиre une sorte de bouquet
d’artifices dont les vapeurs n’avaient pu diminuer l’йclat. Des
milliers de fragments lumineux et de points vifs se projetaient en
directions contraires. Quelques-uns, dйpassant le dфme de fumйe,
le crevaient d’un jet rapide et laissaient aprиs eux une vйritable
poussiиre incandescente. Cet йpanouissement fut accompagnй de
dйtonations successives comme le dйchirement d’une batterie de
mitrailleuses.

Cyrus Smith, le reporter et le jeune garзon, aprиs avoir passй une
heure au plateau de Grande-vue, redescendirent sur la grиve et
regagnиrent Granite-House. L’ingйnieur йtait pensif, prйoccupй
mкme, а ce point que Gйdйon Spilett crut devoir lui demander s’il
pressentait quelque danger prochain, dont l’йruption serait la
cause directe ou indirecte.

«Oui et non, rйpondit Cyrus Smith.

-- Cependant, reprit le reporter, le plus grand malheur qui
pourrait nous arriver, ne serait-ce pas un tremblement de terre
qui bouleverserait l’оle? Or, je ne crois pas que cela soit а
redouter, puisque les vapeurs et les laves ont trouvй un libre
passage pour s’йpancher au dehors.

-- Aussi, rйpondit Cyrus Smith, ne crains-je pas un tremblement de
terre dans le sens que l’on donne ordinairement aux convulsions du
sol provoquйes par l’expansion des vapeurs souterraines. Mais
d’autres causes peuvent amener de grands dйsastres.

-- Lesquels, mon cher Cyrus?

-- Je ne sais trop... il faut que je voie... que je visite la
montagne... avant quelques jours, je serai fixй а cet йgard.»

Gйdйon Spilett n’insista pas, et bientфt, malgrй les dйtonations
du volcan, dont l’intensitй s’accroissait et que rйpйtaient les
йchos de l’оle, les hфtes de Granite-House dormaient d’un profond
sommeil.

Trois jours s’йcoulиrent, les 4, 5 et 6 janvier. On travaillait
toujours а la construction du bateau, et, sans s’expliquer
autrement, l’ingйnieur activait le travail de tout son pouvoir. Le
mont Franklin йtait alors encapuchonnй d’un sombre nuage d’aspect
sinistre, et avec les flammes il vomissait des roches
incandescentes, dont les unes retombaient dans le cratиre mкme. Ce
qui faisait dire а Pencroff, qui ne voulait considйrer le
phйnomиne que par ses cфtйs amusants:

«Tiens! Le gйant qui joue au bilboquet! Le gйant qui jongle!»

Et, en effet, les matiиres vomies retombaient dans l’abоme, et il
ne semblait pas que les laves, gonflйes par la pression
intйrieure, se fussent encore йlevйes jusqu’а l’orifice du
cratиre. Du moins, l’йgueulement du nord-est, qui йtait en partie
visible, ne versait aucun torrent sur le talus septentrional du
mont.

Cependant, quelque pressйs que fussent les travaux de
construction, d’autres soins rйclamaient la prйsence des colons
sur divers points de l’оle.

Avant tout, il fallait aller au corral, oщ le troupeau de mouflons
et de chиvres йtait renfermй, et renouveler la provision de
fourrage de ces animaux. Il fut alors convenu qu’Ayrton s’y
rendrait le lendemain 7 janvier, et comme il pouvait suffire seul
а cette besogne, dont il avait l’habitude, Pencroff et les autres
manifestиrent une certaine surprise, quand ils entendirent
l’ingйnieur dire а Ayrton:

«Puisque vous allez demain au corral, je vous y accompagnerai.

-- Eh! Monsieur Cyrus! s’йcria le marin, nos jours de travail sont
comptйs, et, si vous partez aussi, cela va nous faire quatre bras
de moins!

-- Nous serons revenus le lendemain, rйpondit Cyrus Smith, mais
j’ai besoin d’aller au corral... je dйsire reconnaоtre oщ en est
l’йruption.

-- L’йruption! L’йruption! rйpondit Pencroff d’un air peu
satisfait. Quelque chose d’important que cette йruption, et voilа
qui ne m’inquiиte guиre!»

Quoi qu’en eыt le marin, l’exploration, projetйe par l’ingйnieur,
fut maintenue pour le lendemain. Harbert aurait bien voulu
accompagner Cyrus Smith, mais il ne voulut pas contrarier Pencroff
en s’absentant.

Le lendemain, dиs le lever du jour, Cyrus Smith et Ayrton, montant
le chariot attelй des deux onaggas, prenaient la route du corral
et y couraient au grand trot. Au-dessus de la forкt passaient de
gros nuages auxquels le cratиre du mont Franklin fournissait
incessamment des matiиres fuligineuses. Ces nuages, qui roulaient
pesamment dans l’atmosphиre, йtaient йvidemment composйs de
substances hйtйrogиnes. Ce n’йtait pas а la fumйe seule du volcan
qu’ils devaient d’кtre si йtrangement opaques et lourds. Des
scories а l’йtat de poussiиre, telles que de la pouzzolane
pulvйrisйe et des cendres grisвtres aussi fines que la plus fine
fйcule, se tenaient en suspension au milieu de leurs йpaisses
volutes. Ces cendres sont si tйnues, qu’on les a vues se maintenir
quelquefois dans l’air durant des mois entiers. Aprиs l’йruption
de 1783, en Islande, pendant plus d’une annйe, l’atmosphиre fut
ainsi chargйe de poussiиres volcaniques que les rayons du soleil
perзaient а peine.

Mais, le plus souvent, ces matiиres pulvйrisйes se rabattent, et
c’est ce qui arriva en cette occasion.

Cyrus Smith et Ayrton йtaient а peine arrivйs au corral, qu’une
sorte de neige noirвtre semblable а une lйgиre poudre de chasse
tomba et modifia instantanйment l’aspect du sol. Arbres, prairies,
tout disparut sous une couche mesurant plusieurs pouces
d’йpaisseur. Mais, trиs heureusement, le vent soufflait du nord-
est, et la plus grande partie du nuage alla se dissoudre au-dessus
de la mer.

«Voilа qui est singulier, Monsieur Smith, dit Ayrton.

-- Voilа qui est grave, rйpondit l’ingйnieur. Cette pouzzolane,
ces pierres ponces pulvйrisйes, toute cette poussiиre minйrale en
un mot, dйmontre combien le trouble est profond dans les couches
infйrieures du volcan.

-- Mais n’y a-t-il rien а faire?

-- Rien, si ce n’est а se rendre compte des progrиs du phйnomиne.
Occupez-vous donc, Ayrton, des soins а donner au corral. Pendant
ce temps, je remonterai jusqu’au delа des sources du creek rouge
et j’examinerai l’йtat du mont sur sa pente septentrionale.
Puis...

-- Puis... Monsieur Smith?

-- Puis nous ferons une visite а la crypte Dakkar... Je veux
voir... enfin, je reviendrai vous prendre dans deux heures.»

Ayrton entra alors dans la cour du corral, et, en attendant le
retour de l’ingйnieur, il s’occupa des mouflons et des chиvres,
qui semblaient йprouver un certain malaise devant ces premiers
symptфmes d’une йruption.

Cependant, Cyrus Smith, s’йtant aventurй sur la crкte des
contreforts de l’est, tourna le creek rouge et arriva а l’endroit
oщ ses compagnons et lui avaient dйcouvert une source sulfureuse,
lors de leur premiиre exploration.

Les choses avaient bien changй! Au lieu d’une seule colonne de
fumйe, il en compta treize qui fusaient hors de terre, comme si
elles eussent йtй violemment poussйes par quelque piston. Il йtait
йvident que l’йcorce terrestre subissait en ce point du globe une
pression effroyable. L’atmosphиre йtait saturйe de gaz sulfureux,
d’hydrogиne, d’acide carbonique, mкlйs а des vapeurs aqueuses.
Cyrus Smith sentait frйmir ces tufs volcaniques dont la plaine
йtait semйe, et qui n’йtaient que des cendres pulvйrulentes dont
le temps avait fait des blocs durs, mais il ne vit encore aucune
trace de laves nouvelles.

C’est ce que l’ingйnieur put constater plus complиtement, quand il
observa tout le revers septentrional du mont Franklin. Des
tourbillons de fumйe et de flammes s’йchappaient du cratиre; une
grкle de scories tombait sur le sol; mais aucun йpanchement
lavique ne s’opйrait par le goulot du cratиre, ce qui prouvait que
le niveau des matiиres volcaniques n’avait pas encore atteint
l’orifice supйrieur de la cheminйe centrale.

«Et j’aimerais mieux que cela fыt! Se dit Cyrus Smith. Au moins je
serais certain que les laves ont repris leur route accoutumйe. Qui
sait si elles ne se dйverseront pas par quelque nouvelle bouche?
Mais lа n’est pas le danger! Le capitaine Nemo l’a bien pressenti!
Non! Le danger n’est pas lа!»

Cyrus Smith s’avanзa jusqu’а l’йnorme chaussйe dont le
prolongement encadrait l’йtroit golfe du requin. Il put donc
examiner suffisamment de ce cфtй les anciennes zйbrures des laves.
Il n’y avait pas doute pour lui que la derniиre йruption ne
remontвt а une йpoque trиs йloignйe.

Alors il revint sur ses pas, prкtant l’oreille aux roulements
souterrains qui se propageaient comme un tonnerre continu, et sur
lequel se dйtachaient d’йclatantes dйtonations. А neuf heures du
matin, il йtait de retour au corral.

Ayrton l’attendait.

«Les animaux sont pourvus, Monsieur Smith, dit Ayrton.

-- Bien, Ayrton.

-- Ils semblent inquiets, Monsieur Smith.

-- Oui, l’instinct parle en eux, et l’instinct ne trompe pas.

-- Quand vous voudrez...

-- Prenez un fanal et un briquet, Ayrton, rйpondit l’ingйnieur, et
partons.»

Ayrton fit ce qui lui йtait commandй. Les onaggas, dйtelйs,
erraient dans le corral. La porte fut fermйe extйrieurement, et
Cyrus Smith, prйcйdant Ayrton, prit, vers l’ouest, l’йtroit
sentier qui conduisait а la cфte.

Tous deux marchaient sur un sol ouatй par les matiиres
pulvйrulentes tombйes du nuage. Aucun quadrupиde n’apparaissait
sous bois. Les oiseaux eux-mкmes avaient fui. Quelquefois, une
brise qui passait soulevait la couche de cendre, et les deux
colons, pris dans un tourbillon opaque, ne se voyaient plus. Ils
avaient soin alors d’appliquer un mouchoir sur leurs yeux et leur
bouche, car ils couraient le risque d’кtre aveuglйs et йtouffйs.

Cyrus Smith et Ayrton ne pouvaient, dans ces conditions, marcher
rapidement. En outre, l’air йtait lourd, comme si son oxygиne eыt
йtй en partie brыlй et qu’il fыt devenu impropre а la respiration.

Tous les cent pas, il fallait s’arrкter et reprendre haleine. Il
йtait donc plus de dix heures, quand l’ingйnieur et son compagnon
atteignirent la crкte de cet йnorme entassement de roches
basaltiques et porphyritiques qui formait la cфte nord-ouest de
l’оle.

Ayrton et Cyrus Smith commencиrent а descendre cette cфte abrupte,
en suivant а peu prиs le chemin dйtestable qui, pendant cette nuit
d’orage, les avait conduits а la crypte Dakkar. En plein jour,
cette descente fut moins pйrilleuse, et, d’ailleurs, la couche de
cendres, recouvrant le poli des roches, permettait d’assurer plus
solidement le pied sur leurs surfaces dйclives.

L’йpaulement qui prolongeait le rivage, а une hauteur de quarante
pieds environ, fut bientфt atteint. Cyrus Smith se rappelait que
cet йpaulement s’abaissait par une pente douce, jusqu’au niveau de
la mer. Quoique la marйe fыt basse en ce moment, aucune grиve ne
dйcouvrait, et les lames, salies par la poussiиre volcanique,
venaient directement battre les basaltes du littoral.

Cyrus Smith et Ayrton retrouvиrent sans peine l’ouverture de la
crypte Dakkar, et ils s’arrкtиrent sous la derniиre roche, qui
formait le palier infйrieur de l’йpaulement.

«Le canot de tфle doit кtre lа? dit l’ingйnieur.

-- Il y est, Monsieur Smith, rйpondit Ayrton, attirant а lui la
lйgиre embarcation, qui йtait abritйe sous la voussure de
l’arcade.

-- Embarquons, Ayrton.»

Les deux colons s’embarquиrent dans le canot. Une lйgиre
ondulation des lames l’engagea plus profondйment sous le cintre
trиs surbaissй de la crypte, et lа, Ayrton, aprиs avoir battu le
briquet, alluma le fanal. Puis, il saisit les deux avirons, et le
fanal ayant йtй posй sur l’йtrave du canot, de maniиre а projeter
ses rayons en avant, Cyrus Smith prit la barre et se dirigea au
milieu des tйnиbres de la crypte.

Le Nautilus n’йtait plus lа pour embraser de ses feux cette sombre
caverne. Peut-кtre l’irradiation йlectrique, toujours nourrie par
son foyer puissant, se propageait-elle encore au fond des eaux,
mais aucun йclat ne sortait de l’abоme, oщ reposait le capitaine
Nemo.

La lumiиre du fanal, quoique insuffisante, permit cependant а
l’ingйnieur de s’avancer, en suivant la paroi de droite de la
crypte. Un silence sйpulcral rйgnait sous cette voыte, du moins,
dans sa portion antйrieure, car bientфt Cyrus Smith entendit
distinctement les grondements qui se dйgageaient des entrailles de
la montagne.

«C’est le volcan», dit-il.

Bientфt, avec ce bruit, les combinaisons chimiques se trahirent
par une vive odeur, et des vapeurs sulfureuses saisirent а la
gorge l’ingйnieur et son compagnon.

«Voilа ce que craignait le capitaine Nemo! murmura Cyrus Smith,
dont la figure pвlit lйgиrement. Il faut pourtant aller jusqu’au
bout.

-- Allons!» rйpondit Ayrton, qui se courba sur ses avirons et
poussa le canot vers le chevet de la crypte.

Vingt-cinq minutes aprиs avoir franchi l’ouverture, le canot
arrivait а la paroi terminale et s’arrкtait.

Cyrus Smith, montant alors sur son banc, promena le fanal sur les
diverses parties de la paroi, qui sйparait la crypte de la
cheminйe centrale du volcan. Quelle йtait l’йpaisseur de cette
paroi?

Йtait-elle de cent pieds ou de dix, on n’eыt pu le dire. Mais les
bruits souterrains йtaient trop perceptibles pour qu’elle fыt bien
йpaisse.

L’ingйnieur, aprиs avoir explorй la muraille suivant une ligne
horizontale, fixa le fanal а l’extrйmitй d’un aviron, et il le
promena de nouveau а une plus grande hauteur sur la paroi
basaltique.

Lа, par des fentes а peine visibles, а travers les prismes mal
joints, transpirait une fumйe вcre, qui infectait l’atmosphиre de
la caverne. Des fractures zйbraient la muraille, et quelques-unes,
plus vivement dessinйes, s’abaissaient jusqu’а deux ou trois pieds
seulement des eaux de la crypte.

Cyrus Smith resta d’abord pensif. Puis, il murmura encore ces
paroles:

«Oui! Le capitaine avait raison! Lа est le danger, et un danger
terrible!»

Ayrton ne dit rien, mais, sur un signe de Cyrus Smith, il reprit
ses avirons, et, une demi-heure aprиs, l’ingйnieur et lui
sortaient de la crypte Dakkar.

CHAPITRE XIX

Le lendemain matin, 8 janvier, aprиs une journйe et une nuit
passйes au corral, toutes choses йtant en йtat, Cyrus Smith et
Ayrton rentraient а Granite-House. Aussitфt, l’ingйnieur rassembla
ses compagnons, et il leur apprit que l’оle Lincoln courait un
immense danger, qu’aucune puissance humaine ne pouvait conjurer.

«Mes amis, dit-il, -- et sa voix dйcelait une йmotion profonde, --
l’оle Lincoln n’est pas de celles qui doivent durer autant que le
globe lui-mкme. Elle est vouйe а une destruction plus ou moins
prochaine, dont la cause est en elle, et а laquelle rien ne pourra
la soustraire!»

Les colons se regardиrent et regardиrent l’ingйnieur.

Ils ne pouvaient le comprendre.

«Expliquez-vous, Cyrus! dit Gйdйon Spilett.

-- Je m’explique, rйpondit Cyrus Smith, ou plutфt, je ne ferai que
vous transmettre l’explication que, pendant nos quelques minutes
d’entretien secret, m’a donnйe le capitaine Nemo.

-- Le capitaine Nemo! s’йcriиrent les colons.

-- Oui, et c’est le dernier service qu’il a voulu nous rendre
avant de mourir!

-- Le dernier service! s’йcria Pencroff! Le dernier service! Vous
verrez que, tout mort qu’il est, il nous en rendra d’autres
encore!

-- Mais que vous a dit le capitaine Nemo? demanda le reporter.

-- Sachez-le donc, mes amis, rйpondit l’ingйnieur. L’оle Lincoln
n’est pas dans les conditions oщ sont les autres оles du
Pacifique, et une disposition particuliиre que m’a fait connaоtre
le capitaine Nemo doit amener tфt ou tard la dislocation de sa
charpente sous-marine.

-- Une dislocation! L’оle Lincoln! Allons donc! s’йcria Pencroff,
qui, malgrй tout le respect qu’il avait pour Cyrus Smith, ne put
s’empкcher de hausser les йpaules.

-- Йcoutez-moi, Pencroff, reprit l’ingйnieur. Voici ce qu’avait
constatй le capitaine Nemo, et ce que j’ai constatй moi-mкme,
hier, pendant l’exploration que j’ai faite а la crypte Dakkar.
Cette crypte se prolonge sous l’оle jusqu’au volcan, et elle n’est
sйparйe de la cheminйe centrale que par la paroi qui en ferme le
chevet. Or, cette paroi est sillonnйe de fractures et de fentes
qui laissent dйjа passer les gaz sulfureux dйveloppйs а
l’intйrieur du volcan.

-- Eh bien? demanda Pencroff, dont le front se plissait
violemment.

-- Eh bien, j’ai reconnu que ces fractures s’agrandissaient sous
la pression intйrieure, que la muraille de basalte se fendait peu
а peu, et que, dans un temps plus ou moins court, elle livrerait
passage aux eaux de la mer dont la caverne est remplie.

-- Bon! rйpliqua Pencroff, qui essaya de plaisanter encore une
fois. La mer йteindra le volcan, et tout sera fini!

-- Oui, tout sera fini! rйpondit Cyrus Smith. Le jour oщ la mer se
prйcipitera а travers la paroi et pйnйtrera par la cheminйe
centrale jusque dans les entrailles de l’оle, oщ bouillonnent les
matiиres йruptives, ce jour-lа, Pencroff, l’оle Lincoln sautera
comme sauterait la Sicile si la Mйditerranйe se prйcipitait dans
l’Etna!»

Les colons ne rйpondirent rien а cette phrase si affirmative de
l’ingйnieur. Ils avaient compris quel danger les menaзait.

Il faut dire, d’ailleurs, que Cyrus Smith n’exagйrait en aucune
faзon. Bien des gens ont dйjа eu l’idйe qu’on pourrait peut-кtre
йteindre les volcans, qui, presque tous, s’йlиvent sur les bords
de la mer ou des lacs, en ouvrant passage а leurs eaux. Mais ils
ne savaient pas qu’on se fыt exposй ainsi а faire sauter une
partie du globe, comme une chaudiиre dont la vapeur est subitement
tendue par un coup de feu. L’eau, se prйcipitant dans un milieu
clos dont la tempйrature peut кtre йvaluйe а des milliers de
degrйs, se vaporiserait avec une si soudaine йnergie, qu’aucune
enveloppe n’y pourrait rйsister.

Il n’йtait donc pas douteux que l’оle, menacйe d’une dislocation
effroyable et prochaine, ne durerait que tant que la paroi de la
crypte Dakkar durerait elle-mкme. Ce n’йtait mкme pas une question
de mois, ni de semaines, mais une question de jours, d’heures
peut-кtre!

Le premier sentiment des colons fut une douleur profonde! Ils ne
songиrent pas au pйril qui les menaзait directement, mais а la
destruction de ce sol qui leur avait donnй asile, de cette оle
qu’ils avaient fйcondйe, de cette оle qu’ils aimaient, qu’ils
voulaient rendre si florissante un jour!

Tant de fatigues inutilement dйpensйes, tant de travaux perdus!

Pencroff ne put retenir une grosse larme qui glissa sur sa joue,
et qu’il ne chercha point а cacher.

La conversation continua pendant quelque temps encore. Les chances
auxquelles les colons pouvaient encore se rattacher furent
discutйes; mais, pour conclure, on reconnut qu’il n’y avait pas
une heure а perdre, que la construction et l’amйnagement du navire
devaient кtre poussйs avec une prodigieuse activitй, et que lа,
maintenant, йtait la seule chance de salut pour les habitants de
l’оle Lincoln!

Tous les bras furent donc requis. А quoi eыt servi dйsormais de
moissonner, de rйcolter, de chasser, d’accroоtre les rйserves de
Granite-House? Ce que contenaient encore le magasin et les offices
suffirait, et au delа, а approvisionner le navire pour une
traversйe, si longue qu’elle pыt кtre! Ce qu’il fallait, c’йtait
qu’il fыt а la disposition des colons avant l’accomplissement de
l’inйvitable catastrophe.

Les travaux furent repris avec une fiйvreuse ardeur. Vers le 23
janvier, le navire йtait а demi bordй. Jusqu’alors, aucune
modification ne s’йtait produite а la cime du volcan. C’йtait
toujours des vapeurs, des fumйes mкlйes de flammes et traversйes
de pierres incandescentes, qui s’йchappaient du cratиre. Mais,
pendant la nuit du 23 au 24, sous l’effort des laves, qui
arrivиrent au niveau du premier йtage du volcan, celui-ci fut
dйcoiffй du cфne qui formait chapeau. Un bruit effroyable
retentit. Les colons crurent d’abord que l’оle se disloquait. Ils
se prйcipitиrent hors de Granite-House.

Il йtait environ deux heures du matin.

Le ciel йtait en feu. Le cфne supйrieur -- un massif haut de mille
pieds, pesant des milliards de livres -- avait йtй prйcipitй sur
l’оle, dont le sol trembla.

Heureusement, ce cфne inclinait du cфtй du nord, et il tomba sur
la plaine de sables et de tufs qui s’йtendait entre le volcan et
la mer. Le cratиre, largement ouvert alors, projetait vers le ciel
une si intense lumiиre, que, par le simple effet de la
rйverbйration, l’atmosphиre semblait кtre incandescente. En mкme
temps, un torrent de laves, se gonflant а la nouvelle cime,
s’йpanchait en longues cascades, comme l’eau qui s’йchappe d’une
vasque trop pleine, et mille serpents de feu rampaient sur les
talus du volcan.

«Le corral! Le corral!» s’йcria Ayrton.

C’йtait, en effet, vers le corral que se portaient les laves, par
suite de l’orientation du nouveau cratиre, et, consйquemment,
c’йtaient les parties fertiles de l’оle, les sources du creek
rouge, les bois de jacamar qui йtaient menacйs d’une destruction
immйdiate. Au cri d’Ayrton, les colons s’йtaient prйcipitйs vers
l’йtable des onaggas. Le chariot avait йtй attelй. Tous n’avaient
qu’une pensйe! Courir au corral et mettre en libertй les animaux
qu’il renfermait.

Avant trois heures du matin, ils йtaient arrivйs au corral.
D’effroyables hurlements indiquaient assez quelle йpouvante
terrifiait les mouflons et les chиvres. Dйjа un torrent de
matiиres incandescentes, de minйraux liquйfiйs, tombait du
contrefort sur la prairie et rongeait ce cфtй de la palissade. La
porte fut brusquement ouverte par Ayrton, et les animaux, affolйs,
s’йchappиrent en toutes directions. Une heure aprиs, la lave
bouillonnante emplissait le corral, volatilisait l’eau du petit
rio qui le traversait, incendiait l’habitation, qui flamba comme
un chaume, et dйvorait jusqu’au dernier poteau l’enceinte
palissadйe. Du corral il ne restait plus rien!

Les colons avaient voulu lutter contre cet envahissement, ils
l’avaient essayй, mais follement et inutilement, car l’homme est
dйsarmй devant ces grands cataclysmes.

Le jour йtait venu, -- 24 janvier. -- Cyrus Smith et ses
compagnons, avant de revenir а Granite-House, voulurent observer
la direction dйfinitive qu’allait prendre cette inondation de
laves. La pente gйnйrale du sol s’abaissait du mont Franklin а la
cфte est, et il йtait а craindre que, malgrй les bois йpais de
Jacamar, le torrent ne se propageвt jusqu’au plateau de Grande-
vue.

«Le lac nous couvrira, dit Gйdйon Spilett.

-- Je l’espиre!» rйpondit Cyrus Smith, et ce fut lа toute sa
rйponse.

Les colons auraient voulu s’avancer jusqu’а la plaine sur laquelle
s’йtait abattu le cфne supйrieur du mont Franklin, mais les laves
leur barraient alors le passage. Elles suivaient, d’une part, la
vallйe du creek rouge, et, de l’autre, la vallйe de la riviиre de
la chute, en vaporisant ces deux cours d’eau sur leur passage. Il
n’y avait aucune possibilitй de traverser ce torrent; il fallait,
au contraire, reculer devant lui. Le volcan, dйcouronnй, n’йtait
plus reconnaissable. Une sorte de table rase le terminait alors et
remplaзait l’ancien cratиre. Deux йgueulements, creusйs а ses
bords sud et est, versaient incessamment les laves, qui formaient
ainsi deux courants distincts. Au-dessus du nouveau cratиre, un
nuage de fumйe et de cendres se confondait avec les vapeurs du
ciel, amassйes au-dessus de l’оle. De grands coups de tonnerre
йclataient et se confondaient avec les grondements de la montagne.
De sa bouche s’йchappaient des roches ignйes qui, projetйes а plus
de mille pieds, йclataient dans la nue et se dispersaient comme
une mitraille. Le ciel rйpondait а coups d’йclairs а l’йruption
volcanique.

Vers sept heures du matin, la position n’йtait plus tenable pour
les colons, qui s’йtaient rйfugiйs а la lisiиre du bois de
jacamar. Non seulement les projectiles commenзaient а pleuvoir
autour d’eux, mais les laves, dйbordant du lit du creek rouge,
menaзaient de couper la route du corral. Les premiers rangs
d’arbres prirent feu, et leur sиve, subitement transformйe en
vapeur, les fit йclater comme des boоtes d’artifice, tandis que
d’autres, moins humides, restиrent intacts au milieu de
l’inondation.

Les colons avaient repris la route du corral. Ils marchaient
lentement, а reculons pour ainsi dire.

Mais, par suite de l’inclinaison du sol, le torrent gagnait
rapidement dans l’est, et, dиs que les couches infйrieures des
laves s’йtaient durcies, d’autres nappes bouillonnantes les
recouvraient aussitфt.

Cependant, le principal courant de la vallйe du creek rouge
devenait de plus en plus menaзant. Toute cette partie de la forкt
йtait embrasйe, et d’йnormes volutes de fumйe roulaient au-dessus
des arbres, dont le pied crйpitait dйjа dans la lave.

Les colons s’arrкtиrent prиs du lac, а un demi-mille de
l’embouchure du creek rouge. Une question de vie ou de mort allait
se dйcider pour eux.

Cyrus Smith habituй а chiffrer les situations graves, et sachant
qu’il s’adressait а des hommes capables d’entendre la vйritй,
quelle qu’elle fыt, dit alors:

«Ou le lac arrкtera ce courant, et une partie de l’оle sera
prйservйe d’une dйvastation complиte, ou le courant envahira les
forкts du Far-West, et pas un arbre, pas une plante ne restera а
la surface du sol. Nous n’aurons plus en perspective sur ces rocs
dйnudйs qu’une mort que l’explosion de l’оle ne nous fera pas
attendre!

-- Alors, s’йcria Pencroff, en se croisant les bras et en frappant
la terre du pied, inutile de travailler au bateau, n’est-ce pas?

-- Pencroff, rйpondit Cyrus Smith, il faut faire son devoir
jusqu’au bout!»

En ce moment, le fleuve de laves, aprиs s’кtre frayй un passage а
travers ces beaux arbres qu’il dйvorait, arriva а la limite du
lac. Lа existait un certain exhaussement du sol qui, s’il eыt йtй
plus considйrable, eыt peut-кtre suffi а contenir le torrent.

«А l’oeuvre!» s’йcria Cyrus Smith.

La pensйe de l’ingйnieur fut aussitфt comprise.

Ce torrent, il fallait l’endiguer, pour ainsi dire, et l’obliger
ainsi а se dйverser dans le lac.

Les colons coururent au chantier. Ils en rapportиrent des pelles,
des pioches, des haches, et lа, au moyen de terrassements et
d’arbres abattus, ils parvinrent, en quelques heures, а йlever une
digue haute de trois pieds sur quelques centaines de pas de
longueur. Il leur semblait, quand ils eurent fini, qu’ils
n’avaient travaillй que quelques minutes а peine!

Il йtait temps. Les matiиres liquйfiйes atteignirent presque
aussitфt la partie infйrieure de l’йpaulement. Le fleuve se gonfla
comme une riviиre en pleine crue qui cherche а dйborder et menaзa
de dйpasser le seul obstacle qui pыt l’empкcher d’envahir tout le
Far-West... Mais la digue parvint а le contenir, et, aprиs une
minute d’hйsitation qui fut terrible, il se prйcipita dans le lac
Grant par une chute haute de vingt pieds.

Les colons, haletants, sans faire un geste, sans prononcer une
parole, regardиrent alors cette lutte des deux йlйments. Quel
spectacle que ce combat entre l’eau et le feu! Quelle plume
pourrait dйcrire cette scиne d’une merveilleuse horreur, et quel
pinceau la pourrait peindre? L’eau sifflait en s’йvaporant au
contact des laves bouillonnantes. Les vapeurs, projetйes dans
l’air, tourbillonnaient а une incommensurable hauteur, comme si
les soupapes d’une immense chaudiиre eussent йtй subitement
ouvertes.

Mais, si considйrable que fыt la masse d’eau contenue dans le lac,
elle devait finir par кtre absorbйe, puisqu’elle ne se renouvelait
pas, tandis que le torrent, s’alimentant а une source inйpuisable,
roulait sans cesse de nouveaux flots de matiиres incandescentes.

Les premiиres laves qui tombиrent dans le lac se solidifiиrent
immйdiatement et s’accumulиrent de maniиre а йmerger bientфt. А
leur surface glissиrent d’autres laves qui se firent pierres а
leur tour, mais en gagnant vers le centre. Une jetйe se forma de
la sorte et menaзa de combler le lac, qui ne pouvait dйborder, car
le trop-plein de ses eaux se dйpensait en vapeurs. Sifflements et
grйsillements dйchiraient l’air avec un bruit assourdissant, et
les buйes, entraоnйes par le vent, retombaient en pluie sur la
mer. La jetйe s’allongeait, et les blocs de laves solidifiйes
s’entassaient les uns sur les autres. Lа oщ s’йtendaient autrefois
des eaux paisibles apparaissait un йnorme entassement de rocs
fumants, comme si un soulиvement du sol eыt fait surgir des
milliers d’йcueils. Que l’on suppose ces eaux bouleversйes pendant
un ouragan, puis subitement solidifiйes par un froid de vingt
degrйs, et on aura l’aspect du lac, trois heures aprиs que
l’irrйsistible torrent y eut fait irruption.

Cette fois, l’eau devait кtre vaincue par le feu.

Cependant, ce fut une circonstance heureuse pour les colons, que
l’йpanchement lavique eыt йtй dirigй vers le lac Grant. Ils
avaient devant eux quelques jours de rйpit. Le plateau de Grande-
vue, Granite-House et le chantier de construction йtaient
momentanйment prйservйs. Or, ces quelques jours, il fallait les
employer а border le navire et а le calfater avec soin. Puis, on
le lancerait а la mer et on s’y rйfugierait, quitte а le grйer,
quand il reposerait dans son йlйment. Avec la crainte de
l’explosion qui menaзait de dйtruire l’оle, il n’y avait plus
aucune sйcuritй а demeurer а terre. Cette retraite de Granite-
House, si sыre jusqu’alors, pouvait а chaque minute refermer ses
parois de granit!

Pendant les six jours qui suivirent, du 25 au 30

Janvier, les colons travaillиrent au navire autant que vingt
hommes eussent pu le faire. А peine prenaient-ils quelque repos,
et l’йclat des flammes qui jaillissaient du cratиre leur
permettait de continuer nuit et jour. L’йpanchement volcanique se
faisait toujours, mais peut-кtre avec moins d’abondance. Ce fut
heureux, car le lac Grant йtait presque entiиrement comblй, et si
de nouvelles laves eussent glissй а la surface des anciennes,
elles se fussent inйvitablement rйpandues sur le plateau de
Grande-vue, et de lа sur la grиve.

Mais si de ce cфtй l’оle йtait en partie protйgйe, il n’en йtait
pas ainsi de sa portion occidentale. En effet, le second courant
de laves qui avait suivi la vallйe de la riviиre de la chute,
vallйe large, dont les terrains se dйprimaient de chaque cфtй du
creek, ne devait trouver aucun obstacle. Le liquide incandescent
s’йtait donc rйpandu а travers la forкt de Far-West. А cette
йpoque de l’annйe oщ les essences йtaient dessйchйes par une
chaleur torride, la forкt prit feu instantanйment, de telle sorte
que l’incendie se propagea а la fois par la base des troncs et par
les hautes ramures dont l’entrelacement aidait aux progrиs de la
conflagration. Il semblait mкme que le courant de flamme se
dйchaоnвt plus vite а la cime des arbres que le courant de laves а
leur pied.

Il arriva, alors, que les animaux, affolйs, fauves ou autres,
jaguars, sangliers, cabiais, koulas, gibier de poil et de plume,
se rйfugiиrent du cфtй de la Mercy et dans le marais des tadornes,
au delа de la route de port-ballon. Mais les colons йtaient trop
occupйs de leur besogne, pour faire attention mкme aux plus
redoutables de ces animaux. Ils avaient, d’ailleurs, abandonnй
Granite-House, ils n’avaient mкme pas voulu chercher abri dans les
cheminйes, et ils campaient sous une tente, prиs de l’embouchure
de la Mercy.

Chaque jour, Cyrus Smith et Gйdйon Spilett montaient au plateau de
Grande-vue. Quelquefois Harbert les accompagnait, jamais Pencroff,
qui ne voulait pas voir sous son aspect nouveau l’оle si
profondйment dйvastйe!

C’йtait un spectacle dйsolant, en effet. Toute la partie boisйe de
l’оle йtait maintenant dйnudйe. Un seul bouquet d’arbres verts se
dressait а l’extrйmitй de la presqu’оle serpentine. За et lа
grimaзaient quelques souches йbranchйes et noircies. L’emplacement
des forкts dйtruites йtait plus aride que le marais des tadornes.
L’envahissement des laves avait йtй complet. Oщ se dйveloppait
autrefois cette admirable verdure, le sol n’йtait plus qu’un
sauvage amoncellement de tufs volcaniques. Les vallйes de la
riviиre de la chute et de la Mercy ne versaient plus une seule
goutte d’eau а la mer, et les colons n’auraient eu aucun moyen
d’apaiser leur soif, si le lac Grant eыt йtй entiиrement assйchй.
Mais, heureusement, sa pointe sud avait йtй йpargnйe et formait
une sorte d’йtang, contenant tout ce qui restait d’eau potable
dans l’оle. Vers le nord-ouest se dessinaient en вpres et vives
arкtes les contreforts du volcan, qui figuraient une griffe
gigantesque appliquйe sur le sol. Quel spectacle douloureux, quel
aspect йpouvantable, et quels regrets pour ces colons, qui, d’un
domaine fertile, couvert de forкts, arrosй de cours d’eau, enrichi
de rйcoltes, se trouvaient en un instant transportйs sur un roc
dйvastй, sur lequel, sans leurs rйserves, ils n’eussent pas mкme
trouvй а vivre!

«Cela brise le coeur! dit un jour Gйdйon Spilett.

-- Oui, Spilett, rйpondit l’ingйnieur. Que le ciel nous donne le
temps d’achever ce bвtiment, maintenant notre seul refuge!

-- Ne trouvez-vous pas, Cyrus, que le volcan semble vouloir se
calmer? Il vomit encore des laves, mais moins abondamment, si je
ne me trompe!

-- Peu importe, rйpondit Cyrus Smith. Le feu est toujours ardent
dans les entrailles de la montagne, et la mer peut s’y prйcipiter
d’un instant а l’autre. Nous sommes dans la situation de passagers
dont le navire est dйvorй par un incendie qu’ils ne peuvent
йteindre, et qui savent que tфt ou tard il gagnera la soute aux
poudres! Venez, Spilett, venez, et ne perdons pas une heure!»

Pendant huit jours encore, c’est-а-dire jusqu’au 7 fйvrier, les
laves continuиrent а se rйpandre, mais l’йruption se maintint dans
les limites indiquйes.

Cyrus Smith craignait par-dessus tout que les matiиres liquйfiйes
ne vinssent а s’йpancher sur la grиve, et, dans ce cas, le
chantier de construction n’eыt pas йtй йpargnй. Cependant, vers
cette йpoque, les colons sentirent dans la charpente de l’оle des
vibrations qui les inquiйtиrent au plus haut point.

On йtait au 20 fйvrier. Il fallait encore un mois avant que le
navire fыt en йtat de prendre la mer.

L’оle tiendrait-elle jusque-lа? L’intention de Pencroff et de
Cyrus Smith йtait de procйder au lancement du navire dиs que sa
coque serait suffisamment йtanche. Le pont, l’accastillage,
l’amйnagement intйrieur et le grйement se feraient aprиs, mais
l’important йtait que les colons eussent un refuge assurй en
dehors de l’оle. Peut-кtre mкme conviendrait-il de conduire le
navire au port-ballon, c’est-а-dire aussi loin que possible du
centre йruptif, car, а l’embouchure de la Mercy, entre l’оlot et
la muraille de granit, il courait le risque d’кtre йcrasй, en cas
de dislocation. Tous les efforts des travailleurs tendirent donc а
l’achиvement de la coque.

Ils arrivиrent ainsi au 3 mars, et ils purent compter que
l’opйration du lancement se ferait dans une dizaine de jours.

L’espoir revint au coeur de ces colons, si йprouvйs pendant cette
quatriиme annйe de leur sйjour а l’оle Lincoln! Pencroff, lui-
mкme, parut sortir quelque peu de cette sombre taciturnitй dans
laquelle l’avaient plongй la ruine et la dйvastation de son
domaine. Il ne songeait plus alors, il est vrai, qu’а ce navire,
sur lequel se concentraient toutes ses espйrances.

«Nous l’achиverons, dit-il а l’ingйnieur, nous l’achиverons,
Monsieur Cyrus, et il est temps, car voici la saison qui s’avance,
et nous serons bientфt en plein йquinoxe. Eh bien, s’il le faut,
on relвchera а l’оle Tabor pour y passer l’hiver! Mais l’оle Tabor
aprиs l’оle Lincoln! Ah! Malheur de ma vie! Aurai-je cru jamais
voir pareille chose!

-- Hвtons-nous!» rйpondait invariablement l’ingйnieur.

Et l’on travaillait sans perdre un instant.

«Mon maоtre, demanda Nab quelques jours plus tard, si le capitaine
Nemo eыt encore йtй vivant, croyez-vous que tout cela serait
arrivй?

-- Oui, Nab, rйpondit Cyrus Smith.

-- Eh bien, moi, je ne le crois pas! murmura Pencroff а l’oreille
de Nab.

-- Ni moi!» rйpondit sйrieusement Nab.

Pendant la premiиre semaine de mars, le mont Franklin redevint
menaзant. Des milliers de fils de verre, faits de laves fluides,
tombиrent comme une pluie sur le sol. Le cratиre s’emplit а
nouveau de laves qui s’йpanchиrent sur tous les revers du volcan.
Le torrent courut а la surface des tufs durcis, et il acheva de
dйtruire les maigres squelettes d’arbres qui avaient rйsistй а la
premiиre йruption. Le courant, suivant, cette fois, la rive sud-
ouest du lac Grant, se porta au delа du creek glycйrine et envahit
le plateau de Grande-vue. Ce dernier coup, portй а l’oeuvre des
colons, fut terrible. Du moulin, des bвtiments de la basse-cour,
des йtables, il ne resta plus rien. Les volatiles, effarйs,
disparurent en toutes directions. Top et Jup donnaient des signes
du plus grand effroi, et leur instinct les avertissait qu’une
catastrophe йtait prochaine. Bon nombre des animaux de l’оle
avaient pйri pendant la premiиre йruption. Ceux qui avaient
survйcu ne trouvиrent d’autre refuge que le marais des tadornes,
sauf quelques-uns auxquels le plateau de Grande-vue offrit asile.
Mais cette derniиre retraite leur fut enfin fermйe, et le fleuve
de laves, dйbordant l’arкte de la muraille granitique, commenзa а
prйcipiter sur la grиve ses cataractes de feu. La sublime horreur
de ce spectacle йchappe а toute description. Pendant la nuit, on
eыt dit un Niagara de fonte liquide, avec ses vapeurs
incandescentes en haut et ses masses bouillonnantes en bas!

Les colons йtaient forcйs dans leur dernier retranchement, et,
bien que les coutures supйrieures du navire ne fussent pas encore
calfatйes, ils rйsolurent de le lancer а la mer!

Pencroff et Ayrton procйdиrent donc aux prйparatifs du lancement,
qui devait avoir lieu le lendemain, dans la matinйe du 9 mars.

Mais, pendant cette nuit du 8 au 9, une йnorme colonne de vapeurs,
s’йchappant du cratиre, monta au milieu de dйtonations
йpouvantables а plus de trois mille pieds de hauteur. La paroi de
la caverne Dakkar avait йvidemment cйdй sous la pression des gaz,
et la mer, se prйcipitant par la cheminйe centrale dans le gouffre
ignivome, se vaporisa soudain. Mais le cratиre ne put donner une
issue suffisante а ces vapeurs. Une explosion, qu’on eыt entendue
а cent milles de distance, йbranla les couches de l’air. Des
morceaux de montagnes retombиrent dans le Pacifique, et, en
quelques minutes, l’ocйan recouvrait la place oщ avait йtй l’оle
Lincoln.

CHAPITRE XX

Un roc isolй, long de trente pieds, large de quinze, йmergeant de
dix а peine, tel йtait le seul point solide que n’eussent pas
envahi les flots du Pacifique.

C’йtait tout ce qui restait du massif de Granite-House! La
muraille avait йtй culbutйe, puis disloquйe, et quelques-unes des
roches de la grande salle s’йtaient amoncelйes de maniиre а former
ce point culminant. Tout avait disparu dans l’abоme autour de lui:
le cфne infйrieur du mont Franklin, dйchirй par l’explosion, les
mвchoires laviques du golfe du requin, le plateau de Grande-vue,
l’оlot du salut, les granits de port-ballon, les basaltes de la
crypte Dakkar, la longue presqu’оle serpentine, si йloignйe
cependant du centre йruptif! De l’оle Lincoln, on ne voyait plus
que cet йtroit rocher qui servait alors de refuge aux six colons
et а leur chien Top.

Les animaux avaient йgalement pйri dans la catastrophe, les
oiseaux aussi bien que les autres reprйsentants de la faune de
l’оle, tous йcrasйs ou noyйs, et le malheureux Jup lui-mкme avait,
hйlas! trouvй la mort dans quelque crevasse du sol!

Si Cyrus Smith, Gйdйon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, Ayrton
avaient survйcu, c’est que, rйunis alors sous leur tente, ils
avaient йtй prйcipitйs а la mer, au moment oщ les dйbris de l’оle
pleuvaient de toutes parts.

Lorsqu’ils revinrent а la surface, ils ne virent plus, а une demi-
encablure, que cet amas de roches, vers lequel ils nagиrent, et
sur lequel ils prirent pied.

C’йtait sur ce roc nu qu’ils vivaient depuis neuf jours! Quelques
provisions retirйes avant la catastrophe du magasin de Granite-
House, un peu d’eau douce que la pluie avait versйe dans un creux
de roche, voilа tout ce que les infortunйs possйdaient. Leur
dernier espoir, leur navire, avait йtй brisй. Ils n’avaient aucun
moyen de quitter ce rйcif. Pas de feu ni de quoi en faire. Ils
йtaient destinйs а pйrir!

Ce jour-lа, 18 mars, il ne leur restait plus de conserves que pour
deux jours, bien qu’ils n’eussent consommй que le strict
nйcessaire. Toute leur science, toute leur intelligence ne pouvait
rien dans cette situation. Ils йtaient uniquement entre les mains
de Dieu.

Cyrus Smith йtait calme. Gйdйon Spilett, plus nerveux, et
Pencroff, en proie а une sourde colиre, allaient et venaient sur
ce roc. Harbert ne quittait pas l’ingйnieur, et le regardait,
comme pour lui demander un secours que celui-ci ne pouvait
apporter. Nab et Ayrton йtaient rйsignйs а leur sort.

«Ah! Misиre! Misиre! rйpйtait souvent Pencroff! Si nous avions, ne
fыt-ce qu’une coquille de noix, pour nous conduire а l’оle Tabor!
Mais rien, rien!

-- Le capitaine Nemo a bien fait de mourir!» dit une fois Nab.

Pendant les cinq jours qui suivirent, Cyrus Smith et ses
malheureux compagnons vйcurent avec la plus extrкme parcimonie, ne
mangeant juste que ce qu’il fallait pour ne pas succomber а la
faim. Leur affaiblissement йtait extrкme. Harbert et Nab
commencиrent а donner quelques signes de dйlire.

Dans cette situation, pouvaient-ils conserver mкme une ombre
d’espoir? Non! Quelle йtait leur seule chance? Qu’un navire passвt
en vue du rйcif? Mais ils savaient bien, par expйrience, que les
bвtiments ne visitaient jamais cette portion du Pacifique!
Pouvaient-ils compter que, par une coпncidence vraiment
providentielle, le yacht йcossais vоnt prйcisйment а cette йpoque
rechercher Ayrton а l’оle Tabor? C’йtait improbable, et,
d’ailleurs, en admettant mкme qu’il y vоnt, comme les colons
n’avaient pu dйposer une notice indiquant les changements survenus
dans la situation d’Ayrton, le commandant du yacht, aprиs avoir
fouillй l’оlot sans rйsultat, reprendrait la mer et regagnerait de
plus basses latitudes.

Non! Ils ne pouvaient conserver aucune espйrance d’кtre sauvйs, et
une horrible mort, la mort par la faim et par la soif, les
attendait sur ce roc!

Et, dйjа, ils йtaient йtendus sur ce roc, inanimйs, n’ayant plus
la conscience de ce qui se passait autour d’eux. Seul, Ayrton, par
un suprкme effort, relevait encore la tкte et jetait un regard
dйsespйrй sur cette mer dйserte!...

Mais voilа que, dans la matinйe du 24 mars, les bras d’Ayrton
s’йtendirent vers un point de l’espace, il se releva, а genoux
d’abord, puis debout, sa main sembla faire un signal... un navire
йtait en vue de l’оle! Ce navire ne courait point la mer а
l’aventure. Le rйcif йtait pour lui un but vers lequel il se
dirigeait en droite ligne, en forзant sa vapeur, et les infortunйs
l’auraient aperзu depuis plusieurs heures dйjа, s’ils avaient
encore eu la force d’observer l’horizon!

«Le Duncan!» murmura Ayrton, et il retomba sans mouvement.

Lorsque Cyrus Smith et ses compagnons eurent repris connaissance,
grвce aux soins dont ils furent comblйs, ils se trouvaient dans la
chambre d’un steamer, sans pouvoir comprendre comment ils avaient
йchappй а la mort. UUUn mot d’Ayrton suffit а leur tout apprendre.

«Le Duncan! murmura-t-il.

-- Le Duncan!» rйpondit Cyrus Smith.

Et, levant les bras vers le ciel, il s’йcria:

«Ah! Dieu tout-puissant! Tu as donc voulu que nous fussions
sauvйs!»

C’йtait le Duncan, en effet, le yacht de lord Glenarvan, alors
commandй par Robert, le fils du capitaine Grant, qui avait йtй
expйdiй а l’оle Tabor pour y chercher Ayrton et le rapatrier aprиs
douze ans d’expiation!...

Les colons йtaient sauvйs, ils йtaient dйjа sur le chemin du
retour!

«Capitaine Robert, demanda Cyrus Smith, qui donc a pu vous donner
la pensйe, aprиs avoir quittй l’оle Tabor, oщ vous n’aviez plus
trouvй Ayrton, de faire route а cent milles de lа dans le nord-
est?

-- Monsieur Smith, rйpondit Robert Grant, c’йtait pour aller
chercher, non seulement Ayrton, mais vos compagnons et vous!

-- Mes compagnons et moi?

-- Sans doute! а l’оle Lincoln!

-- L’оle Lincoln! s’йcriиrent а la fois Gйdйon Spilett, Harbert,
Nab et Pencroff, au dernier degrй de l’йtonnement.

-- Comment connaissez-vous l’оle Lincoln? demanda Cyrus Smith,
puisque cette оle n’est mкme pas portйe sur les cartes?

-- Je l’ai connue par la notice que vous aviez laissйe а l’оle
Tabor, rйpondit Robert Grant.

-- Une notice? s’йcria Gйdйon Spilett.

-- Sans doute, et la voici, rйpondit Robert Grant, en prйsentant
un document qui indiquait en longitude et en latitude la situation
de l’оle Lincoln, «rйsidence actuelle d’Ayrton et de cinq colons
amйricains.»

-- Le capitaine Nemo!... dit Cyrus Smith, aprиs avoir lu la notice
et reconnu qu’elle йtait de la mкme main qui avait йcrit le
document trouvй au corral!

-- Ah! dit Pencroff, c’йtait donc lui qui avait pris notre
Bonadventure, lui qui s’йtait hasardй, seul, jusqu’а l’оle
Tabor!...

-- Pour y dйposer cette notice! rйpondit Harbert.

-- J’avais donc bien raison de dire, s’йcria le marin, que, mкme
aprиs sa mort, le capitaine nous rendrait encore un dernier
service!

-- Mes amis, dit Cyrus Smith d’une voix profondйment йmue, que le
dieu de toutes les misйricordes reзoive l’вme du capitaine Nemo,
notre sauveur!»

Les colons s’йtaient dйcouverts а cette derniиre phrase de Cyrus
Smith et murmuraient le nom du capitaine. En ce moment, Ayrton,
s’approchant de l’ingйnieur, lui dit simplement:

«Oщ faut-il dйposer ce coffret!»

C’йtait le coffret qu’Ayrton avait sauvй au pйril de sa vie, au
moment oщ l’оle s’engloutissait, et qu’il venait fidиlement
remettre а l’ingйnieur.

«Ayrton! Ayrton!» dit Cyrus Smith avec une йmotion profonde.

Puis, s’adressant а Robert Grant:

«Monsieur, ajouta-t-il, oщ vous aviez laissй un coupable, vous
retrouvez un homme que l’expiation a refait honnкte, et auquel je
suis fier de donner la main!»

Robert Grant fut mis alors au courant de cette йtrange histoire du
capitaine Nemo et des colons de l’оle Lincoln. Puis, relиvement
fait de ce qui restait de cet йcueil qui devait dйsormais figurer
sur les cartes du Pacifique, il donna l’ordre de virer de bord.

Quinze jours aprиs, les colons dйbarquaient en Amйrique, et ils
retrouvaient leur patrie pacifiйe, aprиs cette terrible guerre qui
avait amenй le triomphe de la justice et du droit. Des richesses
contenues dans le coffret lйguй par le capitaine Nemo aux colons
de l’оle Lincoln, la plus grande partie fut employйe а
l’acquisition d’un vaste domaine dans l’йtat d’Iowa. Une seule
perle, la plus belle, fut distraite de ce trйsor et envoyйe а lady
Glenarvan, au nom des naufragйs rapatriйs par le Duncan.

Lа, sur ce domaine, les colons appelиrent au travail, c’est-а-dire
а la fortune et au bonheur, tous ceux auxquels ils avaient comptй
offrir l’hospitalitй de l’оle Lincoln. Lа fut fondйe une vaste
colonie а laquelle ils donnиrent le nom de l’оle disparue dans les
profondeurs du Pacifique. Il s’y trouvait une riviиre qui fut
appelйe la Mercy, une montagne qui prit le nom de Franklin, un
petit lac qui fut le lac Grant, des forкts qui devinrent les
forкts du Far-West. C’йtait comme une оle en terre ferme.

Lа, sous la main intelligente de l’ingйnieur et de ses compagnons,
tout prospйra. Pas un des anciens colons de l’оle Lincoln ne
manquait, car ils avaient jurй de toujours vivre ensemble, Nab lа
oщ йtait son maоtre, Ayrton prкt а se sacrifier а toute occasion,
Pencroff plus fermier qu’il n’avait jamais йtй marin, Harbert,
dont les йtudes s’achevиrent sous la direction de Cyrus Smith,
Gйdйon Spilett lui-mкme, qui fonda le New Lincoln Herald, lequel
fut le journal le mieux renseignй du monde entier.

Lа, Cyrus Smith et ses compagnons reзurent а plusieurs reprises la
visite de lord et de lady Glenarvan, du capitaine John Mangles et
de sa femme, soeur de Robert Grant, de Robert Grant lui-mкme, du
major Mac Nabbs, de tous ceux qui avaient йtй mкlйs а la double
histoire du capitaine Grant et du capitaine Nemo.

Lа, enfin, tous furent heureux, unis dans le prйsent comme ils
l’avaient йtй dans le passй; mais jamais ils ne devaient oublier
cette оle, sur laquelle ils йtaient arrivйs, pauvres et nus, cette
оle qui, pendant quatre ans, avait suffi а leurs besoins, et dont
il ne restait plus qu’un morceau de granit battu par les lames du
Pacifique, tombe de celui qui fut le capitaine Nemo!





End of the Project Gutenberg EBook of L'оle mystйrieuse, by Jules Verne

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ОLE MYSTЙRIEUSE ***

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