The Project Gutenberg EBook of Le pays des fourrures, by Jules Verne

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Title: Le pays des fourrures

Author: Jules Verne

Release Date: February 19, 2006 [EBook #17796]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PAYS DES FOURRURES ***




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Jules Verne

LE PAYS DES FOURRURES

(1873)




Table des matiиres


PREMIИRE PARTIE
I.  Une soirйe au Fort-Reliance.
II.  Hudson's Bay Fur Company.
III.  Un savant dйgelй.
IV.  Une factorerie.
V.  Du Fort-Reliance au Fort-Entreprise.
VI.  Un duel de wapitis.
VII.  Le cercle polaire.
VIII.  Le lac du Grand-Ours.
IX.  Une tempкte sur un lac.
X.  Un retour sur le passй.
XI.  En suivant la cфte.
XII.  Le soleil de minuit.
XIII.  Le Fort-Espйrance.
XIV.  Quelques excursions.
XV.  А quinze milles du cap Bathurst.
XVI.  Deux coups de feu.
XVII.  L'approche de l'hiver.
XVIII.  La nuit polaire.
XIX.  Une visite de voisinage.
XX.  Oщ le mercure gиle.
XXI.  Les grands ours polaires.
XXII.  Pendant cinq mois.
XXIII.  L'йclipse du 18 juillet 1860.
DEUXIИME PARTIE
I.  Un fort flottant.
II.  Oщ l'on est.
III.  Le tour de l'оle.
IV.  Un campement de nuit.
V.  Du 25 juillet au 20 aoыt.
VI.  Dix jours de tempкte.
VII.  Un feu et un cri.
VIII.  Une excursion de Mrs. Paulina Barnett.
IX.  Aventures de Kalumah.
X.  Le courant du Kamtchatka.
XI.  Une communication de Jasper Hobson.
XII.  Une chance а tenter.
XIII.  А travers le champ de glace.
XIV.  Les mois d'hiver.
XV.  Une derniиre exploration.
XVI.  La dйbвcle.
XVII.  L'avalanche.
XVIII.  Tous au travail.
XIX.  La mer de Behring.
XX.  Au large!
XXI.  Oщ l'оle se fait оlot.
XXII.  Les quatre jours qui suivent.
XXIII.  Sur un glaзon.
XXIV.  Conclusion.




PREMIИRE PARTIE




I.

Une soirйe au Fort-Reliance.


Ce soir-lа -- 17 mars 1859 -- le capitaine Craventy donnait une
fкte au Fort-Reliance.

Que ce mot de fкte n'йveille pas dans l'esprit l'idйe d'un gala
grandiose, d'un bal de cour, d'un «raout» carillonnй ou d'un
festival а grand orchestre. La rйception du capitaine Craventy
йtait plus simple, et, pourtant, le capitaine n'avait rien йpargnй
pour lui donner tout l'йclat possible.

En effet, sous la direction du caporal Joliffe, le grand salon du
rez-de-chaussйe s'йtait transformй. On voyait bien encore les
murailles de bois, faites de troncs а peine йquarris, disposйs
horizontalement; mais quatre pavillons britanniques, placйs aux
quatre angles, et des panoplies, empruntйes а l'arsenal du fort,
en dissimulaient la nuditй. Si les longues poutres du plafond,
rugueuses, noirвtres, s'allongeaient sur les contre-forts
grossiиrement ajustйs, en revanche, deux lampes, munies de leur
rйflecteur en fer-blanc, se balanзaient comme deux lustres au bout
de leur chaоne et projetaient une suffisante lumiиre а travers
l'atmosphиre embrumйe de la salle. Les fenкtres йtaient йtroites;
quelques-unes ressemblaient а des meurtriиres; leurs carreaux,
blindйs par un йpais givre, dйfiaient toutes les curiositйs du
regard; mais deux ou trois pans de cotonnades rouges, disposйes
avec goыt, sollicitaient l'admiration des invitйs. Quant au
plancher, il se composait de lourds madriers juxtaposйs, que le
caporal Joliffe avait soigneusement balayйs pour la circonstance.
Ni fauteuils, ni divans, ni chaises, ni autres accessoires des
ameublements modernes ne gкnaient la circulation. Des bancs de
bois, а demi engagйs dans l'йpaisse paroi, des cubes massifs,
dйbitйs а coups de hache, deux tables а gros pieds, formaient tout
le mobilier du salon; mais la muraille d'entrefend, а travers
laquelle une йtroite porte а un seul battant donnait accиs dans la
chambre voisine, йtait ornйe d'une faзon pittoresque et riche а la
fois. Aux poutres, et dans un ordre admirable, pendaient
d'opulentes fourrures, dont pareil assortiment ne se fыt pas
rencontrй aux plus enviables йtalages de Regent-Street ou de la
Perspective-Niewski. On eыt dit que toute la faune des contrйes
arctiques s'йtait fait reprйsenter dans cette dйcoration par un
йchantillon de ses plus belles peaux. Le regard hйsitait entre les
fourrures de loups, d'ours gris, d'ours polaires, de loutres, de
wolvйrиnes, de wisons, de castors, de rats musquйs, d'hermines, de
renards argentйs. Au-dessus de cette exposition se dйroulait une
devise dont les lettres avaient йtй artistement dйcoupйes dans un
morceau de carton peint, -- la devise de la cйlиbre Compagnie de
la baie d'Hudson:

PROPELLE CUTEM.

«Vйritablement, caporal Joliffe, dit le capitaine Craventy а son
subordonnй, vous vous кtes surpassй!

-- Je le crois, mon capitaine, je le crois, rйpondit le caporal.
Mais rendons justice а chacun. Une part de vos йloges revient а
mistress Joliffe, qui m'a aidй en tout ceci.

-- C'est une femme adroite, caporal.

-- Elle n'a pas sa pareille, mon capitaine.»

Au centre du salon se dressait un poкle йnorme, moitiй brique,
moitiй faпence, dont le gros tuyau de tфle, traversant le plafond,
allait йpancher au dehors des torrents de fumйe noire. Ce poкle
tirait, ronflait, rougissait sous l'influence des pelletйes de
charbon que le chauffeur, -- un soldat spйcialement chargй de ce
service, -- y engouffrait sans cesse. Quelquefois, un remous de
vent encapuchonnait la cheminйe extйrieure. Une вcre fumйe, se
rabattant а travers le foyer, envahissait alors le salon; des
langues de flammes lйchaient les parois de brique; un nuage opaque
voilait la lumiиre de la lampe, et encrassait les poutres du
plafond. Mais ce lйger inconvйnient touchait peu les invitйs du
Fort-Reliance. Le poкle les chauffait, et ce n'йtait pas acheter
trop cher sa chaleur, car il faisait terriblement froid au dehors,
et au froid se joignait un coup de vent de nord, qui en redoublait
l'intensitй.

En effet, on entendait la tempкte mugir autour de la maison. La
neige qui tombait, presque solidifiйe dйjа, crйpitait sur le givre
des vitres. Des sifflements aigus, passant entre les jointures des
portes et des fenкtres, s'йlevaient parfois jusqu'а la limite des
sons perceptibles. Puis, un grand silence se faisait. La nature
semblait reprendre haleine, et de nouveau, la rafale se dйchaоnait
avec une йpouvantable force. On sentait la maison trembler sur ses
pilotis, les ais craquer, les poutres gйmir. Un йtranger, moins
habituй que les hфtes du fort а ces convulsions de l'atmosphиre,
se serait demandй si la tourmente n'allait pas emporter cet
assemblage de planches et de madriers. Mais les invitйs du
capitaine Craventy se prйoccupaient peu de la rafale, et, mкme au
dehors, ils ne s'en seraient pas plus effrayйs que ces pиtrels-
satanicles qui se jouent au milieu des tempкtes.

Cependant, au sujet de ces invitйs, il faut faire quelques
observations. La rйunion comprenait une centaine d'individus des
deux sexes; mais deux seulement -- deux femmes -- n'appartenaient
pas au personnel accoutumй du Fort-Reliance. Ce personnel se
composait du capitaine Craventy, du lieutenant Jasper Hobson, du
sergent Long, du caporal Joliffe et d'une soixantaine de soldats
ou employйs de la Compagnie. Quelques-uns йtaient mariйs, entre
autres le caporal Joliffe, heureux йpoux d'une Canadienne vive et
alerte, puis un certain Mac Nap, Йcossais mariй а une Йcossaise,
et John Raл, qui avait pris femme derniиrement parmi les Indiennes
de la contrйe. Tout ce monde, sans distinction de rang, officiers,
employйs ou soldats, йtait traitй, ce soir-lа, par le capitaine
Craventy.

Il convient d'ajouter ici que le personnel de la Compagnie n'avait
pas fourni seul son contingent а la fкte. Les forts du voisinage,
-- et dans ces contrйes lointaines on voisine а cent milles de
distance, -- avaient acceptй l'invitation du capitaine Craventy.
Bon nombre d'employйs ou de facteurs йtaient venus du Fort-
Providence ou du Fort-Rйsolution, appartenant а la circonscription
du lac de l'Esclave, et mкme du Fort-Chipewan et du Fort-Liard
situйs plus au sud. C'йtait un divertissement rare, une
distraction inattendue, que devaient rechercher avec empressement
ces reclus, ces exilйs, а demi perdus dans la solitude des rйgions
hyperborйennes.

Enfin, quelques chefs indiens n'avaient point dйclinй l'invitation
qui leur fut faite. Ces indigиnes, en rapports constants avec les
factoreries, fournissaient en grande partie et par voie d'йchange
les fourrures dont la Compagnie faisait le trafic. C'йtaient
gйnйralement des Indiens Chipeways, hommes vigoureux,
admirablement constituйs, vкtus de casaques de peaux et de
manteaux de fourrures du plus grand effet. Leur face, moitiй
rouge, moitiй noire, prйsentait ce masque spйcial que la «couleur
locale» impose en Europe aux diables des fйeries. Sur leur tкte se
dressaient des bouquets de plumes d'aigle dйployйs comme
l'йventail d'une seсora et qui tremblaient а chaque mouvement de
leur chevelure noire. Ces chefs, au nombre d'une douzaine,
n'avaient point amenй leurs femmes, malheureuses «squaws» qui ne
s'йlиvent guиre au-dessus de la condition d'esclaves.

Tel йtait le personnel de cette soirйe, auquel le capitaine
faisait les honneurs du Fort-Reliance. On ne dansait pas, faute
d'orchestre; mais le buffet remplaзait avantageusement les
gagistes des bals europйens. Sur la table s'йlevait un pudding
pyramidal que Mrs. Joliffe avait confectionnй de sa main; c'йtait
un йnorme cфne tronquй, composй de farine, de graisse de rennes et
de boeuf musquй, auquel manquaient peut-кtre les oeufs, le lait,
le citron recommandйs par les traitйs de cuisine, mais qui
rachetait ce dйfaut par ses proportions gigantesques. Mrs. Joliffe
ne cessait de le dйbiter en tranches, et cependant l'йnorme masse
rйsistait toujours. Sur la table figuraient aussi des piles de
sandwiches, dans lesquelles le biscuit de mer remplaзait les fines
tartines de pain anglais; entre deux tranches de biscuit qui,
malgrй leur duretй, ne rйsistaient pas aux dents des Chipeways,
Mrs. Joliffe avait ingйnieusement glissй de minces laniиres de
«corn-beef,» sorte de boeuf salй, qui tenait la place du jambon
d'York et de la galantine truffйe des buffets de l'ancien
continent. Quant aux rafraоchissements, le whisky et le gin, ils
circulaient dans de petits verres d'йtain, sans parler d'un punch
gigantesque qui devait clore cette fкte, dont les Indiens
parleront longtemps dans leurs wigwams.

Aussi que de compliments les йpoux Joliffe reзurent pendant cette
soirйe! Mais aussi, quelle activitй, quelle bonne grвce! Comme ils
se multipliaient! Avec quelle amabilitй ils prйsidaient а la
distribution des rafraоchissements! Non! ils n'attendaient pas,
ils prйvenaient les dйsirs de chacun. On n'avait pas le temps de
demander, de souhaiter mкme. Aux sandwiches succйdaient les
tranches de l'inйpuisable pudding! Au pudding, les verres de gin
ou de whisky!

«Non, merci, mistress Joliffe.

-- Vous кtes trop bon, caporal, je vous demanderai la permission
de respirer.

-- Mistress Joliffe, je vous assure que j'йtouffe!

-- Caporal Joliffe, vous faites de moi ce que vous voulez.

-- Non, cette fois, mistress, non! c'est impossible!»

Telles йtaient les rйponses que s'attirait presque invariablement
l'heureux couple. Mais le caporal et sa femme insistaient
tellement que les plus rйcalcitrants finissaient par cйder. Et
l'on mangeait sans cesse, et l'on buvait toujours! Et le ton des
conversations montait! Les soldats, les employйs s'animaient. Ici
l'on parlait chasse, plus loin trafic. Que de projets formйs pour
la saison prochaine! La faune entiиre des rйgions arctiques ne
suffirait pas а satisfaire ces chasseurs entreprenants. Dйjа les
ours, les renards, les boeufs musquйs, tombaient sous leurs
balles! Les castors, les rats, les hermines, les martres, les
wisons se prenaient par milliers dans leurs trappes! Les fourrures
prйcieuses s'entassaient dans les magasins de la Compagnie, qui,
cette annйe-lа, rйalisait des bйnйfices hors de toute prйvision.
Et, tandis que les liqueurs, abondamment distribuйes, enflammaient
ces imaginations europйennes, les Indiens, graves et silencieux,
trop fiers pour admirer, trop circonspects pour promettre,
laissaient dire ces langues babillardes, tout en absorbant, а
haute dose, l'eau de feu du capitaine Craventy.

Le capitaine, lui, heureux de ce brouhaha, satisfait du plaisir
que prenaient ces pauvres gens, relйguйs pour ainsi dire au-delа
du monde habitable, se promenait joyeusement au milieu de ses
invitйs, rйpondant а toutes les questions qui lui йtaient posйes,
lorsqu'elles se rapportaient а la fкte:

«Demandez а Joliffe! demandez а Joliffe!»

Et l'on demandait а Joliffe, qui avait toujours une parole
gracieuse au service de chacun.

Parmi les personnes attachйes а la garde et au service du Fort-
Reliance, quelques-unes doivent кtre plus spйcialement signalйes,
car ce sont elles qui vont devenir le jouet de circonstances
terribles, qu'aucune perspicacitй humaine ne pouvait prйvoir. Il
convient donc, entre autres, de citer le lieutenant Jasper Hobson,
le sergent Long, les йpoux Joliffe et deux йtrangиres auxquelles
le capitaine faisait les honneurs de la soirйe.

C'йtait un homme de quarante ans que le lieutenant Jasper Hobson.
Petit, maigre, s'il ne possйdait pas une grande force musculaire,
en revanche, son йnergie morale le mettait au-dessus de toutes les
йpreuves et de tous les йvйnements. C'йtait «un enfant de la
Compagnie». Son pиre, le major Hobson, un Irlandais de Dublin,
mort depuis quelques annйes, avait longtemps occupй avec Mrs.
Hobson le Fort-Assiniboine. Lа йtait nй Jasper Hobson. Lа, au pied
mкme des Montagnes Rocheuses, son enfance et sa jeunesse
s'йcoulиrent librement. Instruit sйvиrement par le major Hobson,
il devint «un homme» par le sang-froid et le courage, quand l'вge
n'en faisait encore qu'un adolescent. Jasper Hobson n'йtait point
un chasseur, mais un soldat, un officier intelligent et brave.
Pendant les luttes que la Compagnie eut а soutenir dans l'Orйgon
contre les compagnies rivales, il se distingua par son zиle et son
audace, et conquit rapidement son grade de lieutenant. En
consйquence de son mйrite bien reconnu, il venait d'кtre dйsignй
pour commander une expйdition dans le Nord. Cette expйdition avait
pour but d'explorer les parties septentrionales du lac du Grand-
Ours et d'йtablir un fort sur la limite du continent amйricain. Le
dйpart du lieutenant Jasper Hobson devait s'effectuer dans les
premiers jours d'avril.

Si le lieutenant prйsentait le type accompli de l'officier, le
sergent Long, homme de cinquante ans, dont la rude barbe semblait
faite en fibres de coco, йtait, lui, le type du soldat, brave par
nature, obйissant par tempйrament, ne connaissant que la consigne,
ne discutant jamais un ordre, si йtrange qu'il fыt, ne raisonnant
plus, quand il s'agissait du service, vйritable machine en
uniforme, mais machine parfaite, ne s'usant pas, marchant
toujours, sans se fatiguer jamais. Peut-кtre le sergent Long
йtait-il un peu dur pour ses hommes, comme il l'йtait pour lui-
mкme. Il ne tolйrait pas la moindre infraction а la discipline,
consignant impitoyablement а propos du moindre manquement, et
n'ayant jamais йtй consignй. Il commandait, car son grade de
sergent l'y obligeait, mais il n'йprouvait, en somme, aucune
satisfaction а donner des ordres. En un mot, c'йtait un homme nй
pour obйir, et cette annihilation de lui-mкme allait а sa nature
passive. C'est avec ces gens-lа que l'on fait les armйes
redoutables. Ce ne sont que des bras au service d'une seule tкte.
N'est-ce pas lа l'organisation vйritable de la force? Deux types
ont йtй imaginйs par la Fable: Briarйe aux cent bras, l'Hydre aux
cent tкtes. Si l'on met ces deux montres aux prises, qui
remportera la victoire? Briarйe.

On connaоt le caporal Joliffe. C'йtait peut-кtre la mouche du
coche, mais on se plaisait а l'entendre bourdonner. Il eыt plutфt
fait un majordome qu'un soldat. Il le sentait bien. Aussi
s'intitulait-il volontiers «caporal chargй du dйtail», mais dans
ces dйtails il se serait perdu cent fois, si la petite Mrs.
Joliffe ne l'eыt guidй d'une main sыre. Il s'ensuit que le caporal
obйissait а sa femme, sans vouloir en convenir, se disant, sans
doute, comme Sancho le philosophe: «Ce n'est pas grand'chose qu'un
conseil de femme, mais il faut кtre fou pour n'y point prкter
attention!»

L'йlйment йtranger, dans le personnel de la soirйe, йtait, on l'a
dit, reprйsentй par deux femmes, вgйes de quarante ans environ.
L'une de ces femmes mйritait justement d'кtre placйe au premier
rang des voyageuses cйlиbres. Rivale des Pfeiffer, des Tinnй, des
Haumaire de Hell, son nom, Paulina Barnett, fut plus d'une fois
citй avec honneur aux sйances de la Sociйtй royale de gйographie.
Paulina Barnett, en remontant le cours du Bramapoutre jusqu'aux
montagnes du Tibet, et en traversant un coin ignorй de la
Nouvelle-Hollande, de la baie des Cygnes au golfe de Carpentarie,
avait dйployй les qualitйs d'une grande voyageuse. C'йtait une
femme de haute taille, veuve depuis quinze ans que la passion des
voyages entraоnait incessamment а travers des pays inconnus. Sa
tкte, encadrйe dans de longs bandeaux, dйjа blanchis par place,
dйnotait une rйelle йnergie. Ses yeux, un peu myopes, se
dйrobaient derriиre un lorgnon а monture d'argent, qui prenait son
point d'appui sur un nez long, droit, dont les narines mobiles
«semblaient aspirer l'espace». Sa dйmarche, il faut l'avouer,
йtait peut-кtre un peu masculine, et toute sa personne respirait
moins la grвce que la force morale. C'йtait une Anglaise du comtй
d'York, pourvue d'une certaine fortune, dont le plus clair se
dйpensait en expйditions aventureuses. Et si en ce moment, elle se
trouvait au Fort-Reliance, c'est que quelque exploration nouvelle
l'avait conduite en ce poste lointain. Aprиs s'кtre lancйe а
travers les rйgions йquinoxiales, sans doute elle voulait pйnйtrer
jusqu'aux derniиres limites des contrйes hyperborйennes. Sa
prйsence au fort йtait un йvйnement. Le directeur de la Compagnie
l'avait recommandйe par lettre spйciale au capitaine Craventy.
Celui-ci, d'aprиs la teneur de cette lettre, devait faciliter а la
cйlиbre voyageuse le projet qu'elle avait formй de se rendre aux
rivages de la mer polaire. Grande entreprise! Il fallait reprendre
l'itinйraire des Hearne, des Mackenzie, des Raл, des Franklin. Que
de fatigues, que d'йpreuves, que de dangers dans cette lutte avec
les terribles йlйments des climats arctiques! Comment une femme
osait-elle s'aventurer lа oщ tant d'explorateurs avaient reculй ou
pйri? Mais l'йtrangиre, confinйe en ce moment au Fort-Reliance,
n'йtait point une femme: c'йtait Paulina Barnett, laurйate de la
Sociйtй royale.

On ajoutera que la cйlиbre voyageuse avait dans sa compagne Madge
mieux qu'une servante, une amie dйvouйe, courageuse, qui ne vivait
que pour elle, une Йcossaise des anciens temps, qu'un Caleb eыt pu
йpouser sans dйroger. Madge avait quelques annйes de plus que sa
maоtresse, -- cinq ans environ; elle йtait grande et
vigoureusement charpentйe. Madge tutoyait Paulina, et Paulina
tutoyait Madge. Paulina regardait Madge comme une soeur aоnйe;
Madge traitait Paulina comme sa fille. En somme, ces deux кtres
n'en faisaient qu'un.

Et pour tout dire, c'йtait en l'honneur de Paulina Barnett que le
capitaine Craventy traitait ce soir-lа ses employйs et les Indiens
de la tribu Chipeways. En effet, la voyageuse devait se joindre au
dйtachement du lieutenant Jasper Hobson dans son exploration au
Nord. C'йtait pour Mrs. Paulina Barnett que le grand salon de la
factorerie retentissait de joyeux hurrahs.

Et si pendant cette mйmorable soirйe, le poкle consomma un quintal
de charbon, c'est qu'un froid de vingt-quatre degrйs Fahrenheit
au-dessous de zйro (32° centigr. au-dessous de glace) rйgnait au
dehors, et que le Fort-Reliance est situй par 61° 47' de latitude
septentrionale, а moins de quatre degrйs du cercle polaire.




II.

Hudson's Bay Fur Company.


«Monsieur le capitaine?

-- Madame Barnett.

-- Que pensez-vous de votre lieutenant, monsieur Jasper Hobson?

-- Je pense que c'est un officier qui ira loin.

-- Qu'entendez-vous par ces mots: il ira loin? Voulez-vous dire
qu'il dйpassera le quatre-vingtiиme parallиle?»

Le capitaine Craventy ne put s'empкcher de sourire а cette
question de Mrs. Paulina Barnett. Elle et lui causaient auprиs du
poкle, pendant que les invitйs allaient et venaient de la table
des victuailles а la table des rafraоchissements.

«Madame, rйpondit le capitaine, tout ce qu'un homme peut faire,
Jasper Hobson le fera. La Compagnie l'a chargй d'explorer le nord
de ses possessions et d'йtablir une factorerie aussi prиs que
possible des limites du continent amйricain, et il l'йtablira.

-- C'est une grande responsabilitй qui incombe au lieutenant
Hobson! dit la voyageuse.

-- Oui, madame, mais Jasper Hobson n'a jamais reculй devant une
tвche а accomplir, si rude qu'elle pыt кtre.

-- Je vous crois, capitaine, rйpondit Mrs. Paulina, et ce
lieutenant, nous le verrons а l'oeuvre. Mais quel intйrкt pousse
donc la Compagnie а construire un fort sur les limites de la mer
Arctique?

-- Un grand intйrкt, madame, rйpondit le capitaine, et j'ajouterai
mкme un double intйrкt. Probablement dans un temps assez
rapprochй, la Russie cйdera ses possessions amйricaines au
gouvernement des Etats-Unis[1]. Cette cession opйrйe, le trafic de
la Compagnie deviendra trиs difficile avec le Pacifique, а moins
que le passage du nord-ouest dйcouvert par Mac Clure ne devienne
une voie praticable. C'est, d'ailleurs, ce que de nouvelles
tentatives dйmontreront, car l'amirautй va envoyer un bвtiment
dont la mission sera de remonter la cфte amйricaine depuis le
dйtroit de Behring jusqu'au golfe du Couronnement, limite
orientale en deза de laquelle doit кtre йtabli le nouveau fort.
Or, si l'entreprise rйussit, ce point deviendra une factorerie
importante dans laquelle se concentrera tout le commerce de
pelleteries du Nord. Et, tandis que le transport des fourrures
exige un temps considйrable et des frais йnormes pour кtre
effectuй а travers les territoires indiens, en quelques jours des
steamers pourront aller du nouveau fort а l'ocйan Pacifique.

-- Ce sera lа, en effet, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, un
rйsultat considйrable, si le passage du nord-ouest peut кtre
utilisй. Mais vous aviez parlй d'un double intйrкt, je crois?

-- L'autre intйrкt, madame, reprit le capitaine, le voici, et
c'est, pour ainsi dire, une question vitale pour la Compagnie,
dont je vous demanderai la permission de vous rappeler l'origine
en quelques mots. Vous comprendrez alors pourquoi cette
association, si florissante autrefois, est maintenant menacйe dans
la source mкme de ses produits.»

En quelques mots, effectivement, le capitaine Craventy fit
l'historique de cette Compagnie cйlиbre.

On sait que dиs les temps les plus reculйs, l'homme emprunta aux
animaux leur peau ou leur fourrure pour s'en vкtir. Le commerce
des pelleteries remonte donc а la plus haute antiquitй. Le luxe de
l'habillement se dйveloppa mкme а ce point que des lois
somptuaires furent plusieurs fois йdictйes afin d'enrayer cette
mode qui se portait principalement sur les fourrures. Le vair et
le petit-gris durent кtre prohibйs au milieu du XIIиme siиcle.

En 1553, la Russie fonda plusieurs йtablissements dans ses steppes
septentrionales, et des compagnies anglaises ne tardиrent pas а
l'imiter. C'йtait par l'entremise des Samoyиdes que se faisait
alors ce trafic de martres-zibelines, d'hermines, de castors, etc.
Mais, pendant le rиgne d'Йlisabeth, l'usage des fourrures
luxueuses fut restreint singuliиrement, de par la volontй royale,
et, pendant quelques annйes, cette branche de commerce demeura
paralysйe.

Le 2 mai 1670, un privilиge fut accordй а la Compagnie des
pelleteries de la baie d'Hudson. Cette sociйtй comptait un certain
nombre d'actionnaires dans la haute noblesse, le duc d'York, le
duc d'Albermale, le comte de Shaftesbury, etc. Son capital n'йtait
alors que de huit mille quatre cent vingt livres. Elle avait pour
rivales les associations particuliиres dont les agents franзais,
йtablis au Canada, se lanзaient dans des excursions aventureuses,
mais fort lucratives. Ces intrйpides chasseurs, connus sous le nom
de «voyageurs canadiens», firent une telle concurrence а la
Compagnie naissante, que l'existence de celle-ci fut sйrieusement
compromise.

Mais la conquкte du Canada vint modifier cette situation prйcaire.
Trois ans aprиs la prise de Quйbec, en 1766, le commerce des
pelleteries reprit avec un nouvel entrain. Les facteurs anglais
s'йtaient familiarisйs avec les difficultйs de ce genre de trafic:
ils connaissaient les moeurs du pays, les habitudes des Indiens,
le mode qu'ils employaient dans leurs йchanges. Cependant, les
bйnйfices de la Compagnie йtaient nuls encore. De plus, vers 1784,
des marchands de Montrйal s'йtant associйs pour l'exploitation des
pelleteries, fondиrent cette puissante «Compagnie du nord-ouest»,
qui centralisa bientфt toutes les opйrations de ce genre. En 1798,
les expйditions de la nouvelle sociйtй se montaient au chiffre
йnorme de cent vingt mille livres sterling, et la Compagnie de la
baie d'Hudson йtait encore menacйe dans son existence.

Il faut dire que cette Compagnie du nord-ouest ne reculait devant
aucun acte immoral, quand son intйrкt йtait en jeu. Exploitant
leurs propres employйs, spйculant sur la misиre des Indiens, les
maltraitant, les pillant aprиs les avoir enivrйs, bravant la
dйfense du parlement qui prohiba la vente des liqueurs alcooliques
sur les territoires indigиnes, les agents du nord-ouest
rйalisaient d'йnormes bйnйfices, malgrй la concurrence des
sociйtйs amйricaines et russes qui s'йtaient fondйes, entre autres
la «Compagnie amйricaine des pelleteries», crййe en 1809 avec un
capital d'un million de dollars, et qui exploitait l'ouest des
Montagnes-Rocheuses.

Mais de toutes ces sociйtйs, la Compagnie de la baie d'Hudson
йtait la plus menacйe, quand, en 1821, а la suite de traitйs
longuement dйbattus, elle absorba son ancienne rivale, la
Compagnie du nord-ouest, et prit la dйnomination gйnйrale de:
_Hudson's bay fur Company_.

Aujourd'hui, cette importante association n'a plus d'autre rivale
que «la Compagnie amйricaine des pelleteries de Saint-Louis.» Elle
possиde des йtablissements nombreux dispersйs sur un domaine qui
compte trois millions sept cent mille milles carrйs. Ses
principales factoreries sont situйes sur la baie James, а
l'embouchure de la riviиre de Severn, dans la partie sud et vers
les frontiиres du Haut-Canada, sur les lacs Athapeskow, Winnipeg,
Supйrieur, Methye, Buffalo, prиs des riviиres Colombia, Mackenzie,
Saskatchawan, Assinipoil, etc. Le Fort York, qui commande le cours
du fleuve Nelson, tributaire de la baie d'Hudson, forme le
quartier gйnйral de la Compagnie, et c'est lа qu'est йtabli son
principal dйpфt de fourrures. De plus, en 1842, elle a pris а
bail, moyennant une rйtribution annuelle de deux cent mille
francs, les йtablissements russes de l'Amйrique du Nord. Elle
exploite ainsi, et pour son propre compte, les terrains immenses
compris entre le Mississipi et l'ocйan Pacifique. Elle a lancй
dans toutes les directions des voyageurs intrйpides, Hearn vers la
mer polaire, а la dйcouverte de la Coppernicie en 1770; Franklin,
de 1819 а 1822, sur cinq mille cinq cent cinquante milles du
littoral amйricain; Mackenzie, qui, aprиs avoir dйcouvert le
fleuve auquel il a donnй son nom, atteignit les bords du Pacifique
par 52024 de latitude nord. En 1833-34, elle expйdiait en Europe
les quantitйs suivantes de peaux et fourrures, quantitйs qui
donneront un йtat exact de son trafic:

Castors: 1, 074
Parchemins et jeunes castors: 92, 288
Rats musquйs: 694, 092
Blaireaux 1, 069
Ours: 7, 451
Hermines: 491
Pкcheurs: 5, 296
Renards: 9, 937
Lynx: 14, 255
Martres: 64, 490
Putois: 25, 100
Loutres: 22, 303
Ratons: 713
Cygnes: 7, 918
Loups: 8, 484
Wolwйrиnes: 1, 571

Une telle production devait donc assurer а la Compagnie de la baie
d'Hudson des bйnйfices trиs considйrables; mais, malheureusement
pour elle, ces chiffres ne se maintinrent pas, et depuis vingt ans
environ, ils йtaient en proportion dйcroissante.

А quoi tenait cette dйcadence, c'est ce que le capitaine Craventy
expliquait en ce moment а Mrs. Paulina Barnett.

«Jusqu'en 1837, madame, dit-il, on peut affirmer que la situation
de la Compagnie a йtй florissante. En cette annйe-lа,
l'exportation des peaux s'йtait encore йlevйe au chiffre de deux
millions trois cent cinquante-huit mille. Mais depuis, il a
toujours йtй en diminuant, et maintenant ce chiffre s'est abaissй
de moitiй au moins.

-- Mais а quelle cause attribuez-vous cet abaissement notable dans
l'exportation des fourrures? demanda Mrs. Paulina Barnett.

-- Au dйpeuplement que l'activitй, et j'ajoute, l'incurie des
chasseurs a provoquй sur les territoires de chasse. On a traquй et
tuй sans relвche. Ces massacres se sont faits sans discernement.
Les petits, les femelles pleines n'ont mкme pas йtй йpargnйs. De
lа, une raretй inйvitable dans le nombre des animaux а fourrures.
La loutre a presque complиtement disparu et ne se retrouve guиre
que prиs des оles du Pacifique nord. Les castors se sont rйfugiйs
par petits dйtachements sur les rives des plus lointaines
riviиres. De mкme pour tant d'autres animaux prйcieux qui ont dы
fuir devant l'invasion des chasseurs. Les trappes, qui
regorgeaient autrefois, sont vides maintenant. Le prix des peaux
augmente, et cela prйcisйment а une йpoque oщ les fourrures sont
trиs recherchйes. Aussi, les chasseurs se dйgoыtent, et il ne
reste plus que les audacieux et les infatigables qui s'avancent
maintenant jusqu'aux limites du continent amйricain.

-- Je comprends maintenant, rйpondit Mrs. Paulina Barnett,
l'intйrкt que la Compagnie attache а la crйation d'une factorerie
sur les rives de l'ocйan Arctique, puisque les animaux se sont
rйfugiйs au-delа du cercle polaire.

-- Oui, madame, rйpondit le capitaine. D'ailleurs, il fallait bien
que la Compagnie se dйcidвt а reporter plus au nord le centre de
ses opйrations, car, il y a deux ans, une dйcision du parlement
britannique a singuliиrement rйduit ses domaines.

-- Et qui a pu motiver cette rйduction? demanda la voyageuse.

-- Une raison йconomique de haute importance, madame, et qui a dы
vivement frapper les hommes d'Йtat de la Grande-Bretagne. En
effet, la mission de la Compagnie n'йtait pas civilisatrice. Au
contraire. Dans son propre intйrкt, elle devait maintenir а l'йtat
de terrains vagues son immense domaine. Toute tentative de
dйfrichement qui eыt йloignй les animaux а fourrures йtait
impitoyablement arrкtйe par elle. Son monopole mкme est donc
ennemi de tout esprit d'entreprise agricole. De plus, les
questions йtrangиres а son industrie sont impitoyablement
repoussйes par son conseil d'administration. C'est ce rйgime
absolu, et, par certains cфtйs, antimoral, qui a provoquй les
mesures prises par le parlement, et en 1857, une commission,
nommйe par le secrйtaire d'Йtat des colonies, dйcida qu'il fallait
annexer au Canada toutes les terres susceptibles de dйfrichement,
telles que les territoires de la Riviиre-Rouge, les districts du
Saskatchawan, et ne laisser que la partie du domaine а laquelle la
civilisation ne rйservait aucun avenir. L'annйe suivante, la
Compagnie perdait le versant ouest des Montagnes-Rocheuses qui
releva directement du Colonial-Office, et fut ainsi soustrait а la
juridiction des agents de la baie d'Hudson. Et voilа pourquoi,
madame, avant de renoncer а son trafic des fourrures, la Compagnie
va tenter l'exploitation de ces contrйes du Nord, qui sont а peine
connues, et chercher les moyens de les rattacher par le passage du
Nord-Ouest avec l'ocйan Pacifique.»

Mrs. Pauline Barnett йtait maintenant йdifiйe sur les projets
ultйrieurs de la cйlиbre Compagnie. Elle allait assister de sa
personne а l'йtablissement d'un nouveau fort sur la limite de la
mer polaire. Le capitaine Craventy l'avait mise au courant de la
situation; mais peut-кtre, -- car il aimait а parler, -- fыt-il
entrй dans de nouveaux dйtails, si un incident ne lui eыt coupй la
parole.

En effet, le caporal Joliffe venait d'annoncer а haute voix que,
Mrs Joliffe aidant, il allait procйder а la confection du punch.
Cette nouvelle fut accueillie comme elle mйritait de l'кtre.
Quelques hurrahs йclatиrent. Le bol, -- c'йtait plutфt un bassin,
-- le bol йtait rempli de la prйcieuse liqueur. Il ne contenait
pas moins de dix pintes de brandevin. Au fond s'entassaient les
morceaux de sucre, dosйs par la main de Mrs. Joliffe. А la
surface, surnageaient les tranches de citron, dйjа racornies par
la vieillesse. Il n'y avait plus qu'а enflammer ce lac alcoolique,
et le caporal, la mиche allumйe, attendait l'ordre de son
capitaine, comme s'il se fыt agi de mettre le feu а une mine.

«Allez, Joliffe!» dit alors le capitaine Craventy.

La flamme fut communiquйe а la liqueur, et le punch flamba, en un
instant, aux applaudissements de tous les invitйs.

Dix minutes aprиs, les verres remplis circulaient а travers la
foule, et trouvaient toujours preneurs, comme des rentes dans un
mouvement de hausse.

«Hurrah! hurrah! hurrah! pour mistress Paulina Barnett! Hurrah!
pour le capitaine!»

Au moment oщ ces joyeux hurrahs retentissaient, des cris se firent
entendre au dehors. Les invitйs se turent aussitфt.

«Sergent Long, dit le capitaine, voyez donc ce qui se passe!»

Et sur l'ordre de son chef, le sergent, laissant son verre
inachevй, quitta le salon.




III.

Un savant dйgelй.


Le sergent Long, arrivй dans l'йtroit couloir sur lequel s'ouvrait
la porte extйrieure du fort, entendit les cris redoubler. On
heurtait violemment а la poterne qui donnait accиs dans la cour,
protйgйe par de hautes murailles de bois. Le sergent poussa la
porte. Un pied de neige couvrait le sol. Le sergent, s'enfonзant
jusqu'aux genoux dans cette masse blanche, aveuglй par la rafale,
piquй jusqu'au sang par ce froid terrible, traversa la cour en
biais et se dirigea vers la poterne.

«Qui diable peut venir par un temps pareil! se disait le sergent
Long, en фtant mйthodiquement, on pourrait dire
«disciplinairement», les lourds barreaux de la porte. Il n'y a que
des Esquimaux qui osent se risquer par un tel froid!

-- Mais ouvrez donc, ouvrez donc! criait-on du dehors.

-- On ouvre,» rйpondit le sergent Long, qui semblait vйritablement
ouvrir en douze temps.

Enfin les battants de la porte se rabattirent intйrieurement, et
le sergent fut а demi renversй dans la neige par un traоneau
attelй de six chiens qui passa comme un йclair. Un peu plus, le
digne Long йtait йcrasй. Mais se relevant, sans mкme profйrer un
murmure, il ferma la poterne et revint vers la maison principale,
au pas ordinaire, c'est-а-dire en faisant soixante-quinze
enjambйes а la minute.

Mais dйjа le capitaine Craventy, le lieutenant Jasper Hobson, le
caporal Joliffe йtaient lа, bravant la tempйrature excessive et
regardant le traоneau, blanc de neige, qui venait de s'arrкter
devant eux.

Un homme, doublй et encapuchonnй de fourrures, en йtait aussitфt
descendu.

«Le Fort-Reliance? demanda cet homme.

-- C'est ici, rйpondit le capitaine.

-- Le capitaine Craventy?

-- C'est moi. Qui кtes-vous?

-- Un courrier de la Compagnie.

-- Кtes-vous seul?

-- Non! j'amиne un voyageur!

-- Un voyageur! Et que vient-il faire?

-- Il vient voir la lune.» А cette rйponse, le capitaine Craventy
se demanda s'il avait affaire а un fou, et, dans de telles
circonstances, on pouvait le penser. Mais il n'eut pas le temps de
formuler son opinion. Le courrier avait retirй du traоneau une
masse inerte, une sorte de sac couvert de neige, et il se
disposait а l'introduire dans la maison, quand le capitaine lui
demanda: «Quel est ce sac?

-- C'est mon voyageur! rйpondit le courrier.

-- Quel est ce voyageur?

-- L'astronome Thomas Black.

-- Mais il est gelй!

-- Eh bien, on le dйgиlera.» Thomas Black, transportй par le
sergent, le caporal et le courrier, fit son entrйe dans la maison
du fort. On le dйposa dans une chambre du premier йtage, dont la
tempйrature йtait fort supportable, grвce а la prйsence d'un poкle
portй au rouge vif. On l'йtendit sur un lit, et le capitaine lui
prit la main.

Cette main йtait littйralement gelйe. On dйveloppa les couvertures
et les manteaux fourrйs qui couvraient Thomas Black, ficelй comme
un paquet, et sous cette enveloppe on dйcouvrit un homme вgй de
cinquante ans environ, gros, court, les cheveux grisonnants, la
barbe inculte, les yeux clos, la bouche pincйe comme si ses lиvres
eussent йtй collйes par une gomme. Cet homme ne respirait plus ou
si peu, que son souffle eыt а peine terni une glace. Joliffe le
dйshabillait, le tournait, le retournait avec prestesse, tout en
disant:

«Allons donc! allons donc! monsieur! Est-ce que vous n'allez pas
revenir а vous?»

Ce personnage, arrivй dans ces circonstances, semblait n'кtre plus
qu'un cadavre. Pour rappeler en lui la chaleur disparue, le
caporal Joliffe n'entrevoyait qu'un moyen hйroпque, et ce moyen,
c'йtait de plonger le patient dans le punch brыlant.

Trиs heureusement sans doute pour Thomas Black, le lieutenant
Jasper Hobson eut une autre idйe.

«De la neige! demanda-t-il. Sergent Long, plusieurs poignйes de
neige!»

Cette substance ne manquait pas dans la cour du Fort-Reliance.
Pendant que le sergent allait chercher la neige demandйe, Joliffe
dйshabilla l'astronome. Le corps du malheureux йtait couvert de
plaques blanchвtres qui indiquaient une violente pйnйtration du
froid dans les chairs. Il y avait urgence extrкme а rappeler le
sang aux parties attaquйes. C'йtait le rйsultat que Jasper Hobson
espйrait obtenir au moyen de vigoureuses frictions de neige. On
sait que c'est le remиde gйnйralement employй dans les contrйes
polaires pour rйtablir la circulation qu'un froid terrible a
arrкtйe, comme il arrкte le courant des riviиres.

Le sergent Long йtant revenu, Joliffe et lui frictionnиrent le
nouveau venu comme il ne l'avait jamais йtй probablement. Ce
n'йtait point une linition douce, une fomentation onctueuse, mais
un massage vigoureux, pratiquй а bras raccourcis, et qui rappelait
plutфt les йraillures de l'йtrille que les caresses de la main.

Et pendant cette opйration, le loquace caporal interpellait
toujours le voyageur, qui ne pouvait l'entendre.

«Allons donc! monsieur, allons donc! Quelle idйe vous a donc pris
de vous laisser refroidir ainsi? Voyons! n'y mettez pas tant
d'obstination!»

Il est probable que Thomas Black s'obstinait, car une demi-heure
se passa sans qu'il consentоt а donner signe de vie. On
dйsespйrait mкme de le ranimer, et les masseurs allaient suspendre
leur fatigant exercice, quand le pauvre homme fit entendre
quelques soupirs.

«Il vit! il revient!» s'йcria Jasper Hobson.

Aprиs avoir rйchauffй par les frictions l'extйrieur du corps, il
ne fallait point oublier l'intйrieur. Aussi le caporal Joliffe se
hвta-t-il d'apporter quelques verres de punch. Le voyageur se
sentit vйritablement soulagй; les couleurs revinrent а ses joues,
le regard а ses yeux, la parole а ses lиvres, et le capitaine put
espйrer enfin que Thomas Black allait lui apprendre pourquoi il
arrivait en ce lieu et dans un йtat si dйplorable.

Thomas Black, bien enveloppй de couvertures, se souleva а demi,
s'appuya sur son coude, et d'une voix encore affaiblie:

«Le Fort-Reliance? demanda-t-il.

-- C'est ici, rйpondit le capitaine.

-- Le capitaine Craventy?

-- C'est moi, et j'ajouterai, monsieur, soyez le bienvenu. Mais
pourrai-je vous demander pourquoi vous venez au Fort-Reliance?

-- Pour voir la lune!» rйpondit le courrier, qui tenait sans doute
а cette rйponse, car il la faisait pour la seconde fois.
D'ailleurs, elle parut satisfaire Thomas Black, qui fit un signe
de tкte affirmatif. Puis, reprenant: «Le lieutenant Hobson?
demanda-t-il.

-- Me voici, rйpondit le lieutenant.

-- Vous n'кtes pas encore parti?

-- Pas encore, monsieur.

-- Eh bien, monsieur, reprit Thomas Black, il ne me reste plus
qu'а vous remercier et а dormir jusqu'а demain matin!»

Le capitaine et ses compagnons se retirиrent donc, laissant ce
personnage singulier reposer tranquillement. Une demi-heure aprиs,
la fкte s'achevait, et les invitйs regagnaient leurs demeures
respectives, soit dans les chambres du fort, soit dans les
quelques habitations qui s'йlevaient en dehors de l'enceinte.

Le lendemain, Thomas Black йtait а peu prиs rйtabli. Sa vigoureuse
constitution avait rйsistй а ce froid excessif. Un autre n'eыt pas
dйgelй, mais lui ne faisait pas comme tout le monde.

Et maintenant, qui йtait cet astronome? D'oщ venait-il? Pourquoi
ce voyage а travers les territoires de la Compagnie, lorsque
l'hiver sйvissait encore? Que signifiait la rйponse du courrier?
Voir la lune! Mais la lune ne luit-elle pas en tous lieux, et
faut-il venir la chercher jusque dans les rйgions hyperborйennes?

Telles furent les questions que se posa le capitaine Craventy.
Mais le lendemain, aprиs avoir causй pendant une heure avec son
nouvel hфte, il n'avait plus rien а apprendre.

Thomas Black йtait, en effet, un astronome attachй а
l'observatoire de Greenwich, si brillamment dirigй par M. Airy.
Esprit intelligent et sagace plutфt que thйoricien, Thomas Black,
depuis vingt ans qu'il exerзait ses fonctions, avait rendu de
grands services aux sciences uranographiques. Dans la vie privйe,
c'йtait un homme absolument nul, qui n'existait pas en dehors des
questions astronomiques, vivant dans le ciel, non sur la terre, un
descendant de ce savant du bonhomme La Fontaine qui se laissa
choir dans un puits. Avec lui pas de conversation possible si l'on
ne parlait ni d'йtoiles ni de constellations. C'йtait un homme а
vivre dans une lunette. Mais quand il observait, quel observateur
sans rival au monde! Quelle infatigable patience il dйployait! Il
йtait capable de guetter pendant des mois entiers l'apparition
d'un phйnomиne cosmique. Il avait d'ailleurs une spйcialitй, les
bolides et les йtoiles filantes, et ses dйcouvertes dans cette
branche de la mйtйorologie mйritaient d'кtre citйes. D'ailleurs,
toutes les fois qu'il s'agissait d'observations minutieuses, de
mesures dйlicates, de dйterminations prйcises, on recourait а
Thomas Black, qui possйdait «une habiletй d'oeil» extrкmement
remarquable. Savoir observer n'est pas donnй а tout le monde. On
ne s'йtonnera donc pas que l'astronome de Greenwich eыt йtй choisi
pour opйrer dans la circonstance suivante qui intйressait au plus
haut point la science sйlйnographique.

On sait que pendant une йclipse totale de soleil, la lune est
entourйe d'une couronne lumineuse. Mais quelle est l'origine de
cette couronne? Est-ce un objet rйel? N'est-ce plutфt qu'un effet
de diffraction йprouvй par les rayons solaires dans le voisinage
de la lune? C'est une question que les йtudes faites jusqu'а ce
jour n'ont pu permettre de rйsoudre.

Dиs 1706, les astronomes avaient scientifiquement dйcrit cette
aurйole lumineuse. Louville et Halley pendant l'йclipse totale de
1715, Maraldi en 1724, Antonio de Ulloa en 1778, Bouditch et
Ferrer en 1806, observиrent minutieusement cette couronne; mais de
leurs thйories contradictoires on ne put rien conclure de
dйfinitif. А propos de l'йclipse totale de 1842, les savants de
toutes nations, Airy, Arago, Peytal, Laugier, Mauvais, Otto-
Struve, Petit, Baily, etc., cherchиrent а obtenir une solution
complиte touchant l'origine du phйnomиne; mais quelque sйvиres
qu'eussent йtй les observations, «le dйsaccord, dit Arago, que
l'on trouve entre les observations faites en divers lieux par des
astronomes exercйs, dans une seule et mкme йclipse, a rйpandu sur
la question de telles obscuritйs, qu'il n'est maintenant possible
d'arriver а aucune conclusion certaine sur la cause du phйnomиne».
Depuis cette йpoque, d'autres йclipses totales de soleil furent
йtudiйes, mais les observations n'obtinrent aucun rйsultat
concluant.

Cependant, cette question intйressait au plus haut point les
йtudes sйlйnographiques. Il fallait la rйsoudre а tout prix. Or,
une occasion nouvelle se prйsentait d'йtudier la couronne
lumineuse si discutйe jusqu'alors. Une nouvelle йclipse totale de
soleil, totale pour l'extrйmitй nord de l'Amйrique, l'Espagne, le
nord de l'Afrique, etc., devait avoir lieu le 18 juillet 1860. Il
fut convenu entre astronomes de divers pays que des observations
seraient faites simultanйment aux divers points de la zone pour
laquelle cette йclipse serait totale. Or, ce fut Thomas Black que
l'on dйsigna pour observer ladite йclipse dans la partie
septentrionale de l'Amйrique. Il devait donc se trouver а peu prиs
dans les conditions oщ se trouvиrent les astronomes anglais qui se
transportиrent en Suиde et en Norvиge а l'occasion de l'йclipse de
1851.

On le pense bien, Thomas Black saisit avec empressement l'occasion
qui lui йtait offerte d'йtudier l'aurйole lumineuse. Il devait
йgalement reconnaоtre autant que possible la nature de ces
protubйrances rougeвtres qui apparaissent sur divers points du
contour du satellite terrestre. Si l'astronome de Greenwich
parvenait а trancher la question d'une maniиre irrйfutable, il
aurait droit aux йloges de toute l'Europe savante.

Thomas Black se prйpara donc а partir, et il obtint de pressantes
lettres de recommandation pour les agents principaux de la
Compagnie de la baie d'Hudson. Or, prйcisйment, une expйdition
devait se rendre prochainement aux limites septentrionales du
continent afin d'y crйer une factorerie nouvelle. C'йtait une
occasion dont il fallait profiter. Thomas Black partit donc,
traversa l'Atlantique, dйbarqua а New-York, gagna а travers les
lacs l'йtablissement de la riviиre Rouge, puis de fort en fort,
emportй par un traоneau rapide, sous la conduite d'un courrier de
la Compagnie, malgrй l'hiver, malgrй le froid, en dйpit de tous
les dangers d'un voyage а travers les contrйes arctiques, le 17
mars, il arriva au Fort-Reliance dans les conditions que l'on
connaоt.

Telles furent les explications donnйes par l'astronome au
capitaine Craventy. Celui-ci se mit tout entier а la disposition
de Thomas Black.

«Mais, monsieur Black, lui dit-il, pourquoi йtiez-vous si pressй
d'arriver, puisque cette йclipse de soleil ne doit avoir lieu
qu'en 1860, c'est-а-dire l'annйe prochaine seulement?

-- Mais, capitaine, rйpondit l'astronome, j'avais appris que la
Compagnie envoyait une expйdition sur le littoral amйricain au-
delа du soixante-dixiиme parallиle, et je ne voulais pas manquer
le dйpart du lieutenant Hobson.

-- Monsieur Black, rйpondit le capitaine, si le lieutenant eыt йtй
parti, je me serais fait un devoir de vous accompagner moi-mкme
jusqu'aux limites de la mer polaire.»

Puis, il rйpйta а l'astronome que celui-ci pouvait absolument
compter sur lui et qu'il йtait le bienvenu au Fort-Reliance.




IV.

Une factorerie.


Le lac de l'Esclave est l'un des plus vastes qui se rencontre dans
la rйgion situйe au-delа du soixante et uniиme parallиle. Il
mesure une longueur de deux cent cinquante milles sur une largeur
de cinquante, et il est exactement par 61°25' de latitude et 114°
de longitude ouest. Toute la contrйe environnante s'abaisse en
longues dйclivitйs vers un centre commun, large dйpression du sol,
qui est occupйe par le lac.

La position de ce lac, au milieu des territoires de chasse, sur
lesquels pullulaient autrefois les animaux а fourrures, attira,
dиs les premiers temps, l'attention de la Compagnie. De nombreux
cours d'eau s'y jetaient ou y prenaient naissance, le Mackenzie,
la riviиre du Foin, l'Atapeskow, etc. Aussi plusieurs forts
importants furent-ils construits sur ses rives, le Fort-Providence
au nord, le Fort-Rйsolution au sud. Quand au Fort-Reliance, il
occupe l'extrйmitй nord-est du lac et ne se trouve pas а plus de
trois cents milles de l'entrйe de Chesterfield, long et йtroit
estuaire formй par les eaux mкmes de la baie d'Hudson.

Le lac de l'Esclave est pour ainsi dire semй de petits оlots,
hauts de cent а deux cents pieds, dont le granit et le gneiss
йmergent en maint endroit. Sur sa rive septentrionale se massent
des bois йpais, confinant а cette portion aride et glacйe du
continent, qui a reзu, non sans raison, le nom de Terre-Maudite.
En revanche, la rйgion du sud, principalement formйe de calcaire,
est plate, sans un coteau, sans une extumescence quelconque du
sol. Lа se dessine la limite que ne franchissent presque jamais
les grands ruminants de l'Amйrique polaire, ces buffalos ou
bisons, dont la chair forme presque exclusivement la nourriture
des chasseurs canadiens et indigиnes.

Les arbres de la rive septentrionale se groupent en forкts
magnifiques. Qu'on ne s'йtonne pas de rencontrer une vйgйtation si
belle sous une zone si reculйe. En rйalitй, le lac de l'Esclave
n'est guиre plus йlevй en latitude que les parties de la Norvиge
ou de la Suиde, occupйes par Stockholm ou Christiania. Seulement,
il faut remarquer que les lignes isothermes, sur lesquelles la
chaleur se distribue а dose йgale, ne suivent nullement les
parallиles terrestres, et qu'а pareille latitude, l'Amйrique est
incomparablement plus froide que l'Europe. En avril, les rues de
New-York sont encore blanches de neige, et cependant, New-York
occupe а peu prиs le mкme parallиle que les Aзores. C'est que la
nature d'un continent, sa situation par rapport aux ocйans, la
conformation mкme du sol, influent notablement sur ses conditions
climatйriques.

Le Fort-Reliance, pendant la saison d'йtй, йtait donc entourй de
masses de verdure, dont le regard se rйjouissait aprиs les
rigueurs d'un long hiver. Le bois ne manquait pas а ces forкts
presque uniquement composйes de peupliers, de pins et de bouleaux.
Les оlots du lac produisaient des saules magnifiques. Le gibier
abondait dans les taillis, et il ne les abandonnait mкme pas
pendant la mauvaise saison. Plus au sud, les chasseurs du fort
poursuivaient avec succиs les bisons, les йlans et certains porcs-
йpics du Canada, dont la chair est excellente. Quant aux eaux du
lac de l'Esclave, elles йtaient trиs poissonneuses. Les truites y
atteignaient des dimensions extraordinaires, et leur poids
dйpassait souvent soixante livres. Les brochets, les lottes
voraces, une sorte d'ombre, appelй «poisson bleu» par les Anglais,
des lйgions innombrables de tittamegs, «le corregou blanc» des
naturalistes, foisonnaient dans le lac. La question d'alimentation
pour les habitants du Fort-Reliance se rйsolvait donc facilement,
la nature pourvoyait а leurs besoins, et а la condition d'кtre
vкtus, pendant l'hiver, comme le sont les renards, les martres,
les ours et autres animaux а fourrures, ils pouvaient braver la
rigueur de ces climats.

Le fort proprement dit se composait d'une maison de bois,
comprenant un йtage et un rez-de-chaussйe, qui servait
d'habitation au commandant et а ses officiers. Autour de cette
maison se disposaient rйguliиrement les demeures des soldats, les
magasins de la Compagnie et les comptoirs dans lesquels
s'opйraient les йchanges. Une petite chapelle, а laquelle il ne
manquait qu'un ministre, et une poudriиre complйtaient l'ensemble
des constructions du fort. Le tout йtait entourй d'une enceinte
palissadйe, haute de vingt pieds, vaste parallйlogramme que
dйfendaient quatre petits bastions а toit aigu, posйs aux quatre
angles. Le fort se trouvait donc а l'abri d'un coup de main.
Prйcaution jadis nйcessaire, а une йpoque oщ les Indiens, au lieu
d'кtre les pourvoyeurs de la Compagnie, luttaient pour
l'indйpendance de leur territoire; prйcaution prise йgalement
contre les agents et les soldats des associations rivales, qui se
disputaient autrefois la possession et l'exploitation de ce riche
pays des fourrures.

La Compagnie de la baie d'Hudson comptait alors sur tout son
domaine, un personnel d'environ mille hommes. Elle exerзait sur
ses employйs et ses soldats une autoritй absolue qui allait
jusqu'au droit de vie et de mort. Les chefs des factoreries
pouvaient, а leur grй, rйgler les salaires, fixer la valeur des
objets d'approvisionnement et des pelleteries. Grвce а ce systиme
dйpourvu de tout contrфle, il n'йtait pas rare qu'ils rйalisassent
des bйnйfices s'йlevant а plus de trois cents pour cent.

On verra d'ailleurs, par le tableau suivant, empruntй au _Voyage
du capitaine Robert Lade_, dans quelles conditions s'opйraient
autrefois les йchanges avec les Indiens, qui sont devenus
maintenant les vйritables et les meilleurs chasseurs de la
Compagnie. La peau de castor йtait а cette йpoque l'unitй qui
servait de base aux achats et aux ventes.

Les Indiens payaient:

Pour un fusil: 10 peaux de castor
Une demi-livre de poudre: 1 peau de castor
Quatre livres de plomb: 1 peau de castor
Une hache: 1 peau de castor
Six couteaux: 1 peau de castor
Une livre de verroterie: 1 peau de castor
Un habit galonnй: 6 peaux de castor
Un habit sans galons: 5 peaux de castor
Habits de femme galonnйs: 6 peaux de castor
Une livre de tabac: 1 peau de castor
Une boоte а poudre: 1 peau de castor
Un peigne et un miroir: 2 peaux de castor

Mais, depuis quelques annйes, la peau de castor est devenue si
rare, que l'unitй monйtaire a dы кtre changйe C'est maintenant la
robe de bison qui sert de base aux marchйs. Quand un Indien se
prйsente au fort, les agents lui remettent autant de fiches de
bois qu'il apporte de peaux, et, sur les lieux mкmes, il йchange
ces fiches contre des produits manufacturйs. Avec ce systиme, la
Compagnie, qui, d'ailleurs, fixe arbitrairement la valeur des
objets qu'elle achиte et des objets qu'elle vend, ne peut manquer
de rйaliser et rйalise en effet des bйnйfices considйrables.

Tels йtaient les usages йtablis dans les diverses factoreries, et
par consйquent au Fort-Reliance. Mrs. Paulina Barnett put les
йtudier pendant son sйjour, qui se prolongea jusqu'au 16 avril. La
voyageuse et le lieutenant Hobson s'entretenaient souvent
ensemble, formant des projets superbes, et bien dйcidйs а ne
reculer devant aucun obstacle. Quant а Thomas Black, il ne causait
que lorsqu'on lui parlait de sa mission spйciale. Cette question
de la couronne lumineuse et des protubйrances rougeвtres de la
lune le passionnait. On sentait qu'il avait mis toute sa vie dans
la solution de ce problиme, et Thomas Black finit mкme par
intйresser trиs vivement Mrs. Paulina а cette observation
scientifique. Ah! qu'il leur tardait а tous les deux d'avoir
franchi le cercle polaire, et que cette date du 18 juillet 1860
semblait donc йloignйe, surtout pour l'impatient astronome de
Greenwich!

Les prйparatifs de dйpart n'avaient pu commencer qu'а la mi-mars,
et un mois se passa avant qu'ils fussent achevйs. C'йtait, en
effet, une longue besogne que d'organiser une telle expйdition а
travers les rйgions polaires! Il fallait tout emporter, vivres,
vкtements, ustensiles, outils, armes, munitions.

La troupe, commandйe par le lieutenant Jasper Hobson, devait se
composer d'un officier, de deux sous-officiers et de dix soldats,
dont trois mariйs qui emmenaient leurs femmes avec eux. Voici la
liste de ces hommes que le capitaine Craventy avait choisis parmi
les plus йnergiques et les plus rйsolus:

1° Le lieutenant Jasper Hobson,
2° Le sergent Long,
3° Le caporal Joliffe,
4° Petersen, soldat,
5° Belcher, soldat,
6° Raл, soldat,
7° Marbre, soldat,
8° Garry, soldat,
9° Pond, soldat,
10° Mac Nap, soldat,
11° Sabine, soldat,
12° Hope, soldat,
13° Kellet, soldat,

De plus:

Mrs. Rae,
Mrs. Joliffe,
Mrs. Mac Nap,

Йtrangers au fort:

Mrs. Paulina Barnett,
Madge,
Thomas Black.

En tout dix-neuf personnes, qu'il s'agissait de transporter
pendant plusieurs centaines de milles, а travers un territoire
dйsert et peu connu.

Mais en prйvision de ce projet, les agents de la Compagnie avaient
rйuni au Fort-Reliance tout le matйriel nйcessaire а l'expйdition.
Une douzaine de traоneaux, pourvus de leur attelage de chiens,
йtaient prйparйs. Ces vйhicules, fort primitifs, consistaient en
un assemblage solide de planches lйgиres que liaient entre elles
des bandes transversales. Un appendice, formй d'une piиce de bois
cintrйe et relevйe comme l'extrйmitй d'un patin, permettait au
traоneau de fendre la neige sans s'y engager profondйment. Six
chiens, attelйs deux par deux, servaient de moteurs а chaque
traоneau, -- moteurs intelligents et rapides qui, sous la longue
laniиre du guide, peuvent franchir jusqu'а quinze milles а
l'heure.

La garde-robe des voyageurs se composait de vкtements en peau de
renne, doublйs intйrieurement d'йpaisses fourrures. Tous portaient
des tissus de laine, destinйs а les garantir contre les brusques
changements de tempйrature, qui sont frйquents sous cette
latitude. Chacun, officier ou soldat, femme ou homme, йtait
chaussй de ces bottes en cuir de phoque, cousues de nerfs, que les
indigиnes fabriquent avec une habiletй sans pareille. Ces
chaussures sont absolument impermйables et se prкtent а la marche
par la souplesse de leurs articulations. А leurs semelles
pouvaient s'adapter des raquettes en bois de pin, longues de trois
а quatre pieds, sortes d'appareils propres а supporter le poids
d'un homme sur la neige la plus friable et qui permettent de se
dйplacer avec une extrкme vitesse, ainsi que font les patineurs
sur les surfaces glacйes. Des bonnets de fourrure, des ceintures
de peau de daim complйtaient l'accoutrement.

En fait d'armes, le lieutenant Hobson emportait, avec des
munitions en quantitй suffisante, les mousquetons rйglementaires
dйlivrйs par la Compagnie, des pistolets et quelques sabres
d'ordonnance; en fait d'outils, des haches, des scies, des
herminettes et autres instruments nйcessaires au charpentage; en
fait d'ustensiles, tout ce que nйcessitait l'йtablissement d'une
factorerie dans de telles conditions, entre autres un poкle, un
fourneau de fonte, deux pompes а air destinйes а la ventilation,
un halkett-boat, sorte de canot en caoutchouc que l'on gonfle au
moment oщ on veut en faire usage.

Quant aux approvisionnements, on pouvait compter sur les chasseurs
du dйtachement. Quelques-uns de ces soldats йtaient d'habiles
traqueurs de gibier, et les rennes ne manquent pas dans les
rйgions polaires. Des tribus entiиres d'Indiens ou d'Esquimaux,
privйes de pain ou de tout autre aliment, se nourrissent
exclusivement de cette venaison, qui est а la fois abondante et
savoureuse. Cependant, comme il fallait compter avec les retards
inйvitables et les difficultйs de toutes sortes, une certaine
quantitй de vivres dut кtre emportйe. C'йtait de la viande de
bison, d'йlan, de daim, ramassйe dans de longues battues faites au
sud du lac, du «corn-beef», qui pouvait se conserver indйfiniment,
des prйparations indiennes dans lesquelles la chair, broyйe et
rйduite en poudre impalpable, conserve tous ses йlйments nutritifs
sous un trиs petit volume. Ainsi triturйe, cette viande n'exige
aucune cuisson, et prйsente sous cette forme une alimentation trиs
nourrissante.

En fait de liqueurs, le lieutenant Hobson emportait plusieurs
barils de brandevin et de whisky, bien dйcidй, d'ailleurs, а
йconomiser autant que possible ces liquides alcooliques, qui sont
nuisibles а la santй des hommes sous les froides latitudes. Mais,
en revanche, la Compagnie avait mis а sa disposition, avec une
petite pharmacie portative, de notables quantitйs de «lime-juice»,
de citrons et autres produits naturels, indispensables pour
combattre les affections scorbutiques, si terribles dans ces
rйgions, et pour les prйvenir au besoin. Tous les hommes,
d'ailleurs, avaient йtй choisis avec soin ni trop gras, ni trop
maigres; habituйs depuis de longues annйes aux rigueurs de ces
climats, ils devaient supporter plus aisйment les fatigues d'une
expйdition vers l'Ocйan polaire. De plus, c'йtaient des gens de
bonne volontй, courageux, intrйpides, qui avaient acceptй
librement. Une double paye leur йtait attribuйe pour tout le temps
de leur sйjour aux limites du continent amйricain, s'ils
parvenaient а s'йtablir au-dessus du soixante-dixiиme parallиle.

Un traоneau spйcial, un peu plus confortable, avait йtй prйparй
pour Mrs. Paulina Barnett et sa fidиle Madge. La courageuse femme
ne voulait pas кtre traitйe autrement que ses compagnons de route,
mais elle dut se rendre aux instances du capitaine, qui n'йtait,
d'ailleurs, que l'interprиte des sentiments de la Compagnie. Mrs.
Paulina dut donc se rйsigner.

Quant а l'astronome Thomas Black, le vйhicule qui l'avait amenй au
Fort-Reliance devait le conduire jusqu'а son but avec son petit
bagage de savant. Les instruments de l'astronome, peu nombreux
d'ailleurs, -- une lunette pour ses observations sйlйnographiques,
un sextant destinй а donner la latitude, un chronomиtre pour la
fixation des longitudes, quelques cartes, quelques livres, -- tout
cela s'arrimait sur ce traоneau, et Thomas Black comptait bien que
ses fidиles chiens ne le laisseraient pas en route.

On pense que la nourriture destinйe aux divers attelages n'avait
pas йtй oubliйe. C'йtait un total de soixante-douze chiens,
vйritable troupeau qu'il s'agissait de substanter, chemin faisant,
et les chasseurs du dйtachement devaient spйcialement s'occuper de
leur nourriture. Ces animaux, intelligents et vigoureux, avaient
йtй achetйs aux Indiens Chipeways, qui savent merveilleusement les
dresser а ce dur mйtier.

Toute cette organisation de la petite troupe fut lestement menйe.
Le lieutenant Jasper Hobson s'y employait avec un zиle au-dessus
de tout йloge. Fier de cette mission, passionnй pour son oeuvre,
il ne voulait rien nйgliger qui pыt en compromettre le succиs. Le
caporal Joliffe, trиs affairй toujours, se multipliait sans faire
grande besogne; mais la prйsence de sa femme йtait et devait кtre
trиs utile а l'expйdition. Mrs. Paulina Barnett l'avait prise en
amitiй, cette intelligente et vive Canadienne, blonde avec de
grands yeux doux.

Il va sans dire que le capitaine Craventy n'oublia rien pour le
succиs de l'entreprise. Les instructions qu'il avait reзues des
agents supйrieurs de la Compagnie montraient quelle importance ils
attachaient а la rйussite de l'expйdition et а l'йtablissement
d'une nouvelle factorerie au-delа du soixante-dixiиme parallиle.
On peut donc affirmer que tout ce qu'il йtait humainement possible
de faire pour atteindre ce but fut fait. Mais la nature ne devait-
elle pas crйer d'insurmontables obstacles devant les pas du
courageux lieutenant? C'est ce que personne ne pouvait prйvoir!




V.

Du Fort-Reliance au Fort-Entreprise.


Les premiers beaux jours йtaient arrivйs. Le fond vert des
collines commenзait а reparaоtre sous les couches de neige en
partie effacйes. Quelques oiseaux, des cygnes, des tйtras, des
aigles а tкte chauve et autres migrateurs venant du sud, passaient
а travers les airs attiйdis. Les bourgeons se gonflaient aux
extrкmes branches des peupliers, des bouleaux et des saules. Les
grandes mares, formйes за et lа par la fonte des neiges,
attiraient ces canards а tкte rouge dont les espиces sont si
variйes dans l'Amйrique septentrionale. Les guillemots, les
puffins, les eider-ducks, allaient chercher au nord des parages
plus froids. Les musaraignes, petites souris microscopiques,
grosses comme une noisette, se hasardaient hors de leur trou, et
dessinaient sur le sol de capricieuses bigarrures du bout de leur
petite queue pointue. C'йtait une ivresse de respirer, de humer
ces rayons solaires que le printemps rendait si vivifiants! La
nature se rйveillait de son long sommeil, aprиs l'interminable
nuit de l'hiver, et souriait en s'йveillant. L'effet de ce
renouveau est peut-кtre plus sensible au milieu des contrйes
hyperborйennes qu'en tout autre point du globe.

Cependant, le dйgel n'йtait point complet. Le thermomиtre
Fahrenheit indiquait bien quarante et un degrйs au-dessus de zйro
(5° centigr. au-dessus de glace), mais la basse tempйrature des
nuits maintenait la surface des plaines neigeuses а l'йtat solide:
circonstance favorable, d'ailleurs, au glissage des traоneaux, et
dont Jasper Hobson voulait profiter avant le complet dйgel.

Les glaces du lac n'йtaient pas encore rompues. Les chasseurs du
fort, depuis un mois, faisaient d'heureuses excursions en
parcourant ces longues plaines unies, que le gibier frйquentait
dйjа. Mrs. Paulina Barnett ne put qu'admirer l'йtonnante habiletй
avec laquelle ces hommes se servaient de leurs raquettes. Chaussйs
de ces «souliers а neige», leur vitesse eыt йgalй celle d'un
cheval au galop. Suivant le conseil du capitaine Craventy, la
voyageuse s'exerзa а marcher au moyen de ces appareils, et en
quelque temps, elle devint fort habile а glisser а la surface des
neiges.

Depuis quelques jours dйjа, les Indiens arrivaient par bandes au
fort, afin d'йchanger les produits de leur chasse d'hiver contre
des objets manufacturйs. La saison n'avait pas йtй heureuse. Les
pelleteries n'abondaient pas; les fourrures de martre et de wison
atteignaient un chiffre assez йlevй, mais les peaux de castor, de
loutre, de lynx, d'hermine, de renard, йtaient rares. La Compagnie
faisait donc sagement en allant exploiter plus au nord des
territoires nouveaux, qui eussent encore йchappй а la rapacitй de
l'homme.

Le 16 avril, au matin, le lieutenant Jasper Hobson et son
dйtachement йtaient prкts а partir. L'itinйraire avait pu кtre
tracй d'avance sur toute cette partie dйjа connue de la contrйe
qui s'йtend entre le lac de l'Esclave et le lac du Grand-Ours,
situй au-delа du cercle polaire. Jasper Hobson devait atteindre le
Fort-Confidence, йtabli а l'extrйmitй septentrionale de ce lac.
Une station toute indiquйe pour y ravitailler son dйtachement,
c'йtait le Fort-Entreprise, bвti а deux cent milles dans le nord-
ouest, sur les bords du petit lac Snure. А raison de quinze milles
par jour, Jasper Hobson comptait y faire halte dиs les premiers
jours du mois de mai.

А partir de ce point, le dйtachement devait gagner par le plus
court le littoral amйricain, et se diriger ensuite vers le cap
Bathurst. Il avait йtй parfaitement convenu que, dans un an, le
capitaine Craventy enverrait un convoi de ravitaillement а ce cap
Bathurst, et que le lieutenant dйtacherait quelques hommes а la
rencontre de ce convoi pour le diriger vers l'endroit oщ le
nouveau fort serait йtabli. De cette faзon, l'avenir de la
factorerie йtait garanti contre toute chance fвcheuse, et le
lieutenant et ses compagnons, ces exilйs volontaires,
conserveraient encore quelques relations avec leurs semblables.

Dиs le matin du 16 avril, les traоneaux attelйs devant la poterne
n'attendaient plus que les voyageurs. Le capitaine Craventy, ayant
rйuni les hommes qui composaient le dйtachement, leur adressa
quelques sympathiques paroles. Par-dessus toutes choses, il leur
recommanda une constante union, au milieu de ces pйrils qu'ils
йtaient appelйs а braver. La soumission а leurs chefs йtait une
indispensable condition pour le succиs de cette entreprise, oeuvre
d'abnйgation et de dйvouement. Des hurrahs accueillirent le speech
du capitaine. Puis les adieux furent rapidement faits, et chacun
se plaзa dans le traоneau qui lui avait йtй dйsignй d'avance.
Jasper Hobson et le sergent Long tenaient la tкte. Mrs. Paulina
Barnett et Madge les suivaient, Madge maniant avec adresse le long
fouet esquimau terminй par une laniиre de nerf durci. Thomas Black
et l'un des soldats, le canadien Petersen, formaient le troisiиme
rang de la caravane. Les autres traоneaux dйfilaient ensuite,
occupйs par les soldats et les femmes. Le caporal Joliffe et Mrs.
Joliffe se tenaient а l'arriиre-garde. Suivant les ordres de
Jasper Hobson, chaque conducteur devait autant que possible
conserver sa place rйglementaire et maintenir sa distance de
maniиre а ne provoquer aucune confusion. Et, en effet, le choc de
ces traоneaux, lancйs а toute vitesse, aurait pu amener quelque
fвcheux accident.

En quittant le Fort-Reliance, Jasper Hobson prit directement la
route du nord-ouest. Il dut franchir d'abord une large riviиre qui
rйunissait le lac de l'Esclave au lac Wolmsley. Mais ce cours
d'eau, profondйment gelй encore, ne se distinguait pas de
l'immense plaine blanche. Un uniforme tapis de neige couvrait
toute la contrйe, et les traоneaux, enlevйs par leurs rapides
attelages, volaient sur cette couche durcie.

Le temps йtait beau, mais encore trиs froid. Le soleil, peu йlevй
au-dessus de l'horizon, dйcrivait sur le ciel une courbe trиs
allongйe. Ses rayons, brillamment rйflйchis par les neiges,
donnaient plus de lumiиre que de chaleur. Trиs heureusement, aucun
souffle de vent ne troublait l'atmosphиre, et ce calme de l'air
rendait le froid plus supportable. Cependant, la bise, grвce а la
vitesse des traоneaux, devait tant soit peu couper la figure de
ceux des compagnons du lieutenant Hobson qui n'йtaient pas faits
aux rudesses d'un climat polaire.

«Cela va bien, disait Jasper Hobson au sergent, immobile prиs de
lui comme s'il se fыt tenu au port d'armes, le voyage commence
bien. Le ciel est favorable, la tempйrature propice, nos attelages
filent comme des trains express, et, pour peu que ce beau temps
continue, notre traversйe s'opйrera sans encombre. Qu'en pensez-
vous, sergent Long?

-- Ce que vous pensez vous-mкme, lieutenant Jasper, rйpondit le
sergent, qui ne pouvait envisager les choses autrement que son
chef.

-- Vous кtes bien dйcidй comme moi, sergent, reprit Jasper Hobson,
а pousser aussi loin que possible notre reconnaissance vers le
nord?

-- Il suffira que vous commandiez, mon lieutenant, et j'obйirai.

-- Je le sais, sergent, rйpondit Jasper Hobson, je sais qu'il
suffit de vous donner un ordre pour qu'il soit exйcutй. Puissent
nos hommes comprendre comme vous l'importance de notre mission et
se dйvouer corps et вme aux intйrкts de la Compagnie! Ah! sergent
Long, je suis sыr que si je vous donnais un ordre impossible...

-- Il n'y a pas d'ordres impossibles, mon lieutenant.

-- Quoi! si je vous ordonnais d'aller au pфle Nord!

-- J'irais, mon lieutenant.

-- Et d'en revenir! ajouta Jasper Hobson en souriant.

-- J'en reviendrais,» rйpondit simplement le sergent Long.

Pendant ce colloque du lieutenant Hobson et de son sergent, Mrs.
Paulina Barnett et Madge, elles aussi, йchangeaient quelques
paroles, lorsqu'une pente plus accentuйe du sol retardait un
instant la marche du traоneau. Ces deux vaillantes femmes, bien
encapuchonnйes dans leur bonnets de loutre et а demi ensevelies
sous une йpaisse peau d'ours blanc, regardaient cette вpre nature
et les pвles silhouettes des hautes glaces qui se profilaient а
l'horizon. Le dйtachement avait dйjа laissй derriиre lui les
collines qui accidentaient la rive septentrionale du lac de
l'Esclave, et dont les sommets йtaient couronnйs de grimaзants
squelettes d'arbres. La plaine infinie se dйroulait а perte de vue
dans une complиte uniformitй. Quelques oiseaux animaient de leur
chant et de leur vol la vaste solitude. Parmi eux on remarquait
des troupes de cygnes qui йmigraient vers le nord, et dont la
blancheur se confondait avec la blancheur des neiges. On ne les
distinguait que lorsqu'ils se projetaient sur l'atmosphиre
grisвtre. Quand ils s'abattaient sur le sol, ils se confondaient
avec lui, et l'oeil le plus perзant n'aurait pu les reconnaоtre.

«Quelle йtonnante contrйe! disait Mrs. Paulina Barnett. Quelle
diffйrence entre ces rйgions polaires et nos verdoyantes plaines
de l'Australie! Te souviens-tu, ma bonne Madge, quand la chaleur
nous accablait sur les bords du golfe de Carpentarie, te
rappelles-tu ce ciel impitoyable, sans un nuage, sans une vapeur?

-- Ma fille, rйpondait Madge, je n'ai point comme toi le don de me
souvenir. Tu conserves tes impressions; moi, j'oublie les miennes.

-- Comment, Madge, s'йcria Mrs. Paulina Barnett, tu as oubliй les
chaleurs tropicales de l'Inde et de l'Australie? Il ne t'est pas
restй dans l'esprit un souvenir de nos tortures, quand l'eau nous
manquait au dйsert, quand les rayons de ce soleil nous brыlaient
jusqu'aux os, quand la nuit mкme n'apportait aucun rйpit а nos
souffrances!

-- Non, Paulina, non, rйpondait Madge, en s'enveloppant plus
йtroitement dans ses fourrures, non, je ne me souviens plus! Et
comment me rappellerais-je ces souffrances dont tu parles, cette
chaleur, ces tortures de la soif, en ce moment surtout oщ les
glaces nous entourent de toutes parts, et quand il me suffit de
laisser pendre ma main en dehors de ce traоneau pour ramasser une
poignйe de neige! Tu me parles de chaleur, lorsque nous gelons
sous les peaux d'ours qui nous couvrent! Tu te souviens des rayons
brыlants du soleil, quand ce soleil d'avril ne peut mкme pas
fondre les petits glaзons suspendus а nos lиvres! Non, ma fille,
ne me soutiens pas que la chaleur existe quelque part, ne me
rйpиte pas que je me sois jamais plainte d'avoir trop chaud, je ne
te croirais pas!»

Mrs. Paulina Barnett ne put s'empкcher de sourire.

«Mais, ajouta-t-elle, tu as donc bien froid, ma bonne Madge?

-- Certainement, ma fille, j'ai froid, mais cette tempйrature ne
me dйplaоt pas. Au contraire. Ce climat doit кtre trиs sain, et je
suis certaine que je me porterai а merveille dans ce bout
d'Amйrique! C'est vraiment un beau pays!

-- Oui, Madge, un pays admirable, et nous n'avons encore rien vu
jusqu'ici des merveilles qu'il renferme! Mais laisse notre voyage
s'accomplir jusqu'aux limites de la mer polaire, laisse l'hiver
venir avec ses glaces gigantesques, sa fourrure de neige, ses
tempкtes hyperborйennes, ses aurores borйales, ses constellations
splendides, sa longue nuit de six mois, et tu comprendras alors
combien l'oeuvre du Crйateur est toujours et partout nouvelle!»

Ainsi parlait Mrs. Paulina Barnett, entraоnйe par sa vive
imagination. Dans ces rйgions perdues, sous un climat implacable,
elle ne voulait voir que l'accomplissement des plus beaux
phйnomиnes de la nature. Ses instincts de voyageuse йtaient plus
forts que sa raison mкme. De ces contrйes polaires elle
n'extrayait que l'йmouvante poйsie dont les sagas ont perpйtuй la
lйgende, et que les bardes ont chantйe dans les temps ossianiques.
Mais Madge, plus positive, ne se dissimulait ni les dangers d'une
expйdition vers les continents arctiques, ni les souffrances d'un
hivernage, а moins de trente degrйs du pфle arctique.

Et en effet, de plus robustes avaient dйjа succombй aux fatigues,
aux privations, aux tortures morales et physiques, sous ces durs
climats. Sans doute, la mission du lieutenant Jasper Hobson ne
devait pas l'entraоner jusqu'aux latitudes les plus йlevйes du
globe. Sans doute, il ne s'agissait pas d'atteindre le pфle et de
se lancer sur les traces des Parry, des Ross, des Mac Clure, des
Kean, des Morton. Mais dиs qu'on a franchi le cercle polaire, les
йpreuves sont а peu prиs partout les mкmes et ne s'accroissent pas
proportionnellement avec l'йlйvation des latitudes. Jasper Hobson
ne songeait pas а se porter au-dessus du soixante-dixiиme
parallиle! Soit. Mais qu'on n'oublie pas que Franklin et ses
infortunйs compagnons sont morts, tuйs par le froid et la faim,
quand ils n'avaient pas mкme dйpassй le soixante-huitiиme degrй de
latitude septentrionale!

Dans le traоneau occupй par Mr. et Mrs. Joliffe, on causait de
toute autre chose. Peut-кtre le caporal avait-il un peu trop
arrosй les adieux du dйpart, car, par extraordinaire, il tenait
tкte а sa petite femme. Oui! il lui rйsistait, -- ce qui
n'arrivait vraiment que dans des circonstances exceptionnelles.

«Non, mistress Joliffe, disait le caporal, non, ne craignez rien!
Un traоneau n'est pas plus difficile а conduire qu'un poney-
chaise, et le diable m'emporte si je ne suis pas capable de
diriger un attelage de chiens!

-- Je ne conteste pas ton habiletй, rйpondait Mrs. Joliffe. Je
t'engage seulement а modйrer tes mouvements. Te voilа dйjа en tкte
de la caravane, et j'entends le lieutenant Hobson qui te crie de
reprendre ton rang а l'arriиre.

-- Laissez-le crier, madame Joliffe, laissez-le crier!...» Et le
caporal, enveloppant son attelage d'un nouveau coup de fouet,
accrut encore la rapiditй du traоneau.

«Prends garde, Joliffe! rйpйtait la petite femme. Pas si vite!
nous voici sur une pente!

-- Une pente! rйpondait le caporal. Vous appelez cela une pente,
madame Joliffe? Mais зa monte, au contraire!

-- Je te rйpиte que cela descend!

-- Je vous soutiens, moi, que зa monte! Voyez, voyez comme les
chiens tirent!»

Quoi qu'en eыt l'entкtй, les chiens ne tiraient en aucune faзon.
La dйclivitй du sol йtait, au contraire, fort prononcйe. Le
traоneau filait avec une rapiditй vertigineuse, et il se trouvait
dйjа trиs en avant du dйtachement. Mr. et Mrs. Joliffe
tressautaient а chaque instant. Les heurts, provoquйs par les
inйgalitйs de la couche neigeuse, se multipliaient. Les deux
йpoux, jetйs tantфt а droite, tantфt а gauche, se choquant l'un
l'autre, йtaient secouйs horriblement. Mais le caporal ne voulait
rien entendre, ni les recommandations de sa femme, ni les cris du
lieutenant Hobson. Celui-ci, comprenant le danger de cette course
folle, pressait son propre attelage, afin de rejoindre les
imprudents, et toute la caravane le suivait dans cette course
rapide.

Mais le caporal allait toujours de plus belle! Cette vitesse de
son vйhicule l'enivrait! Il gesticulait, il criait, il maniait son
long fouet comme eыt fait un sportsman accompli.

«Remarquable instrument que ce fouet! s'йcriait-il, et que les
Esquimaux savent manoeuvrer avec une habiletй sans pareille!

-- Mais tu n'es pas un Esquimau, s'йcriait Mrs. Joliffe, essayant,
mais en vain, d'arrкter le bras de son imprudent conducteur.

-- Je me suis laissй dire, reprenait le caporal, je me suis laissй
dire que ces Esquimaux savent piquer n'importe quel chien de leur
attelage а l'endroit qui leur convient. Ils peuvent mкme du bout
de ce nerf durci leur enlever un petit bout de l'oreille, s'ils le
jugent convenable. Je vais essayer...

-- N'essaye pas, Joliffe, n'essaye pas! s'йcria la petite femme,
effrayйe au plus haut point.

-- Ne craignez rien, mistress Joliffe, ne craignez rien! Je m'y
connais! Voilа prйcisйment notre cinquiиme chien de droite qui
fait des siennes! Je vais le corriger!...»

Mais sans doute le caporal n'йtait pas encore assez «Esquimau», ni
assez familiarisй avec le maniement de ce fouet dont la longue
laniиre dйpasse de quatre pieds l'avant-train de l'attelage, car
le fouet se dйveloppa en sifflant, et, revenant en arriиre par un
contre-coup mal combinй, il s'enroula autour du cou de maоtre
Joliffe lui-mкme, dont la calotte fourrйe s'envola dans l'air. Nul
doute que, sans cet йpais bonnet, le caporal ne se fыt arrachй sa
propre oreille.

En ce moment, les chiens se jetиrent de cфtй, le traоneau fut
culbutй et le couple prйcipitй dans la neige. Trиs heureusement,
la couche йtait йpaisse, et les deux йpoux n'eurent aucun mal.
Mais quelle honte pour le caporal! Et de quelle faзon le regarda
sa petite femme! Et quels reproches lui fit le lieutenant Hobson!

Le traоneau fut relevй; mais on dйcida que dorйnavant les rкnes du
vйhicule, comme celles du mйnage, appartiendrait de droit а Mrs.
Joliffe. Le caporal, tout penaud, dut se rйsigner, et la marche du
dйtachement, un instant interrompue, fut reprise aussitфt.

Pendant les quinze jours qui suivirent, aucun incident ne se
produisit. Le temps йtait toujours propice, la tempйrature
supportable, et le 1er mai, le dйtachement arrivait au Fort-
Entreprise.




VI.

Un duel de wapitis.


L'expйdition avait franchi une distance de deux cents milles
depuis son dйpart du Fort-Reliance. Les voyageurs, favorisйs par
de longs crйpuscules, courant jour et nuit sur leurs traоneaux,
pendant que les attelages les emportaient а toute vitesse, йtaient
vйritablement accablйs de fatigue, quand ils arrivиrent aux rives
du lac Snure, prиs duquel s'йlevait le Fort-Entreprise.

Ce fort, йtabli depuis quelques annйes seulement par la Compagnie
de la baie d'Hudson, n'йtait en rйalitй qu'un poste
d'approvisionnement de peu d'importance. Il servait principalement
de station aux dйtachements qui accompagnaient les convois de
pelleteries venus du lac du Grand-Ours situй а prиs de trois cents
milles dans le nord-ouest. Une douzaine de soldats en formaient la
garde. Le fort n'йtait composй que d'une maison de bois, entourйe
d'une enceinte palissadйe. Mais, si peu confortable que fыt cette
habitation, les compagnons du lieutenant Hobson s'y rйfugiиrent
avec plaisir, et, pendant deux jours, ils s'y reposиrent des
premiиres fatigues de leur voyage.

Le printemps polaire faisait dйjа sentir en ce lieu sa modeste
influence. La neige fondait peu а peu, et les nuits n'йtaient dйjа
plus assez froides pour la glacer а nouveau. Quelques lйgиres
mousses, de maigres graminйes, verdissaient за et lа, et de
petites fleurs, presque incolores, montraient leur humide corolle
entre les cailloux. Ces manifestations de la nature, а demi
rйveillйe aprиs la longue nuit de l'hiver, plaisaient au regard
endolori par la blancheur des neiges, que charmait l'apparition de
ces rares spйcimens de la flore arctique.

Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson mirent а profit leurs
loisirs pour visiter les rives du petit lac. Tous les deux ils
comprenaient la nature et l'admiraient avec enthousiasme. Ils
allиrent donc, de compagnie, а travers les glaзons йboulйs et les
cascades qui s'improvisaient sous l'action des rayons solaires. La
surface du lac Snure йtait prise encore. Nulle fissure n'indiquait
une prochaine dйbвcle. Quelques icebergs en ruine hйrissaient sa
surface solide, affectant des formes pittoresques du plus йtrange
effet, surtout quand la lumiиre, s'irisant а leurs arкtes, en
variait les couleurs. On eыt dit les morceaux d'un arc-en-ciel
brisй par une main puissante, et qui s'entrecroisaient sur le sol.

«Ce spectacle est vraiment beau! monsieur Hobson, rйpйtait Mrs.
Paulina Barnett. Ces effets de prisme se modifient а l'infini,
suivant la place que l'on occupe. Ne vous semble-t-il pas que nous
sommes penchйs sur l'ouverture d'un immense kalйidoscope? Mais
peut-кtre кtes-vous dйjа blasй sur ce spectacle si nouveau pour
moi?

-- Non, madame, rйpondit le lieutenant. Bien que je sois nй sur ce
continent et quoique mon enfance et ma jeunesse s'y soient passйes
tout entiиres, je ne me rassasie jamais d'en contempler les
beautйs sublimes. Mais si votre enthousiasme est dйjа grand,
lorsque le soleil verse sa lumiиre sur cette contrйe, c'est-а-dire
quand l'astre du jour a dйjа modifiй l'aspect de ce pays, que
sera-t-il lorsqu'il vous sera donnй d'observer ces territoires au
milieu des grands froids de l'hiver? Je vous avouerai, madame, que
le soleil, si prйcieux aux rйgions tempйrйes, me gвte un peu mon
continent arctique!

-- Vraiment, monsieur Hobson, rйpondit la voyageuse, en souriant а
l'observation du lieutenant. J'estime pourtant que le soleil est
un excellent compagnon de route, et qu'il ne faut pas se plaindre
de la chaleur qu'il donne, mкme aux rйgions polaires!

-- Ah! madame, rйpondit Jasper Hobson, je suis de ceux qui pensent
qu'il vaut mieux visiter la Russie pendant l'hiver, et le Sahara
pendant l'йtй. On voit alors ces pays sous l'aspect qui les
caractйrise. Non! le soleil est un astre des hautes zones et des
pays chauds. А trente degrйs du pфle, il n'est vйritablement plus
а sa place! Le ciel de cette contrйe, c'est le ciel pur et froid
de l'hiver, ciel tout constellй, qu'enflamme parfois l'йclat d'une
aurore borйale. C'est ici le pays de la nuit, non celui du jour,
madame, et cette longue nuit du pфle vous rйserve des
enchantements et des merveilles.

-- Monsieur Hobson, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, avez-vous
visitй les zones tempйrйes de l'Europe et de l'Amйrique?

-- Oui, madame, et je les ai admirйes comme elles mйritent de
l'кtre. Mais c'est toujours avec une passion plus ardente, avec un
enthousiasme nouveau, que je suis revenu а ma terre natale. Je
suis l'homme du froid, et, vйritablement, je n'ai aucun mйrite а
le braver. Il n'a pas prise sur moi, et, comme les Esquimaux, je
puis vivre pendant des mois entiers dans une maison de neige.

-- Monsieur Hobson, rйpondit la voyageuse, vous avez une maniиre
de parler de ce redoutable ennemi, qui rйchauffe le coeur!
J'espиre bien me montrer digne de vous, et, si loin que vous
alliez braver le froid du pфle, nous irons le braver ensemble.

-- Bien, madame, bien, et puissent tous ces compagnons qui me
suivent, ces soldats et ces femmes, se montrer aussi rйsolus que
vous l'кtes! Dieu aidant, nous irons loin alors!

-- Mais vous ne pouvez vous plaindre de la faзon dont ce voyage a
commencй. Jusqu'ici, pas un seul accident, un temps propice а la
marche des traоneaux, une tempйrature supportable! Tout nous
rйussit а souhait.

-- Sans doute, madame, rйpondit le lieutenant; mais prйcisйment,
ce soleil, que vous admirez tant, va bientфt multiplier les
fatigues et les obstacles sous nos pas.

-- Que voulez-vous dire, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina
Barnett.

-- Je veux dire que sa chaleur aura avant peu changй l'aspect et
la nature du pays, que la glace fondue ne prйsentera plus une
surface favorable au glissage des traоneaux, que le sol
redeviendra raboteux et dur, que nos chiens haletants ne nous
enlиveront plus avec la rapiditй d'une flиche, que les riviиres et
les lacs vont reprendre leur йtat liquide, et qu'il faudra les
tourner ou les passer а guй. Tous ces changements, madame, dus а
l'influence solaire, se traduiront par des retards, des fatigues,
des dangers, dont les moindres sont ces neiges friables qui fuient
sous le pied ou ces avalanches qui se prйcipitent du sommet des
montagnes de glace! Oui! voilа ce que nous vaudra ce soleil qui
chaque jour s'йlиve de plus en plus au-dessus de l'horizon!
Rappelez-vous bien ceci, madame! Des quatre йlйments de la
cosmogonie antique, un seul ici, l'air, nous est utile,
nйcessaire, indispensable. Mais les trois autres, la terre, le feu
et l'eau, ils ne devraient pas exister pour nous! Ils sont
contraires а la nature mкme des rйgions polaires!...»

Le lieutenant exagйrait sans doute. Mrs. Paulina Barnett aurait pu
facilement rйtorquer cette argumentation, mais il ne lui
dйplaisait pas d'entendre Jasper Hobson s'exprimer avec cette
ardeur. Le lieutenant aimait passionnйment le pays vers lequel les
hasards de sa vie de voyageuse la conduisaient en ce moment, et
c'йtait une garantie qu'il ne reculerait devant aucun obstacle.

Et, cependant, Jasper Hobson avait raison, lorsqu'il s'en prenait
au soleil des embarras а venir. On le vit bien, quand, trois jours
aprиs, le 4 mai, le dйtachement se remit en route. Le thermomиtre,
mкme aux heures les plus froides de la nuit, se maintenait
constamment au-dessus de trente-deux degrйs[2]. Les vastes plaines
subissaient un dйgel complet. La nappe blanche s'en allait en eau.
Les aspйritйs d'un sol fait de roches de formation primitive se
trahissaient par des chocs multipliйs qui secouaient les
traоneaux, et, par contrecoup, les voyageurs. Les chiens, par la
rudesse du tirage, йtaient forcйs de s'en tenir а l'allure du
petit trot, et on eыt pu sans danger, maintenant, remettre les
guides а la main imprudente du caporal Joliffe. Ni ses cris ni les
excitations du fouet n'auraient pu imprimer aux attelages surmenйs
une vitesse plus grande.

Il arriva donc que, de temps en temps, les voyageurs diminuиrent
la charge des chiens en faisant une partie de la route а pied. Ce
mode de locomotion convenait, d'ailleurs, aux chasseurs du
dйtachement, qui s'йlevait insensiblement vers les territoires
plus giboyeux de l'Amйrique anglaise. Mrs. Paulina Barnett et sa
fidиle Magde suivaient ces chasses avec un intйrкt marquй. Thomas
Black affectait, au contraire, de se dйsintйresser absolument de
tout exercice cynйgйtique. Il n'йtait pas venu jusqu'en ces
contrйes lointaines dans le but de chasser le wison ou l'hermine,
mais uniquement pour observer la lune, а ce moment prйcis oщ elle
couvrirait de son disque le disque du soleil. Aussi, quand l'astre
des nuits paraissait au-dessus de l'horizon, l'impatient astronome
le dйvorait-il des yeux. Ce qui provoquait le lieutenant а lui
dire:

«Hein! monsieur Black! si, par impossible, la lune manquait au
rendez-vous du 18 juillet 1860, voilа qui serait dйsagrйable pour
vous!

-- Monsieur Hobson, rйpondait gravement l'astronome, si la lune se
permettait un tel manque de convenances, je l'attaquerais en
justice!»

Les principaux chasseurs du dйtachement йtaient les soldats Marbre
et Sabine, tous les deux passйs maоtres dans leur mйtier. Ils y
avaient acquis une adresse sans йgale, et les plus habiles Indiens
ne leur en auraient pas remontrй pour la vivacitй de l'oeil et
l'habiletй de la main. Ils йtaient trappeurs et chasseurs tout а
la fois. Ils connaissaient tous les appareils ou engins au moyen
desquels on peut s'emparer des martres, des loutres, des loups,
des renards, des ours, etc. Aucune ruse ne leur йtait inconnue.
Hommes adroits et intelligents, que ce Marbre et ce Sabine, et le
capitaine Craventy avait sagement fait en les adjoignant au
dйtachement du lieutenant Hobson.

Mais, pendant la marche de la petite troupe, ni Marbre ni Sabine
n'avaient le loisir de dresser des piиges. Ils ne pouvaient
s'йcarter que pendant une heure ou deux, au plus, et devaient se
contenter du seul gibier qui passait а portйe de leur fusil.
Cependant, ils furent assez heureux pour tuer un de ces grands
ruminants de la faune amйricaine qui se rencontrent rarement sous
une latitude aussi йlevйe.

Un jour, dans la matinйe du 15 mai, les deux chasseurs, le
lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett, s'йtaient portйs а
quelques milles dans l'est de l'itinйraire. Marbre et Sabine
avaient obtenu de leur lieutenant la permission de suivre quelques
traces fraоches qu'ils venaient de dйcouvrir, et non seulement
Jasper Hobson les y autorisa, mais il voulu les suivre lui-mкme,
en compagnie de la voyageuse.

Ces empreintes йtaient йvidemment dues au passage rйcent d'une
demi-douzaine de daims de grande taille. Pas d'erreur possible.
Marbre et Sabine йtaient affirmatifs sur ce point, et, au besoin,
ils auraient pu nommer l'espиce а laquelle appartenaient ces
ruminants.

«La prйsence de ces animaux en cette contrйe semble vous
surprendre, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett au
lieutenant.

-- En effet, madame, rйpondit Jasper Hobson, et il est rare de
rencontrer de telles espиces au-delа du cinquante-septiиme degrй
de latitude. Quand nous les chassons, c'est seulement au sud du
lac de l'Esclave, lа oщ se rencontrent avec des pousses de saule
et de peuplier, certaines roses sauvages dont les daims sont trиs
friands.

-- Il faut alors admettre que ces ruminants, aussi bien que les
animaux а fourrures, traquйs par les chasseurs, s'enfuient
maintenant vers des territoires plus tranquilles.

-- Je ne vois pas d'autre explication de leur prйsence а la
hauteur du soixante-cinquiиme parallиle, rйpondit le lieutenant,
en admettant toutefois que nos deux hommes ne se soient pas mйpris
sur la nature et l'origine de ces empreintes.

-- Non, mon lieutenant, rйpondit Sabine, non! Marbre et moi, nous
ne nous sommes pas trompйs. Ces traces ont йtй laissйes sur le sol
par ces daims, que, nous autres chasseurs, nous appelons des daims
rouges, et dont le nom indigиne est «wapiti».

-- Cela est certain, ajouta Marbre. De vieux trappeurs comme nous
ne s'y laisseraient pas prendre. D'ailleurs, mon lieutenant,
entendez-vous ces sifflements singuliers?»

Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett et leurs compagnons йtaient
arrivйs, en ce moment, а la base d'une petite colline dont les
pentes, dйpourvues de neige, йtaient praticables. Ils se hвtиrent
de la gravir, tandis que les sifflements, signalйs par Marbre, se
faisaient entendre avec une certaine intensitй. Des cris,
semblables au braiment de l'вne, s'y mкlaient parfois et
prouvaient que les deux chasseurs ne s'йtaient pas mйpris.

Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Marbre et Sabine, parvenus au
sommet de la colline, portиrent leurs regards sur la plaine qui
s'йtendait vers l'est. Le sol accidentй йtait encore blanc а de
certaines places, mais une lйgиre teinte verte tranchait en maint
endroit avec les йblouissantes plaques de neige. Quelques arbustes
dйcharnйs grimaзaient за et lа. А l'horizon, de grands icebergs,
nettement dйcoupйs, se profilaient sur le fond grisвtre du ciel.

«Des wapitis! des wapitis! les voilа! s'йcriиrent d'une commune
voix Sabine et Marbre, en indiquant а un quart de mille dans l'est
un groupe compact d'animaux trиs aisйment reconnaissables.

-- Mais que font-ils? demanda la voyageuse.

-- Ils se battent, madame, rйpondit Jasper Hobson. C'est assez
leur coutume, quand le soleil du pфle leur йchauffe le sang!
Encore un effet dйplorable de l'astre radieux!»

De la distance а laquelle ils se trouvaient, Jasper Hobson, Mrs.
Paulina Barnett et leurs compagnons pouvaient facilement
distinguer le groupe des wapitis. C'йtaient de magnifiques
йchantillons de cette famille de daims, que l'on connaоt sous les
noms variйs de cerfs а cornes rondes, cerfs amйricains, biches,
йlans gris et йlans rouges. Ces bкtes йlйgantes avaient les jambes
fines. Quelques poils rougeвtres, dont la couleur devait
s'accentuer encore pendant la saison chaude, parsemaient leurs
robes brunes. А leurs cornes blanches, qui se dйveloppaient
superbement, on reconnaissait facilement en eux des mвles
farouches, car les femelles sont absolument dйpourvues de cet
appendice. Ces wapitis йtaient autrefois rйpandus sur tous les
territoires de l'Amйrique septentrionale, et les Йtats de l'Union
en recelaient un grand nombre. Mais, les dйfrichements s'opйrant
de toutes parts, les forкts tombant sous la hache des pionniers,
le wapiti dut se rйfugier dans les paisibles districts du Canada.
Lа encore, la tranquillitй lui manqua bientфt, et il dut
frйquenter plus spйcialement les abords de la baie d'Hudson. En
somme, le wapiti est plutфt un animal des pays froids, cela est
certain; mais, ainsi que l'avait fait observer le lieutenant, il
n'habite pas ordinairement les territoires situйs au-delа du
cinquante-septiиme parallиle. Donc, ceux-ci ne s'йtaient йlevйs si
haut que pour fuir les Chippeways, qui leur faisaient une guerre а
outrance, et retrouver cette sйcuritй qui ne manque jamais au
dйsert.

Cependant, le combat des wapitis se poursuivait avec acharnement.
Ces animaux n'avaient point aperзu les chasseurs dont
l'intervention n'aurait probablement pas arrкtй leur lutte. Marbre
et Sabine, qui savaient bien а quels aveugles combattants ils
avaient affaire, pouvaient donc s'approcher sans crainte et tirer
а loisir.

La proposition en fut faite par le lieutenant Hobson.

«Faites excuse, mon lieutenant, rйpondit Marbre. Йpargnons notre
poudre et nos balles. Ces bкtes-lа jouent un jeu а s'entre-tuer,
et nous arriverons toujours а temps pour relever les vaincus.»

«Est-ce que ces wapitis ont une valeur commerciale? demanda Mrs.
Paulina Barnett.

-- Oui, madame, rйpondit Jasper Hobson, et leur peau, qui est
moins йpaisse que celle de l'йlan proprement dit, forme un cuir
trиs estimй. En frottant cette peau avec la graisse et la cervelle
mкme de l'animal, on la rend extrкmement souple, et elle supporte
йgalement bien la sйcheresse et l'humiditй. Aussi les Indiens
recherchent-ils avec soin toutes les occasions de se procurer des
peaux de wapitis.

-- Mais leur chair ne donne-t-elle pas une venaison excellente?

-- Mйdiocre, madame, rйpondit le lieutenant, fort mйdiocre, en
vйritй. Cette chair est dure, d'un goыt peu savoureux. Sa graisse
se fige immйdiatement dиs qu'elle est retirйe du feu et s'attache
aux dents. C'est donc une chair peu estimйe, et qui est
certainement infйrieure а celle des autres daims. Cependant, faute
de mieux, pendant les jours de disette, on en mange, et elle
nourrit son homme tout comme un autre.»

Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson s'entretenaient ainsi depuis
quelques minutes, lorsque la lutte des wapitis se modifia
subitement. Ces ruminants avaient-ils satisfait leur colиre?
Avaient-ils aperзu les chasseurs et sentaient-ils un danger
prochain? Quoi qu'il en fыt, au mкme moment, а l'exception de deux
wapitis de haute taille, toute la troupe s'enfuit vers l'est avec
une vitesse sans йgale. En quelques instants, ces animaux avaient
disparu, et le cheval le plus rapide n'aurait pu les rejoindre.

Mais deux daims, superbes а voir, йtaient restйs sur le champ de
bataille. Le crвne baissй, cornes contre cornes, les jambes de
l'arriиre-train puissamment arc-boutйes, ils se faisaient tкte.
Semblables а deux lutteurs qui n'abandonnent plus prise dиs qu'ils
sont parvenus а se saisir, ils ne se lвchaient pas et pivotaient
sur leurs jambes de devant, comme s'ils eussent йtй rivйs l'un а
l'autre.

«Quel acharnement! s'йcria Mrs. Paulina Barnett.

-- Oui, rйpondit Jasper Hobson. Ce sont des bкtes rancuniиres que
ces wapitis, et elles vident lа, sans doute, une ancienne
querelle!

-- Mais ne serait-ce pas le moment de les approcher, tandis que la
rage les aveugle? demanda la voyageuse.

-- Nous avons le temps, madame, rйpondit Sabine, et ces daims-lа
ne peuvent plus nous йchapper! Nous serions а trois pas d'eux, le
fusil а l'йpaule et le doigt sur la gвchette, qu'ils ne
quitteraient pas la place!

-- Vraiment?

-- En effet, madame, dit Jasper Hobson, qui avait regardй plus
attentivement les deux combattants aprиs l'observation du
chasseur, et, soit de notre main, soit par la dent des loups, ces
wapitis mourront tфt ou tard а l'endroit mкme qu'ils occupent en
ce moment.

-- Je ne comprends pas ce qui vous fait parler ainsi, monsieur
Hobson, rйpondit la voyageuse.

-- Eh bien, approchez, madame, rйpondit le lieutenant. Ne craignez
point d'effaroucher ces animaux. Ainsi que vous l'a dit notre
chasseur, ils ne peuvent plus s'enfuir.»

Mrs. Paulina Barnett, accompagnйe de Sabine, de Marbre et du
lieutenant, descendit la colline. Quelques minutes lui suffirent а
franchir la distance qui la sйparait du thйвtre du combat. Les
wapitis n'avaient pas bougй. Ils se poussaient simultanйment de la
tкte, comme deux bйliers en lutte, mais ils semblaient
insйparablement liйs l'un а l'autre.

En effet, dans l'ardeur du combat, les cornes des deux wapitis
s'йtaient tellement enchevкtrйes qu'elles ne pouvaient plus se
dйgager, а moins de se rompre. C'est un fait qui se produit
souvent, et sur les territoires de chasse, il n'est pas rare de
rencontrer ces appendices branchus gisant sur le sol et attachйs
les uns aux autres. Les animaux, ainsi embarrassйs, ne tardent pas
а mourir de faim, ou ils deviennent facilement la proie des
fauves.

Deux balles terminиrent le combat des wapitis. Marbre et Sabine,
les dйpouillant sйance tenante, conservиrent leur peau, qu'ils
devaient prйparer plus tard, et abandonnиrent aux loups et aux
ours un monceau de chair saignante.




VII.

Le cercle polaire.


L'expйdition continua de s'avancer vers le nord-ouest, mais le
tirage des traоneaux sur ce sol inйgal fatiguait extrкmement les
chiens. Ces courageuses bкtes ne s'emportaient plus, elles que la
main de leurs conducteurs avait tant de peine а contenir au dйbut
du voyage. On ne pouvait obtenir des attelages que huit а dix
milles par jour. Cependant, Jasper Hobson pressait autant que
possible la marche de son dйtachement. Il avait hвte d'arriver а
l'extrйmitй du lac du Grand-Ours et d'atteindre le Fort-
Confidence. Lа, en effet, il comptait recueillir quelques
renseignements utiles а son expйdition. Les Indiens qui
frйquentent les rives septentrionales du lac avaient-ils dйjа
parcouru les parages voisins de la mer? L'ocйan Arctique йtait-il
libre а cette йpoque de l'annйe? C'йtaient lа de graves questions,
qui, rйsolues affirmativement, pouvaient fixer le sort de la
nouvelle factorerie.

La contrйe que la petite troupe traversait alors йtait
capricieusement coupйe d'un grand nombre de cours d'eau, pour la
plupart tributaires de deux fleuves importants qui, coulant du sud
au nord, vont se jeter dans l'ocйan Glacial arctique. Ce sont, а
l'ouest, le fleuve Mackenzie; а l'est, la Copper-mine-river. Entre
ces deux principales artиres se dessinaient des lacs, des lagons,
des йtangs nombreux. Leur surface, maintenant dйgelйe, ne
permettait dйjа plus aux traоneaux de s'y aventurer. Dиs lors,
nйcessitй de les tourner, ce qui accroissait considйrablement la
longueur de la route.

Dйcidйment, il avait raison, le lieutenant Hobson. L'hiver est la
vйritable saison de ces pays hyperborйens, car il les rend plus
aisйment praticables. Mrs. Paulina Barnett devait le reconnaоtre
en plus d'une occasion.

Cette rйgion, comprise dans la Terre maudite, йtait, d'ailleurs,
absolument dйserte, comme le sont presque tous les territoires
septentrionaux du continent amйricain. On a calculй, en effet, que
la moyenne de la population n'y donne pas un habitant par dix
milles carrйs. Ces habitants sont, sans compter les indigиnes dйjа
trиs rarйfiйs, quelques milliers d'agents ou de soldats,
appartenant aux diverses compagnies de fourrures. Cette population
est plus gйnйralement massйe sur les districts du sud et aux
environs des factoreries. Aussi, nulle empreinte de pas humains ne
fut-elle relevйe sur la route du dйtachement. Les traces,
conservйes sur le sol friable, appartenaient uniquement aux
ruminants et aux rongeurs. Quelques ours furent aperзus, animaux
terribles, quand ils appartiennent aux espиces polaires.
Toutefois, la raretй de ces carnassiers йtonnait Mrs. Paulina
Barnett. La voyageuse pensait, en s'en rapportant aux rйcits des
hiverneurs, que les rйgions arctiques devaient кtre trиs
frйquentйes par ces redoutables animaux, puisque les naufragйs ou
les baleiniers de la baie de Baffin comme ceux du Groлnland et du
Spitzberg, sont journellement attaquйs par eux, et c'est а peine
si quelques-uns se montraient au large du dйtachement.

«Attendez l'hiver, madame, lui rйpondait le lieutenant Hobson,
attendez le froid qui engendre la faim, et peut-кtre serez-vous
servie а souhait!»

Cependant, aprиs un fatigant et long parcours, le 23 mai, la
petite troupe йtait enfin arrivйe sur la limite du Cercle polaire.
On sait que ce parallиle, йloignй de 23° 27' 57'' du pфle nord,
forme cette limite mathйmatique а laquelle s'arrкtent les rayons
solaires, lorsque l'astre radieux dйcrit son arc dans l'hйmisphиre
opposйe. А partir de ce point, l'expйdition entrait donc
franchement sur les territoires des rйgions arctiques.

Cette latitude avait йtй relevйe soigneusement au moyen des
instruments trиs prйcis que l'astronome Thomas Black et Jasper
Hobson maniaient avec une йgale habiletй. Mrs. Paulina Barnett,
prйsente а l'opйration, apprit avec satisfaction qu'elle allait
enfin franchir le Cercle polaire. Amour-propre de voyageuse, bien
admissible, en vйritй.

«Vous avez dйjа passй les deux tropiques dans vos prйcйdents
voyages, madame, lui dit le lieutenant, et vous voilа aujourd'hui
sur la limite du Cercle polaire. Peu d'explorateurs se sont ainsi
aventurйs sous des zones si diffйrentes! Les uns ont, pour ainsi
dire, la spйcialitй des terres chaudes, et l'Afrique et
l'Australie, principalement, forment le champ de leurs
investigations. Tels les Barth, les Burton, les Livingstone, les
Speck, les Douglas, les Stuart. D'autres, au contraire, se
passionnent, pour ces rйgions arctiques, encore si imparfaitement
connues, les Mackenzie, les Franklin, les Penny, les Kane, les
Parry, les Rae, dont nous suivons en ce moment les traces. Il
convient donc de fйliciter Mrs. Paulina Barnett d'кtre une
voyageuse si cosmopolite.

-- Il faut tout voir, ou du moins tenter de tout voir, monsieur
Hobson, rйpondit Mrs. Paulina Barnett. Je crois que les
difficultйs et les pйrils sont а peu prиs partout les mкmes, sous
quelque zone qu'ils se prйsentent. Si nous n'avons pas а craindre
sur ces terres arctiques les fiиvres des pays chauds,
l'insalubritй des hautes tempйratures et la cruautй des tribus de
race noire, le froid n'est pas un ennemi moins redoutable. Les
animaux fйroces se rencontrent sous toutes les latitudes, et les
ours blancs, j'imagine, n'accueillent pas mieux les voyageurs que
les tigres du Tibet ou les lions de l'Afrique. Donc, au-delа des
Cercles polaires, mкmes dangers, mкmes obstacles qu'entre les deux
tropiques. Il y a lа des rйgions qui se dйfendront longtemps
contre les tentatives des explorateurs.

-- Sans doute, madame, rйpondit Jasper Hobson, mais j'ai lieu de
penser que les contrйes hyperborйennes rйsisteront plus longtemps.
Dans les rйgions tropicales, ce sont principalement les indigиnes
dont la prйsence forme le plus insurmontable obstacle, et je sais
combien de voyageurs ont йtй victimes de ces barbares africains,
qu'une guerre civilisatrice rйduira nйcessairement un jour! Dans
les contrйes arctiques ou antarctiques, au contraire, ce ne sont
point les habitants qui arrкtent l'explorateur, c'est la nature
elle-mкme, c'est l'infranchissable banquise, c'est le froid, le
cruel froid qui paralyse les forces humaines!

-- Vous croyez donc, monsieur Hobson, que la zone torride aura йtй
fouillйe jusque dans ses territoires les plus secrets en Afrique
et en Australie avant que la zone glaciale ait йtй parcourue tout
entiиre?

-- Oui, madame, rйpondit le lieutenant, et cette opinion me semble
basйe sur les faits. Les plus audacieux dйcouvreurs des rйgions
arctiques, Parry, Penny, Franklin, Mac-Clure, Kane, Morton, ne se
sont pas йlevйs au-dessus du quatre vingt-troisiиme parallиle,
restant ainsi а plus de sept degrйs du pфle. Au contraire,
l'Australie a йtй plusieurs fois explorйe du sud au nord par
l'intrйpide Stuart, et l'Afrique mкme, -- si redoutable а qui
l'affronte, -- fut totalement traversйe par le docteur Livingstone
depuis la baie de Loanga jusqu'aux embouchures du Zambиze. On a
donc le droit de penser que les contrйes йquatoriales sont plus
prиs d'кtre reconnues gйographiquement que les territoires
polaires.

-- Croyez-vous, monsieur Hobson, demanda Mrs. Paulina Barnett, que
l'homme puisse jamais atteindre le pфle mкme?

-- Sans aucun doute, madame, rйpondit Jasper Hobson, l'homme, --
ou la femme, ajouta-t-il en souriant. Cependant, il me semble que
les moyens employйs jusqu'ici par les navigateurs afin de s'йlever
jusqu'а ce point, auquel se croisent tous les mйridiens du globe,
doivent кtre absolument modifiйs. On parle de la mer libre que
quelques observateurs auraient entrevue. Mais cette mer, dйgagйe
de glaces, si elle existe toutefois, est difficile а atteindre, et
nul ne peut assurer, avec preuves а l'appui, qu'elle s'йtende
jusqu'au pфle. Je pense, d'ailleurs, que la mer libre crйerait
plutфt une difficultй qu'une facilitй aux explorateurs. Pour moi,
j'aimerais mieux avoir а compter, pendant toute la durйe du
voyage, sur un terrain solide, qu'il fыt fait de roc ou de glace.
Alors, au moyen d'expйditions successives, je ferais йtablir des
dйpфts de vivres et de charbons de plus en plus rapprochйs du
pфle, et de cette faзon, avec beaucoup de temps, beaucoup
d'argent, peut-кtre en sacrifiant bien des hommes а la solution de
ce grand problиme scientifique, je crois que j'atteindrais cet
inaccessible point du globe.

-- Je partage votre opinion, monsieur Hobson, rйpondit Mrs.
Paulina Barnett, et, si jamais vous tentiez l'aventure, je ne
craindrais pas de partager avec vous fatigues et dangers, pour
aller planter au pфle nord le pavillon du Royaume-Uni! Mais, en ce
moment, tel n'est point notre but.

-- En ce moment, non, madame, rйpondit Jasper Hobson. Toutefois,
les projets de la Compagnie une fois rйalisйs, lorsque le nouveau
fort aura йtй йlevй sur l'extrкme limite du continent amйricain,
il est possible qu'il devienne un point de dйpart naturel pour
toute expйdition dirigйe vers le nord. D'ailleurs, si les animaux
а fourrures, trop vivement pourchassйs, se rйfugient au pфle, il
faudra bien que nous les suivions jusque lа!

-- А moins que cette coыteuse mode des fourrures ne passe enfin,
rйpondit Mrs. Paulina Barnett.

-- Ah! madame, s'йcria le lieutenant, il se trouvera toujours
quelque jolie femme qui aura envie d'un manchon de zibeline ou
d'une pиlerine de wison, et il faudra bien la satisfaire!

-- Je le crains, rйpondit en riant la voyageuse, et il est
probable, en effet, que le premier dйcouvreur du pфle n'aura
atteint ce point qu'а la suite d'une martre ou d'un renard
argentй!

-- C'est ma conviction, madame, reprit Jasper Hobson. La nature
humaine est ainsi faite, et l'appвt du gain entraоnera toujours
l'homme plus loin et plus vite que l'intйrкt scientifique.

-- Quoi! c'est vous qui parlez ainsi, vous, monsieur Hobson!

-- Mais ne suis-je pas un employй de la Compagnie de la Baie
d'Hudson, madame, et la Compagnie fait-elle autre chose que de
risquer ses capitaux et ses agents dans l'unique espoir
d'accroоtre ses bйnйfices?

-- Monsieur Hobson, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, je crois vous
connaоtre assez pour affirmer qu'au besoin vous sauriez vous
dйvouer corps et вme а la science. S'il fallait dans un intйrкt
purement gйographique vous йlever jusqu'au pфle, je suis assurйe
que vous n'hйsiteriez pas. Mais, ajouta-t-elle en souriant, c'est
lа une grosse question dont la solution est encore bien йloignйe.
Pour nous, nous ne sommes encore arrivйs qu'au Cercle polaire, et
j'espиre que nous le franchirons sans trop de difficultйs.

-- Je ne sais trop, madame, rйpondit Jasper Hobson, qui, en ce
moment, observait attentivement l'йtat de l'atmosphиre. Le temps
depuis quelques jours devient menaзant. Voyez la teinte
uniformйment grise du ciel. Toutes ces brumes ne tarderont pas а
se rйsoudre en neige, et, pour peu que le vent se lиve, nous
pourrons bien кtre battus par quelque grosse tempкte. J'ai
vraiment hвte d'кtre arrivй au lac du Grand-Ours!

-- Alors, monsieur Hobson, rйpondit Mrs. Paulina Barnett en se
levant, ne perdons pas de temps, et donnez-nous le signal du
dйpart.»

Le lieutenant ne demandait point а кtre stimulй. Seul, ou
accompagnй d'hommes йnergiques comme lui, il eыt poursuivi sa
marche en avant, sans perdre ni une nuit ni un jour. Mais il ne
pouvait obtenir de tous ce qu'il eыt obtenu de lui-mкme. Il lui
fallait nйcessairement compter avec les fatigues des autres, s'il
ne faisait aucun cas des siennes. Ce jour-lа donc, par prudence,
il accorda quelques heures de repos а sa petite troupe, qui, vers
trois heures aprиs-midi, reprit la route interrompue.

Jasper Hobson ne s'йtait point trompй en pressentant un changement
prochain dans l'йtat de l'atmosphиre. Ce changement, en effet, ne
se fit pas attendre. Pendant cette journйe, dans l'aprиs-midi, les
brumes s'йpaissirent et prirent une teinte jaunвtre d'un sinistre
aspect. Le lieutenant йtait assez inquiet, sans cependant rien
laisser paraоtre de son inquiйtude, et, tandis que les chiens de
son traоneau le dйplaзaient, non sans grandes fatigues, il
s'entretenait avec le sergent Long, que ces symptфmes d'une
tempкte ne laissaient pas de prйoccuper.

Le territoire que le dйtachement traversait alors йtait
malheureusement peu propice au glissage des traоneaux. Ce sol,
trиs accidentй, ravinй par endroits, tantфt hйrissй de gros blocs
de granit, tantфt obstruй d'йnormes icebergs а peine entamйs par
le dйgel, retardait singuliиrement la marche des attelages et la
rendait trиs pйnible. Les malheureux chiens n'en pouvaient plus,
et le fouet des conducteurs demeurait sans effet.

Aussi le lieutenant et ses hommes furent-ils frйquemment obligйs
de mettre pied а terre, de renforcer l'attelage йpuisй, de pousser
а l'arriиre des traоneaux, de les soutenir mкme, lorsque les
brusques dйnivellements du sol risquaient de les faire choir.
C'йtaient, on le comprend, d'incessantes fatigues que chacun
supportait sans se plaindre. Seul, Thomas Black, absorbй,
d'ailleurs, dans son idйe fixe, ne descendait jamais de son
vйhicule, car sa corpulence se fыt mal accommodйe de ces pйnibles
exercices.

Depuis que le Cercle polaire avait йtй franchi, le sol, on le
voit, s'йtait absolument modifiй. Il йtait йvident que quelque
convulsion gйologique y avait semй ces blocs йnormes. Cependant,
une vйgйtation plus complиte se manifestait maintenant а sa
surface. Non seulement des arbrisseaux et des arbustes, mais aussi
des arbres se groupaient sur le flanc des collines, lа oщ quelque
encaissement les abritait contre les mauvais vents du nord.
C'йtaient invariablement les mкmes essences, des pins, des sapins,
des saules, dont la prйsence attestait, dans cette terre froide,
une certaine force vйgйtative. Jasper Hobson espйrait bien que ces
produits de la flore arctique ne lui manqueraient pas lorsqu'il
serait arrivй sur les limites de la mer Glaciale. Ces arbres,
c'йtait du bois pour construire son fort, du bois pour en chauffer
les habitants. Chacun pensait comme lui en observant le contraste
que prйsentait cette rйgion relativement moins aride, et les
longues plaines blanches qui s'йtendaient entre le lac de
l'Esclave et le Fort-Entreprise.

А la nuit, la brume jaunвtre devint plus opaque. Le vent se leva.
Bientфt la neige tomba а gros flocons, et, en quelques instants,
elle eut recouvert le sol d'une nappe йpaisse. En moins d'une
heure, la couche neigeuse eut atteint l'йpaisseur d'un pied, et,
comme elle ne se solidifiait plus et restait а l'йtat de boue
liquide, les traоneaux n'avanзaient plus qu'avec une extrкme
difficultй. Leur avant recourbй s'engageait profondйment dans la
masse molle, qui les arrкtait а chaque instant.

Vers huit heures du soir, le vent commenзa а souffler avec une
violence extrкme. La neige, vivement chassйe, tantфt prйcipitйe
sur le sol, tantфt relevйe dans l'air, ne formait plus qu'un йpais
tourbillon. Les chiens, repoussйs par la rafale, aveuglйs par les
remous de l'atmosphиre, ne pouvaient plus avancer. Le dйtachement
suivait alors une йtroite gorge, pressйe entre de hautes montagnes
de glace, а travers laquelle la tempкte s'engouffrait avec une
incomparable puissance. Des morceaux d'icebergs, dйtachйs par
l'ouragan, tombaient dans la passe et en rendaient la traversйe
fort pйrilleuse. C'йtaient autant d'avalanches partielles, dont la
moindre eыt йcrasй les traоneaux et ceux qui les montaient. Dans
de telles conditions, la marche en avant ne pouvait кtre
continuйe. Jasper Hobson ne s'obstina pas plus longtemps. Aprиs
avoir pris l'avis du sergent Long, il fit faire halte. Mais il
fallait trouver un abri contre le «chasse-neige», qui se
dйchaоnait alors. Cela ne pouvait embarrasser des hommes habituйs
aux expйditions polaires. Jasper Hobson et ses compagnons savaient
comment se conduire en de telles conjonctures. Ce n'йtait pas la
premiиre fois que la tempкte les surprenait ainsi, а quelques
centaines de milles des forts de la Compagnie, sans qu'ils eussent
une hutte d'Esquimaux ou une cahute d'Indien pour abriter leur
tкte.

«Aux icebergs! aux icebergs!» cria Jasper Hobson.

Le lieutenant fut compris de tous. Il s'agissait de creuser dans
ces masses glacйes des «snow-houses», des maisons de neige, ou,
pour mieux dire, de vйritables trous dans lesquels chacun se
blottirait pendant toute la durйe de la tempкte. Les haches et les
couteaux eurent vite fait d'attaquer la masse friable des
icebergs. Trois quarts d'heure aprиs, une dizaine de taniиres а
йtroites ouvertures, qui pouvaient contenir chacune deux ou trois
personnes, йtaient creusйes dans l'йpais massif. Quant aux chiens,
ils avaient йtй dйtelйs et abandonnйs а eux-mкmes. On se fiait а
leur sagacitй, qui leur ferait trouver sous la neige un abri
suffisant.

Avant dix heures, tout le personnel de l'expйdition йtait tapi
dans les «snow-houses». On s'йtait groupй par deux ou par trois,
chacun suivant ses sympathies. Mrs. Paulina Barnett, Madge et le
lieutenant Hobson occupaient la mкme hutte.

Thomas Black et le sergent Long s'йtaient fourrйs dans le mкme
trou. Les autres а l'avenant. Ces retraites йtaient vйritablement
chaudes, sinon confortables, et il faut savoir que les Indiens ou
les Esquimaux n'ont pas d'autres refuges, mкme pendant les plus
grands froids. Jasper Hobson et les siens pouvaient donc attendre
en sыretй la fin de la tempкte, en ayant soin, toutefois, que
l'entrйe de leur trou ne s'obstruвt pas sous la neige. Aussi
avaient-ils la prйcaution de le dйblayer de demi-heure en demi-
heure. Pendant cette tourmente, а peine le lieutenant et ses
soldats purent-ils mettre le pied au dehors. Fort heureusement,
chacun s'йtait muni de provisions suffisantes, et l'on put
supporter cette existence de castors, sans souffrir ni du froid ni
de la faim.

Pendant quarante-huit heures, l'intensitй de la tempкte continua
de s'accroоtre. Le vent mugissait dans l'йtroite passe et
dйcouronnait le sommet des icebergs. De grands fracas, vingt fois
rйpйtйs par les йchos, indiquaient а quel point se multipliaient
les avalanches. Jasper Hobson pouvait craindre avec raison que sa
route entre ces montagnes ne fut, par la suite, hйrissйe
d'obstacles insurmontables. А ces fracas se mкlaient aussi des
rugissements sur la nature desquels le lieutenant ne se mйprenait
pas, et il ne cacha point а la courageuse Mrs. Paulina Barnett que
des ours devaient rфder dans la passe. Mais trиs heureusement, ces
redoutables animaux, trop occupйs d'eux-mкmes, ne dйcouvrirent pas
la retraite des voyageurs. Ni les chiens, ni les traоneaux enfouis
sous une йpaisse couche de neige, n'attirиrent leur attention, et
ils passиrent sans songer а mal.

La derniиre nuit, celle du 25 au 26 mai, fut plus terrible encore.
La violence de l'ouragan devint telle que l'on put redouter un
bouleversement gйnйral des icebergs. On sentait, en effet, ces
йnormes masses trembler sur leur base. Une mort affreuse eыt
attendu les malheureux pris dans cet йcrasement de montagnes. Les
blocs de glace craquaient avec un bruit effroyable, et dйjа, par
de certaines oscillations, il s'y creusait des failles qui
devaient en compromettre la soliditй. Cependant, aucun йboulement
ne se produisit. La masse entiиre rйsista, et vers la fin de la
nuit, par un de ces phйnomиnes frйquents dans les contrйes
arctiques, la violence de la tourmente s'йtant йpuisйe subitement
sous l'influence d'un froid assez rigoureux, le calme de
l'atmosphиre se refit avec les premiиres lueurs du jour.




VIII.

Le lac du Grand-Ours.


C'йtait une heureuse circonstance. Ces froids vifs, mais peu
durables, qui marquent ordinairement certains jours du mois de
mai, -- mкme sur les parallиles de la zone tempйrйe, -- suffirent
а solidifier l'йpaisse couche de neige. Le sol redevint favorable.
Jasper Hobson se remit en route, et le dйtachement s'йlanзa а sa
suite de toute la vitesse des attelages.

La direction de l'itinйraire fut alors lйgиrement modifiйe. Au
lieu de se porter directement au nord, l'expйdition s'avanзa vers
l'ouest, en suivant pour ainsi dire la courbure du Cercle polaire.
Le lieutenant voulait atteindre le Fort-Confidence, bвti а la
pointe extrкme du lac du Grand-Ours. Ces quelques jours de froid
servirent utilement ses projets; sa marche fut trиs rapide; aucun
obstacle ne se prйsenta, et le 30 mai, sa petite troupe arrivait а
la factorerie.

Le Fort-Confidence et le Fort-Good-Hope, situйs sur la riviиre
Mackenzie, йtaient alors les postes les plus avancйs vers le nord
que la Compagnie de la baie d'Hudson possйdвt а cette йpoque. Le
Fort-Confidence, bвti а l'extrйmitй septentrionale du lac du
Grand-Ours, point extrкmement important, se trouvait, par les eaux
mкmes du lac, glacйes l'hiver, libres l'йtй, en communication
facile avec le Fort-Franklin, йlevй а l'extrйmitй mйridionale.
Sans parler des йchanges journellement opйrйs avec les Indiens
chasseurs de ces hautes latitudes, ces factoreries, et plus
particuliиrement le Fort-Confidence, exploitaient les rives et les
eaux du Grand-Ours. Ce lac est une vйritable mer mйditerranйenne,
qui s'йtend sur un espace de plusieurs degrйs en longueur et en
largeur. D'un dessin trиs irrйgulier, йtranglй dans sa partie
centrale par deux promontoires aigus, il affecte au nord la
disposition d'un triangle йvasй. Sa forme gйnйrale serait а peu
prиs celle de la peau йtendue d'un grand ruminant, auquel la tкte
manquerait tout entiиre.

C'йtait а l'extrйmitй de la «patte droite» qu'avait йtй construit
le Fort-Confidence, а moins de deux cent milles du Golfe-du-
Couronnement, l'un de ces nombreux estuaires qui йchancrent si
capricieusement la cфte septentrionale de l'Amйrique. Il se
trouvait donc bвti au-dessus du Cercle polaire, mais encore а prиs
de trois degrйs de ce soixante-dixiиme parallиle, au-delа duquel
la Compagnie de la baie d'Hudson tenait essentiellement а fonder
un йtablissement nouveau.

Le Fort-Confidence, dans son ensemble, reproduisait les mкmes
dispositions qui se retrouvaient dans les autres factoreries du
Sud. Il se composait d'une maison d'officiers, de logements pour
les soldats, de magasins pour les pelleteries, -- le tout en bois
et entourй d'une enceinte palissadйe. Le capitaine qui le
commandait йtait alors absent. Il avait accompagnй dans l'Est un
parti d'Indiens et de soldats qui s'йtaient aventurйs а la
recherche de territoires plus giboyeux. La saison derniиre n'avait
pas йtй bonne. Les fourrures de prix manquaient. Toutefois, par
compensation, les peaux de loutre, grвce au voisinage du lac,
avaient pu кtre abondamment recueillies; mais ce stock venait
prйcisйment d'кtre dirigй vers les factoreries centrales du Sud,
de telle sorte que les magasins du Fort-Confidence йtaient vides
en ce moment.

En l'absence du capitaine, ce fut un sergent qui fit а Jasper
Hobson les honneurs du fort. Ce sous-officier йtait prйcisйment le
beau-frиre du sergent Long, et se nommait Felton. Il se mit
entiиrement а la disposition du lieutenant, qui, dйsirant procurer
quelque repos а ses compagnons, rйsolut de demeurer deux ou trois
jours au Fort-Confidence. Les logements ne manquaient pas en
l'absence de la petite garnison. Hommes et chiens furent bientфt
installйs confortablement. La plus belle chambre de la maison
principale fut naturellement rйservйe а Mrs. Paulina Barnett, qui
n'eut qu'а se louer des attentions du sergent Felton.

Le premier soin de Jasper Hobson avait йtй de demander а Felton si
quelque parti d'Indiens du Nord ne battait pas en ce moment les
rives du Grand-Ours.

«Oui, mon lieutenant, rйpondit le sergent. On nous a rйcemment
signalй un campement d'Indiens-Liиvres, qui se sont йtablis sur
l'autre pointe septentrionale du lac.

-- А quelle distance du fort? demanda Jasper Hobson.

-- А trente milles environ, rйpondit le sergent Felton. Est-ce
qu'il vous conviendrait d'entrer en relation avec ces indigиnes?

-- Sans aucun doute, dit Jasper Hobson. Ces Indiens peuvent me
donner d'utiles renseignements sur cette partie du territoire qui
confine а la mer Polaire, et que termine le cap Bathurst. Si
l'emplacement est propice, c'est lа que je compte bвtir notre
nouvelle factorerie.

-- Eh bien, mon lieutenant, rйpondit Felton, rien n'est plus
facile que de se rendre au campement des Liиvres.

-- Par la rive du lac?

-- Non, par les eaux mкmes du lac. Elles sont libres en ce moment
et le vent est favorable. Nous mettrons а votre disposition un
canot, un matelot pour le conduire, et, en quelques heures, vous
aurez atteint le campement indien.

-- Bien, sergent, dit Jasper Hobson. J'accepte votre proposition,
et demain matin, si vous le voulez...

-- Quand il vous conviendra, mon lieutenant», rйpondit le sergent
Felton.

Le dйpart fut fixй au lendemain matin. Lorsque Mrs. Paulina
Barnett eut connaissance de ce projet, elle demanda а Jasper
Hobson la permission de l'accompagner, -- permission qui, on le
pense bien, lui fut accordйe avec empressement.

Mais il s'agissait d'occuper la fin de cette journйe. Mrs. Paulina
Barnett, Jasper Hobson, deux ou trois soldats, Madge, Mrs. Mac Nap
et Joliffe, guidйs par Felton, allиrent visiter les rives voisines
du lac. Ces rives n'йtaient point dйpourvues de verdure. Les
coteaux, alors dйbarrassйes des neiges, se montraient couronnйs за
et lа d'arbres rйsineux, de l'espиce des pins йcossais. Ces arbres
s'йlevaient а une quarantaine de pieds au-dessus du sol, et ils
fournissaient aux habitants du fort tout le combustible dont ils
avaient besoin pendant les longs mois d'hiver. Leurs gros troncs,
revкtus de branches flexibles, offraient une nuance grisвtre trиs
caractйrisйe. Mais, formant d'йpais massifs qui descendaient
jusqu'aux rives du lac, uniformйment groupйs, droits, presque tous
d'йgale hauteur, ils donnaient peu de variйtй au paysage. Entre
ces bouquets d'arbres, une sorte d'herbe blanchвtre revкtait le
sol et parfumait l'atmosphиre de la suave odeur du thym. Le
sergent Felton apprit а ses hфtes que cette herbe, trиs odorante,
portait le nom «d'herbe-encens», nom qu'elle justifiait,
d'ailleurs, lorsqu'on la jetait sur des charbons ardents.

Les promeneurs quittиrent le fort, et, aprиs avoir franchi
quelques centaines de pas, ils arrivиrent prиs d'un petit port
naturel, encaissй dans de hautes roches de granit, qui le
dйfendaient contre le ressac du large. C'est lа que s'amarrait la
flottille du Fort-Confidence, consistant en un unique canot de
pкche, -- celui-lа mкme qui, le lendemain, devait transporter
Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett au campement des Indiens. De
ce point, le regard embrassait une grande partie du lac, ses
coteaux boisйs, ses rives capricieuses, dйchiquetйes de caps et de
criques, ses eaux faiblement ondulйes par la brise, et au-dessus
desquelles quelques icebergs dйcoupaient encore leur silhouette
mobile. Dans le sud, l'oeil s'arrкtait sur un vйritable horizon de
mer, ligne circulaire, nettement tracйe par le ciel et l'eau, qui
s'y confondaient alors sous l'йclat des rayons solaires.

Ce large espace, occupй par la surface liquide du Grand-Ours, les
rives semйes de cailloux et de blocs de granit, les talus tapissйs
d'herbes, les collines, les arbres qui les couronnaient, offraient
partout l'image de la vie vйgйtale et animale. De nombreuses
variйtйs de canards couraient sur les eaux, en jacassant а grand
bruit: c'йtaient des eiders-ducks, des siffleurs, des arlequins,
des «vieilles femmes», oiseaux bavards dont le bec n'est jamais
fermй. Quelques centaines de puffins et de guillemots s'enfuyaient
а tire-d'aile en toute direction. Sous le couvert des arbres se
pavanaient des orfraies, hautes de deux pieds, sortes de faucons
dont le ventre est gris-cendrй, les pattes et le bec bleus, les
yeux jaune orange. Les nids de ces volatiles, accrochйs aux
fourches des arbres, et formйs d'herbes marines, prйsentaient un
volume йnorme. Le chasseur Sabine parvint а abattre une couple de
ces gigantesques orfraies, dont l'envergure mesurait prиs de six
pieds, -- magnifiques йchantillons de ces oiseaux voyageurs,
exclusivement ichtyophages, que l'hiver chasse jusqu'aux rivages
du golfe du Mexique, et que l'йtй ramиne vers les plus hautes
latitudes de l'Amйrique septentrionale.

Mais ce qui intйressa particuliиrement les promeneurs, ce fut la
capture d'une loutre, dont la peau valait plusieurs centaines de
roubles.

La fourrure de ces prйcieux amphibies йtait autrefois trиs
recherchйe en Chine. Mais, si ces peaux ont notablement baissй sur
les marchйs du Cйleste Empire, elles sont encore en grande faveur
sur les marchйs de la Russie. Lа, leur dйbit est toujours assurй,
et а de trиs hauts prix. Aussi les commerзants russes, exploitant
toutes les frontiиres du Nouveau-Cornouailles jusqu'а l'ocйan
Arctique, pourchassent-ils incessamment les loutres marines, dont
l'espиce tend singuliиrement а se rarйfier. Telle est la raison
pour laquelle ces animaux fuient constamment devant les chasseurs,
qui ont dы les poursuivre jusque sur les rivages du Kamtchatka et
dans toutes les оles de l'archipel de Bйring.

«Mais, ajouta le sergent Felton, aprиs avoir donnй ces dйtails а
ses hфtes, les loutres amйricaines ne sont pas а dйdaigner, et
celles qui frйquentent le lac du Grand-Ours valent encore de deux
cent cinquante а trois cents francs la piиce.»

C'йtaient, en effet, des loutres magnifiques que celles qui
vivaient sous les eaux du lac. L'un de ces mammifиres, adroitement
tirй et tuй par le sergent lui-mкme, valait presque les enhydres
du Kamtchatka. Cette bкte, longue de deux pieds et demi depuis
l'extrйmitй du museau jusqu'au bout de la queue, avait les pieds
palmйs, les jambes courtes, le pelage brunвtre, plus foncй au dos,
plus clair au ventre, des poils soyeux, longs et luisants.

«Un beau coup de fusil, sergent! dit le lieutenant Hobson, qui
faisait admirer а Mrs. Paulina Barnett la magnifique fourrure de
l'animal abattu.

-- En effet, monsieur Hobson, rйpondit le sergent Felton, et si
chaque jour apportait ainsi sa peau de loutre, nous n'aurions pas
а nous plaindre! Mais que de temps perdu а guetter ces animaux,
qui nagent et plongent avec une rapiditй extrкme! Ils ne chassent
guиre que pendant la nuit, et il est trиs rare qu'ils se hasardent
de jour hors de leur gоte, tronc d'arbre ou cavitй de roche, fort
difficile а dйcouvrir, mкme aux chasseurs exercйs.

-- Et ces loutres deviennent de moins en moins nombreuses? demanda
Mrs. Paulina Barnett.

-- Oui, madame, rйpondit le sergent, et le jour oщ cette espиce
aura disparu, les bйnйfices de la Compagnie dйcroоtront dans une
proportion notable. Tous les chasseurs se disputent cette
fourrure, et les Amйricains, principalement, nous font une
ruineuse concurrence. Pendant votre voyage, mon lieutenant,
n'avez-vous rencontrй aucun agent des compagnies amйricaines?

-- Aucun, rйpondit Jasper Hobson. Est-ce qu'ils frйquentent ces
territoires si йlevйs en latitude?

-- Assidыment, monsieur Hobson, dit le sergent, et quand ces
fвcheux sont signalйs, il est bon de se mettre sur ses gardes.

-- Ces agents sont-ils donc des voleurs de grand chemin? demanda
Mrs. Paulina Barnett.

-- Non, madame, rйpondit le sergent, mais ce sont des rivaux
redoutables, et quand le gibier est rare, les chasseurs se le
disputent а coups de fusil. J'oserais mкme affirmer que, si la
tentative de la Compagnie est couronnйe de succиs, si vous
parvenez а йtablir un fort sur la limite extrкme du continent,
votre exemple ne tardera pas а кtre imitй par ces Amйricains, que
le ciel confonde!

-- Bah! rйpondit le lieutenant, les territoires de chasse sont
vastes, et il y a place au soleil pour tout le monde. Quant а
nous, commenзons d'abord! Allons en avant, tant que la terre
solide ne manquera pas а nos pieds, et que Dieu nous garde!»

Aprиs trois heures de promenade, les visiteurs revinrent au Fort-
Confidence. Un bon repas, composй de poisson et de venaison
fraоche, les attendait dans la grande salle, et ils firent honneur
au dоner du sergent. Quelques heures de causerie dans le salon
terminиrent cette journйe, et la nuit procura aux hфtes du fort un
excellent sommeil.

Le lendemain, 31 mai, Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson
йtaient sur pied dиs cinq heures du matin. Le lieutenant devait
consacrer tout ce jour а visiter le campement des Indiens et а
recueillir les renseignements qui pouvaient lui кtre utiles. Il
proposa а Thomas Black de l'accompagner dans cette excursion. Mais
l'astronome prйfйra demeurer а terre. Il dйsirait faire quelques
observations astronomiques et dйterminer avec prйcision la
longitude et la latitude du Fort-Confidence. Mrs. Paulina Barnett
et Jasper Hobson durent donc faire seuls la traversйe du lac, sous
la conduite d'un vieux marin nommй Norman, qui йtait depuis de
longues annйes au service de la Compagnie.

Les deux passagers, accompagnйs du sergent Felton, se rendirent au
petit port, oщ le vieux Norman les attendait dans son embarcation.
Ce n'йtait qu'un canot de pкche, non pontй, mesurant seize pieds
de quille, grйй en cutter, qu'un seul homme pouvait manoeuvrer
aisйment. Le temps йtait beau. Il ventait une petite brise du
nord-est, trиs favorable а la traversйe. Le sergent Felton dit
adieu а ses hфtes, les priant de l'excuser s'il ne les
accompagnait pas, mais il ne pouvait quitter la factorerie en
l'absence de son capitaine. L'amarre de l'embarcation fut larguйe,
et le canot, tribord amure, ayant quittй le petit port, fila
rapidement sur les fraоches eaux du lac.

Ce voyage n'йtait vйritablement qu'une promenade, et une promenade
charmante. Le vieux matelot, assez taciturne de sa nature, la
barre engagйe sous le bras, se tenait silencieux а l'arriиre de
l'embarcation. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson, assis sur
les bancs latйraux, examinaient le paysage qui se dйployait devant
leurs yeux. Le canot prolongeait la cфte septentrionale du Grand-
Ours а une distance de trois milles environ, de maniиre а suivre
une direction rectiligne. On pouvait donc observer facilement les
grandes masses des coteaux boisйs, qui s'abaissaient peu а peu
vers l'ouest. De ce cфtй, la rйgion formant la partie nord du lac
semblait кtre entiиrement plane, et la ligne de l'horizon s'y
reculait а une distance considйrable. Toute cette rive contrastait
avec celle qui dessinait l'angle aigu au fond duquel s'йlevait le
Fort-Confidence, encadrй dans sa bordure de sapins verts. On
voyait encore le pavillon de la Compagnie, qui se dйroulait au
sommet du donjon. Vers le sud et l'ouest, les eaux du lac,
obliquement frappйes par les rayons solaires, resplendissaient par
places; mais ce qui йblouissait le regard, c'йtaient ces icebergs
mobiles, semblables а des blocs d'argent en fusion, dont l'oeil ne
pouvait soutenir la rйverbйration. Des glaзons soudйs par l'hiver,
il ne restait plus aucune trace. Seules, ces montagnes flottantes,
que l'astre radieux pouvait а peine dissoudre, semblaient
protester contre ce soleil polaire, qui dйcrivait un arc diurne
trиs allongй, et auquel la chaleur manquait encore, sinon l'йclat.

Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson causaient de ces choses,
йchangeant, comme toujours, les pensйes que cette йtrange nature
provoquait en eux. Ils enrichissaient leur esprit de souvenirs,
tandis que l'embarcation, ondulant а peine sur ces eaux paisibles,
marchait rapidement.

En effet, le canot йtait parti а six heures du matin, et а neuf
heures, il se rapprochait sensiblement dйjа de la rive
septentrionale du lac qu'il devait atteindre. Le campement des
Indiens se trouvait йtabli а l'angle nord-ouest du Grand-Ours.
Avant dix heures, le vieux Norman avait ralliй cet endroit, et il
venait atterrir prиs d'une berge trиs accore, au pied d'une
falaise de mйdiocre hauteur.

Le lieutenant et Mrs. Paulina prirent terre aussitфt. Deux ou
trois Indiens accoururent au-devant d'eux, -- entre autres leur
chef, personnage assez emplumй, qui leur adressa la parole en un
anglais suffisamment intelligible.

Ces Indiens-Liиvres, de mкme que les Indiens-Cuivre, les Indiens-
Castors et autres, appartiennent tous а la race des Chippeways, et
consйquemment ils diffиrent peu de leurs congйnиres par leurs
coutumes et leurs habillements. Ils sont, d'ailleurs, en
frйquentes relations avec les factoreries, et ce commerce les a
pour ainsi dire «britannisйs», autant que peut l'кtre un sauvage.
C'est aux forts qu'ils portent les produits de leur chasse, et
c'est aux forts qu'ils les йchangent contre les objets nйcessaires
а la vie, que, depuis quelques annйes, ils ne fabriquent plus eux-
mкmes. Ils sont, pour ainsi dire, а la solde de la Compagnie;
c'est par elle qu'ils vivent, et l'on ne s'йtonnera plus qu'ils
aient dйjа perdu toute originalitй. Pour trouver une race
d'indigиnes sur laquelle le contact europйen n'ait pas encore
laissй son empreinte, il faut remonter а des latitudes plus
йlevйes, jusqu'а ces glaciales rйgions frйquentйes par les
Esquimaux. L'Esquimau, comme le Groлnlandais, est le vйritable
enfant des contrйes polaires.

Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson se rendirent au campement
des Indiens-Liиvres, situй а un demi-mille du rivage. Lа, ils
trouvиrent une trentaine d'indigиnes, hommes, femmes et enfants,
qui vivaient de pкche et de chasse, et exploitaient les environs
du lac. Ces Indiens йtaient prйcisйment revenus tout rйcemment des
territoires situйs au nord du continent amйricain, et ils
donnиrent а Jasper Hobson quelques renseignements, fort incomplets
il est vrai, sur l'йtat actuel du littoral aux environs du
soixante-dixiиme parallиle. Le lieutenant apprit cependant, avec
une certaine satisfaction, qu'aucun dйtachement europйen ou
amйricain n'avait йtй vu sur les confins de la mer polaire, et que
cette mer йtait libre а cette йpoque de l'annйe. Quand au cap
Bathurst proprement dit, vers lequel il avait l'intention de se
diriger, les Indiens-Liиvres ne le connaissaient pas. Leur chef
parla, d'ailleurs, de la rйgion situйe entre le Grand-Ours et le
cap Bathurst comme d'un pays difficile а traverser, assez
accidentй et coupй de rios dйgelйs en ce moment. Il engagea le
lieutenant а descendre le cours de la Coppermine-river, dans le
nord-est du lac, de maniиre а gagner la cфte par le plus court
chemin. Une fois la mer polaire atteinte, il serait plus aisй d'en
suivre les rivages, et Jasper Hobson serait maоtre alors de
s'arrкter au point qui lui conviendrait.

Jasper Hobson remercia le chef indien, et prit congй de lui, aprиs
lui avoir fait quelques prйsents. Puis, accompagnant Mrs. Paulina
Barnett, il visita les environs du campement, et ne revint trouver
l'embarcation que vers trois heures aprиs-midi.




IX.

Une tempкte sur un lac.


Le vieux marin attendait avec une certaine impatience le retour de
ses passagers.

En effet, depuis une heure environ, le temps avait changй.
L'aspect du ciel, qui s'йtait subitement modifiй, ne pouvait
qu'inquiйter un homme habituй а consulter les vents et les nuages.
Le soleil, masquй par une brume йpaisse, ne se montrait plus que
sous l'aspect d'un disque blanchвtre, alors sans йclat et sans
rayonnement. La brise s'йtait tue, mais on entendait les eaux du
lac gronder dans le sud. Ces symptфmes d'un changement trиs
prochain dans l'йtat de l'atmosphиre s'йtaient manifestйs avec
cette rapiditй particuliиre aux latitudes йlevйes.

«Partons, monsieur le lieutenant, partons! s'йcria le vieux
Norman, en regardant d'un air inquiet la brume suspendue au-dessus
de sa tкte. Partons sans perdre un instant. Il y a de graves
menaces dans l'air.

-- En effet, rйpondit Jasper Hobson, l'aspect du ciel n'est plus
le mкme. Nous n'avions pas remarquй ce changement, madame.

-- Craignez-vous donc quelque tempкte? demanda la voyageuse en
s'adressant а Norman.

-- Oui, madame, rйpondit le vieux marin, et les tempкtes du Grand-
Ours sont souvent terribles. L'ouragan s'y dйchaоne comme en plein
Atlantique. Cette brume subite ne prйsage rien de bon. Toutefois,
il est possible que la tourmente n'йclate point avant trois ou
quatre heures, et, d'ici lа, nous serons arrivйs au Fort-
Confidence. Mais partons sans retard, car l'embarcation ne serait
pas en sыretй auprиs de ces roches, qui se montrent а fleur
d'eau.»

Le lieutenant ne pouvait discuter avec Norman des choses
auxquelles celui-ci s'entendait mieux que lui. Le vieux marin
йtait, d'ailleurs, un homme habituй depuis longtemps а ces
traversйes du lac. Il fallait donc s'en rapporter а son
expйrience. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson s'embarquиrent.

Cependant, au moment de dйtacher l'amarre et de pousser au large,
Norman, -- йprouvait-il une sorte de pressentiment? -- murmura ces
mots: «On ferait peut-кtre mieux d'attendre!» Jasper Hobson,
auquel ces paroles n'avaient point йchappй, regarda le vieux
marin, dйjа assis а la barre. S'il eыt йtй seul, il n'aurait pas
hйsitй а partir. Mais la prйsence de Mrs. Paulina Barnett lui
commandait une circonspection plus grande. La voyageuse comprit
l'hйsitation de son compagnon.

«Ne vous occupez point de moi, monsieur Hobson, dit-elle, et
agissez comme si je n'йtais pas lа. Du moment que ce brave marin
croit devoir partir, partons sans retard.

-- Adieu-vat! rйpondit Norman, en larguant son amarre, et
retournons au fort par le plus court!»

Le canot prit le large. Pendant une heure, il fit peu de chemin.
La voile, а peine gonflйe par de folles brises qui ne savaient oщ
se fixer, battait sur le mвt. La brume s'йpaississait.
L'embarcation subissait dйjа les ondulations d'une houle plus
violente, car la mer «sentait», avant l'atmosphиre, le cataclysme
prochain. Les deux passagers restaient silencieux, tandis que le
vieux marin, а travers ses paupiиres йraillйes, cherchait а percer
l'opaque brouillard. D'ailleurs, il se tenait prкt а tout
йvйnement, et, son йcoute а la main, il attendait le vent, prкt а
la filer, si l'attaque йtait trop brusque.

Jusqu'alors, cependant, les йlйments n'йtaient point entrйs en
lutte, et tout eыt йtй pour le mieux, si l'embarcation avait fait
de la route. Mais, aprиs une heure de navigation, elle ne se
trouvait pas encore а deux milles du campement des Indiens. En
outre, quelques souffles malencontreux, venus de terre, l'avaient
repoussйe au large, et dйjа, par ce temps embrumй, la cфte se
distinguait а peine. C'йtait une circonstance fвcheuse, si le vent
venait а se fixer dans la partie du nord, car ce lйger canot, trиs
sensible а la dйrive et ne pouvant suffisamment tenir le plus
prиs, courait risque d'кtre entraоnй trиs au loin sur le lac.

«Nous marchons а peine, dit le lieutenant au vieux Norman.

-- А peine, monsieur Hobson, rйpondit le marin. La brise ne veut
pas tenir, et, quand elle tiendra, il est malheureusement а
craindre que ce ne soit du mauvais cфtй. Alors, ajouta-t-il en
йtendant sa main vers le sud, nous pourrions bien voir le Fort-
Franklin avant le Fort-Confidence!

-- Eh bien, rйpondit en plaisantant Mrs. Paulina Barnett, ce
serait une promenade plus complиte, voilа tout. Ce lac du Grand-
Ours est magnifique, et il mйrite vraiment d'кtre visitй du nord
au sud! Je suppose, Norman, qu'on en revient, de ce Fort-Franklin?

-- Oui! madame, quand on a pu l'atteindre, dit le vieux Norman.
Mais des tempкtes qui durent quinze jours ne sont pas rares sur ce
lac, et, si notre mauvaise fortune nous poussait jusqu'aux rives
du sud, je ne promettrais pas а M. Jasper Hobson qu'il fыt de
retour avant un mois au Fort-Confidence.

-- Prenons garde alors, rйpondit le lieutenant, car un pareil
retard compromettrait fort nos projets. Ainsi donc agissez avec
prudence, mon ami, et, s'il le faut, regagnez au plus tфt la terre
du nord. Mrs. Paulina Barnett ne reculera pas, je pense, devant
une course de vingt а vingt-cinq milles par terre.

-- Je voudrais regagner la cфte au nord, monsieur Hobson, rйpondit
Norman, que je ne pourrais plus remonter maintenant. Voyez vous-
mкme. Le vent a une tendance а s'йtablir de ce cфtй. Tout ce que
je puis tenter, c'est de tenir le cap au nord-est, et, s'il ne
survente pas, j'espиre que je ferai bonne route.»

Mais, vers quatre heures et demie, la tempкte se caractйrisa. Des
sifflements aigus retentirent dans les hautes couches de l'air. Le
vent, que l'йtat de l'atmosphиre maintenait dans les zones
supйrieures, ne s'abaissait pas encore jusqu'а la surface du lac,
mais cela ne pouvait tarder. On entendait de grands cris d'oiseaux
effarйs, qui passaient dans la brume. Puis, tout d'un coup, cette
brume se dйchira et laissa voir de gros nuages bas, dйchiquetйs,
dйloquetйs, vйritables haillons de vapeur, violemment chassйs vers
le sud. Les craintes du vieux marin s'йtaient rйalisйes. Le vent
soufflait du nord, et il ne devait pas tarder а prendre les
proportions d'un ouragan en s'abattant sur le lac.

«Attention!» cria Norman, en roidissant l'йcoute de maniиre а
prйsenter l'embarcation debout au vent sous l'action de la barre.

La rafale arriva. Le canot se coucha d'abord sur le flanc, puis il
se releva et bondit au sommet d'une lame. А partir de ce moment,
la houle s'accrut comme elle eыt fait sur une mer. Dans ces eaux
relativement peu profondes, les lames, se choquant lourdement
contre le fond du lac, rebondissaient ensuite а une prodigieuse
hauteur.

«А l'aide! а l'aide!» avait criй le vieux marin, en essayant
d'amener rapidement sa voile.

Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett elle-mкme, tentиrent d'aider
Norman, mais sans succиs, car ils йtaient peu familiarisйs avec la
manoeuvre d'une embarcation. Norman, ne pouvant abandonner sa
barre, et les drisses йtant engagйes а la tкte du mвt, la voile
n'amenait pas. А chaque instant, le canot menaзait de chavirer, et
dйjа de gros paquets de mer l'assaillaient par le flanc. Le ciel,
trиs chargй, s'assombrissait de plus en plus. Une froide pluie,
mкlйe de neige, tombait а torrents, et l'ouragan redoublait de
fureur, en йchevelant la crкte des lames.

«Coupez! coupez donc!» cria le vieux marin au milieu des
mugissements de la tempкte.

Jasper Hobson, dйcoiffй par le vent, aveuglй par les averses,
saisit le couteau de Norman et trancha la drisse tendue comme une
corde de harpe. Mais le filin mouillй ne courait plus dans la
gorge des poulies, et la vergue resta apiquйe en tкte du mвt.

Norman voulut fuir alors, fuir dans le sud, puisqu'il ne pouvait
tenir tкte au vent; fuir, quoique cette allure fыt extrкmement
pйrilleuse, au milieu de lames dont la vitesse dйpassait celle de
son embarcation; fuir, bien que cette fuite risquвt de l'entraоner
irrйsistiblement jusqu'aux rives mйridionales du Grand-Ours!

Jasper Hobson et sa courageuse compagne avaient conscience du
danger qui les menaзait. Ce frкle canot ne pouvait rйsister
longtemps aux coups de mer. Ou il serait dйmoli, ou il
chavirerait. La vie de ceux qu'il portait йtait entre les mains de
Dieu.

Cependant ni le lieutenant ni Mrs. Paulina Barnett ne se
laissиrent aller au dйsespoir. Accrochйs а leurs bancs, couverts
de la tкte aux pieds par les froides douches des lames, trempйs de
pluie et de neige, enveloppйs par les sombres rafales, ils
regardaient а travers les brumes. Toute terre avait disparu. А une
encablure du canot, les nuages et les eaux du lac se confondaient
obscurйment. Puis, leurs yeux interrogeaient le vieux Norman, qui,
les dents serrйes, les mains contractйes sur la barre, essayait
encore de maintenir son canot au plus prиs du vent.

Mais la violence de l'ouragan devint telle, que l'embarcation ne
put continuer а naviguer plus longtemps sous cette allure. Les
lames qui la choquaient par l'avant l'auraient inйvitablement
dйmolie. Dйjа ses premiers bordages se disjoignaient, et quand
elle tombait de tout son poids dans le creux des lames, c'йtait а
croire qu'elle ne se relиverait pas.

«Il faut fuir, fuir quand mкme!» murmura le vieux marin.

Et, poussant la barre, filant l'йcoute, il mit le cap au sud. La
voile, violemment tendue, emporta aussitфt l'embarcation avec une
vertigineuse rapiditй. Mais les immenses lames, plus mobiles,
couraient encore plus vite, et c'йtait le grand danger de cette
fuite vent arriиre. Dйjа mкme des masses liquides se prйcipitaient
sur la voыte du canot, qui ne pouvait les йviter. Il se
remplissait, et il fallait le vider sans cesse, sous peine de
sombrer. А mesure qu'il s'avanзait dans la portion plus large du
lac, et, par cela mкme, plus loin de la cфte, les eaux devenaient
plus tumultueuses. Aucun abri, ni rideau d'arbres, ni collines,
n'empкchait alors l'ouragan de faire rage autour de lui. Dans
certaines йclaircies, ou plutфt au milieu du dйchirement des
brumes, on entrevoyait d'йnormes icebergs, qui roulaient comme des
bouйes sous l'action des lames, poussйs, eux aussi, vers la partie
mйridionale du lac.

Il йtait cinq heures et demie. Ni Norman ni Jasper Hobson ne
pouvaient estimer le chemin parcouru, non plus que la direction
suivie. Ils n'йtaient plus maоtres de leur embarcation, et ils
subissaient les caprices de la tempкte.

En ce moment, а cent pieds en arriиre du canot, se leva une
monstrueuse lame, couronnйe nettement par une crкte blanche. Au-
devant d'elle, la dйnivellation de la surface liquide formait
comme une sorte de gouffre. Toutes les petites ondulations
intermйdiaires, йcrasйes par le vent, avaient disparu. Dans ce
gouffre mobile la couleur des eaux йtait noire. Le canot, engagй
au fond de cet abоme qui se creusait de plus en plus, s'abaissait
profondйment. La grande lame s'approchait, dominant toutes les
vagues environnantes. Elle gagnait sur l'embarcation. Elle
menaзait de l'aplatir. Norman, s'йtant retournй, la vit venir,
Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett la regardиrent aussi, l'oeil
dйmesurйment ouvert, s'attendant а ce qu'elle croulвt sur eux et
ne pouvant l'йviter!

Elle croula, en effet, et avec un bruit йpouvantable. Elle dйferla
sur l'embarcation, dont l'arriиre fut entiиrement coiffй. Un choc
terrible eut lieu. Un cri s'йchappa des lиvres du lieutenant et de
sa compagne, ensevelis sous cette montagne liquide. Ils durent
croire que l'embarcation sombrait en cet instant.

L'embarcation, aux trois quarts pleine d'eau, se releva
pourtant..., mais le vieux marin avait disparu!

Jasper Hobson poussa un cri de dйsespoir. Mrs. Paulina Barnett se
retourna vers lui.

«Norman! s'йcria-t-il, montrant la place vide а l'arriиre de
l'embarcation.

-- Le malheureux!» murmura la voyageuse. Jasper Hobson et elle
s'йtaient levйs, au risque d'кtre jetйs hors de ce canot, qui
bondissait sur le sommet des lames. Mais ils ne virent rien. Pas
un cri, pas un appel ne se fit entendre. Aucun corps n'apparut
dans l'йcume blanche... Le vieux marin avait trouvй la mort dans
les flots. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson йtaient retombйs
sur leur banc. Maintenant, seuls а bord, ils devaient pourvoir
eux-mкmes а leur salut. Mais ni le lieutenant ni sa compagne ne
savaient manoeuvrer une embarcation, et, dans ces dйplorables
circonstances, un marin consommй aurait а peine pu la maintenir.
Le canot йtait le jouet des lames. Sa voile tendue l'emportait.
Jasper Hobson pouvait-il enrayer cette course?

C'йtait une affreuse situation pour ces infortunйs, pris dans la
tempкte, sur une barque fragile, qu'ils ne savaient mкme pas
diriger!

«Nous sommes perdus! dit le lieutenant.

-- Non, monsieur Hobson, rйpondit la courageuse Paulina Barnett.
Aidons-nous d'abord! Le ciel nous aidera ensuite.» Jasper Hobson
comprit bien alors ce qu'йtait cette vaillante femme, dont il
partageait en ce moment la destinйe.

Le plus pressй йtait de rejeter hors du canot cette eau qui
l'alourdissait. Un second coup de mer l'eыt rempli en un instant,
et il aurait coulй par le fond. Il y avait intйrкt, d'ailleurs, а
ce que l'embarcation, allйgйe, s'йlevвt plus facilement а la lame,
car alors elle risquait moins d'кtre assommйe. Jasper Hobson et
Mrs. Paulina Barnett vidиrent donc promptement cette eau, qui, par
sa mobilitй mкme, pouvait les faire chavirer. Ce ne fut pas une
petite besogne, car, а chaque moment, quelque crкte de vague
embarquait, et il fallait avoir constamment l'йcope а la main. La
voyageuse s'occupait plus spйcialement de ce travail. Le
lieutenant tenait la barre et maintenait tant bien que mal
l'embarcation vent arriиre.

Pour surcroоt de danger, la nuit, ou sinon la nuit, -- qui, sous
cette latitude et а cette йpoque de l'annйe, dure а peine quelques
heures, -- l'obscuritй, du moins, s'accroissait. Les nuages, bas,
mкlйs aux brumes, formaient un intense brouillard, а peine
imprйgnй de lumiиre diffuse. On n'y voyait pas а deux longueurs du
canot, qui se fыt mis en piиces s'il eыt heurtй quelque glaзon
errant. Or, ces glaces flottantes pouvaient inopinйment surgir,
et, avec cette vitesse, il n'existait aucun moyen de les йviter.

«Vous n'кtes pas maоtre de votre barre, monsieur Jasper? demanda
Mrs. Paulina Barnett, pendant une courte accalmie de la tempкte.

-- Non, madame, rйpondit le lieutenant, et vous devez vous tenir
prкte а tout йvйnement!

-- Je suis prкte!» rйpondit simplement la courageuse femme.

En ce moment, un dйchirement se fit entendre. Ce fut un bruit
assourdissant. La voile, йventrйe par le vent, s'en alla comme une
vapeur blanche. Le canot, emportй par la vitesse acquise, fila
encore pendant quelques instants; puis, il s'arrкta, et les lames
le ballottиrent alors comme une йpave. Jasper Hobson et Mrs.
Paulina Barnett se sentirent perdus! Ils йtaient effroyablement
secouйs, ils йtaient prйcipitйs de leurs bancs, contusionnйs,
blessйs. Il n'y avait pas а bord un morceau de toile que l'on pыt
tendre au vent. Les deux infortunйs, dans ces obscurs embruns, au
milieu de ces averses de neige et de pluie, se voyaient а peine.
Ils ne pouvaient s'entendre, et, croyant а chaque instant pйrir,
pendant une heure peut-кtre, ils restиrent ainsi, se recommandant
а la Providence, qui seule les pouvait sauver.

Combien de temps encore errиrent-ils ainsi, ballottйs sur ces eaux
furieuses? Ni le lieutenant Hobson ni Mrs. Paulina Barnett
n'auraient pu le dire, quand un choc violent se produisit.

Le canot venait de heurter un йnorme iceberg, -- bloc flottant,
aux pentes roides et glissantes, sur lesquelles la main n'eыt pas
trouvй prise. А ce heurt subit, qui n'avait pu кtre parй, l'avant
de l'embarcation s'entrouvrit, et l'eau y pйnйtra а torrents.

«Nous coulons! nous coulons!» s'йcria Jasper Hobson. En effet, le
canot s'enfonзait, et l'eau avait dйjа atteint а la hauteur des
bancs. «Madame! madame! s'йcria le lieutenant. Je suis lа... Je
resterai... prиs de vous!

-- Non, monsieur Jasper! rйpondit Mrs. Paulina. Seul, vous pouvez
vous sauver... А deux nous pйririons! Laissez-moi! laissez-moi!

-- Jamais!» s'йcria le lieutenant Hobson. Mais il avait а peine
prononcй ce mot, que l'embarcation, frappйe d'un nouveau coup de
mer, coulait а pic. Tous deux disparurent dans le remous causй par
l'engouffrement subit du bateau. Puis, aprиs quelques instants,
ils revinrent а la surface. Jasper Hobson nageait vigoureusement
d'un bras et soutenait sa compagne de l'autre. Mais il йtait
йvident que sa lutte contre ces lames furibondes ne pourrait кtre
de longue durйe, et qu'il pйrirait lui-mкme avec celle qu'il
voulait sauver. En ce moment, des sons йtranges attirиrent son
attention. Ce n'йtaient point des cris d'oiseaux effarйs, mais
bien un appel profйrй par une voix humaine. Jasper Hobson, par un
suprкme effort, s'йlevant au-dessus des flots, lanзa un regard
rapide autour de lui. Mais il ne vit rien au milieu de cet йpais
brouillard. Et cependant, il entendait encore ces cris, qui se
rapprochaient. Quels audacieux osaient venir ainsi а son secours?
Mais, quoi qu'ils fissent, ils arriveraient trop tard. Embarrassй
de ses vкtements, le lieutenant se sentait entraоnй avec
l'infortunйe, dont il ne pouvait dйjа plus maintenir la tкte au-
dessus de l'eau.

Alors, par un dernier instinct, Jasper Hobson poussa un cri
dйchirant, puis il disparut sous une йnorme lame.

Mais Jasper Hobson ne s'йtait pas trompй. Trois hommes, errant sur
le lac, ayant aperзu le canot en dйtresse, s'йtaient lancйs а son
secours. Ces hommes, les seuls qui pussent affronter avec quelque
chance de succиs ces eaux furieuses, montaient les seules
embarcations qui pussent rйsister а cette tempкte.

Ces trois hommes йtaient des Esquimaux, solidement attachйs chacun
а son kayak. Le kayak est une longue pirogue, relevйe des deux
bouts, faite d'une charpente extrкmement lйgиre, sur laquelle sont
tendues des peaux de phoque, bien cousues avec des nerfs de veau
marin. Le dessus du kayak est йgalement recouvert de peaux dans
toute sa longueur, sauf en son milieu, oщ une ouverture est
mйnagйe. C'est lа que l'Esquimau prend place. Il lace sa veste
impermйable а l'йpaulement de l'ouverture, et il ne fait plus
qu'un avec son embarcation, dans laquelle aucune goutte d'eau ne
peut pйnйtrer. Ce kayak, souple et lйger, toujours enlevй sur le
dos des lames, insubmersible, chavirable peut-кtre, -- mais un
coup de pagaye le redresse aisйment, -- peut rйsister et rйsiste,
en effet, lа oщ des chaloupes seraient immanquablement brisйes.

Les trois Esquimaux arrivиrent а temps sur le lieu du naufrage,
guidйs par ce dernier cri de dйsespoir que le lieutenant avait
jetй. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett, а demi suffoquйs,
sentirent cependant qu'une main vigoureuse les retirait de
l'abоme. Mais, dans cette obscuritй, ils ne pouvaient reconnaоtre
leurs sauveurs.

L'un de ces Esquimaux prit le lieutenant, et il le mit en travers
de son embarcation. Un autre procйda de la mкme faзon а l'йgard de
Mrs. Paulina Barnett, et les trois kayaks, habilement manoeuvrйs
par de longues pagayes de six pieds, s'avancиrent rapidement au
milieu des lames йcumantes.

Une demi-heure aprиs, les deux naufragйs йtaient dйposйs sur une
plage de sable, а trois milles au-dessous du Fort-Providence.

Le vieux marin manquait seul au retour!




X.

Un retour sur le passй.


Vers dix heures du soir, Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson
frappaient а la poterne du fort. Ce fut une joie de les revoir,
car on les croyait perdus. Mais cette joie fit place а une
profonde affliction, quand on apprit la mort du vieux Norman. Ce
brave homme йtait aimй de tous, et sa mйmoire fut honorйe des plus
vifs regrets. Quant aux courageux et dйvouйs Esquimaux, aprиs
avoir reзu flegmatiquement les affectueux remerciements du
lieutenant et de sa compagne, ils n'avaient mкme pas voulu venir
au fort. Ce qu'ils avaient fait leur semblait tout naturel. Ils
n'en йtaient pas а leur premier sauvetage, et ils avaient
immйdiatement repris leur course aventureuse sur ce lac, qu'ils
parcouraient jour et nuit, chassant les loutres et les oiseaux
aquatiques.

La nuit qui suivit le retour de Jasper Hobson, le lendemain, 1er
juin, et la nuit du 1 au 2 furent entiиrement consacrйs au repos.
La petite troupe s'en accommoda fort, mais le lieutenant йtait
bien dйcidй а partir le 2, dиs le matin, et, trиs heureusement, la
tempкte se calma.

Le sergent Felton avait mis toutes les ressources de la factorerie
а la disposition du dйtachement. Quelques attelages de chiens
furent remplacйs, et, au moment du dйpart, Jasper Hobson trouva
ses traоneaux rangйs en bon ordre а la porte de l'enceinte.

Les adieux furent faits. Chacun remercia le sergent Felton, qui
s'йtait montrй fort hospitalier dans cette circonstance. Mrs.
Paulina Barnett ne fut pas la derniиre а lui exprimer sa
reconnaissance. Une vigoureuse poignйe de main que le sergent
donna а son beau-frиre Long termina la cйrйmonie des adieux.

Chaque couple monta dans le traоneau qui lui fut assignй, et,
cette fois, Mrs. Paulina Barnett et le lieutenant occupaient le
mкme vйhicule. Madge et le sergent Long les suivaient.

D'aprиs le conseil que lui avait donnй le chef indien, Jasper
Hobson rйsolut de gagner la cфte amйricaine par le chemin le plus
court, en coupant droit entre le Fort-Confidence et le littoral.
Aprиs avoir consultй ses cartes, qui ne donnaient que fort
approximativement la configuration du territoire, il lui parut bon
de descendre la vallйe de la Coppermine, cours d'eau assez
important qui va se jeter dans le golfe du Couronnement.

Entre le Fort-Confidence et l'embouchure de la riviиre, la
distance est au plus d'un degrй et demi, -- soit quatre-vingt-cinq
а quatre-vingt-dix milles. La profonde йchancrure qui forme le
golfe se termine au nord par le cap Krusenstern, et, depuis ce
cap, la cфte court franchement а l'ouest, jusqu'au moment oщ elle
s'йlиve au-dessus du soixante-dixiиme parallиle par la pointe
Bathurst.

Jasper Hobson modifia donc la route qu'il avait suivie
jusqu'alors, et il se dirigea dans l'est, de maniиre а gagner, en
quelques heures, le cours d'eau par la droite ligne.

La riviиre fut atteinte, le lendemain, 3 juin, dans l'aprиs-midi.
La Coppermine, aux eaux pures et rapides, alors dйgagйe de glaces,
coulait а pleins bords dans une large vallйe, arrosйe par un grand
nombre de rios capricieux, mais facilement guйables. Le tirage des
traоneaux s'opйra donc assez rapidement. Pendant que leur attelage
les entraоnait, Jasper Hobson racontait а sa compagne l'histoire
de ce pays qu'ils traversaient. Une vйritable intimitй, une
sincиre amitiй, autorisйe par leur situation et leur вge, existait
entre le lieutenant Hobson et la voyageuse. Mrs. Paulina Barnett
aimait а s'instruire, et, ayant l'instinct des dйcouvertes, elle
aimait а entendre parler des dйcouvreurs.

Jasper Hobson, qui connaissait «par coeur» son Amйrique
septentrionale, put complиtement satisfaire la curiositй de sa
compagne.

«Il y a quatre-vingt-dix ans environ, lui dit-il, tout ce
territoire traversй par la riviиre Coppermine йtait inconnu, et
c'est aux agents de la Compagnie de la baie d'Hudson que l'on doit
sa dйcouverte. Seulement, madame, ainsi que cela arrive presque
toujours dans le domaine scientifique, c'est en cherchant une
chose qu'on en dйcouvre une autre. Colomb cherchait l'Asie, et il
trouva l'Amйrique.

-- Et que cherchaient donc les agents de la Compagnie? demanda
Mrs. Paulina Barnett. Йtait-ce ce fameux passage du Nord-Ouest?

-- Non, madame, rйpondit le jeune lieutenant, non. Il y a un
siиcle, la Compagnie n'avait point intйrкt а ce que l'on employвt
cette nouvelle voie de communication, qui eыt йtй plus profitable
а ses concurrents qu'а elle-mкme. On prйtend mкme qu'en 1741, un
certain Christophe Middleton, chargй d'explorer ces parages, fut
publiquement accusй d'avoir reзu cinq mille livres de la Compagnie
pour dйclarer que la communication par mer entre les deux ocйans
n'existait pas et ne pouvait exister.

-- Ceci n'est point а la gloire de la cйlиbre Compagnie, rйpondit
Mrs. Paulina Barnett.

-- Je ne la dйfends pas sur ce point, reprit Jasper Hobson.
J'ajouterai mкme que le parlement blвma sйvиrement ses
agissements, quand, en 1746, il promit une prime de vingt mille
livres а quiconque dйcouvrirait le passage en question. Aussi vit-
on, en cette annйe mкme, deux intrйpides voyageurs, William Moor
et Francis Smith, s'йlever jusqu'а la baie Repulse, dans l'espoir
de reconnaоtre la communication tant dйsirйe. Toutefois, ils ne
rйussirent pas dans leur entreprise, et, aprиs une absence qui
dura un an et demi, ils durent revenir en Angleterre.

-- Mais d'autres capitaines, audacieux et convaincus, ne
s'йlancиrent-ils pas aussitфt sur leurs traces? demanda Mrs.
Paulina Barnett.

-- Non, madame, et, pendant trente ans encore, malgrй l'importance
de la rйcompense promise par le parlement, aucune tentative ne fut
faite pour reprendre l'exploration gйographique de cette portion
du continent amйricain, ou plutфt de l'Amйrique anglaise, -- car
c'est le nom qu'il convient de lui conserver. Ce ne fut qu'en 1769
qu'un agent de la Compagnie tenta de reprendre les travaux de Moor
et de Smith.

-- La Compagnie йtait donc revenue de ses idйes йtroites et
йgoпstes, monsieur Jasper?

-- Non, madame, pas encore. Samuel Hearne, -- c'est le nom de cet
agent, -- n'avait d'autre mission que de reconnaоtre la situation
d'une mine de cuivre, que les coureurs indigиnes avaient signalйe.
Ce fut le 6 novembre 1769 que cet agent quitta le fort du Prince-
de-Galles, situй sur la riviиre Churchill, prиs de la cфte
occidentale de la baie d'Hudson. Samuel Hearne s'avanзa hardiment
dans le nord-ouest; mais le froid devint si rigoureux que, ses
vivres йpuisйs, il dut retourner au fort du Prince-de-Galles.
Heureusement, ce n'йtait point un homme а se dйcourager. Le 23
fйvrier de l'annйe suivante, il repartit, emmenant quelques
Indiens а sa suite. Les fatigues de ce second voyage furent
extrкmes. Le gibier et le poisson, sur lesquels comptait Samuel
Hearne, manquиrent souvent. Il lui arriva mкme une fois de rester
sept jours sans manger autre chose que des fruits sauvages, des
morceaux de vieux cuir et des os brыlйs. Force fut encore а ce
voyageur intrйpide de revenir а la factorerie sans avoir obtenu
aucun rйsultat. Mais il ne se rebuta pas. Il partit une troisiиme
fois, le 7 dйcembre 1770, et, aprиs dix-neuf mois de luttes, le 13
juillet 1772, il dйcouvrit la Coppermine-River, qu'il descendit
jusqu'а son embouchure, et lа, il prйtendit avoir vu la mer libre.
C'йtait la premiиre fois que la cфte septentrionale de l'Amйrique
йtait atteinte.

-- Mais le passage du nord-ouest, c'est-а-dire cette communication
directe entre l'Atlantique et le Pacifique, n'йtait point
dйcouvert? demanda Mrs. Paulina Barnett.

-- Non, madame, rйpondit le lieutenant, et que de marins
aventureux le cherchиrent depuis lors! Phipps en 1773, James Cook
et Clerke de 1776 а 1779, Kotzebue de 1815 а 1818, Ross, Parry,
Franklin et tant d'autres se dйvouиrent а cette tвche difficile,
mais inutilement, et il faut arriver au dйcouvreur de notre temps,
а l'intrйpide Mac Clure, pour trouver le seul homme qui ait
rйellement passй d'un ocйan а l'autre en traversant la mer
polaire.

-- En effet, monsieur Jasper, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, et
c'est un fait gйographique dont, nous autres Anglais, nous devons
кtre fiers! Mais, dites-moi, la Compagnie de la baie d'Hudson,
revenue enfin а des idйes plus gйnйreuses, n'a-t-elle donc
encouragй aucun autre voyageur depuis Samuel Hearne?

-- Elle l'a fait, madame, et c'est grвce а elle que le capitaine
Franklin a pu exйcuter son voyage de 1819 а 1822, prйcisйment
entre la riviиre de Hearne et le cap Turnagain. Cette exploration
ne s'opйra pas sans fatigues et sans souffrances. Plusieurs fois
la nourriture manqua complиtement aux voyageurs. Deux Canadiens,
assassinйs par leurs camarades, furent dйvorйs... Malgrй tant de
tortures, le capitaine Franklin n'en parcourut pas moins un espace
de cinq mille cinq cent cinquante milles sur cette portion,
inconnue jusqu'а lui, du littoral du North-Amйrique.

-- C'йtait un homme d'une rare йnergie! ajouta Mrs. Paulina
Barnett, et il l'a bien prouvй quand, malgrй tout ce qu'il avait
dйjа souffert, il s'йlanзa de nouveau а la conquкte du pфle Nord.

-- Oui, rйpondit Jasper Hobson, et l'audacieux explorateur a
trouvй sur le thйвtre mкme de ses dйcouvertes une cruelle mort!
Mais il est bien prouvй, maintenant, que tous les compagnons de
Franklin n'ont pas pйri avec lui. Beaucoup de ces malheureux
errent certainement encore au milieu de ces solitudes glacйes! Ah!
vraiment, je ne puis songer а cet abandon terrible sans un
serrement de coeur! Un jour, madame, ajouta le lieutenant avec une
йmotion et une assurance singuliиres, un jour je fouillerai ces
terres inconnues sur lesquelles s'est accomplie la funeste
catastrophe, et...

-- Et ce jour-lа, rйpondit Mrs. Paulina Barnett en serrant la main
du lieutenant, ce jour-lа je serai votre compagne d'exploration.
Oui! cette idйe m'est venue plus d'une fois, ainsi qu'а vous,
monsieur Jasper, et mon coeur s'йmeut comme le vфtre а la pensйe
que des compatriotes, des Anglais, attendent peut-кtre un
secours...

-- Qui viendra trop tard pour la plupart de ces infortunйs,
madame, mais qui viendra pour quelques-uns, soyez-en sыre!

-- Dieu vous entende, monsieur Hobson! rйpondit Mrs. Paulina
Barnett. J'ajouterai que les agents de la Compagnie, vivant а
proximitй du littoral, me semblent mieux placйs que tous autres
pour tenter de remplir ce devoir d'humanitй.

-- Je partage votre opinion, madame, rйpondit le lieutenant, car
ces agents sont, de plus, accoutumйs aux rigueurs des continents
arctiques. Ils l'ont souvent prouvй, d'ailleurs, en mainte
circonstance. Ne sont-ce pas eux qui ont assistй le capitaine
Black pendant son voyage de 1834, voyage qui nous a valu la
dйcouverte de la Terre du Roi Guillaume, cette terre sur laquelle
s'est prйcisйment accomplie la catastrophe de Franklin? Est-ce que
ce ne sont pas deux des nфtres, les courageux Dease et Simpson,
que le gouverneur de la baie d'Hudson, en 1838, chargea
spйcialement d'explorer les rivages de la mer polaire, --
exploration pendant laquelle la terre Victoria fut reconnue pour
la premiиre fois? Je crois donc que l'avenir rйserve а notre
Compagnie la conquкte dйfinitive du continent arctique. Peu а peu
ses factoreries monteront vers le nord, -- refuge obligй des
animaux а fourrure, -- et, un jour, un fort s'йlиvera au pфle
mкme, sur ce point mathйmatique oщ se croisent tous les mйridiens
du globe!»

Pendant cette conversation et tant d'autres qui lui succйdиrent,
Jasper Hobson raconta ses propres aventures depuis qu'il йtait au
service de la Compagnie, ses luttes avec les concurrents des
agences rivales, ses tentatives d'exploration dans les territoires
inconnus du nord et de l'ouest. De son cфtй, Mrs. Paulina Barnett
fit le rйcit de ses propres pйrйgrinations а travers les contrйes
intertropicales. Elle dit tout ce qu'elle avait accompli et tout
ce qu'elle comptait accomplir un jour. C'йtait entre le lieutenant
et la voyageuse un agrйable йchange de rйcits qui charmait les
longues heures du voyage.

Pendant ce temps, les traоneaux, enlevйs au galop des chiens,
s'avanзaient vers le nord. La vallйe de la Coppermine
s'йlargissait sensiblement aux approches de la mer Arctique. Les
collines latйrales, moins abruptes, s'abaissaient peu а peu.
Certains bouquets d'arbres rйsineux rompaient за et lа la
monotonie de ces paysages assez йtranges. Quelques glaзons,
charriйs par la riviиre, rйsistaient encore а l'action du soleil,
mais leur nombre diminuait de jour en jour, et un canot, une
chaloupe mкme eыt descendu sans peine le courant de cette riviиre,
dont aucun barrage naturel, aucune agrйgation de rocs ne gкnait le
cours. Le lit de la Coppermine йtait profond et large. Ses eaux,
trиs limpides, alimentйes par la fonte des neiges, coulaient assez
vivement, sans jamais former de tumultueux rapides. Son cours,
d'abord trиs sinueux dans sa partie haute, tendait peu а peu а se
rectifier et а se dessiner en droite ligne sur une йtendue de
plusieurs milles. Quant aux rives, alors larges et plates, faites
d'un sable fin et dur, tapissйes en certains endroits d'une petite
herbe sиche et courte, elles se prкtaient au glissage des
traоneaux et au dйveloppement de la longue suite des attelages.
Pas de cфtes, et, par consйquent, un tirage facile sur ce terrain
nivelй.

Le dйtachement s'avanзait donc avec une grande rapiditй. On allait
nuit et jour, -- si toutefois cette expression peut s'appliquer а
une contrйe au-dessus de laquelle le soleil, traзant un cercle
presque horizontal, disparaissait а peine. La nuit vraie ne durait
pas deux heures sous cette latitude, et l'aube, а cette йpoque de
l'annйe, succйdait presque immйdiatement au crйpuscule. Le temps
йtait beau d'ailleurs, le ciel assez pur, quoique un peu embrumй а
l'horizon, et le dйtachement accomplissait son voyage dans des
conditions excellentes.

Pendant deux jours, on continua de cфtoyer sans difficultй le
cours de la Coppermine. Les environs de la riviиre йtaient peu
frйquentйs par les animaux а fourrure, mais les oiseaux y
abondaient. On aurait pu les compter par milliers. Cette absence
presque complиte de martres, de castors, d'hermines, de renards et
autres, ne laissait pas de prйoccuper le lieutenant. Il se
demandait si ces territoires n'avaient pas йtй abandonnйs comme
ceux du sud par la population, trop vivement pourchassйe, des
carnassiers et des rongeurs. Cela йtait probable, car on
rencontrait frйquemment des restes de campement, des feux йteints
qui attestaient le passage plus ou moins rйcent de chasseurs
indigиnes ou autres. Jasper Hobson voyait bien qu'il devrait
reporter son exploration plus au nord, et qu'une partie seulement
de son voyage serait faite, lorsqu'il aurait atteint l'embouchure
de la Coppermine. Il avait donc hвte de toucher du pied ce point
du littoral entrevu par Samuel Hearne, et il pressait de tout son
pouvoir la marche du dйtachement.

D'ailleurs, chacun partageait l'impatience de Jasper Hobson.
Chacun se pressait rйsolument, afin d'atteindre dans le plus bref
dйlai les rivages de la mer Arctique. Une indйfinissable
attraction poussait en avant ces hardis pionniers. Le prestige de
l'inconnu miroitait а leurs yeux. Peut-кtre les vйritables
fatigues commenceraient-elles sur cette cфte tant dйsirйe?
N'importe. Tous, ils avaient hвte de les affronter, de marcher
directement а leur but. Ce voyage qu'ils faisaient alors, ce
n'йtait qu'un passage а travers un pays qui ne pouvait directement
les intйresser, mais aux rivages de la mer Arctique commencerait
la recherche vйritable. Et chacun aurait dйjа voulu se trouver sur
ces parages, que coupait, а quelques centaines de milles а
l'ouest, le soixante-dixiиme parallиle.

Enfin, le 5 juin, quatre jours aprиs avoir quittй le Fort-
Confidence, le lieutenant Jasper Hobson vit la Coppermine
s'йlargir considйrablement. La cфte occidentale se dйveloppait
suivant une ligne lйgиrement courbe et courait presque directement
vers le nord. Dans l'est, au contraire, elle s'arrondissait
jusqu'aux extrкmes limites de l'horizon.

Jasper Hobson s'arrкta aussitфt, et, de la main, il montra а ses
compagnons la mer sans limites.




XI.

En suivant la cфte.


Le large estuaire que le dйtachement venait d'atteindre, aprиs six
semaines de voyage, formait une йchancrure trapйzoпdale, nettement
dйcoupйe dans le continent amйricain. А l'angle ouest s'ouvrait
l'embouchure de la Coppermine. А l'angle est, au contraire, se
creusait un boyau profondйment allongй, qui a reзu le nom d'Entrйe
de Bathurst. De ce cфtй, le rivage, capricieusement festonnй,
creusй de criques et d'anses, hйrissй de caps aigus et de
promontoires abrupts, allait se perdre dans ce confus
enchevкtrement de dйtroits, de pertuis, de passes, qui donne aux
cartes des continents polaires un si bizarre aspect. De l'autre
cфtй, sur la gauche de l'estuaire, а partir de l'embouchure mкme
de la Coppermine, la cфte remontait au nord et se terminait par le
cap Kruzenstern.

Cet estuaire portait le nom de Golfe-du-Couronnement, et ses eaux
йtaient semйes d'оles, оlets, оlots, qui constituaient l'Archipel
du Duc-d'York.

Aprиs avoir confйrй avec le sergent Long, Jasper Hobson rйsolut
d'accorder, en cet endroit, un jour de repos а ses compagnons.

L'exploration proprement dite, qui devait permettre au lieutenant
de reconnaоtre le lieu propice а l'йtablissement d'une factorerie,
allait vйritablement commencer. La Compagnie avait recommandй а
son agent de se maintenir autant que possible au-dessus du
soixante-dixiиme parallиle, et sur les bords de la mer Glaciale.
Or, pour remplir son mandat, le lieutenant ne pouvait chercher que
dans l'ouest un point qui fыt aussi йlevй en latitude et qui
appartоnt au continent amйricain. Vers l'est, en effet, toutes ces
terres si divisйes font plutфt partie des territoires arctiques,
sauf peut-кtre la terre de Boothia, franchement coupйe par ce
soixante-dixiиme parallиle, mais dont la conformation gйographique
est encore trиs indйcise.

Longitude et latitude prises, Jasper Hobson, aprиs avoir relevй sa
position sur la carte, vit qu'il se trouvait encore а plus de cent
milles au-dessous du soixante-dixiиme degrй. Mais au-delа du cap
Kruzenstern, la cфte, courant vers le nord-est, dйpassait par un
angle brusque le soixante-dixiиme parallиle, а peu prиs sur le
cent trentiиme mйridien, et prйcisйment а la hauteur de ce cap
Bathurst, indiquй comme lieu de rendez-vous par le capitaine
Craventy. C'йtait donc ce point qu'il fallait atteindre, et c'est
lа que le nouveau fort s'йlиverait, si l'endroit offrait les
ressources nйcessaires а une factorerie.

«Lа, sergent Long, dit le lieutenant en montrant au sous-officier
la carte des contrйes polaires, lа nous serons dans les conditions
qui nous sont imposйes par la Compagnie. En cet endroit, la mer,
libre une grande partie de l'annйe, permettra aux navires du
dйtroit de Behring d'arriver jusqu'au fort, de le ravitailler et
d'en exporter les produits.

-- Sans compter, ajouta le sergent Long, que, puisqu'ils se seront
йtablis au-delа du soixante-dixiиme parallиle, nos gens auront
droit а une double paye!

-- Cela va sans dire, rйpondit le lieutenant, et je crois qu'ils
l'accepteront sans murmurer.

-- Eh bien, mon lieutenant, il ne nous reste plus qu'а partir pour
le cap Bathurst», dit simplement le sergent. Mais, un jour de
repos ayant йtй accordй, le dйpart n'eut lieu que le lendemain, 6
juin.

Cette seconde partie du voyage devait кtre et fut effectivement
toute diffйrente de la premiиre. Les dispositions qui rйglaient
jusqu'ici la marche des traоneaux n'avaient pas йtй maintenues.
Chaque attelage allait а sa guise. On marchait а petites journйes,
on s'arrкtait а tous les angles de la cфte, et le plus souvent on
cheminait а pied. Une seule recommandation avait йtй faite а ses
compagnons par le lieutenant Hobson, -- la recommandation de ne
pas s'йcarter а plus de trois milles du littoral et de rallier le
dйtachement deux fois par jour, а midi et le soir. La nuit venue,
on campait. Le temps, а cette йpoque, йtait constamment beau, et
la tempйrature assez йlevйe, puisqu'elle se maintenait en moyenne
а cinquante-neuf degrйs Fahrenheit au-dessus de zйro (15° centigr.
au-dessus de zйro). Deux ou trois fois, de rapides tempкtes de
neige se dйclarиrent, mais elles ne durиrent pas, et la
tempйrature n'en fut pas sensiblement modifiйe.

Toute cette partie de la cфte amйricaine comprise entre le cap
Kruzenstern et le cap Parry, qui s'йtend sur un espace de plus de
deux cent cinquante milles, fut donc examinйe avec un soin
extrкme, du 6 au 26 juin. Si la reconnaissance gйographique de
cette rйgion ne laissa rien а dйsirer, si Jasper Hobson, -- trиs
heureusement aidй dans cette tвche par Thomas Black, -- put mкme
rectifier quelques erreurs du levй hydrographique, les territoires
avoisinants furent non moins bien observйs а ce point de vue plus
spйcial, qui intйressait directement la Compagnie de la baie
d'Hudson.

En effet, ces territoires йtaient-ils giboyeux? Pouvait-on compter
avec certitude sur le gibier comestible non moins que sur le
gibier а fourrure? Les seules ressources du pays permettraient-
elles d'approvisionner une factorerie, au moins pendant la saison
d'йtй? Telle йtait la grave question que se posait le lieutenant
Hobson, et qui le prйoccupait а bon droit. Or, voici ce qu'il
observa.

Le gibier proprement dit, -- celui auquel le caporal Joliffe,
entre autres, accordait une prйfйrence marquйe, -- ne foisonnait
pas dans ces parages. Les volatiles, appartenant а la nombreuse
famille des canards, ne manquaient pas, sans doute, mais la tribu
des rongeurs йtait insuffisamment reprйsentйe par quelques liиvres
polaires, qui ne se laissaient que difficilement approcher. Au
contraire, les ours devaient кtre assez nombreux sur cette portion
du continent amйricain. Sabine et Mac Nap avaient souvent relevй
des traces fraоchement laissйes par ces carnassiers. Plusieurs
mкme furent aperзus et dйpistйs, mais ils se tenaient toujours а
bonne distance. En tout cas, il йtait certain que, pendant la
saison rigoureuse, ces animaux affamйs, venant de plus hautes
latitudes, devaient frйquenter assidыment les rivages de la mer
Glaciale.

«Or, disait le caporal Joliffe, que cette question des
approvisionnements prйoccupait sans cesse, quand l'ours est dans
le garde-manger, c'est un genre de venaison qui n'est point а
dйdaigner, tant s'en faut. Mais, quand il n'y est pas encore,
c'est un gibier fort problйmatique, trиs sujet а caution, et qui,
en tout cas, ne demande qu'а vous faire subir, а vous chasseurs,
le sort que vous lui rйservez!»

On ne saurait parler plus sagement. Les ours ne pouvaient offrir
une rйserve assurйe а l'office des forts. Trиs heureusement, ce
territoire йtait visitй par des bandes nombreuses d'animaux plus
utiles que les ours, excellents а manger, et dont les Esquimaux et
les Indiens font, dans certaines tribus, leur principale
nourriture. Ce sont les rennes, et le caporal Joliffe constata
avec une йvidente satisfaction que ces ruminants abondaient sur
cette partie du littoral. Et en effet, la nature avait tout fait
pour les y attirer, en prodiguant sur le sol cette espиce de
lichen dont le renne se montre extrкmement friand, qu'il sait
adroitement dйterrer sous la neige, et qui constitue son unique
alimentation pendant l'hiver.

Jasper Hobson fut non moins satisfait que le caporal en relevant,
sur maint endroit, les empreintes laissйes par ces ruminants,
empreintes aisйment reconnaissables, parce que le sabot des
rennes, au lieu de correspondre а sa face interne par une surface
plane, y correspond par une surface convexe, -- disposition
analogue а celle du pied du chameau. On vit mкme des troupeaux
assez considйrables de ces animaux qui, errant а l'йtat sauvage
dans certaines parties de l'Amйrique, se rйunissent souvent а
plusieurs milliers de tкtes. Vivants, ils se laissent aisйment
domestiquer et rendent alors de grands services aux factoreries,
soit en fournissant un lait excellent et plus substantiel que
celui de la vache, soit en servant а tirer les traоneaux. Morts,
ils ne sont pas moins utiles, car leur peau, trиs йpaisse, est
propre а faire des vкtements; leurs poils donnent un fil
excellent; leur chair est savoureuse, et il n'existe pas un animal
plus prйcieux sous ces latitudes. La prйsence des rennes, йtant
dыment constatйe, devait donc encourager Jasper Hobson dans ses
projets d'йtablissement sur un point de ce territoire.

Il eut йgalement lieu d'кtre satisfait а propos des animaux а
fourrure. Sur les petits cours d'eau s'йlevaient de nombreuses
huttes de castors et de rats musquйs. Les blaireaux, les lynx, les
hermines, les wolvйrиnes, les martres, les visons, frйquentaient
ces parages, que l'absence des chasseurs avait laissйs jusqu'alors
si tranquilles. La prйsence de l'homme en ces lieux ne s'йtait
encore dйcelйe par aucune trace, et les animaux savaient y trouver
un refuge assurй. On remarqua йgalement des empreintes de ces
magnifiques renards bleus et argentйs, espиce qui tend а se
rarйfier de plus en plus, et dont la peau vaut pour ainsi dire son
poids d'or. Sabine et Mac Nap eurent, pendant cette exploration,
mainte occasion de tirer une tкte de prix. Mais, trиs sagement, le
lieutenant avait interdit toute chasse de ce genre. Il ne voulait
pas effrayer ces animaux avant la saison venue, c'est-а-dire avant
ces mois d'hiver pendant lesquels leur pelage, mieux fourni, est
beaucoup plus beau. D'ailleurs, il йtait inutile de surcharger les
traоneaux, Sabine et Mac Nap comprirent ces bonnes raisons, mais
la main ne leur en dйmangeait pas moins, quand ils tenaient au
bout de leur fusil une martre zibeline ou quelque renard prйcieux.
Toutefois, les ordres de Jasper Hobson йtaient formels, et le
lieutenant ne permettait pas qu'on les transgressвt.

Les coups de feu des chasseurs, pendant cette seconde pйriode du
voyage, n'eurent donc pour objectif que quelques ours polaires,
qui se montrиrent parfois sur les ailes du dйtachement. Mais ces
carnassiers, n'йtant point poussйs par la faim, dйtalaient
promptement, et leur prйsence n'amena aucun engagement sйrieux.
Cependant, si les quadrupиdes de ce territoire n'eurent point а
souffrir de l'arrivйe du dйtachement, il n'en fut pas de mкme de
la race volatile, qui paya pour tout le rиgne animal. On tua des
aigles а tкte blanche, йnormes oiseaux au cri strident, des
faucons-pкcheurs, ordinairement nichйs dans les troncs d'arbres
morts, et qui, pendant l'йtй, remontent jusqu'aux latitudes
arctiques; puis, des oies de neige, d'une blancheur admirable, des
bernaches sauvages, le meilleur йchantillon de la tribu des
ansйrines au point de vue comestible, des canards а tкte rouge et
а poitrine noire, des corneilles cendrйes, sortes de geais
moqueurs d'une laideur peu commune, des eiders, des macreuses et
bien d'autres de cette gent ailйe qui assourdissait de ses cris
les йchos des falaises arctiques. C'est par millions que vivent
ces oiseaux en ces hauts parages, et leur nombre est vйritablement
au-dessus de toute apprйciation sur le littoral de la mer
Glaciale.

On comprend que les chasseurs, auxquels la chasse des quadrupиdes
йtait sйvиrement interdite, se rabattirent avec passion sur ce
monde des volatiles. Plusieurs centaines de ces oiseaux,
appartenant principalement aux espиces comestibles, furent tuйes
pendant ces quinze premiers jours, et ajoutиrent а l'ordinaire de
corn-beef et de biscuit un surcroоt qui fut trиs apprйciй.

Ainsi donc, les animaux ne manquaient point а ce territoire. La
Compagnie pourrait facilement remplir ses magasins, et le
personnel du fort ne laisserait pas vides ses offices. Mais ces
deux conditions ne suffisaient pas pour assurer l'avenir de la
factorerie. On ne pouvait s'йtablir dans un pays si haut en
latitude, s'il ne fournissait pas, et abondamment, le combustible
nйcessaire pour combattre la rigueur des hivers arctiques.

Trиs heureusement, le littoral йtait boisй. Les collines, qui
s'йtageaient en arriиre de la cфte, se montraient couronnйes
d'arbres verts, parmi lesquels le pin dominait. C'йtaient
d'importantes agglomйrations de ces essences rйsineuses,
auxquelles on pouvait donner, en certains endroits, le nom de
forкts. Quelquefois aussi, par groupes isolйs, Jasper Hobson
remarqua des saules, des peupliers, des bouleaux-nains et de
nombreux buissons d'arbousiers. А cette йpoque de la saison
chaude, tous ces arbres йtaient verdoyants, et ils йtonnaient un
peu le regard, habituй aux profils вpres et nus des paysages
polaires. Le sol, au pied des collines, se tapissait d'une herbe
courte, que les rennes paissaient avec aviditй, et qui devait les
nourrir pendant l'hiver. On le voit, le lieutenant ne pouvait que
se fйliciter d'avoir cherchй dans le nord-ouest du continent
amйricain le nouveau thйвtre d'une exploitation.

Il a йtй dit йgalement que si les animaux ne manquaient pas а ce
territoire, en revanche, les hommes semblaient y faire absolument
dйfaut. On ne voyait ni Esquimaux, dont les tribus courent plus
volontiers les districts rapprochйs de la baie d'Hudson, ni
Indiens, qui ne s'aventurent pas habituellement aussi loin au-delа
du Cercle polaire. Et en effet, а cette distance, les chasseurs
peuvent кtre pris par des mauvais temps continus, par une reprise
subite de l'hiver, et кtre alors coupйs de toute communication. On
le pense bien, le lieutenant Hobson ne songea point а se plaindre
de l'absence de ses semblables. Il n'aurait pu trouver que des
rivaux en eux. C'йtait un pays inoccupй qu'il cherchait, un dйsert
auquel les animaux а fourrure devaient avoir intйrкt а demander
asile, et, а ce sujet, Jasper Hobson tenait les propos les plus
sensйs а Mrs. Paulina Barnett, qui s'intйressait vivement au
succиs de l'entreprise. La voyageuse n'oubliait pas qu'elle йtait
l'hфte de la Compagnie de la baie d'Hudson, et elle faisait tout
naturellement des voeux pour la rйussite des projets du
lieutenant.

Que l'on juge donc du dйsappointement de Jasper Hobson, quand,
dans la matinйe du 20 juin, il se trouva en face d'un campement
qui venait d'кtre plus ou moins rйcemment abandonnй.

C'йtait au fond d'une petite baie йtroite, qui porte le nom de
baie Darnley, et dont le cap Parry forme la pointe la plus avancйe
dans l'ouest. On voyait en cet endroit, au bas d'une petite
colline, des piquets qui avaient servi а tracer une sorte de
circonvallation, et des cendres refroidies entassйes sur
l'emplacement de foyers йteints.

Tout le dйtachement s'йtait rйuni auprиs de ce campement. Chacun
comprenait que cette dйcouverte devait singuliиrement dйplaire au
lieutenant Hobson.

«Voilа une fвcheuse circonstance, dit-il en effet, et certes,
j'aurais mieux aimй rencontrer sur mon chemin une famille d'ours
polaires!

-- Mais les gens, quels qu'ils soient, qui ont campй en cet
endroit, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, sont dйjа loin sans doute,
et il est probable qu'ils ont dйjа regagnй plus au sud leurs
territoires habituels de chasse.

-- Cela dйpend, madame, rйpondit le lieutenant. Si ceux dont nous
voyons ici les traces sont des Esquimaux, ils auront plutфt
continuй leur route vers le nord. Si, au contraire, ce sont des
Indiens, ils sont peut-кtre en train d'explorer ce nouveau
district de chasse, comme nous le faisons nous-mкmes, et, je le
rйpиte, c'est pour nous une circonstance vйritablement fвcheuse.

-- Mais, demanda Mrs. Paulina Barnett, peut-on reconnaоtre а
quelle race ces voyageurs appartiennent? Ne peut-on savoir si ce
sont des Esquimaux ou des Indiens du sud? Il me semble que des
tribus si diffйrentes de moeurs et d'origine ne doivent pas camper
de la mкme maniиre.»

Mrs. Paulina Barnett avait raison, et il йtait possible que cette
importante question fыt rйsolue aprиs une plus complиte inspection
du campement.

Jasper Hobson et quelques-uns de ses compagnons se livrиrent donc
а cet examen, et recherchиrent minutieusement quelque trace,
quelque objet oubliй, quelque empreinte mкme, qui pыt les mettre
sur la voie. Mais ni le sol ni ces cendres refroidies n'avaient
gardй aucun indice suffisant. Quelques ossements d'animaux,
abandonnйs за et lа, ne disaient rien non plus. Le lieutenant,
fort dйpitй, allait donc abandonner cet inutile examen, quand il
s'entendit appeler par Mrs. Joliffe, qui s'йtait йloignйe d'une
centaine de pas sur la gauche.

Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent, le caporal,
quelques autres, se dirigиrent aussitфt vers la jeune Canadienne,
qui restait immobile, considйrant le sol avec attention.

Lorsqu'ils furent arrivйs prиs d'elle:

«Vous cherchiez des traces? dit Mrs. Joliffe au lieutenant Hobson.
Eh bien, en voilа!»

Et Mrs. Joliffe montrait d'assez nombreuses empreintes de pas,
trиs nettement conservйes sur un sol glaiseux.

Ceci pouvait кtre un indice caractйristique, car le pied de
l'Indien et le pied de l'Esquimau, aussi bien que leur chaussure,
diffиrent complиtement.

Mais, avant toutes choses, Jasper Hobson fut frappй de la
singuliиre disposition de ces empreintes. Elles provenaient bien
de la pression d'un pied humain, et mкme d'un pied chaussй, mais,
circonstance bizarre, elles semblaient n'avoir йtй faites qu'avec
la plante de ce pied. La marque du talon leur manquait. En outre,
ces empreintes йtaient singuliиrement multipliйes, rapprochйes,
croisйes, quoiqu'elles fussent, cependant, contenues dans un
cercle trиs restreint.

Jasper Hobson fit observer cette singularitй а ses compagnons.

«Ce ne sont pas lа les pas d'une personne qui marche, dit-il.

-- Ni d'une personne qui saute, puisque le talon manque, ajouta
Mrs. Paulina Barnett.

-- Non, rйpondit Mrs. Joliffe, ce sont les pas d'une personne qui
danse!»

Mrs. Joliffe avait certainement raison. А bien examiner ces
empreintes, il n'йtait pas douteux qu'elles n'eussent йtй faites
par le pied d'un homme qui s'йtait livrй а quelque exercice
chorйgraphique, -- non point une danse lourde, compassйe,
йcrasante, mais plutфt une danse lйgиre, aimable, gaie. Cette
observation йtait indiscutable. Mais quel pouvait кtre l'individu
assez joyeux de caractиre pour avoir йtй pris de cette idйe ou de
ce besoin de danser aussi allиgrement sur cette limite du
continent amйricain, а quelques degrйs au-dessus du cercle
polaire?

«Ce n'est certainement point un Esquimau, dit le lieutenant.

-- Ni un Indien! s'йcria le caporal Joliffe.

-- Non! c'est un Franзais!» dit tranquillement le sergent Long.

Et, de l'avis de tous, il n'y avait qu'un Franзais qui eыt йtй
capable de danser en un tel point du globe!




XII.

Le soleil de minuit.


Cette affirmation du sergent Long n'йtait-elle pas peut-кtre un
peu hasardйe? On avait dansй, c'йtait un fait йvident, mais,
quelle que soit sa lйgиretй, pouvait-on en conclure que seul, un
Franзais avait pu exйcuter cette danse?

Cependant, le lieutenant Jasper Hobson partagea l'opinion de son
sergent, -- opinion que personne, d'ailleurs, ne trouva trop
affirmative. Et tous tinrent pour certain qu'une troupe de
voyageurs, dans laquelle on comptait au moins un compatriote de
Vestris, avait sйjournй rйcemment en cet endroit.

On le comprend, cette dйcouverte ne satisfit pas le lieutenant.
Jasper Hobson dut craindre d'avoir йtй devancй par des concurrents
sur les territoires du nord-ouest de l'Amйrique anglaise, et, si
secret que la Compagnie eыt tenu son projet, il avait йtй sans
doute divulguй dans les centres commerciaux du Canada ou des Йtats
de l'Union.

Lors donc qu'il reprit sa marche un instant interrompue, le
lieutenant parut singuliиrement soucieux; mais, а ce point de son
voyage, il ne pouvait songer а revenir sur ses pas.

Aprиs cet incident, Mrs. Paulina Barnett fut naturellement amenйe
а lui faire cette question:

«Mais, monsieur Jasper, on rencontre donc encore des Franзais sur
les territoires du continent arctique?

-- Oui, madame, rйpondit Jasper Hobson, ou sinon des Franзais, du
moins, ce qui est а peu prиs la mкme chose, des Canadiens, qui
descendent des anciens maоtres du Canada, au temps oщ le Canada
appartenait а la France, -- et, а vrai dire, ces gens-lа sont nos
plus redoutables rivaux.

-- Je croyais, cependant, reprit la voyageuse, que, depuis qu'elle
avait absorbй l'ancienne Compagnie du nord-ouest, la Compagnie de
la baie d'Hudson se trouvait sans concurrents sur le continent
amйricain.

-- Madame, rйpondit Jasper Hobson, s'il n'existe plus
d'association importante qui se livre maintenant au trafic des
pelleteries en dehors de la nфtre, il se trouve encore des
associations particuliиres parfaitement indйpendantes. En gйnйral,
ce sont des sociйtйs amйricaines, qui ont conservй а leur service
des agents ou des descendants d'agents franзais.

-- Ces agents йtaient donc tenus en haute estime? demanda Mrs.
Paulina Barnett.

-- Certainement, madame, et а bon droit. Pendant les quatre-vingt-
quatorze ans que dura la suprйmatie de la France au Canada, ces
agents franзais se montrиrent constamment supйrieurs aux nфtres.
Il faut savoir rendre justice, mкme а ses rivaux.

-- Surtout а ses rivaux! ajouta Mrs. Paulina Barnett.

-- Oui... surtout... А cette йpoque, les chasseurs franзais,
quittant Montrйal, leur principal йtablissement, s'avanзaient dans
le nord plus hardiment que tous autres. Ils vivaient pendant des
annйes au milieu des tribus indiennes. Ils s'y mariaient
quelquefois. On les nommait «coureurs des bois» ou «voyageurs
canadiens», et ils se traitaient entre eux de cousins et de
frиres. C'йtaient des hommes audacieux, habiles, trиs experts dans
la navigation fluviale, trиs braves, trиs insouciants, se pliant а
tout avec cette souplesse particuliиre а leur race, trиs loyaux,
trиs gais et toujours prкts, en n'importe quelle circonstance, а
chanter comme а danser!

-- Et vous supposez que cette troupe de voyageurs, dont nous
venons de reconnaоtre les traces, ne s'est avancйe si loin que
dans le but de chasser les animaux а fourrure?

-- Aucune autre hypothиse ne peut кtre admise, madame, rйpondit le
lieutenant Hobson, et, certainement, ces gens-lа sont en quкte de
nouveaux territoires de chasse. Mais puisqu'il n'y a aucun moyen
de les arrкter, tвchons d'atteindre au plus tфt notre but, et nous
lutterons courageusement contre toute concurrence!»

Le lieutenant Hobson avait pris son parti d'une concurrence
probable, а laquelle, d'ailleurs, il ne pouvait s'opposer, et il
pressa la marche de son dйtachement afin de s'йlever plus
promptement au-dessus du soixante-dixiиme parallиle. Peut-кtre, --
il l'espйrait du moins, -- ses rivaux ne le suivraient-ils pas
jusque-lа.

Pendant les jours suivants, la petite troupe redescendit d'une
vingtaine de milles vers le sud, afin de contourner plus aisйment
la baie Franklin. Le pays conservait toujours son aspect
verdoyant. Les quadrupиdes et les oiseaux, dйjа observйs, le
frйquentaient en grand nombre, et il йtait probable que toute
l'extrйmitй nord-ouest du continent amйricain йtait ainsi peuplйe.

La mer qui baignait ce littoral s'йtendait alors sans limites
devant le regard. Les cartes les plus rйcentes ne portaient,
d'ailleurs, aucune terre au nord du littoral amйricain. C'йtait
l'espace libre, et la banquise seule avait pu empкcher les
navigateurs du dйtroit de Behring de s'йlever jusqu'au pфle.

Le 4 juillet, le dйtachement avait tournй une autre baie trиs
profondйment йchancrйe, la baie Whasburn, et il atteignit la
pointe extrкme d'un lac peu connu jusqu'alors, qui ne couvrait
qu'une petite surface du territoire, -- а peine deux milles
carrйs. Ce n'йtait vйritablement qu'un lagon d'eau douce, un vaste
йtang, et non point un lac.

Les traоneaux cheminaient paisiblement et facilement. L'aspect du
pays йtait tentant pour le fondateur d'une factorerie nouvelle, et
il йtait probable qu'un fort, йtabli а l'extrйmitй du cap
Bathurst, ayant derriиre lui ce lagon, devant lui le grand chemin
du dйtroit de Behring, c'est-а-dire la mer libre alors, libre
toujours pendant les quatre ou cinq mois de la saison chaude, se
trouverait ainsi dans une situation trиs favorable pour son
exportation et son ravitaillement.

Le lendemain, 5 juillet, vers trois heures aprиs midi, le
dйtachement s'arrкtait enfin а l'extrйmitй du cap Bathurst.
Restait а relever la position exacte de ce cap, que les cartes
plaзaient au-dessus du soixante-dixiиme parallиle. Mais on ne
pouvait se fier au levй hydrographique de ces cфtes, qui n'avait
encore pu кtre fait avec une prйcision suffisante. En attendant,
Jasper Hobson rйsolut de s'arrкter en cet endroit.

«Qui nous empкche de nous fixer dйfinitivement ici? demanda le
caporal Joliffe. Vous conviendrez, mon lieutenant, que l'endroit
est sйduisant.

-- Il vous sйduira sans doute bien davantage, rйpondit le
lieutenant Hobson, si vous y touchez une double paye, mon digne
caporal.

-- Cela n'est pas douteux, rйpondit le caporal Joliffe, et il faut
se conformer aux instructions de la Compagnie.

-- Patientez donc jusqu'а demain, ajouta Jasper Hobson, et si,
comme je le suppose, ce cap Bathurst est rйellement situй au-delа
du soixante-dixiиme degrй de latitude septentrionale, nous y
planterons notre tente.»

L'emplacement йtait favorable, en effet, pour y fonder une
factorerie. Les rivages du lagon, bordйs de collines boisйes,
pouvaient fournir abondamment les pins, les bouleaux et autres
essences nйcessaires а la construction, puis au chauffage du
nouveau fort. Le lieutenant, s'йtant avancй avec quelques-uns de
ses compagnons jusqu'а l'extrйmitй mкme du cap, fit l'observation
que, dans l'ouest, la cфte se courbait suivant un arc trиs
allongй. Des falaises assez йlevйes fermaient l'horizon а quelques
milles au-delа. Quant aux eaux du lagon, on reconnut qu'elles
йtaient douces et non saumвtres comme on eыt pu le penser, а
raison du voisinage de la mer. Mais, en tout cas, l'eau douce
n'eыt pas manquй а la colonie, mкme au cas oщ ces eaux eussent йtй
impotables, car une petite riviиre, alors limpide et fraоche,
coulait vers l'Ocйan glacial et s'y jetait par une йtroite
embouchure, а quelques centaines de pas dans le sud-est du cap
Bathurst. Cette embouchure, protйgйe non par des roches, mais par
un amoncellement assez singulier de terre et de sable, formait un
port naturel, dans lequel deux ou trois navires eussent йtй
parfaitement couverts contre les vents du large. Cette disposition
pouvait кtre avantageusement utilisйe pour le mouillage des
bвtiments qui viendraient, dans la suite, du dйtroit de Behring.
Jasper Hobson, par galanterie pour la voyageuse, donna а ce petit
cours d'eau le nom de Paulinariver, et au petit port le nom de
Port-Barnett, ce dont la voyageuse se montra enchantйe.

En construisant le fort un peu en arriиre de la pointe formйe par
le cap Bathurst, la maison principale aussi bien que les magasins
devaient кtre abritйs absolument des vents les plus froids.
L'йlйvation mкme du cap contribuerait а les dйfendre contre ces
violents chasse-neige, qui, en quelques heures, peuvent ensevelir
des habitations entiиres sous leurs йpaisses avalanches. L'espace
compris entre le pied du promontoire et le rivage du lagon йtait
assez vaste pour recevoir les constructions nйcessitйes par
l'exploitation d'une factorerie. On pouvait mкme l'entourer d'une
enceinte palissadйe, qui s'appuierait aux premiиres rampes de la
falaise, et couronner le cap lui-mкme d'une redoute fortifiйe, --
travaux purement dйfensifs, mais utiles au cas oщ des concurrents
songeraient а s'йtablir sur ce territoire. Aussi, Jasper Hobson,
sans songer а les exйcuter encore, observa-t-il avec satisfaction
que la situation йtait facile а dйfendre.

Le temps йtait alors trиs beau et la chaleur assez forte. Aucun
nuage, ni а l'horizon, ni au zйnith. Seulement, ce ciel limpide
des pays tempйrйs et des pays chauds, il ne fallait pas le
chercher sous ces hautes latitudes. Pendant l'йtй, une lйgиre
brume restait presque incessamment suspendue dans l'atmosphиre;
mais, а la saison d'hiver, quand les montagnes de glace
s'immobilisaient, lorsque le rauque vent du nord battait de plein
fouet les falaises, quand une nuit de quatre mois s'йtendait sur
ces continents, que devait кtre ce cap Bathurst? Pas un seul des
compagnons de Jasper Hobson n'y songeait alors, car le temps йtait
superbe, le paysage verdoyant, la tempйrature chaude, la mer
йtincelante.

Un campement provisoire, dont les traоneaux fournirent tout le
matйriel, avait йtй disposй pour la nuit, sur les bords mкmes du
lagon. Jusqu'au soir, Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant, Thomas
Black lui-mкme et le sergent Long parcoururent le pays environnant
afin d'en reconnaоtre les ressources. Ce territoire convenait sous
tous les rapports. Jasper Hobson avait hвte d'кtre au lendemain,
afin d'en relever la situation exacte, et de savoir s'il se
trouvait dans les conditions recommandйes par la Compagnie.

«Eh bien, lieutenant, lui dit l'astronome, quand ils eurent achevй
leur exploration, voilа une contrйe vйritablement charmante, et je
n'aurais jamais cru qu'un tel pays pыt se trouver au-delа du
Cercle polaire.

-- Eh! monsieur Black, c'est ici que se voient les plus beaux pays
du monde! rйpondit Jasper Hobson, et je suis impatient de
dйterminer la latitude et la longitude de celui-ci.

-- La latitude surtout! reprit l'astronome, qui ne pensait jamais
qu'а sa future йclipse, et je crois que vos braves compagnons ne
sont pas moins impatients que vous, monsieur Hobson. Double paye,
si vous vous fixez au-delа du soixante-dixiиme parallиle!

-- Mais vous-mкme, monsieur Black, demanda Mrs. Paulina Barnett,
n'avez-vous pas un intйrкt, -- un intйrкt purement scientifique, -
- а dйpasser ce parallиle?

-- Sans doute, madame, sans doute, j'ai intйrкt а le dйpasser,
mais pas trop cependant, rйpondit l'astronome. Suivant nos calculs
qui sont d'une exactitude absolue, l'йclipse de soleil, que je
suis chargй d'observer, ne sera totale que pour un observateur
placй un peu au-delа du soixante-dixiиme degrй. Je suis donc aussi
impatient que notre lieutenant de relever la position du cap
Bathurst!

-- Mais j'y pense, monsieur Black, dit la voyageuse, cette йclipse
de soleil, ce n'est que le 18 juillet qu'elle doit se produire, si
je ne me trompe?

-- Oui, madame, le 18 juillet 1860.

-- Et nous ne sommes encore qu'au 5 juillet 1859! Le phйnomиne
n'aura donc lieu que dans un an!

-- J'en conviens, madame, rйpondit l'astronome. Mais si je n'йtait
parti que l'annйe prochaine, convenez que j'aurais couru le risque
d'arriver trop tard!

-- En effet, monsieur Black, rйpliqua Jasper Hobson, et vous avez
bien fait de partir un an d'avance. De cette faзon, vous кtes
certain de ne point manquer votre йclipse. Car, je vous l'avoue,
notre voyage du Fort-Reliance au cap Bathurst s'est accompli dans
des conditions trиs favorables et trиs exceptionnelles. Nous
n'avons йprouvй que peu de fatigues, et consйquemment, peu de
retards. А vous dire vrai, je ne comptais pas avoir atteint cette
partie du littoral avant la mi-aoыt, et si l'йclipse avait dы se
produire le 18 juillet 1859, c'est-а-dire cette annйe, vous auriez
fort bien pu la manquer. Et d'ailleurs, nous ne savons mкme pas
encore si nous sommes au-dessus du soixante-dixiиme parallиle.

-- Aussi, mon cher lieutenant, rйpondit Thomas Black, je ne
regrette point le voyage que j'ai fait en votre compagnie, et
j'attendrai patiemment mon йclipse jusqu'а l'annйe prochaine. La
blonde Phoebй est une assez grande dame, j'imagine, pour qu'on lui
fasse l'honneur de l'attendre!»

Le lendemain, 6 juillet, peu de temps avant midi, Jasper Hobson et
Thomas Black avaient pris leurs dispositions pour obtenir un
relиvement rigoureusement exact du cap Bathurst, c'est-а-dire sa
position en longitude et en latitude. Ce jour-lа, le soleil
brillait avec une nettetй suffisante pour qu'il fыt possible d'en
relever rigoureusement les contours. De plus, а cette йpoque de
l'annйe, il avait acquis son maximum de hauteur au-dessus de
l'horizon, et, par consйquent, sa culmination, lors de son passage
au mйridien, devait rendre plus facile le travail des deux
observateurs.

Dйjа, la veille, et dans la matinйe, en prenant diffйrentes
hauteurs, et au moyen d'un calcul d'angles horaires, le lieutenant
et l'astronome avaient obtenu avec une extrкme prйcision la
longitude du lieu. Mais son йlйvation en latitude йtait la
circonstance qui prйoccupait surtout Jasper Hobson. Peu importait,
en effet, le mйridien du cap Bathurst, si le cap Bathurst se
trouvait situй au-delа du soixante-dixiиme parallиle.

Midi approchait. Tous les hommes composant le dйtachement
entouraient les observateurs qui s'йtaient munis de leurs
sextants. Ces braves gens attendaient le rйsultat de l'observation
avec une impatience qui se comprendra facilement. En effet, il
s'agissait pour eux de savoir s'ils йtaient arrivйs au but de leur
voyage, ou s'ils devaient continuer а chercher sur un autre point
du littoral un territoire placй dans les conditions voulues par la
Compagnie.

Or, cette derniиre alternative n'aurait probablement amenй aucun
rйsultat satisfaisant. En effet, -- d'aprиs les cartes, fort
imparfaites, il est vrai, de cette portion du rivage amйricain, --
la cфte, а partir du cap Bathurst, s'inflйchissant vers l'ouest,
redescendait au-dessous du soixante-dixiиme parallиle, et ne le
dйpassait de nouveau que dans cette Amйrique russe sur laquelle
des Anglais n'avaient encore aucun droit а s'йtablir. Ce n'йtait
pas sans raison que Jasper Hobson, aprиs avoir consciencieusement
йtudiй la cartographie de ces terres borйales, s'йtait dirigй vers
le cap Bathurst. Ce cap, en effet, s'йlance comme une pointe au-
dessus du soixante-dixiиme parallиle, et, entre les cent et cent-
cinquantiиme mйridiens, nul autre promontoire, appartenant au
continent proprement dit, c'est-а-dire а l'Amйrique anglaise, ne
se projette au-delа de ce cercle. Restait donc а dйterminer si
rйellement le cap Bathurst occupait la position que lui
assignaient les cartes les plus modernes.

Telle йtait, en somme, l'importante question que les observations
prйcises de Thomas Black et de Jasper Hobson allaient rйsoudre.

Le soleil s'approchait, en ce moment, du point culminant de sa
course. Les deux observateurs braquиrent alors la lunette de leur
sextant sur l'astre qui montait encore. Au moyen des miroirs
inclinйs, disposйs sur l'instrument, le soleil devait кtre, en
apparence, ramenй а l'horizon mкme, et le moment oщ il semblerait
le toucher par le bord infйrieur de son disque, serait prйcisйment
celui auquel il occuperait le plus haut point de l'arc diurne, et,
par consйquent, le moment exact oщ il passerait au mйridien,
c'est-а-dire le midi du lieu.

Tous regardaient et gardaient un profond silence.

«Midi! s'йcria bientфt Jasper Hobson.

-- Midi!» rйpondit au mкme instant Thomas Black. Les lunettes
furent immйdiatement abaissйes. Le lieutenant et l'astronome
lurent sur les limbes graduйs la valeur des angles qu'ils venaient
d'obtenir, et se mirent immйdiatement а chiffrer leurs
observations.

Quelques minutes aprиs, le lieutenant Hobson se levait, et,
s'adressant а ses compagnons:

«Mes amis, leur dit-il, а partir de ce jour, 6 juillet, la
Compagnie de la baie d'Hudson, s'engageant par ma parole, йlиve au
double la solde qui vous est attribuйe!

-- Hurrah! hurrah! hurrah pour la Compagnie!» s'йcriиrent d'une
commune voix les dignes compagnons du lieutenant Hobson.

En effet, le cap Bathurst et le territoire y confinant se
trouvaient indubitablement situйs au-dessus du soixante-dixiиme
parallиle.

Voici d'ailleurs, а une seconde prиs, ces coordonnйes, qui
devaient avoir plus tard une importance si grande dans l'avenir du
nouveau fort:

Longitude: 127° 36' 12'' а l'ouest du mйridien de Greenwich.

Latitude: 70° 44' 37'' septentrionale.

Et ce soir mкme, ces hardis pionniers, campйs, en ce moment, si
loin du monde habitй, а plus de huit cents milles du Fort-
Reliance, virent l'astre radieux raser les bords de l'horizon
occidental, sans mкme y йchancrer son disque flamboyant.

Le soleil de minuit brillait pour la premiиre fois а leurs yeux.




XIII.

Le Fort-Espйrance.


L'emplacement du fort йtait irrйvocablement arrкtй. Aucun autre
endroit ne pouvait кtre plus favorable que ce terrain,
naturellement plat, situй au revers du cap Bathurst, sur la rive
orientale du lagon. Jasper Hobson rйsolut donc de commencer
immйdiatement la construction de la maison principale. En
attendant, chacun dut s'organiser un peu а sa guise, et les
traоneaux furent utilisйs d'une maniиre ingйnieuse pour former le
campement provisoire.

D'ailleurs, grвce а l'habiletй de ses hommes, le lieutenant
comptait qu'en un mois, au plus, la maison principale serait
construite. Elle devait кtre assez vaste pour contenir
provisoirement les dix-neuf personnes qui composaient le
dйtachement. Plus tard, avant l'arrivйe des grands froids, si le
temps ne manquait pas, on йlиverait les communs destinйs aux
soldats, et les magasins dans lesquels les fourrures et les
pelleteries devaient кtre dйposйes. Mais Jasper Hobson ne
supposait pas que ces travaux pussent кtre achevйs avant la fin du
mois de septembre. Or, aprиs septembre, les nuits dйjа longues, le
mauvais temps, la saison d'hiver, les premiиres gelйes,
suspendraient forcйment toute besogne.

Des dix soldats qui avaient йtй choisis par le capitaine Craventy,
deux йtaient plus spйcialement chasseurs, Sabine et Marbre. Les
huit autres maniaient la hache avec autant d'adresse que le
mousquet. Ils йtaient, comme des marins, propres а tout, sachant
tout faire. Mais en ce moment, ils devaient кtre utilisйs plutфt
comme ouvriers que comme soldats, puisqu'il s'agissait de
l'йrection d'un fort qu'aucun ennemi encore ne songeait а
attaquer. Petersen, Belcher, Raл, Garry, Pond, Hope, Kellet,
formaient un groupe de charpentiers habiles et zйlйs, que Mac Nap,
un Йcossais de Stirling, fort capable dans la construction des
maisons et mкme des navires, s'entendait а commander. Les outils
ne manquaient pas, haches, besaiguлs, йgoпnes, herminettes,
rabots, scies а bras, masses, marteaux, ciseaux, etc. L'un de ces
hommes, Raл, plus spйcialement forgeron, pouvait mкme fabriquer,
au moyen d'une petite forge portative, toutes les chevilles,
tenons, boulons, clous, vis et йcrous nйcessaires au charpentage.
On ne comptait aucun maзon parmi ces ouvriers, et de fait, il n'en
йtait pas besoin, puisque toutes ces maisons des factoreries du
nord sont construites en bois. Trиs heureusement, les arbres ne
manquent pas aux environs du cap Bathurst, mais par une
singularitй que Jasper Hobson avait dйjа remarquйe, pas un rocher,
pas une pierre ne se rencontrait sur ce territoire, pas mкme un
caillou, pas mкme un galet. De la terre, du sable, rien de plus.
Le rivage йtait semй d'une innombrable quantitй de coquilles
bivalves, brisйes par le ressac, et de plantes marines ou de
zoophytes, consistant principalement en oursins et en astйries.
Mais, ainsi que le lieutenant le fit observer а Mrs. Paulina
Barnett, il n'existait pas, aux environs du cap, une seule pierre,
un seul morceau de silex, un seul dйbris de granit. Le cap n'йtait
formй lui-mкme que par l'amoncellement de terres meubles, dont
quelques vйgйtaux reliaient а peine les molйcules.

Ce jour-lа, dans l'aprиs-midi, Jasper Hobson et maоtre Mac Nap, le
charpentier, allиrent choisir l'emplacement que la maison
principale devait occuper sur le plateau qui s'йtendait au pied du
cap Bathurst. De lа, le regard pouvait embrasser le lagon et le
territoire situй dans l'ouest jusqu'а une distance de dix а douze
milles. Sur la droite, mais а quatre milles au moins, s'йtageaient
des falaises assez йlevйes, que l'йloignement noyait en partie
dans la brume. Sur la gauche, au contraire, d'immenses plaines, de
vastes steppes, que, pendant l'hiver, rien ne devait distinguer
des surfaces glacйes du lagon et de l'Ocйan.

Cette place ayant йtй choisie, Jasper Hobson et maоtre Mac Nap
tracиrent au cordeau le pйrimиtre de la maison. Ce tracй formait
un rectangle qui mesurait soixante pieds sur son grand cфtй, et
trente sur son petit. La faзade de la maison devait donc se
dйvelopper sur une longueur de soixante pieds, et кtre percйe de
quatre ouvertures: une porte et trois fenкtres du cфtй du
promontoire, sur la partie qui servirait de cour intйrieure, et
quatre fenкtres du cфtй du lagon. La porte, au lieu de s'ouvrir au
milieu de la faзade postйrieure, fut reportйe sur l'angle gauche
de maniиre а rendre la maison plus habitable. En effet, cette
disposition ne permettait pas а la tempйrature extйrieure de
pйnйtrer aussi facilement jusqu'aux derniиres chambres, relйguйes
а l'autre extrйmitй de l'habitation.

Un premier compartiment formant antichambre et soigneusement
dйfendu contre les rafales par une double porte; -- un second
compartiment servant uniquement aux travaux de la cuisine, afin
que la cuisson n'introduisоt aucun principe d'humiditй dans les
piиces plus spйcialement habitйes; -- un troisiиme compartiment,
vaste salle dans laquelle les repas devaient chaque jour se
prendre en commun; -- un quatriиme compartiment, divisй en
plusieurs cabines, comme le carrй d'un navire: tel fut le plan,
trиs simple, arrкtй entre le lieutenant et son maоtre charpentier.

Les soldats devaient provisoirement occuper la grande salle, au
fond de laquelle serait йtabli une sorte de lit de camp. Le
lieutenant, Mrs. Paulina Barnett, Thomas Black, Madge, Mrs.
Joliffe, Mrs. Mac Nap et Mrs. Raл devaient se loger dans les
cabines du quatriиme compartiment. Pour employer une expression
assez juste, «on serait un peu les uns sur les autres», mais cet
йtat de choses ne devait pas durer, et, dиs que le logement des
soldats serait construit, la maison principale serait uniquement
rйservйe au chef de l'expйdition, а son sergent, а Mrs. Paulina
Barnett, que sa fidиle Madge ne quitterait pas, et а l'astronome
Thomas Black. Peut-кtre alors pourrait-on diviser le quatriиme
compartiment en trois chambres seulement, et dйtruire les cabines
provisoires, car il est une rиgle que les hiverneurs ne doivent
point oublier: «faire la guerre aux coins!» En effet, les coins,
les angles, sont autant de rйceptacles а glaces; les cloisons
empкchent la ventilation de s'opйrer convenablement, et
l'humiditй, bientфt transformйe en neige, rend les chambres
inhabitables, malsaines, et provoque les maladies les plus graves
chez ceux qui les occupent. Aussi certains navigateurs, lorsqu'il
se prйparent а hiverner au milieu des glaces, disposent-ils а
l'intйrieur de leur navire une salle unique, que tout l'йquipage,
officiers et matelots, habite en commun. Mais Jasper Hobson ne
pouvait agir ainsi, pour diverses raisons qu'il est aisй de
comprendre.

On le voit, par cette description anticipйe d'une demeure qui
n'existait pas encore, la principale habitation du fort ne se
composait que d'un rez-de-chaussйe, au-dessus duquel devait
s'йlever un vaste toit, dont les pentes trиs raides devaient
faciliter l'йcoulement des eaux. Quand aux neiges, elles sauraient
bien s'y fixer, et, une fois tassйes, elles avaient le double
avantage de clore hermйtiquement l'habitation et d'y conserver la
tempйrature intйrieure а un degrй constant. La neige, en effet,
est de sa nature trиs mauvaise conductrice de la chaleur; elle ne
permet pas а celle-ci d'entrer, il est vrai, mais, ce qui est
beaucoup plus important pendant les hivers arctiques, elle
l'empкche de sortir.

Au-dessus du toit, le charpentier devait dresser deux cheminйes,
l'une correspondant а la cuisine, l'autre au poкle de la grande
salle, qui devait chauffer en mкme temps les cabines du quatriиme
compartiment. De cet ensemble il ne rйsulterait certainement pas
une oeuvre architecturale, mais l'habitation serait dans les
meilleures conditions possibles d'habitabilitй. Que pouvait-on
demander de plus? D'ailleurs, sous ce sombre crйpuscule, au milieu
des rafales de neige, а demi enfouie sous les glaces, blanche de
la base au sommet, avec ses lignes empвtйes, ses fumйes grisвtres
tordues par le vent, cette maison d'hiverneurs prйsenterait encore
un aspect йtrange, sombre, lamentable, qu'un artiste ne saurait
oublier.

Le plan de la nouvelle maison йtait conзu. Restait а l'exйcuter.
Ce fut l'affaire de maоtre Mac Nap et de ses hommes. Pendant que
les charpentiers travailleraient, les chasseurs de la troupe,
chargйs du ravitaillement, ne demeureraient pas oisifs. La besogne
ne manquerait а personne.

Maоtre Mac Nap alla d'abord choisir les arbres nйcessaires а sa
construction. Il trouva sur les collines un grand nombre de ces
pins qui ressemblent beaucoup au pin йcossais. Ces arbres йtaient
de moyenne taille, et trиs convenables pour la maison qu'il
s'agissait d'йdifier. Dans ces demeures grossiиres, en effet,
murailles, planchers, plafonds, murs de refend, cloisons,
chevrons, faоtage, arbalйtriers, bardeaux, tout est planches,
poutres et poutrelles.

On le comprend, ce genre de construction ne demande qu'une main-
d'oeuvre trиs йlйmentaire, et Mac Nap put procйder sommairement, -
- ce qui ne devait nuire en rien а la soliditй de l'habitation.

Maоtre Mac Nap choisit des arbres bien droits, qui furent coupйs а
un pied au-dessus du sol. Ces pins, йbranchйs au nombre d'une
centaine, ni йcorcйs ni йquarris, formиrent autant de poutrelles
longues de vingt pieds. La hache et la besaiguл ne les entamиrent
qu'а leurs extrйmitйs pour y entailler les tenons et les
mortaises, qui devaient les fixer les unes aux autres. Cette
opйration ne demanda que quelques jours pour кtre achevйe, et
bientфt tous ces bois, traоnйs par des chiens, furent transportйs
au plateau que devait occuper la maison principale.

Prйalablement, ce plateau avait йtй soigneusement nivelй. Le sol,
mкlй de terre et de sable fin, fut battu et tassй а grands coups
de pilon. Les herbes courtes et les maigres arbrisseaux qui le
tapissaient avaient йtй brыlйs sur place, et les cendres rйsultant
de l'incinйration formиrent а la surface une couche йpaisse,
absolument impermйable а toute humiditй. Mac Nap obtint ainsi un
emplacement net et sec, sur lequel il put йtablir avec sйcuritй
ses premiers entrecroisements.

Ce premier travail terminй, а chaque angle de la maison et а
l'aplomb des murs de refend, se dressиrent verticalement les
maоtresses poutres, qui devaient soutenir la carcasse de la
maison. Elles furent enfoncйes de quelques pieds dans le sol,
aprиs que leur bout eut йtй durci au feu. Ces poutres, un peu
йvidйes sur leurs faces latйrales, reзurent les poutrelles
transversales de la muraille proprement dite, entre lesquelles la
baie des portes et fenкtres avait йtй prйalablement mйnagйe. А
leur partie supйrieure, ces poutres furent rйunies par des йlongis
qui, йtant bien encastrйs dans les mortaises, consolidиrent ainsi
l'ensemble de la construction. Ces йlongis figuraient
l'entablement des deux faзades, et ce fut а leur extrйmitй que
reposиrent les hautes fermes du toit, dont l'extrйmitй infйrieure
surplombait la muraille, comme la toiture d'un chalet. Sur le
carrй de l'entablement s'allongиrent les poutrelles du plafond, et
sur la couche de cendres, celles du plancher.

Il va sans dire que ces poutrelles, celles des murailles
extйrieures comme celles des murs de refend, ne furent que
juxtaposйes. А de certains endroits, et pour en assurer la
jonction, le forgeron Raл les avait taraudйes et liйes par de
longues chevilles de fer, forcйes а grands coups de masse. Mais la
juxtaposition ne pouvait кtre parfaite, et les interstices durent
кtre hermйtiquement bouchйs. Mac Nap employa avec succиs le
calfatage, qui rend le bordй des navires si impйnйtrable а l'eau
et qu'un simple bouffetage ne tiendrait pas йtanches. Pour ce
calfatage, on employa, en guise d'йtoupe, une certaine mousse
sиche, dont tout le revers oriental du cap Bathurst йtait
abondamment tapissй. Cette mousse fut engagйe dans les interstices
au moyen de fers а calfat battus а coups de maillet, et, dans
chaque rainure, le maоtre charpentier fit йtendre а chaud
plusieurs couches de goudron que les pins fournirent а profusion.
Les murailles et les planchers, ainsi construits, prйsentaient une
impermйabilitй parfaite, et leur йpaisseur йtait une garantie
contre les rafales et les froids de l'hiver.

La porte et les fenкtres, percйes dans les deux faзades, furent
grossiиrement, mais solidement йtablies. Les fenкtres, а petits
vitraux, n'eurent d'autres vitres que cette substance cornйe,
jaunвtre, а peine diaphane, que fournit la colle de poisson
sйchйe, mais il fallait s'en contenter. D'ailleurs, pendant la
belle saison, on devait tenir ces fenкtres constamment ouvertes,
afin d'aйrer la maison. Pendant la mauvaise saison, comme on
n'avait aucune lumiиre а attendre de ce ciel obscurci par la nuit
arctique, les fenкtres devaient кtre, au contraire, toujours et
hermйtiquement fermйes par d'йpais volets а grosses ferrures,
capables de rйsister а tous les efforts de la tourmente.

А l'intйrieur de la maison, les amйnagements furent assez
rapidement exйcutйs. Une double porte, installйe en arriиre de la
premiиre dans le compartiment qui formait antichambre, permettait
aux entrants comme aux sortants de passer par une tempйrature
moyenne entre la tempйrature intйrieure et la tempйrature
extйrieure. De cette faзon, le vent, tout chargй de froidures
aiguлs et d'humiditйs glaciales, ne pouvait plus arriver
directement jusqu'aux chambres. D'ailleurs, les pompes а air qui
avaient йtй apportйes du Fort-Reliance furent installйes ainsi que
leur rйservoir, de maniиre а pouvoir modifier dans une juste
proportion l'atmosphиre de l'habitation, pour le cas oщ des froids
trop vifs eussent empкchй d'ouvrir portes et fenкtres. L'une de
ces pompes devait rejeter l'air du dedans, lorsqu'il serait trop
chargй d'йlйments dйlйtиres, et l'autre devait amener sans
inconvйnient l'air pur du dehors dans le rйservoir d'oщ on le
distribuerait suivant le besoin. Le lieutenant Hobson donna tous
ses soins а cette installation, qui, le cas йchйant, devait rendre
de grands services.

Le principal ustensile de la cuisine fut un vaste fourneau de
fonte, qui avait йtй apportй, par piиces, du Fort-Reliance. Le
forgeron Raл n'eut que la peine de le remonter, ce qui ne fut ni
long ni difficile. Mais les tuyaux destinйs а la conduite de la
fumйe, celui de la cuisine comme celui du poкle de la grande
salle, exigиrent plus de temps et d'ingйniositй. On ne pouvait se
servir de tuyaux de tфle, qui n'eussent pas rйsistй longtemps aux
coups de vent d'йquinoxe, et il fallait de toute nйcessitй
employer des matйriaux plus rйsistants. Aprиs plusieurs essais qui
ne rйussirent pas, Jasper Hobson se dйcida а utiliser une autre
matiиre que le bois. S'il avait eu de la pierre а sa disposition,
la difficultй eыt йtй rapidement vaincue. Mais, on l'a dit, par
une йtrangetй assez inexplicable, les pierres manquaient
absolument aux environs du cap Bathurst.

En revanche, on l'a dit aussi, les coquillages s'accumulaient par
millions sur le sable des grиves.

«Eh bien, dit le lieutenant Hobson а maоtre Mac Nap, nous ferons
nos tuyaux de cheminйe en coquillages!

-- En coquillages! s'йcria le charpentier.

-- Oui, Mac Nap, rйpondit Jasper Hobson, mais en coquillages
йcrasйs, brыlйs, rйduits en chaux. Avec cette chaux, nous
fabriquerons des espиces de plaquettes, et nous les disposerons
comme des briques ordinaires.

-- Va pour les coquillages!» rйpondit le charpentier.

L'idйe du lieutenant Hobson йtait bonne, et elle fut mise aussitфt
en pratique. Le rivage йtait recouvert d'une innombrable quantitй
de ces coquilles calcaires qui forment l'йtage infйrieur des
terrains tertiaires. Le charpentier Mac Nap en fit ramasser
plusieurs tonnes, et une sorte de four fut construit afin de
dйcomposer par la cuisson le carbonate qui entre dans la
composition de ces coquilles. On obtint ainsi une chaux propre aux
travaux de maзonnerie.

Cette opйration dura une douzaine d'heures. Dire que Jasper Hobson
et Mac Nap produisirent par ces procйdйs йlйmentaires une belle
chaux grasse, pure de toute matiиre йtrangиre, se dйlitant bien au
contact de l'eau, foisonnant comme les produits de bonne qualitй,
et pouvant former une pвte liante avec un excиs de liquide, ce
serait peut-кtre exagйrer. Mais telle йtait cette chaux,
lorsqu'elle fut rйduite en briquettes, qu'elle put кtre
convenablement utilisйe pour la construction des cheminйes de la
maison. En quelques jours, deux tuyaux coniques s'йlevaient au-
dessus du faоtage, et leur йpaisseur en garantissait la soliditй
contre les coups de vent.

Mrs. Paulina Barnett fйlicita le lieutenant et le charpentier Mac
Nap d'avoir menй а bien et en peu de temps cet ouvrage difficile.

«Pourvu que vos cheminйes ne fument pas! ajouta-t-elle en riant.

-- Elles fumeront, madame, rйpondit philosophiquement Jasper
Hobson, elles fumeront, gardez-vous d'en douter. Toutes les
cheminйes fument!»

Le grand ouvrage fut complиtement terminй dans l'espace d'un mois.
Le 6 aoыt, l'inauguration de la maison devait кtre faite. Mais,
pendant que maоtre Mac Nap et ses hommes travaillaient sans
relвche, le sergent Long, le caporal Joliffe, -- tandis que Mrs.
Joliffe organisait le service culinaire, -- puis les deux
chasseurs Marbre et Sabine, dirigйs par Jasper Hobson, avaient
battu les alentours du cap Bathurst. Ils avaient, а leur grande
satisfaction, reconnu que les animaux de poil et de plume y
abondaient. Les chasses n'йtaient pas encore organisйes, et les
chasseurs cherchaient plutфt а explorer le pays. Cependant ils
parvinrent а s'emparer de quelques couples de rennes vivants, que
l'on rйsolut de domestiquer. Ces animaux devaient fournir des
petits et du lait. Aussi se hвta-t-on de les parquer dans une
enceinte palissadйe, qui fut йtablie а une cinquantaine de pas de
l'habitation. La femme du forgeron Raл, qui йtait une Indienne,
s'entendait а ce service, et elle fut spйcialement chargйe du soin
de ces animaux.

Quant а Mrs. Paulina Barnett, secondйe par Madge, elle voulut
s'occuper d'organisation intйrieure, et l'on ne devait pas tarder
а sentir l'influence de cette femme intelligente et bonne dans une
multitude de dйtails dont Jasper Hobson et ses compagnons ne se
seraient probablement jamais prйoccupйs.

Aprиs avoir explorй le territoire sur un rayon de plusieurs
milles, le lieutenant reconnut qu'il formait une vaste presqu'оle,
d'une superficie de cent cinquante milles carrйs environ. Un
isthme, large de quatre milles au plus, la rattachait au continent
amйricain, et s'йtendait depuis le fond de la baie Whasburn, а
l'est, jusqu'а une йchancrure correspondante de la cфte opposйe.
La dйlimitation de cette presqu'оle, а laquelle le lieutenant
donna le nom de presqu'оle Victoria, йtait trиs nettement accusйe.

Jasper Hobson voulut savoir ensuite quelles ressources offraient
le lagon et la mer. Il eut lieu d'кtre satisfait. Les eaux du
lagon, trиs peu profondes d'ailleurs, mais fort poissonneuses,
promettaient une abondante rйserve de truites, de brochets et
autres poissons d'eau douce, dont on devait tenir compte. La
petite riviиre donnait asile а des saumons qui en remontaient
aisйment le cours, et а des familles frйtillantes de blanches et
d'йperlans. La mer, sur ce littoral, semblait moins richement
peuplйe que le lagon. Mais, de temps en temps, on voyait passer au
large d'йnormes souffleurs, des baleines, des cachalots, qui
fuyaient sans doute le harpon des pкcheurs de Behring, et il
n'йtait pas impossible qu'un de ces gros mammifиres vоnt s'йchouer
sur la cфte. C'йtait а peu prиs le seul moyen que les colons du
cap Bathurst eussent de s'en emparer. Quant а la partie du rivage
situйe dans l'ouest, elle йtait frйquentйe, en ce moment, par de
nombreuses familles de phoques; mais Jasper Hobson recommanda а
ses compagnons de ne point donner inutilement la chasse а ces
animaux. On verrait plus tard s'il ne conviendrait pas d'en tirer
parti.

Ce fut le 6 aoыt que les colons du cap Bathurst prirent possession
de leur nouvelle demeure. Auparavant, et aprиs discussion
publique, ils lui donnиrent un nom de bon augure, qui rйunit
l'unanimitй des voix.

Cette habitation, ou plutфt ce fort, -- alors le poste le plus
avancй de la Compagnie sur le littoral amйricain, -- fut nommй
Fort-Espйrance.

Et s'il ne figure pas actuellement sur les cartes les plus
rйcentes des rйgions arctiques, c'est qu'un sort terrible
l'attendait dans un avenir trиs rapprochй, au dйtriment de la
cartographie moderne.




XIV.

Quelques excursions.


L'amйnagement de la nouvelle demeure s'opйra rapidement. Le lit de
camp, йtabli dans la grande salle, n'attendit bientфt plus que des
dormeurs. Le charpentier Mac Nap avait fabriquй une vaste table, а
gros pieds, lourde et massive, que le poids des mets, si
considйrable qu'il fыt, ne ferait jamais gйmir. Autour de cette
table йtaient disposйs des bancs non moins solides, mais fixes et
par consйquent peu propres а justifier ce qualificatif de
«meubles» qui n'appartient qu'aux objets mobiles. Enfin quelques
siиges volants et deux vastes armoires complйtaient le matйriel de
cette piиce.

La chambre du fond йtait prкte aussi. Des cloisons йpaisses la
divisaient en six cabines, dont deux seulement йtaient йclairйes
par les derniиres fenкtres ouvertes sur les faзades antйrieure et
postйrieure. Le mobilier de chaque cabine se composait uniquement
d'un lit et d'une table. Mrs. Paulina Barnett et Madge occupaient
ensemble celle qui prenait directement vue sur le lac. Jasper
Hobson avait offert а Thomas Black l'autre cabine йclairйe sur la
faзade de la cour, et l'astronome en avait immйdiatement pris
possession. Quant а lui, en attendant que ses hommes fussent logйs
dans des bвtiments nouveaux, il se contenta d'une sorte de cellule
а demi sombre, attenant а la salle а manger, et qui s'йclairait
tant bien que mal au moyen d'un oeil-de-boeuf percй dans le mur de
refend. Mrs. Joliffe, Mrs. Mac Nap et Mrs. Raл occupaient avec
leurs maris les autres cabines. C'йtaient trois bons mйnages,
forts unis, qu'il eыt йtй cruel de sйparer. D'ailleurs, la petite
colonie ne devait pas tarder а compter un nouveau membre, et
maоtre Mac Nap, -- un certain jour, -- n'avait pas hйsitй а
demander а Mrs Paulina Barnett si elle voudrait lui faire
l'honneur d'кtre marraine vers la fin de la prйsente annйe. Ce que
Mrs. Paulina Barnett accepta avec grande satisfaction.

On avait entiиrement dйchargй les traоneaux et transportй la
literie dans les diffйrentes chambres. Dans le grenier, auquel on
arrivait par une йchelle placйe au fond du couloir d'entrйe, on
relйgua les ustensiles, les provisions, les munitions, dont on ne
devait pas faire un usage immйdiat. Les vкtements d'hiver, bottes
ou casaques, fourrures et pelleteries, y trouvиrent place dans de
vastes armoires, а l'abri de l'humiditй.

Ces premiers travaux terminйs, le lieutenant s'occupa du chauffage
futur de la maison. Il fit faire, sur les collines boisйes, une
provision considйrable de combustible, sachant bien que, par
certaines semaines de l'hiver, il serait impossible de s'aventurer
au dehors. Il songea mкme а utiliser la prйsence des phoques sur
le littoral, de maniиre а se procurer une abondante rйserve
d'huile, -- le froid polaire devant кtre combattu par les plus
йnergiques moyens. D'aprиs son ordre et sous sa direction, on
йtablit dans la maison des condensateurs destinйs а recueillir
l'humiditй interne, appareils qu'il serait facile de dйbarrasser
de la glace dont ils se rempliraient pendant l'hiver.

Cette question du chauffage, trиs grave assurйment, prйoccupait
beaucoup le lieutenant Hobson.

«Madame, disait-il quelquefois а la voyageuse, je suis un enfant
des rйgions arctiques, j'ai quelque expйrience de ces choses, et
j'ai surtout lu et relu bien des rйcits d'hivernage. On ne saurait
prendre trop de prйcautions quand il s'agit de passer la saison du
froid dans ces contrйes. Il faut tout prйvoir, car un oubli, un
seul, peut amener d'irrйparables catastrophes pendant les
hivernages.

-- Je vous crois, monsieur Hobson, rйpondait Mrs. Paulina Barnett,
et je vois bien que le froid aura en vous un terrible adversaire.
Mais la question d'alimentation ne vous paraоt-elle pas aussi
importante?

-- Tout autant, madame, et je compte bien vivre sur le pays pour
йconomiser nos rйserves. Aussi, dans quelques jours, dиs que nous
serons а peu prиs installйs, nous organiserons des chasses de
ravitaillement. Quant а la question des animaux а fourrure, nous
verrons а la rйsoudre plus tard et а remplir les magasins de la
Compagnie. D'ailleurs, ce n'est pas le moment de chasser la
martre, l'hermine, le renard et autres animaux а fourrure. Ils
n'ont pas encore le pelage d'hiver, et les peaux perdraient vingt-
cinq pour cent de leur valeur, si on les emmagasinait en ce
moment. Non. Bornons-nous d'abord а approvisionner l'office du
Fort-Espйrance. Les rennes, les йlans, les wapitis, si quelques-
uns se sont avancйs jusqu'а ces parages, doivent seuls attirer nos
chasseurs. En effet, vingt personnes а nourrir et une soixantaine
de chiens, cela vaut la peine que l'on s'en prйoccupe!»

On voit que le lieutenant йtait un homme d'ordre. Il voulait agir
avec mйthode, et, si ses compagnons le secondaient, il ne doutait
pas de mener а bonne fin sa difficile entreprise.

Le temps, а cette йpoque de l'annйe, йtait presque invariablement
beau. La pйriode des neiges ne devait pas commencer avant cinq
semaines. Lorsque la maison principale eut йtй achevйe, Jasper
Hobson fit donc continuer les travaux de charpentage, en
construisant un vaste chenil destinй а abriter les attelages de
chiens. Cette «dog-house» fut bвtie au pied mкme du promontoire,
et s'appuya sur le talus mкme, а une quarantaine de pas sur le
flanc droit de la maison. Les futurs communs, appropriйs pour le
logement des hommes, devaient faire face au chenil, sur la gauche,
tandis que les magasins et la poudriиre occuperaient la partie
antйrieure de l'enceinte.

Cette enceinte, par une prudence peut-кtre exagйrйe, Jasper Hobson
rйsolut de l'йtablir avant l'hiver. Une bonne palissade,
solidement plantйe, faite de poutres pointues, devait garantir la
factorerie non seulement de l'attaque des gros animaux, mais aussi
contre l'agression des hommes, au cas oщ quelque parti ennemi,
Indiens ou autres, se prйsenterait. Le lieutenant n'avait point
oubliй ces traces, qu'une troupe quelconque avait laissйes sur le
littoral, а moins de deux cents milles du Fort-Espйrance. Il
connaissait les procйdйs violents de ces chasseurs nomades, et il
pensait que mieux valait, en tout cas, se mettre а l'abri d'un
coup de main. La ligne de circonvallation fut donc tracйe de
maniиre а entourer la factorerie, et aux deux angles antйrieurs
qui couvraient le cфtй du lagon, maоtre Mac Nap se chargea de
construire deux petites poivriиres en bois, trиs convenables pour
abriter des hommes de garde.

Avec un peu de diligence, -- et ces braves ouvriers travaillaient
sans relвche, -- il йtait possible d'achever ces nouvelles
constructions avant l'hiver.

Pendant ce temps, Jasper Hobson organisa diverses chasses. Il
remit а quelques jours l'expйdition qu'il mйditait contre les
phoques du littoral, et il s'occupa plus spйcialement des
ruminants dont la chair, sйchйe et conservйe, devait assurer
l'alimentation du fort pendant la mauvaise saison.

Donc, а partir du 8 aoыt, Sabine et Marbre, quelquefois seuls,
quelquefois suivis du lieutenant et du sergent Long qui s'y
entendaient, battirent chaque jour le pays dans un rayon de
plusieurs milles. Souvent aussi, l'infatigable Mrs. Paulina
Barnett les accompagnait, ayant а la main un fusil qu'elle maniait
adroitement, et elle ne restait pas en arriиre de ses compagnons
de chasse.

Pendant tout ce mois d'aoыt, ces expйditions furent trиs
fructueuses, et le grenier aux provisions se remplit а vue d'oeil.
Il faut dire que Marbre et Sabine n'ignoraient aucune des ruses
qu'il convient d'employer sur ces territoires, particuliиrement
avec les rennes, dont la dйfiance est extrкme. Aussi quelle
patience ils mettaient а prendre le vent pour йchapper au subtil
odorat de ces animaux! Parfois, ils les attiraient en agitant au-
dessus des buissons de bouleaux nains quelque magnifique
andouiller, trophйe des chasses prйcйdentes, et ces rennes, -- ou
plutфt ces «caribous», pour leur restituer leur nom indien, --
trompйs par l'apparence, s'approchaient а portйe des chasseurs,
qui ne les manquaient point. Souvent aussi, un oiseau dйlateur,
bien connu de Sabine et de Marbre, un petit hibou de jour, gros
comme un pigeon, trahissait la retraite des caribous. Il appelait
les chasseurs en poussant comme un cri aigu d'enfant, et
justifiait ainsi le nom de «moniteur» qui lui a йtй donnй par les
Indiens. Une cinquantaine de ruminants furent abattus. Leur chair,
dйcoupйe en longues laniиres, forma un approvisionnement
considйrable, et leurs peaux, une fois tannйes, devaient servir а
la confection des chaussures.

Les caribous ne contribuиrent pas seuls а accroоtre la rйserve
alimentaire. Les liиvres polaires, qui s'йtaient prodigieusement
multipliйs sur ce territoire, y concoururent pour une part
notable. Ils se montraient moins fuyards que leurs congйnиres
d'Europe, et se laissaient tuer assez stupidement. C'йtaient de
grands rongeurs а longues oreilles, aux yeux bruns, avec une
fourrure blanche comme un duvet de cygne, et qui pesaient de dix а
quinze livres. Les chasseurs abattirent un grand nombre de ces
animaux, dont la chair est vйritablement succulente. C'est par
centaines qu'on les prйpara en les fumant, sans compter ceux qui,
sous la main habile de Mrs. Joliffe, se transformиrent en pвtйs
fort allйchants.

Mais, tandis que les ressources de l'avenir s'amassaient ainsi,
l'alimentation quotidienne n'йtait point nйgligйe. Beaucoup de ces
liиvres polaires servirent au repas du jour, et les chasseurs
comme les travailleurs de maоtre Mac Nap n'йtaient pas gens а
dйdaigner un morceau de venaison fraоche et savoureuse. Dans le
laboratoire de Mrs. Joliffe, ces rongeurs subissaient les
combinaisons culinaires les plus variйes, et l'adroite petite
femme se surpassait, au grand enchantement du caporal, qui quкtait
incessamment pour elle des йloges qu'on ne lui marchandait pas,
d'ailleurs.

Quelques oiseaux aquatiques variиrent aussi fort agrйablement le
menu quotidien. Sans parler des canards qui foisonnaient sur les
rives du lagon, il convient de citer certains oiseaux qui
s'abattaient par bandes nombreuses dans les endroits oщ poussaient
quelques maigres saules. C'йtaient des volatiles appartenant а
l'espиce des perdrix, et auxquels les dйnominations zoologiques ne
manquent pas. Aussi, lorsque Mrs. Paulina Barnett demanda pour la
premiиre fois а Sabine quel йtait le nom de ces oiseaux:

«Madame, lui rйpondit le chasseur, les Indiens les appellent des
«tйtras de saules», mais pour nous autres, chasseurs europйens, ce
sont de vйritables coqs de bruyиre.»

En vйritй, on eыt dit des perdrix blanches, avec de grandes plumes
mouchetйes de noir а l'extrйmitй de la queue. C'йtait un gibier
excellent, qui n'exigeait qu'une cuisson rapide devant un feu
clair et pйtillant.

А ces diverses sortes de venaison, les eaux du lac et de la petite
riviиre ajoutaient encore leur contingent. Personne ne s'entendait
mieux а pкcher que le calme et paisible sergent Long. Soit qu'il
laissвt le poisson mordre а son hameзon amorcй, soit qu'il cinglвt
les eaux avec sa ligne armйe d'hameзons vides, personne ne pouvait
rivaliser avec lui d'habiletй et de patience, -- si ce n'йtait la
fidиle Madge, la compagne de Mrs. Paulina Barnett. Pendant des
heures entiиres, ces deux disciples du cйlиbre Isaac Walton[3]
restaient assis l'un prиs de l'autre, la ligne а la main, guettant
leur proie, ne prononзant pas une parole; mais, grвce а eux, la
«marйe ne manqua jamais», et le lagon ou la riviиre leur livraient
journellement de magnifiques йchantillons de la famille des
salmonйes.

Pendant ces excursions qui se poursuivirent presque
quotidiennement jusqu'а la fin du mois d'aoыt, les chasseurs
eurent souvent affaire а des animaux fort dangereux. Jasper Hobson
constata, non sans une certaine apprйhension, que les ours йtaient
nombreux sur cette partie du territoire. Il йtait rare, en effet,
qu'un jour se passвt sans qu'un couple de ces formidables
carnassiers ne fыt signalй. Bien des coups de fusil furent
adressйs а ces terribles visiteurs. Tantфt, c'йtait une bande de
ces ours bruns qui sont fort communs sur toute la rйgion de la
Terre-Maudite, tantфt, une de ces familles d'ours polaires d'une
taille gigantesque, que les premiers froids amиneraient sans doute
en plus grand nombre aux environs du cap Bathurst. Et, en effet,
dans les rйcits d'hivernage, on peut observer que les explorateurs
ou les baleiniers sont plusieurs fois par jour exposйs а la
rencontre de ces carnassiers.

Marbre et Sabine aperзurent aussi, а plusieurs reprises, des
bandes de loups qui, а l'approche des chasseurs, dйtalaient comme
une vague mouvante. On les entendait «aboyer», surtout quand ils
йtaient lancйs sur les talons d'un renne ou d'un wapiti. C'йtaient
de grands loups gris, hauts de trois pieds, а longue queue, dont
la fourrure devait blanchir aux approches de l'hiver. Ce
territoire, trиs peuplй, leur offrait une nourriture facile, et
ils y abondaient. Il n'йtait pas rare de rencontrer, en de
certains endroits boisйs, des trous а plusieurs entrйes, dans
lesquels ces animaux se terraient а la faзon des renards. А cette
йpoque, bien repus, ils fuyaient les chasseurs du plus loin qu'ils
les apercevaient, avec cette couardise qui distingue leur race.
Mais, aux heures de la faim, ces animaux pouvaient devenir
terribles par leur nombre, et, puisque leurs terriers йtaient lа,
c'est qu'ils ne quittaient point la contrйe, mкme pendant la
saison d'hiver.

Un jour, les chasseurs rapportиrent au Fort-Espйrance un animal
assez hideux que n'avaient encore vu ni Mrs. Paulina Barnett, ni
l'astronome Thomas Black. Cet animal йtait un plantigrade qui
ressemblait assez au glouton d'Amйrique, un affreux carnassier,
ramassй de torse, court de jambes, armй de griffes recourbйes et
de mвchoires formidables, les yeux durs et fйroces, la croupe
souple comme celle de tous les fйlins.

«Quelle est cette horrible bкte? demanda Mrs. Paulina Barnett.

-- Madame, rйpondit Sabine, qui йtait toujours un peu dogmatique
dans ses rйponses, un Йcossais vous dirait que c'est un
«quickhatch», un Indien, que c'est un «okelcoo-haw-gew», un
Canadien, que c'est un «carcajou...»

-- Et pour vous autres? demanda Mrs. Paulina Barnett, c'est...?

-- C'est un «wolverиne», madame», rйpondit Sabine, йvidemment
enchantй de la tournure qu'il avait donnйe а sa rйponse.

En effet, wolverиne йtait la vйritable dйnomination zoologique de
ce singulier quadrupиde, redoutable rфdeur nocturne, qui gоte dans
les trous d'arbres ou les rochers creux, grand destructeur de
castors, de rats musquйs et autres rongeurs, ennemi dйclarй du
renard et du loup auxquels il ne craint pas de disputer leur
proie, animal trиs rusй, trиs fort de muscles, trиs fin d'odorat,
qui se rencontre jusque sous les latitudes les plus йlevйes, et,
dont la fourrure, а poils courts, presque noire pendant l'hiver,
figure pour un chiffre assez important dans les exportations de la
Compagnie.

Pendant ces excursions, la flore du pays avait йtй observйe avec
autant d'attention que la faune. Mais les vйgйtaux йtaient
nйcessairement moins variйs que les animaux, n'ayant point comme
ceux-ci la facultй d'aller chercher, pendant la mauvaise saison,
des climats plus doux. C'йtaient le pin et le sapin qui se
multipliaient le plus abondamment sur les collines qui formaient
la lisiиre orientale du lagon. Jasper Hobson remarqua aussi
quelques «tacamahacs», sortes de peupliers-baumiers, d'une grande
hauteur, dont les feuilles, jaunes quand elles poussent, prennent
dans l'arriиre-saison une teinte verdoyante. Mais ces arbres
йtaient rares, ainsi que quelques mйlиzes assez йtiques, que les
obliques rayons du soleil ne parvenaient pas а vivifier. Certains
sapins noirs rйussissaient mieux, surtout dans les gorges abritйes
contre les vents du nord. La prйsence de cet arbre fut accueillie
avec satisfaction, car on fabrique avec ses bourgeons une biиre
estimйe, connue dans le North-Amйrique sous le nom de «biиre de
sapin». On fit une bonne rйcolte de ces bourgeons, qui fut
transportйe dans le cellier du Fort-Espйrance.

Les autres vйgйtaux consistaient en bouleaux nains, arbrisseaux
hauts de deux pieds, qui sont particuliers aux climats trиs
froids, et en bouquets de cиdres, qui fournissent un bois
excellent pour le chauffage.

Quant aux vйgйtaux sauvages, qui poussaient spontanйment sur cette
terre avare et pouvaient servir а l'alimentation, ils йtaient
extrкmement rares. Mrs. Joliffe, que la botanique «positive»
intйressait fort, n'avait rencontrй que deux plantes dignes de
figurer dans sa cuisine.

L'une, racine bulbeuse, difficile а reconnaоtre, puisque ses
feuilles tombent prйcisйment au moment oщ elle entre dans la
pйriode de floraison, n'йtait autre que le poireau-sauvage. Ce
poireau fournissait une ample rйcolte d'oignons, gros comme un
oeuf, qui furent judicieusement employйs en guise de lйgumes.

L'autre plante, connue dans tout le nord de l'Amйrique sous le nom
de «thй du Labrador», poussait en grande abondance sur les bords
du lagon, entre les bouquets de saules et d'arbousiers, et elle
formait la nourriture favorite des liиvres polaires. Ce thй,
infusй dans l'eau bouillante et additionnй de quelques gouttes de
brandy ou de gin, composait une excellente boisson, et cette
plante mise en conserve, permit d'йconomiser la provision de thй
chinois apportй du Fort-Reliance.

Mais, pour obvier а la pйnurie des vйgйtaux alimentaires, Jasper
Hobson s'йtait muni d'une certaine quantitй de graines qu'il
comptait semer, quand le moment en serait venu. C'йtaient
principalement des graines d'oseille et de cochlearias, dont les
propriйtйs antiscorbutiques sont trиs apprйciйes sous ces
latitudes. On pouvait espйrer qu'en choisissant un terrain abritй
contre les brises aiguлs qui brыlent toute vйgйtation comme une
flamme, ces graines rйussiraient pour la saison prochaine.

Au surplus, la pharmacie du nouveau fort n'йtait pas dйpourvue
d'antiscorbutiques. La Compagnie avait fourni quelques caisses de
citrons et de «lime-juice», prйcieuse substance dont aucune
expйdition polaire ne saurait se passer.

Mais il importait d'йconomiser cette rйserve comme bien d'autres
car une sйrie de mauvais temps pouvait compromettre les
communications entre le Fort-Espйrance et les factoreries du Sud.




XV.

А quinze milles du cap Bathurst.


Les premiers jours de septembre йtaient arrivйs. Dans trois
semaines, mкme en admettant les chances les plus favorables, la
mauvaise saison allait nйcessairement interrompre les travaux. Il
fallait donc se hвter. Trиs heureusement, les nouvelles
constructions avaient йtй rapidement conduites. Maоtre Mac Nap et
ses hommes faisaient des prodiges d'activitй. La «dog-house»
n'attendit bientфt plus qu'un dernier coup de marteau, et la
palissade se dressait presque en entier dйjа sur le pйrimиtre
assignй au fort. On s'occupa alors d'йtablir la poterne qui devait
donner accиs dans la cour intйrieure. Cette enceinte, faite de
gros pieux pointus, hauts de quinze pieds, formait une sorte de
demi-lune ou de cavalier sur sa partie antйrieure. Mais afin de
complйter le systиme de fortification, il fallait couronner le
sommet du cap Bathurst qui commandait la position. On le voit, le
lieutenant Jasper Hobson admettait le systиme de l'enceinte
continue et des forts dйtachйs: grand progrиs dans l'art des
Vauban et des Cormontaigne. Mais, en attendant le couronnement du
cap, la palissade suffisait а mettre les nouvelles constructions а
l'abri «d'un coup de patte», sinon d'un coup de main.

Le 4 septembre, Jasper Hobson dйcida que ce jour serait employй а
chasser les amphibies du littoral. Il s'agissait, en effet, de
s'approvisionner а la fois en combustible et en luminaire, avant
que la mauvaise saison ne fыt arrivйe.

Le campement des phoques йtait йloignй d'une quinzaine de milles.
Jasper Hobson proposa а Mrs. Paulina Barnett de suivre
l'expйdition. La voyageuse accepta. Non pas que le massacre
projetй fыt trиs attrayant par lui-mкme, mais voir le pays,
observer les environs du cap Bathurst, et prйcisйment cette partie
du littoral que bordaient de hautes falaises, il y avait de quoi
tenter sa curiositй.

Le lieutenant Hobson dйsigna pour l'accompagner le sergent Long et
les soldats Petersen, Hope et Kellet.

On partit а huit heures du matin. Deux traоneaux, attelйs chacun
de six chiens, suivaient la petite troupe, afin de rapporter au
fort le corps des amphibies.

Ces traоneaux йtant vides, le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et
leurs compagnons y prirent place. Le temps йtait beau, mais les
basses brumes de l'horizon tamisaient les rayons du soleil, dont
le disque jaunвtre, а cette йpoque de l'annйe, disparaissait dйjа
pendant quelques heures de la nuit.

Cette partie du littoral, dans l'ouest du cap Bathurst, prйsentait
une surface absolument plane, qui s'йlevait а peine de quelques
mиtres au-dessus du niveau de l'ocйan Polaire. Or cette
disposition du sol attira l'attention du lieutenant Hobson, et
voici pourquoi.

Les marйes sont assez fortes dans les mers arctiques, ou, du
moins, elles passent pour telles. Bien des navigateurs qui les ont
observйes, Parry, Franklin, les deux Ross, Mac Clure, Mac
Clintock, ont vu la mer, а l'йpoque des syzygies, monter de vingt
а vingt-cinq pieds au-dessus du niveau moyen. Si cette observation
йtait juste, -- et il n'existait aucune raison de mettre en doute
la vйracitй des observateurs, -- le lieutenant Hobson devait
forcйment se demander comment il se faisait que l'Ocйan, gonflй
sous l'action de la lune, n'envahоt pas ce littoral peu йlevй au-
dessus du niveau de la mer, puisque aucun obstacle, ni dune, ni
extumescence quelconque du sol, ne s'opposait а la propagation des
eaux; comment il se faisait que ce phйnomиne des marйes
n'entraоnвt pas la submersion complиte du territoire jusqu'aux
limites les plus reculйes de l'horizon, et ne provoquвt pas la
confusion des eaux du lac et de l'ocйan Glacial? Or il йtait
йvident que cette submersion ne se produisait pas, et ne s'йtait
jamais produite.

Jasper Hobson ne put donc s'empкcher de faire cette remarque, ce
qui amena sa compagne а lui rйpondre que, sans doute, quoi qu'on
en eыt dit, les marйes йtaient insensibles dans l'ocйan Glacial
arctique.

«Mais au contraire, madame, rйpondit Jasper Hobson, tous les
rapports des navigateurs s'accordent sur ce point, que le flux et
le reflux sont trиs prononcйs dans les mers polaires, et il n'est
pas admissible que leur observation soit fausse.

-- Alors, monsieur Hobson, reprit Mrs. Paulina Barnett, veuillez
m'expliquer pourquoi les flots de l'Ocйan ne couvrent point ce
pays, qui ne s'йlиve pas а dix pieds au-dessus du niveau de la
basse mer?

-- Eh, madame! rйpondit Jasper Hobson, voilа prйcisйment mon
embarras, je ne sais comment expliquer ce fait. Depuis un mois que
nous sommes sur ce littoral, j'ai constatй et а plusieurs reprises
que le niveau de la mer s'йlevait d'un pied а peine en temps
ordinaire, et j'affirmerais presque que dans quinze jours, au 22
septembre, en plein йquinoxe, c'est-а-dire au moment mкme oщ le
phйnomиne atteindra son maximum, le dйplacement des eaux ne
dйpassera pas un pied et demi sur les rivages du cap Bathurst. Du
reste, nous le verrons bien.

-- Mais enfin, l'explication, monsieur Hobson, l'explication de ce
fait, car tout s'explique en ce monde?

-- Eh bien, madame, rйpondit le lieutenant, de deux choses l'une:
ou les navigateurs ont mal observй, ce que je ne puis admettre
quand il s'agit de personnages tels que Franklin, Parry, Ross et
autres, -- ou bien, les marйes sont nulles spйcialement sur ce
point du littoral amйricain, et peut-кtre pour les mкmes raisons
qui les rendent insensibles dans certaines mers resserrйes, la
Mйditerranйe entre autres, oщ le rapprochement des continents
riverains et l'йtroitesse des pertuis ne donnent pas un accиs
suffisant aux eaux de l'Atlantique.

-- Admettons cette derniиre hypothиse, monsieur Jasper, rйpondit
Mrs. Paulina Barnett.

-- Il le faut bien, rйpondit le lieutenant en secouant la tкte, et
pourtant elle ne me satisfait pas, et je sens lа quelque
singularitй naturelle dont je ne puis me rendre compte.»

А neuf heures, les deux traоneaux, aprиs avoir suivi un rivage
constamment plat et sablonneux, йtaient arrivйs а la baie
ordinairement frйquentйe par les phoques. On laissa les attelages
en arriиre, afin de ne point effrayer ces animaux, qu'il importait
de surprendre sur le rivage.

Combien cette partie du territoire diffйrait de celle qui
confinait au cap Bathurst!

Au point oщ les chasseurs s'йtaient arrкtйs, le littoral,
capricieusement йchancrй et rongй sur sa lisiиre, bizarrement
convulsionnй sur toute son йtendue, trahissait de la faзon la plus
йvidente une origine plutonienne, bien distincte, en effet, des
formations sйdimentaires qui caractйrisaient les environs du cap.

Le feu des йpoques gйologiques, et non l'eau, avait йvidemment
produit ces terrains. La pierre, qui manquait au cap Bathurst, --
particularitй, pour le dire en passant, non moins inexplicable que
l'absence de marйes, -- reparaissait ici sous forme de blocs
erratiques, de roches profondйment encastrйes dans le sol. De tous
cфtйs, sur un sable noirвtre, au milieu de laves vйsiculaires,
s'йparpillaient des cailloux appartenant а ces silicates alumineux
compris sous le nom collectif de feldspath, et dont la prйsence
dйmontrait irrйfutablement que ce littoral n'йtait qu'un terrain
de cristallisation. А sa surface scintillaient d'innombrables
labradorites, galets variйs, aux reflets vifs et changeants,
bleus, rouges, verts, puis, за et lа, des pierres ponces et des
obsidiennes. En arriиre s'йtageaient de hautes falaises, qui
s'йlevaient de deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer.

Jasper Hobson rйsolut de gravir ces falaises jusqu'а leur sommet,
afin d'examiner toute la partie orientale du pays. Il avait le
temps, car l'heure de la chasse aux phoques n'йtait pas encore
venue. On voyait seulement quelques couples de ces amphibies qui
prenaient leurs йbats sur le rivage, et il convenait d'attendre
qu'ils se fussent rйunis en plus grand nombre, afin de les
surprendre pendant leur sieste, ou plutфt pendant ce sommeil que
le soleil de midi provoque chez les mammifиres marins. Le
lieutenant Hobson reconnut, d'ailleurs, que ces amphibies
n'йtaient point des phoques proprement dits, ainsi que ses gens le
lui avaient annoncй. Ces mammifиres appartenaient bien au groupe
des pinnipиdes, mais c'йtaient des chevaux marins et des vaches
marines, qui forment dans la nomenclature zoologique le genre des
morses, et sont reconnaissables а leurs canines supйrieures,
longues dйfenses dirigйes de haut en bas.

Les chasseurs, tournant alors la petite baie que semblaient
affectionner ces animaux, et а laquelle ils donnиrent le nom de
Baie des Morses, s'йlevиrent sur la falaise du littoral. Petersen,
Hope et Kellet demeurиrent sur un petit promontoire, afin de
surveiller les amphibies, tandis que Mrs. Paulina Barnett, Jasper
Hobson et le sergent gagnaient le sommet de la falaise de maniиre
а dominer de cent cinquante а deux cents pieds le pays
environnant. Ils ne devaient point perdre de vue leurs trois
compagnons, chargйs de les prйvenir par un signal dиs que la
rйunion des morses serait suffisamment nombreuse.

En un quart d'heure, le lieutenant, sa compagne et le sergent
eurent atteint le plus haut sommet. De ce point ils purent
aisйment observer tout le territoire qui se dйveloppait sous leurs
yeux.

А leurs pieds s'йtendait la mer immense que fermait au nord
l'horizon du ciel. Nulle terre en vue, nulle banquise, nul
iceberg. L'Ocйan йtait libre de glaces mкme au-delа des limites du
regard, et, probablement, sous ce parallиle, cette portion de la
mer Glaciale restait ainsi navigable jusqu'au dйtroit de Behring.
Pendant la saison d'йtй, les navires de la Compagnie pourraient
donc facilement atterrir au cap Bathurst par la voie du nord-
ouest.

En se retournant vers l'ouest, Jasper Hobson dйcouvrit une contrйe
toute nouvelle, et il eut alors l'explication de ces dйbris
volcaniques dont le littoral йtait vйritablement encombrй.

А une dizaine de milles s'йtageaient des collines ignivomes, а
cфne tronquй, qu'on ne pouvait apercevoir du cap Bathurst, parce
qu'elles йtaient cachйes par la falaise. Elles se profilaient
assez confusйment sur le ciel, comme si une main tremblante en eыt
tracй la ligne terminale. Jasper Hobson, aprиs les avoir observйes
avec attention, les montra de la main au sergent et а Mrs. Paulina
Barnett, puis, sans rien dire, il porta ses regards vers le cфtй
opposй.

Dans l'est, c'йtait cette longue lisiиre de rivage, sans une
irrйgularitй, sans un mouvement de terrain, qui se prolongeait
jusqu'au cap Bathurst. Des observateurs munis d'une bonne
lorgnette auraient pu reconnaоtre le Fort-Espйrance, et mкme la
petite fumйe bleuвtre qui, а cette heure, devait s'йchapper des
fourneaux de Mrs. Joliffe.

En arriиre, le territoire offrait deux aspects bien tranchйs. Dans
l'est et au sud, une vaste plaine confinait au cap sur une йtendue
de plusieurs centaines de milles carrйs. Au contraire, en arriиre-
plan des falaises, depuis la baie des Morses jusqu'aux montagnes
volcaniques, le pays, effroyablement convulsionnй, indiquait
clairement qu'il devait son origine а un soulиvement йruptif.

Le lieutenant observait ce contraste si marquй entre ces deux
parties du territoire. Et, il faut l'avouer, cela lui semblait
presque «йtrange».

«Pensez-vous, monsieur Hobson, demanda alors le sergent Long, que
ces montagnes qui ferment l'horizon а l'ouest soient des volcans?

-- Sans aucun doute, sergent, rйpondit Jasper Hobson. Ce sont
elles qui ont lancй jusqu'ici ces pierres ponces, ces obsidiennes,
ces innombrables labradorites, et nous n'aurions pas trois milles
а faire pour fouler du pied des laves et des cendres.

-- Et croyez-vous, mon lieutenant, que ces volcans soient encore
en activitй? demanda le sergent.

-- А cela, je ne puis vous rйpondre.

-- Cependant nous n'apercevons en ce moment aucune fumйe а leur
sommet.

-- Ce n'est pas une raison, sergent Long. Est-ce que vous avez
toujours la pipe а la bouche?

-- Non, monsieur Hobson.

-- Eh bien, Long, c'est exactement la mкme chose pour les volcans.
Ils ne fument pas toujours.

-- Je vous comprends, monsieur Hobson, rйpondit le sergent Long,
mais ce que je comprends moins, en vйritй, c'est qu'il existe des
volcans sur les continents polaires.

-- Ils n'y sont pas trиs nombreux, dit Mrs. Paulina Barnett.

-- Non, madame, rйpondit le lieutenant, mais on en compte,
cependant, un certain nombre: а l'оle de Jean-Mayen, aux оles
Alйoutiennes, dans le Kamtchatka, dans l'Amйrique russe, en
Islande; puis dans le sud, а la Terre de Feu, sur les contrйes
australes. Ces volcans ne sont que les cheminйes de cette vaste
usine centrale oщ s'йlaborent les produits chimiques du globe, et
je pense que le Crйateur de toutes choses a percй ces cheminйes
partout oщ elles йtaient nйcessaires.

-- Sans doute, monsieur Hobson, rйpondit le sergent, mais au pфle,
sous ces climats glacйs!...

-- Et qu'importe, sergent, qu'importe que ce soit au pфle ou а
l'йquateur! Je dirai mкme plus, les soupiraux doivent кtre plus
nombreux aux environs des pфles qu'en aucun autre point du globe.

-- Et pourquoi, monsieur Hobson? demanda le sergent, qui
paraissait fort surpris de cette affirmation.

-- Parce que si ces soupapes se sont ouvertes sous la pression des
gaz intйrieurs, c'est prйcisйment aux endroits oщ la croыte
terrestre йtait moins йpaisse. Or, par suite de l'aplatissement de
la terre aux pфles, il semble naturel que... -- Mais j'aperзois un
signal de Kellet, dit le lieutenant, interrompant son
argumentation. Voulez-vous nous accompagner, madame?

-- Je vous attendrai ici, monsieur Hobson, rйpondit la voyageuse.
Ce massacre de morses n'a vraiment rien qui m'attire!

-- C'est entendu, madame, rйpondit Jasper Hobson, et si vous
voulez nous rejoindre dans une heure, nous reprendrons ensemble le
chemin du fort.»

Mrs. Paulina Barnett resta donc sur le sommet de la falaise,
contemplant le panorama si variй qui se dйroulait sous ses yeux.

Un quart d'heure aprиs, Jasper Hobson et le sergent Long
arrivaient sur le rivage.

Les morses йtaient alors en grand nombre. On pouvait en compter
une centaine. Quelques-uns rampaient sur le sable au moyen de
leurs pieds courts et palmйs. Mais, pour la plupart, groupйs par
famille, ils dormaient. Un ou deux, des plus grands, mвles longs
de trois mиtres, а pelage peu fourni, de couleur roussвtre,
semblaient veiller comme des sentinelles sur le reste du troupeau.

Les chasseurs durent s'avancer avec une extrкme prudence, en
profitant de l'abri des rochers et des mouvements de terrain, de
maniиre а cerner quelques groupes de morses et а leur couper la
retraite vers la mer. Sur terre, en effet, ces animaux sont
lourds, peu mobiles, gauches. Ils ne marchent que par petits
sauts, ou en produisant avec leur йchine un certain mouvement de
reptation. Mais dans l'eau, leur vйritable йlйment, ils
redeviennent des poissons agiles, des nageurs redoutables, qui
souvent mettent en pйril les chaloupes qui les poursuivent.

Cependant les grands mвles se dйfiaient. Ils sentaient un danger
prochain. Leur tкte se redressait. Leurs yeux se portaient de tous
cфtйs. Mais, avant qu'ils eussent eu le temps de donner le signal
d'alarme, Jasper Hobson et Kellet, s'йlanзant d'une part, le
sergent, Petersen et Hope se prйcipitant de l'autre, frappиrent
cinq morses de leurs balles, puis ils les achevиrent а coups de
pique, pendant que le reste du troupeau se prйcipitait а la mer.

La victoire avait йtй facile. Les cinq amphibies йtaient de grande
taille. L'ivoire de leurs dйfenses, quoique un peu grenu,
paraissait кtre de premiиre qualitй; mais, ce que le lieutenant
Hobson apprйciait davantage, leur corps gros et gras promettait de
fournir une huile abondante. On se hвta de les placer sur les
traоneaux, et les attelages de chiens en eurent leur charge
suffisante.

Il йtait une heure alors. En ce moment, Mrs. Paulina Barnett
rejoignit ses compagnons, et tous reprirent, en cфtoyant le
littoral, la route du Fort-Espйrance.

Il va sans dire que ce retour se fit а pied, puisque les traоneaux
йtaient а pleine charge. Ce n'йtait qu'une dizaine de milles а
franchir, mais en ligne droite. Or «rien n'est plus long qu'un
chemin qui ne fait pas de coudes», dit le proverbe anglais, et ce
proverbe a raison.

Aussi, pour tromper les ennuis de la route, les chasseurs
causиrent-ils de choses et d'autres. Mrs. Paulina Barnett se
mкlait frйquemment а leur conversation, et s'instruisait ainsi en
profitant des connaissances spйciales а ces braves gens. Mais, en
somme, on n'allait pas vite. C'йtait un lourd fardeau pour les
attelages que ces masses charnues, et les traоneaux glissaient
mal. Sur une couche de neige bien durcie, les chiens auraient
franchi en moins de deux heures la distance qui sйparait la baie
des Morses du Fort-Espйrance.

Plusieurs fois, le lieutenant Hobson dut faire halte pour donner
quelques instants de repos а ses chiens, qui йtaient а bout de
forces.

Ce qui amena le sergent Long а dire:

«Ces morses, dans notre intйrкt, auraient bien dы йtablir plus
prиs du fort leur campement habituel.

-- Ils n'y auraient point trouvй d'emplacement favorable, rйpondit
le lieutenant en secouant la tкte.

-- Pourquoi donc, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett,
assez surprise de cette rйponse.

-- Parce que ces amphibies ne frйquentent que les rivages а pente
douce, sur lesquels ils peuvent ramper en sortant de la mer.

-- Mais le littoral du cap?...

-- Le littoral du cap, rйpondit Jasper Hobson, est accore comme un
mur de courtine. Son rivage ne prйsente aucune dйclivitй. Il
semble qu'il ait йtй coupй а pic. C'est encore lа, madame, une
inexplicable singularitй de ce territoire, et quand nos pкcheurs
voudront pкcher sur ses bords, leurs lignes ne devront pas avoir
moins de trois cents brasses de fond! Pourquoi cette disposition?
Je l'ignore, mais je suis portй а croire qu'il y a bien des
siиcles, une rupture violente, due а quelque action volcanique,
aura sйparй du littoral une portion du continent, maintenant
engloutie dans la mer Glaciale!»




XVI.

Deux coups de feu.


La premiиre moitiй du mois de septembre s'йtait йcoulйe. Si le
Fort-Espйrance eыt йtй situй au pфle mкme, c'est-а-dire vingt
degrйs plus haut en latitude, le 21 du prйsent mois, la nuit
polaire l'aurait dйjа enveloppй de tйnиbres. Mais sur ce soixante-
dixiиme parallиle, le soleil allait se traоner circulairement au-
dessus de l'horizon pendant plus d'un mois encore. Dйjа, pourtant,
la tempйrature se refroidissait sensiblement. Pendant la nuit, le
thermomиtre tombait а trente et un degrйs Fahrenheit (1° centigr.
au-dessous de zйro). De jeunes glaces se formaient за et lа, que
les derniers rayons solaires dissolvaient pendant le jour.
Quelques bourrasques de neige passaient au milieu des rafales de
pluie et du vent. La mauvaise saison йtait йvidemment prochaine.

Mais les habitants de la factorerie pouvaient l'attendre sans
crainte. Les approvisionnements actuellement emmagasinйs devaient
suffire et au-delа. La rйserve de venaison sиche s'йtait accrue.
Une vingtaine d'autres morses avaient йtй tuйs. Mac Nap avait eu
le temps de construire une йtable bien close, destinйe aux rennes
domestiques, et en arriиre de la maison, un vaste hangar qui
renfermait le combustible. L'hiver, c'est-а-dire la nuit, la
neige, la glace, le froid, pouvait venir. On йtait prкt а le
recevoir.

Mais aprиs avoir pourvu aux besoins futurs des habitants du fort,
Jasper Hobson songea aux intйrкts de la Compagnie. Le moment
arrivait oщ les animaux, revкtant la fourrure hivernale,
devenaient une proie prйcieuse. L'йpoque йtait favorable pour les
abattre а coups de fusil, en attendant que la terre, uniformйment
couverte de neige, permоt de leur tendre des trappes. Jasper
Hobson organisa donc les chasses. Sous cette haute latitude, on ne
pouvait compter sur le concours des Indiens, qui sont
habituellement les fournisseurs des factoreries, car ces indigиnes
frйquentent des territoires plus mйridionaux. Le lieutenant
Hobson, Marbre, Sabine et deux ou trois de leurs compagnons durent
donc chasser pour le compte de la Compagnie, et, on le pense, ils
ne manquиrent pas de besogne.

Une tribu de castors avait йtй signalйe sur un affluent de la
petite riviиre, а six milles environ dans le sud du fort. Ce fut
lа que Jasper Hobson dirigea sa premiиre expйdition.

Autrefois le duvet de castor valait jusqu'а quatre cents francs le
kilogramme, au temps oщ la chapellerie l'employait communйment;
mais, si l'utilisation de ce duvet a diminuй, cependant les peaux,
sur les marchйs de fourrures, conservent encore un prix йlevй dans
une certaine proportion, parce que cette race de rongeurs,
impitoyablement traquйe, tend а disparaоtre.

Les chasseurs se rendirent sur la riviиre, а l'endroit indiquй.
Lа, le lieutenant fit admirer а Mrs. Paulina Barnett les
ingйnieuses dispositions prises par ces animaux pour amйnager
convenablement leur citй sous-marine. Il y avait une centaine de
castors qui occupaient par couple des terriers creusйs dans le
voisinage de l'affluent. Mais dйjа ils avaient commencй la
construction de leur village d'hiver, et ils y travaillaient
assidыment.

En travers de ce ruisseau aux eaux rapides et assez profondes pour
ne point geler dans leurs couches infйrieures, mкme pendant les
hivers les plus rigoureux, les castors avaient construit une
digue, un peu arquйe en amont; cette digue йtait un solide
assemblage de pieux plantйs verticalement, entrelacйs de branches
flexibles et d'arbres йbranchйs, qui s'y appuyaient
transversalement; le tout йtait liй, maзonnй, cimentй avec de la
terre argileuse, que les pieds du rongeur avaient gвchйe d'abord;
puis, sa queue aidant, -- une queue large et presque ovale,
aplatie horizontalement et recouverte de poils йcailleux, -- cette
argile, disposйe en pelote, avait uniformйment revкtu toute la
charpente de la digue.

«Cette digue, madame, dit Jasper Hobson, a eu pour but de donner а
la riviиre un niveau constant, et elle a permis aux ingйnieurs de
la tribu d'йtablir en amont ces cabanes de forme ronde dont vous
apercevez le sommet. Ce sont de solides constructions que ces
huttes; leurs parois de bois et d'argile mesurent deux pieds
d'йpaisseur, et elles n'offrent d'accиs а l'intйrieur que par une
йtroite porte situйe sous l'eau, ce qui oblige chaque habitant а
plonger, quand il veut sortir de chez lui ou y rentrer, mais ce
qui assure, par lа mкme, la sйcuritй de la famille. Si vous
dйmolissiez une de ces huttes, vous la trouveriez composйe de deux
йtages: un йtage infйrieur qui sert de magasin et dans lequel sont
entassйes les provisions d'hiver, telles que branches, йcorces,
racines, et un йtage supйrieur, que l'eau n'atteint pas, et dans
lequel le propriйtaire vit avec sa petite maisonnйe.

-- Mais je n'aperзois aucun de ces industrieux animaux, dit Mrs.
Paulina Barnett. Est-ce que la construction du village serait dйjа
abandonnйe?

-- Non, madame, reprit le lieutenant Hobson, mais en ce moment les
ouvriers se reposent et dorment, car ces animaux ne travaillent
que la nuit, et c'est dans leurs terriers que nous allons les
surprendre!»

Et, en effet, la capture de ces rongeurs ne prйsenta aucune
difficultй. Une centaine furent saisis dans l'espace d'une heure,
et parmi eux on en comptait quelques-uns d'une grande valeur
commerciale, attendu que leur fourrure йtait absolument noire. Les
autres prйsentaient un pelage soyeux, long, luisant, mais d'une
nuance rouge mкlйe de marron, et sous ce pelage un duvet fin,
serrй et gris d'argent. Les chasseurs revinrent au fort trиs
satisfaits du rйsultat de leur chasse. Les peaux de castor furent
emmagasinйes et enregistrйes sous la dйnomination de «parchemins»
ou de jeunes castors, suivant leur prix.

Pendant tout le mois de septembre, et jusqu'а la mi-octobre, а peu
prиs, ces expйditions se poursuivirent et produisirent des
rйsultats favorables.

Des blaireaux furent pris, mais en petite quantitй; on les
recherchait pour leur peau, qui sert а la garniture des colliers
de chevaux de trait, et pour leurs poils dont on fait des brosses
et des pinceaux. Ces carnivores, -- ce ne sont vйritablement que
de petits ours, -- appartenaient а l'espиce des blaireaux-
carcajous qui sont particuliers а l'Amйrique du Nord.

D'autres йchantillons de la tribu des rongeurs, et presque aussi
industrieux que le castor, comptиrent pour un trиs haut chiffre
dans les magasins de la factorerie. C'йtaient des rats musquйs,
longs de plus d'un pied, queue dйduite, et dont la fourrure est
assez estimйe. On les prit au terrier, et sans peine, car ils
pullulaient avec cette abondance spйciale а leur espиce.

Quelques animaux de la famille des fйlins, les lynx, exigиrent
l'emploi des armes а feu. Ces animaux souples, agiles, а pelage
roux clair et tachetй de mouchetures noirвtres, redoutables mкme
aux rennes, ne sont а vrai dire que des loups-cerviers qui se
dйfendent bravement. Mais ni Marbre ni Sabine n'en йtaient а leurs
premiers lynx, et ils tuиrent une soixantaine de ces animaux.

Quelques wolvйrиnes, assez beaux de fourrure, furent abattus aussi
dans les mкmes conditions.

Les hermines se montrиrent rarement. Ces animaux, qui font partie
de la tribu des martres, comme les putois, ne portaient pas leur
belle robe d'hiver, qui est entiиrement blanche, sauf un point
noir au bout de la queue. Leur pelage йtait encore roux en dessus,
et d'un gris jaunвtre en dessous. Jasper Hobson avait donc
recommandй а ses compagnons de les йpargner momentanйment. Il
fallait attendre et les laisser «mыrir», pour employer
l'expression du chasseur Sabine, c'est-а-dire blanchir sous la
froidure de l'hiver. Quant aux putois, dont la chasse est fort
dйsagrйable а cause de l'odeur fйtide que ces animaux rйpandent et
qui leur a valu le nom qu'ils portent, on en prit un assez grand
nombre, soit en les traquant dans les trous d'arbre qui leur
servent de terriers, soit en les abattant а coups de fusil, quand
ils se glissaient entre les branches.

Les martres proprement dites furent l'objet d'une chasse toute
spйciale. On sait combien la peau de ces carnivores est estimйe,
quoique а un degrй infйrieur а la zibeline, dont la riche fourrure
est noirвtre en hiver; mais cette zibeline ne frйquente que les
rйgions septentrionales de l'Europe et de l'Asie jusqu'au
Kamtchatka, et ce sont les Sibйriens qui lui font la chasse la
plus active. Nйanmoins, sur le littoral amйricain de la mer
arctique se rencontraient d'autres martres, dont les peaux ont
encore une trиs grande valeur, telles que le wison et le pйkan,
autrement dits «martres du Canada».

Ces martres et ces visons, pendant le mois de septembre, ne
fournirent а la factorerie qu'un petit nombre de fourrures. Ce
sont des animaux trиs vifs, trиs agiles, au corps long et souple,
qui leur a valu la dйnomination de «vermiformes». Et, en effet,
ils peuvent s'allonger comme un ver, et consйquemment se faufiler
par les plus йtroites ouvertures. On comprend donc qu'ils puissent
йchapper aisйment aux poursuites des chasseurs. Aussi, pendant la
saison d'hiver, les prend-on plus facilement au moyen de trappes.
Marbre et Sabine n'attendaient que le moment favorable de se
transformer en trappeurs, et ils comprenaient bien qu'au retour du
printemps, ni les wisons ni les martres ne manqueraient dans les
magasins de la Compagnie.

Pour achever l'йnumйration des pelleteries dont le Fort-Espйrance
s'enrichit pendant ces expйditions, il convient de parler des
renards bleus et des renards argentйs, qui sont considйrйs sur les
marchйs de Russie et d'Angleterre comme les plus prйcieux des
animaux а fourrure.

Au-dessus de tous se place le renard bleu, connu zoologiquement
sous le nom «d'isatis». Ce joli animal est noir de museau, cendrй
ou blond foncй de poil, et nullement bleu, comme on pourrait le
croire; son pelage trиs long, trиs йpais, trиs moelleux, est
admirable et possиde toutes les qualitйs qui constituent la beautй
d'une fourrure: douceur, soliditй, longueur du poil, йpaisseur et
couleur. Le renard bleu est incontestablement le roi des animaux а
fourrure. Aussi sa peau vaut-elle six fois le prix de toute autre
peau, et un manteau appartenant а l'empereur de Russie, fait tout
entier avec des peaux du cou de renard bleu, qui sont les plus
belles, fut-il estimй, а l'exposition de Londres, en 1851, trois
mille quatre cents livres sterling[4].

Quelques-uns de ces renards avaient paru aux environs du cap
Bathurst, mais les chasseurs n'avaient pu s'en emparer, car ces
carnivores sont rusйs, agiles, difficiles а prendre, mais on
rйussit а tuer une douzaine de renards argentйs dont le pelage,
d'un noir magnifique, est pointillй de blanc. Quoique la peau de
ces derniers ne vaille pas celle des renards bleus, c'est encore
une riche dйpouille, qui trouve un haut prix sur les marchйs de
l'Angleterre et de la Russie.

L'un de ces renards argentйs йtait un animal superbe, dont la
taille surpassait un peu celle du renard commun. Il avait les
oreilles, les йpaules, la queue d'un noir de fumйe, mais la fine
extrйmitй de son appendice caudal et le haut de ses sourcils
йtaient blancs.

Les circonstances particuliиres dans lesquelles ce renard fut tuй
mйritent d'кtre rapportйes avec dйtail, car elles justifiиrent
certaines apprйhensions du lieutenant Hobson, ainsi que certaines
prйcautions dйfensives qu'il avait cru devoir prendre.

Le 24 septembre, dans la matinйe, deux traоneaux avaient amenй
Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant, le sergent Long, Marbre et
Sabine а la baie des Morses. Des traces de renards avaient йtй
reconnues, la veille, par quelques hommes du dйtachement, au
milieu de roches entre lesquelles poussaient de maigres
arbrisseaux, et certains indices indiscutables avaient trahi leur
passage. Les chasseurs, mis en appйtit, s'occupиrent de retrouver
une piste qui leur promettait une dйpouille de haut prix, et, en
effet, les recherches ne furent point vaines. Deux heures aprиs
leur arrivйe, un assez beau renard argentй gisait sans vie sur le
sol.

Deux ou trois autres de ces carnivores furent encore entrevus. Les
chasseurs se divisиrent alors. Tandis que Marbre et Sabine se
lanзaient sur les traces d'un renard, le lieutenant Hobson, Mrs.
Paulina Barnett et le sergent Long essayaient de couper la
retraite а un autre bel animal qui cherchait а se dissimuler
derriиre les roches.

Il fallut naturellement ruser avec ce renard, qui, se laissant а
peine voir, n'exposait aucune partie de son corps au choc d'une
balle.

Pendant une demi-heure, cette poursuite continua sans amener de
rйsultat. Cependant l'animal йtait cernй sur trois cфtйs, et la
mer lui fermait le quatriиme. Il comprit bientфt le dйsavantage de
sa situation, et il rйsolut d'en sortir par un bond prodigieux,
qui ne laissait d'autre chance au chasseur que de le tirer au vol.

Il s'йlanзa donc, franchissant une roche; mais Jasper Hobson le
guettait, et au moment oщ l'animal passait comme une ombre, il le
salua d'une balle.

Au mкme instant, un autre coup de feu йclatait, et le renard,
mortellement frappй, tombait а terre.

«Hurrah! hurrah! s'йcria Jasper Hobson. Il est а moi!

-- Et а moi!» rйpondit un йtranger, qui posa le pied sur le renard
а l'instant oщ le lieutenant y portait la main.

Jasper Hobson, stupйfait, recula. Il avait cru que la seconde
balle йtait partie du fusil du sergent, et il se trouvait en
prйsence d'un chasseur inconnu, dont le fusil fumait encore.

Les deux rivaux se regardиrent. Mrs. Paulina Barnett et son
compagnon arrivaient alors et йtaient bientфt rejoints par Marbre
et Sabine, tandis qu'une douzaine d'hommes, tournant la falaise,
s'approchaient de l'йtranger, qui s'inclina poliment devant la
voyageuse. C'йtait un homme de haute taille, offrant le type
parfait de ces «voyageurs canadiens» dont Jasper Hobson redoutait
si particuliиrement la concurrence. Ce chasseur portait encore ce
costume traditionnel dont le romancier amйricain Washington Irving
a fait exactement la description: couverture disposйe en forme de
capote, chemise de coton а raies, larges culottes de drap, guкtres
de cuir, mocassins de peau de daim, ceinture de laine bigarrйe
supportant le couteau, le sac а tabac, la pipe et quelques
ustensiles de campement, en un mot, un habillement moitiй
civilisй, moitiй sauvage. Quatre de ses compagnons йtaient vкtus
comme lui, mais moins йlйgamment. Les huit autres qui lui
servaient d'escorte йtaient des Indiens Chippeways.

Jasper Hobson ne s'y mйprit point. Il avait devant lui un
Franзais, ou tout au moins un descendant des Franзais du Canada,
et peut-кtre un agent des compagnies amйricaines chargй de
surveiller l'йtablissement de la nouvelle factorerie.

«Ce renard m'appartient, monsieur, dit le lieutenant Hobson, aprиs
quelques moments de silence, pendant lequel son adversaire et lui
s'йtaient regardйs dans le blanc des yeux.

-- Il vous appartient si vous l'avez tuй, rйpondit l'inconnu en
bon anglais, mais avec un lйger accent йtranger.

-- Vous vous trompez, monsieur, rйpondit assez vivement Jasper
Hobson, cet animal m'appartient, mкme au cas oщ votre balle
l'aurait tuй et non la mienne!»

Un sourire dйdaigneux accueillit cette rйponse, grosse de toutes
les prйtentions que la Compagnie s'attribuait sur les territoires
de la baie d'Hudson, de l'Atlantique au Pacifique.

«Ainsi, monsieur, reprit l'inconnu, en s'appuyant avec grвce sur
son fusil, vous regardez la Compagnie de la baie d'Hudson comme
йtant maоtresse absolue de tout ce domaine du nord de l'Amйrique?

-- Sans aucun doute, rйpondit le lieutenant Hobson, et si vous,
monsieur, comme je le suppose, vous appartenez а une association
amйricaine...

-- А la Compagnie des pelletiers de Saint-Louis, dit le chasseur
en s'inclinant.

-- Je crois, continua le lieutenant, que vous seriez fort empкchй
de montrer l'acte qui lui accorde un privilиge sur une partie
quelconque de ce territoire.

-- Actes! privilиges! fit dйdaigneusement le Canadien, ce sont lа
des mots de la vieille Europe qui rйsonnent mal en Amйrique.

-- Aussi n'кtes-vous point en Amйrique, mais sur le sol mкme de
l'Angleterre! rйpondit Jasper Hobson avec fiertй.

-- Monsieur le lieutenant, rйpondit le chasseur en s'animant un
peu, ce n'est point le moment d'engager une discussion а ce sujet.
Nous connaissons quelles sont les prйtentions de l'Angleterre en
gйnйral et de la Compagnie de la baie d'Hudson en particulier au
sujet des territoires de chasses; mais je crois que, tфt ou tard,
les йvйnements modifieront cet йtat de choses, et que l'Amйrique
sera amйricaine depuis le dйtroit de Magellan jusqu'au pфle Nord.

-- Je ne le crois pas, monsieur, rйpondit sиchement Jasper Hobson.

-- Quoi qu'il en soit, monsieur, reprit le Canadien, je vous
proposerai de laisser de cфtй la question internationale. Quelles
que soient les prйtentions de la Compagnie, il est bien йvident
que dans les portions les plus йlevйes du continent, et
principalement sur le littoral, le territoire appartient а qui
l'occupe. Vous avez fondй une factorerie au cap Bathurst, eh bien,
nous ne chasserons pas sur vos terres, et, de votre cфtй, vous
respecterez les nфtres, quand les pelletiers de Saint-Louis auront
crйй quelque fort, en un autre point, sur les limites
septentrionales de l'Amйrique.»

Le front du lieutenant se rida. Jasper Hobson savait bien que,
dans un avenir peu йloignй, la Compagnie de la baie d'Hudson
rencontrerait de redoutables rivaux jusqu'au littoral, que ses
prйtentions а possйder tous les territoires du North-Amйrique ne
seraient pas respectйes, et qu'un йchange de coups de fusil se
ferait entre les concurrents. Mais il comprit aussi, lui, que ce
n'йtait point le moment de discuter une question de privilиges, et
il vit sans dйplaisir que le chasseur, trиs poli d'ailleurs,
transportait le dйbat sur un autre terrain.

«Quant а l'affaire qui nous divise, dit le voyageur canadien, elle
est de mйdiocre importance, monsieur, et je pense que nous devons
la trancher en chasseurs. Votre fusil et le mien ont un calibre
diffйrent, et nos balles seront aisйment reconnaissables. Que ce
renard appartienne donc а celui de nous deux qui l'aura
vйritablement tuй!»

La proposition йtait juste. La question de propriйtй touchant
l'animal abattu pouvait кtre ainsi rйsolue avec certitude.

Le cadavre du renard fut examinй. Il avait reзu les deux balles
des deux chasseurs, l'une au flanc, l'autre au coeur. Cette
derniиre йtait la balle du Canadien.

«Cet animal est а vous, monsieur», dit Jasper Hobson, dissimulant
mal son dйpit de voir cette magnifique dйpouille passer а des
mains йtrangиres.

Le voyageur prit le renard, et, au moment oщ l'on pouvait croire
qu'il allait le charger sur son йpaule et l'emporter, s'avanзant
vers Mrs. Paulina Barnett:

«Les dames aiment les belles fourrures, lui dit-il. Peut-кtre, si
elles savaient au prix de quelles fatigues et souvent de quels
dangers on les obtient, peut-кtre en seraient-elles moins
friandes. Mais enfin elles les aiment. Permettez-moi donc, madame,
de vous offrir celle-ci en souvenir de notre rencontre.»

Mrs. Paulina Barnett hйsitait а accepter, mais le chasseur
canadien avait offert cette magnifique fourrure avec tant de grвce
et de si bon coeur, qu'un refus eыt йtй blessant pour lui.

La voyageuse accepta et remercia l'йtranger.

Aussitфt celui-ci s'inclina devant Mrs. Paulina Barnett; puis il
salua les Anglais, et, ses compagnons le suivant, il disparut
bientфt entre les roches du littoral.

Le lieutenant et les siens reprirent la route du Fort-Espйrance.
Mais Jasper Hobson s'en alla tout pensif. La situation du nouvel
йtablissement fondй par ses soins йtait maintenant connue d'une
compagnie rivale, et cette rencontre du voyageur canadien lui
laissait entrevoir de grosses difficultйs pour l'avenir.




XVII.

L'approche de l'hiver.


On йtait au 21 septembre. Le soleil passait alors dans l'йquinoxe
d'automne, c'est-а-dire que le jour et la nuit avaient une durйe
йgale pour le monde entier, et qu'а partir de ce moment, les nuits
allaient кtre plus longues que les jours. Ces retours successifs
de l'ombre et de la lumiиre avaient йtй accueillis avec
satisfaction par les habitants du fort. Ils n'en dormaient que
mieux pendant les heures sombres. L'oeil, en effet, se dйlasse et
se refait dans les tйnиbres, surtout lorsque quelques mois d'un
soleil perpйtuel l'ont obstinйment fatiguй.

Pendant l'йquinoxe, on sait que les marйes sont ordinairement trиs
fortes, car lorsque le soleil et la lune se trouvent en
conjonction, leur double influence s'ajoute et accroоt ainsi
l'intensitй du phйnomиne. C'йtait donc le cas d'observer avec soin
la marйe qui allait se produire sur le littoral du cap Bathurst.
Jasper Hobson, quelques jours avant, avait йtabli des points de
repиre, une sorte de marйgraphe, afin d'йvaluer exactement le
dйplacement vertical des eaux entre la basse et la haute mer. Or,
cette fois encore, il constata, quoi qu'il en eыt, et malgrй tout
ce qu'avaient pu rapporter les observateurs, que l'influence
solaire et lunaire se faisait а peine sentir dans cette portion de
la mer Glaciale. La marйe y йtait а peu prиs nulle, -- ce qui
contredisait les rapports des navigateurs.

«Il y a lа quelque chose qui n'est pas naturel!» se dit le
lieutenant.

Et vйritablement, il ne savait que penser; mais d'autres soins le
rйclamиrent, et il ne chercha pas plus longtemps а s'expliquer
cette particularitй.

Le 29 septembre, l'йtat de l'atmosphиre se modifia sensiblement.
Le thermomиtre tomba а quarante et un degrйs Fahrenheit (5°
centigr. au-dessus de zйro). Le ciel йtait couvert de brumes qui
ne tardиrent pas а se rйsoudre en pluie. La mauvaise saison
arrivait.

Mrs. Joliffe, avant que la neige couvrоt le sol, s'occupa de ses
semailles. On pouvait espйrer que les graines vivaces d'oseille et
de cochlйarias, abritйes sous les couches neigeuses, rйsisteraient
а l'вpretй du climat et lиveraient au printemps. Un terrain de
plusieurs acres, cachй derriиre la falaise du cap, avait йtй
prйparй d'avance, et il fut ensemencй pendant les derniers jours
de septembre.

Jasper Hobson ne voulut pas attendre l'arrivйe des grands froids
pour faire revкtir а ses compagnons leurs habits d'hiver. Aussi,
tous ne tardиrent-ils pas а кtre convenablement vкtus, portant de
la laine sur tout le corps, des capotes de peau de daim, des
pantalons de cuir de phoque, des bonnets de fourrure et des bottes
impermйables. On peut dire que l'on fit йgalement la toilette des
chambres. Les murs de bois furent tapissйs de pelleteries, afin
d'empкcher, par certains abaissements de la tempйrature, les
couches de glace de se former а leur surface. Maоtre Rae йtablit,
vers ce temps-lа, les condensateurs destinйs а recueillir la
vapeur d'eau suspendue dans l'air, et qui durent кtre vidйs deux
fois par semaine. Quant au feu du poкle, il fut rйglй suivant les
variations de la tempйrature extйrieure, de maniиre а maintenir le
thermomиtre des chambres а cinquante degrйs Fahrenheit (10°
centigr. au-dessus de zйro). D'ailleurs, la maison allait кtre
bientфt recouverte d'une йpaisse couche de neige, qui empкcherait
toute dйperdition de la chaleur interne. Par ces divers moyens, on
espйrait combattre victorieusement ces deux redoutables ennemis
des hiverneurs, le froid et l'humiditй.

Le 2 octobre, la colonne thermomйtrique s'йtant encore abaissйe,
les premiиres neiges envahirent tout le territoire du cap
Bathurst. La brise йtant molle, ne forma point un de ces
tourbillons si communs dans les rйgions polaires, auxquels les
Anglais ont donnй le nom de «drifts». Un vaste tapis blanc,
uniformйment disposй, confondit bientфt dans une mкme blancheur le
cap, l'enceinte du fort et la longue lisiиre du littoral. Seules,
les eaux du lac et de la mer, qui n'йtaient pas encore prises,
contrastиrent par leur teinte grisвtre, terne et sale. Cependant,
а l'horizon du nord, on apercevait les premiers icebergs qui se
profilaient sur le ciel brumeux. Ce n'йtait pas encore la
banquise, mais la nature amassait les matйriaux que le froid
allait bientфt cimenter pour former cette impйnйtrable barriиre.

D'ailleurs, «la jeune glace» ne tarda pas а solidifier les
surfaces liquides de la mer et du lac. Le lagon se prit le
premier. De larges taches d'un blanc gris apparurent за et lа,
indice d'une gelйe prochaine que favorisait le calme de
l'atmosphиre. Et en effet, le thermomиtre s'йtant maintenu pendant
une nuit а quinze degrйs Fahrenheit (9° centigr. au-dessous de
zйro), le lac prйsenta le lendemain une surface unie qui eыt
satisfait les plus difficiles patineurs de la Serpentine[5]. Puis, а
l'horizon, le ciel revкtit une couleur particuliиre que les
baleiniers dйsignent sous le nom de «blink», qui йtait produite
par la rйverbйration des champs de glace. La mer gela bientфt sur
un espace immense, un vaste icefield se forma peu а peu par
l'agrйgation des glaзons йpars et se souda au littoral. Mais cet
icefield ocйanique, ce n'йtait plus le miroir uni du lac.
L'agitation des flots avait altйrй sa puretй. За et lа ondulaient
de longues piиces solidifiйes, imparfaitement rйunies par leurs
bords, quelques-unes de ces glaces flottantes connues sous la
dйnomination de «drift-ices», et, en maint endroit, des
protubйrances, des extumescences souvent trиs accusйes, produites
par la pression, et que les baleiniers appellent des «hummocks».

En quelques jours, l'aspect du cap Bathurst et de ses environs fut
entiиrement changй. Mrs. Paulina Barnett, dans un perpйtuel
ravissement, assistait а ce spectacle nouveau pour elle. De
quelles souffrances, de quelles fatigues, son вme de voyageuse
n'eыt-elle pas payй la contemplation de telles choses! Rien de
sublime comme cet envahissement de la saison hivernale, de cette
prise de possession des rйgions hyperborйennes par le froid de
l'hiver! Aucun des points de vue, aucun des sites que Mrs. Paulina
Barnett avait observйs jusqu'alors, n'йtait reconnaissable. La
contrйe se mйtamorphosait. Un pays nouveau naissait, devant ses
regards, pays empreint d'une tristesse grandiose. Les dйtails
disparaissaient, et la neige ne laissait plus au paysage que ses
grandes lignes, а peine estompйes dans les brumes. C'йtait un
dйcor qui succйdait а un autre dйcor, avec une rapiditй fйerique.
Plus de mer, lа oщ naguиre s'йtendait le vaste Ocйan. Plus de sol
aux couleurs variйes, mais un tapis йblouissant. Plus de forкts
d'essences diverses, mais un fouillis de silhouettes grimaзantes,
poudrйes par les frimas. Plus de soleil radieux, mais un disque
pвli, se traоnant а travers le brouillard, traзant un arc rйtrйci
pendant quelques heures а peine. Enfin, plus d'horizon de mer,
nettement profilй sur le ciel, mais une interminable chaоne
d'icebergs, capricieusement йbrйchйe, formant cette banquise
infranchissable que la nature a dressйe entre le pфle et ses
audacieux chercheurs.

Que de conversations, que d'observations, les changements de cette
contrйe arctique provoquиrent! Thomas Black fut le seul peut-кtre
qui restвt insensible aux sublimes beautйs de ce spectacle. Mais
que pouvait-on attendre d'un astronome si absorbй, et qui
jusqu'ici ne comptait vйritablement pas dans le personnel de la
petite colonie? Ce savant exclusif ne vivait que dans la
contemplation des phйnomиnes cйlestes, il ne se promenait que sur
les routes azurйes du firmament, il ne s'йlanзait d'une йtoile que
pour aller а une autre! Et prйcisйment voilа que son ciel se
bouchait, que les constellations se dйrobaient а sa vue, qu'un
voile brumeux, impйnйtrable, s'йtendait entre le zйnith et lui. Il
йtait furieux! Mais Jasper Hobson le consola en lui promettant
avant peu de belles nuits froides, trиs propices aux observations
astronomiques, des aurores borйales, des halos, des parasйlиnes et
autres phйnomиnes des contrйes polaires, dignes de provoquer son
admiration.

Cependant, la tempйrature йtait supportable. Il ne faisait pas de
vent, et c'est le vent surtout qui rend les piqыres du froid plus
aiguлs. On continua donc les chasses pendant quelques jours. De
nouvelles fourrures s'entassиrent dans les magasins de la
factorerie, de nouvelles provisions alimentaires remplirent ses
offices. Les perdrix, les ptarmigans, fuyant vers des rйgions plus
tempйrйes, passaient en grand nombre, et fournirent une viande
fraоche et saine. Les liиvres polaires pullulaient, et dйjа ils
portaient leur robe hivernale. Une centaine de ces rongeurs, dont
la passйe se reconnaissait aisйment sur la neige, grossirent
bientфt les rйserves du fort.

Il y eut aussi de grands vols de cygnes-siffleurs, l'une des
belles espиces de l'Amйrique du Nord. Les chasseurs en tuиrent
quelques couples. C'йtaient de magnifiques oiseaux, longs de
quatre а cinq pieds, blancs de plumage, mais cuivrйs а la tкte et
а la partie supйrieure du cou. Ils allaient chercher, sous une
zone plus hospitaliиre, les plantes aquatiques et les insectes
nйcessaires а leur alimentation, volant avec une rapiditй extrкme,
car l'air et l'eau sont leurs vйritables йlйments. D'autres
cygnes, dits «cygnes-trompettes», dont le cri ressemble а un appel
de clairon, furent aperзus aussi, йmigrant par troupes nombreuses.
Ils йtaient blancs comme les siffleurs, ayant а peu prиs leur
taille, mais noirs de pattes et de bec. Ni Marbre, ni Sabine ne
furent assez heureux pour abattre quelques-uns de ces trompettes,
mais ils les saluиrent d'un «au revoir» trиs significatif. Ces
oiseaux devaient revenir, en effet, avec les premiиres brises du
printemps, et c'est prйcisйment а cette йpoque qu'ils se font
prendre avec le plus de facilitй. Leur peau, leur plume, leur
duvet les font particuliиrement rechercher des chasseurs et des
Indiens, et, en de certaines annйes favorables, c'est par dizaines
de mille que les factoreries expйdient sur les marchйs de l'ancien
continent ces cygnes, qui se vendent une demi-guinйe la piиce.

Pendant ces excursions, qui ne duraient plus que quelques heures
et que le mauvais temps interrompait souvent, des bandes de loups
furent frйquemment rencontrйes. Il n'йtait pas nйcessaire d'aller
loin, car ces animaux, plus audacieux quand la faim les
aiguillonne, se rapprochaient dйjа de la factorerie. Ils ont le
nez trиs fin, et les йmanations de la cuisine les attiraient.
Pendant la nuit, on les entendait hurler d'une faзon sinistre. Ces
carnassiers, peu dangereux individuellement, pouvaient le devenir
par leur nombre. Aussi, les chasseurs ne s'aventuraient-ils que
bien armйs en dehors de l'enceinte du fort.

En outre, les ours se montraient plus agressifs. Pas un jour ne se
passait sans que plusieurs de ces animaux fussent signalйs. La
nuit venue, ils s'avanзaient jusqu'au pied mкme de l'enceinte.
Quelques-uns furent blessйs а coups de fusil et s'йloignиrent,
tachant la neige de leur sang. Mais, а la date du 10 octobre,
aucun n'avait encore abandonnй sa chaude et prйcieuse fourrure aux
mains des chasseurs. Du reste, Jasper Hobson ne permettait point а
ses hommes d'attaquer ces formidables bкtes. Avec elles, il valait
mieux rester sur la dйfensive, et peut-кtre le moment approchait-
il oщ, poussйs par la faim, ces carnivores tenteraient quelque
attaque contre le Fort-Espйrance. On verrait alors а se dйfendre
et а s'approvisionner tout а la fois.

Pendant quelques jours, le temps demeura sec et froid. La neige
prйsentait une surface dure, trиs favorable а la marche. Aussi
fit-on quelques excursions sur le littoral et au sud du fort. Le
lieutenant Hobson dйsirait savoir si, les agents des pelletiers de
Saint-Louis ayant quittй le territoire, on retrouverait aux
environs quelques traces de leur passage, mais les recherches
furent vaines. Il йtait supposable que les Amйricains avaient dы
redescendre vers quelque йtablissement plus mйridional, afin d'y
passer les mois d'hiver.

Ces quelques beaux jours ne durиrent pas, et, pendant la premiиre
semaine de novembre, le vent ayant sautй au sud, bien que la
tempйrature se fыt adoucie, la neige tomba en grande abondance.
Elle couvrit bientфt le sol sur une hauteur de plusieurs pieds. Il
fallut chaque jour dйblayer les abords de la maison, et mйnager
une allйe qui conduisait а la poterne, а l'йtable des rennes et au
chenil. Les excursions devinrent plus rares, et il fallut employer
les raquettes ou chaussures а neige.

En effet, quand la couche neigeuse est durcie par le froid, elle
supporte sans cйder le poids d'un homme et laisse au pied un appui
solide. La marche ordinaire n'est donc pas entravйe. Mais quand
cette neige est molle, il serait impossible а un marcheur de faire
un pas sans y enfoncer jusqu'au genou. C'est dans ces
circonstances que les Indiens font usage des raquettes.

Le lieutenant Hobson et ses compagnons йtaient habituйs а se
servir de ces «snow-shoes», et sur la neige friable ils couraient
avec la rapiditй d'un patineur sur la glace. Mrs. Paulina Barnett
s'йtait dйjа accoutumйe а ce genre de chaussures, et bientфt elle
put rivaliser de vitesse avec ses compagnons. De longues
promenades furent faites aussi bien sur le lac glacй que sur le
littoral. On put mкme s'avancer pendant plusieurs milles а la
surface solide de l'Ocйan, car la glace mesurait alors une
йpaisseur de plusieurs pieds. Mais ce fut une excursion fatigante,
car l'icefield йtait raboteux; partout des glaзons superposйs, des
hummocks qu'il fallait tourner; plus loin, la chaоne d'icebergs,
ou plutфt la banquise prйsentant un infranchissable obstacle, car
sa crкte s'йlevait а une hauteur de cinq cents pieds. Ces
icebergs, pittoresquement entassйs, йtaient magnifiques. Ici, on
eыt dit les ruines blanchies d'une ville, avec ses monuments, ses
colonnes, ses courtines abattues; lа, une contrйe volcanique, au
sol convulsionnй, un entassement de glaзons formant des chaоnes de
montagnes avec leur ligne de faоte, leurs contreforts, leurs
vallйes, -- toute une Suisse de glace! Quelques oiseaux
retardataires, des pйtrels, des guillemots, des puffins, animaient
encore cette solitude et jetaient des cris perзants. De grands
ours blancs apparaissaient entre les hummocks et se confondaient
dans leur blancheur йblouissante. En vйritй, les impressions, les
йmotions ne manquиrent pas а la voyageuse! Sa fidиle Madge, qui
l'accompagnait, les partageait avec elle! Qu'elles йtaient loin,
toutes deux, des zones tropicales de l'Inde ou de l'Australie!

Plusieurs excursions furent faites sur cet ocйan glacй, dont
l'йpaisse croыte eыt supportй sans s'effondrer des parcs
d'artillerie ou mкme des monuments. Mais bientфt ces promenades
devinrent si pйnibles qu'il fallut absolument les suspendre. En
effet, la tempйrature s'abaissait sensiblement, et le moindre
travail, le moindre effort produisait chez chaque individu un
essoufflement qui le paralysait. Les yeux йtaient aussi attaquйs
par l'intense blancheur des neiges, et il йtait impossible de
supporter longtemps cette vive rйverbйration, qui provoque de
nombreux cas de cйcitй chez les Esquimaux. Enfin, par un singulier
phйnomиne dы а la rйfraction des rayons lumineux, les distances,
les profondeurs, les йpaisseurs n'apparaissaient plus telles
qu'elles йtaient. C'йtaient cinq ou six pieds а franchir entre
deux glaзons, quand l'oeil n'en mesurait qu'un ou deux. De lа, par
suite de cette illusion d'optique, des chutes trиs nombreuses et
douloureuses fort souvent.

Le 14 octobre, le thermomиtre accusa trois degrйs Fahrenheit au-
dessous de zйro (16° centigr. au-dessous de glace), rude
tempйrature а supporter, d'autant plus que la bise йtait forte.
L'air semblait fait d'aiguilles. Il y avait danger sйrieux pour
quiconque restait en dehors de la maison, d'кtre «frost bitten»,
c'est-а-dire gelй instantanйment, s'il ne parvenait а rйtablir la
circulation du sang, dans la partie attaquйe, au moyen de
frictions de neige. Plusieurs des hфtes du fort se laissиrent
prendre de congйlation subite, entre autres Garry, Belcher, Hope;
mais, frictionnйs а temps, ils йchappиrent au danger.

Dans ces conditions, on le comprend, tout travail manuel devint
impossible. А cette йpoque, d'ailleurs, les journйes йtaient
extrкmement courtes. Le soleil ne restait au-dessus de l'horizon
que pendant quelques heures. Un long crйpuscule lui succйdait. Le
vйritable hivernage, c'est-а-dire la sйquestration, allait
commencer. Dйjа les derniers oiseaux polaires avaient fui le
littoral assombri. Il ne restait plus que quelques couples de ces
faucons mouchetйs, auxquels les Indiens donnent prйcisйment le nom
d' «hiverneurs», parce qu'ils s'attardent dans les rйgions glacйes
jusqu'au commencement de la nuit polaire, et bientфt ils allaient
eux-mкmes disparaоtre.

Le lieutenant Hobson hвta donc l'achиvement des travaux, c'est-а-
dire des trappes et piиges qui devaient кtre tendus pour l'hiver
aux environs du cap Bathurst.

Ces trappes consistaient uniquement en lourds madriers, supportйs
sur un 4 formй de trois morceaux de bois, disposйs dans un
йquilibre instable, et dont le moindre attouchement provoquait la
chute. C'йtait, sur une grande йchelle, la trappe mкme que les
oiseleurs tendent dans les champs. L'extrйmitй du morceau de bois
horizontal йtait amorcйe au moyen de dйbris de venaison, et tout
animal de moyenne taille, renard ou martre, qui y portait la
patte, ne pouvait manquer d'кtre йcrasй. Telles sont les trappes
que les fameux chasseurs, dont Cooper a si poйtiquement racontй la
vie aventureuse, tendent pendant l'hiver, et sur un espace qui
comprend souvent plusieurs milles. Une trentaine de ces piиges
furent йtablis autour du Fort-Espйrance, et ils durent кtre
visitйs а des intervalles de temps assez rapprochйs.

Ce fut le 12 novembre que la petite colonie s'accrut d'un nouveau
membre. Mrs. Mac Nap accoucha d'un gros garзon bien constituй,
dont le maоtre charpentier se montra extrкmement fier. Mrs.
Paulina Barnett fut marraine du bйbй, qu'on nomma Michel-
Espйrance. La cйrйmonie du baptкme s'accomplit avec une certaine
solennitй, et ce jour-lа fut jour de fкte а la factorerie, en
l'honneur du petit кtre qui venait de naоtre au-delа du soixante-
dixiиme degrй de latitude septentrionale.

Quelques jours aprиs, le 20 novembre, le soleil se cachait au-
dessous de l'horizon et ne devait plus reparaоtre avant deux mois.
La nuit polaire avait commencй!




XVIII.

La nuit polaire.


Cette longue nuit dйbuta par une violente tempкte. Le froid йtait
peut-кtre un peu moins vif, mais l'humiditй de l'atmosphиre fut
extrкme. Malgrй toutes les prйcautions prises, cette humiditй
pйnйtrait dans la maison, et, chaque matin, les condensateurs que
l'on vidait renfermaient plusieurs livres de glace.

Au-dehors, les drifts passaient en tourbillonnant comme des
trombes. La neige ne tombait plus verticalement, mais presque
horizontalement. Jasper Hobson dut interdire d'ouvrir la porte,
car il se produisait un tel envahissement, que le couloir eыt йtй
comblй en un instant. Les hiverneurs n'йtaient plus que des
prisonniers.

Les volets des fenкtres avaient йtй hermйtiquement rabattus. Les
lampes йtaient donc continuellement allumйes pendant les heures de
cette longue nuit que l'on ne consacrait pas au sommeil.

Mais si l'obscuritй rйgnait au-dehors, le bruit de la tempкte
avait remplacй le majestueux silence des hautes latitudes. Le
vent, qui s'engageait entre la maison et la falaise, n'йtait plus
qu'un long mugissement. L'habitation, qu'il prenait d'йcharpe,
tremblait sur ses pilotis. Sans la soliditй de sa construction,
elle n'eыt certainement pas rйsistй. Trиs heureusement, la neige,
en s'amoncelant autour de ses murs, amortissait le coup des
rafales. Mac Nap ne craignait que pour les cheminйes, dont le
tuyau extйrieur, en chaux briquetйe, pouvait cйder а la pression
du vent. Elles rйsistиrent cependant, mais on dut frйquemment en
dйgager l'orifice, obstruй par la neige.

Au milieu des sifflements de la tourmente, on entendait parfois
des fracas extraordinaires, dont Mrs. Paulina Barnett ne pouvait
se rendre compte. C'йtaient des chutes d'icebergs qui se
produisaient au large. Les йchos rйpercutaient ces bruits,
semblables а des roulements de tonnerre. Des crйpitations
incessantes accompagnaient la dislocation de quelques parties de
l'icefield, йcrasй par ces chutes de montagnes. Il fallait avoir
l'вme singuliиrement aguerrie aux violences de ces вpres climats
pour ne point йprouver une impression sinistre. Le lieutenant
Hobson et ses compagnons y йtaient faits, Mrs. Paulina Barnett et
Magde s'y habituиrent peu а peu. Elles n'йtaient point,
d'ailleurs, sans avoir йprouvй, pendant leurs voyages, quelque
attaque de ces vents terribles qui font jusqu'а quarante lieues а
l'heure et dйplacent des canons de vingt-quatre. Mais ici, а ce
cap Bathurst, le phйnomиne s'accomplissait avec les circonstances
aggravantes de nuit et de neige. Ce vent, s'il ne dйmolissait pas,
il enterrait, il ensevelissait, et il йtait probable que douze
heures aprиs le dйbut de la tempкte, la maison, le chenil, le
hangar, l'enceinte, auraient disparu sous une йgale йpaisseur de
neige.

Pendant cet emprisonnement, la vie intйrieure s'йtait organisйe.
Tous ces braves gens s'entendaient parfaitement entre eux, et
cette existence commune, dans un si йtroit espace, n'entraоna ni
gкne ni rйcrimination. N'йtaient-ils pas, d'ailleurs, accoutumйs а
vivre dans ces conditions, au Fort-Entreprise comme au Fort-
Reliance? Mrs. Paulina Barnett ne s'йtonna donc pas de les trouver
d'aussi facile composition.

Le travail, d'une part, la lecture et les jeux, de l'autre,
occupaient tous les instants. Le travail, c'йtait la confection
des vкtements, leur raccommodage, l'entretien des armes, la
fabrication des chaussures, la mise а jour du journal quotidien
tenu par le lieutenant Hobson, qui notait les moindres йvйnements
de l'hivernage, tel que le temps, la tempйrature, la direction des
vents, l'apparition des mйtйores si frйquents dans les rйgions
polaires, etc.; c'йtait aussi l'entretien de la maison, le
balayage des chambres, la visite journaliиre des pelleteries
emmagasinйes, que l'humiditй aurait pu altйrer; c'йtait encore la
surveillance des feux et du tirage des poкles, et cette chasse
incessante faite aux molйcules humides qui se glissaient dans les
coins. Chacun avait sa part dans ces travaux, suivant les
prescriptions d'un rиglement affichй dans la grande salle. Sans
кtre occupйs outre mesure, les hфtes du fort n'йtaient jamais sans
rien faire. Pendant ce temps, Thomas Black vissait et dйvissait
ses instruments, revoyait ses calculs astronomiques; presque
toujours enfermй dans sa cabine, il maugrйait contre la tempкte
qui lui dйfendait toute observation nocturne. Quant aux trois
femmes mariйes, Mrs. Mac Nap s'occupait de son bйbй, qui venait а
merveille, tandis que Mrs. Joliffe, aidйe de Mrs. Rae et talonnйe
par le «tatillon» de caporal, prйsidait aux opйrations culinaires.

Les distractions se prenaient en commun, а certaines heures, et le
dimanche pendant toute la journйe. C'йtait, avant tout, la
lecture. La Bible et quelques livres de voyage composaient
uniquement la bibliothиque du fort, mais ce menu suffisait а ces
braves gens. Le plus ordinairement, Mrs. Paulina Barnett faisait
la lecture, et ses auditeurs йprouvaient vйritablement un grand
plaisir а l'entendre. Les histoires bibliques comme les rйcits de
voyage prenaient un charme tout particulier, lorsque sa voix
pйnйtrante, convaincue, lisait quelque chapitre des livres saints.
Les imaginaires personnages, les hйros lйgendaires s'animaient et
vivaient alors d'une vie surprenante. Aussi йtait-ce un
contentement gйnйral, lorsque l'aimable femme prenait son livre а
l'heure accoutumйe. Elle йtait, d'ailleurs, l'вme de ce petit
monde, s'instruisant et instruisant les autres, donnant un avis et
demandant un conseil, prкte partout et toujours а rendre service.
Elle rйunissait en elle toutes les grвces d'une femme, toutes ses
bontйs jointes а l'йnergie morale d'un homme: double qualitй,
double valeur aux yeux de ces rudes soldats qui en raffolaient et
eussent donnй leur vie pour elle. Il faut dire que Mrs. Paulina
Barnett partageait l'existence commune, qu'elle ne se confinait
point dans sa cabine, qu'elle travaillait au milieu de ses
compagnons d'hivernage, et qu'enfin, par ses interrogations, par
ses demandes, elle provoquait chacun а se mкler а la conversation.
Rien ne chфmait donc au Fort-Espйrance, ni les mains, ni les
langues. On travaillait, on causait, et, il faut ajouter, on se
portait bien. De lа une bonne humeur qui entretenait la bonne
santй et triomphait des ennuis de cette longue sйquestration.

Cependant, la tempкte ne diminuait pas. Depuis trois jours, les
hiverneurs йtaient confinйs dans la maison, et le chasse-neige se
dйchaоnait toujours avec la mкme intensitй. Jasper Hobson
s'impatientait. Il devenait urgent de renouveler l'atmosphиre
intйrieure, trop chargйe d'acide carbonique, et dйjа les lampes
pвlissaient dans ce milieu malsain. On voulut alors mettre en jeu
les pompes а air; mais les tuyaux йtaient naturellement engorgйs
de glace, et elles ne fonctionnиrent pas, n'йtant destinйes а agir
que dans le cas oщ la maison n'eыt pas йtй ensevelie sous de
telles masses de neige. Il fallut donc aviser. Le lieutenant prit
conseil du sergent Long, et il fut dйcidй, le 23 novembre, qu'une
des fenкtres percйe sur la faзade antйrieure, а l'extrйmitй du
couloir, serait ouverte, le vent donnant avec moins de violence de
ce cфtй.

Ce ne fut point une petite affaire. Les battants furent facilement
rabattus а l'intйrieur, mais le volet, pressй par les blocs
durcis, rйsista а tous les efforts. On fut obligй de le dйmonter
de ses gonds. Puis, la couche de neige fut attaquйe а coups de pic
et de pelle. Elle mesurait au moins dix pieds d'йpaisseur. Il
fallut donc creuser une sorte de tranchйe qui donna bientфt accиs
а l'air extйrieur.

Jasper Hobson, le sergent, quelques soldats, Mrs. Paulina Barnett
elle-mкme s'aventurиrent aussitфt а travers cette tranchйe, non
sans peine, car le vent s'y engouffrait avec une fougue
extraordinaire.

Quel aspect que celui du cap Bathurst et de la plaine
environnante! Il йtait alors midi, et c'est а peine si quelques
lueurs crйpusculaires nuanзaient l'horizon du sud. Le froid
n'йtait pas aussi vif qu'on l'eыt pu croire, et le thermomиtre
n'indiqua que quinze degrйs Fahrenheit au-dessous de zйro (9°
centigr. au-dessous de glace). Mais le chasse-neige se dйchaоnait
toujours avec une incomparable violence, et le lieutenant, ses
compagnons, la voyageuse auraient йtй immanquablement renversйs,
si la couche neigeuse, dans laquelle ils йtaient entrйs jusqu'а
mi-corps, ne les eыt maintenus contre la poussйe du vent. Ils ne
pouvaient parler, ils ne pouvaient regarder sous l'averse de
flocons qui les aveuglait. En moins d'une demi-heure, ils eussent
йtй enlisйs. Tout йtait blanc autour d'eux, l'enceinte йtait
comblйe, le toit de la maison et ses murs se confondaient dans un
йgal enfouissement, et sans deux tourbillons de fumйe bleuвtre qui
se tordaient dans l'air, un йtranger n'aurait pu soupзonner en cet
endroit l'existence d'une maison habitйe.

Dans ces conditions, la «promenade» fut trиs courte. Mais la
voyageuse avait jetй un coup d'oeil rapide sur cette scиne
dйsolйe. Elle avait entrevu cet horizon polaire, battu par les
neiges, et la sublime horreur de cette tempкte arctique. Elle
rentra donc, emportant avec elle un impйrissable souvenir.

L'air de la maison avait йtй renouvelй en quelques instants et les
mauvaises vapeurs se dissipиrent sous l'action d'un courant
atmosphйrique pur et revivifiant. Le lieutenant et ses compagnons
se hвtиrent а leur tour d'y chercher un refuge. La fenкtre fut
refermйe, mais, chaque jour on eut soin d'en dйblayer l'ouverture,
dans l'intйrкt mкme de la ventilation.

La semaine entiиre s'йcoula ainsi. Trиs heureusement, les rennes
et les chiens avaient une nourriture abondante, et il ne fut pas
nйcessaire de les visiter. Pendant huit jours, les hiverneurs se
virent ainsi sйquestrйs. C'йtait long pour des hommes habituйs au
grand air, des soldats, des chasseurs. Aussi avouera-t-on que peu
а peu la lecture y perdit quelque charme, et que le
«cribbage»[6] finit par sembler monotone. On se couchait avec
l'espoir d'entendre, au rйveil, les derniers mugissements de la
rafale, mais en vain. La neige s'amoncelait toujours sur les
vitres de la fenкtre, le vent tourbillonnait, les icebergs se
fracassaient avec un roulement de tonnerre, la fumйe se rabattait
dans les chambres, provoquant des toux incessantes, et non
seulement la tempкte ne finissait pas, mais elle ne paraissait pas
devoir finir.

Enfin, le 28 novembre, le baromиtre anйroпde, placй dans la grande
salle, annonзa une modification prochaine dans l'йtat
atmosphйrique. Il remonta d'une maniиre sensible. En mкme temps,
le thermomиtre, placй extйrieurement, tombait presque subitement а
moins de quatre degrйs au-dessous de zйro (20° centigr. au-dessous
de glace). C'йtaient lа des symptфmes auxquels on ne pouvait se
tromper. Et, en effet, le 29 novembre, les habitants du Fort-
Espйrance purent reconnaоtre au calme du dehors que la tempкte
avait cessй.

Chacun alors de sortir au plus vite. L'emprisonnement avait assez
durй. La porte n'йtait pas praticable, on dut passer par la
fenкtre et la dйblayer des derniers amas de neige. Mais, cette
fois, il ne s'agissait plus de percer une couche molle. Le froid
intense avait solidifiй toute la masse, et il fallut l'attaquer а
coups de pic.

Ce fut l'ouvrage d'une demi-heure, et bientфt tous les hiverneurs,
а l'exception de Mrs. Mac Nap, qui ne se levait pas encore,
arpentaient la cour intйrieure.

Le froid йtait extrкmement vif, mais le vent йtant entiиrement
tombй, il fut supportable. Cependant, au sortir d'une chaude
demeure, chacun dut prendre quelques prйcautions pour affronter
une diffйrence de tempйrature de cinquante quatre degrйs environ
(30° centigr.).

Il йtait huit heures du matin. Des constellations d'une admirable
puretй resplendissaient depuis le zйnith, oщ brillait la polaire,
jusqu'aux derniиres limites de l'horizon. L'oeil eыt cru les
compter par millions, bien que le nombre des йtoiles visibles а
l'oeil nu ne dйpasse pas cinq mille sur toute la sphиre cйleste.
Thomas Black s'йchappait en interjections admiratives. Il
applaudissait ce firmament tout constellй, que pas une vapeur, pas
une brume ne voilait. Jamais plus beau ciel ne s'йtait offert aux
regards d'un astronome!

Pendant que Thomas Black s'extasiait, indiffйrent aux choses de la
terre, ses compagnons se portaient jusqu'а la limite de l'enceinte
fortifiйe. La couche de neige avait la duretй du roc, mais elle
йtait fort glissante, et il y eut quelques chutes sans
consйquences.

Il va sans dire que la cour йtait entiиrement comblйe. Le toit
seul de la maison excйdait la masse blanche qui prйsentait une
horizontalitй parfaite, car le vent avait promenй son rude niveau
а sa surface. De la palissade, il ne restait que le sommet des
pieux, et dans cet йtat, elle n'eut pas arrкtй le moins souple des
rongeurs! Mais qu'y faire? On en pouvait songer а dйblayer dix
pieds de neige durcie sur un si large espace. Tout au plus
essaierait-on de dйgager la partie antйrieure de l'enceinte, de
maniиre а former un fossй dont la contrescarpe protйgerait encore
la palissade. Mais l'hiver ne faisait que commencer, et on devait
craindre qu'une nouvelle tempкte ne comblвt ce fossй en quelques
heures.

Pendant que le lieutenant examinait les ouvrages qui ne pouvaient
plus dйfendre la maison principale, tant qu'un rayon de soleil
n'aurait pas fondu cette croыte neigeuse, Mrs. Joliffe s'йcria:

«Et nos chiens! et nos rennes!»

Et, en effet, il fallait se prйoccuper de l'йtat de ces animaux.
La «dog-house» et l'йtable, moins йlevйes que la maison, devaient
кtre entiиrement ensevelies, et il йtait possible que l'air y eыt
manquй. On se prйcipita donc, qui vers le chenil, qui vers
l'йtable des rennes, mais toute crainte fut immйdiatement
dissipйe. La muraille de glace qui reliait l'angle nord de la
maison а la falaise avait protйgй en partie les deux
constructions, autour desquelles la hauteur de la couche de neige
ne dйpassait pas quatre pieds. Les «jours» mйnagйs dans les parois
n'йtaient donc point obstruйs. On trouva les animaux en bonne
santй, et la porte ayant йtй ouverte, les chiens s'йchappиrent en
jetant de longs aboiements de satisfaction.

Cependant, le froid commenзait а piquer vivement, et aprиs une
promenade d'une heure, chacun songea au poкle bienfaisant qui
ronflait dans la grande salle. Il n'y avait rien а faire au-dehors
en ce moment. Les trappes, enfouies sous dix pieds de neige, ne
pouvaient кtre visitйes. On rentra donc. La fenкtre fut fermйe, et
chacun prit sa place а table, car l'heure du dоner йtait arrivйe.

On pense bien que, dans la conversation, il fut question de ce
froid subit, qui avait si rapidement solidifiй l'йpaisse couche
des neiges. C'йtait une circonstance regrettable, qui
compromettait, jusqu'а un certain point, la sйcuritй du fort.

«Mais, monsieur Hobson, demanda Mrs. Paulina Barnett, ne pouvons-
nous compter sur quelques jours de dйgel qui rйduiront en eau
toute cette glace?

-- Non, madame, rйpondit le lieutenant, un dйgel а cette йpoque de
l'annйe n'est pas probable. Je crois plutфt que l'intensitй du
froid s'accroоtra encore, et il est fвcheux que nous n'ayons pu
enlever cette neige, quand elle йtait molle.

-- Quoi! vous pensez que la tempйrature subira un abaissement plus
considйrable?

-- Sans aucun doute, madame. Quatre degrйs au-dessous de zйro[7]
(20° centigr. au-dessous de glace), qu'est-ce cela pour une
latitude aussi йlevйe?

-- Mais que serait-ce donc si nous йtions au pфle? demanda Mrs.
Paulina Barnett.

-- Le pфle, madame, n'est pas, trиs probablement, le point le plus
froid du globe, puisque la plupart des navigateurs s'accordent
pour y placer la mer libre. Il semble mкme que, par suite de
certaines dispositions gйographiques et hydrographiques, l'endroit
oщ la moyenne de la tempйrature est la plus basse est situй sur le
quatre-vingt-quinziиme mйridien et par soixante-dix-huit degrйs de
latitude, c'est-а-dire sur les cфtes de la Gйorgie septentrionale.
Lа, cette moyenne serait seulement de deux degrйs au-dessous de
zйro (19° centigr. au-dessous de glace) pour l'annйe entiиre.
Aussi ce point est-il connu sous le nom de «pфle du froid».

-- Mais, monsieur Hobson, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, nous
sommes а plus de huit degrйs en latitude de ce point redoutable.

-- Aussi, rйpondit Jasper Hobson, je compte bien que nous ne
serons pas йprouvйs au cap Bathurst comme nous le serions dans la
Gйorgie septentrionale. Mais si je vous parle du pфle du froid,
c'est pour vous dire qu'il ne faut point le confondre avec le pфle
proprement dit, quand il s'agit de l'abaissement de la
tempйrature. Remarquons, d'ailleurs, que de grands froids ont йtй
йprouvйs sur d'autres points du globe. Seulement, ils ne duraient
pas.

-- Et en quels points, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina
Barnett. Je vous assure qu'en ce moment cette question du froid
m'intйresse particuliиrement.

-- Autant qu'il m'en souvient, rйpondit le lieutenant Hobson, les
voyageurs arctiques ont constatй qu'а l'оle Melville, la
tempйrature s'йtait abaissйe jusqu'а soixante et un degrйs au-
dessous de zйro, et jusqu'а soixante-cinq degrйs au port Fйlix.

-- Cette оle Melville et ce port Fйlix ne sont-ils pas plus йlevйs
en latitude que le cap Bathurst?

-- Sans doute, madame, mais dans une certaine limite, la latitude
ne prouve rien. Il suffit du concours de diverses circonstances
atmosphйriques pour amener des froids considйrables. Et si j'ai
bonne mйmoire, en 1845... Sergent Long, а cette йpoque, n'йtiez-
vous pas au Fort-Reliance?

-- Oui, mon lieutenant, rйpondit le sergent Long.

-- Eh bien, cette annйe-lа, est-ce qu'en janvier nous n'avons pas
constatй un froid extraordinaire?

-- En effet, rйpondit le sergent, et je me rappelle fort bien que
le thermomиtre marqua soixante-dix degrйs au-dessous de zйro (50°
7 centigr. au-dessous de zйro).

-- Quoi! s'йcria Mrs. Paulina Barnett, soixante-dix degrйs, au
Fort-Reliance, sur le grand lac de l'Esclave?

-- Oui, madame, rйpondit le lieutenant, et par soixante-cinq
degrйs de latitude seulement, un parallиle qui n'est que celui de
Christiania ou de Saint-Pйtersbourg!

-- Alors, monsieur Hobson, il faut s'attendre а tout!

-- Oui, а tout, en vйritй, quand on hiverne dans les contrйes
arctiques!»

Pendant les journйes du 29 et du 30 novembre, l'intensitй du froid
ne diminua pas, et il fallut chauffer les poкles а grand feu, car
l'humiditй se fыt certainement changйe en glace dans tous les
coins de la maison. Mais le combustible йtait abondant et on ne
l'йpargna pas. La moyenne de cinquante-deux degrйs (10° centigr.
au-dessus de zйro) fut maintenue au-dedans en dйpit des menaces du
dehors.

Malgrй l'abaissement de la tempйrature, Thomas Black, tentй par ce
ciel si pur, voulut faire des observations d'йtoiles. Il espйrait
dйdoubler quelques-uns de ces astres magnifiques qui rayonnaient
au zйnith. Mais il dut renoncer а toute observation. Ses
instruments lui «brыlaient» les mains. Brыler est le seul mot qui
puisse rendre l'impression produite par un corps mйtallique soumis
а un tel froid. Physiquement, d'ailleurs, le phйnomиne est
identique. Que la chaleur soit violemment introduite dans la chair
par un corps brыlant, ou qu'elle en soit violemment retirйe par un
corps glacй, l'impression est la mкme. Et le digne savant
l'йprouva si bien, que la peau de ses doigts resta collйe а sa
lunette. Aussi suspendit-il ses observations.

Mais le ciel le dйdommagea en lui donnant, vers cette йpoque, le
spectacle indescriptible de ses plus beaux mйtйores: un parasйlиne
d'abord, une aurore borйale ensuite.

Le parasйlиne ou halo-lunaire formait sur le ciel un cercle blanc,
bordй d'une teinte rouge pвle autour de la lune. Cet exergue
lumineux, dы а la rйfraction des rayons lunaires а travers les
petits cristaux prismatiques de glace, qui flottaient dans
l'atmosphиre, prйsentait un diamиtre de quarante-cinq degrйs
environ. L'astre des nuits brillait du plus vif йclat au centre de
cette couronne, semblable а ces bandes laiteuses et diaphanes des
arcs-en-ciel lunaires.

Quinze heures aprиs, une magnifique aurore borйale, dйcrivant un
arc de plus de cent degrйs gйographiques, se dйploya au-dessus de
l'horizon du nord. Le sommet de l'arc se trouvait placй
sensiblement dans le mйridien magnйtique, et, par une bizarrerie
quelquefois observйe, le mйtйore йtait parй de toutes les couleurs
du prisme, entre lesquelles le rouge s'accusait plus nettement. En
de certains endroits du ciel, les constellations semblaient кtre
noyйes dans le sang. De cette agglomйration brumeuse disposйe а
l'horizon et qui formait le noyau du mйtйore, s'irradiaient des
effluves ardentes, dont quelques-unes dйpassaient le zйnith et
faisaient pвlir la lumiиre de la lune submergйe dans ces ondes
йlectriques. Ces rayons tremblotaient comme si quelque courant
d'air eыt agitй leurs molйcules. Aucune description ne saurait
rendre la sublime magnificence de cette «gloire», qui rayonnait
dans toute sa splendeur au pфle borйal du monde. Puis, aprиs une
demi-heure d'un incomparable йclat, sans qu'il se fыt resserrй ni
concentrй, sans un amoindrissement mкme partiel de sa lumiиre, le
splendide mйtйore s'йteignit soudain, comme si quelque invisible
main eыt subitement tari les sources йlectriques qui le
vivifiaient.

Il n'йtait que temps pour Thomas Black. Cinq minutes encore, et
l'astronome eыt йtй gelй sur place!




XIX.

Une visite de voisinage.


Le 2 dйcembre, l'intensitй du froid avait diminuй. Ces phйnomиnes
de parasйlиnes йtaient un symptфme auquel un mйtйorologiste
n'aurait pu se mйprendre. Ils constataient la prйsence d'une
certaine quantitй de vapeur d'eau dans l'atmosphиre, et, en effet,
le baromиtre baissa lйgиrement, en mкme temps que la colonne
thermomйtrique se relevait а quinze degrйs au dessus de zйro (- 90
centigr.).

Bien que ce froid eыt encore paru rigoureux en toute rйgion de la
zone tempйrйe, des hiverneurs de profession le supportaient
aisйment. D'ailleurs, l'atmosphиre йtait calme. Le lieutenant
Hobson, ayant observй que les couches supйrieures de neige glacйe
s'йtaient ramollies, ordonna de dйblayer les abords extйrieurs de
l'enceinte. Mac Nap et ses hommes entreprirent cette besogne avec
courage, et en quelques jours elle fut menйe а bonne fin. En mкme
temps, on mit а dйcouvert les trappes enfouies, et elles furent
tendues de nouveau. De nombreuses empreintes prouvaient que le
gibier а fourrure se massait aux environs du cap, et, la terre lui
refusant toute nourriture, il devait aisйment se laisser prendre а
l'amorce des piиges.

D'aprиs les conseils du chasseur Marbre, on construisit aussi un
traquenard а rennes, suivant la mйthode des Esquimaux. C'йtait une
fosse large en tous sens d'une dizaine de pieds et creuse d'une
douzaine. Une planche formant bascule, et pouvant se relever par
son propre poids, la recouvrait de maniиre а la dissimuler
entiиrement. L'animal, attirй par les herbes et branches dйposйes
а l'extrйmitй de la planche, йtait inйvitablement prйcipitй dans
la fosse, dont il ne pouvait plus sortir. On comprend que, par ce
systиme de bascule, le traquenard se retendait automatiquement, et
qu'un renne pris, d'autres pouvaient s'y prendre а leur tour.
Marbre n'йprouva d'autre difficultй, en йtablissant son
traquenard, qu'а percer un sol trиs dur; mais il fut assez surpris
-- et Jasper Hobson ne le fut pas moins -- quand la pioche, aprиs
avoir traversй quatre а cinq pieds de terre et de sable, rencontra
en dessous une couche de neige, dure comme du roc, et qui
paraissait кtre trиs йpaisse.

«Il faut, dit le lieutenant Hobson, aprиs avoir observй cette
disposition gйologique, il faut que cette partie du littoral ait
йtй soumise, il y a bien des annйes, а un froid excessif et
pendant un laps de temps trиs long; puis, les sables, la terre,
auront peu а peu recouvert la masse glacйe, vraisemblablement
йtendue sur un lit de granit.

-- En effet, mon lieutenant, rйpondit le chasseur, mais cela ne
rendra pas notre traquenard plus mauvais. Au contraire mкme, les
rennes, une fois emprisonnйs, trouveront une paroi glissante sur
laquelle ils n'auront aucune prise."

Marbre avait raison, et l'йvйnement justifia ses prйvisions. Le 5
dйcembre, Sabine et lui йtant allйs visiter la fosse, entendirent
de sourds grondements qui s'en йchappaient. Ils s'arrкtиrent.

«Ce n'est point le bramement du renne, dit Marbre, et je nommerais
bien la bкte qui s'est fait prendre а notre traquenard!

-- Un ours? rйpondit Sabine.

-- Oui, fit Marbre, dont les yeux brillиrent de satisfaction.

-- Eh bien, rйpliqua Sabine, nous ne perdrons pas au change. Le
beefsteak d'ours vaut le beefsteak de renne, et on a la fourrure
en plus. Allons!»

Les deux chasseurs йtaient armйs. Ils coulиrent une balle dans
leur fusil dйjа chargй а plomb, et s'avancиrent vers le
traquenard. La bascule s'йtait remise en place, mais l'amorce
avait disparu, ayant йtй probablement entraоnйe au fond de la
fosse. Marbre et Sabine, arrivйs prиs de l'ouverture, regardиrent
jusqu'au fond du trou. Les grognements redoublиrent. C'йtaient, en
effet, ceux d'un ours. Dans un coin de la fosse йtait blottie une
masse gigantesque, un vйritable paquet de fourrure blanche, а
peine visible dans l'ombre, au milieu de laquelle brillaient deux
yeux йtincelants. Les parois de la fosse йtaient profondйment
labourйes а coups de griffes, et certainement, si les murs eussent
йtй faits de terre, l'ours aurait pu se frayer un chemin au-
dehors. Mais sur cette glace glissante, ses pattes n'avaient pas
eu prise, et si sa prison s'йtait йlargie sous ses coups, du moins
n'avait-il pu la quitter.

Dans ces conditions, la capture de l'animal n'offrait aucune
difficultй. Deux balles, ajustйes avec prйcision vers le fond de
la fosse, eurent raison du vigoureux animal, et le plus gros de la
besogne fut de l'en tirer. Les deux chasseurs revinrent au Fort-
Espйrance pour y chercher du renfort. Une dizaine de leurs
compagnons, munis de cordes, les suivirent jusqu'au traquenard, et
ce ne fut pas sans peine que la bкte fut extraite de la fosse.
C'йtait un gigantesque animal, haut de six pieds, pesant au moins
six cents livres, et dont la vigueur devait кtre prodigieuse. Il
appartenait au sous-genre des ours blancs par son crвne aplati,
son corps allongй, ses ongles courts et peu recourbйs, son museau
fin et son pelage entiиrement blanc. Quant aux parties comestibles
de l'individu, elles furent soigneusement rapportйes а Mrs.
Joliffe, et figurиrent avantageusement comme plat de rйsistance au
dоner du jour.

Dans la semaine qui suivit, les trappes fonctionnиrent assez
heureusement. On prit une vingtaine de martres, alors dans toute
la beautй de leur vкtement d'hiver, mais seulement deux ou trois
renards. Ces sagaces animaux devinaient le piиge qui leur йtait
tendu, et le plus souvent, creusant le sol prиs de la trappe, ils
parvenaient а s'emparer de l'appвt et а se dйbarrasser ensuite de
la trappe rabattue sur eux. Rйsultat qui mettait Sabine hors de
lui, le chasseur dйclarant un tel subterfuge «indigne d'un renard
honnкte».

Vers le 10 dйcembre, le vent ayant passй dans le sud-ouest, la
neige se reprit а tomber, mais non par flocons йpais. C'йtait une
neige fine, en somme peu abondante, mais elle se glaзait aussitфt,
car un froid vif se faisait sentir, et comme la brise йtait forte,
on le supportait difficilement. Il fallut donc se caserner de
nouveau et reprendre les travaux de l'intйrieur. Par prйcaution,
Jasper Hobson distribua а tout son monde des pastilles de chaux et
du jus de citron, l'emploi de ces antiscorbutiques йtant rйclamй
par la persistance de ce froid humide. Du reste, aucun symptфme de
scorbut ne s'йtait encore manifestй parmi les habitants du Fort-
Espйrance. Grвce aux prйcautions hygiйniques prises, la santй
gйnйrale n'avait point йtй altйrйe.

La nuit polaire йtait profonde alors. Le solstice d'hiver
approchait, йpoque а laquelle l'astre du jour se trouve а son
maximum d'abaissement au-dessous de l'horizon pour l'hйmisphиre
borйal. Au crйpuscule de minuit, le bord mйridional des longues
plaines blanches se teintait а peine de nuances moins sombres. Une
rйelle impression de tristesse se dйgageait de ce territoire
polaire, que les tйnиbres enveloppaient de toutes parts.

Quelques jours se passиrent dans la maison commune. Jasper Hobson
йtait plus rassurй contre l'attaque des bкtes fauves, depuis que
les abords de l'enceinte avaient йtй dйblayйs, -- fort
heureusement, car on entendait de sinistres grognements sur la
nature desquels on ne pouvait se mйprendre. Quant а la visite de
chasseurs indiens ou canadiens, elle n'йtait pas а craindre а
cette йpoque.

Cependant, un incident se produisit, ce qu'on pourrait appeler un
йpisode dans ce long hivernage, et qui prouvait que, mкme au coeur
de l'hiver, ces solitudes n'йtaient pas entiиrement dйpeuplйes.
Des кtres humains parcouraient encore ce littoral, chassant les
morses et campant sous la neige. Ils appartenaient а la race «des
mangeurs de poissons crus»[8], qui sont rйpandus sur le continent du
North-Amйrique, depuis la mer de Baffin jusqu'au dйtroit de
Behring, et dont le lac de l'Esclave semble former la limite
mйridionale.

Un matin du 14 dйcembre, ou plutфt а neuf heures avant midi, le
sergent Long, revenant d'une excursion sur le littoral, termina
son rapport au lieutenant, en disant que si ses yeux ne l'avaient
point trompй, une tribu de nomades devait кtre campйe а quatre
milles du fort, prиs d'un petit cap qui se projetait en cet
endroit.

«Quels sont ces nomades? demanda Jasper Hobson.

-- Ce sont des hommes ou des morses, rйpondit le sergent Long. Pas
de milieu!»

On aurait bien йtonnй le brave sergent en lui apprenant que
certains naturalistes ont prйcisйment admis «ce milieu» que lui,
Long, ne reconnaissait pas. Et, en effet, quelques savants ont
plus ou moins plaisamment regardй les Esquimaux comme «une espиce
intermйdiaire entre l'homme et le veau-marin».

Aussitфt le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Madge et
quelques autres, d'aller constater la prйsence de ces visiteurs.
Bien vкtus, se tenant en garde contre les gelйes subites, armйs de
fusils et de haches, chaussйs de bottes fourrйes auxquelles la
neige glacйe prкtait un point d'appui solide, ils sortirent par la
poterne et suivirent le littoral, dont les glaзons encombraient la
lisiиre.

La lune, dans son dernier quartier, jetait de vagues lueurs sur
l'icefield, а travers les brumes du ciel. Aprиs une marche d'une
heure, le lieutenant dut croire que son sergent s'йtait trompй, ou
tout au moins qu'il n'avait vu que des morses, lesquels avaient
sans doute regagnй leur йlйment par ces trous qu'ils tiennent
constamment praticables au milieu des champs de glace.

Mais le sergent Long, montrant un tourbillon grisвtre qui sortait
d'une extumescence conique, йlevйe а quelques centaines de pas sur
l'icefield, se contenta de rйpondre tranquillement:

«Voilа donc une fumйe de morses!»

En ce moment, des кtres vivants sortirent de la hutte, se traоnant
sur la neige. C'йtaient des Esquimaux, mais s'ils йtaient hommes
ou femmes, c'est ce qu'un indigиne seul eыt pu dire, tant leur
accoutrement permettait de les confondre.

En vйritй, et sans approuver en quoi que ce soit l'opinion des
naturalistes citйe plus haut, on eыt dit des phoques, de
vйritables amphibies, velus, poilus. Ils йtaient au nombre de six,
quatre grands et deux petits, larges d'йpaules pour leur taille
mйdiocre, le nez йpatй, les yeux abritйs sous d'йnormes paupiиres,
la bouche grande, la lиvre йpaisse, les cheveux noirs, longs,
rudes, la face dйpourvue de barbe. Pour vкtements, une tunique
ronde en peaux de morse, un capuchon, des bottes, des mitaines de
mкme nature. Ces кtres, а demi sauvages, s'йtaient approchйs des
Europйens et les regardaient en silence.

«Personne ne sait l'esquimau?» demanda Jasper Hobson а ses
compagnons.

Personne ne connaissait cet idiome; mais aussitфt, une voix se fit
entendre, qui souhaitait la bienvenue en anglais:

«Welcome! welcome!»

C'йtait un Esquimau, ou plutфt, comme on ne tarda pas а
l'apprendre, une Esquimaude, qui, s'avanзant vers Mrs. Paulina
Barnett, lui fit un salut de la main.

La voyageuse, surprise, rйpondit par quelques mots que l'indigиne
parut comprendre facilement, et une invitation fut faite а la
famille de suivre les Europйens jusqu'au fort. Les Esquimaux
semblиrent se consulter du regard, puis, aprиs quelques instants
d'hйsitation, ils accompagnиrent le lieutenant Hobson, marchant en
groupe serrй.

Arrivйe а l'enceinte, la femme indigиne, voyant cette maison dont
elle ne soupзonnait pas l'existence, s'йcria:

«House! house! snow-house?»

Elle demandait si c'йtait une maison de neige, et pouvait le
croire, car l'habitation se perdait alors dans toute cette masse
blanche qui couvrait le sol. On lui fit comprendre qu'il
s'agissait d'une maison de bois. L'Esquimaude dit alors quelques
mots а ses compagnons, qui firent un signe approbatif. Tous
passиrent alors par la poterne, et, un instant aprиs, ils йtaient
introduits dans la salle principale.

Lа, leurs capuchons furent retirйs, et l'on put reconnaоtre les
sexes. Il y avait deux hommes de quarante а cinquante ans, au
teint jaune-rougeвtre, aux dents aiguлs, aux pommettes saillantes,
ce qui leur donnait une vague ressemblance avec des carnivores;
deux femmes encore jeunes, dont les cheveux nattйs йtaient ornйs
de dents et de griffes d'ours polaires; enfin, deux enfants de
cinq а six ans, pauvres petits кtres а mine йveillйe, qui
regardaient en ouvrant de grands yeux.

«On doit supposer que des Esquimaux ont toujours faim, dit Jasper
Hobson. Je pense donc qu'un morceau de venaison ne dйplaira pas а
nos hфtes.»

Sur l'ordre du lieutenant Hobson, le caporal Joliffe apporta
quelques morceaux de renne, sur lesquels ces pauvres gens se
jetиrent avec une sorte d'aviditй bestiale. Seule, la jeune
Esquimaude qui s'йtait exprimйe en anglais montra une certaine
rйserve, regardant, sans les quitter des yeux, Mrs. Paulina
Barnett et les autres femmes de la factorerie. Puis, apercevant le
petit enfant que Mrs. Mac Nap tenait sur ses bras, elle se leva,
courut а lui et, lui parlant d'une voix douce, se mit а le
caresser le plus gentiment du monde.

Cette jeune indigиne semblait кtre, sinon supйrieure, du moins
plus civilisйe que ses compagnons, et cela parut surtout quand,
ayant йtй prise d'un lйger accиs de toux, elle mit sa main devant
sa bouche, d'aprиs les rиgles les plus йlйmentaires de la
civilitй.

Ce dйtail n'йchappa а personne. Mrs. Paulina Barnett, causant avec
l'Esquimaude et employant les mots anglais les plus usitйs, apprit
en quelques phrases que cette jeune indigиne avait servi pendant
un an chez le gouverneur danois d'Uppernawik, dont la femme йtait
Anglaise. Puis elle avait quittй le Groлnland pour suivre sa
famille sur les territoires de chasse. Les deux hommes йtaient ses
deux frиres; l'autre femme, mariйe а l'un d'eux et mиre des deux
enfants, йtait sa belle-soeur. Ils revenaient tous de l'оle
Melbourne, situйe, dans l'est, sur le littoral de l'Amйrique
anglaise, regagnant а l'ouest la pointe Barrow, l'un des caps de
la Gйorgie occidentale de l'Amйrique russe, oщ vivait leur tribu,
et c'йtait un sujet d'йtonnement pour eux de trouver une
factorerie installйe au cap Bathurst. Les deux Esquimaux
secouиrent mкme la tкte en voyant cet йtablissement.
Dйsapprouvaient-ils la construction d'un fort sur ce point du
littoral? Trouvaient-ils l'endroit mal choisi? Malgrй toute sa
patience, le lieutenant Hobson ne parvint point а les faire
s'expliquer а ce sujet, ou du moins il ne comprit pas leurs
rйponses.

Quant а la jeune Esquimaude, elle se nommait Kalumah, et elle
parut prendre en grande amitiй Mrs. Paulina Barnett. Cependant la
pauvre crйature, toute sociable qu'elle йtait, ne regrettait point
la position qu'elle avait autrefois chez le gouverneur
d'Uppernawik, et elle se montrait trиs attachйe а sa famille.

Aprиs s'кtre restaurйs, aprиs avoir partagй une demi-pinte de
brandevin dont les petits eurent leur part, les Esquimaux prirent
congй de leurs hфtes, mais, avant de partir, la jeune indigиne
invita la voyageuse а visiter leur hutte de neige. Mrs. Paulina
Barnett promit de s'y rendre le lendemain, si le temps le
permettait.

Le lendemain, en effet, accompagnйe de Madge, du lieutenant Hobson
et de quelques soldats armйs -- non contre ces pauvres gens, mais
pour le cas oщ les ours eussent rфdй sur le littoral --, Mrs.
Paulina Barnett se transporta au cap Esquimau, nom qui fut donnй а
la pointe prиs de laquelle se dressait le campement indigиne.

Kalumah accourut au-devant de son amie de la veille et lui montra
la hutte d'un air satisfait. C'йtait un gros cфne de neige, percй
d'une йtroite ouverture а son sommet qui donnait issue а la fumйe
d'un foyer intйrieur, et dans lequel ces Esquimaux avaient creusй
leur demeure passagиre. Ces «snow-houses», qu'ils йtablissent avec
une extrкme rapiditй, se nomment «igloo» dans la langue du pays.
Elles sont merveilleusement appropriйes au climat, et leurs
habitants y supportent, mкme sans feu et sans trop souffrir, des
froids de quarante degrйs au-dessous de zйro. Pendant l'йtй, les
Esquimaux campent sous des tentes de peaux de renne et de phoque,
qui portent le nom de «tupic».

Pйnйtrer dans cette hutte n'йtait point une opйration facile. Elle
n'avait qu'une entrйe au ras du sol, et il fallait se glisser par
une sorte de couloir long de trois а quatre pieds, car les parois
de neige mesuraient au moins cette йpaisseur. Mais une voyageuse
de profession, une laurйate de la Sociйtй royale, ne pouvait
hйsiter, et Mrs. Paulina Barnett n'hйsita pas. Suivie de Madge,
elle s'enfourna bravement dans l'йtroit boyau а la suite de la
jeune indigиne. Quant au lieutenant Hobson et а ses hommes, ils se
dispensиrent de cette visite.

Et Mrs. Paulina Barnett comprit bientфt que le plus difficile
n'йtait pas de pйnйtrer dans cette hutte de neige, mais d'y
rester. L'atmosphиre, йchauffйe par un foyer sur lequel brыlaient
des os de morses, infectйe par l'huile fйtide d'une lampe,
imprйgnйe des йmanations de vкtements gras et de la chair
d'amphibie qui forme la nourriture principale des Esquimaux, cette
atmosphиre йtait йcoeurante. Madge ne put y tenir et sortit
presque aussitфt. Mrs. Paulina Barnett montra un courage surhumain
pour ne point chagriner la jeune indigиne et prolongea sa visite
pendant cinq grandes minutes, -- cinq siиcles! Les deux enfants et
leur mиre йtaient lа. Quant aux deux hommes, la chasse aux morses
les avait entraоnйs а quatre ou cinq milles de leur campement.

Mrs. Paulina Barnett, une fois sortie de la hutte, aspira avec
ivresse l'air froid du dehors, qui ramena les couleurs sur sa
figure un peu pвlie.

«Eh bien, madame? lui demanda le lieutenant, que dites-vous des
maisons esquimaudes?

-- L'aйration y laisse а dйsirer!» rйpondit simplement Mrs.
Paulina Barnett.

Pendant huit jours, cette intйressante famille indigиne demeura
campйe en cet endroit. Sur vingt-quatre heures, les deux Esquimaux
en passaient douze а la chasse aux morses. Ils allaient, avec une
patience que les huttiers pourront seuls comprendre, guetter les
amphibies sur le bord de ces trous par lesquels ils venaient
respirer а la surface de l'icefield. Le morse apparaissait-il, une
corde а noeud coulant lui йtait jetйe autour des pectorales, et,
non sans peine, les deux indigиnes le hissaient sur-le-champ et le
tuaient а coups de hache. Vйritablement, c'йtait plutфt une pкche
qu'une chasse. Puis le grand rйgal consistait а boire le sang
chaud des amphibies dont les Esquimaux s'enivrent avec voluptй.

Chaque jour, Kalumah, malgrй la basse tempйrature, se rendait au
Fort-Espйrance. Elle prenait un extrкme plaisir а parcourir les
diffйrentes chambres de la maison, regardant coudre, suivant tous
les dйtails des manipulations culinaires de Mrs. Joliffe. Elle
demandait le nom anglais de chaque chose et causait pendant des
heures entiиres avec Mrs. Paulina Barnett, si le mot «causer» peut
s'employer quand il s'agit d'un йchange de mots longtemps cherchйs
de part et d'autre. Quand la voyageuse faisait la lecture а haute
voix, Kalumah l'йcoutait avec une extrкme attention, bien qu'elle
ne la comprоt certainement point.

Kalumah chantait aussi, d'une voix assez douce, des chansons d'un
rythme singulier, chansons froides, glaciales, mйlancoliques et
d'une coupe йtrange. Mrs. Paulina Barnett eut la patience de
traduire une de ces «sagas» groлnlandaises, curieux йchantillon de
la poйsie hyperborйenne, auquel un air triste, entrecoupй de
pauses, procйdant par intervalles bizarres, prкtait une
indйfinissable couleur. Voici, d'ailleurs, un spйcimen de cette
poйsie, copiй sur l'album mкme de la voyageuse.

Chanson groлnlandaise.

Le ciel est noir,
Et le soleil se traоne
А peine!
De dйsespoir
Ma pauvre вme incertaine
Est pleine!
La blonde enfant se rit de mes tendres chansons,
Et sur son coeur l'hiver promиne ses glaзons!

Ange rкvй,
Ton amour qui fait vivre
M'enivre,
Et j'ai bravй
Pour te voir, pour te suivre
Le givre!
Hйlas! sous mes baisers et leur douce chaleur,
Je n'ai pu dissiper les neiges de ton coeur!

Ah! que demain
А ton вme convienne
La mienne,
Et que ma main
Amoureusement tienne
La tienne!
Le soleil brillera lа-haut dans notre ciel,
Et de ton coeur l'amour forcera le dйgel!

Le 20 dйcembre, la famille d'Esquimauux vint au Fort-Espйrance
prendre congй de ses habitants. Kalumah s'йtait attachйe а la
voyageuse, qui l'eыt volontiers conservйe prиs d'elle; mais la
jeune indigиne ne voulait pas abandonner les siens. D'ailleurs,
elle promit de revenir pendant l'йtй prochain au Fort-Espйrance.

Ses adieux furent touchants. Elle remit а Mrs. Paulina Barnett une
petite bague de cuivre, et reзut en йchange un collier de jais
dont elle se para aussitфt. Jasper Hobson ne laissa point partir
ces pauvres gens sans une bonne provision de vivres qui fut
chargйe sur leur traоneau, et, aprиs quelques paroles de
reconnaissance prononcйes par Kalumah, l'intйressante famille, se
dirigeant vers l'ouest, disparut au milieu des йpaisses brumes du
littoral.




XX.

Oщ le mercure gиle.


Le temps sec et le calme de l'atmosphиre favorisиrent encore les
chasseurs pendant quelques jours. Toutefois, ils ne s'йloignaient
pas du fort. L'abondance du gibier leur permettait, d'ailleurs,
d'opйrer dans un rayon restreint. Le lieutenant Hobson ne pouvait
donc que se fйliciter d'avoir fondй son йtablissement sur ce point
du continent. Les trappes prirent un grand nombre d'animaux а
fourrures de toutes sortes. Sabine et Marbre tuиrent une certaine
quantitй de liиvres polaires. Une vingtaine de loups affamйs
furent abattus а coups de fusil. Ces carnassiers se montraient
fort agressifs, et, rйunis par bandes autour du fort, ils
remplissaient l'air de leurs rauques aboiements. Du cфtй de
l'icefield, entre les hummocks, passaient frйquemment de grands
ours, dont l'approche йtait surveillйe avec le plus grand soin.

Le 25 dйcembre, il fallut de nouveau abandonner tout projet
d'excursion. Le vent sauta au nord et le froid reprit avec une
extrкme vivacitй. On ne pouvait rester en plein air sans risquer
d'кtre instantanйment «frost bitten». Le thermomиtre Fahrenheit
descendit а dix-huit degrйs au-dessous de zйro (28° centigr. au-
dessous de glace). La brise sifflait comme une volйe de mitraille.
Avant de s'emprisonner, Jasper Hobson eut soin de fournir aux
animaux une nourriture assez abondante pour les substanter
pendant quelques semaines.

Le 25 dйcembre йtait ce jour de Noлl, cette fкte du foyer
domestique si chиre aux Anglais. Elle fut cйlйbrйe avec un zиle
tout religieux. Les hiverneurs remerciиrent la Providence de les
avoir protйgйs jusqu'alors; puis les travailleurs, ayant chфmй
pendant ce jour sacrй du «Christmas», se retrouvиrent tous rйunis
devant un splendide festin, dans lequel figurait deux gigantesques
puddings.

Le soir, un punch flamba sur la grande table, au milieu des
verres. Les lampes furent йteintes, et la salle, illuminйe par la
flamme livide du brandevin, prit un aspect fantastique. Toutes ces
bonnes figures de soldats s'animиrent, а ses reflets tremblotants,
d'une animation que l'absorption du brыlant liquide allait encore
accroоtre.

Puis la flamme se modйra, elle s'йparpilla autour du gвteau
national en petites langues bleuвtres et s'йvanouit.

Phйnomиne inattendu! Bien que les lampes n'eussent pas encore йtй
rallumйes, cependant la salle ne redevint pas obscure. Une vive
lumiиre y pйnйtrait par sa fenкtre, lumiиre rougeвtre que l'йclat
des lampes avait empкchй de voir jusqu'alors.

Tous les convives se levиrent extrкmement surpris et
s'interrogиrent du regard.

«Un incendie!» s'йcriиrent quelques-uns.

Mais, -- а moins que la maison n'eыt elle-mкme brыlй, -- aucun
incendie ne pouvait йclater dans le voisinage du cap Bathurst!

Le lieutenant se prйcipita vers la fenкtre, et il reconnut
aussitфt la cause de cette rйverbйration. C'йtait une йruption
volcanique.

En effet, par-delа les falaises de l'ouest, au-delа de la baie des
Morses, l'horizon йtait en feu. On ne pouvait apercevoir le sommet
des collines ignivomes, situйes а trente milles du cap Bathurst,
mais la gerbe de flammes, s'йpanouissant а une prodigieuse
hauteur, couvrait tout le territoire de ses fauves reflets.

«C'est encore plus beau qu'une aurore borйale!» s'йcria Mrs.
Paulina Barnett.

Thomas Black protesta contre cette affirmation. Un phйnomиne
terrestre plus beau qu'un mйtйore! Mais au lieu de discuter cette
thиse, malgrй le froid intense, malgrй la bise aiguл, chacun
quitta la salle et alla contempler l'admirable spectacle de cette
gerbe йtincelante qui se dйveloppait sur le fond noir du ciel.

Si Jasper Hobson, ses compagnes, ses compagnons n'avaient eu les
oreilles et la bouche emmaillotйes dans d'йpaisses fourrures, ils
auraient pu entendre les bruits sourds de l'йruption, qui se
propageaient а travers l'atmosphиre, ils auraient pu se
communiquer les impressions que ce sublime spectacle faisait
naоtre en eux. Mais, ainsi encapuchonnйs, il ne leur йtait permis
ni de parler, ni d'entendre. Ils durent se contenter de voir. Mais
quelle scиne imposante pour leurs yeux! quel souvenir pour leur
esprit! Entre l'obscuritй profonde du firmament et la blancheur de
l'immense tapis de neige, l'йpanouissement des flammes volcaniques
produisait des effets de lumiиre qu'aucune plume, qu'aucun pinceau
ne saurait rendre! L'intense rйverbйration s'йtendait jusqu'au-
delа du zйnith, йteignant graduellement toutes les йtoiles. Le sol
blanc revкtait des teintes d'or. Les hummocks de l'icefield, et,
en arriиre-plan, les йnormes icebergs rйflйchissaient les lueurs
diverses comme autant de miroirs ardents. Ces faisceaux lumineux
venaient se briser ou se rйfracter а tous ces angles, et les
plans, diversement inclinйs, les renvoyaient avec un йclat plus
vif et une teinte nouvelle. Choc de rayons vйritablement magique!
On eыt dit l'immense dйcor de glaces d'une fйerie, dressй tout
exprиs pour cette fкte de la lumiиre!

Mais le froid excessif obligea bientфt les spectateurs а rentrer
dans leur chaude habitation, et plus d'un nez faillit payer cher
ce plaisir que les yeux venaient de prendre а son dйtriment par
une pareille tempйrature!

Pendant les jours qui suivirent, l'intensitй du froid redoubla. On
put croire que le thermomиtre а mercure ne suffirait pas а en
marquer les degrйs[9], et qu'il faudrait employer un thermomиtre а
alcool. En effet, dans la nuit du 28 au 29 dйcembre, la colonne
s'abaissa а trente-deux degrйs au-dessous de zйro (37° centigr.
au-dessous de glace).

Les poкles furent bourrйs de combustible, mais la tempйrature
intйrieure ne put кtre maintenue au-dessus de vingt degrйs (7°
centigr. au-dessous de zйro). On souffrait du froid jusque dans
les chambres, et, sur un rayon de dix pieds autour du poкle, la
chaleur s'annihilait complиtement. Aussi, la meilleure place
appartenait-elle au petit enfant, dont le berceau йtait bercй par
ceux qui s'approchaient tour а tour du foyer. Dйfense absolue fut
faite d'ouvrir porte ou fenкtre, car la vapeur, concentrйe dans
les salles, se fыt immйdiatement changйe en neige. Dйjа dans le
couloir la respiration des hommes produisait un phйnomиne
identique. On entendait de toutes parts des dйtonations sиches,
qui surprirent les personnes inaccoutumйes aux phйnomиnes de ces
climats. C'йtaient les troncs d'arbres, formant les parois de la
maison, qui craquaient sous l'action du froid. La provision de
liqueurs, brandevin et gin, dйposйe dans le grenier, dut кtre
descendue dans la salle commune, car tout l'esprit se concentrait
au fond des bouteilles sous la forme d'un noyau. La biиre,
fabriquйe avec les bourgeons de sapins, faisait, en gelant,
йclater les barils. Tous les corps solides, comme pйtrifiйs,
rйsistaient а la pйnйtration de la chaleur. Le bois brыlait
difficilement, et Jasper Hobson dut sacrifier une certaine
quantitй d'huile de morse pour en activer la combustion. Trиs
heureusement, les cheminйes tiraient bien et empкchaient toute
йmanation dйsagrйable а l'intйrieur. Mais extйrieurement, le Fort-
Espйrance devait se trahir au loin par l'odeur вcre et fйtide de
ses fumйes et mйritait d'кtre rangй parmi les йtablissements
insalubres.

Un symptфme а remarquer, c'йtait l'extrкme soif dont chacun йtait
dйvorй par ce froid intense. Or, pour se rafraоchir, il fallait
constamment dйgeler les liquides auprиs du feu, car, sous la forme
de glace, ils eussent йtй impropres а dйsaltйrer. Un autre
symptфme contre lequel le lieutenant Hobson engageait ses
compagnons а rйagir, c'йtait une somnolence opiniвtre, que
quelques-uns ne parvenaient pas а vaincre. Mrs. Paulina Barnett,
toujours vaillante, par ses conseils, sa conversation, son va-et-
vient, rйagissait а la fois pour son propre compte et encourageait
tout son monde. Souvent elle lisait quelque livre de voyage ou
chantait quelque vieux refrain d'Angleterre, et tous le rйpйtaient
en choeur avec elle. Ces chants rйveillaient, bon grй mal grй, les
endormis, qui bientфt faisaient chorus а leur tour. Les longues
journйes s'йcoulaient ainsi dans une sйquestration complиte, et
Jasper Hobson, consultant а travers les vitres le thermomиtre
placй extйrieurement, constatait que le froid s'accroissait sans
cesse. Le 31 dйcembre, le mercure йtait entiиrement gelй dans la
cuvette de l'instrument. Il y avait donc plus de quarante-quatre
au-dessous de glace. (42° centigr. au-dessous de zйro).

Le lendemain, 1er janvier 1860, le lieutenant Jasper Hobson
prйsenta ses compliments de nouvelle annйe а Mrs. Paulina Barnett,
et la fйlicita du courage et de la bonne humeur avec lesquels elle
supportait les misиres de l'hivernage. Mкmes compliments а
l'adresse de l'astronome, qui, lui, ne voyait qu'une chose dans ce
changement du millйsime de 1859 pour celui de 1860, c'est qu'il
entrait dans l'annйe de sa fameuse йclipse solaire! Des souhaits
furent йchangйs entre tous les membres de cette petite colonie, si
unis entre eux, et dont la santй, grвce au Ciel, continuait d'кtre
excellente. Si quelques symptфmes de scorbut s'йtaient montrйs,
ils avaient promptement cйdй а l'emploi opportun du lime-juice et
des pastilles de chaux.

Mais il ne fallait pas se rйjouir trop vite! La mauvaise saison
devait durer trois mois encore. Sans doute, le soleil ne tarderait
pas а reparaоtre au-dessus de l'horizon, mais rien ne prouvait que
le froid eыt atteint son maximum d'intensitй, et, gйnйralement,
sous toutes les zones borйales, c'est dans le mois de fйvrier que
s'observent les plus extrкmes abaissements de tempйrature. En tout
cas, la rigueur de l'atmosphиre ne diminua pas pendant les
premiers jours de l'annйe nouvelle, et, le 5 janvier, le
thermomиtre а alcool, placй а l'extйrieur de la fenкtre du
couloir, accusa soixante-six degrйs au-dessous de zйro (52°
centigr. au-dessous de glace). Encore quelques degrйs, et les
minima de tempйrature relevйs au Fort-Reliance, en 1835, seraient
atteints et peut-кtre dйpassйs!

Cette persistance d'un froid aussi violent inquiйtait de plus en
plus Jasper Hobson. Il craignait que les animaux а fourrures ne
fussent obligйs de chercher au sud un climat moins rigoureux, ce
qui eыt contrariй ses projets de chasse au printemps nouveau. En
outre, il entendait, а travers les couches souterraines, certains
roulements sourds qui se rattachaient йvidemment а l'йruption
volcanique. L'horizon occidental йtait toujours embrasй des feux
de la terre, et certainement un formidable travail plutonien
s'accomplissait dans les entrailles du globe. Ce voisinage d'un
volcan en activitй ne pouvait-il кtre dangereux pour la nouvelle
factorerie? C'est а quoi songeait le lieutenant Hobson, quand il
surprenait quelques-uns de ces grondements intйrieurs. Mais ces
apprйhensions, trиs vagues d'ailleurs, il les garda pour lui.

Comme on le pense bien, par un tel froid, personne ne songeait а
quitter la maison. Les chiens et les rennes йtaient abondamment
pourvus, et ces animaux, habituйs d'ailleurs а de longs jeыnes
pendant la saison d'hiver, ne rйclamaient point les services de
leurs maоtres. Il n'existait donc aucun motif pour s'exposer aux
rigueurs de l'atmosphиre. C'йtait assez dйjа de subir au-dedans
une tempйrature que la combustion du bois et de l'huile parvenait
а peine а rendre supportable. Malgrй toutes les prйcautions
prises, l'humiditй se glissait dans les salles inaйrйes, et
dйposait sur les poutres de brillantes couches de glace qui
s'йpaississaient chaque jour. Les condensateurs йtaient engorgйs,
et mкme l'un d'eux йclata sous la pression de l'eau solidifiйe.

Dans ces conditions, le lieutenant Hobson ne songeait point а
mйnager le combustible. Il le prodiguait mкme, afin de relever
cette tempйrature, qui, dиs que les feux du poкle et du fourneau
baissaient tant soit peu, tombait quelquefois а quinze degrйs
Fahrenheit (9° centigr.). Aussi des hommes de quart, se relayant
d'heure en heure, avaient-ils ordre de surveiller et d'entretenir
les feux.

«Le bois nous manquera bientфt, dit un jour le sergent Long au
lieutenant.

-- Nous manquer! s'йcria Jasper Hobson.

-- Je veux dire, reprit le sergent, que l'approvisionnement de la
maison s'йpuise et qu'il faudra, avant peu, nous ravitailler au
hangar. Or, je le sais par expйrience, s'exposer а l'air avec un
froid pareil, c'est risquer sa vie.

-- Oui! rйpondit le lieutenant, c'est une faute que nous avons
commise, d'avoir construit un bыcher non contigu а la maison et
sans communication directe avec elle. Je m'en aperзois un peu
tard. J'aurais dы ne pas oublier que nous allions hiverner au-delа
du soixante-dixiиme parallиle! Mais enfin, ce qui est fait est
fait.

-- Dites-moi, Long, quelle quantitй de bois reste-t-il dans la
maison?

-- De quoi alimenter le poкle et le fourneau pendant deux ou trois
jours au plus, rйpondit le sergent.

-- Espйrons que d'ici lа, reprit Jasper Hobson, la rigueur de la
tempйrature aura quelque peu diminuй et qu'on pourra sans danger
traverser la cour du fort.

-- J'en doute, mon lieutenant, rйpliqua le sergent Long en
secouant la tкte. L'atmosphиre est pure, les йtoiles sont
brillantes, le vent se maintient au nord, et je ne serais pas
йtonnй que ce froid durвt quinze jours encore, jusqu'а la lune
nouvelle.

-- Eh bien, mon brave Long, reprit le lieutenant Hobson, nous ne
nous laisserons certainement pas mourir de froid, et le jour oщ il
faudra s'exposer...

-- On s'exposera, mon lieutenant», rйpondit le sergent Long.
Jasper Hobson serra la main du sergent, dont le dйvouement lui
йtait bien connu.

On pourrait croire que Jasper Hobson et le sergent Long
exagйraient, quand ils regardaient comme pouvant causer la mort la
subite impression d'un tel froid sur l'organisme. Mais, habituйs
aux violences des climats polaires, ils avaient pour eux une
longue expйrience. Ils avaient vu, dans des circonstances
identiques, des hommes robustes tomber йvanouis sur la glace, dиs
qu'ils s'exposaient au-dehors. La respiration leur manquait, et on
les relevait asphyxiйs. Ces faits, si incroyables qu'ils
paraissent, se sont reproduits maintes fois pendant certains
hivernages. Lors de leur voyage sur les rives de la baie d'Hudson,
en 1746, William Moor et Smith ont citй plusieurs accidents de ce
genre, et ils ont perdu quelques-uns de leurs compagnons,
foudroyйs par le froid. Il est incontestable que c'est s'exposer а
une mort subite que d'affronter une tempйrature dont la colonne
mercurielle ne peut mкme plus mesurer l'intensitй!

Telle йtait la situation assez inquiйtante des habitants du Fort-
Espйrance, quand un incident vint encore l'aggraver.




XXI.

Les grands ours polaires.


La seule des quatre fenкtres qui permоt de voir la cour du fort
йtait celle qui s'ouvrait au fond du couloir d'entrйe, dont les
volets extйrieurs n'avaient pas йtй rabattus. Mais pour que le
regard pыt traverser les vitres, alors doublйes d'une йpaisse
couche de glace, il fallait prйalablement les laver а l'eau
bouillante. Ce travail, d'aprиs les ordres du lieutenant, se
faisait plusieurs fois par jour, et, en mкme temps que les
environs du cap Bathurst, on observait soigneusement l'йtat du
ciel et le thermomиtre а alcool placй extйrieurement.

Or, le 6 janvier, vers onze heures du matin, le soldat Kellett,
chargй de l'observation, appela soudain le sergent et lui montra
certaines masses qui se mouvaient confusйment dans l'ombre.

Le sergent Long, s'йtant approchй de la fenкtre, dit simplement:

«Ce sont des ours!»

En effet, une demi-douzaine de ces animaux йtaient parvenus а
franchir l'enceinte palissadйe, et, attirйs par les йmanations de
la fumйe, ils s'avanзaient vers la maison.

Jasper Hobson, dиs qu'il fut averti de la prйsence de ces
redoutables carnassiers, donna l'ordre de barricader а l'intйrieur
la fenкtre du couloir. C'йtait la seule issue qui fыt praticable,
et, cette ouverture une fois bouchйe, il semblait impossible que
les ours parvinssent а pйnйtrer dans la maison. La fenкtre fut
donc close au moyen de fortes barres que le charpentier Mac Nap
assujettit solidement, aprиs avoir mйnagй, toutefois, une йtroite
ouverture, qui permettait d'observer au-dehors les manoeuvres de
ces incommodes visiteurs.

«Et maintenant, dit le maоtre charpentier, ces messieurs
n'entreront pas sans notre permission. Nous avons donc tout le
temps de tenir un conseil de guerre.

-- Eh bien, monsieur Hobson, dit Mrs. Paulina Barnett, rien n'aura
manquй а notre hivernage! Aprиs le froid, les ours.

-- Non pas «aprиs», rйpondit le lieutenant Hobson, mais, ce qui
est plus grave, «pendant» le froid, et un froid qui nous empкche
de nous hasarder au-dehors! Je ne sais donc pas comment nous
pourrons nous dйbarrasser de ces malfaisantes bкtes.

-- Mais elles perdront patience, je suppose, rйpondit la
voyageuse, et elles s'en iront comme elles sont venues!»

Jasper Hobson secoua la tкte, en homme peu convaincu.

«Vous ne connaissez pas ces animaux, madame, rйpondit-il. Ce
rigoureux hiver les a affamйs, et ils ne quitteront point la
place, а moins qu'on ne les y force!

-- Кtes-vous donc inquiet, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina
Barnett.

-- Oui et non, rйpondit le lieutenant. Ces ours, je sais bien
qu'ils n'entreront pas dans la maison; mais nous, je ne sais pas
comment nous en sortirons, si cela devient nйcessaire!»

Cette rйponse faite, Jasper Hobson retourna prиs de la fenкtre.
Pendant ce temps, Mrs. Paulina Barnett, Madge et les autres
femmes, rйunies autour du sergent, йcoutaient ce brave soldat, qui
traitait cette «question des ours» en homme d'expйrience. Maintes
fois, le sergent Long avait eu affaire а ces carnassiers, dont la
rencontre est frйquente, mкme sur les territoires du sud, mais
c'йtait dans des conditions oщ l'on pouvait les attaquer avec
succиs. Ici, les assiйgйs йtaient bloquйs, et le froid les
empкchait de tenter aucune sortie.

Pendant toute la journйe, on surveilla attentivement les allйes et
venues des ours. De temps en temps, l'un de ces animaux venait
poser sa grosse tкte prиs de la vitre, et on entendait un sourd
grognement de colиre. Le lieutenant Hobson et le sergent Long
tinrent conseil, et ils dйcidиrent que si les ours n'abandonnaient
pas la place, on pratiquerait quelques meurtriиres dans les murs
de la maison, afin de les chasser а coups de fusil. Mais il fut
dйcidй aussi qu'on attendrait un jour ou deux avant d'employer ce
moyen d'attaque, car Jasper Hobson ne se souciait pas d'йtablir
une communication quelconque entre la tempйrature extйrieure et la
tempйrature intйrieure de la chambre, si basse dйjа. L'huile de
morse, que l'on introduisait dans les poкles, йtait solidifiйe en
glaзons tellement durs, qu'il fallait briser ces glaзons а coups
de hache.

La journйe s'acheva sans autre incident. Les ours allaient,
venaient, faisant le tour de la maison, mais ne tentant aucune
attaque directe. Les soldats veillиrent toute la nuit, et, vers
quatre heures du matin, on put croire que les assaillants avaient
quittй la cour. En tout cas, ils ne se montraient plus.

Mais vers sept heures, Marbre йtant montй dans le grenier, afin
d'en rapporter quelques provisions, redescendit aussitфt, disant
que les ours marchaient sur le toit de la maison.

Jasper Hobson, le sergent, Mac Nap, deux ou trois autres de leurs
compagnons saisissant des armes, s'йlancиrent sur l'йchelle du
couloir qui communiquait avec le grenier au moyen d'une trappe.
Dans ce grenier, l'intensitй du froid йtait telle, qu'aprиs
quelques minutes, le lieutenant Hobson et ses compagnons ne
pouvaient mкme plus tenir а la main le canon de leurs fusils.
L'air humide, rejetй par leur respiration, retombait en neige
autour d'eux.

Marbre ne s'йtait point trompй. Les ours occupaient le toit de la
maison. On les entendait courir et grogner. Parfois leurs ongles,
traversant la couche de glace, s'incrustaient dans les lattes de
la toiture, et on pouvait craindre qu'ils fussent assez vigoureux
pour les arracher.

Le lieutenant et ses hommes, bientфt gagnйs par l'йtourdissement
que provoquait ce froid insoutenable, redescendirent. Jasper
Hobson fit connaоtre la situation.

«Les ours, dit-il, sont en ce moment sur le toit. C'est une
circonstance fвcheuse. Cependant, nous n'avons rien encore а
redouter pour nous-mкmes, car ces animaux ne pourront pйnйtrer
dans les chambres. Mais il est а craindre qu'ils ne forcent
l'entrйe du grenier et ne dйvorent les fourrures qui y sont
dйposйes. Or, ces fourrures appartiennent а la Compagnie, et notre
devoir est de les conserver intactes. Je vous demande donc, mes
amis, de m'aider а les mettre en lieu sыr.»

Aussitфt, tous les compagnons du lieutenant s'йchelonnиrent dans
la salle, dans la cuisine, dans le couloir, sur l'йchelle. Deux ou
trois, se relayant -- car ils n'auraient pu faire un travail
soutenu --, affrontиrent la tempйrature du grenier, et, en une
heure, les pelleteries йtaient emmagasinйes dans la grande salle.

Pendant cette opйration, les ours continuaient leurs manoeuvres et
cherchaient а soulever les chevrons de la toiture. En quelques
points, on pouvait voir les lattes flйchir sous leur poids. Maоtre
Mac Nap ne laissait pas d'кtre inquiet. En construisant ce toit,
il n'avait pu prйvoir une telle surcharge, et il craignait qu'il
ne vоnt а cйder.

Cette journйe se passa, cependant, sans que les assaillants
eussent fait irruption dans le grenier. Mais un ennemi non moins
redoutable s'introduisait peu а peu dans les chambres! Le feu
baissait dans les poкles. La rйserve de combustible йtait presque
йpuisйe. Avant douze heures, le dernier morceau de bois serait
dйvorй, le poкle йteint.

Ce serait la mort, la mort par le froid, la plus terrible de
toutes les morts. Dйjа ces pauvres gens, serrйs les uns contre les
autres, entourant ce poкle qui se refroidissait, sentaient leur
propre chaleur les abandonner aussi. Mais ils ne se plaignaient
pas. Les femmes elles-mкmes supportaient hйroпquement ces
tortures. Mrs. Mac Nap pressait convulsivement son petit enfant
sur sa poitrine glacйe. Quelques-uns des soldats dormaient ou
plutфt languissaient dans une sombre torpeur, qui ne pouvait кtre
du sommeil.

А trois heures du matin, Jasper Hobson consulta le thermomиtre а
mercure suspendu intйrieurement au mur de la grande salle, а moins
de dix pieds du poкle.

Il marquait quatre degrйs Fahrenheit au-dessous de zйro (20°
centigr. au-dessous de glace)!

Le lieutenant passa sa main sur son front, il regarda ses
compagnons, qui formaient un groupe compact et silencieux, et il
demeura pendant quelques instants immobile. La vapeur а demi
condensйe de sa respiration l'entourait d'un nuage blanchвtre.

En ce moment, une main se posa sur son йpaule. Il tressaillit et
se retourna. Mrs. Paulina Barnett йtait devant lui.

«Il faut faire quelque chose, lieutenant Hobson, lui dit
l'йnergique femme, nous ne pouvons mourir ainsi sans nous
dйfendre!

-- Oui, rйpondit le lieutenant, sentant se rйveiller en lui
l'йnergie morale, il faut faire quelque chose!»

Le lieutenant appela le sergent Long, Mac Nap et Rae le forgeron,
c'est-а-dire les hommes les plus courageux de sa troupe.
Accompagnйs de Mrs. Paulina Barnett, ils se rendirent prиs de la
fenкtre, et lа, par la vitre qu'ils lavиrent а l'eau bouillante,
ils consultиrent le thermomиtre extйrieur.

«Soixante-douze degrйs! (40° centigr. au-dessous de zйro), s'йcria
Jasper Hobson. Mes amis, nous n'avons plus que deux partis а
prendre: ou risquer notre vie pour renouveler la provision de
combustible, ou brыler peu а peu les bancs, les lits, les
cloisons, tout ce qui, dans cette maison, peut alimenter nos
poкles! Mais c'est un expйdient suprкme, car le froid peut durer,
et rien ne fait prйsager un changement de temps.

-- Risquons-nous!» rйpondit le sergent Long. Ce fut aussi
l'opinion de ses deux camarades. Aucune autre parole ne fut
prononcйe, et chacun se mit en mesure d'agir.

Voici ce qui fut convenu, et quelles prйcautions on dut prendre
pour sauvegarder, autant que possible, la vie de ceux qui allaient
se dйvouer au salut commun.

Le hangar, dans lequel le bois йtait renfermй, s'йlevait а
cinquante pas environ sur la gauche et en arriиre de la maison
principale. On dйcida que l'un des hommes essayerait, en courant,
de gagner ce hangar. Il devait emporter une longue corde roulйe
autour de lui et en traоner une autre, dont l'extrйmitй resterait
entre les mains de ses compagnons. Une fois arrivй dans le hangar,
il jetterait sur un des traоneaux remisйs en cet endroit une
charge de combustible; puis, fixant l'une des cordes а l'avant du
traоneau, ce qui permettrait de le haler jusqu'а la maison,
attachant l'autre а l'arriиre, ce qui permettrait de le ramener au
hangar, il йtablirait ainsi un va-et-vient entre le hangar et la
maison, ce qui permettrait de renouveler sans trop de danger la
provision de bois. Une secousse, imprimйe а l'une ou l'autre
corde, indiquerait que le traоneau йtait, ou chargй dans le
hangar, ou dйchargй dans la maison.

Ce plan йtait sagement imaginй, mais deux circonstances pouvaient
le faire йchouer: d'une part, il йtait possible que la porte du
hangar, obstruйe par la glace, fыt trиs difficile а ouvrir; de
l'autre, on pouvait craindre que les ours, abandonnant la toiture,
ne vinssent s'interposer entre la maison et le magasin. C'йtaient
deux chances а courir.

Le sergent Long, Mac Nap et Rae offrirent tous les trois de se
risquer. Mais le sergent fit observer que ses deux camarades
йtaient mariйs, et il insista pour accomplir personnellement cette
tвche. Quant au lieutenant, qui voulait tenter l'aventure:

«Monsieur Jasper, lui dit Mrs. Paulina Barnett, vous кtes notre
chef, vous кtes utile а tous, et vous n'avez pas le droit de vous
exposer. Laissez faire le sergent Long.»

Jasper Hobson comprit les devoirs que lui imposait sa situation,
et, йtant appelй а dйcider entre ses trois compagnons, il se
prononзa pour le sergent. Mrs. Paulina Barnett serra la main du
brave Long.

Les autres habitants du fort, endormis ou assoupis, ignoraient la
tentative qui allait кtre faite.

Deux longues cordes furent prйparйes. L'une, le sergent l'enroula
autour de son corps, par-dessus de chaudes fourrures dont il se
revкtit, et dont il avait pour une valeur de plus de mille livres
sterling sur le dos. L'autre, il l'attacha а sa ceinture, а
laquelle il suspendit un briquet et un revolver chargй. Puis, au
moment de partir, il avala un demi-verre de brandevin, -- ce qu'il
appelait «boire un bon coup de combustible».

Jasper Hobson, Long, Rae et Mac Nap sortirent alors de la salle
commune. Ils passиrent dans la cuisine, dont le fourneau venait de
s'йteindre, et ils arrivиrent dans le couloir. De lа, Rae montant
jusqu'а la trappe du grenier, et l'entr'ouvrant, s'assura que les
ours occupaient toujours le toit de la maison. C'йtait donc le
moment d'agir.

La premiиre porte du couloir fut ouverte. Jasper Hobson et ses
compagnons, malgrй leurs йpaisses fourrures, se sentirent gelйs
jusqu'а la moelle des os. La seconde porte, qui donnait
directement sur la cour, s'ouvrit alors devant eux. Ils reculиrent
un instant, suffoquйs. Instantanйment, la vapeur humide, tenue en
suspension dans le couloir, se condensa, et une neige fine en
couvrit les murs et le plancher.

Le temps, au-dehors, йtait extraordinairement sec. Les йtoiles
resplendissaient avec un йclat extraordinaire. Le sergent Long,
sans tarder un instant, s'йlanзa au milieu de l'obscuritй,
entraоnant dans sa course l'extrйmitй de la corde dont ses
compagnons conservaient l'autre bout. La porte extйrieure fut
alors repoussйe contre le chambranle, et Jasper Hobson, Mac Nap et
Rae rentrиrent dans le couloir, dont ils fermиrent hermйtiquement
la seconde porte. Puis ils attendirent. Si Long n'йtait pas revenu
aprиs quelques minutes, on devait supposer que son entreprise
avait rйussi, et qu'installй dans le hangar, il formait le premier
train de bois. Mais dix minutes au plus devaient suffire а cette
opйration, si toutefois la porte du magasin n'avait pas rйsistй.
Pendant ce temps, Rae surveillait le grenier et les ours. Par
cette nuit noire, on pouvait espйrer que le rapide passage du
sergent leur eыt йchappй.

Dix minutes aprиs le dйpart du sergent, Jasper Hobson, Mac Nap et
Rae rentrиrent dans l'йtroit espace compris entre les deux portes
du couloir, et lа ils attendirent que le signal de haler le
traоneau leur fыt fait.

Cinq minutes s'йcoulиrent. La corde dont ils tenaient le bout ne
remua pas. Que l'on juge de leur anxiйtй! Le sergent йtait parti
depuis un quart d'heure, laps de temps plus que suffisant pour le
chargement du traоneau, et aucun avertissement n'йtait donnй.

Jasper Hobson attendit quelques instants encore; puis, raidissant
l'extrйmitй de la corde, il fit signe а ses compagnons de haler
avec lui. Si le train de bois n'йtait pas prкt, le sergent saurait
bien arrкter le halage.

La corde fut tirйe vigoureusement. Un objet lourd vint en glissant
peu а peu sur le sol. En quelques instants, cet objet arriva а la
porte extйrieure...

C'йtait le corps du sergent, attachй par la ceinture. L'infortunй
Long n'avait pas mкme pu atteindre le hangar. Il йtait tombй en
route, foudroyй par le froid. Son corps, exposй pendant prиs de
vingt minutes а cette tempйrature, ne devait plus кtre qu'un
cadavre.

Mac Nap et Rae, poussant un cri de dйsespoir, transportиrent le
corps dans le couloir; mais, au moment oщ le lieutenant voulut
refermer la porte extйrieure, il sentit qu'elle йtait violemment
repoussйe. En mкme temps, un horrible grognement se fit entendre.

«А moi!» s'йcria Jasper Hobson.

Mac Nap et Raл allaient se prйcipiter а son secours. Une autre
personne les prйcйda. Ce fut Mrs. Paulina Barnett, qui vint
joindre ses efforts а ceux du lieutenant pour refermer la porte.
Mais la monstrueuse bкte, s'y appuyant de tout le poids de son
corps la repoussait peu а peu et allait forcer l'entrйe du
couloir...

Mrs. Paulina Barnett, saisissant alors un des pistolets passйs а
la ceinture de Jasper Hobson, attendit avec sang-froid l'instant
oщ la tкte de l'ours s'introduisait entre le chambranle et la
porte, et elle le dйchargea dans la gueule ouverte de l'animal.

L'ours tomba en arriиre, frappй а mort sans doute, et la porte,
refermйe, put кtre barricadйe solidement.

Aussitфt, le corps du sergent fut apportй dans la grande salle et
йtendu prиs du poкle. Mais les derniers charbons s'йteignaient
alors! Comment le ranimer, ce malheureux?

Comment rappeler en lui cette vie dont tout symptфme semblait
disparu?

«J'irai, moi! j'irai! s'йcria le forgeron Rae, j'irai chercher ce
bois, ou...

-- Oui, Rae! dit une voix prиs de lui, et nous irons ensemble!».
C'йtait sa courageuse femme qui parlait ainsi.

«Non, mes amis, non! s'йcria Jasper Hobson. Vous n'йchapperiez ni
au froid ni aux ours. Brыlons tout ce qui peut кtre brыlй ici, et
ensuite, que Dieu nous sauve!»

Et alors, tous ces malheureux, а demi gelйs, se relevиrent, la
hache а la main, comme des fous. Les bancs, les tables, les
cloisons, tout fut dйmoli, brisй, rйduit en morceaux, et le poкle
de la grande salle, le fourneau de la cuisine ronflиrent bientфt
sous une flamme ardente, que quelques gouttes d'huile de morse
activaient encore.

La tempйrature intйrieure remonta d'une douzaine de degrйs. Les
soins les plus empressйs furent prodiguйs au sergent. On le frotta
de brandevin chaud, et peu а peu la circulation du sang se
rйtablit en lui. Les taches blanchвtres, dont certaines parties de
son corps йtaient couvertes, commencиrent а disparaоtre. Mais
l'infortunй avait cruellement souffert, et plusieurs heures
s'йcoulиrent avant qu'il pыt articuler une parole. On le coucha
dans un lit brыlant, et Mrs. Paulina Barnett et Madge le
veillиrent jusqu'au lendemain.

Cependant Jasper Hobson, Mac Nap et Rae cherchaient un moyen de
sauver la situation, si effroyablement compromise. Il йtait
йvident que, dans deux jours au plus, ce nouveau combustible,
empruntй а la maison mкme, manquerait aussi. Que deviendrait alors
tout ce monde, si ce froid extrкme persйvйrait? La lune йtait
nouvelle depuis quarante-huit heures, et sa rйapparition n'avait
provoquй aucun changement de temps. Le vent du nord couvrait le
pays de son souffle glacй. Le baromиtre restait au «beau sec», et,
de ce sol qui ne formait plus qu'un immense icefield, aucune
vapeur ne se dйgageait. On pouvait donc craindre que le froid ne
fыt pas prиs de cesser! Mais alors, quel parti prendre? Devait-on
renouveler la tentative de retourner au bыcher, tentative que
l'йveil donnй aux ours rendait plus pйrilleuse encore? Йtait-il
possible de combattre ces animaux en plein air? Non. C'eыt йtй un
acte de folie, qui aurait eu pour consйquence la perte de tous.

Toutefois, la tempйrature des chambres йtait redevenue plus
supportable. Ce matin-lа, Mrs. Joliffe servit un dйjeuner composй
de viandes chaudes et de thй. Les grogs brыlants ne furent pas
йpargnйs, et le brave sergent Long put en prendre sa part. Ce feu
bienfaisant des poкles, qui relevait la tempйrature, ranimait en
mкme temps le moral de ces pauvres gens. Ils n'attendaient plus
que les ordres de Jasper Hobson pour attaquer les ours. Mais le
lieutenant, ne trouvant pas la partie йgale, ne voulut pas risquer
son monde. La journйe semblait donc devoir s'йcouler sans
incident, quand, vers trois heures aprиs midi, un grand bruit se
fit entendre dans les combles de la maison.

«Les voilа!» s'йcriиrent deux ou trois soldats, s'armant а la hвte
de haches et de pistolets.

Il йtait йvident que les ours, aprиs avoir arrachй un des chevrons
de la toiture, avaient forcй l'entrйe du grenier.

«Que personne ne quitte sa place! dit le lieutenant d'une voix
calme. -- Rae, la trappe!»

Le forgeron s'йlanзa vers le couloir, gravit l'йchelle et
assujettit la trappe solidement.

On entendait un bruit йpouvantable au-dessus du plafond, qui
semblait flйchir sous le poids des ours. C'йtaient des
grognements, des coups de pattes, des coups de griffes
formidables!

Cette invasion changeait-elle la situation? Le mal йtait-il
aggravй ou non? Jasper Hobson et quelques-uns de ses compagnons se
consultиrent а ce sujet. La plupart pensaient que leur situation
s'йtait amйliorйe. Si les ours se trouvaient tous rйunis dans ce
grenier -- ce qui paraissait probable --, peut-кtre йtait-il
possible de les attaquer dans cet йtroit espace, sans avoir а
craindre que le froid n'asphyxiвt les combattants ou ne leur
arrachвt les armes de la main. Certes, une attaque corps а corps
avec ces carnassiers йtait extrкmement pйrilleuse; mais enfin, il
n'y avait plus impossibilitй physique а la tenter.

Restait donc а dйcider si l'on irait ou non combattre les
assaillants dans le poste qu'ils occupaient, opйration difficile
et d'autant plus dangereuse, que, par l'йtroite trappe, les
soldats ne pouvaient pйnйtrer qu'un а un dans le grenier.

On comprend donc que Jasper Hobson hйsitвt а commencer l'attaque.
Toute rйflexion faite, et de l'avis du sergent et autres dont la
bravoure йtait indiscutable, il rйsolut d'attendre. Peut-кtre un
incident se produirait-il qui accroоtrait les chances? Il йtait
presque impossible que les ours pussent dйplacer les poutres du
plafond, bien autrement solides que les chevrons de la toiture.
Donc, impossibilitй pour eux de descendre dans les chambres du
rez-de-chaussйe.

On attendit. La journйe s'acheva. Pendant la nuit, personne ne put
dormir, tant ces enragйs firent de tapage!

Le lendemain, vers neuf heures, un nouvel incident vint compliquer
la situation et obliger le lieutenant Hobson а agir.

On sait que les tuyaux des cheminйes du poкle et du fourneau de la
cuisine traversaient le grenier dans toute sa hauteur. Ces tuyaux,
construits en briques de chaux et imparfaitement cimentйs,
pouvaient difficilement rйsister а une pression latйrale. Or, il
arriva que les ours, soit en s'attaquant directement а cette
maзonnerie, soit en s'y appuyant pour profiter de la chaleur des
foyers, la dйmolirent peu а peu. On entendit des morceaux de
briques tomber а l'intйrieur, et bientфt les poкles et le fourneau
ne tirиrent plus.

C'йtait un irrйparable malheur, qui, certainement, eыt dйsespйrй
des gens moins йnergiques. Il se compliqua encore. En effet, en
mкme temps que les feux baissaient, une fumйe noire, вcre,
nausйabonde, produit de la combustion du bois et de l'huile, se
rйpandit dans toute la maison. Les tuyaux йtaient crevйs au-
dessous du plafond. En quelques minutes, cette fumйe fut si
йpaisse, que la lumiиre des lampes disparut. Jasper Hobson se
trouvait donc dans la nйcessitй de quitter la maison sous peine
d'кtre asphyxiй dans cette atmosphиre irrespirable! Et quitter la
maison, c'йtait pйrir de froid.

Quelques cris de femmes se firent entendre.

«Mes amis, s'йcria le lieutenant, en s'emparant d'une hache, aux
ours! aux ours!»

C'йtait le seul parti а prendre! Il fallait exterminer ces
redoutables animaux. Tous, sans exception, se prйcipitиrent vers
le couloir; ils s'йlancиrent sur l'йchelle, Jasper Hobson en tкte.
La trappe fut soulevйe. Des coups de feu йclatиrent au milieu des
noirs tourbillons de fumйe. Il y eut des cris mкlйs а des
hurlements, du sang rйpandu. On se battait au milieu de la plus
profonde obscuritй...

Mais, en ce moment, quelques grondements terribles se firent
entendre. De violentes secousses agitиrent le sol. La maison
s'inclina comme si elle eыt йtй arrachйe de ses pilotis. Les
poutres des murs se disjoignirent, et, par ces ouvertures, Jasper
Hobson et ses compagnons stupйfaits purent voir les ours,
йpouvantйs comme eux, s'enfuir en hurlant au milieu des tйnиbres!




XXII.

Pendant cinq mois.


Un violent tremblement de terre venait d'йbranler cette portion du
continent amйricain. De telles secousses devaient certainement
кtre frйquentes dans ce sol volcanique! La connexitй qui existe
entre ce phйnomиne et les phйnomиnes йruptifs йtait une fois de
plus dйmontrйe.

Jasper Hobson comprit ce qui s'йtait passй. Il attendit avec une
inquiйtude poignante. Une fracture du sol pouvait engloutir ses
compagnons et lui. Mais une seule secousse se produisit, qui fut
plutфt un contrecoup qu'un coup direct. Elle fit incliner la
maison du cфtй du lac et en disjoignit les parois. Puis, le sol
reprit sa stabilitй et son immobilitй.

Il fallait songer au plus pressй. La maison, quoique dйjetйe,
йtait encore habitable. On boucha rapidement les ouvertures
produites par la disjonction des poutres. Les tuyaux des cheminйes
furent aussitфt rйparйs tant bien que mal.

Les blessures que quelques-uns des soldats avaient reзues pendant
leur lutte avec les ours йtaient heureusement lйgиres et
n'exigиrent qu'un simple pansement.

Ces pauvres gens passиrent, dans ces conditions, deux jours
pйnibles, brыlant le bois des lits, la planche des cloisons.
Pendant ce laps de temps, Mac Nap et ses hommes firent
intйrieurement les rйparations les plus urgentes. Les pilotis,
solidement encastrйs dans le sol, n'avaient point cйdй, et
l'ensemble tenait bon. Mais il йtait йvident que le tremblement de
terre avait provoquй une dйnivellation йtrange de la surface du
littoral, et que des changements s'йtaient produits sur cette
portion de ce territoire. Jasper Hobson avait hвte de connaоtre
ces rйsultats, qui, jusqu'а un certain point, pouvaient
compromettre la sйcuritй de la factorerie. Mais l'impitoyable
froid dйfendait а quiconque de se hasarder au-dehors.

Cependant, certains symptфmes furent remarquйs, qui indiquaient un
changement de temps assez prochain. А travers la vitre, on pouvait
observer une diminution d'йclat des constellations. Le 11 janvier,
le baromиtre baissa de quelques lignes. Des vapeurs se formaient
dans l'air, et leur condensation devait relever la tempйrature.

En effet, le 12 janvier, le vent sauta au sud-ouest, accompagnй
d'une neige intermittente. Le thermomиtre extйrieur remonta
presque subitement а quinze degrйs au-dessus de zйro (9° centigr.
au-dessous de glace). Pour ces hiverneurs, si cruellement
йprouvйs, c'йtait une tempйrature de printemps.

Ce jour-lа, а onze heures du matin, tout le monde fut dehors. On
eыt dit une bande de captifs rendus inopinйment а la libertй. Mais
dйfense absolue fut faite de quitter l'enceinte du fort, dans la
crainte des mauvaises rencontres.

А cette йpoque de l'annйe, le soleil n'avait pas encore reparu,
mais il s'approchait assez de l'horizon pour donner un long
crйpuscule. Les objets se montraient distinctement dans un rayon
de deux milles. Le premier regard de Jasper Hobson fut donc pour
ce territoire que le tremblement de terre avait sans doute
modifiй.

En effet, divers changements s'йtaient produits. Le promontoire
qui terminait le cap Bathurst йtait en partie dйcouronnй, et de
larges morceaux de la falaise avaient йtй prйcipitйs du cфtй du
rivage. Il semblait aussi que toute la masse du cap s'йtait
inclinйe vers le lac, dйplaзant ainsi le plateau sur lequel
reposait l'habitation. D'une faзon gйnйrale, tout le sol s'йtait
abaissй vers l'ouest et relevй vers l'est. Ce dйnivellement devait
entraоner cette consйquence grave, que les eaux du lac et de la
Paulina-river, dиs que le dйgel les aurait rendues libres, se
dйplaceraient horizontalement suivant le nouveau plan, et il йtait
probable qu'une portion du territoire de l'ouest serait inondйe.
Le ruisseau sans doute se creuserait un autre lit, ce qui
compromettrait le port naturel formй а son embouchure. Les
collines de la rive orientale semblaient s'кtre considйrablement
abaissйes. Mais quant aux falaises de l'ouest, on ne pouvait en
juger, vu leur йloignement. En somme, l'importante modification
provoquйe par le tremblement de terre consistait en ceci: c'est
que, sur un espace de quatre а cinq milles au moins,
l'horizontalitй du sol йtait dйtruite, et que sa pente s'accusait
en descendant de l'est а l'ouest.

«Eh bien, monsieur Hobson, dit en riant la voyageuse, vous aviez
eu l'amabilitй de donner mes noms au port et а la riviиre, et
voilа qu'il n'y a plus ni Paulina-river, ni port Barnett! Il faut
avouer que je n'ai pas de chance.

-- En effet, madame, rйpondit le lieutenant, mais si la riviиre
est partie, le lac est restй, lui, et, si vous le permettez, nous
l'appellerons dйsormais le lac Barnett. J'aime а croire qu'il vous
sera fidиle!»

Mr. et Mrs. Joliffe, aussitфt sortis de la maison, s'йtaient
rendus, l'un au chenil, l'autre а l'йtable des rennes. Les chiens
n'avaient point trop souffert de leur longue sйquestration, et ils
s'йlancиrent en gambadant dans la cour intйrieure. Un renne йtait
mort depuis peu de jours. Quant aux autres, quoique un peu
amaigris, ils semblaient кtre dans un bon йtat de conservation.

«Eh bien, madame, dit le lieutenant а Mrs. Paulina Barnett, qui
accompagnait Jasper Hobson, nous voilа tirйs d'affaire, et mieux
que nous ne pouvions l'espйrer!

-- Je n'ai jamais dйsespйrй, monsieur Hobson, rйpondit la
voyageuse. Des hommes tels que vos compagnons et vous ne se
laisseraient pas vaincre par les misиres d'un hivernage!

-- Madame, depuis que je vis dans les contrйes polaires, reprit le
lieutenant Hobson, je n'ai jamais йprouvй un pareil froid, et pour
tout dire, s'il eыt persйvйrй quelques jours encore, je crois que
nous йtions vйritablement perdus.

-- Alors ce tremblement de terre est venu а propos pour chasser
ces maudits ours, dit la voyageuse, et peut-кtre a-t-il contribuй
а modifier cette excessive tempйrature?

-- Cela est possible, madame, trиs possible en vйritй, rйpondit le
lieutenant. Tous ces phйnomиnes naturels se tiennent et
s'influencent l'un l'autre. Mais, je vous l'avoue, la composition
volcanique de ce sol m'inquiиte. Je regrette, pour notre
йtablissement, le voisinage de ce volcan en activitй. Si ses laves
ne peuvent l'atteindre, il provoque du moins des secousses qui le
compromettent! Voyez а quoi ressemble maintenant notre maison!

-- Vous la ferez rйparer, monsieur Hobson, dиs que la belle saison
sera venue, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, et vous profiterez de
l'expйrience pour l'йtayer plus solidement.

-- Sans doute, madame, mais telle qu'elle est а prйsent et pendant
quelques mois encore, je crains qu'elle ne vous paraisse plus
assez confortable!

-- А moi, monsieur Hobson, rйpondit en riant Mrs. Paulina Barnett,
а moi, une voyageuse! Je me figurerai que j'habite la cabine d'un
bвtiment qui donne la bande, et, du moment que votre maison ne
tangue ni ne roule, je n'ai rien а craindre du mal de mer!

-- Bien, madame, bien, rйpondit Jasper Hobson, je n'en suis plus а
apprйcier votre caractиre! Il est connu de tous! Par votre йnergie
morale, par votre humeur charmante, vous avez contribuй а nous
soutenir pendant ces dures йpreuves, mes compagnons et moi, et je
vous en remercie en leur nom et au mien!

-- Je vous assure, monsieur Hobson, que vous exagйrez...

-- Non, non, et ce que je vous dis lа, tous sont prкts а vous le
redire... Mais permettez-moi de vous faire une question. Vous
savez qu'au mois de juin prochain, le capitaine Craventy doit nous
expйdier un convoi de ravitaillement, qui, а son retour, emportera
nos provisions de fourrures au Fort-Reliance. Il est probable que
notre ami Thomas Black, aprиs avoir observй son йclipse,
retournera en juillet avec ce dйtachement. Me permettez-vous de
vous demander, madame, si votre intention est de l'accompagner?

-- Est-ce que vous me renvoyez, monsieur Hobson? demanda en
souriant la voyageuse.

-- Oh! madame!...

-- Eh bien, «mon lieutenant», rйpondit Mrs. Paulina Barnett en
tendant la main а Jasper Hobson, je vous demanderai la permission
de passer encore un hiver au Fort-Espйrance. L'annйe prochaine, il
est probable que quelque navire de la Compagnie viendra mouiller
au cap Bathurst, et j'en profiterai, car je ne serai pas fвchйe,
aprиs кtre venue par la voie de terre, de m'en aller par le
dйtroit de Behring.»

Le lieutenant fut enchantй de cette dйtermination de sa compagne.
Il l'avait jugйe et apprйciйe. Une grande sympathie l'unissait а
cette vaillante femme, qui le tenait, elle, pour un homme bon et
brave. Vйritablement, l'un et l'autre n'eussent pas vu venir sans
regrets l'heure de la sйparation. Qui sait, d'ailleurs, si le Ciel
ne leur rйservait pas encore de terribles йpreuves, pendant
lesquelles leur double influence devrait s'unir pour le salut
commun?

Le 20 janvier, le soleil reparut pour la premiиre fois et termina
la nuit polaire. Il ne demeura que quelques instants au-dessus de
l'horizon, et fut saluй par les joyeux hurrahs des hiverneurs. А
compter de cette date, la durйe du jour alla toujours croissant.

Pendant le mois de fйvrier et jusqu'au 15 mars, il y eut encore
des successions trиs brusques de beau et de mauvais temps. Les
beaux temps furent trиs froids; les mauvais, trиs neigeux. Pendant
ceux-lа, le froid empкchait les chasseurs de sortir, et pendant
ceux-ci, c'йtaient les tempкtes de neige qui les obligeaient а
rester а la maison. Il n'y eut donc que par les temps moyens que
certains travaux purent кtre exйcutйs au-dehors, mais aucune
longue excursion ne fut tentйe. D'ailleurs, а quoi bon s'йloigner
du fort, puisque les trappes fonctionnaient avec succиs. Pendant
cette fin d'hiver, des martres, des renards, des hermines, des
wolvйrиnes et autres prйcieux animaux se firent prendre en grand
nombre, et les trappeurs ne chфmиrent pas, tout en restant aux
environs du cap Bathurst. Une seule excursion, faite en mars а la
baie des Morses, fit reconnaоtre que le tremblement de terre avait
beaucoup modifiй la forme des falaises qui s'йtaient
singuliиrement abaissйes. Au-delа, les montagnes ignivomes,
couronnйes d'une lйgиre vapeur, semblaient momentanйment apaisйes.

Vers le 20 mars, les chasseurs signalиrent les premiers cygnes,
qui йmigraient des territoires mйridionaux et s'envolaient vers le
nord en poussant d'aigres sifflements. Quelques «bruants de neige»
et des «faucons hiverneurs» firent aussi leur apparition. Mais une
immense couche blanche couvrait encore le sol, et le soleil ne
pouvait fondre la surface solide de la mer et du lac.

La dйbвcle n'arriva que dans les premiers jours d'avril. La
rupture des glaces s'opйrait avec un fracas extraordinaire,
comparable parfois а des dйcharges d'artillerie. De brusques
changements, se produisirent dans la banquise. Plus d'un iceberg,
ruinй par les chocs, rongй а sa base, culbuta avec un bruit
terrible par suite du dйplacement de son centre de gravitй. De lа
des йboulements qui activaient le bris de l'icefield.

А cette йpoque, la moyenne de la tempйrature йtait de trente-deux
degrйs au-dessus de zйro (0° centigr.). Aussi les premiиres glaces
du rivage ne tardиrent pas а se dissoudre, et la banquise,
entraоnйe par les courants polaires, recula peu а peu dans les
brumes de l'horizon. Au 15 avril, la mer йtait libre, et
certainement un navire venu de l'ocйan Pacifique, par le dйtroit
de Behring, aprиs avoir longй la cфte amйricaine, aurait pu
atterrir au cap Bathurst.

En mкme temps que l'ocйan Arctique, le lac Barnett se dйlivra de
sa cuirasse glacйe, а la grande satisfaction des milliers de
canards et autres volatiles aquatiques, qui pullulaient sur ses
bords. Mais, ainsi que l'avait prйvu le lieutenant Hobson, le
pйrimиtre du lac avait йtй modifiй par la nouvelle pente du sol.
La portion du rivage qui s'йtendait devant l'enceinte du fort, et
que bornaient а l'est les collines boisйes, s'йlargit
considйrablement. Jasper Hobson estima а cent cinquante pas le
recul des eaux du lac sur sa rive orientale. А l'opposй, ces eaux
durent se dйplacer d'autant vers l'ouest, et inonder le pays, si
quelque barriиre naturelle ne les contenait pas.

En somme, il йtait fort heureux que la dйnivellation du sol se fыt
faite de l'est а l'ouest, car si elle se fыt produite en sens
contraire, la factorerie eыt йtй inйvitablement submergйe.

Quant а la petite riviиre, elle se tarit aussitфt que le dйgel eut
rйtabli son courant. On peut dire que ses eaux remontиrent vers
leur source, la pente s'йtant йtablie en cet endroit du nord au
sud.

«Voilа, dit Jasper Hobson au sergent, une riviиre а rayer de la
carte des continents polaires! Si nous n'avions eu que ce ruisseau
pour nous fournir d'eau potable, nous aurions йtй fort
embarrassйs! Trиs heureusement, il nous reste le lac Barnett, et
j'aime а penser que nos buveurs ne l'йpuiseront pas.

-- En effet, rйpondit le sergent Long, le lac... Mais ses eaux
sont-elles restйes douces?»

Jasper Hobson regarda fixement son sergent, et ses sourcils se
contractиrent. Cette idйe ne lui йtait pas encore venue, qu'une
fracture du sol avait pu йtablir une communication entre la mer et
le lagon! Malheur irrйparable, qui eыt forcйment entraоnй la ruine
et l'abandon de la nouvelle factorerie.

Le lieutenant et le sergent Long coururent en toute hвte vers le
lac!... Les eaux йtaient douces!

Dans les premiers jours de mai, le sol, nettoyй de neige en de
certains endroits, commenзa а reverdir sous l'influence des rayons
solaires. Quelques mousses, quelques graminйes montrиrent
timidement leurs petites pointes hors de terre. Les graines
d'oseille et de chochlйarias semйes par Mrs. Joliffe levиrent
aussi. La couche de neige les avait protйgйes contre ce rude
hiver. Mais il fallut les dйfendre du bec des oiseaux et de la
dent des rongeurs. Cette importante besogne fut dйvolue au digne
caporal, qui s'en acquitta avec la conscience et le sйrieux d'un
mannequin accrochй dans un potager!

Les longs jours йtaient revenus. Les chasses furent reprises.

Le lieutenant Hobson voulait complйter l'approvisionnement de
fourrures dont les agents du Fort-Reliance devaient prendre
livraison dans quelques semaines. Marbre, Sabine et autres
chasseurs se mirent en campagne. Leurs excursions ne furent ni
longues ni fatigantes. Jamais ils ne s'йcartиrent de plus de deux
milles du cap Bathurst. Jamais ils n'avaient rencontrй de
territoire aussi giboyeux. Ils en йtaient а la fois trиs surpris
et trиs satisfaits. Les martres, les rennes, les liиvres, les
caribous, les renards, les hermines venaient au-devant des coups
de fusil.

Une seule observation а faire, au grand regret des hiverneurs qui
leur tenaient rancune, c'est qu'on ne voyait plus d'ours, pas mкme
leurs traces. On eыt dit qu'en fuyant, les assaillants avaient
entraоnй tous leurs congйnиres avec eux. Peut-кtre ce tremblement
de terre avait-il plus particuliиrement effrayй ces animaux, dont
l'organisation est trиs fine, et mкme «trиs nerveuse», si,
toutefois, ce qualificatif peut s'appliquer а un simple
quadrupиde!

Le mois de mai fut assez pluvieux. La neige et la pluie
alternaient. La moyenne de la tempйrature ne donna que quarante et
un degrйs au-dessus de zйro (5° centigr. au-dessus de glace). Les
brouillards furent frйquents, et tellement йpais parfois, qu'il
eыt йtй imprudent de s'йcarter du fort. Petersen et Kellet, йgarйs
pendant quarante-huit heures, causиrent les plus vives inquiйtudes
а leurs compagnons. Une erreur de direction, qu'ils ne pouvaient
rectifier, les avait entraоnйs dans le sud, quand ils se croyaient
aux environs de la baie des Morses. Ils ne revinrent donc
qu'extйnuйs et а demi morts de faim.

Juin arriva, et avec lui le beau temps et parfois une chaleur
vйritable. Les hiverneurs avaient quittй leurs vкtements d'hiver.
On travaillait activement а rйparer la maison, qu'il s'agissait de
reprendre en sous-oeuvre. En mкme temps, Jasper Hobson faisait
construire un vaste magasin а l'angle sud de la cour. Le
territoire se montrait assez giboyeux pour justifier l'opportunitй
de cette construction. L'approvisionnement de fourrures йtait
considйrable, et il devenait nйcessaire d'йtablir un local
spйcialement destinй а l'emmagasinage des pelleteries.

Cependant, Jasper Hobson attendait de jour en jour le dйtachement
que devait lui envoyer le capitaine Craventy. Bien des objets
manquaient encore а la nouvelle factorerie. Les munitions йtaient
а renouveler. Si ce dйtachement avait quittй le Fort-Reliance dиs
les premiers jours de mai, il devait atteindre vers la mi-juin le
cap Bathurst. On se souvient que c'йtait le point de ralliement
convenu entre le capitaine et son lieutenant. Or, comme Jasper
Hobson avait prйcisйment йtabli le nouveau fort au cap mкme, les
agents envoyйs а sa rencontre ne pouvaient manquer de l'y trouver.

Donc, а partir du 15 juin, le lieutenant fit surveiller les
environs du cap. Le pavillon britannique avait йtй arborй au
sommet de la falaise et devait s'apercevoir de loin. Il йtait
prйsumable, d'ailleurs, que le convoi de ravitaillement suivrait а
peu prиs l'itinйraire du lieutenant, et longerait le littoral
depuis le golfe du Couronnement jusqu'au cap Bathurst. C'йtait la
voie la plus sыre, sinon la plus courte, а une йpoque de l'annйe
oщ la mer, libre de glaces, dйlimitait nettement le rivage et
permettait d'en suivre le contour.

Cependant, le mois de juin s'acheva sans que le convoi eыt apparu.
Jasper Hobson ressentit quelques inquiйtudes, surtout quand les
brouillards vinrent envelopper de nouveau le territoire. Il
craignait pour les agents aventurйs sur ce dйsert, et auxquels ces
brumes persistantes pouvaient opposer de sйrieux obstacles.

Jasper Hobson s'entretint souvent avec Mrs. Paulina Barnett, le
sergent, Mac Nap, Rae, de cet йtat de choses. L'astronome Thomas
Black ne cachait point ses apprйhensions, car, l'йclipse une fois
observйe, il comptait bien s'en retourner avec le dйtachement. Or,
si le dйtachement ne venait pas, il se voyait rйservй а un second
hivernage, perspective qui lui souriait peu. Ce brave savant, sa
tвche accomplie, ne demandait qu'а s'en aller. Il faisait donc
part de ses craintes au lieutenant Hobson, qui ne savait, en
vйritй, que lui rйpondre.

Au 4 juillet, rien encore. Quelques hommes, envoyйs en
reconnaissance а trois milles sur la cфte, dans le sud-est,
n'avaient dйcouvert aucune trace.

Il fallut admettre alors, ou que les agents du Fort-Reliance
n'йtaient point partis, ou qu'ils s'йtaient йgarйs en route.
Malheureusement, cette derniиre hypothиse devenait la plus
probable. Jasper Hobson connaissait le capitaine Craventy, et il
ne mettait point en doute que le convoi n'eыt quittй le Fort-
Reliance а l'йpoque convenue.

On conзoit donc combien ses inquiйtudes devinrent vives! La belle
saison s'йcoulait. Encore deux mois, et l'hiver arctique, c'est-а-
dire les вpres brises, les tourbillons de neige, les nuits
longues, s'abattrait sur cette portion du continent.

Le lieutenant Hobson n'йtait point homme а rester dans une telle
incertitude! Il fallait prendre un parti, et voici celui auquel il
s'arrкta aprиs avoir consultй ses compagnons. Il va sans dire que
l'astronome l'appuyait de toutes ses forces.

On йtait au 5 juillet. Dans quatorze jours -- le 18 juillet --,
l'йclipse solaire devait se produire. Dиs le lendemain, Thomas
Black pouvait quitter le Fort-Espйrance. Il fut donc dйcidй que
si, d'ici lа, les agents attendus n'йtaient point arrivйs, un
convoi, composй de quelques hommes et de quatre ou cinq traоneaux,
quitterait la factorerie pour se rendre au lac de l'Esclave. Ce
convoi emporterait une partie des fourrures les plus prйcieuses,
et, en six semaines au plus, c'est-а-dire vers la fin du mois
d'aoыt, pendant que la saison le permettait encore, il pouvait
atteindre le Fort-Reliance.

Ce point dйcidй, Thomas Black redevint l'homme absorbй qu'il
йtait, n'attendant plus que le moment oщ la lune, exactement
interposйe entre l'astre radieux et «lui», йclipserait totalement
le disque du soleil!




XXIII.

L'йclipse du 18 juillet 1860.


Cependant les brumes ne se dissipaient pas. Le soleil
n'apparaissait qu'а travers un opaque rideau de vapeurs, ce qui ne
laissait pas de tourmenter l'astronome au sujet de son йclipse.
Souvent mкme, le brouillard йtait si intense, que, de la cour du
fort, on ne pouvait pas apercevoir le sommet du cap.

Le lieutenant Hobson se sentait de plus en plus inquiet. Il ne
doutait pas que le convoi envoyй du Fort-Reliance ne se fыt йgarй
dans ce dйsert. Et puis, de vagues apprйhensions, de tristes
pressentiments agitaient son esprit. Cet homme йnergique
n'envisageait pas l'avenir sans une certaine anxiйtй. Pourquoi? Il
n'aurait pu le dire. Tout, cependant, semblait lui rйussir. Malgrй
les rigueurs de l'hivernage, sa petite colonie jouissait d'une
santй excellente. Aucun dйsaccord n'existait entre ses compagnons,
et ces braves gens s'acquittaient de leur tвche avec zиle. Le
territoire йtait giboyeux. La rйcolte de fourrures avait йtй
belle, et la Compagnie ne pouvait qu'кtre enchantйe des rйsultats
obtenus par son agent. En admettant mкme que le Fort-Espйrance ne
fыt pas ravitaillй, le pays offrait assez de ressources pour que
l'on pыt envisager sans trop de crainte la perspective d'un second
hivernage. Pourquoi donc la confiance manquait-elle au lieutenant
Hobson?

Plus d'une fois, Mrs. Paulina Barnett et lui s'entretinrent а ce
sujet. La voyageuse cherchait а le rassurer en faisant valoir les
raisons dйduites ci-dessus. Ce jour-lа, se promenant avec lui sur
le rivage, elle plaida avec plus d'insistance la cause du cap
Bathurst et de la factorerie, fondйe au prix de tant de peines.

«Oui, madame, oui, vous avez raison, rйpondit Jasper Hobson, mais
on ne commande pas а ses pressentiments! Je ne suis pourtant point
un visionnaire. Vingt fois, dans ma vie de soldat, je me suis
trouvй dans des circonstances critiques, sans m'en кtre йmu un
instant. Eh bien, pour la premiиre fois, l'avenir m'inquiиte! Si
j'avais en face de moi un danger certain, je ne le craindrais pas.
Mais un danger vague, indйterminй, que je ne fais que
pressentir!...

-- Mais quel danger? demanda Mrs. Paulina Barnett, et que
redoutez-vous, les hommes, les animaux ou les йlйments?

-- Les animaux? en aucune faзon, rйpondit le lieutenant. C'est а
eux de redouter les chasseurs du cap Bathurst. Les hommes? Non.
Ces territoires ne sont guиre frйquentйs que par les Esquimaux, et
les Indiens s'y aventurent rarement...

-- Et je vous ferai observer, monsieur Hobson, ajouta Mrs. Paulina
Barnett, que ces Canadiens, dont vous pouviez jusqu'а un certain
point craindre la visite pendant la belle saison, ne sont mкme pas
venus...

-- Et je le regrette, madame!

-- Quoi! vous regrettez ces concurrents dont les dispositions
envers la Compagnie sont йvidemment hostiles?

-- Madame, rйpondit le lieutenant, je les regrette, et je ne les
regrette pas!... Cela est assez difficile а expliquer! Remarquez
que le convoi du Fort-Reliance devait arriver et qu'il n'est point
arrivй. Il en est de mкme des agents des Pelletiers de Saint-
Louis, qui pouvaient venir et qui ne sont point venus. Aucun
Esquimau, mкme, n'a visitй cette partie du littoral pendant cet
йtй...

-- Et votre conclusion, monsieur Hobson...? demanda Mrs. Paulina
Barnett.

-- C'est qu'on ne vient peut-кtre pas au cap Bathurst et au Fort-
Espйrance «aussi facilement» qu'on le voudrait, madame!»

La voyageuse regarda le lieutenant Hobson, dont le front йtait
йvidemment soucieux, et qui, avec un accent singulier, avait
soulignй le mot «facilement!»

«Lieutenant Hobson, lui dit-elle, puisque vous ne craignez rien,
ni de la part des animaux, ni de la part des hommes, je dois
croire que ce sont les йlйments...

-- Madame, rйpondit Jasper Hobson, je ne sais si j'ai l'esprit
frappй, si mes pressentiments m'aveuglent, mais il me semble que
ce pays est йtrange. Si je l'avais mieux connu, je crois que je ne
m'y serais pas fixй. Je vous ai dйjа fait observer certaines
particularitйs qui m'ont semblй inexplicables, telles que le
manque absolu de pierres sur tout le territoire, et la coupure si
nette du littoral! La formation primitive de ce bout de continent
ne me parait pas claire! Je sais bien que le voisinage d'un volcan
peut produire certains phйnomиnes... Vous rappelez-vous ce que je
vous ai dit au sujet des marйes.

-- Parfaitement, monsieur Hobson.

-- Lа oщ la mer, d'aprиs les observations faites par les
explorateurs sur ces parages, devrait monter de quinze ou vingt
pieds, elle ne s'йlиve que d'un pied а peine!

-- Sans doute, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, mais vous avez
expliquй cet effet par la configuration bizarre des terres, le
resserrement des dйtroits...

-- J'ai tentй d'expliquer, et voilа tout! rйpondit le lieutenant
Hobson, mais avant-hier, j'ai observй un phйnomиne encore plus
invraisemblable, phйnomиne que je ne vous expliquerai pas, et je
doute que de plus savants parvinssent а le faire.»

Mrs. Paulina Barnett regarda Jasper Hobson. «Que s'est-il donc
passй? lui demanda-t-elle.

-- Avant-hier, madame, c'йtait jour de pleine lune, et la marйe,
d'aprиs l'annuaire, devait кtre trиs forte! Eh bien, la mer ne
s'est pas mкme йlevйe d'un pied comme autrefois! Elle ne s'est pas
йlevйe «du tout!»

-- Vous avez pu vous tromper! fit observer Mrs. Paulina Barnett au
lieutenant.

-- Je ne me suis pas trompй. J'ai observй moi-mкme. Avant-hier, 4
juillet, la marйe a йtй nulle, absolument nulle sur le littoral du
cap Bathurst!

-- Et vous en concluez, monsieur Hobson?... demanda Mrs. Paulina
Barnett.

-- J'en conclus, madame, rйpondit le lieutenant, ou que les lois
de la nature sont changйes, ou... que ce pays est dans une
situation particuliиre... Ou plutфt, je ne conclus pas... je
n'explique pas... je ne comprends pas... et... je suis inquiet!»

Mrs. Paulina Barnett ne pressa pas davantage le lieutenant Hobson.
Йvidemment, cette absence totale de marйe йtait inexplicable,
extra-naturelle, comme le serait l'absence du soleil au mйridien а
l'heure de midi. А moins que le tremblement de terre n'eыt
tellement modifiй la conformation du littoral et des terres
arctiques... Mais cette hypothиse ne pouvait satisfaire un sйrieux
observateur des phйnomиnes terrestres.

Quant а penser que le lieutenant se fыt trompй dans son
observation, ce n'йtait pas admissible, et ce jour-lа mкme -- 6
juillet -- Mrs. Paulina Barnett et lui constatиrent, au moyen de
repиres marquйs sur le littoral, que la marйe, qui, il y a un an,
se dйplaзait au moins d'un pied en hauteur, йtait maintenant
nulle, tout а fait nulle!

Le secret sur cette observation fut gardй. Le lieutenant Hobson ne
voulait pas, et avec raison, jeter une inquiйtude quelconque dans
l'esprit de ses compagnons. Mais souvent ils pouvaient le voir,
seul, silencieux, immobile, au sommet du cap, observer la mer
libre alors, qui se dйveloppait sous ses regards.

Pendant ce mois de juillet, la chasse des animaux а fourrures dut
кtre suspendue. Les martres, les renards et autres avaient dйjа
perdu leur poil d'hiver. On se borna donc а la poursuite du gibier
comestible, des caribous, des liиvres polaires et autres, qui, par
un caprice au moins bizarre -- Mrs. Paulina Barnett le remarqua
elle-mкme --, pullulaient littйralement aux environs du cap
Bathurst, bien que les coups de fusil eussent dы peu а peu les en
йloigner.

Au 15 juillet, la situation n'avait pas changй. Aucune nouvelle du
Fort-Reliance. Le convoi attendu ne paraissait pas. Jasper Hobson
rйsolut de mettre son projet а exйcution et d'aller au capitaine
Craventy, puisque le capitaine ne venait pas а lui.

Naturellement, le chef de ce petit dйtachement ne pouvait кtre que
le sergent Long. Le sergent aurait dйsirй ne pas se sйparer du
lieutenant. Il s'agissait, en effet, d'une absence assez
prolongйe, car on ne pouvait revenir au Fort-Espйrance avant l'йtй
prochain, et le sergent serait forcй de passer la mauvaise saison
au Fort-Reliance. C'йtait donc une absence de huit mois au moins.
Mac Nap ou Rae aurait certainement pu remplacer le sergent Long,
mais ces deux braves soldats йtaient mariйs. D'ailleurs, Mac Nap,
maоtre charpentier, et Rae, forgeron, йtaient nйcessaires а la
factorerie, qui ne pouvait se passer de leurs services.

Telles furent les raisons que fit valoir le lieutenant Hobson et
auxquelles le sergent se rendit «militairement». Quant aux quatre
soldats qui devaient l'accompagner, ce furent Belcher, Pond,
Petersen et Kellet, qui se dйclarиrent prкts а partir.

Quatre traоneaux et leur attelage de chiens furent disposйs pour
ce voyage. Ils devaient porter des vivres et des fourrures, que
l'on choisit parmi les plus prйcieuses, renards, hermines,
martres, cygnes, lynx, rats musquйs, wolvйrиnes. Quant au dйpart,
il fut fixй au 19 juillet matin, le lendemain mкme de l'йclipse.
Il va sans dire que Thomas Black accompagnerait le sergent Long,
et qu'un des traоneaux servirait au transport de ses instruments
et de sa personne.

Il faut avouer que ce digne savant fut bien malheureux pendant les
jours qui prйcйdиrent le phйnomиne si impatiemment attendu par
lui. Les intermittences du beau temps et du mauvais temps, la
frйquence des brumes, l'atmosphиre, tantфt chargйe de pluie,
tantфt humide de brouillards, le vent inconstant, ne se fixant а
aucun point de l'horizon, l'inquiйtaient а bon droit. Il ne
mangeait pas, il ne dormait pas, il ne vivait plus. Si, pendant
les quelques minutes que durerait l'йclipse, le ciel йtait couvert
de vapeurs, si l'astre des nuits et l'astre du jour se dйrobaient
derriиre un voile opaque, si lui, Thomas Black, envoyй dans ce
but, ne pouvait observer ni la couronne lumineuse, ni les
protubйrances rougeвtres, quel dйsappointement! Tant de fatigues
inutilement supportйes, tant de dangers courus en pure perte!

«Venir si loin pour voir la lune! s'exclamait-il d'un ton
piteusement comique, et ne point la voir!»

Non! il ne pouvait se faire а cette idйe! Dиs que l'obscuritй
arrivait, le digne savant montait au sommet du cap et il regardait
le ciel. Il n'avait mкme pas la consolation de pouvoir contempler
la blonde Phoebй en ce moment! La lune allait кtre nouvelle dans
trois jours; elle accompagnait, par consйquent, le soleil dans sa
rйvolution autour du globe, et disparaissait dans son irradiation!

Thomas Black йpanchait souvent ses peines dans le coeur de Mrs.
Paulina Barnett. La compatissante femme ne pouvait s'empкcher de
le plaindre, et, un jour, elle le rassura de son mieux, lui
assurant que le baromиtre avait une certaine tendance а remonter,
lui rйpйtant que l'on йtait alors dans la belle saison!

«La belle saison! s'йcria Thomas Black, haussant les йpaules. Est-
ce qu'il y a une belle saison dans un pareil pays!

-- Mais enfin, monsieur Black, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, en
admettant que, par malchance, cette йclipse vous йchappe, il s'en
produira d'autres, je suppose! Celle du 18 juillet n'est sans
doute pas la derniиre du siиcle!

-- Non, madame, rйpondit l'astronome, non. Aprиs celle-ci, nous
aurons encore cinq йclipses totales de soleil jusqu'en 1900: une
premiиre, le 31 dйcembre 1861, qui sera totale pour l'ocйan
Atlantique, la Mйditerranйe et le dйsert de Sahara; une seconde,
le 22 dйcembre 1870, totale pour les Acores, l'Espagne
mйridionale, l'Algйrie, la Sicile et la Turquie; une troisiиme, le
19 aoыt 1887, totale pour le nord-est de l'Allemagne, la Russie
mйridionale et l'Asie centrale; une quatriиme, le 9 aoыt 1896,
visible pour le Groлnland, la Laponie et la Sibйrie, et enfin, en
1900, le 28 mai, une cinquiиme qui sera totale pour les Йtats-
Unis, l'Espagne, l'Algйrie et l'Йgypte.

-- Eh bien, monsieur Black, reprit Mrs. Paulina Barnett, si vous
manquez l'йclipse du 18 juillet 1860, vous vous consolerez avec
celle du 31 dйcembre 1861! Qu'est-ce que dix-sept mois!

-- Pour me consoler, madame, rйpondit gravement l'astronome, ce ne
serait pas dix-sept mois, mais vingt-six ans que j'aurais а
attendre!

-- Et pourquoi?

-- C'est que, de toutes ces йclipses, une seule, celle du 9 aoыt
1896, sera totale pour les lieux situйs en haute latitude, tels
que Laponie, Sibйrie ou Groлnland!

-- Mais quel intйrкt avez-vous а faire une observation sous un
parallиle aussi йlevй? demanda Mrs. Paulina Barnett.

-- Quel intйrкt, madame! s'йcria Thomas Black, mais un intйrкt
scientifique de la plus haute importance. Rarement les йclipses
ont йtй observйes dans les rйgions rapprochйes du pфle, oщ le
soleil, peu йlevй au-dessus de l'horizon, prйsente, en apparence,
un disque considйrable. Il en est de mкme pour la lune, qui vient
l'occulter, et il est possible que, dans ces conditions, l'йtude
de la couronne lumineuse et des protubйrances puisse кtre plus
complиte! Voilа pourquoi, madame, je suis venu opйrer au-dessus du
soixante-dixiиme parallиle! Or, ces conditions ne se reproduiront
qu'en 1896! M'assurez-vous que je vivrai jusque-lа?»

А cette argumentation, il n'y avait rien а rйpondre. Thomas Black
continua donc d'кtre fort malheureux, car l'inconstance du temps
menaзait de lui jouer un mauvais tour.

Le 16 juillet, il fit trиs beau. Mais le lendemain, par contre,
temps couvert, brumes йpaisses. C'йtait а se dйsespйrer. Thomas
Black fut rйellement malade ce jour-lа. L'йtat fiйvreux dans
lequel il vivait depuis quelque temps menaзait de dйgйnйrer en
maladie vйritable. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson
essayaient vainement de le calmer. Quant au sergent Long et aux
autres, ils ne comprenaient point qu'on se rendоt si malheureux
«par amour de la lune»!

Le lendemain, 18 juillet, c'йtait enfin le grand jour. L'йclipse
totale devait durer, d'aprиs les calculs des йphйmйrides, quatre
minutes trente-sept secondes, c'est-а-dire de onze heures
quarante-trois minutes et quinze secondes а onze heures quarante-
sept minutes et cinquante-sept secondes du matin.

«Qu'est-ce que je demande? s'йcriait lamentablement l'astronome en
s'arrachant les cheveux, je demande uniquement qu'un coin du ciel,
rien qu'un petit coin, celui dans lequel s'opйrera l'occultation,
soit pur de tout nuage, et pendant combien de temps? pendant
quatre minutes seulement! Et puis aprиs, qu'il neige, qu'il tonne,
que les йlйments se dйchaоnent, je m'en moque comme un colimaзon
d'un chronomиtre!»

Thomas Black avait quelques raisons de dйsespйrer tout а fait. Il
semblait probable que l'opйration manquerait. Au lever du jour,
l'horizon йtait couvert de brumes. De gros nuages s'йlevaient du
sud, prйcisйment sur cette partie du ciel oщ l'йclipse devait se
produire. Mais, sans doute, le dieu des astronomes eut pitiй du
pauvre Black, car, vers huit heures, une brise assez vive
s'йtablit dans le nord et nettoya tout le firmament!

Ah! quel cri de reconnaissance, quelles exclamations de gratitude
s'йlevиrent de la poitrine du digne savant! Le ciel йtait pur, le
soleil resplendissait, en attendant que la lune, encore perdue
dans son irradiation, l'йteignоt peu а peu!

Aussitфt les instruments de Thomas Black furent portйs et
installйs au sommet du promontoire. Puis l'astronome les braqua
sur l'horizon mйridional, et il attendit. Il avait retrouvй toute
sa patience accoutumйe, tout le sang-froid nйcessaire а son
observation. Que pouvait-il craindre, maintenant? Rien, si ce
n'est que le ciel ne lui tombвt sur la tкte! А neuf heures, il n'y
avait plus un nuage, pas une vapeur, ni а l'horizon, ni au zйnith!
Jamais observation astronomique ne s'йtait prйsentйe dans des
conditions plus favorables!

Jasper Hobson et tous ses compagnons, Mrs. Paulina Barnett et
toutes ses compagnes avaient voulu assister а l'opйration. La
colonie entiиre se trouvait rйunie sur le cap Bathurst et
entourait l'astronome. Le soleil montait peu а peu, en dйcrivant
un arc trиs allongй au-dessus de l'immense plaine qui s'йtendait
vers le sud. Personne ne parlait. On attendait avec une sorte
d'anxiйtй solennelle.

Vers neuf heures et demie, l'occultation commenзa. Le disque de la
lune mordit sur le disque du soleil. Mais le premier ne devait
couvrir complиtement le second qu'entre onze heures quarante-trois
minutes quinze secondes et onze heures quarante-sept minutes
cinquante-sept secondes. C'йtait le temps assignй par les
йphйmйrides а l'йclipse totale, et personne n'ignore qu'aucune
erreur ne peut entacher ces calculs, йtablis, vйrifiйs, contrфlйs
par les savants de tous les observatoires du monde.

Thomas Black avait apportй dans son bagage d'astronome une
certaine quantitй de verres noircis; il les distribua а ses
compagnons, et chacun put suivre les progrиs du phйnomиne sans se
brыler les yeux.

Le disque brun de la lune s'avanзait peu а peu. Dйjа les objets
terrestres prenaient une teinte particuliиre de jaune orangй.
L'atmosphиre, au zйnith, avait changй de couleur. А dix heures un
quart, la moitiй du disque solaire йtait obscurcie. Quelques
chiens, errant en libertй, allaient et venaient, montrant une
certaine inquiйtude et aboyant parfois d'une faзon lamentable. Les
canards, immobiles sur les bords du lac, jetaient leur cri du soir
et cherchaient une place favorable pour dormir. Les mиres
appelaient leurs petits, qui se rйfugiaient sous leurs ailes. Pour
tous ces animaux, la nuit allait venir, et c'йtait l'heure du
sommeil.

А onze heures, les deux tiers du soleil йtaient couverts. Les
objets avaient pris une teinte de rouge vineux. Une demi-obscuritй
rйgnait alors, et elle devait кtre а peu prиs complиte pendant les
quatre minutes que durerait l'occultation totale.

Mais dйjа quelques planиtes, Mercure, Vйnus, apparaissaient, ainsi
que certaines constellations, la Chиvre,   et   du Taureau, et
  d'Orion. Les tйnиbres s'accroissaient de minute en minute.

Thomas Black, l'oeil а l'oculaire de sa lunette, immobile,
silencieux, suivait les progrиs du phйnomиne. А onze heures
quarante-trois, les deux disques devaient кtre exactement placйs
l'un devant l'autre.

«Onze heures quarante-trois», dit Jasper Hobson, qui consultait
attentivement l'aiguille а secondes de son chronomиtre.

Thomas Black, penchй sur l'instrument, ne remuait pas. Une demi-
minute s'йcoula...

Thomas Black se releva, l'oeil dйmesurйment ouvert. Puis il se
replaзa devant l'oculaire pendant une demi-minute encore, et se
relevant une seconde fois:

«Mais elle s'en va! elle s'en va! S'йcria-t-il d'une voix
йtranglйe. La lune, la lune fuit! elle disparaоt!»

En effet, le disque lunaire glissait sur celui du soleil sans
l'avoir masquй tout entier! Les deux tiers seulement de l'orbe
solaire avaient йtй recouverts!

Thomas Black йtait retombй, stupйfait! Les quatre minutes йtaient
passйes. La lumiиre se refaisait peu а peu. La couronne lumineuse
ne s'йtait pas produite!

«Mais qu'y a-t-il? demanda Jasper Hobson.

-- Il y a! s'йcria l'astronome, il y a que l'йclipse n'a pas йtй
complиte, qu'elle n'a pas йtй totale pour cet endroit du globe!
Vous m'entendez! pas to-ta-le!!

-- Alors, vos йphйmйrides sont fausses!

-- Fausses! allons donc! Dites cela а d'autres, monsieur le
lieutenant!

-- Mais alors... s'йcria Jasper Hobson, dont la physionomie se
modifia subitement.

-- Alors, rйpondit Thomas Black, nous ne sommes pas sous le
soixante-dixiиme parallиle!

-- Par exemple! s'йcria Mrs. Paulina Barnett.

-- Nous le saurons bien! dit l'astronome, dont les yeux
respiraient а la fois la colиre et le dйsappointement. Dans
quelques minutes, le soleil va passer au mйridien... Mon sextant,
vite! vite!»

Un des soldats courut а la maison et en rapporta l'instrument
demandй.

Thomas Black visa l'astre du jour, le laissa passer au mйridien,
puis abaissant son sextant, et chiffrant rapidement quelques
calculs sur son carnet:

«Comment йtait situй le cap Bathurst, demanda-t-il, quand, il y a
un an, а notre arrivйe, nous l'avons relevй en latitude?

-- Il йtait par soixante-dix degrйs quarante-quatre minutes et
trente-sept secondes! rйpondit le lieutenant Hobson.

-- Eh bien, monsieur, il est maintenant par soixante-treize degrйs
sept minutes et vingt secondes! Vous voyez bien que nous ne sommes
pas sous le soixante-dixiиme parallиle!...

-- Ou plutфt que nous n'y sommes plus!» murmura Jasper Hobson. Une
rйvйlation soudaine s'йtait faite dans son esprit! Tous les
phйnomиnes, inexpliquйs jusqu'ici, s'expliquaient alors!...

Le territoire du cap Bathurst, depuis l'arrivйe du lieutenant
Hobson, avait «dйrivй» de trois degrйs dans le nord!




DEUXIИME PARTIE




I.

Un fort flottant.


Le Fort-Espйrance, fondй par le lieutenant Jasper Hobson sur les
limites de la mer polaire, avait dйrivй! Le courageux agent de la
Compagnie mйritait-il un reproche quelconque? Non. Tout autre y
eыt йtй trompй comme lui. Aucune prйvision humaine ne pouvait le
mettre en garde contre une telle йventualitй. Il avait cru bвtir
sur le roc et n'avait pas mкme bвti sur le sable! Cette portion de
territoire, formant la presqu'оle Victoria, que les cartes les
plus exactes de l'Amйrique anglaise rattachaient au continent
amйricain, s'en йtait brusquement sйparйe. Cette presqu'оle
n'йtait, par le fait, qu'un immense glaзon d'une superficie de
cent cinquante milles carrйs, dont les alluvions successives
avaient fait en apparence un terrain solide, auquel ne manquaient
ni la vйgйtation, ni l'humus. Liйe au littoral depuis des milliers
de siиcles, sans doute le tremblement de terre du 8 janvier avait
rompu ses liens, et la presqu'оle s'йtait faite оle, mais оle
errante et vagabonde que, depuis trois mois, les courants
entraоnaient sur l'ocйan Arctique!

Oui! ce n'йtait qu'un glaзon qui emportait ainsi le Fort-Espйrance
et ses habitants! Jasper Hobson avait immйdiatement compris qu'on
ne pouvait expliquer autrement ce dйplacement de la latitude
observйe. L'isthme, c'est-а-dire la langue de terre qui rйunissait
la presqu'оle Victoria au continent, s'йtait йvidemment brisй sous
l'effort d'une convulsion souterraine, provoquйe par l'йruption
volcanique, quelques mois auparavant. Tant que dura l'hiver
borйal, tant que la mer demeura solidifiйe sous le froid intense,
cette rupture n'amena aucun changement dans la position
gйographique de la presqu'оle. Mais, la dйbвcle venue, quand les
glaзons se fondirent sous les rayons solaires, lorsque la
banquise, repoussйe au large, eut reculй derriиre les limites de
l'horizon, quand la mer fut libre enfin, ce territoire, reposant
sur sa base glacйe, s'en alla en dйrive avec ses bois, ses
falaises, son promontoire, son lagon intйrieur, son littoral, sous
l'influence de quelque courant inconnu. Depuis plusieurs mois, il
йtait ainsi entraоnй, sans que les hiverneurs, qui, pendant leurs
chasses, ne s'йtaient point йloignйs du Fort-EspйranceFort-
Espйrance, eussent pu s'en apercevoir. Aucun point de repиre, des
brumes йpaisses arrкtant le regard а quelques milles, une
immobilitй apparente du sol, rien ne pouvait indiquer ni au
lieutenant Hobson, ni а ses compagnons, que de continentaux ils
fussent devenus insulaires. Il йtait mкme remarquable que
l'orientation de la presqu'оle n'eыt pas changй, malgrй son
dйplacement, ce qui tenait sans doute а son йtendue et а la
direction rectiligne du courant qu'elle suivait. En effet, si les
points cardinaux se fussent modifiйs par rapport au cap Bathurst,
si l'оle eыt tournй sur elle-mкme, si le soleil et la lune se
fussent levйs ou couchйs sur un horizon nouveau, Jasper Hobson,
Thomas Black, Mrs. Paulina Barnett ou tout autre eussent compris
ce qui s'йtait passй. Mais, par une raison quelconque, le
dйplacement s'йtait accompli jusqu'alors suivant un des parallиles
du globe, et, quoiqu'il fыt rapide, on ne le sentait pas.

Jasper Hobson, bien qu'il ne doutвt pas du courage, du sang-froid,
de l'йnergie morale de ses compagnons, ne voulut cependant pas
leur faire connaоtre la vйritй. Il serait toujours temps de leur
exposer la nouvelle situation qui leur йtait faite, quand on
l'aurait йtudiйe avec soin. Trиs heureusement, ces braves gens,
soldats ou ouvriers, s'entendaient peu aux observations
astronomiques, ni aux questions de longitude ou de latitude, et du
changement accompli depuis quelques mois dans les coordonnйes de
la presqu'оle, ils ne pouvaient tirer les consйquences qui
prйoccupaient si justement Jasper Hobson.

Le lieutenant, rйsolu а se taire tant qu'il le pourrait et а
cacher une situation а laquelle il n'y avait prйsentement aucun
remиde, rappela toute son йnergie. Par un suprкme effort de
volontй, qui n'йchappa point а Mrs. Paulina Barnett, il redevint
maоtre de lui-mкme, et il s'employa а consoler de son mieux
l'infortunй Thomas Black, qui, lui, se lamentait et s'arrachait
les cheveux.

Car l'astronome ne se doutait en aucune faзon du phйnomиne dont il
йtait victime. N'ayant pas, comme le lieutenant, observй les
йtrangetйs de ce territoire, il ne pouvait rien comprendre, rien
imaginer en dehors de ce fait si malencontreux, а savoir: que, ce
jour-lа, а l'heure indiquйe, la lune n'avait point occultй
entiиrement le soleil. Mais que devait-il naturellement penser?
Que, а la honte des observatoires, les йphйmйrides йtaient
fausses, et que cette йclipse tant dйsirйe, son йclipse а lui,
Thomas Black, qu'il йtait venu chercher si loin et au prix de tant
de fatigues, n'avait jamais dы кtre «totale» pour cette zone du
sphйroпde terrestre, comprise sur le soixante-dixiиme parallиle!
Non! jamais il n'eыt admis cela! Jamais! Aussi son dйsappointement
йtait-il grand, et il devait l'кtre. Mais Thomas Black allait
bientфt apprendre la vйritй.

Cependant, Jasper Hobson, laissant croire а ses compagnons que
l'incident de l'йclipse manquйe ne pouvait intйresser que
l'astronome et ne les concernait en rien, les avait engagйs а
reprendre leurs travaux, ce qu'ils allaient faire. Mais, au moment
oщ ils se prйparaient а quitter le sommet du cap Bathurst, afin de
rentrer dans la factorerie, le caporal Joliffe, s'arrкtant
soudain:

«Mon lieutenant, dit-il en s'approchant, la main au bonnet,
pourrais-je vous faire une simple question?

-- Sans doute, caporal, rйpondit Jasper Hobson, qui ne savait trop
oщ son subordonnй voulait en venir. Voyons, parlez!»

Mais le caporal ne parlait pas. Il hйsitait. Sa petite femme le
poussa du coude.

«Eh bien, mon lieutenant, reprit le caporal, c'est а propos de ce
soixante-dixiиme degrй de latitude. Si j'ai bien compris, nous ne
sommes pas oщ vous croyiez кtre...»

Le lieutenant fronзa le sourcil. «En effet, rйpondit-il
йvasivement... nous nous йtions trompйs dans nos calculs... notre
premiиre observation a йtй fausse. Mais pourquoi... en quoi cela
peut-il vous prйoccuper?

-- C'est а cause de la paie, mon lieutenant, rйpondit le caporal,
qui prit un air trиs malin. Vous savez bien, la double paie
promise par la Compagnie...»

Jasper Hobson respira. En effet, ses hommes, on s'en souvient,
avaient droit а une solde plus йlevйe, s'ils parvenaient а
s'йtablir sur le soixante-dixiиme parallиle ou au-dessus. Le
caporal Joliffe, toujours intйressй, n'avait vu en tout cela
qu'une question d'argent, et il pouvait craindre que la prime ne
fыt point encore acquise.

«Rassurez-vous, caporal, rйpondit Jasper Hobson en souriant, et
rassurez aussi vos braves camarades. Notre erreur, qui est
vraiment inexplicable, ne vous portera heureusement aucun
prйjudice. Nous ne sommes pas au-dessous, mais au-dessus du
soixante-dixiиme parallиle, et, par consйquent, vous serez payйs
double.

-- Merci, mon lieutenant, dit le caporal, dont le visage rayonna,
merci. Ce n'est pas que l'on tienne а l'argent, mais c'est ce
maudit argent qui vous tient.»

Sur cette rйflexion, le caporal Joliffe et ses compagnons se
retirиrent sans soupзonner en aucune faзon la terrible et йtrange
modification qui s'йtait accomplie dans la nature et la situation
de ce territoire.

Le sergent Long se disposait aussi а redescendre vers la
factorerie, quand Jasper Hobson, l'arrкtant, lui dit:

«Restez, sergent Long.»

Le sous-officier fit demi-tour sur ses talons et attendit que le
lieutenant lui adressвt la parole.

Les seules personnes qui occupaient alors le sommet du promontoire
йtaient Mrs. Paulina Barnett, Madge, Thomas Black, le lieutenant
et le sergent.

Depuis l'incident de l'йclipse, la voyageuse n'avait pas prononcй
une parole. Elle interrogeait du regard Jasper Hobson, qui
semblait l'йviter. Le visage de la courageuse femme montrait plus
de surprise que d'inquiйtude. Avait-elle compris?
L'йclaircissement s'йtait-il brusquement fait а ses yeux comme aux
yeux du lieutenant Hobson? Connaissait-elle la situation, et son
esprit pratique en avait-il dйduit les consйquences? Quoi qu'il en
fыt, elle se taisait et demeurait appuyйe sur Madge, dont le bras
entourait sa taille.

Quant а l'astronome, il allait et venait. Il ne pouvait tenir en
place. Ses cheveux йtaient hйrissйs. Il gesticulait. Il frappait
dans ses mains et les laissait retomber. Des interjections de
dйsespoir s'йchappaient de ses lиvres. Il montrait le poing au
soleil! Il le regardait en face, au risque de se brыler les yeux!

Enfin, aprиs quelques minutes, son agitation intйrieure se calma.
Il sentit qu'il pourrait parler, et, les bras croisйs, l'oeil
enflammй, la face colиre, le front menaзant, il vint se planter
carrйment devant le lieutenant Hobson.

«А nous deux! s'йcria-t-il, а nous deux, monsieur l'agent de la
Compagnie de la baie d'Hudson!»

Cette appellation, ce ton, cette pose ressemblaient singuliиrement
а une provocation. Jasper Hobson ne voulut point s'y arrкter, et
il se contenta de regarder le pauvre homme, dont il comprenait
bien le dйsappointement immense.

«Monsieur Hobson, dit Thomas Black avec l'accent d'une irritation
mal contenue, m'apprendrez-vous ce que cela signifie, s'il vous
plaоt? Est-ce une mystification provenant de votre fait? Dans ce
cas, monsieur, elle frapperait plus haut que moi, entendez-vous,
et vous pourriez avoir а vous en repentir!

-- Que voulez-vous dire, monsieur Black? demanda tranquillement
Jasper Hobson.

-- Je veux dire, monsieur, reprit l'astronome, que vous vous йtiez
engagй а conduire votre dйtachement sur la limite du soixante-
dixiиme degrй de latitude...

-- Ou au-delа, rйpondit Jasper Hobson.

-- Au-delа, monsieur, s'йcria Thomas Black. Eh! qu'avais-je а
faire au-delа? Pour observer cette йclipse totale de soleil, je ne
devais pas m'йcarter de la ligne d'ombre circulaire que
dйlimitait, en cette partie de l'Amйrique anglaise, le soixante-
dixiиme parallиle, et nous voilа а trois degrйs au-dessus!

-- Eh bien, monsieur Black, rйpondit Jasper Hobson du ton le plus
tranquille, nous nous sommes trompйs, voilа tout.

-- Voilа tout! s'йcria l'astronome, que le calme du lieutenant
exaspйrait.

-- Je vous ferai d'ailleurs observer, reprit Jasper Hobson, que si
je me suis trompй, vous avez partagй mon erreur, vous, monsieur
Black, car, а notre arrivйe au cap Bathurst, c'est ensemble, vous
avec vos instruments, moi avec les miens, que nous avons relevй sa
situation en latitude. Vous ne pouvez donc me rendre responsable
d'une erreur d'observation que vous avez commise pour votre part!»

А cette rйponse, Thomas Black fut aplati, et, malgrй sa profonde
irritation, ne sut que rйpliquer. Pas d'excuse admissible! S'il y
avait eu faute, il йtait coupable, lui aussi. Et, dans l'Europe
savante, а l'observatoire de Greenwich, que penserait-on d'un
astronome assez maladroit pour se tromper dans une observation de
latitude? Un Thomas Black commettre une erreur de trois degrйs en
prenant la hauteur du soleil, et en quelles circonstances? Quand
la dйtermination exacte d'un parallиle devait le mettre а mкme
d'observer une йclipse totale, dans des conditions qui ne devaient
plus se reproduire avant longtemps! Thomas Black йtait un savant
dйshonorй!

«Mais comment, s'йcria-t-il en s'arrachant encore une fois les
cheveux, comment ai-je pu me tromper ainsi? Mais je ne sais donc
plus manier un sextant! Je ne sais donc plus calculer un angle! Je
suis donc aveugle! S'il en est ainsi, je n'ai plus qu'а me
prйcipiter du haut de ce promontoire, la tкte la premiиre!...

-- Monsieur Black, dit alors Jasper Hobson d'une voix grave, ne
vous accusez pas, vous n'avez commis aucune erreur d'observation,
vous n'avez aucun reproche а vous faire!

-- Alors, vous seul...

-- Je ne suis pas plus coupable que vous, monsieur Black. Veuillez
m'йcouter, je vous en prie, vous aussi, madame, ajouta-t-il en se
retournant vers Mrs. Paulina Barnett; vous aussi, Madge, vous
aussi, sergent Long. Je ne vous demande qu'une chose, le secret le
plus absolu sur ce que je vais vous apprendre. Il est inutile
d'effrayer, de dйsespйrer peut-кtre nos compagnons d'hivernage.»

Mrs. Paulina Barnett, sa compagne, le sergent, Thomas Black,
s'йtaient rapprochйs du lieutenant. Ils ne rйpondirent pas, mais
il y eut comme un consentement tacite а garder le secret sur la
rйvйlation qui allait leur кtre faite.

«Mes amis, dit Jasper Hobson, quand, il y a un an, arrivйs en ce
point de l'Amйrique anglaise, nous avons relevй la position du cap
Bathurst, ce cap se trouvait situй exactement sur le soixante-
dixiиme parallиle, et si maintenant il se trouve au-delа du
soixante-douziиme degrй de latitude, c'est-а-dire а trois degrйs
plus au nord, c'est qu'il a dйrivй.

-- Dйrivй! s'йcria Thomas Black. А d'autres, monsieur! Depuis
quand un cap dйrive-t-il?

-- Cela est pourtant ainsi, monsieur Black; rйpondit gravement le
lieutenant Hobson. Toute cette presqu'оle Victoria n'est plus
qu'une оle de glace. Le tremblement de terre l'a dйtachйe du
littoral amйricain, et maintenant un des grands courants arctiques
l'entraоne!...

-- Oщ? demanda le sergent Long.

-- Oщ il plaira а Dieu!» rйpondit Jasper Hobson. Les compagnons du
lieutenant demeurиrent silencieux. Leurs regards se portиrent
involontairement vers le sud, au-delа des vastes plaines, du cфtй
de l'isthme rompu, mais de la place qu'ils occupaient, sauf vers
le nord, ils ne pouvaient apercevoir l'horizon de mer qui
maintenant les entourait de toutes parts. Si le cap Bathurst eыt
mesurй quelques centaines de pieds de plus au-dessus du niveau de
l'Ocйan, le pйrimиtre de leur domaine serait nettement apparu а
leurs yeux, et ils auraient vu qu'il s'йtait changй en оle.

Une vive йmotion leur serra le coeur, а la vue du Fort-Espйrance
et de ses habitants, entraоnйs au large de toute terre, et devenus
avec lui le jouet des vents et des flots.

«Ainsi, monsieur Hobson, dit alors Mrs. Paulina Barnett, ainsi
s'expliquent toutes les singularitйs inexplicables que vous aviez
observйes sur ce territoire?

-- Oui, madame, rйpondit le lieutenant, tout s'explique. Cette
presqu'оle Victoria, оle maintenant, que nous croyions, que nous
devions croire inйbranlablement fixйe sur sa base, n'йtait qu'un
vaste glaзon, soudй depuis des siиcles au continent amйricain. Peu
а peu, le vent y a jetй la terre, le sable, et semй ces germes qui
ont produit les bois et les mousses. Les nuages lui ont versй
l'eau douce du lagon et de la petite riviиre. La vйgйtation l'a
transformйe! Mais sous ce lac, sous cette terre, sous ce sable,
sous nos pieds enfin, il existe un sol de glace qui flotte sur la
mer, en raison de sa lйgиretй spйcifique. Oui! c'est un glaзon qui
nous porte et qui nous emporte, et voilа pourquoi, depuis que nous
l'habitons, nous n'avons trouvй ni un caillou, ni une pierre а sa
surface! Voilа pourquoi ses rivages йtaient coupйs а pic,
pourquoi, lorsque nous avons creusй le piиge а rennes, la glace
est apparue а dix pieds au-dessous du sol, pourquoi, enfin, la
marйe йtait insensible sur ce littoral, puisque le flux et le
reflux soulevaient et abaissaient toute la presqu'оle avec eux!

-- Tout s'explique, en effet, monsieur Hobson, rйpondit Mrs.
Paulina Barnett, et vos pressentiments ne vous ont pas trompй. Je
vous demanderai, cependant, а propos de ces marйes, pourquoi,
nulles maintenant, elles йtaient encore lйgиrement sensibles а
notre arrivйe au cap Bathurst?

-- Prйcisйment, madame, rйpondit le lieutenant Hobson, parce que,
а notre arrivйe, la presqu'оle tenait encore par son isthme
flexible au continent amйricain. Elle opposait ainsi une certaine
rйsistance au flux, et, sur son littoral du nord, la surface des
eaux se dйplaзait de deux pieds environ, au lieu des vingt pieds
qu'elle aurait dы marquer au-dessus de l'йtiage. Aussi, du moment
que la rupture a йtй produite par le tremblement de terre, du
moment que la presqu'оle, libre tout entiиre, a pu monter et
descendre avec le flot et le jusant, la marйe est devenue
absolument nulle, et c'est ce que nous avons constatй ensemble, il
y a quelques jours, au moment de la nouvelle lune!»

Thomas Black, malgrй son dйsespoir bien naturel, avait йcoutй avec
un extrкme intйrкt les explications de Jasper Hobson. Les
consйquences йmises par le lieutenant durent lui paraоtre
absolument justes; mais, furieux qu'un pareil phйnomиne, si rare,
si inattendu, si «absurde», -- ainsi disait-il, --se fыt
prйcisйment produit pour lui faire manquer l'observation de son
йclipse, il ne dit pas un mot, et demeura sombre et, pour ainsi
dire, tout honteux.

«Pauvre monsieur Black! dit alors Mrs. Paulina Barnett, il faut
convenir que jamais astronome, depuis que le monde existe, ne
s'est vu exposй а pareille mйsaventure!

-- En tout cas, madame, rйpondit Jasper Hobson, il n'y a
aucunement de notre faute! On ne pourra rien reprocher, ni а vous,
ni а moi. La nature a tout fait, et elle est la seule coupable! Le
tremblement de terre a brisй le lien qui rattachait la presqu'оle
au continent, et nous sommes bien rйellement emportйs sur une оle
flottante. Et cela explique encore pourquoi les animaux а
fourrures et autres, emprisonnйs comme nous sur ce territoire,
sont si nombreux aux environs du fort!

-- Et pourquoi, dit Madge, nous n'avons pas eu, depuis la belle
saison, la visite de ces concurrents dont vous redoutiez la
prйsence, monsieur Hobson!

-- Et pourquoi, ajouta le sergent, le dйtachement envoyй par le
capitaine Craventy n'a pu arriver jusqu'au cap Bathurst!

-- Et pourquoi, enfin, dit Mrs. Paulina Barnett, en regardant le
lieutenant, je dois renoncer а tout espoir, pour cette annйe du
moins, de retourner en Europe!»

La voyageuse avait fait cette derniиre rйflexion d'un ton qui
prouvait qu'elle se rйsignait а son sort beaucoup plus
philosophiquement qu'on ne l'aurait supposй. Elle semblait avoir
pris soudain son parti de cette йtrange situation, qui lui
rйservait, sans doute, une sйrie d'observations intйressantes.
D'ailleurs, quand elle se fыt dйsespйrйe, quand tous ses
compagnons se seraient plaints, quand ils auraient rйcriminй,
pouvaient-ils empкcher ce qui йtait? pouvaient-ils enrayer la
course de l'оle errante? pouvaient-ils, par une manoeuvre
quelconque, la rattacher а un continent? Non. Dieu seul disposait
de l'avenir du Fort-Espйrance. Il fallait donc se soumettre а sa
volontй.




II.

Oщ l'on est.


La situation nouvelle, imprйvue, crййe aux agents de la Compagnie,
voulait кtre йtudiйe avec le plus grand soin, et c'est ce que
Jasper Hobson avait hвte de faire, la carte sous les yeux. Mais il
fallait nйcessairement attendre au lendemain, afin de relever la
position en longitude de l'оle Victoria -- c'est le nom qui lui
fut conservй --, comme elle venait de l'кtre en latitude. Pour
faire ce calcul, il йtait nйcessaire de prendre deux hauteurs du
soleil, avant et aprиs midi, et de mesurer deux angles horaires.

А deux heures du soir, le lieutenant Hobson et Thomas Black
relevиrent au sextant l'йlйvation du soleil au-dessus de
l'horizon. Le lendemain, ils comptaient, vers dix heures du matin,
recommencer la mкme opйration, afin de dйduire des deux hauteurs
la longitude du point alors occupй par l'оle sur l'Ocйan polaire.

Mais ils ne redescendirent pas immйdiatement au fort, et la
conversation continua assez longtemps entre Jasper Hobson,
l'astronome, le sergent, Mrs. Paulina Barnett et Madge. Cette
derniиre ne songeait guиre а elle, йtant toute rйsignйe aux
volontйs de la Providence. Quant а sa maоtresse, sa «fille
Paulina», elle ne pouvait la regarder sans йmotion, songeant aux
йpreuves et peut-кtre aux catastrophes que l'avenir lui rйservait.
Madge йtait prкte а donner sa vie pour Paulina, mais ce sacrifice
sauverait-il celle qu'elle aimait plus que tout au monde? En tout
cas, elle le savait, Mrs. Paulina Barnett n'йtait pas femme а se
laisser abattre. Cette вme vaillante envisageait dйjа l'avenir
sans terreur, et, il faut le dire, elle n'aurait encore eu aucune
raison de dйsespйrer.

En effet, il n'y avait pas pйril imminent pour les habitants du
Fort-Espйrance, et mкme tout portait а croire qu'une catastrophe
suprкme serait conjurйe. C'est ce que Jasper Hobson expliqua
clairement а ses compagnons.

Deux dangers menaзaient l'оle flottante, au large du continent
amйricain, deux seulement:

Ou elle serait entraоnйe par les courants de la mer libre jusqu'а
ces hautes latitudes polaires, d'oщ l'on ne revient pas.

Ou les courants l'emporteraient au sud, peut-кtre а travers le
dйtroit de Behring, et jusque dans l'ocйan Pacifique.

Dans le premier cas, les hiverneurs, pris par les glaces, barrйs
par l'infranchissable banquise, n'ayant plus aucune communication
possible avec leurs semblables, pйriraient de froid ou de faim
dans les solitudes hyperborйennes.

Dans le second cas, l'оle Victoria, repoussйe par les courants
jusque dans les eaux plus chaudes du Pacifique, fondrait peu а peu
par sa base et s'abоmerait sous les pieds de ses habitants.

Dans cette double hypothиse, c'йtait la perte inйvitable du
lieutenant Jasper Hobson, de tous ses compagnons et de la
factorerie йlevйe au prix de tant de fatigues.

Mais ces deux cas se prйsenteraient-ils l'un ou l'autre? Non. Ce
n'йtait pas probable.

En effet, la saison d'йtй йtait fort avancйe. Avant trois mois, la
mer serait solidifiйe sous les premiers froids du pфle. Le champ
de glace s'йtablirait sur toute la mer, et, au moyen des
traоneaux, on pourrait gagner la terre la plus rapprochйe, soit
l'Amйrique russe, si l'оle s'йtait maintenue dans l'est, soit la
cфte d'Asie, si, au contraire, elle avait йtй repoussйe dans
l'ouest.

«Car, ajoutait Jasper Hobson, nous ne sommes aucunement maоtres de
notre оle flottante. N'ayant point de voile а hisser comme sur un
navire, nous ne pouvons lui imprimer une direction. Oщ elle nous
mиnera, nous irons.»

L'argumentation du lieutenant Hobson, trиs claire, trиs nette, fut
admise sans contestation. Il йtait certain que les grands froids
de l'hiver souderaient au vaste icefield l'оle Victoria, et il
йtait prйsumable mкme qu'elle ne dйriverait ni trop au nord ni
trop au sud. Or, quelques cents milles а franchir sur les champs
de glace n'йtaient pas pour embarrasser ces hommes courageux et
rйsolus, habituйs aux climats polaires et aux longues excursions
des contrйes arctiques. Ce serait, il est vrai, abandonner ce
Fort-Espйrance, objet de tous leurs soins, ce serait perdre le
bйnйfice de tant de travaux menйs а bonne fin, mais qu'y faire? La
factorerie, йtablie sur ce sol mouvant, ne devait plus rendre
aucun service а la Compagnie de la baie d'Hudson. D'ailleurs, un
jour ou l'autre, tфt ou tard, un effondrement de l'оle
l'entraоnerait au fond de l'Ocйan. Il fallait donc l'abandonner,
dиs que les circonstances le permettraient.

La seule chance dйfavorable -- et le lieutenant insista
particuliиrement sur ce point --, c'йtait que pendant huit а neuf
semaines encore, avant la solidification de la mer Arctique, l'оle
Victoria fыt entraоnйe trop au nord ou trop au sud. Et l'on voit,
en effet, dans les rйcits des hiverneurs, des exemples de dйrives
qui se sont accomplies sur un trиs long espace et sans qu'on ait
pu les enrayer.

Tout dйpendait donc des courants inconnus qui s'йtablissaient а
l'ouvert du dйtroit de Behring, et il importait de relever avec
soin leur direction sur la carte de l'ocйan Arctique. Jasper
Hobson possйdait une de ces cartes, et il pria Mrs. Paulina
Barnett, Madge, l'astronome et le sergent de le suivre dans sa
chambre; mais avant de quitter le sommet du cap Bathurst, il leur
recommanda encore une fois le secret le plus absolu sur la
situation actuelle.

«La situation n'est pas dйsespйrйe, tant s'en faut, ajouta-t-il,
et, par consйquent, je trouve inutile de jeter le trouble dans
l'esprit de nos compagnons, qui ne feraient peut-кtre pas comme
nous la part des bonnes et des mauvaises chances.

-- Cependant, fit observer Mrs. Paulina Barnett, ne serait-il pas
prudent de construire dиs maintenant une embarcation assez grande
pour nous contenir tous, et qui pыt tenir la mer pendant une
traversйe de quelques centaines de milles?

-- Cela sera prudent, en effet, rйpondit le lieutenant Hobson, et
nous le ferons. J'imaginerai quelque prйtexte pour commencer ce
travail sans retard, et je donnerai des ordres en consйquence au
maоtre charpentier pour qu'il procиde а la construction d'une
embarcation solide. Mais, pour moi, ce mode de rapatriement ne
devra кtre qu'un pis aller. L'important, c'est d'йviter de se
trouver sur l'оle au moment de la dislocation des glaces, et nous
devrons tout faire pour gagner а pied le continent, dиs que
l'Ocйan aura йtй solidifiй par l'hiver.»

C'йtait, en effet, la meilleure faзon de procйder. Il fallait au
moins trois mois pour qu'une embarcation de trente а trente-cinq
tonneaux fыt construite, et, а ce moment, on ne pourrait s'en
servir, puisque la mer ne serait plus libre. Mais si alors le
lieutenant pouvait rapatrier la petite colonie en la guidant а
travers le champ de glace jusqu'au continent, ce serait un heureux
dйnouement de la situation, car embarquer tout son monde а
l'йpoque de la dйbвcle serait un expйdient fort pйrilleux. C'йtait
donc avec raison que Jasper Hobson regardait ce bateau projetй
comme un pis aller, et son opinion fut partagйe de tous.

Le secret fut de nouveau promis au lieutenant Hobson, qui йtait le
meilleur juge de la question; et quelques minutes plus tard, aprиs
avoir quittй le cap Bathurst, les deux femmes et les trois hommes
s'attablaient dans la grande salle du Fort-Espйrance, salle alors
inoccupйe, car chacun vaquait aux travaux du dehors.

Une excellente carte des courants atmosphйriques et ocйaniques fut
apportйe par le lieutenant, et l'on procйda а un examen minutieux
de cette portion de la mer Glaciale qui s'йtend depuis le cap
Bathurst jusqu'au dйtroit de Behring.

Deux courants principaux divisent ces parages dangereux compris
entre le Cercle polaire et cette zone peu connue, appelйe «passage
du nord-ouest», depuis l'audacieuse dйcouverte de Mac Clure, -- du
moins les observations hydrographiques n'en dйsignent pas
d'autres.

L'un porte le nom de courant du Kamtchatka. Aprиs avoir pris
naissance au large de la presqu'оle de ce nom, il suit la cфte
asiatique et traverse le dйtroit de Behring en touchant le cap
Oriental, pointe avancйe du pays des Tchouktchis. Sa direction
gйnйrale du sud au nord s'inflйchit brusquement а six cents milles
environ au-delа du dйtroit, et il se dйveloppe franchement vers
l'est, а peu prиs suivant le parallиle du passage de Mac Clure,
qu'il tend sans doute а rendre praticable pendant les quelques
mois de la saison chaude.

L'autre courant, nommй courant de Behring, se dirige en sens
contraire. Aprиs avoir prolongй la cфte amйricaine de l'est а
l'ouest et а cent milles au plus du littoral, il va, pour ainsi
dire, heurter le courant du Kamtchatka, а l'ouvert du dйtroit,
puis, descendant au sud et se rapprochant des rivages de
l'Amйrique russe, il finit par se briser а travers la mer de
Behring sur cette espиce de digue circulaire des оles
Alйoutiennes.

Cette carte donnait fort exactement le rйsumй des observations
nautiques les plus rйcentes. On pouvait donc s'y fier.

Jasper Hobson l'examina attentivement avant de se prononcer. Puis,
aprиs avoir passй la main sur son front, comme s'il eыt voulu
chasser quelque fвcheux pressentiment:

«Il faut espйrer, mes amis, dit-il, que la fatalitй ne nous
entraоnera pas jusqu'а ces lointains parages. Notre оle errante
courrait le risque de n'en plus jamais sortir.

-- Et pourquoi, monsieur Hobson? demanda vivement Mrs. Paulina
Barnett.

-- Pourquoi, madame? rйpondit le lieutenant. Regardez bien cette
portion de l'ocйan Arctique, et vous allez facilement le
comprendre. Deux courants, dangereux pour nous, y coulent en sens
inverse. Au point oщ ils se rencontrent, l'оle serait forcйment
immobilisйe, et а une grande distance de toute terre. En ce point
prйcis, elle hivernerait pendant la mauvaise saison, et quand la
dйbвcle des glaces se produirait, ou elle suivrait le courant du
Kamtchatka jusqu'au milieu des contrйes perdues du nord-ouest, ou
elle subirait l'influence du courant de Behring et irait s'abоmer
dans les profondeurs du Pacifique.

-- Cela n'arrivera pas, monsieur le lieutenant, dit Madge avec
l'accent d'une foi sincиre, Dieu ne le permettra pas.

-- Mais, reprit Mrs. Paulina Barnett, je ne puis imaginer sur
quelle partie de la mer polaire nous flottons en ce moment, car je
ne vois au large du cap Bathurst que ce dangereux courant du
Kamtchatka qui porte directement vers le nord-ouest. N'est-il pas
а craindre qu'il ne nous ait saisis dans son cours, et que nous ne
fassions route vers les terres de la Gйorgie septentrionale?

-- Je ne le pense pas, rйpondit Jasper Hobson, aprиs un moment de
rйflexion.

-- Pourquoi n'en serait-il pas ainsi?

-- Parce que ce courant est rapide, madame, et que depuis trois
mois, si nous l'avions suivi, nous aurions quelque cфte en vue, --
ce qui n'est pas.

-- Oщ supposez-vous que nous nous trouvions alors? demanda la
voyageuse.

-- Mais sans doute, rйpondit Jasper Hobson, entre ce courant du
Kamtchatka et le littoral, probablement dans une sorte de vaste
remous qui doit exister sur la cфte.

-- Cela ne peut кtre, monsieur Hobson, rйpondit vivement Mrs.
Paulina Barnett.

-- Cela ne peut кtre? rйpйta le lieutenant. Et pour quelle raison,
madame?

-- Parce que l'оle Victoria, prise dans un remous, et, par
consйquent, sans direction fixe, eыt certainement obйi а un
mouvement de rotation quelconque. Or, puisque son orientation n'a
pas changй depuis trois mois, c'est que cela n'est pas.

-- Vous avez raison, madame, rйpondit Jasper Hobson. Vous
comprenez parfaitement ces choses et je n'ai rien а rйpondre а
votre observation, -- а moins toutefois qu'il n'existe quelque
courant inconnu qui ne soit point encore portй sur cette carte.
Vraiment, cette incertitude est affreuse. Je voudrais кtre а
demain pour кtre dйfinitivement fixй sur la situation de l'оle.

-- Demain arrivera», rйpondit Madge.

Il n'y avait donc plus qu'а attendre. On se sйpara. Chacun reprit
ses occupations habituelles. Le sergent Long prйvint ses
compagnons que le dйpart pour le Fort-Reliance, fixй au lendemain,
n'aurait pas lieu. Il leur donna pour raison que, toute rйflexion
faite, la saison йtait trop avancйe pour permettre d'atteindre la
factorerie avant les grands froids, que l'astronome se dйcidait а
subir un nouvel hivernage, afin de complйter ses observations
mйtйorologiques, que le ravitaillement du Fort-Espйrance n'йtait
pas indispensable, etc., -- toutes choses dont ces braves gens se
prйoccupaient peu.

Une recommandation spйciale fut faite aux chasseurs par le
lieutenant Hobson, la recommandation d'йpargner dйsormais les
animaux а fourrures, dont il n'avait que faire, mais de se
rabattre sur le gibier comestible, afin de renouveler les rйserves
de la factorerie. Il leur dйfendit aussi de s'йloigner du fort de
plus de deux milles, ne voulant pas que Marbre, Sabine ou autres
chasseurs se trouvassent inopinйment en face d'un horizon de mer,
lа oщ se dйveloppait, il y a quelques mois, l'isthme qui
rйunissait la presqu'оle Victoria au continent amйricain. Cette
disparition de l'йtroite langue de terre eыt, en effet, dйvoilй la
situation.

Cette journйe parut interminable au lieutenant Hobson. Il retourna
plusieurs fois au sommet du cap Bathurst, seul ou accompagnй de
Mrs. Paulina Barnett. La voyageuse, вme vigoureusement trempйe, ne
s'effrayait aucunement. L'avenir ne lui paraissait pas redoutable.
Elle plaisanta mкme en disant а Jasper Hobson que cette оle
errante, qui les portait alors, йtait peut-кtre le vrai vйhicule
pour aller au pфle Nord! Avec un courant favorable, pourquoi
n'atteindrait-on pas cet inaccessible point du globe?

Le lieutenant Hobson hochait la tкte en йcoutant sa compagne
dйvelopper cette thйorie, mais ses yeux ne quittaient point
l'horizon et cherchaient si quelque terre, connue ou inconnue,
n'apparaоtrait pas au loin. Mais le ciel et l'eau se confondaient
insйparablement sur une ligne circulaire dont rien ne troublait la
nettetй, -- ce qui confirmait Jasper Hobson dans cette pensйe que
l'оle Victoria dйrivait plutфt vers l'ouest qu'en toute autre
direction.

«Monsieur Hobson, lui demanda Mrs. Paulina Barnett, est-ce que
vous n'avez pas l'intention de faire le tour de notre оle, et cela
le plus tфt possible?

-- Si vraiment, madame, rйpondit le lieutenant Hobson. Dиs que
j'aurai relevй sa situation, je compte en reconnaоtre la forme et
l'йtendue. C'est une mesure indispensable pour apprйcier dans
l'avenir les modifications qui se produiraient. Mais il y a toute
apparence qu'elle s'est rompue а l'isthme mкme, et que, par
consйquent, la presqu'оle tout entiиre s'est transformйe en оle
par cette rupture.

-- Singuliиre destinйe que la nфtre, monsieur Hobson! reprit Mrs.
Paulina Barnett. D'autres reviennent de leurs voyages, aprиs avoir
ajoutй quelques nouvelles terres au contingent gйographique! Nous,
au contraire, nous l'aurons amoindri, en rayant de la carte cette
prйtendue presqu'оle Victoria!»

Le lendemain, 18 juillet, а dix heures du matin, par un ciel pur,
Jasper Hobson prit une bonne hauteur du soleil. Puis, chiffrant ce
rйsultat et celui de l'observation de la veille, il dйtermina
mathйmatiquement la longitude du lieu.

Pendant l'opйration, l'astronome n'avait pas mкme paru. Il boudait
dans sa chambre, -- comme un grand enfant qu'il йtait, d'ailleurs,
en dehors de la vie scientifique.

L'оle se trouvait alors par 157°37' de longitude, а l'ouest du
mйridien de Greenwich.

La latitude obtenue la veille, au midi qui suivit l'йclipse,
йtait, on le sait, de 73°7'20".

Le point fut reportй sur la carte, en prйsence de Mrs. Paulina
Barnett et du sergent Long.

Il y eut lа un moment d'extrкme anxiйtй, et voici quel fut le
rйsultat du pointage.

En ce moment, l'оle errante se trouvait reportйe dans l'ouest,
ainsi que l'avait prйvu le lieutenant Hobson, mais un courant non
marquй sur la carte, un courant inconnu des hydrographes de ces
cфtes, l'entraоnait йvidemment vers le dйtroit de Behring. Tous
les dangers pressentis par Jasper Hobson йtaient donc а craindre,
si, avant l'hiver, l'оle Victoria n'йtait pas ramenйe au littoral.

«Mais а quelle distance exacte sommes-nous du continent amйricain?
demanda la voyageuse. Voilа, pour l'instant, quelle est la
question intйressante.»

Jasper Hobson prit son compas et mesura avec soin la plus йtroite
portion de mer, laissйe sur la carte entre le littoral et le
soixante treiziиme parallиle.

«Nous sommes actuellement а plus de deux cent cinquante milles de
cette extrйmitй nord de l'Amйrique russe, formйe par la pointe
Barrow, rйpondit-il.

-- Il faudrait savoir alors de combien de milles l'оle a dйrivй
depuis la position occupйe autrefois par le cap Bathurst? demanda
le sergent Long.

-- De sept cents milles au moins, rйpondit Jasper Hobson, aprиs
avoir а nouveau consultй la carte.

-- Et а quelle йpoque, а peu prиs, peut-on admettre que la dйrive
ait commencй?

-- Sans doute vers la fin d'avril, rйpondit le lieutenant Hobson.
А cette йpoque, en effet, l'icefield s'est dйsagrйgй, et les
glaзons que le soleil ne fondait pas ont йtй entraоnйs vers le
nord. On peut donc admettre que l'оle Victoria, sollicitйe par ce
courant parallиle au littoral, dйrive vers l'ouest depuis trois
mois environ, ce qui donnerait une moyenne de neuf а dix milles
par jour.

-- Mais n'est-ce point une vitesse considйrable? demanda Mrs.
Paulina Barnett.

-- Considйrable en effet, rйpondit Jasper Hobson, et vous jugez
jusqu'oщ nous pouvons кtre entraоnйs pendant les deux mois d'йtй
qui laisseront libre encore cette portion de l'ocйan Arctique!»

Le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long demeurиrent
silencieux pendant quelques instants. Leurs yeux ne quittaient pas
la carte de ces rйgions polaires qui se dйfendent si obstinйment
contre les investigations de l'homme, et vers lesquelles ils se
sentaient irrйsistiblement emportйs!

«Ainsi, dans cette situation, nous n'avons rien а faire, rien а
tenter? demanda la voyageuse.

-- Rien, madame, rйpondit le lieutenant Hobson, rien. Il faut
attendre, il faut appeler de tous nos voeux cet hiver arctique, si
gйnйralement, si justement redoutй des navigateurs, et qui seul
peut nous sauver. L'hiver, c'est la glace, madame, et la glace,
c'est notre ancre de salut, notre ancre de misйricorde, la seule
qui puisse arrкter la marche de l'оle errante.»




III.

Le tour de l'оle.


А compter de ce jour, il fut dйcidй que le point serait fait,
ainsi que cela se pratique а bord d'un navire, toutes les fois que
l'йtat de l'atmosphиre rendrait cette opйration possible. Cette
оle Victoria, n'йtait-ce pas, dйsormais, un vaisseau dйsemparй,
errant а l'aventure, sans voiles, sans gouvernail?

Le lendemain, aprиs le relиvement, Jasper Hobson constata que
l'оle, sans avoir changй sa direction en latitude, s'йtait encore
portйe de quelques milles plus а l'ouest. Ordre fut donnй au
charpentier Mac Nap de procйder а la construction d'une vaste
embarcation. Jasper Hobson donna pour prйtexte qu'il voulait,
l'йtй prochain, opйrer une reconnaissance du littoral jusqu'а
l'Amйrique russe. Le charpentier, sans en demander davantage,
s'occupa donc de choisir ses bois, et il prit pour chantier la
grиve situйe au pied du cap Bathurst, de maniиre а pouvoir lancer
facilement son bateau а la mer.

Ce jour-lа mкme, le lieutenant Hobson aurait voulu mettre а
exйcution ce projet qu'il avait formй de reconnaоtre ce territoire
sur lequel ses compagnons et lui йtaient emprisonnйs maintenant.
Des changements considйrables pouvaient se produire dans la
configuration de cette оle de glace, exposйe а l'influence de la
tempйrature variable des eaux, et il importait d'en dйterminer la
forme actuelle, sa superficie, et mкme son йpaisseur en de
certains endroits. La ligne de rupture, trиs vraisemblablement
l'isthme, devait кtre examinйe avec soin, et, sur cette cassure
neuve encore, peut-кtre distinguerait-on ces couches stratifiйes
de glace et de terre qui constituaient le sol de l'оle.

Mais, ce jour-lа, l'atmosphиre s'embruma subitement, et une forte
bourrasque, accompagnйe de brumailles, se dйclara dans l'aprиs-
dоner. Bientфt le ciel se chargea et la pluie tomba а torrents.
Une grosse grкle crйpita sur le toit de la maison, et mкme
quelques coups d'un tonnerre йloignй se firent entendre, --
phйnomиne qui a йtй rarement observй sous des latitudes aussi
hautes.

Le lieutenant Hobson dut retarder son voyage, et attendre que le
trouble des йlйments se fыt apaisй. Mais pendant les journйes des
20, 21 et 22 juillet, l'йtat du ciel ne se modifia pas. La tempкte
fut violente, le ciel se chargea, et les lames battirent le
littoral avec un fracas assourdissant. Des avalanches liquides
heurtaient le cap Bathurst, et si violemment que l'on pouvait
craindre pour sa soliditй, dйsormais fort problйmatique, puisqu'il
ne se composait que d'une agrйgation de terre et de sable sans
base assurйe. Ils йtaient а plaindre, les navires exposйs en mer а
ce terrible coup de vent! Mais l'оle errante ne ressentait rien de
ces agitations des eaux, et son йnorme masse la rendait
indiffйrente aux colиres de l'Ocйan.

Pendant la nuit du 22 au 23 juillet, la tempкte s'apaisa
subitement. Une forte brise, venant du nord-est, chassa les
derniиres brumes accumulйes sur l'horizon. Le baromиtre avait
remontй de quelques lignes, et les conditions atmosphйriques
parurent favorables au lieutenant Hobson pour entreprendre son
voyage.

Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long devaient l'accompagner
dans cette reconnaissance. Il s'agissait d'une absence d'un а deux
jours, qui ne pouvait йtonner les habitants de la factorerie, et
on se munit en consйquence d'une certaine quantitй de viande
sиche, de biscuit et de quelques flacons de brandevin, qui ne
chargerait pas trop le havresac des explorateurs. Les jours
йtaient trиs longs alors, et le soleil n'abandonnait l'horizon que
pendant quelques heures.

Aucune rencontre d'animal dangereux n'йtait probablement а
craindre. Les ours, guidйs par leur instinct, semblaient avoir
abandonnй l'оle Victoria, alors qu'elle йtait encore presqu'оle.
Cependant, par prйcaution, Jasper Hobson, le sergent et Mrs.
Paulina Barnett elle-mкme s'armиrent de fusils. En outre, le
lieutenant et le sous-officier portaient la hachette et le couteau
а neige, qui n'abandonnent jamais un voyageur des rйgions
polaires.

Pendant l'absence du lieutenant Hobson et du sergent Long, le
commandement du fort revenait hiйrarchiquement au caporal Joliffe,
c'est-а-dire а sa petite femme, et Jasper Hobson savait bien qu'il
pouvait se fier а celle-ci. Quant а Thomas Black, on ne pouvait
plus compter sur lui, pas mкme pour se joindre aux explorateurs.
Toutefois, l'astronome promit de surveiller avec soin les parages
du nord, pendant l'absence du lieutenant, et de noter les
changements qui pourraient se produire, soit en mer, soit dans
l'orientation de l'оle.

Mrs. Paulina Barnett avait bien essayй de raisonner le pauvre
savant, mais il ne voulut entendre а rien. Il se considйrait, non
sans raison, comme un mystifiй de la nature, et il ne pardonnerait
jamais а la nature une pareille mystification.

Aprиs quelques bonnes poignйes de main йchangйes en guise d'adieu,
Mrs. Paulina Barnett et ses deux compagnons quittиrent la maison
du fort, franchirent la poterne, et se dirigeant vers l'ouest, ils
suivirent la courbe allongйe formйe par le littoral depuis le cap
Bathurst jusqu'au cap Esquimau.

Il йtait huit heures du matin. Les obliques rayons du soleil
animaient la cфte, en la piquant de lueurs fauves. Les derniиres
houles de la mer tombaient peu а peu. Les oiseaux, dispersйs par
la tempкte, ptarmigans, guillemots, puffins, pйtrels, йtaient
revenus par milliers. Des bandes de canards se hвtaient de
regagner les bords du lac Barnett, courant sans le savoir au-
devant du pot-au-feu de Mrs. Joliffe. Quelques liиvres polaires,
des martres, des rats musquйs, des hermines, se levaient devant
les voyageurs, et s'enfuyaient, mais sans trop de hвte. Les
animaux se sentaient йvidemment portйs а rechercher la sociйtй de
l'homme, par le pressentiment d'un danger commun.

«Ils savent bien que la mer les entoure, dit Jasper Hobson, et
qu'ils ne peuvent plus quitter cette оle!

-- Ces rongeurs, liиvres ou autres, demanda Mrs. Paulina Barnett,
n'ont-ils pas l'habitude, avant l'hiver, d'aller chercher au sud
des climats plus doux?

-- Oui, madame, rйpondit Jasper Hobson; mais, cette fois, а moins
qu'ils ne puissent s'enfuir а travers les champs de glace, ils
devront rester emprisonnйs comme nous, et il est а craindre que,
pendant l'hiver, la plupart ne meurent de froid ou de faim.

-- J'aime а croire, dit le sergent Long, que ces bкtes-lа nous
rendront le service de nous alimenter, et il est fort heureux pour
la colonie qu'elles n'aient point eu l'instinct de s'enfuir avant
la rupture de l'isthme.

-- Mais les oiseaux nous abandonneront sans doute? demanda Mrs.
Paulina Barnett.

-- Oui, madame, rйpondit Jasper Hobson. Tous ces йchantillons de
l'espиce volatile fuiront avec les premiers froids. Ils peuvent
traverser, eux, de larges espaces sans se fatiguer, et, plus
heureux que nous, ils sauront bien regagner la terre ferme.

-- Eh bien, pourquoi ne nous serviraient-ils pas de messagers?
rйpondit la voyageuse.

-- C'est une idйe, madame, et une excellente idйe, dit le
lieutenant Hobson. Rien ne nous empкchera de prendre quelques
centaines de ces oiseaux et de leur attacher au cou un papier sur
lequel sera mentionnй le secret de notre situation. Dйjа John
Ross, en 1848, essaya, par un moyen analogue, de faire connaоtre
la prйsence de ses navires, _l'Entreprise_ et l'_Investigator_,
dans les mers polaires, aux survivants de l'expйdition Franklin.
Il prit dans des piиges quelques centaines de renards blancs, il
leur riva au cou un collier de cuivre sur lequel йtaient gravйes
les mentions nйcessaires, puis il les lвcha en toutes directions.

-- Peut-кtre quelques-uns de ces messagers sont-ils tombйs entre
les mains des naufragйs? dit Mrs. Paulina Barnett.

-- Peut-кtre, rйpondit Jasper Hobson. En tout cas, je me rappelle
qu'un de ces renards, vieux dйjа, fut pris par le capitaine
Hatteras pendant son voyage de dйcouverte, et ce renard portait
encore au cou un collier а demi usй et perdu au milieu de sa
blanche fourrure. Quant а nous, ce que nous ne pouvons faire avec
des quadrupиdes, nous le ferons avec des oiseaux!»

Tout en causant ainsi, en formant des projets pour l'avenir, les
deux explorateurs et leur compagne suivaient le littoral de l'оle.
Ils n'y remarquиrent aucun changement. C'йtaient toujours ces
mкmes rivages, trиs accores, recouverts de terre et de sable, mais
ces rivages ne prйsentaient aucune cassure nouvelle qui pыt faire
supposer que le pйrimиtre de l'оle se fыt rйcemment modifiй.
Toutefois, il йtait а craindre que l'йnorme glaзon, en traversant
des courants plus chauds, ne s'usвt par sa base et ne diminuвt
d'йpaisseur, hypothиse qui inquiйtait trиs justement Jasper
Hobson.

А onze heures du matin, les explorateurs avaient franchi les huit
milles qui sйparaient le cap Bathurst du cap Esquimau. Ils
retrouvиrent sur ce point les traces du campement qu'avait occupй
la famille de Kalumah. Des maisons de neige, il ne restait
naturellement plus rien; mais les cendres refroidies et les
ossements de phoques attestaient encore le passage des Esquimaux.

Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson et le sergent Long firent
halte en cet endroit, leur intention йtant de passer les courtes
heures de nuit а la baie des Morses, qu'ils comptaient atteindre
quelques heures plus tard. Ils dйjeunиrent, assis sur une lйgиre
extumescence du sol, recouverte d'une herbe maigre et rare. Devant
leurs yeux se dйveloppait un bel horizon de mer, tracй avec une
grande nettetй. Ni une voile, ni un iceberg n'animait cet immense
dйsert d'eau.

«Est-ce que vous seriez trиs surpris, monsieur Hobson, demanda
Mrs. Paulina Barnett, si quelque bвtiment se montrait а nos yeux
en ce moment?

-- Trиs surpris, non, madame, rйpondit le lieutenant Hobson, mais
je le serais agrйablement, je l'avoue. Pendant la belle saison, il
n'est pas rare que les baleiniers de Behring s'avancent jusqu'а
cette latitude, surtout depuis que l'ocйan Arctique est devenu le
vivier des cachalots et des baleines. Mais nous sommes au 23
juillet, et l'йtй est dйjа bien avancй. Toute la flottille de
pкche se trouve, sans doute, en ce moment dans le golfe Kotzebue,
а l'entrйe du dйtroit. Les baleiniers dйfient, et avec raison, des
surprises de la mer Arctique. Ils redoutent les glaces et ont
souci de ne point se laisser enfermer par elles. Or, prйcisйment,
ces icebergs, ces icestreams, cette banquise qu'ils craignent
tant, ces glaces enfin, ce sont elles que nous appelons de tous
nos voeux!

-- Elles viendront, mon lieutenant, rйpondit le sergent Long,
ayons patience, et avant deux mois les lames du large ne battront
plus le cap Esquimau.

-- Le cap Esquimau! dit en souriant Mrs. Paulina Barnett, mais ce
nom, cette dйnomination, ainsi que toutes celles que nous avons
donnйes aux anses et aux pointes de la presqu'оle, sont peut-кtre
un peu bien aventurйs! Nous avons dйjа perdu le port Barnett, la
Paulina-river, qui sait si le cap Esquimau et la baie des Morses
ne disparaоtront pas а leur tour?

-- Ils disparaоtront aussi, madame, rйpondit Jasper Hobson, et,
aprиs eux, l'оle Victoria tout entiиre, puisque rien ne la
rattache plus au continent et qu'elle est fatalement condamnйe а
pйrir! Ce rйsultat est inйvitable, et nous nous serons inutilement
mis en frais de nomenclature gйographique! Mais, en tout cas, nos
dйnominations n'avaient point encore йtй adoptйes par la Sociйtй
royale, et l'honorable Roderick Murchison[10] n'aura aucun nom а
effacer de ses cartes.

-- Si, un seul! dit le sergent.

-- Lequel? demanda Jasper Hobson.

-- Le cap Bathurst, rйpondit le sergent.

-- En effet, vous avez raison, le cap Bathurst est maintenant а
rayer de la cartographie polaire!»

Deux heures de repos avaient suffi aux explorateurs. А une heure
aprиs midi, ils se disposиrent а continuer leur voyage.

Au moment de partir, Jasper Hobson, du haut du cap Esquimau, porta
un dernier regard sur la mer environnante. Puis, n'ayant rien vu
qui pыt solliciter son attention, il redescendit et rejoignit Mrs.
Paulina Barnett, qui l'attendait prиs du sergent.

«Madame, lui demanda-t-il, vous n'avez point oubliй la famille
d'indigиnes que nous rencontrвmes ici mкme, quelque temps avant la
fin de l'hiver?

-- Non, monsieur Hobson, rйpondit la voyageuse, et j'ai conservй
de cette bonne petite Kalumah un excellent souvenir. Elle a mкme
promis de venir nous revoir au Fort-Espйrance, promesse qu'il lui
sera maintenant impossible de remplir. Mais а quel propos me
faites-vous cette question?

-- Parce que je me rappelle un fait, madame, un fait auquel je
n'ai pas attachй assez d'importance alors, et qui me revient
maintenant а l'esprit.

-- Et lequel?

-- Vous souvenez-vous de cette sorte d'йtonnement inquiet que ces
Esquimaux manifestиrent en voyant que nous avions fondй une
factorerie au pied du cap Bathurst?

-- Parfaitement, monsieur Hobson.

-- Vous rappelez-vous aussi que j'ai insistй а cet йgard pour
comprendre, pour deviner la pensйe de ces indigиnes, mais que je
n'ai pu y parvenir?

-- En effet.

-- Eh bien, maintenant, dit le lieutenant Hobson, je m'explique
leurs hochements de tкte. Ces Esquimaux, par tradition, par
expйrience, enfin par une raison quelconque, connaissaient la
nature et l'origine de la presqu'оle Victoria. Ils savaient que
nous n'avions pas bвti sur un terrain solide. Mais, sans doute,
les choses йtant ainsi depuis des siиcles, ils n'ont pas cru le
danger imminent, et c'est pourquoi ils ne se sont pas expliquйs
d'une faзon plus catйgorique.

-- Cela doit кtre, monsieur Hobson, rйpondit Mrs. Paulina Barnett,
mais trиs certainement Kalumah ignorait ce que soupзonnaient ses
compagnons, car, si elle l'avait su, la pauvre enfant n'aurait pas
hйsitй а nous l'apprendre.»

Sur ce point, le lieutenant Hobson partagea l'opinion de Mrs.
Paulina Barnett.

«Il faut avouer que c'est une bien grande fatalitй, dit alors le
sergent, que nous soyons venus nous installer sur cette
presqu'оle, prйcisйment а l'йpoque oщ elle allait se dйtacher du
continent pour courir les mers! Car enfin, mon lieutenant, il y
avait longtemps, bien longtemps que les choses йtaient en cet
йtat! Des siиcles peut-кtre!

-- Vous pouvez dire des milliers et des milliers d'annйes, sergent
Long, rйpondit Jasper Hobson. Songez donc que la terre vйgйtale
que nous foulons en ce moment a йtй apportйe par les vents
parcelle par parcelle, que ce sable a volй jusqu'ici grain а
grain! Pensez au temps qu'il a fallu а ces semences de sapins, de
bouleaux, d'arbousiers pour se multiplier, pour devenir des
arbrisseaux et des arbres! Peut-кtre ce glaзon qui nous porte
йtait-il formй et soudй au continent avant mкme l'apparition de
l'homme sur la terre!

-- Eh bien, s'йcria le sergent Long, il aurait bien dы attendre
encore quelques siиcles avant de s'en aller а la dйrive, ce glaзon
capricieux! Cela nous eыt йpargnй bien des inquiйtudes et, peut-
кtre, bien des dangers!»

Cette trиs juste rйflexion du sergent Long termina la
conversation, et on se remit en route.

Depuis le cap Esquimau jusqu'а la baie des Morses, la cфte courait
а peu prиs nord et sud, suivant la projection du cent vingt-
septiиme mйridien. En arriиre, on apercevait, а une distance de
quatre а cinq milles, l'extrйmitй pointue du lagon, qui
rйverbйrait les rayons du soleil, et un peu au-delа, les derniиres
rampes boisйes dont la verdure encadrait ses eaux. Quelques
aigles-siffleurs passaient dans l'air avec de grands battements
d'aile. De nombreux animaux а fourrures, des martres, des visons,
des hermines, tapis derriиre quelques excroissances sablonneuses
ou cachйs entre les maigres buissons d'arbousiers et de saules,
regardaient les voyageurs. Ils semblaient comprendre qu'ils
n'avaient aucun coup de fusil а redouter. Jasper Hobson entrevit
aussi quelques castors, errant а l'aventure et fort dйsorientйs,
sans doute, depuis la disparition de la petite riviиre. Sans
huttes pour s'abriter, sans cours d'eau pour y construire leur
village, ils йtaient destinйs а pйrir par le froid, dиs que les
grandes gelйes se feraient sentir. Le sergent Long reconnut
йgalement une bande de loups qui couraient а travers la plaine.

On pouvait donc croire que tous les animaux de la mйnagerie
polaire йtaient emprisonnйs sur l'оle flottante, et que les
carnassiers, lorsque l'hiver les aurait affamйs -- puisqu'il leur
йtait interdit d'aller chercher leur nourriture sous un climat
plus doux --, deviendraient йvidemment redoutables pour les hфtes
du Fort-Espйrance.

Seuls -- et il ne fallait pas s'en plaindre --, les ours blancs
semblaient manquer а la faune de l'оle. Toutefois, le sergent crut
apercevoir confusйment, а travers un bouquet de bouleaux, une
masse blanche, йnorme, qui se mouvait lentement; mais, aprиs un
examen plus rigoureux, il fut portй а croire qu'il s'йtait trompй.

Cette partie du littoral, qui confinait а la baie des Morses,
йtait gйnйralement peu йlevйe au-dessus du niveau de la mer.
Quelques portions mкme affleuraient la nappe liquide, et les
derniиres ondulations des lames couraient en йcumant а leur
surface, comme si elles se fussent dйveloppйes sur une grиve. Il
йtait а craindre qu'en cette partie de l'оle, le sol ne se fыt
abaissй depuis quelque temps seulement, mais les points de
contrфle manquaient et ne permettaient pas de reconnaоtre cette
modification et d'en dйterminer l'importance. Jasper Hobson
regretta de n'avoir pas, avant son dйpart, йtabli des repиres aux
environs du cap Bathurst, qui lui eussent permis de noter les
divers abaissements et affaissements du littoral. Il se promit de
prendre cette prйcaution а son retour.

Cette exploration, on le comprend, ne permettait, ni au
lieutenant, ni au sergent, ni а la voyageuse, de marcher
rapidement. Souvent on s'arrкtait, on examinait le sol, on
recherchait si quelque fracture ne menaзait pas de se produire sur
le rivage, et parfois les explorateurs durent se porter jusqu'а un
demi-mille а l'intйrieur de l'оle. En de certains points, le
sergent prit la prйcaution de planter des branches de saule ou de
bouleau, qui devaient servir de jalons pour l'avenir, surtout en
ces portions plus profondйment affouillйes, et dont la soliditй
semblait problйmatique. Il serait, dиs lors, aisй de reconnaоtre
les changements qui pourraient se produire.

Cependant on avanзait, et, vers trois heures aprиs midi, la baie
des Morses ne se trouvait plus qu'а trois milles dans le sud.
Jasper Hobson put dйjа faire observer а Mrs. Paulina Barnett la
modification apportйe par la rupture de l'isthme, modification
trиs importante, en effet.

Autrefois, l'horizon, dans le sud-ouest, йtait barrй par une trиs
longue ligne de cфtes, lйgиrement arrondie, formant le littoral de
la vaste baie Liverpool. Maintenant, c'йtait une ligne d'eau qui
fermait cet horizon. Le continent avait disparu. L'оle Victoria se
terminait lа par un angle brusque, а l'endroit mкme oщ la fracture
avait dы se faire. On sentait que, cet angle tournй, l'immense mer
apparaоtrait aux regards, baignant la partie mйridionale de l'оle
sur toute cette ligne, solide autrefois, qui s'йtendait de la baie
des Morses а la baie Washburn.

Mrs. Paulina Barnett ne considйra pas ce nouvel aspect sans une
certaine йmotion. Elle s'attendait а cela, et pourtant son coeur
battit fort. Elle cherchait des yeux ce continent qui manquait а
l'horizon, ce continent qui maintenant restait а plus de deux
cents milles en arriиre, et elle sentit bien qu'elle ne foulait
plus du pied la terre amйricaine. Pour tous ceux qui ont l'вme
sensible, il est inutile d'insister sur ce point, et on doit dire
que Jasper Hobson et le sergent lui-mкme partagиrent l'йmotion de
leur compagne.

Tous pressиrent le pas, afin d'atteindre l'angle brusque qui
fermait encore le sud. Le sol remontait un peu sur cette portion
de littoral. La couche de terre et de sable йtait plus йpaisse, ce
qui s'expliquait par la proximitй de cette partie du vrai
continent qui autrefois jouxtait l'оle et ne faisait qu'un mкme
territoire avec elle. L'йpaisseur de la croыte glacйe et de la
couche de terre а cette jonction, probablement accrue а chaque
siиcle, dйmontrait pourquoi l'isthme avait dы rйsister, tant qu'un
phйnomиne gйologique n'en avait pas provoquй la rupture. Le
tremblement de terre du 8 janvier n'avait agitй que le continent
amйricain, mais la secousse avait suffi а casser la presqu'оle,
livrйe dйsormais а tous les caprices de l'Ocйan.

Enfin, а quatre heures, l'angle fut atteint. La baie des Morses,
formйe par une йchancrure de la terre ferme, n'existait plus. Elle
йtait restйe attachйe au continent.

«Par ma foi, madame, dit gravement le sergent Long а la voyageuse,
il est heureux pour vous que nous ne lui ayons pas donnй le nom de
baie Paulina Barnett!

-- En effet, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, et je commence а
croire que je suis une triste marraine en nomenclature
gйographique!»




IV.

Un campement de nuit.


Ainsi, Jasper Hobson ne s'йtait pas trompй sur la question du
point de rupture. C'йtait l'isthme qui avait cйdй aux secousses du
tremblement de terre. Aucune trace du continent amйricain, plus de
falaises, plus de volcans dans l'ouest de l'оle. La mer partout.

L'angle, formй au sud-ouest de l'оle par le dйtachement du glaзon,
dessinait maintenant un cap assez aigu qui, rongй par les eaux
plus chaudes, exposй а tous les chocs, ne pouvait йvidemment
йchapper а une destruction prochaine.

Les explorateurs reprirent donc leur marche, en prolongeant la
ligne rompue qui, presque droite, courait а peu prиs ouest et est.
La cassure йtait nette, comme si elle eыt йtй produite par un
instrument tranchant. On pouvait, en de certains endroits,
observer la disposition du sol. Cette berge, mi-partie glace, mi-
partie terre et sable, йmergeait d'une dizaine de pieds. Elle
йtait absolument accore, sans talus, et quelques portions,
quelques tranches plus fraоches, attestaient des йboulements
rйcents. Le sergent Long signala mкme deux ou trois petits glaзons
dйtachйs de la rive, qui achevaient de se dissoudre au large. On
sentait que, dans ses mouvements de ressac, l'eau plus chaude
rongeait plus facilement cette lisiиre nouvelle, que le temps
n'avait pas encore revкtu, comme le reste du littoral, d'une sorte
de mortier de neige et de sable. Aussi, cet йtat de choses йtait-
il rien moins que rassurant.

Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant Hobson et le sergent Long,
avant de prendre du repos, voulurent achever l'examen de cette
arкte mйridionale de l'оle. Le soleil, suivant un arc trиs
allongй, ne devait pas se coucher avant onze heures du soir, et
par consйquent, le jour ne manquait pas. Le disque brillant se
traоnait avec lenteur sur l'horizon de l'ouest, et ses obliques
rayons projetaient dйmesurйment devant leurs pas les ombres des
explorateurs. А de certains instants, la conversation de ceux-ci
s'animait, puis, pendant de longs intervalles, ils restaient
silencieux, interrogeant la mer, songeant а l'avenir.

L'intention de Jasper Hobson йtait de camper, pendant la nuit, а
la baie Washburn. Rendu а ce point, il aurait fait environ dix-
huit milles, c'est-а-dire, si ses hypothиses йtaient justes, la
moitiй de son voyage circulaire. Puis, aprиs quelques heures de
repos, quand sa compagne serait remise de ses fatigues, il
comptait reprendre, par le rivage occidental, la route du Fort-
Espйrance.

Aucun incident ne marqua cette exploration du nouveau littoral,
compris entre la baie des Morses et la baie Washburn. А sept
heures du soir, Jasper Hobson йtait arrivй au lieu de campement
dont il avait fait choix. De ce cфtй, mкme modification. De la
baie Washburn, il ne restait plus que la courbe allongйe, formйe
par la cфte de l'оle, et qui, autrefois, la dйlimitait au nord.
Elle s'йtendait sans altйration jusqu'а ce cap qu'on avait nommй
cap Michel, et sur une longueur de sept milles. Cette portion de
l'оle ne semblait avoir souffert aucunement de la rupture de
l'isthme. Les taillis de pins et de bouleaux, qui se massaient un
peu en arriиre, йtaient feuillus et verdoyants а cette йpoque de
l'annйe. On voyait encore une assez grande quantitй d'animaux а
fourrures bondir а travers la plaine.

Mrs. Paulina Barnett et ses deux compagnons de route s'arrкtиrent
en cet endroit. Si leurs regards йtaient bornйs au nord, du moins,
dans le sud, pouvaient-ils embrasser une moitiй de l'horizon. Le
soleil traзait un arc tellement ouvert que ses rayons, arrкtйs par
le relief du sol plus accusй vers l'ouest, n'arrivaient plus
jusqu'aux rivages de la baie Washburn. Mais ce n'йtait pas encore
la nuit, pas mкme le crйpuscule, puisque l'astre radieux n'avait
pas disparu.

«Mon lieutenant, dit alors le sergent Long du ton le plus sйrieux
du monde, si, par miracle, une cloche venait а sonner en ce
moment, que croyez-vous qu'elle sonnerait?

-- L'heure du souper, sergent, rйpondit Jasper Hobson. Je pense,
madame, que vous кtes de mon avis?

-- Entiиrement, rйpondit la voyageuse, et puisque nous n'avons
qu'а nous asseoir pour кtre attablйs, asseyons-nous. Voici un
tapis de mousse -- un peu usй, il faut bien le dire --, mais que
la Providence semble avoir йtendu pour nous.»

Le sac aux provisions fut ouvert. De la viande sиche, un pвtй de
liиvres, tirй de l'officine de Mrs. Joliffe, quelque peu de
biscuit, formиrent le menu du souper.

Ce repas terminй un quart d'heure aprиs, Jasper Hobson retourna
vers l'angle sud-est de l'оle, pendant que Mrs. Paulina Barnett
demeurait assise au pied d'un maigre sapin а demi йbranchй, et que
le sergent Long prйparait le campement pour la nuit.

Le lieutenant Hobson voulait examiner la structure du glaзon qui
formait l'оle, et reconnaоtre, s'il йtait possible, son mode de
fondation. Une petite berge, produite par un йboulement, lui
permit de descendre jusqu'au niveau de la mer, et, de lа, il put
observer la muraille accore qui formait le littoral.

En cet endroit, le sol s'йlevait de trois pieds а peine au-dessus
de l'eau. Il se composait, а sa partie supйrieure, d'une assez
mince couche de terre et de sable, mйlangйe d'une poussiиre de
coquillages. Sa partie infйrieure consistait en une glace
compacte, trиs dure et comme mйtallisйe, qui supportait ainsi
l'humus de l'оle.

Cette couche de glace ne dйpassait que d'un pied seulement le
niveau de la mer. On voyait nettement, sur cette coupure
nouvellement faite, les stratifications qui divisaient
uniformйment l'icefield. Ces nappes horizontales semblaient
indiquer que les gelйes successives qui les avaient faites
s'йtaient produites dans des eaux relativement tranquilles.

On sait que la congйlation s'opиre par la partie supйrieure des
liquides; puis, si le froid persйvиre, l'йpaisseur de la carapace
solide s'accroоt en allant de haut en bas. Du moins, il en est
ainsi pour les eaux tranquilles. Au contraire, pour les eaux
courantes, on a reconnu qu'il se formait des glaces de fond,
lesquelles montaient ensuite а la surface.

Mais, pour ce glaзon, base de l'оle Victoria, il n'йtait pas
douteux que, sur le rivage du continent amйricain, il ne se fыt
constituй en eaux calmes. Sa congйlation s'йtait йvidemment faite
par sa partie supйrieure, et, en bonne logique, on devait
nйcessairement admettre que le dйgel s'opйrerait par sa surface
infйrieure. Le glaзon diminuerait d'йpaisseur, quand il serait
dissous par des eaux plus chaudes, et alors le niveau gйnйral de
l'оle s'abaisserait d'autant par rapport а la surface de la mer.

C'йtait lа le grand danger.

Jasper Hobson, on vient de le dire, avait observй que la couche
solidifiйe de l'оle, le glaзon proprement dit, ne s'йlevait que
d'un pied environ au-dessus du niveau de la mer. Or, on sait que
tout au plus les quatre cinquiиmes d'une glace flottante sont
immergйs. Un icefield, un iceberg, pour un pied qu'ils ont au-
dessus de l'eau, en ont quatre au-dessous. Cependant, il faut dire
que, suivant leur mode de formation ou leur origine, la densitй,
ou, si l'on veut, le poids spйcifique des glaces flottantes est
variable. Celles qui proviennent de l'eau de mer, poreuses,
opaques, teintes de bleu ou de vert, suivant les rayons lumineux
qui les traversent, sont plus lйgиres que les glaces formйes d'eau
douce. Leur surface saillante s'йlиve donc un peu plus au-dessus
du niveau ocйanique. Or, il йtait certain que la base de l'оle
Victoria йtait un glaзon d'eau de mer. Donc, tout considйrй,
Jasper Hobson fut amenй а conclure, en tenant compte du poids de
la couche minйrale et vйgйtale qui recouvrait le glaзon, que son
йpaisseur au-dessous du niveau de la mer devait кtre de quatre а
cinq pieds environ. Quant aux divers reliefs de l'оle, aux
йminences, aux extumescences du sol, ils n'affectaient йvidemment
que sa surface terreuse et sableuse, et on devait admettre que,
d'une faзon gйnйrale, l'оle errante n'йtait pas immergйe de plus
de cinq pieds.

Cette observation rendit Jasper Hobson fort soucieux. Cinq pieds
seulement! Mais, sans compter les causes de dissolution auxquelles
cet icefield pouvait кtre soumis, le moindre choc n'amиnerait-il
pas une rupture а sa surface? Une violente agitation des eaux,
provoquйe par une tempкte, par un coup de vent, ne pouvait-elle
entraоner la dislocation du champ de glaces, sa rupture en glaзons
et bientфt sa dйcomposition complиte? Ah! l'hiver, le froid, la
colonne mercurielle gelйe dans sa cuvette de verre, voilа ce que
le lieutenant Hobson appelait de tous ses voeux! Seul, le terrible
froid des contrйes polaires, le froid d'un hiver arctique,
pourrait consolider, йpaissir la base de l'оle, en mкme temps
qu'il йtablirait une voie de communication entre elle et le
continent.

Le lieutenant Hobson revint au lieu de halte. Le sergent Long
s'occupait d'organiser la couchйe, car il n'avait pas l'intention
de passer la nuit а la belle йtoile, ce а quoi la voyageuse se fыt
pourtant rйsignйe. Il fit connaоtre а Jasper Hobson son intention
de creuser dans le sol une maison de glace, assez large pour
contenir trois personnes, sorte de «snow-house», qui les
prйserverait fort bien du froid de la nuit.

«Dans le pays des Esquimaux, dit-il, rien de plus sage que de se
conduire en Esquimau.»

Jasper Hobson approuva, mais il recommanda а son sergent de ne pas
trop profondйment fouiller dans le sol de glace, qui ne devait pas
mesurer plus de cinq pieds d'йpaisseur.

Le sergent Long se mit а la besogne. Sa hachette et son couteau а
neige aidant, il eut bientфt dйblayй la terre et creusй une sorte
de couloir en pente douce qui aboutissait directement а la
carapace glacйe. Puis il s'attaqua а cette masse friable, que le
sable et la terre recouvraient depuis de longs siиcles.

Il ne fallait pas plus d'une heure pour creuser cette retraite
souterraine, ou plutфt ce terrier а parois de glace, trиs propre а
conserver la chaleur, et, par consйquent, d'une habitabilitй
suffisante pour quelques heures de nuit.

Tandis que le sergent Long travaillait comme un termite, le
lieutenant Hobson, ayant rejoint sa compagne, lui communiquait le
rйsultat de ses observations sur la constitution physique de l'оle
Victoria. Il ne lui cacha pas les craintes sйrieuses que cet
examen laissait dans son esprit. Le peu d'йpaisseur du glaзon,
suivant lui, devait provoquer avant peu des failles а sa surface,
puis des ruptures impossibles а prйvoir, et par consйquent
impossibles а empкcher. L'оle errante pouvait, а chaque instant,
ou s'immerger peu а peu par changement de pesanteur spйcifique, ou
se diviser en оlots plus ou moins nombreux dont la durйe serait
nйcessairement йphйmиre. Sa conclusion fut, qu'autant que
possible, les hфtes du Fort-Espйrance ne devaient pas s'йloigner
de la factorerie et rester rйunis sur le mкme point afin de
partager ensemble les mкmes chances.

Jasper Hobson en йtait lа de sa conversation, quand des cris se
firent entendre.

Mrs. Paulina Barnett et lui se levиrent aussitфt. Ils regardиrent
autour d'eux, vers le taillis, sur la plaine, en mer.

Personne.

Cependant, les cris redoublaient.

«Le sergent! le sergent!» dit Jasper Hobson.

Et, suivi de Mrs. Paulina Barnett, il se prйcipita vers le
campement.

А peine fut-il arrivй а l'ouverture bйante de la maison de neige,
qu'il aperзut le sergent Long, cramponnй des deux mains а son
couteau qu'il avait enfoncй dans la paroi de glace, et appelant,
d'ailleurs, d'une voix forte, mais avec le plus grand sang-froid.

On ne voyait plus que la tкte et les bras du sergent. Pendant
qu'il creusait, le sol glacй avait soudain manquй sous lui, et il
avait йtй plongй dans l'eau jusqu'а la ceinture.

Jasper Hobson se contenta de dire: «Tenez bon!» Et, se couchant
sur l'entaille, il arriva au bord du trou.

Puis il tendit la main au sergent qui, sыr de ce point d'appui,
parvint а sortir de l'excavation. «Mon Dieu, sergent Long! s'йcria
Mrs. Paulina Barnett, que vous est-il donc arrivй?

-- Il m'est arrivй, madame, rйpondit Long, en se secouant comme un
barbet mouillй, que ce sol de glace a cйdй sous moi et que j'ai
pris un bain forcй.

-- Mais, demanda Jasper Hobson, vous n'avez donc pas tenu compte
de ma recommandation de ne pas creuser trop profondйment au-
dessous de la couche de terre?

-- Faites excuse, mon lieutenant. Vous pouvez voir que c'est а
peine si j'ai entamй de quinze pouces le sol de glace. Seulement,
il faut croire qu'il existait en dessous une boursouflure, qu'il y
avait lа comme une sorte de caverne. La glace ne reposait pas sur
l'eau, et je suis passй comme au travers d'un plafond qui se fend.
Si je n'avais pu m'accrocher а mon couteau, je m'en allais tout
bкtement sous l'оle, et c'eыt йtй fвcheux, n'est-il pas vrai,
madame?

-- Trиs fвcheux, brave sergent!» rйpondit la voyageuse, en tendant
la main au digne homme.

L'explication donnйe par le sergent Long йtait exacte. En cet
endroit, par une raison quelconque, sans doute par suite d'un
emmagasinage d'air, la glace avait formй voыte au-dessus de l'eau,
et, par consйquent, sa paroi peu йpaisse, amincie encore par le
couteau а neige, n'avait pas tardй а se rompre sous le poids du
sergent.

Cette disposition qui, sans doute, se reproduisait en mainte
partie du champ de glace, n'йtait point rassurante. Oщ serait-on
jamais certain de poser le pied sur un terrain solide? Le sol ne
pouvait-il а chaque pas cйder а la pression? Et quand on songeait
que sous cette mince couche de terre et de glace se creusaient les
gouffres de l'Ocйan, quel coeur ne se serait pas serrй, si
йnergique qu'il fыt!

Cependant le sergent Long, se prйoccupant peu du bain qu'il venait
de prendre, voulait reprendre en un autre endroit son travail de
mineur. Mais, cette fois, Mrs. Paulina Barnett n'y voulut pas
consentir. Une nuit а passer en plein air ne l'embarrassait pas.
L'abri du taillis voisin lui suffirait aussi bien qu'а ses
compagnons, et elle s'opposa absolument а ce que le sergent Long
recommenзвt son opйration. Celui-ci dut se rйsigner et obйir.

Le campement fut donc reportй а une centaine de pieds en arriиre
du littoral, sur une petite extumescence oщ poussaient quelques
bouquets isolйs de pins et de bouleaux, dont l'agglomйration ne
mйritait certainement pas la qualification de taillis. Un feu
pйtillant de branches mortes fut allumй vers dix heures du soir,
au moment oщ le soleil rasait les bords de cet horizon au-dessous
duquel il n'allait disparaоtre que pendant quelques heures.

Le sergent Long eut lа une belle occasion de sйcher ses jambes, et
il ne la manqua pas. Jasper Hobson et lui causиrent jusqu'au
moment oщ le crйpuscule remplaзa la lumiиre du jour. Mrs. Paulina
Barnett prenait de temps en temps part а la conversation et
cherchait а distraire le lieutenant de ses idйes un peu sombres.
Cette belle nuit, trиs йtoilйe au zйnith, comme toutes les nuits
polaires, йtait propice d'ailleurs а un apaisement de l'esprit. Le
vent murmurait а travers les sapins. La mer semblait dormir sur le
littoral. Une houle trиs allongйe gonflait а peine sa surface et
venait expirer sans bruit а la lisiиre de l'оle. Pas un cri
d'oiseau dans l'air, pas un vagissement sur la plaine. Quelques
crйpitements des souches de sapins s'йpanouissant en flammes
rйsineuses, puis, а de certains intervalles, le murmure des voix
qui s'envolaient dans l'espace, troublaient seuls, en le faisant
paraоtre sublime, ce silence de la nuit.

«Qui pourrait croire, dit Mrs. Paulina Barnett, que nous sommes
ainsi emportйs а la surface de l'Ocйan! En vйritй, monsieur
Hobson, il me faut un certain effort pour me rendre а l'йvidence,
car cette mer nous paraоt absolument immobile, et, cependant, elle
nous entraоne avec une irrйsistible puissance!

-- Oui, madame, rйpondit Jasper Hobson, et j'avouerai que si le
plancher de notre vйhicule йtait solide, si la carиne ne devait
pas tфt ou tard manquer au bвtiment, si sa coque ne devait pas
s'entrouvrir un jour ou l'autre, et enfin si je savais oщ il me
mиne, j'aurais quelque plaisir а flotter ainsi sur cet Ocйan.

-- En effet, monsieur Hobson, reprit la voyageuse, est-il un mode
de locomotion plus agrйable que le nфtre? Nous ne nous sentons pas
aller. Notre оle a prйcisйment la mкme vitesse que celle du
courant qui l'emporte. N'est-ce pas le mкme phйnomиne que celui
qui accompagne un ballon dans l'air? Puis, quel charme ce serait
de voyager ainsi avec sa maison, son jardin, son parc, son pays
lui-mкme! Une оle errante, mais j'entends une vйritable оle, avec
une base solide, insubmersible, ce serait vйritablement le plus
confortable et le plus merveilleux vйhicule que l'on pыt imaginer.
On a fait des jardins suspendus, dit-on? Pourquoi, un jour, ne
ferait-on pas des parcs flottants qui nous transporteraient а tous
les points du monde? Leur grandeur les rendrait absolument
insensibles а la houle. Ils n'auraient rien а craindre des
tempкtes. Peut-кtre mкme, par les vents favorables, pourrait-on
les diriger avec de grandes voiles tendues а la brise? Et puis,
quels miracles de vйgйtation surprendraient les regards des
passagers, quand des zones tempйrйes ils seraient passйs sous les
zones tropicales! J'imagine mкme qu'avec d'habiles pilotes, bien
instruits des courants, on saurait se maintenir sous des latitudes
choisies et jouir а son grй d'un printemps йternel!»

Jasper Hobson ne pouvait que sourire aux rкveries de
l'enthousiaste Paulina Barnett. L'audacieuse femme se laissait
entraоner avec tant de grвce, elle ressemblait si bien а cette оle
Victoria qui marchait sans aucunement trahir sa marche! Certes,
йtant donnйe la situation, on pouvait ne pas se plaindre de cette
йtrange faзon de courir les mers, mais а la condition, toutefois,
que l'оle ne menaзвt point а chaque instant de fondre et de
s'effondrer dans l'abоme.

La nuit se passa. On dormit quelques heures. Au rйveil, on
dйjeuna, et chacun trouva le dйjeuner excellent. Des broussailles
bien flambantes ranimиrent les jambes des dormeurs, un peu
engourdis par le froid de la nuit.

А six heures du matin, Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson et le
sergent Long se remettaient en route.

La cфte, depuis le cap Michel jusqu'а l'ancien port Barnett, se
dirigeait presque en droite ligne du sud au nord, sur une longueur
de onze milles environ. Elle n'offrait aucune particularitй et ne
semblait pas avoir souffert depuis la rupture de l'isthme. C'йtait
une lisiиre gйnйralement basse, peu ondulйe. Le sergent Long, sur
l'ordre du lieutenant, plaзa quelques repиres en arriиre du
littoral, qui permettraient plus tard d'en reconnaоtre les
modifications.

Le lieutenant Hobson dйsirait, et pour cause, rallier le Fort-
Espйrance le soir mкme. De son cфtй, Mrs. Paulina Barnett avait
hвte de revoir ses compagnons, ses amis, et, dans les conditions
oщ ils se trouvaient, il ne fallait pas prolonger l'absence du
chef de la factorerie.

On marcha donc vite, en coupant par une ligne oblique, et, а midi,
on tournait le petit promontoire qui dйfendait autrefois le port
Barnett contre les vents de l'est.

De ce point au Fort-Espйrance il ne fallait plus compter qu'une
huitaine de milles. Avant quatre heures du soir, ces huit milles
йtaient franchis, et le retour des explorateurs йtait saluй par
les hurrahs du caporal Joliffe.




V.

Du 25 juillet au 20 aoыt.


Le premier soin de Jasper Hobson, en rentrant au fort, fut
d'interroger Thomas Black sur l'йtat de la petite colonie. Aucun
changement n'avait eu lieu depuis vingt-quatre heures. Mais l'оle,
ainsi que le dйmontra une observation subsйquente, s'йtait
abaissйe d'un degrй en latitude, c'est-а-dire qu'elle avait dйrivй
vers le sud, tout en gagnant dans l'ouest. Elle se trouvait alors
а la hauteur du cap des Glaces, petite pointe de la Gйorgie
occidentale, et а deux cents milles de la cфte amйricaine. La
vitesse du courant, en ces parages, semblait кtre un peu moins
forte que dans la partie orientale de la mer Arctique, mais l'оle
se dйplaзait toujours, et, au grand ennui de Jasper Hobson, elle
gagnait du cфtй du dйtroit de Behring. On n'йtait encore qu'au 24
juillet, et il suffisait d'un courant un peu rapide pour
l'entraоner, en moins d'un mois, а travers le dйtroit et jusque
dans les flots йchauffйs du Pacifique, oщ elle fondrait «comme un
morceau de sucre dans un verre d'eau».

Mrs. Paulina Barnett fit connaоtre а Madge le rйsultat de son
exploration autour de l'оle; elle lui indiqua la disposition des
couches stratifiйes sur la partie rompue de l'isthme, l'йpaisseur
de l'icefield йvaluйe а cinq pieds au-dessous du niveau de la mer,
l'incident du sergent Long et son bain involontaire, enfin toutes
ces raisons qui pouvaient amener а chaque instant la rupture ou
l'affaissement du glaзon.

Cependant, l'idйe d'une sйcuritй complиte rйgnait dans la
factorerie. Jamais la pensйe ne fыt venue а ces braves gens que le
Fort-Espйrance flottait sur un abоme, et que la vie de ses
habitants йtait а chaque minute en danger. Ils йtaient tous bien
portants. Le temps йtait beau, le climat sain et vivifiant. Hommes
et femmes rivalisaient de bonne humeur et de belle santй. Le bйbй
Michel venait а ravir; il commenзait а faire de petits pas dans
l'enceinte du fort, et le caporal Joliffe, qui en raffolait,
voulait dйjа lui apprendre le maniement du mousqueton et les
premiers principes de l'йcole du soldat. Ah! si Mrs. Joliffe lui
eыt donnй un pareil fils, quel guerrier il en eыt fait! Mais
l'intйressante famille Joliffe ne prospйrait pas, et le ciel,
jusqu'alors du moins, lui refusait une bйnйdiction qu'elle
implorait chaque jour.

Quant aux soldats, ils ne manquaient pas de besogne. Mac Nap, le
charpentier, et ses ouvriers, Petersen, Belcher, Garry, Pond,
Hope, travaillaient avec ardeur а la construction du bateau,
opйration longue et difficile, qui devait durer plusieurs mois.
Mais, comme cette embarcation ne pourrait кtre utilisйe qu'а l'йtй
prochain, aprиs la dйbвcle des glaces, on ne nйgligea pas pour
elle les travaux plus spйcialement relatifs а la factorerie.
Jasper Hobson laissait faire, comme si la durйe du fort eыt йtй
assurйe pour un temps illimitй. Il persistait а tenir ses hommes
dans l'ignorance de leur situation. Plusieurs fois, cette question
assez grave avait йtй traitйe par ce qu'on pourrait appeler
«l'йtat-major» du Fort-Espйrance. Mrs. Paulina Barnett et Madge ne
partageaient pas absolument les idйes du lieutenant а ce sujet. Il
leur semblait que leurs compagnons, йnergiques et rйsolus,
n'йtaient pas gens а dйsespйrer, et qu'en tout cas, le coup serait
certainement plus rude, lorsque les dangers de la situation se
seraient tellement accrus qu'on ne pourrait plus les leur cacher.
Mais, malgrй la valeur de cet argument, Jasper Hobson ne se rendit
pas, et on doit dire que, sur cette question, il fut soutenu par
le sergent Long. Peut-кtre, aprиs tout, avaient-ils raison tous
deux, ayant pour eux l'expйrience des choses et des hommes.

Aussi les travaux d'appropriation et de dйfense du fort furent-ils
continuйs. L'enceinte palissadйe, renforcйe de nouveaux pieux et
surйlevйe en maint endroit, forma une circonvallation trиs
sйrieusement dйfensive, Maоtre Mac Nap exйcuta mкme un des projets
qui lui tenaient le plus au coeur, et que son chef approuva. Aux
angles qui formaient saillant sur le lac, il йleva deux petites
poivriиres aiguлs qui complйtaient l'oeuvre, et le caporal Joliffe
soupirait aprиs le moment oщ il irait y relever les sentinelles.
Cela donnait а l'ensemble des constructions un aspect militaire
qui le rйjouissait.

La palissade entiиrement achevйe, Mac Nap, se rappelant les
rigueurs du dernier hiver, construisit un nouveau hangar а bois
sur le flanc mкme de la maison principale, а droite, de telle
sorte qu'on pouvait communiquer avec ce hangar bien clos, par une
porte intйrieure, sans кtre obligй de s'aventurer au-dehors. De
cette faзon, le combustible serait toujours sous la main des
consommateurs. Sur le flanc gauche, le charpentier bвtit, en
retour, une vaste salle destinйe au logement des soldats, de faзon
а dйbarrasser du lit de camp la salle commune. Cette salle fut
uniquement consacrйe, dйsormais, aux repas, aux jeux, au travail.
Le nouveau logement, depuis lors, servit exclusivement
d'habitation aux trois mйnages qui furent йtablis dans des
chambres particuliиres, et aux autres soldats de la colonie. Un
magasin spйcial, destinй aux fourrures, fut йgalement йlevй en
arriиre de la maison, prиs de la poudriиre, ce qui laissa libre
tout le grenier, dont les chevrons et les fermes furent assujettis
au moyen de crampons de fer, de maniиre а dйfier toute agression.

Mac Nap avait aussi l'intention de construire une petite chapelle
en bois. Cet йdifice йtait compris dans les plans primitifs de
Jasper Hobson et devait complйter l'ensemble de la factorerie.
Mais son йrection fut remise а la prochaine saison d'йtй.

Avec quel soin, quel zиle, quelle activitй le lieutenant Hobson
aurait autrefois suivi tous ces dйtails de son йtablissement! S'il
eыt bвti sur un terrain solide, avec quel plaisir il aurait vu ces
maisons, ces hangars, ces magasins, s'йlever autour de lui! Et ce
projet, dйsormais inutile, qu'il avait formй de couronner le cap
Bathurst par un ouvrage qui eыt assurй la sйcuritй du Fort-
Espйrance! Le Fort-Espйrance! Ce nom, maintenant, lui serrait le
coeur! Le cap Bathurst avait pour jamais quittй le continent
amйricain, et le Fort-Espйrance se fыt plus justement appelй le
Fort Sans-Espoir!

Ces divers travaux occupиrent la saison tout entiиre, et les bras
ne chфmиrent pas. La construction du bateau marchait
rйguliиrement. D'aprиs les plans de Mac Nap, il devait jauger une
trentaine de tonneaux, et cette capacitй serait suffisante pour
qu'il pыt, dans la belle saison, transporter une vingtaine de
passagers pendant quelques centaines de milles. Le charpentier
avait heureusement trouvй quelques bois courbes qui lui avaient
permis d'йtablir les premiers couples de l'embarcation, et bientфt
l'йtrave et l'йtambot, fixйs а la quille, se dressиrent sur le
chantier disposй au pied du cap Bathurst.

Tandis que les charpentiers maniaient la hache, la scie,
l'herminette, les chasseurs faisaient la chasse au gibier
domestique, rennes et liиvres polaires, qui abondaient aux
environs de la factorerie. Le lieutenant avait, d'ailleurs,
enjoint а Sabine et а Marbre de ne point s'йloigner, leur donnant
pour raison que tant que l'йtablissement ne serait pas achevй, il
ne voulait pas laisser aux alentours des traces qui pussent
attirer quelque parti ennemi. La vйritй est que Jasper Hobson ne
voulait pas laisser soupзonner les changements survenus а la
presqu'оle.

Il arriva mкme un jour que Marbre, ayant demandй si le moment
n'йtait pas venu d'aller а la baie des Morses et de recommencer la
chasse aux amphibies, dont la graisse fournissait un excellent
combustible, Jasper Hobson rйpondit vivement:

«Non, c'est inutile, Marbre!»

Le lieutenant Hobson savait bien que la baie des Morses йtait
restйe а plus de deux cents milles dans le sud et que les
amphibies ne frйquentaient plus les rivages de l'оle!

Il ne faudrait pas croire, on le rйpиte, que Jasper Hobson
considйrвt la situation comme dйsespйrйe. Loin de lа, et plus
d'une fois il s'en йtait franchement expliquй, soit avec Mrs.
Paulina Barnett, soit avec le sergent Long. Il affirmait, de la
faзon la plus catйgorique, que l'оle rйsisterait jusqu'au moment
oщ les froids de l'hiver viendraient а la fois йpaissir sa couche
de glace et l'arrкter dans sa marche.

En effet, aprиs son voyage d'exploration, Jasper Hobson avait
exactement relevй le pйrimиtre de son nouveau domaine. L'оle
mesurait plus de quarante milles de tour[11], ce qui lui attribuait
une superficie de cent quarante milles carrйs au moins. Pour
donner un terme de comparaison, l'оle Victoria йtait un peu plus
grande encore que l'оle Sainte Hйlиne. Son pйrimиtre йgalait а peu
prиs celui de Paris, а la ligne des fortifications. Au cas mкme oщ
elle se fыt divisйe en fragments, les fragments pouvaient encore
conserver une grande йtendue qui les aurait rendus habitables
pendant quelque temps.

А Mrs. Paulina Barnett, qui s'йtonnait qu'un champ de glace eыt
une telle superficie, le lieutenant Hobson rйpondait par les
observations mкmes des navigateurs arctiques. Il n'йtait pas rare
que Parry, Penny, Franklin, dans les traversйes des mers polaires,
eussent rencontrй des icefields, longs de cent milles et larges de
cinquante. Le capitaine Kellet abandonna mкme son navire sur un
champ de glace qui ne mesurait pas moins de trois cents milles
carrйs. Qu'йtait, en comparaison, l'оle Victoria?

Cependant, sa grandeur devait кtre suffisante pour qu'elle
rйsistвt jusqu'aux froids de l'hiver, avant que les courants d'eau
plus chaude eussent dissous sa base. Jasper Hobson ne faisait
aucun doute а cet йgard, et, il faut le dire, il n'йtait dйsespйrй
que de voir tant de peines inutiles, tant d'efforts perdus, tant
de plans dйtruits, et son rкve, si prкt а se rйaliser, tout а vau-
l'eau. On conзoit qu'il ne pыt prendre aucun intйrкt aux travaux
actuels. Il laissait faire, voilа tout!

Mrs. Paulina Barnett, elle, faisait, suivant l'expression usitйe,
contre fortune bon coeur. Elle encourageait le travail de ses
compagnes et y participait mкme, comme si l'avenir lui eыt
appartenu. Ainsi, voyant avec quel intйrкt Mrs. Joliffe s'occupait
de ses semailles, elle l'aidait journellement par ses conseils.
L'oseille et les chochlйarias avaient fourni une belle rйcolte, et
cela grвce au caporal, qui, avec le sйrieux et la tйnacitй d'un
mannequin, dйfendait les terrains ensemencйs contre des milliers
d'oiseaux de toutes sortes.

La domestication des rennes avait parfaitement rйussi. Plusieurs
femelles avaient mis bas, et le petit Michel fut mкme en partie
nourri avec du lait de renne. Le total du troupeau s'йlevait alors
а une trentaine de tкtes. On menait paоtre ces animaux sur les
parties gazonneuses du cap Bathurst, et on faisait provision de
l'herbe courte et sиche, qui tapissait les talus, pour les besoins
de l'hiver. Ces rennes, dйjа trиs familiarisйs avec les gens du
fort, trиs faciles d'ailleurs а domestiquer, ne s'йloignaient pas
de l'enceinte, et quelques-uns avaient йtй employйs au tirage des
traоneaux pour le transport du bois.

En outre, un certain nombre de leurs congйnиres, qui erraient aux
alentours de la factorerie, se laissиrent prendre au traquenard
creusй а mi-chemin du fort et du port Barnett. On se rappelle que,
l'annйe prйcйdente, ce traquenard avait servi а la capture d'un
ours gigantesque. Pendant cette saison, ce furent des rennes qui
tombиrent frйquemment dans ce piиge. La chair de ceux-ci fut
salйe, sйchйe et conservйe pour l'alimentation future. On prit au
moins une vingtaine de ces ruminants, que l'hiver devait bientфt
ramener vers des rйgions moins йlevйes en latitude.

Mais, un jour, par suite de la conformation du sol, le traquenard
fut mis hors d'usage, et, le 5 aoыt, le chasseur Marbre, revenant
de le visiter, aborda Jasper Hobson, en lui disant d'un ton assez
singulier:

«Je reviens de faire ma visite quotidienne au traquenard, mon
lieutenant.

-- Eh bien, Marbre, rйpondit Jasper Hobson, j'espиre que vous
aurez йtй aussi heureux aujourd'hui qu'hier, et qu'un couple de
rennes aura donnй dans votre piиge?

-- Non, mon lieutenant... non... rйpondit Marbre avec un certain
embarras.

-- Quoi! votre traquenard n'a pas fourni son contingent habituel?

-- Non, et si quelque bкte йtait tombйe dans notre fosse, elle s'y
serait certainement noyйe.

-- Noyйe! s'йcria le lieutenant, en regardant le chasseur d'un
oeil inquiet.

-- Oui, mon lieutenant, rйpondit Marbre, qui observait
attentivement son chef, la fosse est remplie d'eau.

-- Bon, rйpondit Jasper Hobson, du ton d'un homme qui n'attachait
aucune importance а ce fait, vous savez que cette fosse йtait en
partie creusйe dans la glace. Les parois auront fondu aux rayons
du soleil, et alors...

-- Je vous demande pardon de vous interrompre, mon lieutenant,
rйpondit Marbre, mais cette eau ne peut aucunement provenir de la
fusion de la glace.

-- Pourquoi, Marbre?

-- Parce que, si la glace l'avait produite, cette eau serait
douce, comme vous me l'avez expliquй dans le temps, et qu'au
contraire, l'eau qui remplit notre fosse est salйe!»

Si maоtre de lui qu'il fыt, Jasper Hobson pвlit lйgиrement et ne
rйpondit rien.

«D'ailleurs, ajouta le chasseur, j'ai voulu sonder la fosse pour
reconnaоtre la hauteur de l'eau, et, а ma grande surprise, je vous
l'avoue, je n'ai point trouvй de fond.

-- Eh bien, Marbre, que voulez-vous? rйpondit vivement Jasper
Hobson, il n'y a pas lа de quoi s'йtonner. Quelque fracture du sol
aura йtabli une communication entre le traquenard et la mer! Cela
arrive quelquefois... mкme dans les terrains les plus solides!
Ainsi, ne vous inquiйtez pas, mon brave chasseur. Renoncez, pour
le moment, а employer le traquenard, et contentez-vous de tendre
des trappes aux environs du fort.»

Marbre porta la main а son front, en guise de salut, et, tournant
sur ses talons, il quitta le lieutenant, non sans avoir jetй sur
son chef un singulier regard.

Jasper Hobson demeura pensif pendant quelques instants. C'йtait
une grave nouvelle que venait de lui apprendre le chasseur Marbre.
Il йtait йvident que le fond de la fosse, successivement aminci
par les eaux plus chaudes, avait crevй, et que la surface de la
mer formait maintenant le fond du traquenard.

Jasper Hobson alla trouver le sergent Long et lui fit connaоtre
cet incident. Tous deux, sans кtre aperзus de leurs compagnons, se
rendirent sur le rivage, au pied du cap Bathurst, а cet endroit du
littoral oщ ils avaient йtabli des marques et des repиres.

Ils les consultиrent. Depuis leur derniиre observation, le niveau
de l'оle flottante s'йtait abaissй de six pouces!

«Nous nous enfonзons peu а peu! murmura le sergent Long. Le champ
de glace s'use par-dessous!

-- Oh! l'hiver! l'hiver!» s'йcria Jasper Hobson, en frappant du
pied ce sol maudit. Mais aucun symptфme n'annonзait encore
l'approche de la saison froide. Le thermomиtre se maintenait, en
moyenne, а cinquante-neuf degrйs Fahrenheit (15° centigr. au-
dessus de zйro), et pendant les quelques heures que durait la
nuit, la colonne mercurielle s'abaissait а peine de trois а quatre
degrйs.

Les prйparatifs du prochain hivernage furent continuйs avec
beaucoup de zиle. On ne manquait de rien, et vйritablement, bien
que le Fort-Espйrance n'eыt pas йtй ravitaillй par le dйtachement
du capitaine Craventy, on pouvait attendre en toute sйcuritй les
longues heures de la nuit arctique. Seules, les munitions durent
кtre mйnagйes. Quant aux spiritueux, dont on faisait d'ailleurs
une consommation peu importante, et au biscuit, qui ne pouvait
кtre remplacй, il en restait encore une rйserve assez
considйrable. Mais la venaison fraоche et la viande conservйe se
renouvelaient sans cesse, et cette alimentation, abondante et
saine, а laquelle se joignaient quelques plantes antiscorbutiques,
maintenait en excellente santй tous les membres de la petite
colonie.

D'importantes coupes de bois furent faites dans la futaie qui
bordait la cфte orientale du lac Barnett. Nombre de bouleaux, de
pins et de sapins tombиrent sous la hache de Mac Nap, et ce furent
les rennes domestiques qui charriиrent tout ce combustible au
magasin. Le charpentier n'йpargnait pas la petite forкt, tout en
amйnageant convenablement ses abatis. Il devait penser,
d'ailleurs, que le bois ne manquerait pas sur cette оle, qu'il
regardait encore comme une presqu'оle. En effet, toute la portion
du territoire avoisinant le cap Michel йtait riche en essences
diverses.

Aussi, maоtre Mac Nap s'extasiait-il souvent et fйlicitait-il son
lieutenant d'avoir dйcouvert ce territoire bйni du ciel, sur
lequel le nouvel йtablissement ne pouvait que prospйrer. Du bois,
du gibier, des animaux а fourrures qui s'empilaient d'eux-mкmes
dans les magasins de la Compagnie! Un lagon pour pкcher, et dont
les produits variaient agrйablement l'ordinaire! De l'herbe pour
les animaux, et «une double paie pour les gens», eыt certainement
ajoutй le caporal Joliffe! N'йtait-il pas, ce cap Bathurst, un
bout de terre privilйgiйe, dont on ne trouverait pas l'йquivalent
sur tout le domaine du continent arctique? Ah! certes, le
lieutenant Hobson avait eu la main heureuse, et il fallait en
remercier la Providence, car ce territoire devait кtre unique au
monde!

Unique au monde! Honnкte Mac Nap! Il ne savait pas si bien dire,
ni quelles angoisses il йveillait dans le coeur de son lieutenant,
quand il parlait ainsi!

On pense bien que, dans la petite colonie, la confection des
vкtements d'hiver ne fut pas nйgligйe. Mrs. Paulina Barnett et
Madge, Mrs. Raл et Mac Nap, et Mrs. Joliffe, quand ses fourneaux
lui laissaient quelque rйpit, travaillaient assidыment. La
voyageuse savait qu'il faudrait avant peu quitter le fort, et, en
prйvision d'un long trajet sur les glaces, quand, en plein hiver,
il s'agirait de regagner le continent amйricain, elle voulait que
chacun fыt solidement et chaudement vкtu. Ce serait un terrible
froid а affronter pendant la longue nuit polaire, et а braver
durant bien des jours, si l'оle Victoria ne s'immobilisait qu'а
une grande distance du littoral! Pour franchir ainsi des centaines
de milles, dans ces conditions, il ne fallait nйgliger ni le
vкtement, ni la chaussure. Aussi, Mrs. Paulina Barnett et Madge
donnиrent-elles tous leurs soins aux confections. Comme on le
pense bien, les fourrures, qu'il serait vraisemblablement
impossible de sauver, furent employйes sous toutes les formes. On
les ajustait en double, de maniиre que le vкtement prйsentвt le
poil а l'intйrieur comme а l'extйrieur. Et il йtait certain que,
le moment venu, ces dignes femmes de soldats et les soldats eux-
mкmes, aussi bien que leurs officiers, seraient vкtus de
pelleteries du plus haut prix, que leur eussent enviйes les plus
riches ladies ou les plus opulentes princesses russes. Sans doute,
Mrs. Raл, Mrs. Mac Nap et Mrs. Joliffe s'йtonnиrent un peu de
l'emploi qui йtait fait des richesses de la Compagnie. Mais
l'ordre du lieutenant Hobson йtait formel. D'ailleurs, les
martres, les visons, les rats musquйs, les castors, les renards
mкme pullulaient sur le territoire, et les fourrures ainsi
dйpensйes seraient remplacйes facilement, quand on le voudrait,
avec quelques coups de fusil ou de trappe. Au surplus, lorsque
Mrs. Mac Nap vit le dйlicieux vкtement d'hermine que Madge avait
confectionnй pour son bйbй, vraiment elle ne trouva plus la chose
extraordinaire!

Ainsi s'йcoulиrent les journйes jusque dans la moitiй du mois
d'aoыt. Le temps avait toujours йtй beau, le ciel quelquefois
brumeux, mais le soleil avait vite fait de boire ces brumes.

Chaque jour, le lieutenant Jasper Hobson faisait le point, en
ayant soin toutefois de s'йloigner du fort, afin de ne point
йveiller les soupзons de ses compagnons par ces observations
quotidiennes. Il visitait aussi les diverses parties de l'оle, et,
fort heureusement, il n'y remarqua aucune modification importante.

Au 16 aoыt, l'оle Victoria se trouvait, en longitude, par 167°27',
et, en latitude, par 70°49'. Elle s'йtait donc un peu reportйe au
sud depuis quelque temps, mais sans, pour cela, s'кtre rapprochйe
de la cфte, qui, se recourbant, dans cette direction lui restait
encore а plus de deux cents milles dans le sud-est.

Quant au chemin parcouru par l'оle depuis la rupture de l'isthme
ou plutфt depuis la derniиre dйbвcle des glaces, on pouvait
l'estimer dйjа а onze ou douze cents milles vers l'ouest.

Mais qu'йtait-ce que ce parcours comparй а l'йtendue de la mer
immense? N'avait-on pas vu dйjа des bвtiments dйriver, sous
l'action des courants, pendant des milliers de milles, tels que le
navire anglais _Resolute_, le brick amйricain _Advance_, et enfin
le _Fox_, qui, sur un espace de plusieurs degrйs, furent emportйs
avec leurs champs de glace, jusqu'au moment oщ l'hiver les arrкta
dans leur marche!




VI.

Dix jours de tempкte.


Pendant les quatre jours du 17 au 20 aoыt, le temps fut
constamment beau, et la tempйrature assez йlevйe. Les brumes de
l'horizon ne se changиrent point en nuages. Il йtait rare mкme que
l'atmosphиre se maintоnt dans un tel йtat de puretй sous une zone
si йlevйe en latitude. On le conзoit, ces conditions climatйriques
ne pouvaient satisfaire le lieutenant Hobson.

Mais, le 21 aoыt, le baromиtre annonзa un changement prochain dans
l'йtat atmosphйrique. La colonne de mercure baissa subitement de
quelques milliиmes. Cependant, elle remonta le lendemain, puis
redescendit, et ce fut le 23 seulement que son abaissement se fit
d'une maniиre continue.

Le 24 aoыt, en effet, les vapeurs, accumulйes peu а peu au lieu de
se dissiper, s'йlevиrent dans l'atmosphиre. Le soleil, au moment
de sa culmination, fut entiиrement voilй, et le lieutenant Hobson
ne put faire son point. Le lendemain, le vent s'йtablit au nord-
ouest, il souffla en grande brise, et, pendant certaines
accalmies, la pluie tomba avec abondance. Cependant, la
tempйrature ne se modifia pas d'une faзon trиs sensible, et le
thermomиtre se tint а cinquante-quatre degrйs Fahrenheit (12°
centigr. au-dessus de zйro).

Trиs heureusement, а cette йpoque, les travaux projetйs йtaient
exйcutйs, et Mac Nap venait d'achever la carcasse de
l'embarcation, qui йtait bordйe et membrйe. On pouvait mкme, sans
inconvйnient, suspendre la chasse aux animaux comestibles, les
rйserves йtant suffisantes. D'ailleurs, le temps devint bientфt si
mauvais, le vent si violent, la pluie si pйnйtrante, les
brouillards si intenses, que l'on dut renoncer а quitter
l'enceinte du fort.

«Que pensez-vous de ce changement de temps, monsieur Hobson?
demanda Mrs. Paulina Barnett, dans la matinйe du 27 aoыt, en
voyant la fureur de la tourmente s'accroоtre d'heure en heure. Ne
peut-il nous кtre favorable?

-- Je ne saurais l'affirmer, madame, rйpondit le lieutenant
Hobson, mais je vous ferai observer que tout vaut mieux pour nous
que ce temps magnifique, pendant lequel le soleil йchauffe
continuellement les eaux de la mer. En outre, je vois que le vent
s'est fixй au nord-ouest, et comme il est trиs violent, notre оle,
par sa masse mкme, ne peut йchapper а son influence. Je ne serais
donc pas йtonnй qu'elle se rapprochвt du continent amйricain.

-- Malheureusement, dit le sergent Long, nous ne pourrons pas
relever chaque jour notre situation. Au milieu de cette atmosphиre
embrumйe, il n'y a plus ni soleil, ni lune, ni йtoiles! Allez donc
prendre hauteur dans ces conditions!

-- Bon, sergent Long, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, si la terre
nous apparaоt, nous saurons bien la reconnaоtre, je vous le
garantis. Quelle qu'elle soit, d'ailleurs, elle sera bien venue.
Remarquez que ce sera nйcessairement une portion quelconque de
l'Amйrique russe et probablement la Gйorgie occidentale.

-- Cela est prйsumable, en effet, ajouta Jasper Hobson, car,
malheureusement pour nous, il n'y a, dans toute cette portion de
la mer Arctique, ni un оlot, ni une оle, ni mкme une roche а
laquelle nous puissions nous raccrocher!

-- Eh! dit Mrs. Paulina Barnett, pourquoi notre vйhicule ne nous
transporterait-il pas tout droit а la cфte d'Asie? Ne peut-il,
sous l'influence des courants, passer а l'ouvert du dйtroit de
Behring et aller se souder au pays des Tchouktchis?

-- Non, madame, non, rйpondit le lieutenant Hobson, notre glaзon
rencontrerait bientфt le courant du Kamtchatka et il serait
rapidement reportй dans le nord-est, ce qui serait fort
regrettable. Non. Il est plus probable que, sous la poussйe du
vent de nord-ouest, nous nous rapprocherons des rivages de
l'Amйrique russe!

-- Il faudra veiller, monsieur Hobson, dit la voyageuse, et autant
que possible reconnaоtre notre direction.

-- Nous veillerons, madame, rйpondit Jasper Hobson, bien que ces
йpaisses brumes limitent singuliиrement nos regards. Au surplus,
si nous sommes jetйs а la cфte, le choc sera violent et nous le
ressentirons nйcessairement. Espйrons qu'а ce moment l'оle ne se
brisera pas en morceaux! C'est lа un danger! Mais enfin, s'il se
produit, nous aviserons. Jusque-lа, rien а faire.»

Il va sans dire que cette conversation ne se tenait pas dans la
salle commune, oщ la plupart des soldats et les femmes йtaient
installйs pendant les heures de travail. Mrs. Paulina Barnett
causait de ces choses dans sa propre chambre, dont la fenкtre
s'ouvrait sur la partie antйrieure de l'enceinte. C'est а peine si
l'insuffisante lumiиre du jour pйnйtrait а travers les opaques
vitres. On entendait, au-dehors, la bourrasque passer comme une
avalanche. Heureusement, le cap Bathurst dйfendait la maison
contre les rafales du nord-est. Cependant, le sable et la terre,
enlevйs au sommet du promontoire, tombaient sur la toiture et y
crйpitaient comme grкle. Mac Nap fut de nouveau fort inquiet pour
ses cheminйes et principalement pour celle de la cuisine, qui
devait fonctionner toujours. Aux mugissements du vent se mкlait le
bruit terrible que faisait la mer dйmontйe, en se brisant sur le
littoral. La tempкte tournait а l'ouragan.

Malgrй les violences de la rafale, Jasper Hobson, dans la journйe
du 28 aoыt, voulut absolument monter au cap Bathurst, afin
d'observer, en mкme temps que l'horizon, l'йtat de la mer et du
ciel. Il s'enveloppa donc de maniиre а ne donner dans ses
vкtements aucune prise а l'air violemment chassй, puis il
s'aventura au-dehors.

Le lieutenant Hobson arriva sans grande peine, aprиs avoir
traversй la cour intйrieure, au pied du cap. Le sable et la terre
l'aveuglaient, mais du moins, abritй par l'йpaisse falaise, il
n'eut pas а lutter directement contre le vent.

Le plus difficile, pour Jasper Hobson, fut alors de s'йlever sur
les flancs du massif, qui йtaient taillйs presque а pic de ce
cфtй. Il y parvint, cependant, en s'accrochant aux touffes
d'herbes, et il arriva ainsi au sommet du cap. En cet endroit, la
force de l'ouragan йtait telle, qu'il n'aurait pu se tenir ni
debout, ni assis. Il dut donc s'йtendre sur le ventre, au revers
mкme du talus, et se cramponner aux arbrisseaux, ne laissant ainsi
que la partie supйrieure de sa tкte exposйe aux rafales.

Jasper Hobson regarda а travers les embruns qui passaient au-
dessus de lui comme des nappes liquides. L'aspect de l'Ocйan et du
ciel йtait vraiment terrible. Tous deux se confondaient dans les
brumailles а un demi-mille du cap. Au-dessus de sa tкte, Jasper
Hobson voyait des nuages bas et йchevelйs courir avec une
effrayante vitesse, tandis que de longues bandes de vapeurs
s'immobilisaient vers le zйnith. Par instants, il se faisait un
grand calme dans l'air, et l'on n'entendait plus que les bruits
dйchirants du ressac et le choc des lames courroucйes. Puis, la
tempкte atmosphйrique reprenait avec une fureur sans йgale, et le
lieutenant Hobson sentait le promontoire trembler sur sa base. En
de certains moments, la pluie йtait si violemment injectйe, que
ses raies, presque horizontales, formaient autant de milliers de
jets d'eau que le vent cinglait comme une mitraille.

C'йtait bien lа un ouragan, dont la source йtait placйe dans la
plus mauvaise partie du ciel. Ce vent de nord-est pouvait durer
longtemps et longtemps bouleverser l'atmosphиre. Mais Jasper
Hobson ne s'en plaignait pas. Lui qui, en toute autre
circonstance, eыt dйplorй les dйsastreux effets d'une telle
tempкte, l'applaudissait alors! Si l'оle rйsistait -- et on
pouvait l'espйrer --, elle serait inйvitablement rejetйe dans le
sud-ouest sous la poussйe de ce vent supйrieur aux courants de la
mer, et lа, dans le sud-ouest, йtait le continent, lа le salut!
Oui, pour lui, pour ses compagnons, pour tous, il fallait que la
tempкte durвt jusqu'au moment oщ elle les aurait jetйs а la cфte,
quelle qu'elle fыt. Ce qui eыt йtй la perte d'un navire йtait le
salut de l'оle errante.

Pendant un quart d'heure, Jasper Hobson demeura ainsi courbй sous
le fouet de l'ouragan, trempй par les douches d'eau de mer et
d'eau de pluie, se cramponnant au sol avec l'йnergie d'un homme
qui se noie, cherchant а surprendre enfin les chances que pouvait
lui donner cette tempкte. Puis il redescendit, se laissa glisser
sur les flancs du cap, traversa la cour au milieu des tourbillons
de sable et rentra dans la maison.

Le premier soin de Jasper Hobson fut d'annoncer а ses compagnons
que l'ouragan ne semblait pas avoir encore atteint son maximum
d'intensitй et qu'on devait s'attendre а ce qu'il se prolongeвt
pendant plusieurs jours. Mais le lieutenant annonзa cela d'un ton
singulier, comme s'il eыt apportй quelque bonne nouvelle, et les
habitants de la factorerie ne purent s'empкcher de le regarder
avec un certain sentiment de surprise. Leur chef avait vraiment
l'air de faire bon accueil а cette lutte des йlйments.

Pendant la journйe du 30, Jasper Hobson, bravant encore une fois
les rafales, retourna, sinon au sommet du cap Bathurst, du moins а
la lisiиre du littoral. Lа, sur ce rivage accore, а la limite des
longues lames qui le frappaient de biais, il aperзut quelques
longues herbes inconnues а la flore de l'оle.

Ces herbes йtaient encore fraоches! C'йtaient de longs filaments
de varechs qui, on n'en pouvait douter, avaient йtй rйcemment
arrachйs au continent amйricain! Ce continent n'йtait donc plus
йloignй! Le vent de nord-est avait donc repoussй l'оle en dehors
du courant qui l'emportait jusqu'alors! Ah! Christophe Colomb ne
se sentit pas plus de joie au coeur, quand il rencontra ces herbes
errantes qui lui annonзaient la proximitй de la terre!

Jasper Hobson revint au fort. Il fit part de sa dйcouverte а Mrs.
Paulina Barnett et au sergent Long. En ce moment, il eut presque
envie de tout avouer а ses compagnons, tant il se croyait assurй
de leur salut. Mais un dernier pressentiment le retint. Il se tut.

Cependant, durant ces interminables journйes de sйquestration, les
habitants du fort ne demeuraient point inactifs. Ils occupaient
leur temps aux travaux de l'intйrieur. Quelquefois aussi, ils
pratiquaient des rigoles dans la cour afin de faire йcouler les
eaux qui s'amassaient entre la maison et les magasins. Mac Nap, un
clou d'une main, un marteau de l'autre, avait toujours quelque
rajustement а opйrer dans un coin quelconque. On travaillait ainsi
pendant toute la journйe, sans trop se prйoccuper des violences de
la tempкte. Mais, la nuit venue, il semblait que la violence de
l'ouragan redoublвt. Il йtait impossible de dormir. Les rafales
s'abattaient sur la maison comme autant de coups de massue. Il
s'йtablissait parfois une sorte de remous entre le promontoire et
le fort. C'йtait comme une trombe, une tornade partielle qui
enlaзait la maison. Les ais craquaient alors, les poutres
menaзaient de se disjoindre, et l'on pouvait craindre que toute la
construction ne s'en allвt par morceaux. De lа, pour le
charpentier, des transes continuelles, et pour ses hommes
l'obligation de demeurer constamment sur le qui-vive. Quant а
Jasper Hobson, ce n'йtait pas la soliditй de la maison qui le
prйoccupait, mais bien celle de ce sol sur lequel il l'avait
bвtie. La tempкte devenait dйcidйment si violente, la mer se
faisait si monstrueuse, qu'on pouvait justement redouter une
dislocation de l'icefield. Il semblait impossible que l'йnorme
glaзon, diminuй sur son йpaisseur, rongй а sa base, soumis aux
incessantes dйnivellations de l'Ocйan, pыt rйsister longtemps.
Sans doute les habitants qu'il portait ne ressentaient pas les
agitations de la houle, tant sa masse йtait considйrable, mais il
ne les en subissait pas moins. La question se rйduisait donc а
ceci: l'оle durerait-elle jusqu'au moment oщ elle serait jetйe а
la cфte? Ne se mettrait-elle pas en piиces avant d'avoir heurtй la
terre ferme?

Quant а avoir rйsistй jusqu'alors, cela n'йtait pas douteux. Et
c'est ce que Jasper Hobson expliqua catйgoriquement а Mrs. Paulina
Barnett. En effet, si la dislocation se fыt dйjа produite, si
l'icefield eыt йtй divisй en glaзons plus petits, si l'оle se fыt
rompue en оlots nombreux, les habitants du Fort-Espйrance s'en
seraient aussitфt aperзus, car celui des morceaux de l'оle qui les
eыt encore portйs ne serait pas restй indiffйrent а l'йtat de la
mer; il aurait subi l'action de la houle; des mouvements de
tangage et de roulis l'auraient secouй avec ceux qui flottaient а
sa surface, comme des passagers а bord d'un navire battu par la
mer. Or, cela n'йtait pas. Dans ses observations quotidiennes, le
lieutenant Hobson n'avait jamais surpris ni un mouvement, ni mкme
un tremblement, un frйmissement quelconque de l'оle, qui
paraissait aussi ferme, aussi immobile que si son isthme l'eыt
encore rattachйe au continent amйricain.

Mais la rupture qui n'йtait pas arrivйe pouvait йvidemment se
produire d'un instant а l'autre.

Une extrкme prйoccupation de Jasper Hobson, c'йtait de savoir si
l'оle Victoria, rejetйe hors du courant et poussйe par le vent du
nord-est, s'йtait rapprochйe de la cфte, et, en effet, tout espoir
йtait dans cette chance. Mais, on le conзoit, sans soleil, sans
lune, sans йtoiles, les instruments devenaient inutiles, et la
position actuelle de l'оle ne pouvait кtre relevйe. Si donc on
s'approchait de la terre, on ne le saurait que lorsque la terre
serait en vue, et encore le lieutenant Hobson n'en aurait-il
connaissance en temps utile -- а moins de ressentir un choc -- que
s'il se transportait sur la portion sud de ce dangereux
territoire. En effet, l'orientation de l'оle Victoria n'avait pas
changй d'une faзon apprйciable. Le cap Bathurst pointait encore
vers le nord, comme au temps oщ il formait une pointe avancйe de
la terre amйricaine. Il йtait donc йvident que l'оle, si elle
accostait, atterrirait par sa partie mйridionale, comprise entre
le cap Michel et l'angle qui s'appuyait autrefois а la baie des
Morses. En un mot, c'est par l'ancien isthme que la jonction
s'opйrerait. Il devenait donc essentiel et opportun de reconnaоtre
ce qui se passait de ce cфtй.

Le lieutenant Hobson rйsolut donc de se rendre au cap Michel,
quelque effroyable que fыt la tempкte. Mais il rйsolut aussi
d'entreprendre cette reconnaissance en cachant а ses compagnons le
vйritable motif de son exploration. Seul, le sergent Long devait
l'accompagner, pendant que l'ouragan faisait rage.

Ce jour-lа, 31 aoыt, vers les quatre heures du soir, afin d'кtre
prкt а toute йventualitй, Jasper Hobson fit demander le sergent,
qui vint le trouver dans sa chambre.

«Sergent Long, lui dit-il, il est nйcessaire que nous soyons fixйs
sans retard sur la position de l'оle Victoria, ou, tout au moins,
que nous sachions si ce coup de vent, comme je l'espиre, l'a
rapprochйe du continent amйricain.

-- Cela me paraоt nйcessaire en effet, rйpondit le sergent, et le
plus tфt sera le mieux.

-- De lа, reprit Jasper Hobson, obligation pour nous d'aller dans
le sud de l'оle.

-- Je suis prкt, mon lieutenant.

-- Je sais, sergent Long, que vous кtes toujours prкt а remplir un
devoir. Mais vous n'irez pas seul. Il est bon que nous soyons
deux, pour le cas oщ, quelque terre йtant en vue, il serait urgent
de prйvenir nos compagnons. Et puis il faut que je voie moi-
mкme... Nous irons ensemble.

-- Quand vous le voudrez, mon lieutenant, et а l'instant mкme si
vous le jugez convenable.

-- Nous partirons ce soir, а neuf heures, lorsque tous nos hommes
seront endormis...

-- En effet, la plupart voudraient nous accompagner, rйpondit le
sergent Long, et il ne faut pas qu'ils sachent quel motif nous
entraоne loin de la factorerie.

-- Non, il ne faut pas qu'ils le sachent, rйpondit Jasper Hobson,
et jusqu'au bout, si je le puis, je leur йpargnerai les
inquiйtudes de cette terrible situation.

-- Cela est convenu, mon lieutenant.

-- Vous aurez un briquet, de l'amadou, afin que nous puissions
faire un signal, si cela est nйcessaire, dans le cas, par exemple,
oщ une terre se montrerait dans le sud.

-- Oui.

-- Notre exploration sera rude, sergent.

-- Elle sera rude, en effet, mais n'importe. А propos, mon
lieutenant, et notre voyageuse?

-- Je compte ne pas la prйvenir, rйpondit Jasper Hobson, car elle
voudrait nous accompagner.

-- Et cela est impossible! dit le sergent. Une femme ne pourrait
lutter contre cette rafale! Voyez combien la tempкte redouble en
ce moment!»

En effet, la maison tremblait alors sous l'ouragan а faire
craindre qu'elle ne fыt arrachйe de ses pilotis. «Non! dit Jasper
Hobson, cette vaillante femme ne peut pas, ne doit pas nous
accompagner. Mais, toute rйflexion faite, mieux vaut la prйvenir
de notre projet. Il faut qu'elle soit instruite, afin que si
quelque malheur nous arrivait en route...

-- Oui, mon lieutenant, oui! rйpondit le sergent Long. Il ne faut
rien lui cacher, -- et au cas oщ nous ne reviendrions pas...

-- Ainsi, а neuf heures, sergent.

-- А neuf heures!»

Le sergent Long, aprиs avoir saluй militairement, se retira.

Quelques instants plus tard, Jasper Hobson, s'entretenant avec
Mrs. Paulina Barnett, lui faisait connaоtre son projet
d'exploration. Comme il s'y attendait, la courageuse femme insista
pour l'accompagner, voulant braver avec lui la fureur de la
tempкte. Le lieutenant ne chercha point а l'en dissuader en lui
parlant des dangers d'une expйdition entreprise dans des
conditions semblables, mais il se contenta de dire qu'en son
absence, la prйsence de Mrs. Paulina Barnett йtait indispensable
au fort, et qu'il dйpendait d'elle, en restant, de lui laisser
quelque tranquillitй d'esprit. Si un malheur arrivait, il serait
au moins assurй que sa vaillante compagne йtait lа pour le
remplacer auprиs de ses compagnons.

Mrs. Paulina Barnett comprit et n'insista plus. Toutefois, elle
supplia Jasper Hobson de ne pas s'aventurer au-delа de toute
raison, lui rappelant qu'il йtait le chef de la factorerie, que sa
vie ne lui appartenait pas, qu'elle йtait nйcessaire au salut de
tous. Le lieutenant promit d'кtre aussi prudent que la situation
le comportait, mais il fallait que cette observation de la portion
mйridionale de l'оle fыt faite sans retard, et il la ferait. Le
lendemain, Mrs. Paulina Barnett se bornerait а dire а ses
compagnons que le lieutenant et le sergent йtaient partis dans
l'intention d'opйrer une derniиre reconnaissance avant l'arrivйe
de l'hiver.




VII.

Un feu et un cri.


Le lieutenant et le sergent Long passиrent la soirйe dans la
grande salle du Fort-Espйrance jusqu'а l'heure du coucher. Tous
йtaient rassemblйs dans cette salle, а l'exception de l'astronome,
qui restait, pour ainsi dire, continuellement et hermйtiquement
calfeutrй dans sa cabine. Les hommes s'occupaient diversement, les
uns nettoyant leurs armes, les autres rйparant ou affыtant leurs
outils. Mrs. Mac Nap, Raл et Joliffe travaillaient а l'aiguille
avec la bonne Madge, pendant que Mrs. Paulina Barnett faisait la
lecture а haute voix. Cette lecture йtait frйquemment interrompue,
non seulement par le choc de la rafale, qui frappait comme un
bйlier les murailles de la maison, mais aussi par les cris du
bйbй. Le caporal Joliffe, chargй de l'amuser, avait fort а faire.
Ses genoux, changйs en chevaux fougueux, n'y pouvaient suffire et
йtaient dйjа fourbus. Il fallut que le caporal se dйcidвt а
dйposer son infatigable cavalier sur la grande table, et, lа,
l'enfant se roula а sa guise jusqu'au moment oщ le sommeil vint
calmer son agitation.

А huit heures, suivant la coutume, la priиre fut dite en commun,
les lampes furent йteintes, et bientфt chacun eut regagnй sa
couche habituelle. Dиs que tous furent endormis, le lieutenant
Hobson et le sergent Long traversиrent sans bruit la grande salle
dйserte, et gagnиrent le couloir. Lа, ils trouvиrent Mrs. Paulina
Barnett, qui voulait leur serrer une derniиre fois la main.

«А demain, dit-elle au lieutenant.

-- А demain, madame, rйpondit Jasper Hobson... oui... а demain...
sans faute...

-- Mais si vous tardez?...

-- Il faudra nous attendre patiemment, rйpondit le lieutenant, car
aprиs avoir examinй l'horizon du sud par cette nuit noire, au
milieu de laquelle un feu pourrait apparaоtre -- dans le cas par
exemple oщ nous nous serions approchйs des cфtes de la Nouvelle-
Gйorgie --, j'ai ensuite intйrкt а reconnaоtre notre position
pendant le jour. Peut-кtre cette exploration durera-t-elle vingt-
quatre heures. Mais si nous pouvons arriver au cap Michel avant
minuit, nous serons de retour au fort demain soir. Ainsi,
patientez, madame, et croyez que nous ne nous exposerons pas sans
raison.

-- Mais, demanda la voyageuse, si vous n'кtes pas revenus demain,
aprиs-demain, dans deux jours?...

-- C'est que nous ne devrons plus revenir!» rйpondit simplement
Jasper Hobson.

La porte s'ouvrit alors. Mrs. Paulina Barnett la referma sur le
lieutenant Hobson et son compagnon. Puis, inquiиte, pensive, elle
regagna sa chambre, oщ l'attendait Madge.

Jasper Hobson et le sergent Long traversиrent la cour intйrieure,
au milieu d'un tourbillon qui faillit les renverser, mais ils se
soutinrent l'un l'autre, et, appuyйs sur leurs bвtons ferrйs, ils
franchirent la poterne et s'avancиrent entre les collines et la
rive orientale du lagon.

Une vague lueur crйpusculaire йtait rйpandue sur le territoire. La
lune, nouvelle depuis la veille, ne devait pas paraоtre au-dessus
de l'horizon, et laissait а la nuit toute sa sombre horreur, mais
l'obscuritй n'allait durer que quelques heures au plus. En ce
moment mкme, on y voyait encore suffisamment а se conduire.

Quel vent et quelle pluie! Le lieutenant Hobson et son compagnon
йtaient chaussйs de bottes impermйables et couverts de capotes
cirйes, bien serrйes а la taille, dont le capuchon leur
enveloppait entiиrement la tкte. Ainsi protйgйs, ils marchиrent
rapidement, car le vent, les prenant de dos, les poussa avec une
extrкme violence, et, par certains redoublements de la rafale, on
peut dire qu'ils allaient plus vite qu'ils ne le voulaient. Quant
а se parler, ils n'essayиrent mкme pas, car, assourdis par les
fracas de la tempкte, йpoumonйs par l'ouragan, ils n'auraient pu
s'entendre.

L'intention de Jasper Hobson n'йtait point de suivre le littoral,
dont les irrйgularitйs eussent inutilement allongй sa route, tout
en l'exposant aux coups directs de l'ouragan, qu'aucun obstacle,
par consйquent, n'arrкtait а la limite de la mer. Il comptait,
autant que possible, couper en ligne droite depuis le cap Bathurst
jusqu'au cap Michel, et il s'йtait, dans cette prйvision, muni
d'une boussole de poche qui lui permettrait de relever sa
direction. De cette faзon, il n'aurait pas plus de dix а onze
milles а franchir pour atteindre son but, et il pensait arriver au
terme de son voyage а peu prиs а l'heure oщ le crйpuscule
s'effacerait pour deux heures а peine, et laisserait а la nuit
toute son obscuritй.

Jasper Hobson et son sergent, courbйs sous l'effort du vent, le
dos arrondi, la tкte dans les йpaules, s'arc-boutant sur leurs
bвtons, avanзaient donc assez rapidement. Tant qu'ils prolongиrent
la rive est du lac, ils ne reзurent point la rafale de plein fouet
et n'eurent pas trop а souffrir. Les collines et les arbres dont
elles йtaient couronnйes les garantissaient en partie. Le vent
sifflait avec une violence sans йgale а travers cette ramure, au
risque de dйraciner ou de briser quelque tronc mal assurй, mais il
se «cassait» en passant. La pluie mкme n'arrivait que divisйe en
une impalpable poussiиre. Aussi, pendant l'espace de quatre milles
environ, les deux explorateurs furent-ils moins rudement йprouvйs
qu'ils ne le craignaient.

Arrivйs а l'extrйmitй mйridionale de la futaie, lа oщ venait
mourir la base des collines, lа oщ le sol plat, sans une
intumescence quelconque, sans un rideau d'arbres, йtait balayй par
le vent de la mer, ils s'arrкtиrent un instant. Ils avaient encore
six milles а franchir avant d'atteindre le cap Michel.

«Cela va кtre un peu dur! cria le lieutenant Hobson а l'oreille du
sergent Long.

-- Oui, rйpondit le sergent, le vent et la pluie vont nous cingler
de concert.

-- Je crains mкme que, de temps en temps, il ne s'y joigne un peu
de grкle! ajouta Jasper Hobson.

-- Ce sera toujours moins meurtrier que de la mitraille! rйpliqua
philosophiquement le sergent Long. Or, mon lieutenant, зa vous est
arrivй, а vous comme а moi, de passer а travers la mitraille.
Passons donc, et en avant!

-- En avant, mon brave soldat!» Il йtait dix heures alors. Les
derniиres lueurs crйpusculaires commenзaient а s'йvanouir; elles
s'effaзaient comme si elles eussent йtй noyйes dans la brume ou
йteintes par le vent et la pluie. Cependant, une certaine lumiиre,
trиs diffuse, se sentait encore. Le lieutenant battit le briquet,
consulta sa boussole, en promenant un morceau d'amadou а sa
surface, puis, hermйtiquement serrй dans sa capote, son capuchon
ne laissant passage qu'а ses rayons visuels, il s'йlanзa, suivi du
sergent, sur cet espace, largement dйcouvert, qu'aucun obstacle ne
protйgeait plus.

Au premier moment, tous deux furent violemment jetйs а terre,
mais, se relevant aussitфt, se cramponnant l'un а l'autre, et
courbйs comme de vieux bonshommes, ils prirent un pas accйlйrй,
moitiй trot, moitiй amble.

Cette tempкte йtait magnifique dans son horreur! De grands
lambeaux de brumes tout dйloquetйs, de vйritables haillons tissus
d'air et d'eau, balayaient le sol. Le sable et la terre volaient
comme une mitraille, et au sel qui s'attachait а leurs lиvres, le
lieutenant Hobson et son compagnon reconnurent que l'eau de la
mer, distante de deux а trois milles au moins, arrivait jusqu'а
eux en nappes pulvйrisйes.

Pendant de certaines accalmies, bien courtes et rares, ils
s'arrкtaient et respiraient. Le lieutenant vйrifiait alors la
direction du mieux qu'il pouvait en estimant la route parcourue,
et ils reprenaient leur route.

Mais la tempкte s'accroissait encore avec la nuit. Ces deux
йlйments, l'air et l'eau, semblaient кtre absolument confondus.
Ils formaient dans les basses rйgions du ciel une de ces
redoutables trombes qui renversent les йdifices, dйracinent les
forкts, et que les bвtiments, pour s'en dйfendre, attaquent а
coups de canon. On eыt pu croire, en effet, que l'Ocйan, arrachй
de son lit, allait passer tout entier par-dessus l'оle errante.

Vraiment, Jasper Hobson se demandait avec raison comment
l'icefield, qui la supportait, soumis а un tel cataclysme, pouvait
rйsister, comment il ne s'йtait pas dйjа fracturй en cent endroits
sous l'action de la houle! Cette houle devait кtre formidable, et
le lieutenant l'entendait rugir au loin. En ce moment, le sergent
Long, qui le prйcйdait de quelques pas, s'arrкta soudain; puis,
revenant au lieutenant et lui faisant entendre quelques paroles
entrecoupйes:

«Pas par lа! dit-il.

-- Pourquoi?

-- La mer!...

-- Comment! la mer! Nous ne sommes pourtant pas arrivйs au rivage
du sud-ouest?

-- Voyez, mon lieutenant.»

En effet, une large йtendue d'eau apparaissait dans l'ombre, et
des lames se brisaient avec violence aux pieds du lieutenant.

Jasper Hobson battit une seconde fois le briquet, et, au moyen
d'un nouveau morceau d'amadou allumй, il consulta attentivement
l'aiguille de sa boussole.

«Non, dit-il, la mer est plus а gauche. Nous n'avons pas encore
passй la grande futaie qui nous sйpare du cap Michel.

-- Mais alors, c'est...

-- C'est une fracture de l'оle, rйpondit Jasper Hobson, qui, ainsi
que son compagnon, avait dы se coucher sur le sol pour rйsister а
la bourrasque. Ou bien une йnorme portion de l'оle, dйtachйe, est
partie en dйrive, ou ce n'est qu'une simple entaille que nous
pourrons tourner. En route.»

Jasper Hobson et le sergent Long se relevиrent et s'enfoncиrent
sur leur droite, а l'intйrieur de l'оle, en suivant la lisiиre
liquide qui йcumait а leurs pieds. Ils allиrent ainsi pendant dix
minutes environ, craignant, non sans raison, d'кtre coupйs de
toute communication avec la partie mйridionale de l'оle. Puis, le
bruit du ressac, qui s'ajoutait aux autres bruits de la tempкte,
s'arrкta.

«Ce n'est qu'une entaille, dit le lieutenant Hobson а l'oreille du
sergent. Tournons!»

Et ils reprirent leur premiиre direction vers le sud. Mais alors
ces hommes courageux s'exposaient а un danger terrible, et ils le
savaient bien tous deux, sans s'кtre communiquй leur pensйe. En
effet, cette partie de l'оle Victoria, sur laquelle ils
s'aventuraient en ce moment, dйjа disloquйe sur un long espace,
pouvait s'en sйparer d'un instant а l'autre. Si l'entaille se
creusait plus avant sous la dent du ressac, elle les eыt
immanquablement entraоnйs а la dйrive! Mais ils n'hйsitиrent pas,
et ils s'йlancиrent dans l'ombre, sans mкme se demander si le
chemin ne leur manquerait pas au retour!

Que de pensйes inquiйtantes assiйgeaient alors le lieutenant
Hobson! Pouvait-il espйrer dйsormais que l'оle rйsistвt jusqu'а
l'hiver? N'йtait-ce pas lа le commencement de l'inйvitable
rupture? Si le vent ne la jetait pas а la cфte, n'йtait-elle pas
condamnйe а pйrir avant peu, а s'effondrer, а se dissoudre? Quelle
effroyable perspective, et quelle chance restait-il aux infortunйs
habitants de cet icefield?

Cependant, battus, brisйs par les coups de la rafale, ces deux
hommes йnergiques, que soutenait le sentiment d'un devoir а
accomplir, allaient toujours. Ils arrivиrent ainsi а la lisiиre de
cette vaste futaie, qui confinait au cap Michel. Il s'agissait
alors de la traverser, afin d'atteindre au plus tфt le littoral.
Jasper Hobson et le sergent Long s'engagиrent donc sous la futaie,
au milieu de la plus profonde obscuritй, au milieu de ce tonnerre
que le vent faisait а travers les sapins et les bouleaux. Tout
craquait autour d'eux. Les branches brisйes les fouettaient au
passage. А chaque instant, ils couraient le risque d'кtre йcrasйs
par la chute d'un arbre, ou ils se heurtaient а des souches
rompues qu'ils ne pouvaient apercevoir dans l'ombre. Mais alors,
ils n'allaient plus au hasard, et les mugissements de la mer
guidaient leurs pas а travers le taillis. Ils entendaient ces
йnormes retombйes des lames qui dйferlaient avec un йpouvantable
bruit, et mкme, plus d'une fois, ils sentirent le sol, йvidemment
aminci, trembler а leur choc. Enfin, se tenant par la main pour ne
point s'йgarer, se soutenant, se relevant quand l'un d'eux buttait
contre quelque obstacle, ils arrivиrent а la lisiиre opposйe de la
futaie.

Mais lа, un tourbillon les arracha l'un а l'autre. Ils furent
violemment sйparйs, et, chacun de son cфtй, jetйs а terre.

«Sergent! sergent! oщ кtes-vous? cria Jasper Hobson de toute la
force de ses poumons.

-- Prйsent, mon lieutenant!» hurla le sergent Long.

Puis, rampant tous deux sur le sol, ils essayиrent de se
rejoindre. Mais il semblait qu'une main puissante les clouвt sur
place. Enfin, aprиs des efforts inouпs, ils parvinrent а se
rapprocher, et, pour prйvenir toute sйparation ultйrieure, ils se
liиrent l'un l'autre par la ceinture; puis ils rampиrent sur le
sable, de maniиre а gagner une lйgиre intumescence que dominait un
maigre bouquet de sapins. Ils y arrivиrent enfin, et lа, un peu
abritйs, ils creusиrent un trou dans lequel ils se blottirent,
extйnuйs, rompus, brisйs!

Il йtait onze heures et demie du soir.

Jasper Hobson et son compagnon demeurиrent ainsi pendant plusieurs
minutes sans prononcer une parole. Les yeux а demi clos, ils ne
pouvaient plus remuer, et une sorte de torpeur, d'irrйsistible
somnolence, les envahissait, pendant que la bourrasque secouait
au-dessus d'eux les sapins qui craquaient comme les os d'un
squelette. Toutefois, ils rйsistиrent au sommeil, et quelques
gorgйes de brandevin, puisйes а la gourde du sergent, les
ranimиrent а propos.

«Pourvu que ces arbres tiennent, dit le lieutenant Hobson.

-- Et pourvu que notre trou ne s'en aille pas avec eux! ajouta le
sergent en s'arc-boutant dans ce sable mobile.

-- Enfin, puisque nous voilа ici, dit Jasper Hobson, а quelques
pas seulement du cap Michel, puisque nous sommes venus pour
regarder, regardons! Voyez-vous, sergent Long, j'ai comme un
pressentiment que nous ne sommes pas loin de la terre ferme, mais
enfin ce n'est qu'un pressentiment!»

Dans la position qu'ils occupaient, les regards du lieutenant et
de son compagnon auraient embrassй les deux tiers de l'horizon du
sud, si cet horizon eыt йtй visible. Mais, en ce moment,
l'obscuritй йtait absolue, et, а moins qu'un feu n'apparыt, ils se
voyaient obligйs d'attendre le jour pour avoir connaissance d'une
cфte, dans le cas oщ l'ouragan les aurait suffisamment rejetйs
dans le sud.

Or -- le lieutenant l'avait dit а Mrs. Paulina Barnett --, les
pкcheries ne sont pas rares sur cette partie de l'Amйrique
septentrionale qui s'appelle la Nouvelle-Gйorgie. Cette cфte
compte aussi de nombreux йtablissements, dans lesquels les
indigиnes recueillent des dents de mammouths, car ces parages
recиlent en grand nombre des squelettes de ces grands
antйdiluviens, rйduits а l'йtat fossile. А quelques degrйs plus
bas, s'йlиve New-Arkhangel, centre de l'administration qui s'йtend
sur tout l'archipel des оles Alйoutiennes, et chef-lieu de
l'Amйrique russe. Mais les chasseurs frйquentent plus assidыment
les rivages de la mer polaire, depuis surtout que la Compagnie de
la baie d'Hudson a pris а bail les territoires de chasse que la
Russie exploitait autrefois. Jasper Hobson, sans connaоtre ce
pays, connaissait les habitudes des agents qui le visitaient а
cette йpoque de l'annйe, et il йtait fondй а croire qu'il y
rencontrerait des compatriotes, des collиgues mкme, ou, а leur
dйfaut, quelque parti de ces Indiens nomades qui courent le
littoral.

Mais Jasper Hobson avait-il raison d'espйrer que l'оle Victoria
eыt йtй repoussйe vers la cфte?

«Oui, cent fois oui! rйpйta-t-il au sergent. Voilа sept jours que
ce vent du nord-est souffle en ouragan. Je sais bien que l'оle,
trиs plate, lui donne peu de prise, mais, cependant, ses collines,
ses futaies, tendues et lа comme des voiles, doivent cйder quelque
peu а l'action du vent. En outre, la mer qui nous porte subit
aussi cette influence, et il est bien certain que les grandes
lames courent vers la cфte. Il me paraоt donc impossible que nous
ne soyons pas sortis du courant qui nous entraоnait dans l'ouest,
impossible que nous n'ayons pas йtй rejetйs au sud. Nous n'йtions,
а notre dernier relиvement, qu'а deux cents milles de la terre,
et, depuis sept jours...

-- Tous vos raisonnements sont justes, mon lieutenant, rйpondit le
sergent Long. D'ailleurs, si nous avons l'aide du vent, nous avons
aussi l'aide de Dieu, qui ne voudra pas que tant d'infortunйs
pйrissent, et c'est en lui que je mets tout mon espoir!»

Jasper Hobson et le sergent parlaient ainsi en phrases coupйes par
les bruits de la tempкte. Leurs regards cherchaient а percer cette
ombre йpaisse, que des lambeaux d'un brouillard йchevelйs par
l'ouragan rendaient encore plus opaque. Mais pas un point lumineux
n'йtincelait dans cette obscuritй.

Vers une heure et demie du matin, l'ouragan йprouva une accalmie
de quelques minutes. Seule, la mer, effroyablement dйmontйe,
n'avait pu modйrer ses mugissements. Les lames dйferlaient les
unes sur les autres avec une violence extrкme.

Tout d'un coup, Jasper Hobson, saisissant le bras de son
compagnon, s'йcria:

«Sergent, entendez-vous?...

-- Quoi?

-- Le bruit de la mer.

-- Oui, mon lieutenant, rйpondit le sergent Long, en prкtant plus
attentivement l'oreille, et, depuis quelques instants, il me
semble que ce fracas des vagues...

-- N'est plus le mкme... n'est-ce pas, sergent... йcoutez...
йcoutez... c'est comme le bruit d'un ressac... on dirait que les
lames se brisent sur des roches!...»

Jasper Hobson et le sergent Long йcoutиrent avec une extrкme
attention. Ce n'йtait йvidemment plus ce bruit monotone et sourd
des vagues qui s'entrechoquent au large, mais ce roulement
retentissant des nappes liquides lancйes contre un corps dur et
que rйpercute l'йcho des roches. Or, il ne se trouvait pas un seul
rocher sur le littoral de l'оle, qui n'offrait qu'une lisiиre peu
sonore, faite de terre et de sable.

Jasper Hobson et son compagnon ne s'йtaient-ils point trompйs? Le
sergent essaya de se lever afin de mieux entendre, mais il fut
aussitфt renversй par la bourrasque, qui venait de reprendre avec
une nouvelle violence. L'accalmie avait cessй, et les sifflements
de la rafale йteignaient alors les mugissements de la mer, et avec
eux cette sonoritй particuliиre qui avait frappй l'oreille du
lieutenant.

Que l'on juge de l'anxiйtй des deux observateurs. Ils s'йtaient
blottis de nouveau dans leur trou, se demandant s'il ne leur
faudrait pas, par prudence, quitter cet abri, car ils sentaient le
sable s'йbouler sous eux et le bouquet de sapins craquer jusque
dans ses racines. Mais ils ne cessaient de regarder vers le sud.
Toute leur vie se concentrait alors dans leur regard, et leurs
yeux fouillaient incessamment cette ombre йpaisse, que les
premiиres lueurs de l'aube ne tarderaient pas а dissiper.

Soudain, un peu avant deux heures et demie du matin, le sergent
Long s'йcria:

«J'ai vu!

-- Quoi?

-- Un feu!

-- Un feu?

-- Oui!... lа... dans cette direction!»

Et du doigt le sergent indiquait le sud-ouest. S'йtait-il trompй?
Non, car Jasper Hobson, regardant aussi, surprit une lueur
indйcise dans la direction indiquйe. «Oui! s'йcria-t-il, oui!
sergent! un feu! la terre est lа!

-- А moins que ce feu ne soit un feu de navire! rйpondit le
sergent Long.

-- Un navire а la mer par un pareil temps! s'йcria Jasper Hobson,
c'est impossible! Non! non! la terre est lа, vous dis-je, а
quelques milles de nous!

-- Eh bien, faisons un signal!

-- Oui, sergent, rйpondons а ce feu du continent par un feu de
notre оle!»

Ni le lieutenant Hobson ni le sergent n'avaient de torche qu'ils
pussent enflammer. Mais au-dessus d'eux se dressaient ces sapins
rйsineux que l'ouragan tordait.

«Votre briquet, sergent», dit Jasper Hobson. Le sergent Long
battit son briquet et enflamma l'amadou; puis, rampant sur le
sable, il s'йleva jusqu'au pied du bouquet d'arbres. Le lieutenant
le rejoignit. Le bois mort ne manquait pas. Ils l'entassиrent а la
racine mкme des pins, ils l'allumиrent, et, le vent aidant, la
flamme se communiqua au bouquet tout entier.

«Ah! s'йcria Jasper Hobson, puisque nous avons vu, on doit nous
voir aussi!»

Les sapins brыlaient avec un йclat livide et projetaient une
flamme fuligineuse, comme eыt fait une йnorme torche. La rйsine
crйpitait dans ces vieux troncs, qui furent rapidement consumйs.
Bientфt les derniers pйtillements se firent entendre et tout
s'йteignit.

Jasper Hobson et le sergent Long regardaient si quelque nouveau
feu rйpondrait au leur...

Mais rien. Pendant dix minutes environ, ils observиrent, espйrant
retrouver ce point lumineux qui avait brillй un instant, et ils
dйsespйraient de revoir un signal quelconque, -- quand, soudain,
un cri se fit entendre, un cri distinct, un appel dйsespйrй qui
venait de la mer!

Jasper Hobson et le sergent Long, dans une effroyable anxiйtй, se
laissиrent glisser jusqu'au rivage...

Le cri ne se renouvela plus.

Cependant, depuis quelques minutes, l'aube se faisait peu а peu.
Il semblait mкme que la violence de la tempкte diminuвt avec la
rйapparition du soleil. Bientфt la clartй fut assez forte pour
permettre au regard de parcourir l'horizon...

Il n'y avait pas une terre en vue, et le ciel et la mer se
confondaient toujours sur une mкme ligne d'horizon!




VIII.

Une excursion de Mrs. Paulina Barnett.


Pendant toute la matinйe, Jasper Hobson et le sergent Long
errиrent sur cette partie du littoral. Le temps s'йtait
considйrablement modifiй. La pluie avait presque entiиrement
cessй, mais le vent, avec une brusquerie extraordinaire, venait de
sauter au sud-est, sans que sa violence eыt diminuй. Circonstance
extrкmement fвcheuse. Ce fut un surcroоt d'inquiйtude pour le
lieutenant Hobson, qui dut renoncer, dиs lors, а tout espoir
d'atteindre la terre ferme.

En effet, ce coup de vent de sud-est ne pouvait plus qu'йloigner
l'оle errante du continent amйricain, et la rejeter dans les
courants si dangereux qui portaient au nord de l'ocйan Arctique.

Mais pouvait-on affirmer que l'оle se fыt jamais rapprochйe de la
cфte pendant cette nuit terrible? N'йtait-ce qu'un pressentiment
du lieutenant Hobson, et qui ne s'йtait pas rйalisй? L'atmosphиre
йtait assez nette alors, la portйe du regard pouvait s'йtendre sur
un rayon de plusieurs milles, et, cependant, il n'y avait pas mкme
l'apparence d'une terre. Ne devait-on pas en revenir а l'hypothиse
du sergent, et supposer qu'un bвtiment avait passй la nuit en vue
de l'оle, qu'un feu de bord avait apparu un instant, qu'un cri
avait йtй jetй par quelque marin en dйtresse? Et ce bвtiment, ne
devait-il pas avoir sombrй dans la tourmente?

En tout cas, quelle que fыt la cause, on ne voyait pas une йpave
en mer, pas un dйbris sur le rivage. L'Ocйan, contrariй maintenant
par ce vent de terre, se soulevait en lames йnormes auxquelles un
navire eыt difficilement rйsistй!

«Eh bien, mon lieutenant, dit le sergent Long, il faut bien en
prendre son parti!

-- Il le faut, sergent, rйpondit Jasper Hobson, en passant la main
sur son front, il faut rester sur notre оle, il faut attendre
l'hiver! Lui seul peut nous sauver!»

Il йtait midi alors. Jasper Hobson, voulant arriver avant le soir
au Fort-Espйrance, reprit aussitфt le chemin du cap Bathurst. Son
compagnon et lui furent encore aidйs au retour par le vent qui les
prenait encore de dos. Ils йtaient trиs inquiets, et se
demandaient, non sans raison, si l'оle n'avait pas achevй de se
sйparer en deux parties pendant cette lutte des йlйments.
L'entaille observйe la veille ne s'йtait-elle pas prolongйe sur
toute sa largeur? N'йtaient-ils pas maintenant sйparйs de leurs
amis? Tout cela, ils pouvaient le craindre.

Ils arrivиrent bientфt а la futaie, qu'ils avaient traversйe la
veille. Des arbres, en grand nombre, gisaient sur le sol, les uns
brisйs par le tronc, les autres dйracinйs, arrachйs de cette terre
vйgйtale dont la mince couche ne leur donnait pas un point d'appui
suffisant. Les feuilles envolйes ne laissaient plus apercevoir que
de grimaзantes silhouettes, qui cliquetaient bruyamment au vent du
sud-est.

Deux milles aprиs avoir dйpassй ce taillis dйvastй, le lieutenant
Hobson et le sergent Long arrivиrent au bord de l'entaille dont
ils n'avaient pu reconnaоtre les dimensions dans l'obscuritй. Ils
l'examinиrent avec soin. C'йtait une fracture large de cinquante
pieds environ, coupant le littoral а mi-chemin а peu prиs du cap
Michel et de l'ancien port Barnett, et formant une sorte
d'estuaire qui s'йtendait а plus d'un mille et demi dans
l'intйrieur. Qu'une nouvelle tempкte provoquвt l'agitation de la
mer, et l'entaille s'ouvrirait de plus en plus.

Le lieutenant Hobson, s'йtant rapprochй du littoral, vit, en ce
moment, un йnorme glaзon qui se dйtachait de l'оle et s'en allait
а la dйrive.

«Oui! murmura le sergent Long, c'est lа le danger!»

Tous deux revinrent alors d'un pas rapide dans l'ouest, afin de
tourner l'йnorme entaille, et, а partir de ce point, ils se
dirigиrent directement vers le Fort-Espйrance.

Ils n'observиrent aucun autre changement sur leur route. А quatre
heures, ils franchissaient la poterne de l'enceinte et trouvaient
tous leurs compagnons vaquant а leurs occupations habituelles.

Jasper Hobson dit а ses hommes qu'il avait voulu une derniиre
fois, avant l'hiver, chercher quelque trace du convoi promis par
la capitaine Craventy, mais que ses recherches avaient йtй vaines.

«Allons, mon lieutenant, dit Marbre, je crois qu'il faut renoncer
dйfinitivement, pour cette annйe du moins, а voir nos camarades du
Fort-Reliance?

-- Je le crois aussi, Marbre», rйpondit simplement Jasper Hobson,
et il rentra dans la salle commune.

Mrs. Paulina Barnett et Madge furent mises au courant des deux
faits qui avaient marquй l'exploration du lieutenant: l'apparition
du feu, l'audition du cri. Jasper Hobson affirma que ni son
sergent ni lui n'avaient pu кtre le jouet d'une illusion. Le feu
avait йtй rйellement vu, le cri rйellement entendu. Puis, aprиs
mыres rйflexions, tous furent d'accord sur ce point: qu'un navire
en dйtresse avait passй pendant la nuit en vue de l'оle, mais que
l'оle ne s'йtait point approchйe du continent amйricain.

Cependant, avec le vent du sud-est, le ciel se nettoyait
rapidement et l'atmosphиre se dйgageait des vapeurs qui
l'obscurcissaient. Jasper Hobson put espйrer, non sans raison, que
le lendemain il serait а mкme de faire son point.

En effet, la nuit fut plus froide, et une neige fine tomba, qui
couvrit tout le territoire de l'оle. Le matin, en se levant,
Jasper Hobson put saluer ce premier symptфme de l'hiver.

On йtait au 2 septembre. Le ciel se dйgagea peu а peu des vapeurs
qui l'embrumaient. Le soleil parut. Le lieutenant l'attendait. А
midi, il fit une bonne observation de latitude, et, vers deux
heures, un calcul d'angle horaire qui lui donna sa longitude.

Le rйsultat de ses observations fut:

Latitude: 70° 57';
Longitude: 170° 30'.

Ainsi donc, malgrй la violence de l'ouragan, l'оle errante s'йtait
а peu prиs maintenue sur le mкme parallиle. Seulement, le courant
l'avait encore reportйe dans l'ouest. En ce moment, elle se
trouvait par le travers du dйtroit de Behring, mais а quatre cents
milles, au moins, dans le nord du cap Oriental et du cap du
Prince-de-Galles, qui marquent la partie la plus resserrйe du
dйtroit.

Cette nouvelle situation йtait plus grave. L'оle se rapprochait
chaque jour de ce dangereux courant du Kamtchatka qui, s'il la
saisissait dans ses eaux rapides, pouvait l'entraоner loin vers le
nord. Йvidemment, avant peu, son destin serait dйcidй: ou elle
s'immobiliserait entre les deux courants contraires, en attendant
que la mer se solidifiвt autour d'elle, ou elle irait se perdre
dans les solitudes des rйgions hyperborйennes!

Jasper Hobson, trиs pйniblement affectй, mais voulant cacher ses
inquiйtudes, rentra seul dans sa chambre et ne parut plus de la
journйe. Ses cartes sous les yeux, il employa tout ce qu'il
possйdait d'invention, d'ingйniositй pratique, а imaginer quelque
solution.

La tempйrature, pendant cette journйe, s'abaissa de quelques
degrйs encore, et les brumes qui s'йtaient levйes le soir, au-
dessus de l'horizon du sud-est, retombиrent en neige pendant la
nuit suivante. Le lendemain, la couche blanche s'йtendait sur une
hauteur de deux pouces. L'hiver approchait enfin.

Ce jour-lа, 3 septembre, Mrs. Paulina Barnett rйsolut de visiter
sur une distance de quelques milles cette portion du littoral qui
s'йtendait entre le cap Bathurst et le cap Esquimau. Elle voulait
reconnaоtre les changements que la tempкte avait pu produire
pendant les jours prйcйdents. Trиs certainement, si elle eыt
proposй au lieutenant Hobson de l'accompagner dans cette
exploration, celui-ci l'eыt fait sans hйsiter. Mais ne voulant pas
l'arracher а ses prйoccupations, elle se dйcida а partir sans lui,
en emmenant Madge avec elle. Il n'y avait, d'ailleurs, aucun
danger а craindre. Les seuls animaux rйellement redoutables, les
ours, semblaient avoir tous abandonnй l'оle а l'йpoque du
tremblement de terre. Deux femmes pouvaient donc, sans imprudence,
se hasarder aux environs du cap pour une excursion qui ne devait
durer que quelques heures.

Madge accepta sans faire aucune rйflexion la proposition de Mrs.
Paulina Barnett, et toutes deux, sans avoir prйvenu personne, dиs
huit heures du matin, armйes du simple couteau а neige, la gourde
et le bissac au cфtй, elles se dirigиrent vers l'ouest, aprиs
avoir descendu les rampes du cap Bathurst.

Dйjа le soleil se traоnait languissamment au-dessus de l'horizon,
car il ne s'йlevait dans sa culmination que de quelques degrйs а
peine. Mais ses obliques rayons йtaient clairs, pйnйtrants, et ils
fondaient encore la lйgиre couche de neige en de certains endroits
directement exposйs а leur action dissolvante.

Des oiseaux nombreux, ptarmigans, guillemots, puffins, des oies
sauvages, des canards de toutes espиces, voletaient par bandes et
animaient le littoral. L'air йtait rempli du cri de ces volatiles,
qui couraient incessamment du lagon а la mer, suivant que les eaux
douces ou les eaux salйes les attiraient.

Mrs. Paulina Barnett put observer alors combien les animaux а
fourrures, martres, hermines, rats musquйs, renards, йtaient
nombreux aux environs du Fort-Espйrance. La factorerie eыt pu sans
peine remplir ses magasins. Mais а quoi bon, maintenant! Ces
animaux inoffensifs, comprenant qu'on ne les chasserait pas,
allaient, venaient sans crainte jusqu'au pied mкme de la palissade
et se familiarisaient de plus en plus. Sans doute, leur instinct
leur avait appris qu'ils йtaient prisonniers dans cette оle,
prisonniers comme ses habitants, et un sort commun les
rapprochait. Mais chose assez singuliиre et que Mrs. Paulina
Barnett avait parfaitement remarquйe, c'est que Marbre et Sabine,
ces deux enragйs chasseurs, obйissaient sans aucune contrainte aux
ordres du lieutenant qui leur avait prescrit d'йpargner absolument
les animaux а fourrures, et ils ne semblaient pas йprouver le
moindre dйsir de saluer d'un coup de fusil ce prйcieux gibier.
Renards et autres n'avaient pas encore, il est vrai, leur robe
hivernale, ce qui en diminuait notablement la valeur, mais ce
motif ne suffisait pas а expliquer l'extraordinaire indiffйrence
des deux chasseurs а leur endroit.

Cependant, tout en marchant d'un bon pas, Mrs. Paulina Barnett et
Madge, causant de leur йtrange situation, observaient
attentivement la lisiиre de sable qui formait le rivage. Les
dйgвts que la mer y avait causйs rйcemment йtaient trиs visibles.
Des йboulis nouvellement faits laissaient voir за et lа des
cassures neuves, parfaitement reconnaissables. La grиve, rongйe en
certaines places, s'йtait mкme abaissйe dans une inquiйtante
proportion, et, maintenant, les longues lames s'йtendaient lа oщ
le rivage accore leur opposait autrefois une insurmontable
barriиre. Il йtait йvident que quelques portions de l'оle
s'йtaient enfoncйes et ne faisaient plus qu'affleurer le niveau
moyen de l'Ocйan.

«Ma bonne Madge, dit Mrs. Paulina Barnett, en montrant а sa
compagne de vastes йtendues du sol sur lesquelles les vagues
couraient en dйferlant, notre situation a empirй pendant cette
funeste tempкte! Il est certain que le niveau gйnйral de l'оle
s'abaisse peu а peu! Notre salut n'est plus, dйsormais, qu'une
question de temps! L'hiver arrivera-t-il assez vite? Tout est lа!

-- L'hiver arrivera, ma fille, rйpondit Madge avec son
inйbranlable confiance. Voici dйjа deux nuits que la neige tombe.
Le froid commence а se faire lа-haut, dans le ciel, et j'imagine
volontiers que c'est Dieu qui nous l'envoie.

-- Tu as raison, Madge, reprit la voyageuse, il faut avoir
confiance. Nous autres femmes, qui ne cherchons pas la raison
physique des choses, nous devons ne pas dйsespйrer lа oщ des
hommes instruits dйsespйreraient peut-кtre. C'est une grвce
d'йtat. Malheureusement, notre lieutenant ne peut raisonner comme
nous. Il sait le pourquoi des faits, il rйflйchit, il calcule, il
mesure le temps qui nous reste, et je le vois bien prиs de perdre
tout espoir!

-- C'est pourtant un homme йnergique, un coeur courageux, rйpondit
Madge.

-- Oui, ajouta Mrs. Paulina Barnett, et il nous sauvera, si notre
salut est encore dans la main de l'homme!»

А neuf heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge avaient franchi une
distance de quatre milles. Plusieurs fois, il leur fallut
abandonner la ligne du rivage et remonter а l'intйrieur de l'оle,
afin de tourner des portions basses du sol dйjа envahies par les
lames. En de certains endroits, les derniиres traces de la mer,
йtaient portйes а une distance d'un demi-mille, et, lа,
l'йpaisseur de l'icefield devait кtre singuliиrement rйduite. Il
йtait donc а craindre qu'il ne cйdвt sur plusieurs points, et que,
par suite de cette fracture, il ne formвt des anses ou des baies
nouvelles sur le littoral.

А mesure qu'elle s'йloignait du Fort-Espйrance, Mrs. Paulina
Barnett remarqua que le nombre des animaux а fourrures diminuait
singuliиrement. Ces pauvres bкtes se sentaient йvidemment plus
rassurйes par la prйsence de l'homme, dont jusqu'ici elles
redoutaient l'approche, et elles se massaient plus volontiers aux
environs de la factorerie. Quant aux fauves que leur instinct
n'avait point entraоnйs en temps utile hors de cette оle
dangereuse, ils devaient кtre rares. Cependant, Mrs. Paulina
Barnett et Madge aperзurent quelques loups errant au loin dans la
plaine, sauvages carnassiers que le danger commun ne semblait pas
avoir encore apprivoisйs. Ces loups, d'ailleurs, ne s'approchиrent
pas et disparurent bientфt derriиre les collines mйridionales du
lagon.

«Que deviendront, demanda Madge, ces animaux emprisonnйs comme
nous dans l'оle, et que feront-ils, lorsque toute nourriture leur
manquera et que l'hiver les aura affamйs?

-- Affamйs! ma bonne Madge, rйpondit Mrs. Paulina Barnett. Va,
crois-moi, nous n'avons rien а craindre d'eux! La nourriture ne
leur fera pas dйfaut, et toutes ces martres, ces hermines, ces
liиvres polaires que nous respectons, seront pour eux une proie
assurйe. Nous n'avons donc point а redouter leurs agressions! Non!
Le danger n'est pas lа! Il est dans ce sol fragile qui
s'effondrera, qui peut s'effondrer а tout instant sous nos pieds.
Tiens, Madge, vois comme en cet endroit la mer s'avance а
l'intйrieur de l'оle! Elle couvre dйjа toute une partie de cette
plaine, que ses eaux, relativement chaudes encore, rongeront а la
fois et en dessus et en dessous! Avant peu, si le froid ne
l'arrкte, cette mer aura rejoint le lagon, et nous perdrons notre
lac, aprиs avoir perdu notre port et notre riviиre!

-- Mais si cela arrivait, dit Madge, ce serait vйritablement un
irrйparable malheur!

-- Et pourquoi cela, Madge? demanda Mrs. Paulina Barnett, en
regardant sa compagne.

-- Mais parce que nous serions absolument privйs d'eau douce!
rйpondit Madge.

-- Oh! l'eau douce ne nous manquera pas, ma bonne Madge! La pluie,
la neige, la glace, les icebergs de l'Ocйan, le sol mкme de l'оle
qui nous emporte, tout cela, c'est de l'eau douce! Non! je te le
rйpиte! non! Le danger n'est pas lа!»

Vers dix heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge se trouvaient а la
hauteur du cap Esquimau, mais а deux milles au moins а l'intйrieur
de l'оle, car il avait йtй impossible de suivre le littoral,
profondйment rongй par la mer. Les deux femmes, un peu fatiguйes
d'une promenade allongйe par tant de dйtours, rйsolurent de se
reposer pendant quelques instants avant de reprendre la route du
Fort-Espйrance. En cet endroit s'йlevait un petit taillis de
bouleaux et d'arbousiers qui couronnait une colline peu йlevйe. Un
monticule, garni d'une mousse jaunвtre, et que son exposition
directe aux rayons du soleil avait dйgagй de neige, leur offrait
un endroit propice pour une halte.

Mrs. Paulina Barnett et Madge s'assirent l'une а cфtй de l'autre,
au pied d'un bouquet d'arbres, le bissac fut ouvert, et elles
partagиrent en soeurs leur frugal repas. Une demi-heure plus tard,
Mrs. Paulina Barnett, avant de reprendre vers l'est le chemin de
la factorerie, proposa а sa compagne de remonter jusqu'au littoral
afin de reconnaоtre l'йtat actuel du cap Esquimau. Elle dйsirait
savoir si cette pointe avancйe avait rйsistй ou non aux assauts de
la tempкte. Madge se dйclara prкte а accompagner sa fille partout
oщ il lui plairait d'aller, lui rappelant toutefois qu'une
distance de huit а neuf milles les sйparait alors du cap Bathurst,
et qu'il ne fallait pas inquiйter le lieutenant Hobson par une
trop longue absence.

Cependant, Mrs. Paulina Barnett, mue par quelque pressentiment
sans doute, persista dans son idйe, et elle fit bien, comme on le
verra par la suite. Ce dйtour, au surplus, ne devait guиre
accroоtre que d'une demi-heure la durйe totale de l'exploration.

Mrs. Paulina Barnett et Madge se levиrent donc et se dirigиrent
vers le cap Esquimau.

Mais les deux femmes n'avaient pas fait un quart de mille, que la
voyageuse, s'arrкtant soudain, montrait а Madge des traces
rйguliиres, trиs nettement imprimйes sur la neige. Or, ces
empreintes avaient йtй faites rйcemment et ne dataient pas de plus
de neuf а dix heures, sans quoi la derniиre tombйe de neige qui
s'йtait opйrйe dans la nuit les eыt йvidemment recouvertes.

«Quel est l'animal qui a passй lа? demanda Madge.

-- Ce n'est point un animal, rйpondit Mrs. Paulina Barnett en se
baissant afin de mieux observer les empreintes. Un animal
quelconque, marchant sur ses quatre pattes, laisse des traces
diffйrentes de celles-ci. Vois, Madge, ces empreintes sont
identiques, et il est aisй de voir qu'elles ont йtй faites par un
pied humain!

-- Mais qui pourrait кtre venu ici? rйpondit Madge. Pas un soldat,
pas une femme n'a quittй le fort, et puisque nous sommes dans une
оle... Tu dois te tromper, ma fille. Au surplus, suivons ces
traces et voyons oщ elles nous conduiront.»

Mrs. Paulina Barnett et Madge reprirent leur marche, observant
attentivement les empreintes. Cinquante pas plus loin, elles
s'arrкtиrent encore.

«Tiens... vois, Madge, dit la voyageuse, en retenant sa compagne,
et dis si je me suis trompйe!»

Auprиs des traces de pas et sur un endroit oщ la neige avait йtй
assez rйcemment foulйe par un corps pesant, on voyait trиs
visiblement l'empreinte d'une main.

«Une main de femme ou d'enfant! s'йcria Madge.

-- Oui! rйpondit Mrs. Paulina Barnett, un enfant ou une femme,
йpuisй, souffrant, а bout de force, est tombй... Puis, ce pauvre
кtre s'est relevй, a repris sa marche... Vois! les traces
continuent... plus loin il y a encore eu des chutes!...

-- Mais qui? qui? demanda Madge.

-- Que sais-je? rйpondit Mrs. Paulina Barnett. Peut-кtre quelque
infortunй emprisonnй comme nous depuis trois ou quatre mois sur
cette оle? Peut-кtre aussi quelque naufragй jetй sur le rivage
pendant cette tempкte... Rappelle-toi ce feu, ce cri, dont nous
ont parlй le sergent Long et le lieutenant Hobson!... Viens,
viens. Madge, nous avons peut-кtre quelque malheureux а
sauver!...»

Et Mrs. Paulina Barnett, entraоnant sa compagne, suivit en courant
cette voie douloureuse imprimйe sur la neige, et sur laquelle elle
trouva bientфt quelques gouttes de sang.

«Quelque malheureux а sauver!» avait dit la compatissante et
courageuse femme! Avait-elle donc oubliй que sur cette оle, а demi
rongйe par les eaux, destinйe а s'abоmer tфt ou tard dans l'Ocйan,
il n'y avait de salut ni pour autrui, ni pour elle?

Les empreintes laissйes sur le sol se dirigeaient vers le cap
Esquimau. Mrs. Paulina Barnett et Madge les suivaient
attentivement mais bientфt les taches de sang se multipliиrent et
les traces de pas disparurent. Il n'y avait plus qu'un sentier
irrйgulier tracй sur la neige. А partir de ce point, le malheureux
кtre n'avait plus eu la force de se porter. Il s'йtait avancй en
rampant, se traоnant, se poussant des mains et des jambes. Des
morceaux de vкtements dйchirйs se voyaient за et lа. C'йtaient des
fragments de peau de phoque et de fourrure.

«Allons! allons!» rйpйtait Paulina Barnett, dont le coeur battait
а se rompre.

Madge la suivait. Le cap Esquimau n'йtait plus qu'а cinq cents
pas. On le voyait qui se dessinait un peu au-dessus de la mer sur
le fond du ciel. Il йtait dйsert.

Йvidemment, les traces suivies par les deux femmes se dirigeaient
droit sur le cap. Mrs. Paulina Barnett et Madge, toujours courant,
les remontиrent jusqu'au bout. Rien encore, rien. Mais ces
empreintes, au pied mкme du cap, а la base du monticule qui le
formait, tournaient sur la droite et traзaient un sentier vers la
mer.

Mrs. Paulina Barnett s'йlanзa vers la droite, mais au moment oщ
elle dйbouchait sur le rivage, Madge, qui la suivait et portait un
regard inquiet autour d'elle, la retint de la main.

«Arrкte! lui dit-elle.

-- Non, Madge, non! s'йcria Mrs. Paulina Barnett, qu'une sorte
d'instinct entraоnait malgrй elle.

-- Arrкte, ma fille, et regarde!» rйpondit Madge, en retenant plus
йnergiquement sa compagne.

А cinquante pas du cap Esquimau, sur la lisiиre mкme du rivage,
une masse blanche, йnorme, s'agitait en poussant des grognements
formidables.

C'йtait un ours polaire, d'une taille gigantesque. Les deux
femmes, immobiles, le considйrиrent avec effroi. Le gigantesque
animal tournait autour d'une sorte de paquet de fourrure йtendu
sur la neige; puis il le souleva, il le laissa retomber, il le
flaira. On eыt pris ce paquet pour le corps inanimй d'un morse.

Mrs. Paulina Barnett et Madge ne savaient que penser, ne savaient
si elles devaient marcher en avant, quand, dans un mouvement
imprimй а ce corps, une espиce de capuchon se rabattit de sa tкte,
et de longs cheveux bruns se dйroulиrent.

«Une femme! s'йcria Mrs. Paulina Barnett, qui voulut s'йlancer
vers cette infortunйe, voulant а tout prix reconnaоtre si elle
йtait vivante ou morte!

-- Arrкte! dit encore Madge, en la retenant. Arrкte! Il ne lui
fera pas de mal!»

L'ours, en effet, regardait attentivement ce corps, se contentant
de le retourner, et ne songeant aucunement а le dйchirer de ses
formidables griffes. Puis il s'en йloignait et s'en rapprochait de
nouveau. Il paraissait hйsiter sur ce qu'il devait faire. Il
n'avait point aperзu les deux femmes qui l'observaient avec une
anxiйtй terrible!

Soudain, un craquement se produisit. Le sol йprouva comme une
sorte de tremblement. On eыt pu croire que le cap Esquimau
s'abоmait tout entier dans la mer.

C'йtait un йnorme morceau de l'оle, qui se dйtachait du rivage, un
vaste glaзon dont le centre de gravitй s'йtait dйplacй par un
changement de pesanteur spйcifique, et qui s'en allait а la
dйrive, entraоnant l'ours et le corps de la femme!

Mrs. Paulina Barnett jeta un cri et voulut s'йlancer vers ce
glaзon, avant qu'il n'eыt йtй entraоnй au large.

«Arrкte, arrкte encore, ma fille!» rйpйta froidement Madge, qui la
serrait d'une main convulsive.

Au bruit produit par la rupture du glaзon, l'ours avait reculй
soudain; poussant alors un grognement formidable, il abandonna le
corps et se prйcipita vers le cфtй du rivage dont il йtait dйjа
sйparй par une quarantaine de pieds; comme une bкte effarйe, il
fit en courant le tour de l'оlot, laboura le sol de ses griffes,
fit voler autour de lui la neige et le sable, et revint prиs du
corps inanimй.

Puis, а l'extrкme stupйfaction des deux femmes, l'animal,
saisissant ce corps par ses vкtements, le souleva de sa gueule,
gagna le bord du glaзon qui faisait face au rivage de l'оle, et se
prйcipita а la mer.

En quelques brasses, l'ours, robuste nageur comme le sont tous ses
congйnиres des rйgions arctiques, eut atteint le rivage de l'оle.
Un vigoureux effort lui permit de prendre pied sur le sol, et, lа,
il dйposa le corps qu'il avait emportй.

En ce moment, Mrs. Paulina Barnett ne put se contenir, et sans
songer au danger de se trouver face а face avec le redoutable
carnassier, elle йchappa а la main de Madge et s'йlanзa vers le
rivage.

L'ours, la voyant, se redressa sur ses pattes de derriиre et vint
droit а elle. Toutefois, а dix pas, il s'arrкta, il secoua son
йnorme tкte; puis, comme s'il eыt perdu sa fйrocitй naturelle sous
l'influence de cette terreur qui semblait avoir mйtamorphosй toute
la faune de l'оle, il se retourna, poussa un grognement sourd, et
s'en alla tranquillement vers l'intйrieur, sans mкme regarder
derriиre lui.

Mrs. Paulina Barnett avait aussitфt couru vers ce corps йtendu sur
la neige.

Un cri s'йchappa de sa poitrine.

«Madge! Madge!» s'йcria-t-elle.

Madge s'approcha et considйra ce corps inanimй.

C'йtait le corps de la jeune Esquimaude Kalumah!




IX.

Aventures de Kalumah.


Kalumah sur l'оle flottante а deux cents milles du continent
amйricain! C'йtait а peine croyable!

Mais avant tout, l'infortunйe respirait-elle encore? Pourrait-on
la rappeler а la vie? Mrs. Paulina Barnett avait dйfait les
vкtements de la jeune Esquimaude, dont le corps ne lui parut pas
entiиrement refroidi. Elle lui йcouta le coeur. Le coeur battait
faiblement, mais il battait. Le sang perdu par la pauvre fille ne
provenait que d'une blessure faite а sa main, mais peu grave.
Madge comprima cette blessure avec son mouchoir, et arrкta ainsi
l'hйmorragie.

En mкme temps, Mrs. Paulina Barnett, agenouillйe prиs de Kalumah,
et l'appuyant sur elle, avait relevй la tкte de la jeune indigиne,
et, а travers ses lиvres desserrйes, elle parvint а introduire
quelques gouttes de brandevin; puis elle lui baigna le front et
les tempes avec un peu d'eau froide.

Quelques minutes s'йcoulиrent. Ni Mrs. Paulina Barnett, ni Madge
n'osaient prononcer une parole. Elles attendaient toutes deux dans
une anxiйtй extrкme, car le peu de vie qui restait а l'Esquimaude
pouvait а chaque instant s'йvanouir!

Mais un lйger soupir s'йchappa de la poitrine de Kalumah. Ses
mains s'agitиrent faiblement, et avant mкme que ses yeux se
fussent ouverts et qu'elle eыt pu reconnaоtre celle qui lui
donnait ses soins, elle murmura ces mots:

«Madame Paulina! Madame Paulina!»

La voyageuse demeura stupйfaite, а entendre son nom ainsi prononcй
dans ces circonstances. Kalumah йtait-elle donc venue
volontairement sur l'оle errante, et savait-elle qu'elle y
rencontrerait l'Europйenne dont elle n'avait point oubliй les
bontйs? Mais comment aurait-elle pu le savoir, et comment, а cette
distance de toute terre, avait-elle pu atteindre l'оle Victoria?
Comment enfin aurait-elle devinй que ce glaзon emportait loin du
continent Mrs. Paulina Barnett et tous ses compagnons du Fort-
Espйrance? C'йtaient lа des choses vйritablement inexplicables.

«Elle vit! elle vivra! dit Madge, qui, sous sa main, sentait la
chaleur et le mouvement revenir а ce pauvre corps meurtri.

-- La malheureuse enfant! murmurait Mrs. Paulina Barnett, le coeur
йmu, et mon nom, mon nom! au moment de mourir, elle l'avait encore
sur ses lиvres!»

Mais alors les yeux de Kalumah s'entr'ouvrirent. Son regard,
encore effarй, vague, indйcis, apparut entre ses paupiиres.
Soudain, il s'anima, car il s'йtait reposй sur la voyageuse. Un
instant, rien qu'un instant, Kalumah avait vu Mrs. Paulina
Barnett, mais cet instant avait suffi. La jeune Indigиne avait
reconnu «sa bonne dame», dont le nom s'йchappa encore une fois de
ses lиvres, tandis que sa main, qui s'йtait peu а peu soulevйe,
retombait dans la main de Mrs. Paulina Barnett!

Les soins des deux femmes ne tardиrent pas а ranimer entiиrement
la jeune Esquimaude, dont l'extrкme йpuisement provenait non
seulement de la fatigue, mais aussi de la faim. Ainsi que Mrs.
Paulina Barnett l'allait apprendre, Kalumah n'avait rien mangй
depuis quarante-huit heures. Quelques morceaux de venaison froide
et un peu de brandevin lui rendirent ses forces, et, une heure
aprиs, Kalumah se sentait capable de prendre avec ses deux amies
le chemin du fort.

Mais, pendant cette heure, assise sur le sable entre Madge et Mrs.
Paulina Barnett, Kalumah avait pu leur prodiguer ses remerciements
et les tйmoignages de son affection. Puis elle avait racontй son
histoire. Non! la jeune Esquimaude n'avait point oubliй les
Europйens du Fort-Espйrance, et l'image de Mrs. Paulina Barnett
йtait toujours restйe prйsente а son souvenir. Non! ce n'йtait
point le hasard, ainsi qu'on va le voir, qui l'avait jetйe а demi
morte sur le rivage de l'оle Victoria!

En peu de mots, voici ce que Kalumah apprit а Mrs. Paulina
Barnett.

On se souvient de la promesse qu'avait faite la jeune Esquimaude,
а sa premiиre visite, de retourner l'annйe suivante, pendant la
belle saison, vers ses amis du Fort-Espйrance. La longue nuit
polaire se passa, et, le mois de mai venu, Kalumah se mit en
devoir d'accomplir sa promesse. Elle quitta donc les
йtablissements de la Nouvelle-Georgie, dans lesquels elle avait
hivernй, et, en compagnie d'un de ses beaux-frиres, elle se
dirigea vers la presqu'оle Victoria.

Six semaines plus tard, vers la mi-juin, elle arrivait sur les
territoires de la Nouvelle-Bretagne, qui avoisinaient le cap
Bathurst. Elle reconnut parfaitement les montagnes volcaniques
dont les hauteurs couvraient la baie Liverpool, et, vingt milles
plus loin, elle arriva а cette baie des Morses dans laquelle elle
et les siens avaient si souvent fait la chasse aux amphibies.

Mais, au-delа de cette baie, au nord, rien! La cфte, par une ligne
droite, se rabaissait vers le sud-est. Plus de cap Esquimau, plus
de cap Bathurst!

Kalumah comprit ce qui s'йtait passй! Ou tout ce territoire,
devenu depuis l'оle Victoria, s'йtait abоmй dans les flots, ou il
s'en allait errant par les mers!

Kalumah pleura en ne retrouvant plus ceux qu'elle venait chercher
si loin.

Mais l'Esquimau, son beau-frиre, n'avait point paru autrement
surpris de cette catastrophe. Une sorte de lйgende, une tradition
rйpandue parmi les tribus nomades de l'Amйrique septentrionale,
disait que ce territoire du cap Bathurst s'йtait rattachй au
continent depuis des milliers de siиcles, mais qu'il n'en faisait
pas partie, et qu'un jour il s'en dйtacherait par un effort de la
nature. De lа cette surprise que les Esquimaux avaient manifestйe
en voyant la factorerie fondйe par le lieutenant Hobson au pied
mкme du cap Bathurst. Mais, avec cette dйplorable rйserve
particuliиre а leur race, peut-кtre aussi poussйs par ce sentiment
qu'йprouve tout indigиne pour l'йtranger qui fait prise de
possession en son pays, les Esquimaux ne dirent rien au lieutenant
Hobson, dont l'йtablissement йtait alors achevй. Kalumah ignorait
cette tradition, qui, d'ailleurs, ne reposant sur aucun document
sйrieux, n'йtait sans doute qu'une de ces nombreuses lйgendes de
la cosmogonie hyperborйenne, et c'est pourquoi les hфtes du Fort-
Espйrance ne furent pas prйvenus du danger qu'ils couraient а
s'йtablir sur ce territoire.

Et certainement, Jasper Hobson, averti par les Esquimaux et
suspectant dйjа ce sol, qui prйsentait des particularitйs si
йtranges, aurait cherchй plus loin un terrain nouveau --
inйbranlable, cette fois --, pour y jeter les fondements de sa
factorerie.

Lorsque Kalumah eut constatй la disparition de ce territoire du
cap Bathurst, elle continua son exploration jusqu'au-delа de la
baie Washburn, mais sans rencontrer aucune trace de ceux qu'elle
cherchait, et alors, dйsespйrйe, elle n'eut plus qu'а revenir dans
l'ouest aux pкcheries de l'Amйrique russe.

Son beau-frиre et elle quittиrent donc la baie des Morses dans les
derniers jours du mois de juin. Ils reprirent la route du
littoral, et, а la fin de juillet, aprиs cet inutile voyage, ils
retrouvaient les йtablissements de la Nouvelle-Georgie.

Kalumah n'espйrait plus jamais revoir ni Mrs. Paulina Barnett, ni
ses compagnons du Fort-Espйrance. Elle les croyait engloutis dans
les abоmes de la mer Arctique.

А ce point de son rйcit, la jeune Esquimaude tourna ses yeux
humides vers Mrs. Paulina Barnett et lui serra plus
affectueusement la main. Puis, murmurant une priиre, elle remercia
Dieu de l'avoir sauvйe par la main mкme de son amie!

Kalumah, revenue а sa demeure, au milieu de sa famille, avait
repris son existence accoutumйe. Elle travaillait avec les siens а
la pкcherie du cap des Glaces, qui est situйe а peu prиs sur le
soixante-dixiиme parallиle, а plus de six cents milles du cap
Bathurst.

Pendant toute la premiиre partie du mois d'aoыt, aucun incident ne
se produisit. Vers la fin du mois se dйclara cette violente
tempкte dont s'inquiйta si vivement Jasper Hobson, et qui, paraоt-
il, йtendit ses ravages sur toute la mer polaire et mкme jusqu'au-
delа du dйtroit de Behring. Au cap des Glaces, elle fut effroyable
aussi et se dйchaоna avec la mкme violence que sur l'оle Victoria.
А cette йpoque, l'оle errante ne se trouvait pas а plus de deux
cents milles de la cфte, ainsi que l'avait dйterminй par ses
relиvements le lieutenant Jasper Hobson.

En йcoutant parler Kalumah, Mrs. Paulina Barnett, fort au courant
de la situation, on le sait, faisait rapidement dans son esprit
des rapprochements qui allaient enfin lui donner la clef de ces
singuliers йvйnements et surtout lui expliquer l'arrivйe dans
l'оle de la jeune indigиne.

Pendant ces premiers jours de la tempкte, les Esquimaux du cap des
Glaces furent confinйs dans leurs huttes. Ils ne pouvaient sortir
et encore moins pкcher. Cependant, dans la nuit du 31 aoыt au 1er
septembre, mue par une sorte de pressentiment, Kalumah voulut
s'aventurer sur le rivage. Elle alla ainsi, bravant le vent et la
pluie qui faisaient rage autour d'elle, observant d'un oeil
inquiet la mer irritйe qui se levait dans l'ombre comme une chaоne
de montagnes.

Soudain, quelque temps aprиs minuit, il lui sembla voir une masse
йnorme qui dйrivait sous la poussйe de l'ouragan et parallиlement
а la cфte. Ses yeux, douйs d'une extrкme puissance de vision,
comme tous ceux de ces indigиnes nomades, habituйs aux tйnиbres
des longues nuits de l'hiver arctique, ne pouvaient la tromper.
Une chose йnorme passait а deux milles du littoral, et cette chose
ne pouvait кtre ni un cйtacй, ni un navire, ni mкme un iceberg а
cette йpoque de l'annйe.

D'ailleurs, Kalumah ne raisonna mкme pas. Il se fit dans son
esprit comme une rйvйlation. Devant son cerveau surexcitй apparut
l'image de ses amis. Elle les revit tous, Mrs. Paulina Barnett,
Madge, le lieutenant Hobson, le bйbй qu'elle avait tant couvert de
ses caresses au Fort-Espйrance! Oui! c'йtaient eux qui passaient,
emportйs dans la tempкte sur ce glaзon flottant!

Kalumah n'eut pas un instant de doute, pas un moment d'hйsitation.
Elle se dit qu'il fallait apprendre а ces naufragйs, qui ne s'en
doutaient peut-кtre pas, que la terre йtait proche. Elle courut а
sa hutte, elle prit une de ces torches faites d'йtoupe et de
rйsine dont les Esquimaux se servent pour leurs pкches de nuit,
elle l'enflamma et vint l'agiter sur le rivage au sommet du cap
des Glaces.

C'йtait le feu que Jasper Hobson et le sergent Long, blottis alors
au cap Michel, avaient aperзu au milieu des sombres brumes,
pendant la nuit du 31 aoыt.

Quelle fut la joie, l'йmotion de la jeune Esquimaude, quand elle
vit un signal rйpondre au sien, lorsqu'elle aperзut ce bouquet de
sapins, enflammй par le lieutenant Hobson, qui jeta ses fauves
lueurs jusqu'au littoral amйricain, dont il ne se savait pas si
prиs!

Mais tout s'йteignit bientфt. L'accalmie dura а peine quelques
minutes, et l'effroyable bourrasque, sautant au sud-est, reprit
avec une nouvelle violence.

Kalumah comprit que «sa proie» -- c'est ainsi qu'elle l'appelait -
-, que sa proie allait lui йchapper, que l'оle n'atterrirait pas!
Elle la voyait, cette оle, elle la sentait s'йloigner dans la nuit
et reprendre le chemin de la haute mer.

Ce fut un moment terrible pour la jeune indigиne. Elle se dit
qu'il fallait que ses amis fussent, а tout prix, prйvenus de leur
situation, que, pour eux, il serait peut-кtre encore temps d'agir,
que chaque heure perdue les йloignait de ce continent...

Elle n'hйsita pas. Son kayak йtait lа, cette frкle embarcation sur
laquelle elle avait plus d'une fois bravй les tempкtes de la mer
Arctique. Elle poussa son kayak а la mer, laзa autour de sa
ceinture la veste de peau de phoque qui s'y rattachait, et, la
pagaie а la main, elle s'aventura dans les tйnиbres.

А ce moment de son rйcit, Mrs. Paulina Barnett pressa
affectueusement sur son coeur la jeune Kalumah, la courageuse
enfant, et Madge pleura en l'йcoutant.

Kalumah, lancйe sur ces flots irritйs, se trouva alors plutфt
aidйe que contrariйe par la saute du vent qui portait au large.
Elle se dirigea vers la masse qu'elle apercevait encore
confusйment dans l'ombre. Les lames couvraient en grand son kayak,
mais elles ne pouvaient rien contre l'insubmersible embarcation,
qui flottait comme une paille а la crкte des lames. Plusieurs fois
elle chavira, mais un coup de pagaie la retourna toujours.

Enfin, aprиs une heure d'efforts, Kalumah distingua plus
distinctement l'оle errante. Elle ne doutait plus d'arriver а son
but, car elle en йtait а moins d'un quart de mille!

C'est alors qu'elle jeta dans la nuit ce cri que Jasper Hobson et
le sergent Long entendirent tous deux!

Mais alors, Kalumah se sentit, malgrй elle, emportйe dans l'ouest
par un irrйsistible courant, auquel elle offrait plus de prise que
l'оle Victoria! En vain voulut-elle lutter avec sa pagaie! Sa
lйgиre embarcation filait comme une flиche. Elle poussa de
nouveaux cris qui ne furent point entendus, car elle йtait dйjа
loin, et quand l'aube vint jeter quelque clartй dans l'espace, les
terres de la Nouvelle-Georgie qu'elle avait quittйes et celles de
l'оle errante qu'elle poursuivait, ne formaient plus que deux
masses confuses а l'horizon.

Dйsespйra-t-elle alors, la jeune indigиne? Non. Revenir au
continent amйricain йtait dйsormais impossible. Elle avait vent
debout, un vent terrible, ce mкme vent qui, repoussant l'оle,
allait en trente-six heures la reporter de deux cents milles au
large, aidй d'ailleurs par le courant du littoral.

Kalumah n'avait qu'une ressource: gagner l'оle en se maintenant
dans le mкme courant qu'elle et dans ces mкmes eaux qui
l'entraоnaient irrйsistiblement!

Mais, hйlas! les forces trahirent le courage de la pauvre enfant!
La faim la tortura bientфt. L'йpuisement, la fatigue rendirent sa
pagaie inerte entre ses mains.

Pendant plusieurs heures, elle lutta, et il lui sembla qu'elle se
rapprochait de l'оle, d'oщ l'on ne pouvait l'apercevoir, car elle
n'йtait qu'un point sur cette immense mer. Elle lutta, mкme
lorsque ses bras rompus, ses mains ensanglantйes lui refusиrent
tout service! Elle lutta jusqu'au bout et perdit enfin
connaissance, tandis que son frкle kayak, abandonnй, devenait le
jouet du vent et des flots!

Que se passa-t-il alors? Elle ne put le dire, ayant perdu
connaissance. Combien de temps erra-t-elle ainsi, а l'aventure,
comme une йpave? Elle ne le savait, et ne revint au sentiment que
lorsque son kayak, brusquement choquй, s'ouvrit sous elle.

Kalumah fut plongйe dans l'eau froide dont la fraоcheur la ranima,
et quelques instants plus tard, une lame la jetait mourante sur
une grиve de sable.

Cela s'йtait fait dans la nuit prйcйdente, а peu prиs au moment oщ
l'aube apparaissait, c'est-а-dire de deux а trois heures du matin.

Depuis le moment oщ Kalumah s'йtait prйcipitйe dans son
embarcation jusqu'au moment oщ cette embarcation fut submergйe, il
s'йtait donc йcoulй plus de soixante-dix heures!

Cependant, la jeune indigиne, sauvйe des flots, ne savait sur
quelle cфte l'ouragan l'avait portйe. L'avait-il ramenйe au
continent? L'avait-il dirigйe, au contraire, sur cette оle qu'elle
poursuivait avec tant d'audace? Elle l'espйrait! Oui! elle
l'espйrait! D'ailleurs, le vent et le courant avaient dы
l'entraоner au large et non la repousser а la cфte!

Cette pensйe la ranima. Elle se releva et, toute brisйe, se mit а
suivre le rivage.

Sans s'en douter, la jeune indigиne avait йtй providentiellement
jetйe sur cette portion de l'оle Victoria qui formait autrefois
l'angle supйrieur de la baie des Morses. Mais, dans ces
conditions, elle ne pouvait reconnaоtre ce littoral, corrodй par
les eaux, aprиs les changements qui s'y йtaient produits depuis la
rupture de l'isthme.

Kalumah marcha, puis, n'en pouvant plus, s'arrкta, et reprit avec
un nouveau courage. La route s'allongeait devant ses pas. А chaque
mille, il lui fallait tourner les parties du rivage dйjа envahies
par la mer. C'est ainsi que, se traоnant, tombant, se relevant,
elle arriva non loin du petit taillis qui, le matin mкme, avait
servi de lieu de halte а Mrs. Paulina Barnett et а Madge. On sait
que les deux femmes, se dirigeant vers le cap Esquimau, avaient
rencontrй non loin de ce taillis la trace de ses pas empreints sur
la neige. Puis, а quelque distance, la pauvre Kalumah йtait tombйe
une derniиre fois!

А partir de ce point, йpuisйe par la fatigue et la faim, elle ne
s'avanзa plus qu'en rampant.

Mais un immense espoir йtait entrй dans le coeur de la jeune
indigиne. А quelques pas du littoral, elle avait enfin reconnu ce
cap Esquimau au pied duquel avaient campй les siens et elle
l'annйe prйcйdente. Elle savait qu'elle n'йtait plus qu'а huit
milles de la factorerie, qu'il ne lui faudrait plus que suivre ce
chemin qu'elle avait si souvent parcouru, quand elle allait
visiter ses amis du Fort-Espйrance.

Oui! cette pensйe la soutint. Mais, enfin, arrivйe au rivage,
n'ayant plus aucune force, elle tomba sur la neige et perdit une
derniиre fois connaissance. Sans Mrs. Paulina Barnett, elle
mourrait lа!

«Mais, dit-elle, ma bonne dame, je savais bien que vous viendriez
а mon secours et que mon Dieu me sauverait par vos mains!»

On sait le reste! On sait quel providentiel instinct entraоna ce
jour mкme Mrs. Paulina Barnett et Madge а explorer cette partie du
littoral, et quel dernier instinct les porta а visiter le cap
Esquimau, aprиs leur halte au taillis et avant leur retour а la
factorerie. On sait aussi -- ce que Mrs. Paulina Barnett apprit а
la jeune indigиne -- comment eut lieu cette rupture du glaзon et
ce que fit l'ours en cette circonstance.

Et mкme, Mrs. Paulina Barnett ajouta en souriant:

«Ce n'est pas moi qui t'ai sauvйe, mon enfant, c'est cet honnкte
animal! Sans lui, tu йtais perdue, et si jamais il revient vers
nous, on le respectera comme ton sauveur!»

Pendant ce rйcit, Kalumah, bien restaurйe et bien caressйe, avait
repris ses forces. Mrs. Paulina Barnett lui proposa de retourner
au fort immйdiatement, afin de ne pas prolonger son absence. La
jeune Esquimaude se leva aussitфt, prкte а partir.

Mrs. Paulina Barnett avait en effet hвte d'informer Jasper Hobson
des incidents de cette matinйe, et de lui apprendre ce qui s'йtait
passй pendant la nuit de la tempкte, lorsque l'оle errante s'йtait
rapprochйe du littoral amйricain.

Mais avant tout, la voyageuse recommanda а Kalumah de garder un
secret absolu sur ces йvйnements, aussi bien que sur la situation
de l'оle. Elle serait censйe кtre venue tout naturellement par le
littoral, afin d'accomplir la promesse qu'elle avait faite de
visiter ses amis pendant la belle saison. Son arrivйe mкme serait
de nature а confirmer les habitants de la factorerie dans la
pensйe qu'aucun changement ne s'йtait produit au territoire du cap
Bathurst, pour le cas oщ quelques-uns auraient eu des soupзons а
cet йgard.

Il йtait trois heures environ, quand Mrs. Paulina Barnett, la
jeune indigиne appuyйe а son bras, et la fidиle Madge reprirent la
route de l'est, et, avant cinq heures du soir, toutes trois
arrivaient а la poterne du Fort-Espйrance.




X.

Le courant du Kamtchatka.


On peut facilement imaginer l'accueil qui fut fait а la jeune
Kalumah par les habitants du fort. Pour eux, c'йtait comme si le
lien rompu avec le reste du monde se renouait. Mrs. Mac Nap, Mrs.
Raл et Mrs. Joliffe lui prodiguиrent leurs caresses. Kalumah,
ayant tout d'abord aperзu le petit enfant, courut а lui et le
couvrit de ses baisers.

La jeune Esquimaude fut vraiment touchйe des hospitaliиres faзons
de ses amis d'Europe. Ce fut а qui lui ferait fкte. On fut
enchantй de savoir qu'elle passerait tout l'hiver а la factorerie,
car l'annйe, trop avancйe dйjа, ne lui permettait pas de retourner
aux йtablissements de la Nouvelle-Georgie.

Mais si les habitants du Fort-Espйrance se montrиrent trиs
agrйablement surpris par l'arrivйe de la jeune indigиne, que dut
penser Jasper Hobson, quand il vit apparaоtre Kalumah au bras de
Mrs. Paulina Barnett? Il ne put en croire ses yeux. Une pensйe
subite, qui ne dura que le temps d'un йclair, traversa son esprit,
-- la pensйe que l'оle Victoria, sans qu'on s'en fыt aperзu, et en
dйpit des relиvements quotidiens, avait atterri sur un point du
continent.

Mrs. Paulina Barnett lut dans les yeux du lieutenant Hobson cette
invraisemblable hypothиse, et elle secoua nйgativement la tкte.

Jasper Hobson comprit que la situation n'avait aucunement changй,
et il attendit que Mrs. Paulina Barnett lui donnвt l'explication
de la prйsence de Kalumah.

Quelques instants plus tard, Jasper Hobson et la voyageuse se
promenaient au pied du cap Bathurst, et le lieutenant йcoutait
avidement le rйcit des aventures de Kalumah.

Ainsi donc, toutes les suppositions de Jasper Hobson s'йtaient
rйalisйes! Pendant la tempкte, cet ouragan, qui chassait du nord-
est, avait rejetй l'оle errante hors du courant! Dans cette
horrible nuit du 30 au 31 aoыt, l'icefield s'йtait rapprochй а
moins d'un mille du continent amйricain! Ce n'йtait point le feu
d'un navire, ce n'йtait point le cri d'un naufragй qui frappиrent
а la fois les yeux et les oreilles de Jasper Hobson! La terre
йtait lа, tout prиs, et, si le vent eыt soufflй une heure de plus
dans cette direction, l'оle Victoria eыt heurtй le littoral de
l'Amйrique russe!

Et, а ce moment, une saute de vent, fatale, funeste, avait
repoussй l'оle au large de la cфte! L'irrйsistible courant l'avait
reprise dans ses eaux, et, depuis lors, avec une vitesse excessive
que rien ne pouvait enrayer, poussйe par ces violentes brises du
sud-est, elle avait dйrivй jusqu'а ce point dangereux, situй entre
deux attractions contraires, qui toutes deux pouvaient amener sa
perte et celle des infortunйs qu'elle entraоnait avec elle!

Pour la centiиme fois, le lieutenant et Mrs. Paulina Barnett
s'entretinrent de ces choses. Puis, Jasper Hobson demanda si des
modifications importantes du territoire s'йtaient produites entre
le cap Bathurst et la baie des Morses.

Mrs. Paulina Barnett rйpondit qu'en certaines parties le niveau du
littoral semblait s'кtre abaissй et que les lames couraient lа oщ
naguиre le sol йtait au-dessus de leur atteinte. Elle raconta
aussi l'incident du cap Esquimau, et fit connaоtre la rupture
importante qui s'йtait produite en cette portion du rivage.

Rien n'йtait moins rassurant. Il йtait йvident que l'icefield,
base de l'оle, se dissolvait peu а peu, que les eaux relativement
plus chaudes en rongeaient la surface infйrieure. Ce qui s'йtait
passй au cap Esquimau pouvait а chaque instant se produire au cap
Bathurst. Les maisons de la factorerie pouvaient а chaque heure de
la nuit ou du jour s'engouffrer dans un abоme, et le seul remиde а
cette situation, c'йtait l'hiver, cet hiver avec toutes ses
rigueurs, cet hiver qui tardait tant а venir!

Le lendemain, 4 septembre, une observation faite par le lieutenant
Hobson dйmontra que la position de l'оle Victoria ne s'йtait pas
sensiblement modifiйe depuis la veille. Elle demeurait immobile
entre les deux courants contraires, et, en somme, c'йtait
maintenant la circonstance la plus heureuse qui pыt se prйsenter.

«Que le froid nous saisisse ainsi, que la banquise nous arrкte,
dit Jasper Hobson, que la mer se solidifie autour de nous, et je
regarderai notre salut comme assurй! Nous ne sommes pas а deux
cents milles de la cфte en ce moment, et, en s'aventurant sur les
icefields durcis, il sera possible d'atteindre soit l'Amйrique
russe, soit les rivages de l'Asie. Mais l'hiver, l'hiver а tout
prix et en toute hвte!»

Cependant, et d'aprиs les ordres du lieutenant, les derniers
prйparatifs de l'hivernage s'achevaient. On s'occupait de pourvoir
а la nourriture des animaux domestiques pour tout le temps que
durerait la longue nuit polaire. Les chiens йtaient en bonne santй
et s'engraissaient а ne rien faire, mais on ne pouvait trop en
prendre soin, car les pauvres bкtes auraient terriblement а
travailler, lorsqu'on abandonnerait le Fort-Espйrance pour gagner
le continent а travers le champ de glace. Il importait donc de les
maintenir dans un parfait йtat de vigueur. Aussi la viande
saignante, et principalement la chair de ces rennes qui se
laissaient tuer aux environs de la factorerie, ne leur fut-elle
point mйnagйe.

Quant aux rennes domestiques, ils prospйraient. Leur йtable йtait
convenablement installйe, et une rйcolte considйrable de mousses
avait йtй emmйnagйe а leur intention dans les magasins du fort.
Les femelles fournissaient un lait abondant а Mrs. Joliffe, qui
l'employait journellement dans ses prйparations culinaires.

Le caporal et sa petite femme avaient aussi refait leurs
semailles, qui avaient si bien rйussi pendant la saison chaude. Le
terrain avait йtй prйparй avant les neiges pour les plants
d'oseille, de cochlйarias et du thй du Labrador. Ces prйcieux
antiscorbutiques ne devaient pas manquer а la colonie.

Quant au bois, il remplissait les hangars jusqu'au faоtage.
L'hiver rude et glacial pouvait maintenant venir et la colonne de
mercure geler dans la cuvette du thermomиtre, sans qu'on fыt
rйduit, comme а l'йpoque des derniers grands froids, а brыler le
mobilier de la maison. Le charpentier Mac Nap et ses hommes
avaient pris leurs mesures en consйquence, et les dйbris provenant
du bateau en construction fournirent mкme un notable surcroоt de
combustible.

Vers cette йpoque, on prit dйjа quelques animaux qui avaient
revкtu leur fourrure hivernale, des martres, des visons, des
renards bleus, des hermines. Marbre et Sabine avaient obtenu du
lieutenant l'autorisation d'йtablir quelques trappes aux abords de
l'enceinte. Jasper Hobson n'avait pas cru devoir leur refuser
cette permission, dans la crainte d'exciter la dйfiance de ses
hommes, car il n'avait aucun prйtexte sйrieux а faire valoir pour
arrкter l'approvisionnement des pelleteries. Il savait pourtant
bien que c'йtait une besogne inutile, et que cette destruction
d'animaux prйcieux et inoffensifs ne profiterait а personne.
Toutefois, la chair de ces rongeurs fut employйe а nourrir les
chiens et on йconomisa ainsi une grande quantitй de viande de
rennes.

Tout se prйparait donc pour l'hivernage, comme si le Fort-
Espйrance eыt йtй йtabli sur un terrain solide, et les soldats
travaillaient avec un zиle qu'ils n'auraient pas eu, s'ils avaient
йtй mis dans le secret de la situation.

Pendant les jours suivants, les observations, faites avec le plus
grand soin, n'indiquиrent aucun changement apprйciable dans la
position de l'оle Victoria. Jasper Hobson, la voyant ainsi
immobile, se reprenait а espйrer. Si les symptфmes de l'hiver ne
s'йtaient encore pas montrйs dans la nature inorganique, si la
tempйrature se maintenait toujours а quarante-neuf degrйs
Fahrenheit, en moyenne (9° centigr. au-dessus de zйro), on avait
signalй quelques cygnes qui, s'enfuyant vers le sud, allaient
chercher des climats plus doux. D'autres oiseaux, grands
volateurs, que les longues traversйes au-dessus des mers
n'effrayaient pas, abandonnaient peu а peu les rivages de l'оle.
Ils savaient bien que le continent amйricain ou le continent
asiatique, avec leur tempйrature moins вpre, leurs territoires
plus hospitaliers, leurs ressources de toutes sortes, n'йtaient
pas loin, et que leurs ailes йtaient assez puissantes pour les y
porter. Plusieurs de ces oiseaux furent pris, et, suivant le
conseil de Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant leur attacha au cou
un billet en toile gommйe, sur lequel йtaient inscrits la position
de l'оle errante et les noms de ses habitants. Puis on les laissa
prendre leur vol, et ce ne fut pas sans envie qu'on les vit se
diriger vers le sud.

Il va sans dire que cette opйration se fit en secret et n'eut
d'autres tйmoins que Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Jasper
Hobson et le sergent Long.

Quant aux quadrupиdes emprisonnйs dans l'оle, ils ne pouvaient
plus aller chercher dans les rйgions mйridionales leurs retraites
accoutumйes de l'hiver. Dйjа, а cette йpoque de l'annйe, aprиs que
les premiers jours de septembre s'йtaient йcoulйs, les rennes, les
liиvres polaires, les loups eux-mкmes, auraient dы abandonner les
environs du cap Bathurst, et se rйfugier du cфtй du lac du Grand-
Ours ou du lac de l'Esclave, bien au-dessous du Cercle polaire.
Mais cette fois, la mer leur opposait une infranchissable
barriиre, et ils devaient attendre qu'elle se fыt solidifiйe par
le froid, afin d'aller retrouver des rйgions plus habitables. Sans
doute, ces animaux, poussйs par leur instinct, avaient essayй de
reprendre les routes du sud, mais, arrкtйs au littoral de l'оle,
ils йtaient, par instinct aussi, revenus aux approches du Fort-
Espйrance, prиs de ces hommes, prisonniers comme eux, prиs de ces
chasseurs, leurs plus redoutables ennemis d'autrefois.

Le 5, le 6, le 7, le 8 et le 9 septembre, aprиs observation, on ne
constata aucune modification dans la position de l'оle Victoria.
Ce vaste remous, situй entre les deux courants, dont elle n'avait
point abandonnй les eaux, la tenait stationnaire. Encore quinze
jours, trois semaines au plus de ce _statu quo_, et le lieutenant
Hobson pourrait se croire sauvй.

Mais la mauvaise chance ne s'йtait pas encore lassйe, et bien
d'autres йpreuves surhumaines, on peut le dire, attendaient encore
les habitants du Fort-Espйrance!

En effet, le 10 septembre, le point constata un dйplacement de
l'оle Victoria. Ce dйplacement, peu rapide jusqu'alors, s'opйrait
dans le sens du nord.

Jasper Hobson fut atterrй! L'оle йtait dйfinitivement prise par le
courant du Kamtchatka! Elle dйrivait du cфtй de ces parages
inconnus oщ se forment les banquises! Elle s'en allait vers ces
solitudes de la mer polaire, interdites aux investigations de
l'homme, vers les rйgions dont on ne revient pas!

Le lieutenant Hobson ne cacha point ce nouveau danger а ceux qui
йtaient dans le secret de la situation. Mrs. Paulina Barnett,
Madge, Kalumah, aussi bien que le sergent Long, reзurent ce
nouveau coup avec rйsignation.

«Peut-кtre, dit la voyageuse, l'оle s'arrкtera-t-elle encore!
Peut-кtre son mouvement sera-t-il lent! Espйrons toujours... et
attendons! L'hiver n'est pas loin, et, d'ailleurs, nous allons au-
devant de lui. En tout cas, que la volontй de Dieu s'accomplisse!

-- Mes amis, demanda le lieutenant Hobson, pensez-vous que je
doive prйvenir nos compagnons? Vous voyez dans quelle situation
nous sommes, et ce qui peut nous arriver! N'est-ce pas assumer une
responsabilitй trop grande que de leur cacher les pйrils dont ils
sont menacйs?

-- J'attendrais encore, rйpondit sans hйsiter Mrs. Paulina
Barnett. Tant que nous n'avons pas йpuisй toutes les chances, il
ne faut pas livrer nos compagnons au dйsespoir.

-- C'est aussi mon avis», ajouta simplement le sergent Long.

Jasper Hobson pensait ainsi, et il fut heureux de voir son opinion
confirmйe dans ce sens.

Le 11 et le 12 septembre, le dйplacement vers le nord fut encore
plus accusй. L'оle Victoria dйrivait avec une vitesse de douze а
treize milles par jour. C'йtait donc de douze а treize milles
qu'elle s'йloignait de toute terre, en s'йlevant dans le nord,
c'est-а-dire en suivant la courbure trиs sensiblement accusйe du
courant du Kamtchatka sur cette haute latitude. Elle n'allait donc
pas tarder а dйpasser ce soixante-dixiиme parallиle qui traversait
autrefois la pointe extrкme du cap Bathurst, et au-delа duquel
aucune terre, continentale ou autre, ne se prolongeait dans cette
portion des contrйes arctiques.

Jasper Hobson, chaque jour, reportait le point sur sa carte, et il
pouvait voir vers quels abоmes infinis courait l'оle errante. La
seule chance, la moins mauvaise, c'йtait qu'on allait au-devant de
l'hiver, ainsi que l'avait dit Mrs. Paulina Barnett. А dйriver
ainsi vers le nord, on rencontrerait plus vite, avec le froid, les
eaux glacйes qui devaient peu а peu accroоtre et consolider
l'icefield. Mais si alors les habitants du Fort-Espйrance
pouvaient espйrer de ne plus s'engloutir en mer, quel chemin
interminable, impraticable peut-кtre, ils auraient а faire pour
revenir de ces profondeurs hyperborйennes? Ah! si l'embarcation,
tout imparfaite qu'elle йtait, eыt йtй prкte, le lieutenant Hobson
n'eыt pas hйsitй а s'y embarquer avec tout le personnel de la
colonie; mais, malgrй toute la diligence du charpentier, elle
n'йtait point achevйe et ne pouvait l'кtre avant longtemps, car
Mac Nap йtait forcй d'apporter tous ses soins а la construction de
ce bateau auquel devait кtre confiйe la vie de vingt personnes, et
cela dans des mers trиs dangereuses.

Au 16 septembre, l'оle Victoria se trouvait de soixante-quinze а
quatre-vingts milles au nord, depuis le point oщ elle s'йtait
immobilisйe pendant quelques jours entre les deux courants du
Kamtchatka et de la mer de Behring. Mais alors des symptфmes plus
frйquents de l'approche de l'hiver se produisirent. La neige tomba
souvent, et parfois en flocons pressйs. La colonne mercurielle
s'abaissa peu а peu. La moyenne de la tempйrature, pendant le
jour, йtait encore de quarante-quatre degrйs Fahrenheit (6 а 7°
centigr. au-dessus de zйro), mais pendant la nuit elle tombait а
trente-deux degrйs (zйro du thermomиtre centigrade). Le soleil
traзait une courbe excessivement allongйe au-dessus de l'horizon.
А midi, il ne s'йlevait plus que de quelques degrйs, et il
disparaissait dйjа pendant onze heures sur vingt-quatre.

Enfin, dans la nuit du 16 au 17 septembre, les premiers indices de
glace apparurent sur la mer. C'йtaient de petits cristaux isolйs,
semblables а une sorte de neige, qui faisaient tache а la surface
de l'eau limpide. On pouvait remarquer, suivant une observation
dйjа reproduite par le cйlиbre navigateur Scoresby, que cette
neige avait pour effet immйdiat de calmer la houle, ainsi que fait
l'huile que les marins «filent» pour apaiser momentanйment les
agitations de la mer. Ces petits glaзons avaient une tendance а se
souder, et ils l'eussent fait certainement en eau calme; mais les
ondulations des lames les brisaient et les sйparaient dиs qu'ils
formaient une surface un peu considйrable.

Jasper Hobson observa avec une extrкme attention la premiиre
apparition de ces jeunes glaces. Il savait que vingt-quatre heures
suffisaient pour que la croыte glacйe, accrue par sa partie
infйrieure, atteignоt une йpaisseur de deux а trois pouces,
йpaisseur qui suffisait dйjа а supporter le poids d'un homme. Il
comptait donc que l'оle Victoria serait avant peu arrкtйe dans son
mouvement vers le nord.

Mais jusqu'alors, le jour dйfaisait le travail de la nuit, et si
la course de l'оle йtait ralentie pendant les tйnиbres par
quelques piиces plus rйsistantes qui lui faisaient obstacle,
pendant le jour, ces glaces, fondues ou brisйes, n'enrayaient plus
sa marche, qu'un courant, remarquablement fort, rendait trиs
rapide.

Aussi le dйplacement vers les rйgions septentrionales
s'accroissait-il sans que l'on pыt rien faire pour l'arrкter.

Au 21 septembre, au moment de l'йquinoxe, le jour fut prйcisйment
йgal а la nuit, et, а partir de cet instant, les heures de nuit
s'accrurent successivement aux dйpens des heures du jour. L'hiver
arrivait visiblement, mais il n'йtait ni prompt, ni rigoureux. А
cette date, l'оle Victoria avait dйjа dйpassй de prиs d'un degrй
le soixante-dixiиme parallиle, et, pour la premiиre fois, elle
йprouva un mouvement de rotation sur elle-mкme que Jasper Hobson
йvalua environ а un quart de circonfйrence.

On conзoit alors quels furent les soucis du lieutenant Hobson.
Cette situation, qu'il avait essayй de cacher jusqu'alors, la
nature menaзait d'en dйvoiler le secret, mкme aux moins
clairvoyants. En effet, par suite de ce mouvement de rotation, les
points cardinaux de l'оle йtaient changйs. Le cap Bathurst ne
pointait plus vers le nord, mais vers l'est. Le soleil, la lune,
les йtoiles, ne se levaient plus et ne se couchaient plus sur
l'horizon habituel, et il йtait impossible que des gens
observateurs, tels que Mac Nap, Raл, Marbre et d'autres, ne
remarquassent pas ce changement qui leur eыt tout appris.

Mais, а la grande satisfaction de Jasper Hobson, ces braves
soldats ne parurent s'apercevoir de rien. Le dйplacement, par
rapport aux points cardinaux, n'avait pas йtй considйrable, et
l'atmosphиre, trиs souvent embrumйe, ne permettait pas de relever
exactement le lever et le coucher des astres.

Mais ce mouvement de rotation parut coпncider avec un mouvement de
translation plus rapide encore. Depuis ce jour, l'оle Victoria
dйriva avec une vitesse de prиs d'un mille а l'heure. Elle
remontait toujours vers les latitudes йlevйes, s'йloignant de
toute terre. Jasper Hobson ne se laissait pas aller au dйsespoir,
car il n'йtait pas dans son caractиre de dйsespйrer, mais il se
sentait perdu, et il demandait l'hiver, c'est-а-dire le froid а
tout prix.

Cependant, la tempйrature s'abaissa encore. Une neige abondante
tomba pendant les journйes des 23 et 24 septembre, et, s'ajoutant
а la surface des glaзons que le froid cimentait dйjа, elle accrut
leur йpaisseur. L'immense plaine de glace se formait peu а peu.
L'оle, en marchant, la brisait bien encore, mais sa rйsistance
augmentait d'heure en heure. La mer se prenait tout autour et
jusqu'au-delа des limites du regard.

Enfin, l'observation du 27 septembre prouva que l'оle Victoria,
emprisonnйe dans un immense icefield, йtait immobile depuis la
veille! Immobile par 177°22' de longitude et 77°57' de latitude, -
- а plus de six cents milles de tout continent!




XI.

Une communication de Jasper Hobson.


Telle йtait la situation. L'оle avait «jetй l'ancre», suivant
l'expression du sergent Long, elle s'йtait arrкtйe, elle йtait
stationnaire, comme au temps oщ l'isthme la rattachait encore au
continent amйricain. Mais six cents milles la sйparaient alors des
terres habitйes, et ces six cents milles, il faudrait les franchir
avec les traоneaux, en suivant la surface solidifiйe de la mer, au
milieu des montagnes de glace que le froid allait accumuler, et
cela pendant les plus rudes mois de l'hiver arctique.

C'йtait une terrible entreprise, et, cependant, il n'y avait pas а
hйsiter. Cet hiver que le lieutenant Hobson avait appelй de tous
ses voeux, il arrivait enfin, il avait enrayй la funeste marche de
l'оle vers le nord, il allait jeter un pont de six cents milles
entre elles et les continents voisins! Il fallait donc profiter de
ces nouvelles chances et rapatrier toute cette colonie perdue dans
les rйgions hyperborйennes.

En effet -- ainsi que le lieutenant Hobson l'expliqua а ses amis -
-, on ne pouvait attendre que le printemps prochain eыt amenй la
dйbвcle des glaces, c'est-а-dire s'abandonner encore une fois aux
caprices des courants de la mer de Behring. Il s'agissait donc
uniquement d'attendre que la mer fыt suffisamment prise, c'est-а-
dire pendant un laps de temps qu'on pouvait йvaluer а trois ou
quatre semaines. D'ici lа, le lieutenant Hobson comptait opйrer
des reconnaissances frйquentes sur l'icefield qui enserrait l'оle,
afin de dйterminer son йtat de solidification, les facilitйs qu'il
offrirait au glissage des traоneaux, et la meilleure route qu'il
prйsenterait, soit vers les rivages asiatiques, soit vers le
continent amйricain.

«Il va sans dire, ajouta Jasper Hobson, qui s'entretenait alors de
ces choses avec Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long, il va
sans dire que les terres de la Nouvelle-Georgie, et non les cфtes
d'Asie, auront toutes nos prйfйrences, et qu'а chances йgales,
c'est vers l'Amйrique russe que nous dirigerons nos pas.

-- Kalumah nous sera trиs utile alors, rйpondit Mrs. Paulina
Barnett, car, en sa qualitй d'indigиne, elle connaоt parfaitement
ces territoires de la Nouvelle-Georgie.

-- Trиs utile, en effet, dit le lieutenant Hobson, et son arrivйe
jusqu'а nous a vйritablement йtй providentielle. Grвce а elle, il
nous sera aisй d'atteindre les йtablissements du Fort-Michel dans
le golfe de Norton, soit mкme, beaucoup plus au sud, la ville de
New-Arkhangel, oщ nous achиverons de passer l'hiver.

-- Pauvre Fort-Espйrance! dit Mrs. Paulina Barnett. Construit au
prix de tant de fatigues, et si heureusement crйй par vous,
monsieur Jasper! Cela me brisera le coeur de l'abandonner sur
cette оle, au milieu de ces champs de glace, de le laisser peut-
кtre au-delа de l'infranchissable banquise! Oui! quand nous
partirons, mon coeur saignera, en lui donnant le dernier adieu!

-- Je n'en souffrirai pas moins que vous, madame, rйpondit le
lieutenant Hobson, et peut-кtre plus encore! C'йtait l'oeuvre la
plus importante de ma vie! J'avais mis toute mon intelligence,
toute mon йnergie а йtablir ce Fort-Espйrance, si malheureusement
nommй, et je ne me consolerai jamais d'avoir йtй forcй de
l'abandonner! Puis, que dira la Compagnie, qui m'avait confiй
cette tвche, et dont je ne suis que l'humble agent, aprиs tout!

-- Elle dira, monsieur Jasper, s'йcria Mrs. Paulina Barnett avec
une gйnйreuse animation, elle dira que vous avez fait votre
devoir, que vous ne pouvez pas кtre responsable des caprices de la
nature, plus puissante partout et toujours que la main et l'esprit
de l'homme! Elle comprendra que vous ne pouviez prйvoir ce qui est
arrivй, car cela йtait en dehors des prйvisions humaines! Elle
saura enfin que, grвce а votre prudence et а votre йnergie morale,
elle n'aura pas а regretter la perte d'un seul des compagnons
qu'elle vous avait confiйs.

-- Merci, madame, rйpondit le lieutenant en serrant la main de
Mrs. Paulina Barnett, je vous remercie de ces paroles que vous
inspire votre coeur, mais je connais un peu les hommes, et,
croyez-moi, mieux vaut rйussir qu'йchouer. Enfin, а la grвce du
Ciel!»

Le sergent Long, voulant couper court aux idйes tristes de son
lieutenant, ramena la conversation sur les circonstances
prйsentes; il parla des prйparatifs а commencer pour un prochain
dйpart, et enfin il lui demanda s'il comptait enfin apprendre а
ses compagnons la situation rйelle de l'оle Victoria.

«Attendons encore, rйpondit Jasper Hobson, nous avons par notre
silence йpargnй jusqu'ici bien des inquiйtudes а ces pauvres gens,
attendons que le jour de notre dйpart soit dйfinitivement fixй, et
nous leur ferons connaоtre alors la vйritй tout entiиre!»

Ce point arrкtй, les travaux habituels de la factorerie
continuиrent pendant les semaines suivantes.

Quelle йtait, il y a un an, la situation des habitants alors
heureux et contents, du Fort-Espйrance?

Il y a un an, les premiers symptфmes de la saison froide
apparaissaient tels qu'ils йtaient alors. Les jeunes glaces se
formaient peu а peu sur le littoral. Le lagon, dont les eaux
йtaient plus tranquilles que celles de la mer, se prenaient
d'abord. La tempйrature se tenait pendant le jour а un ou deux
degrйs au-dessus de la glace fondante et s'abaissait de trois ou
quatre degrйs au-dessous pendant la nuit. Jasper Hobson commenзait
а faire revкtir а ses hommes les habits d'hiver, les fourrures,
les vкtements de laine. On installait les condenseurs а
l'intйrieur de la maison. On nettoyait le rйservoir а air et les
pompes d'aйration. On tendait des trappes autour de l'enceinte
palissadйe, aux environs du cap Bathurst, et Sabine et Marbre
s'applaudissaient de leurs succиs de chasseurs. Enfin, on
terminait les derniers travaux d'appropriation de la maison
principale.

Cette annйe, ces braves gens procйdиrent de la mкme faзon. Bien
que, par le fait, le Fort-Espйrance fыt en latitude environ de
deux degrйs plus haut qu'au commencement du dernier hiver, cette
diffйrence ne devait pas amener une modification sensible dans
l'йtat moyen de la tempйrature. En effet, entre le soixante-
dixiиme et le soixante-douziиme parallиle, l'йcart n'est pas assez
considйrable pour que la moyenne thermomйtrique en soit
sйrieusement influencйe. On eыt plutфt constatй que le froid йtait
maintenant moins rigoureux qu'il ne l'avait йtй au commencement du
dernier hivernage. Mais trиs probablement, il semblait plus
supportable, parce que les hiverneurs se sentaient dйjа faits а ce
rude climat.

Il faut remarquer, cependant, que la mauvaise saison ne s'annonзa
pas avec sa rigueur accoutumйe. Le temps йtait humide, et
l'atmosphиre se chargeait journellement de vapeurs qui se
rйsolvaient tantфt en pluie, tantфt en neige. Il ne faisait
certainement pas assez froid, au grй du lieutenant Hobson.

Quant а la mer, elle se prenait autour de l'оle, mais non d'une
maniиre rйguliиre et continue. De larges taches noirвtres,
dissйminйes а la surface du nouvel icefield, indiquaient que les
glaзons йtaient encore mal cimentйs entre eux. On entendait
presque incessamment des fracas retentissants, dus а la rupture du
banc, qui se composait d'un nombre infini de morceaux
insuffisamment soudйs, dont la pluie dissolvait les arкtes
supйrieures. On ne sentait pas cette йnorme pression qui se
produit d'ordinaire, quand les glaces naissent rapidement sous un
froid vif et s'accumulent les unes sur les autres. Les icebergs,
les hummocks mкme, йtaient rares, et la banquise ne se levait pas
encore а l'horizon.

«Voilа une saison, rйpйtait souvent le sergent Long, qui n'eыt
point dйplu aux chercheurs du passage du nord-ouest ou aux
dйcouvreurs du pфle Nord, mais elle est singuliиrement dйfavorable
а nos projets et nuisible а notre rapatriement!»

Ce fut ainsi pendant tout le mois d'octobre, et Jasper Hobson
constata que la moyenne de la tempйrature ne dйpassa guиre trente-
deux degrйs Fahrenheit (zйro du thermomиtre centigrade). Or, on
sait qu'il faut sept а huit degrйs au-dessous de glace d'un froid
qui persiste pendant plusieurs jours, pour que la mer se
solidifie.

D'ailleurs, une circonstance, qui n'йchappa pas plus а Mrs.
Paulina Barnett qu'au lieutenant Hobson, prouvait bien que
l'icefield n'йtait en aucune faзon praticable.

Les animaux emprisonnйs dans l'оle, animaux а fourrures, rennes,
loups, etc., se seraient йvidemment enfuis vers de plus basses
latitudes, si la fuite eыt йtй possible, c'est-а-dire si la mer
solidifiйe leur eыt offert un passage assurй. Or, ils abondaient
toujours autour de la factorerie, et recherchaient de plus en plus
le voisinage de l'homme. Les loups eux-mкmes venaient jusqu'а
portйe de fusil de l'enceinte dйvorer les martres ou les liиvres
polaires qui formaient leur unique nourriture. Les rennes affamйs,
n'ayant plus ni mousses ni herbe а brouter, rфdaient, par bande,
aux environs du cap Bathurst. Un ours -- celui sans doute envers
lequel Mrs. Paulina Barnett et Kalumah avaient contractй une dette
de reconnaissance -- passait frйquemment entre les arbres de la
futaie, sur les bords du lagon. Or, si ces divers animaux йtaient
lа, et principalement les ruminants, auxquels il faut une
nourriture exclusivement vйgйtale, s'ils йtaient encore sur l'оle
Victoria pendant ce mois d'octobre, c'est qu'ils n'avaient pu,
c'est qu'ils ne pouvaient fuir.

On a dit que la moyenne de la tempйrature se maintenait au degrй
de la glace fondante. Or, quand Jasper Hobson consulta son
journal, il vit que l'hiver prйcйdent, dans ce mкme mois
d'octobre, le thermomиtre marquait dйjа vingt degrйs Fahrenheit
au-dessous de zйro (10° centigr. au-dessous de glace). Quelle
diffйrence, et combien la tempйrature se distribue capricieusement
dans ces rйgions polaires!

Les hiverneurs ne souffraient donc aucunement du froid, et ils ne
furent point obligйs de se confiner dans leur maison. Cependant,
l'humiditй йtait grande, car des pluies, mкlйes de neige,
tombaient frйquemment, et le baromиtre, par son abaissement,
indiquait que l'atmosphиre йtait saturйe de vapeurs.

Pendant ce mois d'octobre, Jasper Hobson et le sergent Long
entreprirent plusieurs excursions afin de reconnaоtre l'йtat de
l'icefield au large de l'оle. Un jour, ils allиrent au cap Michel,
un autre а l'angle de l'ancienne baie des Morses, dйsireux de
savoir si le passage йtait praticable, soit pour le continent
amйricain, soit pour le continent asiatique, et si le dйpart
pouvait кtre arrкtй.

Or, la surface du champ de glace йtait couverte de flaques d'eau,
et, en de certains endroits, criblйe de crevasses qui eussent
immanquablement arrкtй la marche des traоneaux. Il ne semblait
mкme pas qu'un voyageur pыt se hasarder а pied dans ce dйsert,
presque aussi liquide que solide. Ce qui prouvait bien qu'un froid
insuffisant et mal rйglй, une tempйrature intermittente, avaient
produit cette solidification incomplиte, c'йtait la multitude de
pointes, de cristaux, de prismes, de polyиdres de toutes sortes
qui hйrissaient la surface de l'icefield, comme une concrйtion de
stalactites. Il ressemblait plutфt а un glacier qu'а un champ, ce
qui eыt rendu la marche excessivement pйnible, au cas oщ elle
aurait йtй praticable.

Le lieutenant Hobson et le sergent Long, s'aventurant sur
l'icefield, firent ainsi un mille ou deux dans la direction du
sud, mais au prix de peines infinies et en y employant un temps
considйrable. Ils reconnurent donc qu'il fallait encore attendre,
et ils revinrent trиs dйsappointйs au Fort-Espйrance.

Les premiers jours de novembre arrivиrent. La tempйrature
s'abaissa un peu, mais de quelques degrйs seulement. Ce n'йtait
pas suffisant. De grands brouillards humides enveloppaient l'оle
Victoria. Il fallait pendant toute la journйe tenir les lampes
allumйes dans les salles. Or, cette dйpense de luminaire aurait dы
кtre prйcisйment trиs modйrйe. En effet, la provision d'huile
йtait fort restreinte, car la factorerie n'avait point йtй
ravitaillйe par le convoi du capitaine Craventy, et, d'autre part,
la chasse aux morses йtait devenue impossible, puisque ces
amphibies ne frйquentaient plus l'оle errante. Si donc l'hivernage
se prolongeait dans ces conditions, les hiverneurs en seraient
bientфt rйduits а employer la graisse des animaux, ou mкme la
rйsine des sapins, afin de se procurer un peu de lumiиre. Dйjа, а
cette йpoque, les jours йtaient excessivement courts, et le
soleil, qui ne prйsentait plus au regard qu'un disque pвle, sans
chaleur et sans йclat, ne se promenait que pendant quelques heures
au-dessus de l'horizon. Oui! c'йtait bien l'hiver, avec ses
brumes, ses pluies, ses neiges, l'hiver, -- moins le froid!

Le 11 novembre, ce fut fкte au Fort-Espйrance, et ce qui le
prouva, c'est que Mrs. Joliffe servit quelques «extra» au dоner de
midi. En effet, c'йtait l'anniversaire de la naissance du petit
Michel Mac Nap. L'enfant avait juste un an, ce jour lа. Il йtait
bien portant et charmant avec ses cheveux blonds bouclйs et ses
yeux bleus. Il ressemblait а son pиre, le maоtre charpentier,
ressemblance dont le brave homme se montrait extrкmement fier. On
pesa solennellement le bйbй au dessert. Il fallait le voir
s'agiter dans la balance, et quels petits cris il poussa! Il
pesait, ma foi, trente-quatre livres! Quel succиs, et quels
hurrahs accueillirent ce poids superbe, et quels compliments on
adressa а l'excellente Mrs. Mac Nap, comme nourrice et comme mиre!
On ne sait pas trop pourquoi le caporal Joliffe prit pour lui-mкme
une forte part de ces congratulations! Comme pиre nourricier, sans
doute, ou comme bonne du bйbй! Le digne caporal avait tant portй,
dorlotй, bercй l'enfant, qu'il se croyait pour quelque chose dans
sa pesanteur spйcifique!

Le lendemain, 12 novembre, le soleil ne parut pas au-dessus de
l'horizon. La longue nuit polaire commenзait, et commenзait neuf
jours plus tфt que l'hiver prйcйdent sur le continent amйricain,
ce qui tenait а la diffйrence des latitudes entre ce continent et
l'оle Victoria.

Cependant, cette disparition du soleil n'amena aucun changement
dans l'йtat de l'atmosphиre. La tempйrature resta ce qu'elle avait
йtй jusqu'alors, capricieuse, indйcise. Le thermomиtre baissait un
jour, remontait l'autre. La pluie et la neige alternaient. Le vent
йtait mou et ne se fixait а aucun point de l'horizon, passant
quelquefois dans la mкme journйe par tous les rhumbs du compas.
L'humiditй constante de ce climat йtait а redouter et pouvait
dйterminer des affections scorbutiques parmi les hiverneurs. Trиs
heureusement, si, par le dйfaut du ravitaillement convenu, le jus
de citron, le «lime-juice» et les pastilles de chaux commenзaient
а manquer, du moins les rйcoltes d'oseille et de cochlйaria
avaient йtй abondantes, et, suivant les recommandations du
lieutenant Hobson, on en faisait un quotidien usage.

Cependant, il fallait tout tenter pour quitter le Fort-Espйrance.
Dans les conditions oщ l'on se trouvait, trois mois suffiraient а
peine, peut-кtre, pour atteindre le continent le plus proche. Or,
on ne pouvait exposer l'expйdition, une fois aventurйe sur le
champ de glace, а кtre prise par la dйbвcle avant d'avoir gagnй la
terre ferme. Il йtait donc nйcessaire de partir dиs la fin de
novembre, -- si l'on devait partir.

Or, sur la question de dйpart, il n'y avait pas de doute. Mais si,
par un hiver rigoureux, qui aurait bien cimentй toutes les parties
de l'icefield, le voyage eыt йtй dйjа difficile, avec cette saison
indйcise, il devenait chose grave.

Le 13 novembre, Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett et le sergent
Long se rйunirent pour fixer le jour du dйpart. L'opinion du
sergent йtait qu'il fallait quitter l'оle au plus tфt.

«Car, disait-il, nous devons compter avec tous les retards
possibles pendant une traversйe de six cents milles. Or, il faut
qu'avant le mois de mars, nous ayons mis le pied sur le continent,
ou nous risquerons, la dйbвcle s'opйrant, de nous retrouver dans
une situation plus mauvaise encore que sur notre оle.

-- Mais, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, la mer est-elle assez
uniformйment prise pour nous livrer passage?

-- Oui, rйpliqua le sergent Long, et chaque jour la glace tend а
s'йpaissir. De plus, le baromиtre remonte peu а peu. C'est un
indice d'abaissement dans la tempйrature. Or, d'ici le moment oщ
nos prйparatifs seront achevйs -- et il faut bien une semaine, je
pense, -- j'espиre que le temps se sera mis dйcidйment au froid.

-- N'importe! dit le lieutenant Hobson, l'hiver s'annonce mal, et,
vйritablement, tout se met contre nous! On a vu quelquefois
d'йtranges saisons dans ces mers, et des baleiniers ont pu
naviguer lа oщ, mкme pendant l'йtй, ils n'eussent pas trouvй, en
d'autres annйes, un pouce d'eau sous leur quille. Quoi qu'il en
soit, je conviens qu'il n'y a pas un jour а perdre. Je regrette
seulement que la tempйrature habituelle а ces cimats ne nous soit
pas venue en aide.

-- Elle viendra, dit Mrs. Paulina Barnett. En tout cas, il faut
кtre prкt а profiter des circonstances. А quelle йpoque extrкme
penseriez-vous fixer le dйpart, monsieur Jasper?

-- А la fin de novembre, comme terme le plus reculй, rйpondit le
lieutenant Hobson, mais si, dans huit jours, vers le 20 de ce
mois, nos prйparatifs йtaient achevйs et que le passage fыt
praticable, je regarderais cette circonstance comme trиs heureuse,
et nous partirions.

-- Bien, dit le sergent Long. Nous devons donc nous prйparer sans
perdre un instant.

-- Alors, monsieur Jasper, demanda Mrs. Paulina Barnett, vous
allez faire connaоtre а nos compagnons la situation dans laquelle
ils se trouvent?

-- Oui, madame. Le moment de parler est venu, puisque c'est le
moment d'agir.

-- Et quand comptez-vous leur apprendre ce qu'ils ignorent?

-- А l'instant. -- Sergent Long, ajouta Jasper Hobson, en se
tournant vers le sous-officier, qui prit aussitфt une attitude
militaire, faites rassembler tous vos hommes dans la grande salle
pour recevoir une communication.»

Le sergent Long tourna automatiquement sur ses talons et sortit
d'un pas mйthodique, aprиs avoir portй la main а son chapeau.

Pendant quelques minutes, Mrs. Paulina Barnett et le lieutenant
Hobson restиrent seuls, sans prononcer une parole.

Le sergent rentra bientфt, et prйvint Jasper Hobson que ses ordres
йtaient exйcutйs.

Aussitфt, Jasper Hobson et la voyageuse entrиrent dans la grande
salle. Tous les habitants de la factorerie, hommes et femmes, s'y
trouvaient rassemblйs, vaguement йclairйs par la lumiиre des
lampes.

Jasper Hobson s'avanзa au milieu de ses compagnons, et lа, d'un
ton grave:

«Mes amis, dit-il, jusqu'ici j'avais cru devoir, pour vous
йpargner des inquiйtudes inutiles, vous cacher la situation dans
laquelle se trouve notre йtablissement du Fort-Espйrance... Un
tremblement de terre nous a sйparйs du continent... Ce cap
Bathurst a йtй dйtachй de la cфte amйricaine... Notre presqu'оle
n'est plus qu'une оle de glace, une оle errante...»

En ce moment, Marbre s'avanзa vers Jasper Hobson, et d'une voix
assurйe:

«Nous le savions, mon lieutenant!» dit-il.




XII.

Une chance а tenter.


Ils le savaient, ces braves gens! Et pour ne point ajouter aux
peines de leur chef, ils avaient feint de ne rien savoir, et ils
s'йtaient adonnйs avec la mкme ardeur aux travaux de l'hivernage!

Des larmes d'attendrissement vinrent aux yeux de Jasper Hobson. Il
ne chercha point а cacher son йmotion, il prit la main que lui
tendait le chasseur Marbre et la serra sympathiquement.

Oui, ces honnкtes soldats, ils savaient tout, car Marbre avait
tout devinй et depuis longtemps! Ce piиge а rennes rempli d'eau
salйe, ce dйtachement attendu du Fort-Reliance et qui n'avait pas
paru, les observations de latitude et de longitude faites chaque
jour et qui eussent йtй inutiles en terre ferme, et les
prйcautions que le lieutenant Hobson prenait pour n'кtre point vu
en faisant son point, ces animaux qui n'avaient pas fui avant
l'hiver, enfin le changement d'orientation survenu pendant les
derniers jours, dont ils s'йtaient trиs bien aperзus, tous ces
indices rйunis avaient fait comprendre la situation aux habitants
du Fort-Espйrance. Seule, l'arrivйe de Kalumah leur avait semblй
inexplicable, et ils avaient dы supposer -- ce qui йtait vrai,
d'ailleurs -- que les hasards de la tempкte avaient jetй la jeune
Esquimaude sur le rivage de l'оle.

Marbre, dans l'esprit duquel la rйvйlation de ces choses s'йtait
accomplie tout d'abord, avait fait part de ses idйes au
charpentier Mac Nap et au forgeron Raл. Tous trois envisagиrent
froidement la situation et furent d'accord sur ce point qu'ils
devaient prйvenir non seulement leurs camarades, mais aussi leurs
femmes. Puis tous s'йtaient engagйs а paraоtre ne rien savoir vis-
а-vis de leur chef et а lui obйir aveuglйment comme par le passй.

«Vous кtes de braves gens, mes amis, dit alors Mrs. Paulina
Barnett, que cette dйlicatesse йmut profondйment, quand le
chasseur Marbre eut donnй ses explications, vous кtes d'honnкtes
et courageux soldats!

-- Et notre lieutenant, rйpondit Mac Nap, peut compter sur nous.
Il a fait son devoir, nous ferons le nфtre.

-- Oui, mes chers compagnons, dit Jasper Hobson, le ciel ne nous
abandonnera pas, et nous l'aiderons а nous sauver!»

Puis Jasper Hobson raconta tout ce qui s'йtait passй depuis cette
йpoque oщ le tremblement de terre avait rompu l'isthme et fait une
оle des territoires continentaux du cap Bathurst. Il dit comment,
sur la mer dйgagйe de glaces, au milieu du printemps, la nouvelle
оle avait йtй entraоnйe par un courant inconnu а plus de deux
cents milles de la cфte; comment l'ouragan l'avait ramenйe en vue
de terre, puis йloignйe de nouveau dans la nuit du 31 aoыt;
comment enfin la courageuse Kalumah avait risquй sa vie pour venir
au secours de ses amis d'Europe. Puis il fit connaоtre les
changements survenus а l'оle, qui se dissolvait peu а peu dans les
eaux plus chaudes, et la crainte qu'on avait йprouvйe, soit d'кtre
entraоnйs jusque dans le Pacifique, soit d'кtre pris par le
courant du Kamtchatka. Enfin, il apprit а ses compagnons que l'оle
errante s'йtait dйfinitivement immobilisйe а la date du 27
septembre dernier.

Enfin, la carte des mers arctiques ayant йtй apportйe, Jasper
Hobson montra la position mкme que l'оle occupait а plus de six
cents milles de toute terre.

Il termina en disant que la situation йtait extrкmement
dangereuse, que l'оle serait nйcessairement broyйe, quand
s'opйrerait la dйbвcle et qu'avant de recourir а l'embarcation,
qui ne pourrait кtre utilisйe que dans le prochain йtй, il fallait
profiter de l'hiver pour rallier le continent amйricain, en se
dirigeant а travers le champ de glace.

«Nous aurons six cents milles а faire, par le froid et dans la
nuit. Ce sera dur, mes amis, mais vous comprenez comme moi qu'il
n'y a pas а reculer.

-- Quand vous donnerez le signal du dйpart, mon lieutenant,
rйpondit Mac Nap, nous vous suivrons!»

Tout йtant ainsi convenu, а dater de ce jour, les prйparatifs de
la pйrilleuse expйdition furent menйs rapidement. Les hommes
avaient bravement pris leur parti d'avoir six cents milles а faire
dans ces conditions. Le sergent Long dirigeait les travaux, tandis
que Jasper Hobson, les deux chasseurs et Mrs. Paulina Barnett
allaient frйquemment reconnaоtre l'йtat de l'icefield. Kalumah les
accompagnait le plus souvent, et ses avis, basйs sur l'expйrience,
pouvaient кtre fort utiles au lieutenant. Le dйpart, sauf
empкchement, ayant йtй fixй au 20 novembre, il n'y avait pas un
instant а perdre.

Ainsi que l'avait prйvu Jasper Hobson, le vent йtant remontй, la
tempйrature s'abaissa un peu, et la colonne de mercure marqua
vingt-quatre degrйs Fahrenheit (4°, 44 centigr. au-dessous de
zйro). La neige remplaзait la pluie des jours prйcйdents et se
durcissait sur le sol. Quelques jours de ce froid, et le glissage
des traоneaux deviendrait possible. L'entaille, creusйe en avant
du cap Michel, йtait en partie comblйe par la glace et par la
neige, mais il ne fallait pas oublier que ses eaux plus calmes
avaient dы se prendre plus vite. Ce qui le prouvait bien, c'est
que les eaux de la mer ne prйsentaient pas un йtat aussi
satisfaisant.

En effet, le vent soufflait presque incessamment et avec une
certaine violence. La houle s'opposait а la formation rйguliиre de
la glace et la cimentation ne se faisait pas suffisamment. De
larges flaques d'eau sйparaient les glaзons en maint endroit, et
il йtait impossible de tenter un passage а travers l'icefield.

«Le temps se met dйcidйment au froid, dit un jour Mrs. Paulina
Barnett au lieutenant Hobson -- c'йtait le 15 novembre, pendant
une reconnaissance qui avait йtй poussйe jusqu'au sud de l'оle --;
la tempйrature s'abaisse d'une maniиre sensible, et ces espaces
liquides ne tarderont pas а se prendre.

-- Je le crois comme vous, madame, rйpondit Jasper Hobson, mais,
malheureusement, la maniиre dont la congйlation se fait est peu
favorable а nos projets. Les glaзons sont de petite dimension,
leurs bords forment autant de bourrelets qui hйrissent toute la
surface, et sur cet icefield raboteux, nos traоneaux, s'ils
peuvent glisser, ne glisseront qu'avec la plus extrкme difficultй.

-- Mais, reprit la voyageuse, si je ne me trompe, il ne faudrait
que quelques jours ou mкme quelques heures d'une neige йpaisse
pour niveler toute cette surface!

-- Sans doute, madame, rйpondit le lieutenant, mais si la neige
tombe, c'est que la tempйrature aura remontй, et si elle remonte,
le champ de glace se disloquera encore. C'est lа un dilemme dont
les deux consйquences sont contre nous!

-- Voyons, monsieur Jasper, dit Mrs. Paulina Barnett, il faut
avouer que ce serait singuliиrement jouer de malheur, si nous
subissions, dans l'endroit oщ nous sommes, en plein Ocйan polaire,
un hiver tempйrй au lieu d'un hiver arctique.

-- Cela s'est vu, madame, cela s'est vu. Je vous rappellerai,
d'ailleurs, combien la saison froide que nous avons passйe sur le
continent amйricain a йtй rude. Or, on l'a souvent observй, il est
rare que deux hivers, identiques en rigueur et en durйe, succиdent
l'un а l'autre, et les baleiniers des mers borйales le savent
bien. Certainement, madame, ce serait jouer de malheur. Un hiver
froid, quand nous nous serions si bien contentйs d'un hiver
modйrй, et un hiver modйrй quand il nous faudrait un hiver froid!
Il faut avouer que nous n'avons pas йtй heureux jusqu'ici! Et
quand je songe que c'est une distance de six cents milles qu'il
faudra franchir avec des femmes, un enfant!...»

Et Jasper Hobson, йtendant la main vers le sud, montrait l'espace
infini qui s'йtendait devant ses yeux, vaste plaine blanche,
capricieusement dйcoupйe comme une guipure. Triste aspect que
celui de cette mer, imparfaitement solidifiйe, dont la surface
craquait avec un sinistre bruit! Une lune trouble, а demi noyйe
dans la brume humide, s'йlevant а peine de quelques degrйs au-
dessus du sombre horizon, jetait une lueur blafarde sur tout cet
ensemble. La demi-obscuritй, aidйe par certains phйnomиnes de
rйfraction, doublait la grandeur des objets. Quelques icebergs de
mйdiocre altitude prenaient des dimensions colossales, et
affectaient parfois des formes de monstres apocalyptiques. Des
oiseaux passaient а grand bruit d'ailes, et le moindre d'entre
eux, par suite de cette illusion d'optique, paraissait plus grand
qu'un condor ou un gypaиte. En de certaines directions, au milieu
des montagnes de glace, semblaient s'ouvrir d'immenses tunnels
noirs, dans lesquels l'homme le plus audacieux eыt hйsitй а
s'engouffrer. Puis des mouvements subits se produisaient, grвce
aux culbutes des icebergs, rongйs а leur base, qui cherchaient un
nouvel йquilibre, et d'йclatants fracas retentissaient que
rйpercutait l'йcho sonore. La scиne changeait ainsi а vue comme le
dйcor d'une fйerie! Avec quel sentiment d'effroi devaient
considйrer ces terribles phйnomиnes de malheureux hiverneurs qui
allaient s'aventurer а travers ce champ de glace!

Malgrй son courage, malgrй son йnergie morale, la voyageuse se
sentait pйnйtrйe d'involontaires terreurs. Son вme se glaзait
comme son corps. Elle йtait tentйe de fermer ses yeux et ses
oreilles pour ne pas voir, pour ne pas entendre. Lorsque la lune
venait а se voiler un instant sous une brume plus йpaisse, le
sinistre aspect de ce paysage polaire s'accentuait encore, et Mrs.
Paulina Barnett se figurait alors la caravane d'hommes et de
femmes, cheminant а travers ces solitudes, au milieu des
bourrasques, des neiges, sous les avalanches, dans la profonde
obscuritй d'une nuit arctique!

Cependant, Mrs. Paulina Barnett se forзait а regarder. Elle
voulait habituer ses yeux а ces aspects, endurcir son вme contre
la terreur. Elle regardait donc, et tout d'un coup un cri
s'йchappa de sa poitrine, sa main serra la main du lieutenant
Hobson, et elle lui montra du doigt un objet йnorme, aux formes
indйcises, qui se mouvait dans la pйnombre, а cent pas d'eux а
peine.

C'йtait un monstre d'une blancheur йclatante, d'une taille
gigantesque, dont la hauteur dйpassait cinquante pieds. Il allait
lentement sur les glaзons йpars, sautant de l'un а l'autre par des
bonds formidables, agitant ses pattes dйmesurйes qui eussent pu
embrasser dix gros chкnes а la fois. Il semblait vouloir chercher,
lui aussi, un passage praticable а travers l'icefield et fuir
cette оle funeste. On voyait les glaзons s'enfoncer sous son
poids, et il ne parvenait а reprendre son йquilibre qu'aprиs des
mouvements dйsordonnйs.

Le monstre s'avanзa ainsi pendant un quart de mille sur le champ
de glace. Puis, sans doute, ne trouvant aucun passage, il revint
sur ses pas, se dirigea vers cette partie du littoral que le
lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett occupaient.

En ce moment, Jasper Hobson saisit le fusil qu'il portait en
bandouliиre et se tint prкt а tirer.

Mais aussitфt, aprиs avoir couchй en joue l'animal, il laissa
retomber son arme, et а mi-voix:

«Un ours, madame, dit-il, ce n'est qu'un ours dont les dimensions
ont йtй dйmesurйment grandies par la rйfraction!»

C'йtait un ours polaire, en effet, et Mrs. Paulina Barnett
reconnut aussitфt l'illusion d'optique dont elle venait d'кtre le
jouet. Elle respira longuement. Puis une idйe lui vint:

«C'est mon ours! s'йcria-t-elle, un ours de Terre-Neuve pour le
dйvouement! Et trиs probablement le seul qui reste dans l'оle! --
Mais que fait-il lа?

-- Il essaie de s'йchapper, madame, rйpondit le lieutenant Hobson,
en secouant la tкte. Il essaie de fuir cette оle maudite! Et il ne
le peut pas encore, et il nous montre que le chemin, fermй pour
lui, l'est aussi pour nous!»

Jasper Hobson ne se trompait pas. La bкte prisonniиre avait tentй
de quitter l'оle pour atteindre quelque point du continent, et,
n'ayant pu rйussir, elle regagnait le littoral. L'ours, remuant sa
tкte et grognant sourdement, passa а vingt pas а peine du
lieutenant et de sa compagne. Ou il ne les vit pas, ou il dйdaigna
de les voir, car il continua sa marche d'un pas pesant, se dirigea
vers le cap Michel, et disparut bientфt derriиre un monticule.

Ce jour-lа, le lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett revinrent
tristement et silencieusement au fort.

Cependant, comme si la traversйe des champs de glace eыt йtй
praticable, les prйparatifs du dйpart se continuaient activement а
la factorerie. Il ne fallait rien nйgliger pour la sйcuritй de
l'expйdition, il fallait tout prйvoir, et compter non seulement
avec les difficultйs et les fatigues, mais aussi avec les caprices
de cette nature polaire, qui se dйfend si йnergiquement contre les
investigations humaines.

Les attelages de chiens avaient йtй l'objet de soins particuliers.
On les laissa courir aux environs du fort, afin que l'exercice
refit leurs forces un peu engourdies par un long repos. En somme,
ces animaux se trouvaient tous dans un йtat satisfaisant et
pouvaient, si on ne les surmenait pas, fournir une longue marche.

Les traоneaux furent inspectйs avec soin. La surface raboteuse de
l'icefield devait nйcessairement les exposer а de violents chocs.
Aussi durent-ils кtre renforcйs dans leurs parties principales,
leur chвssis infйrieur, leurs semelles recourbйes а l'avant, etc.
Cet ouvrage revenait de droit au charpentier Mac Nap et а ses
hommes, qui rendirent ces vйhicules aussi solides que possible.

On construisit en plus deux traоneaux-chariots, de grandes
dimensions, destinйs, l'un au transport des provisions, l'autre au
transport des pelleteries. Ces travaux devaient кtre traоnйs par
les rennes domestiques, et ils furent parfaitement appropriйs а
cet usage. Les pelleteries, c'йtait, on en conviendra, un bagage
de luxe dont il n'йtait peut-кtre pas prudent de s'embarrasser.
Mais Jasper Hobson voulait, autant que possible, sauvegarder les
intйrкts de la Compagnie de la baie d'Hudson, bien dйcidй,
d'ailleurs, а abandonner ces fourrures en route, si elles
compromettaient ou gкnaient la marche de la caravane. On ne
risquait rien, d'ailleurs, puisque ces prйcieuses fourrures, si on
les laissait dans les magasins de la factorerie, seraient
inйvitablement perdues.

Quant aux provisions, c'йtait autre chose. Les vivres devaient
кtre abondants et facilement transportables. On ne pouvait en
aucune faзon compter sur les produits de la chasse. Le gibier
comestible, dиs que le passage serait praticable, prendrait les
devants et aurait bientфt ralliй les rйgions du sud. Donc, viandes
conservйes, corn-beef, pвtйs de liиvres, poissons secs, biscuits,
dont l'approvisionnement йtait malheureusement fort rйduit, etc.,
ample rйserve d'oseille et de chochlйarias, brandevin, esprit-de-
vin pour la confection des boissons chaudes, etc., furent dйposйs
dans un chariot spйcial. Jasper Hobson aurait bien voulu emporter
du combustible, car, pendant six cents milles, il ne trouverait ni
un arbre, ni un arbuste, ni une mousse, et on ne pouvait compter
ni sur les йpaves, ni sur les bois charriйs par la mer. Mais une
telle surcharge ne pouvait кtre admise, et il fallut y renoncer.
Trиs heureusement, les vкtements chauds ne devaient pas manquer;
ils seraient nombreux, confortables, et, au besoin, on puiserait
au chariot des fourrures.

Quant а Thomas Black, qui depuis sa mйsaventure s'йtait absolument
retirй du monde, fuyant ses compagnons, se confinant dans sa
chambre, ne prenant jamais part aux conseils du lieutenant, du
sergent et de la voyageuse, il reparut enfin dиs que le jour du
dйpart fut dйfinitivement fixй. Mais alors il s'occupa uniquement
du traоneau qui devait transporter sa personne, ses instruments et
ses registres. Toujours muet, on ne pouvait lui arracher une
parole. Il avait tout oubliй, mкme qu'il fыt un savant, et, depuis
qu'il avait йtй dйзu dans l'observation de «son» йclipse, depuis
que la solution des protubйrances lunaires lui avait йchappй, il
n'avait plus apportй aucune attention а l'examen des phйnomиnes
particuliers aux hautes latitudes, tels qu'aurores borйales,
halos, parasйlиnes, etc.

Enfin, pendant les derniers jours, chacun avait fait une telle
diligence et travaillй avec tant de zиle, que, dans la matinйe du
18 novembre, on eыt йtй prкt а partir.

Malheureusement, le champ n'йtait pas encore praticable. Si la
tempйrature s'йtait un peu abaissйe, le froid n'avait pas йtй
assez vif pour solidifier uniformйment la surface de la mer. La
neige, trиs fine d'ailleurs, ne tombait pas d'une maniиre йgale et
continue. Jasper Hobson, Marbre et Sabine avaient chaque jour
parcouru le littoral de l'оle depuis le cap Michel jusqu'а l'angle
de l'ancienne baie des Morses. Ils s'йtaient mкme aventurйs sur
l'icefield dans un rayon d'un mille et demi а peu prиs, et ils
avaient bien йtй forcйs de reconnaоtre que des crevasses, des
entailles, des fissures le fкlaient de toutes parts. Non seulement
des traоneaux, mais des piйtons eux-mкmes, libres de leurs
mouvements, n'auraient pu s'y hasarder. Les fatigues du lieutenant
Hobson et de ses deux hommes pendant ces courtes expйditions
avaient йtй extrкmes, et plus d'une fois ils crurent que, sur ce
chemin changeant et au milieu des glaзons mobiles encore, ils ne
pourraient regagner l'оle Victoria.

Il semblait vraiment que la nature s'acharnвt contre ces
infortunйs hiverneurs. Pendant les journйes du 18 et du 19
novembre, le thermomиtre remonta, tandis que le baromиtre baissait
de son cфtй. Cette modification dans l'йtat atmosphйrique devait
amener un rйsultat funeste. En mкme temps que le froid diminuait,
le ciel s'emplissait de vapeurs. Avec trente-quatre degrйs
Fahrenheit (1°, 11 centigr. au-dessus de zйro), ce fut de la
pluie, non de la neige, qui tomba en grande abondance. Ces
averses, relativement chaudes, fondaient la couche blanche en
maint endroit. On se figure l'effet de ces eaux du ciel sur
l'icefield qu'elles achevaient de dйsagrйger. On aurait vraiment
pu croire а une dйbвcle prochaine. Il y avait sur les glaзons des
traces de dissolution comme au moment du dйgel. Le lieutenant
Hobson qui, malgrй cet horrible temps, alla tous les jours au sud
de l'оle, revint, un jour, dйsespйrй.

Le 20, une nouvelle tempкte, а peu prиs semblable par son extrкme
violence а celle qui avait assailli l'оle un mois auparavant, se
dйchaоna sur ces funestes parages de la mer polaire. Les
hiverneurs durent renoncer а mettre le pied au-dehors, et pendant
cinq jours, ils furent confinйs dans le Fort-Espйrance.




XIII.

А travers le champ de glace.


Enfin, le 22 novembre, le temps commenзa а se remettre un peu. En
quelques heures, la tempкte s'йtait subitement calmйe. Le vent
venait de sauter dans le nord, et le thermomиtre baissa de
plusieurs degrйs. Quelques oiseaux de long vol disparurent. Peut-
кtre pouvait-on enfin espйrer que la tempйrature allait
franchement devenir ce qu'elle devait кtre, а cette йpoque de
l'annйe, sous une aussi haute latitude. Les hiverneurs en йtaient
а regretter vraiment que le froid ne fыt pas ce qu'il avait йtй
pendant la derniиre saison hivernale, quand la colonne de mercure
tomba а soixante-douze degrйs Fahrenheit au-dessous de zйro (55°
au-dessous de la glace).

Jasper Hobson rйsolut de ne pas tarder plus longtemps а abandonner
l'оle Victoria, et, dans la matinйe du 22, toute la petite colonie
fut prкte а quitter le Fort-Espйrance et l'оle, maintenant
confondue avec tout l'icefield, cimentйe а lui, et par cela mкme
rattachйe par un champ de six cents milles au continent amйricain.

А onze heures et demie du matin, au milieu d'une atmosphиre
grisвtre, mais tranquille, qu'une magnifique aurore borйale
illuminait de l'horizon au zйnith, le lieutenant Hobson donna le
signal du dйpart. Les chiens йtaient attelйs aux traоneaux. Trois
couples de rennes domestiques avaient йtй attachйs aux traоneaux-
chariots, et l'on partit silencieusement dans la direction du cap
Michel, -- point oщ l'оle proprement dite devrait кtre quittйe
pour l'icefield.

La caravane suivit d'abord la lisiиre de la colline boisйe, а
l'est du lac Barnett; mais au moment d'en dйpasser la pointe,
chacun se retourna pour apercevoir une derniиre fois ce cap
Bathurst que l'on abandonnait sans retour. Sous la clartй de
l'aurore borйale se dessinaient quelques arкtes engoncйes de
neige, et deux ou trois lignes blanches qui dйlimitaient
l'enceinte de la factorerie. Un empвtement blanchвtre dominant за
et lа l'ensemble, une fumйe qui s'йchappait encore, derniиre
haleine d'un feu prкt а s'йteindre pour jamais, tel йtait le Fort-
Espйrance, tel йtait cet йtablissement qui avait coыtй tant de
travaux, tant de peines, maintenant inutiles!

«Adieu! adieu, notre pauvre maison polaire!» dit Mrs. Paulina
Barnett, en agitant une derniиre fois sa main.

Et tous, avec ce suprкme souvenir, reprirent tristement et
silencieusement la route du retour.

А une heure, le dйtachement йtait arrivй au cap Michel, aprиs
avoir tournй l'entaille que le froid insuffisant de l'hiver
n'avait pu refermer. Jusqu'alors, les difficultйs du voyage
n'avaient pas йtй grandes, car le sol de l'оle Victoria prйsentait
une surface relativement unie. Mais il en serait tout autrement
sur le champ de glace. En effet, l'icefield, soumis а la pression
йnorme des banquises du nord, s'йtait sans doute hйrissй
d'icebergs, d'hummocks, de montagnes glacйes, entre lesquelles il
faudrait, et au prix des plus grands efforts, des plus extrкmes
fatigues, chercher incessamment des passes praticables.

Vers le soir de cette journйe, on s'йtait avancй de quelques
milles sur le champ de glace. Il fallut organiser la couchйe. А
cet effet, on procйda suivant la maniиre des Esquimaux et des
Indiens du nord de l'Amйrique, en creusant des «snow-houses» dans
les blocs de glace. Les couteaux а neige fonctionnиrent utilement
et habilement, et а huit heures, aprиs un souper composй de
viandes sиches, tout le personnel de la factorerie s'йtait glissй
dans ces trous, qui sont plus chauds qu'on ne serait tentй de le
croire.

Mais avant de s'endormir, Mrs. Paulina Barnett avait demandй au
lieutenant s'il pouvait estimer la route parcourue depuis le Fort-
Espйrance jusqu'а ce campement.

«Je pense que nous n'avons pas fait plus de dix milles, rйpondit
Jasper Hobson.

-- Dix sur six cents! rйpondit la voyageuse! Mais а ce compte,
nous mettrons trois mois а franchir la distance qui nous sйpare du
continent amйricain!

-- Trois mois et peut-кtre davantage, madame rйpondit Jasper
Hobson, mais nous ne pouvons aller plus vite. Nous ne voyageons
plus en ce moment, comme nous le faisions, l'an dernier, sur ces
plaines glacйes qui sйparaient le Fort-Reliance du cap Bathurst,
mais bien sur un icefield, dйformй, йcrasй par la pression, et qui
ne peut nous offrir aucune route facile! Je m'attends а rencontrer
de grandes difficultйs, pendant cette tentative. Puissions-nous
les surmonter! En tout cas, l'important n'est pas d'arriver vite,
mais d'arriver en bonne santй, et je m'estimerai heureux si pas un
de mes compagnons ne manque а l'appel quand nous rentrerons au
Fort-Reliance. Fasse le Ciel que, dans trois mois, nous ayons pu
atterrir sur un point quelconque de la cфte amйricaine, madame, et
nous n'aurons que des actions de grвces а lui rendre!»

La nuit se passa sans accident, mais Jasper Hobson, pendant sa
longue insomnie, avait cru surprendre dans ce sol sur lequel il
avait organisй son campement quelques frйmissements de mauvais
augure, qui indiquaient un manque de cohйsion dans toutes les
parties de l'icefield. Il lui parut йvident que l'immense champ de
glace n'йtait pas cimentй dans toutes ses portions, d'oщ cette
consйquence que d'йnormes entailles devaient le couper en maint
endroit, et c'йtait lа une circonstance extrкmement fвcheuse,
puisque cet йtat de choses rendait incertaine toute communication
avec la terre ferme. D'ailleurs, avant son dйpart, le lieutenant
Hobson avait fort bien observй que ni les animaux а fourrures, ni
les carnassiers de l'оle Victoria n'avaient abandonnй les environs
de la factorerie, et si ces animaux n'avaient pas йtй chercher
pour l'hiver de moins rudes climats dans les rйgions mйridionales,
c'est qu'ils eussent rencontrй sur leur route certains obstacles
dont leur instinct leur indiquait l'existence. Jasper Hobson, en
faisant cette tentative de rapatrier la petite colonie, en se
lanзant а travers le champ de glace, avait agi sagement. C'йtait
une tentative а essayer, avant la future dйbвcle, quitte а
йchouer, quitte а revenir sur ses pas, et, en abandonnant le fort,
Jasper Hobson n'avait fait que son devoir.

Le lendemain, 23 novembre, le dйtachement ne put pas mкme
s'avancer de dix milles dans l'est, car les difficultйs de la
route devinrent extrкmes. L'icefield йtait horriblement
convulsionnй, et l'on pouvait mкme observer, d'aprиs certaines
strates trиs reconnaissables, que plusieurs bancs de glace
s'йtaient superposйs, poussйs sans doute par l'irrйsistible
banquise dans ce vaste entonnoir de la mer Arctique. De lа des
collisions de glaзons, des entassements d'icebergs, quelque chose
comme une jonchйe de montagnes qu'une main impuissante aurait
laissй choir sur cet espace, et qui s'y seraient йparpillйes en
tombant.

Il йtait йvident qu'une caravane, composйe de traоneaux et
d'attelages, ne pouvait passer par-dessus ces blocs, et non moins
йvident qu'elle ne pouvait se frayer un chemin а la hache ou au
couteau а neige а travers cet encombrement. Quelques-uns de ces
icebergs affectaient les formes les plus diverses, et leur
entassement figurait celui d'une ville qui se serait йcroulйe tout
entiиre. Bon nombre mesuraient une altitude de trois ou quatre
cents pieds au-dessus du niveau de l'icefield, et а leur sommet
s'йtageaient d'йnormes masses mal йquilibrйes, qui n'attendaient
qu'une secousse, un choc, rien qu'une vibration de l'air pour se
prйcipiter en avalanches.

Aussi, en tournant ces montagnes de glace, fallait-il prendre les
plus grandes prйcautions. Ordre avait йtй donnй, dans ces passes
dangereuses, de ne point йlever la voix, de ne point exciter les
attelages par les claquements du fouet. Ces soins n'йtaient point
exagйrйs; la moindre imprudence aurait pu entraоner de graves
catastrophes.

Mais, а tourner ces obstacles, а rechercher les passages
praticables, on perdait un temps infini, on s'йpuisait en fatigues
et en efforts, on n'avanзait guиre dans la direction voulue, on
faisait en dйtours dix milles pour n'en gagner qu'un vers l'est.
Toutefois, le sol ferme ne manquait pas encore sous les pieds.

Mais le 24, ce furent d'autres obstacles, que Jasper Hobson dut
justement craindre de ne pouvoir surmonter.

En effet, aprиs avoir franchi une premiиre banquise, qui se
dressait а une vingtaine de milles de l'оle Victoria, le
dйtachement se trouva sur un champ de glace beaucoup moins
accidentй, et dont les diverses piиces n'avaient point йtй
soumises а une forte pression. Il йtait йvident que, par suite de
la direction des courants, l'effort de la banquise ne se portait
pas de ce cфtй de l'icefield. Mais aussi, Jasper Hobson et ses
compagnons ne tardиrent-ils pas а se trouver coupйs par de larges
et profondes crevasses qui n'йtaient pas encore gelйes. La
tempйrature йtait relativement chaude, et le thermomиtre
n'indiquait pas en moyenne plus de trente-quatre degrйs Fahrenheit
(1°, 11 centigr. au-dessus de zйro). Or, l'eau salйe, moins facile
а la congйlation que l'eau douce, ne se solidifie qu'а quelques
degrйs au-dessous de glace, et consйquemment la mer ne pouvait
кtre prise. Toutes les portions durcies qui formaient la banquise
et l'icefield йtaient venues de latitudes plus hautes, et, en mкme
temps, elles s'entretenaient par elles-mкmes, et se nourrissaient
pour ainsi dire de leur propre froid; mais cet espace mйridional
de la mer Arctique n'йtait pas uniformйment gelй, et, de plus, il
tombait une pluie chaude qui apportait avec elle de nouveaux
йlйments de dissolution.

Ce jour-lа, le dйtachement fut absolument arrкtй devant une
crevasse, pleine d'une eau tumultueuse, semйe de petites glaces, -
- crevasse qui ne mesurait pas plus de cent pieds de largeur, mais
dont la longueur devait avoir plusieurs milles.

Pendant deux heures, on longea le bord occidental de cette
entaille avec l'espйrance d'en atteindre l'extrйmitй de maniиre а
reprendre la direction vers l'est, mais ce fut en vain: il fallut
s'arrкter. On fit donc halte et on organisa le campement.

Jasper Hobson, suivi du sergent Long, se porta en avant pendant un
quart de mille, observant l'interminable crevasse, et maudissant
la douceur de cet hiver qui lui faisait tant de mal.

«Il faut passer pourtant, dit le sergent Long, car nous ne pouvons
demeurer en cet endroit.

-- Oui, il faut passer, rйpondit le lieutenant Hobson, et nous
passerons, soit que nous remontions au nord, soit que nous
descendions au sud, puisque nous finirons йvidemment par tourner
cette entaille. Mais aprиs celle-ci, d'autres se prйsenteront
qu'il faudra tourner encore, et ce sera toujours ainsi, pendant
des centaines de milles peut-кtre, tant que durera cette indйcise
et dйplorable tempйrature!

-- Eh bien, mon lieutenant, c'est ce qu'il faut reconnaоtre avant
de continuer notre voyage, dit le sergent.

-- Oui, il le faut, sergent Long, rйpondit rйsolument Jasper
Hobson, ou nous risquerions, aprиs avoir fait cinq ou six cents
milles en dйtours et en crochets, de n'avoir mкme pas franchi la
moitiй de la distance qui nous sйpare de la cфte amйricaine. Oui!
il faut, avant d'aller plus loin, reconnaоtre la surface de
l'icefield, et c'est ce que je vais faire!»

Puis, sans ajouter une parole, Jasper Hobson se dйshabilla, se
jeta dans cette eau а demi glacйe, et, vigoureux nageur, en
quelques brasses il eut atteint l'autre bord de l'entaille, puis
il disparut dans l'ombre au milieu des icebergs.

Quelques heures plus tard, Jasper Hobson, йpuisй, rentrait au
campement, oщ le sergent l'avait prйcйdй. Il prit le sergent а
part et lui fit connaоtre, ainsi qu'а Mrs. Paulina Barnett, que le
champ de glace йtait impraticable.

«Peut-кtre, leur dit-il, un homme seul, а pied, sans traоneau,
sans bagage, parviendrait-il а passer ainsi, une caravane ne le
peut pas! Les crevasses se multiplient dans l'est, et vraiment un
bateau nous serait plus utile qu'un traоneau pour rallier le
continent amйricain!

-- Eh bien, rйpondit le sergent Long, si un homme seul peut tenter
ce passage, l'un de nous ne doit-il pas essayer de le faire et
d'aller chercher des secours?

-- J'ai eu la pensйe de partir..., rйpondit Jasper Hobson.

-- Vous, monsieur Jasper?

-- Vous, mon lieutenant?» Ces deux rйponses, faites simultanйment
а la proposition de Jasper Hobson, prouvиrent combien elle йtait
inattendue et semblait inopportune! Lui, le chef de l'expйdition,
partir! Abandonner ceux qui lui йtaient confiйs, bien que ce fыt
pour affronter les plus grands pйrils, et dans leur intйrкt! Non!
ce n'йtait pas possible. Aussi Jasper Hobson n'insista pas.

«Oui, mes amis, dit-il alors, je vous comprends, je ne vous
abandonnerai pas. Mais il est inutile aussi que l'un de vous
veuille tenter ce passage! En vйritй, il ne rйussirait pas, il
tomberait en route, il pйrirait, et plus tard, quand se
dissoudrait le champ de glace, son corps n'aurait pas d'autre
tombeau que le gouffre qui s'ouvre sous nos pieds! D'ailleurs, que
ferait-il en admettant qu'il pыt atteindre New-Arkhangel? Comment
viendrait-il а notre secours? Frйterait-il un navire pour nous
chercher? Soit! Mais ce navire ne pourrait passer qu'aprиs la
dйbвcle des glaces! Or, aprиs la dйbвcle, qui peut savoir oщ aura
йtй entraоnйe l'оle Victoria, soit dans la mer polaire, soit dans
la mer de Behring!

-- Oui! vous avez raison, mon lieutenant, rйpondit le sergent
Long. Restons tous ensemble, et si c'est sur un navire que nous
devons nous sauver, eh bien! l'embarcation de Mac Nap est encore
lа, au cap Bathurst, et, du moins, nous n'aurons pas а
l'attendre!»

Mrs. Paulina Barnett avait йcoutй sans prononcer une parole. Elle
comprenait bien, elle aussi, que, puisque l'icefield n'offrait pas
de passage praticable, il ne fallait plus compter que sur le
bateau du charpentier et attendre courageusement la dйbвcle.

«Et alors, monsieur Jasper, dit-elle, votre parti?...

-- Est de retourner а l'оle Victoria.

-- Revenons donc, et que le Ciel nous protиge!» Tout le personnel
de la colonie fut rйuni alors, et la proposition de revenir en
arriиre lui fut faite.

La premiиre impression produite par la communication du lieutenant
Hobson fut mauvaise. Ces pauvres gens comptaient tant sur ce
rapatriement immйdiat а travers l'icefield, que leur
dйsappointement fut presque du dйsespoir. Mais ils rйagirent
promptement et se dйclarиrent prкts а obйir.

Jasper Hobson leur fit alors connaоtre les rйsultats de
l'exploration qu'il venait de faire. Il leur apprit que les
obstacles s'accumulaient dans l'est, qu'il йtait matйriellement
impossible de passer avec tout le matйriel de la caravane,
matйriel absolument indispensable, cependant, а un voyage qui
devait durer plusieurs mois.

«En ce moment, ajouta-t-il, nous sommes coupйs de toute
communication avec la cфte amйricaine, et en continuant а nous
avancer dans l'est, au prix de fatigues excessives, nous courons,
de plus, le risque de ne pouvoir revenir sur nos pas vers l'оle,
qui est notre dernier, notre seul refuge. Or, si la dйbвcle nous
trouvait encore sur ce champ de glace, nous serions perdus. Je ne
vous ai point dissimulй la vйritй, mes amis, mais je ne l'ai point
aggravйe. Je sais que je parle а des gens йnergiques qui savent,
eux, que je ne suis point homme а reculer. Je vous rйpиte donc:
nous sommes devant l'impossible!»

Ces soldats avaient une confiance absolue dans leur chef. Ils
connaissaient son courage, son йnergie, et quand il disait qu'on
ne pouvait passer, c'est que le passage йtait rйellement
impraticable.

Le retour au Fort-Espйrance fut donc dйcidй pour le lendemain. Ce
retour se fit dans les plus tristes conditions. Le temps йtait
affreux. De grandes rafales couraient а la surface de l'icefield.
La pluie tombait а torrents. Que l'on juge de la difficultй de se
diriger au milieu d'une obscuritй profonde dans ce labyrinthe
d'icebergs!

Le dйtachement n'employa pas moins de quatre jours et quatre nuits
а franchir la distance qui le sйparait de l'оle. Plusieurs
traоneaux et leurs attelages furent engloutis dans les crevasses.
Mais le lieutenant Hobson, grвce а sa prudence, а son dйvouement,
eut le bonheur de ne pas compter une seule victime parmi ses
compagnons. Mais que de fatigues, que de dangers, et quel avenir
s'offrait а ces infortunйs qu'un nouvel hivernage attendait sur
l'оle errante!




XIV.

Les mois d'hiver.


Le lieutenant Hobson et ses compagnons ne furent de retour au
Fort-Espйrance que le 28, et non sans d'immenses fatigues! Ils
n'avaient plus а compter maintenant que sur l'embarcation, dont on
ne pourrait se servir avant six mois, c'est-а-dire quand la mer
serait redevenue libre.

L'hivernage commenзa donc. Les traоneaux furent dйchargйs, les
provisions rentrиrent а l'office; les vкtements, les armes, les
ustensiles, les fourrures, dans les magasins. Les chiens
rйintйgrиrent leur «dog-house», et les rennes domestiques, leur
йtable.

Thomas Black dut s'occuper aussi de son rйemmйnagement, et avec
quel dйsespoir! Le malheureux astronome reporta ses instruments,
ses livres, ses cahiers dans sa chambre, et, plus irritй que
jamais de «cette fatalitй qui s'acharnait contre lui», il resta,
comme avant, absolument йtranger а tout ce qui se passait dans la
factorerie.

Un jour suffit а la rйinstallation gйnйrale, et alors recommenзa
cette existence des hiverneurs, existence peu accidentйe et qui
paraоtrait si effroyablement monotone aux habitants des grandes
villes. Les travaux d'aiguille, le raccommodage des vкtements, et
mкme l'entretien des fourrures dont une partie du prйcieux stock,
peut-кtre, pourrait кtre sauvйe, puis, l'observation du temps, la
surveillance du champ de glace, enfin la lecture, telles йtaient
les occupations et les distractions quotidiennes. Mrs. Paulina
Barnett prйsidait а tout, et son influence se faisait sentir en
toutes choses. Si, parfois, un lйger dйsaccord survenait entre ces
soldats, rendus quelquefois difficiles par les agacements du
prйsent et les inquiйtudes de l'avenir, il se dissipait vite aux
paroles de Mrs. Paulina Barnett. La voyageuse avait un grand
empire sur ce petit monde et ne l'employa jamais qu'au bien
commun.

Kalumah s'йtait de plus en plus attachйe а elle. Chacun aimait
d'ailleurs la jeune Esquimaude, qui se montrait douce et
serviable. Mrs. Paulina Barnett avait entrepris de faire son
йducation, et elle y rйussissait, car son йlиve йtait vraiment
intelligente et friande de savoir. Elle la perfectionna dans
l'йtude de la langue anglaise, et elle lui apprit а lire et а
йcrire. D'ailleurs, en ces matiиres, Kalumah trouvait dix maоtres
qui se disputaient le plaisir de la former; car, de tous ces
soldats, йlevйs dans les possessions anglaises ou en Angleterre,
il n'en йtait pas un qui ne sыt lire, йcrire et compter.

La construction du bateau fut activement poussйe, et il devait
кtre entiиrement bordй et pontй avant la fin du mois. Au milieu de
cette obscure atmosphиre, Mac Nap et ses hommes travaillaient
assidыment а la lueur de rйsines enflammйes, pendant que les
autres s'occupaient du grйement dans les magasins de la
factorerie. La saison, bien qu'elle fыt dйjа fort avancйe,
demeurait toujours indйcise. Le froid, quelquefois trиs vif, ne
tenait pas, -- ce qu'il fallait йvidemment attribuer а la
permanence des vents d'ouest.

Tout le mois de dйcembre s'йcoula dans ces conditions: des pluies
et des neiges intermittentes, une tempйrature qui varia entre
vingt-six et trente-quatre degrйs Fahrenheit (3°, 33 centigr. au-
dessous de zйro et 1°, 11 au-dessus). La dйpense du combustible
fut modйrйe, bien qu'il n'y eыt aucune raison d'йconomiser les
rйserves qui йtaient abondantes. Mais malheureusement, il n'en
йtait pas ainsi du luminaire. L'huile menaзait de manquer, et
Jasper Hobson dut se rйsoudre а ne faire allumer la lampe que
pendant quelques heures de la journйe. On essaya bien d'employer
la graisse de renne а l'йclairage de la maison, mais l'odeur de
cette matiиre йtait insoutenable, et mieux valait encore demeurer
dans l'ombre. Les travaux йtaient alors suspendus, et les heures,
ainsi passйes, semblaient bien longues!

Quelques aurores borйales et deux ou trois parasйlиnes aux йpoques
de la pleine lune apparurent plusieurs fois au-dessus de
l'horizon. Thomas Black avait lа l'occasion d'observer ces
mйtйores avec un soin minutieux, d'obtenir des calculs prйcis sur
leur intensitй, leur coloration, leur rapport avec l'йtat
йlectrique de l'atmosphиre, leur influence sur l'aiguille
aimantйe, etc. Mais l'astronome ne quitta mкme pas sa chambre!
C'йtait un esprit absolument dйvoyй.

Le 30 dйcembre, а la clartй de la lune, on put voir que, dans tout
le nord et l'est de l'оle Victoria, une longue ligne circulaire
d'icebergs fermait l'horizon. C'йtait la banquise, dont les masses
glacйes s'йtaient йlevйes les unes sur les autres. On pouvait
estimer que sa hauteur йtait comprise entre trois cents et quatre
cents pieds. Cette йnorme barriиre cernait dйjа l'оle sur les deux
tiers de sa circonfйrence environ, et il йtait а craindre qu'elle
ne se prolongeвt encore.

Le ciel fut trиs pur pendant la premiиre semaine de janvier.
L'annйe nouvelle -- 1861 -- avait dйbutй par un froid assez vif,
et la colonne de mercure s'abaissa jusqu'а huit degrйs Fahrenheit
(13°, 33 centigr. au-dessous de zйro). C'йtait la plus basse
tempйrature de ce singulier hiver, observйe jusqu'ici. Abaissement
peu considйrable, en tout cas, pour une latitude si йlevйe.

Le lieutenant Hobson crut devoir faire encore une fois, au moyen
d'observations stellaires, le relevй de l'оle en latitude et en
longitude, et il s'assura que l'оle n'avait subi aucun
dйplacement.

Vers ce temps, quelque йconomie qu'on y eыt apportйe, l'huile
allait manquer tout а fait. Or, le soleil ne devait pas reparaоtre
sous cette latitude avant les premiers jours de fйvrier. C'йtait
un laps d'un mois encore, et les hiverneurs йtaient menacйs de le
passer dans l'obscuritй la plus complиte, quand, grвce а la jeune
Esquimaude, l'huile nйcessaire а l'alimentation des lampes put
кtre renouvelйe.

On йtait au 3 janvier. Kalumah йtait allйe au pied du cap
Bathurst, afin d'observer l'йtat des glaces. En cet endroit, ainsi
que sur toute la partie septentrionale de l'оle, l'icefield йtait
plus compacte. Les glaзons dont il se composait, mieux agrйgйs, ne
laissaient point d'intervalles liquides entre eux. La surface du
champ, bien qu'extrкmement raboteuse, йtait partout solide. Ce qui
tenait sans doute а ce que l'icefield, poussй au nord par la
banquise, avait йtй fortement pressй entre elle et l'оle Victoria.

Toutefois, la jeune Esquimaude, а dйfaut de crevasses, remarqua
plusieurs trous circulaires, nettement dйcoupйs dans la glace,
dont elle reconnut parfaitement l'usage. C'йtaient des trous а
phoques, c'est-а-dire que par ces ouvertures, qu'ils empкchaient
de se refermer, ces amphibies, emprisonnйs sous la croыte solide,
venaient respirer а sa surface et chercher sous la neige les
mousses du littoral.

Kalumah savait que les ours, pendant l'hiver, accroupis patiemment
prиs de ces trous, guettent le moment oщ l'amphibie sort de l'eau,
qu'ils le saisissent dans leurs pattes, l'йtouffent et
l'emportent. Elle savait aussi que les Esquimaux, non moins
patients que les ours, attendent de mкme l'apparition de ces
animaux, leur lancent un noeud coulant et s'en emparent sans trop
de peine.

Or, ce que faisaient les ours et les Esquimaux, d'adroits
chasseurs pouvaient bien le faire, et, puisque les trous
existaient, c'est que les phoques s'en servaient. Or, ces phoques,
c'йtait l'huile, c'йtait la lumiиre qui manquait alors а la
factorerie.

Kalumah revint aussitфt au fort. Elle prйvint Jasper Hobson.
Celui-ci manda les chasseurs Marbre et Sabine. La jeune indigиne
leur fit connaоtre le procйdй employй par les Esquimaux pour
capturer les phoques pendant l'hiver, et elle leur proposa d'en
essayer.

Elle n'avait pas achevй de parler que Sabine avait dйjа prйparй
une forte corde munie d'un noeud coulant.

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, les chasseurs,
Kalumah, deux ou trois autres soldats, se rendirent au cap
Bathurst, et, tandis que les femmes demeuraient sur le rivage, les
hommes s'avancиrent en rampant vers les trous dйsignйs. Chacun
d'eux йtait muni d'une corde et se posta prиs d'un trou diffйrent.

L'attente fut assez longue. Une heure se passa. Rien ne signalait
l'approche des amphibies. Mais enfin, l'un des trous -- celui
qu'observait Marbre -- bouillonna а son orifice. Une tкte, armйe
de longues dйfenses, apparut. C'йtait la tкte d'un morse. Marbre
lanзa son noeud coulant avec adresse et serra vivement. Ses
compagnons accoururent а son aide, et, non sans peine, malgrй sa
rйsistance, le gigantesque amphibie fut extrait de l'йlйment
liquide et entraоnй sur la glace. Lа, quelques coups de hache
l'abattirent.

C'йtait un succиs. Les hфtes du Fort-Espйrance prirent goыt а
cette pкche d'un nouveau genre. D'autres morses furent ainsi
capturйs. Ils fournirent une huile abondante -- huile animale, il
est vrai, et non vйgйtale --, mais elle suffit а l'entretien des
lampes, et la lumiиre ne fit plus dйfaut aux travailleurs et aux
travailleuses de la salle commune.

Cependant, le froid ne s'accentuait pas. La tempйrature demeurait
supportable. Si les hiverneurs eussent йtй sur le solide terrain
du continent, ils n'auraient eu qu'а se fйliciter de passer
l'hiver dans ces conditions. Ils йtaient, d'ailleurs, abritйs par
la haute banquise contre les brises du nord et de l'ouest, et n'en
ressentaient pas l'influence. Le mois de janvier s'avanзait, et le
thermomиtre ne marquait encore que quelques degrйs au-dessous de
glace.

Mais prйcisйment, la douceur de la tempйrature avait dы avoir et
avait eu pour rйsultat de ne point solidifier entiиrement la mer
autour de l'оle Victoria. Il йtait mкme йvident que l'icefield
n'йtait pas pris dans toute son йtendue, et que des entailles,
plus ou moins importantes, le rendaient impraticable, puisque ni
les ruminants, ni les animaux а fourrure n'avaient abandonnй
l'оle. Ces quadrupиdes s'йtaient familiarisйs, apprivoisйs а un
point qu'on ne saurait croire, et ils semblaient faire partie de
la mйnagerie domestique du fort.

Suivant les prescriptions du lieutenant Hobson, on respectait ces
animaux, qu'il eыt йtй absolument inutile de tuer. On n'abattait
les rennes que pour se procurer de la venaison fraоche et
renouveler l'ordinaire. Mais les hermines, les martres, les lynx,
les rats musquйs, les castors, les renards, qui frйquentaient sans
crainte les environs du fort, furent laissйs tranquilles.
Quelques-uns mкme pйnйtraient dans l'enceinte, et on se gardait
bien de les en chasser. Les martres et les renards йtaient
magnifiques avec leur fourrure d'hiver, et quelques-uns valaient
un haut prix. Ces rongeurs, grвce а la douceur de la tempйrature,
trouvaient aisйment une nourriture vйgйtale sous la neige molle et
peu йpaisse, et ils ne vivaient point sur les rйserves de la
factorerie.

On attendait donc la fin de l'hiver, non sans apprйhension, dans
une existence extrкmement monotone, que Mrs. Paulina Barnett
cherchait а varier par tous les moyens possibles.

Un seul incident marqua assez tristement ce mois de janvier. Le 7,
l'enfant du charpentier Mac Nap fut pris d'une fiиvre assez forte.
Des maux de tкte trиs violents, une soif ardente, des alternatives
de frisson et de chaleur, eurent bientфt mis le pauvre petit кtre
en un triste йtat. Que l'on juge du dйsespoir de sa mиre, de
maоtre Mac Nap, de leurs amis! On ne savait que faire, car on
ignorait la nature de la maladie, mais sur le conseil de Madge,
qui ne perdit point la tкte et qui s'y connaissait un peu, le mal
fut combattu par des tisanes rafraоchissantes et des cataplasmes.
Kalumah se multipliait, et passait les jours et les nuits prиs de
l'enfant, sans qu'on pыt lui faire prendre un instant de repos.

Mais vers le troisiиme jour, on n'eut plus de doute sur la nature
de la maladie. Une йruption caractйristique couvrit le corps du
bйbй. C'йtait une scarlatine d'espиce maligne, qui devait
nйcessairement amener une inflammation interne.

Il est rare que des enfants d'un an soient frappйs de ce mal
redoutable et avec cette violence, mais enfin cela arrive
quelquefois. La pharmacie du fort йtait malheureusement assez
incomplиte. Toutefois, Madge, qui avait soignй plusieurs cas de
scarlatine, connaissait l'efficacitй de la teinture de belladone.
Elle en administra chaque jour une ou deux gouttes au petit
malade, et l'on prit les plus extrкmes prйcautions pour qu'il ne
subоt pas le contact de l'air.

L'enfant avait йtй transportй dans la chambre qu'occupaient son
pиre et sa mиre. Bientфt, l'йruption fut dans toute sa force, et
de petits points rouges se manifestиrent sur sa langue, sur ses
lиvres, et mкme sur le globe de l'oeil. Mais deux jours aprиs, les
taches de la peau prirent une teinte violette, puis blanche, et
elles tombиrent en squames.

C'est alors qu'il fallut redoubler de prudence et combattre
l'inflammation interne qui dйnotait la malignitй de la maladie.
Rien ne fut nйgligй, et l'on peut dire que ce petit кtre fut
admirablement soignй. Ainsi, vers le 20 janvier, douze jours aprиs
l'invasion du mal, on put concevoir le lйgitime espoir de le
sauver.

Ce fut une joie dans la factorerie. Ce bйbй, c'йtait l'enfant du
fort, l'enfant de troupe, l'enfant du rйgiment! Il йtait nй sous
ce rude climat, au milieu de ces braves gens. Ils l'avaient nommй
Michel-Espйrance, et ils le regardaient, parmi tant d'йpreuves,
comme un talisman que le ciel ne voudrait pas leur enlever. Quant
а Kalumah, on peut croire qu'elle serait morte de la mort de cet
enfant; mais le petit Michel revint peu а peu а la santй, et il
sembla qu'il ramenait l'espoir avec lui.

On йtait arrivй ainsi, au milieu de tant d'inquiйtudes, au 23
janvier. La situation de l'оle Victoria ne s'йtait modifiйe en
aucune faзon. L'interminable nuit couvrait encore la mer polaire.
Pendant quelques jours, une neige abondante tomba et s'entassa sur
le sol de l'оle et sur le champ de glace а une hauteur de deux
pieds.

Le 27, le fort reзut une visite assez inattendue. Les soldats
Belcher et Pen, qui veillaient sur le front de l'enceinte,
aperзurent, dans la matinйe, un ours gigantesque qui se dirigeait
tranquillement du cфtй du fort. Ils rentrиrent dans la salle
commune, et signalиrent а Mrs. Paulina Barnett la prйsence du
redoutable carnassier.

«Ce ne peut кtre que notre ours!» dit Mrs. Paulina Barnett а
Jasper Hobson, et tous les deux, suivis du sergent, de Sabine et
de quelques soldats armйs de fusil, ils gagnиrent la poterne.

L'ours йtait а deux cents pas et marchait tranquillement, sans
hйsitation, comme s'il eыt eu un plan bien arrкtй.

«Je le reconnais, s'йcria Mrs. Paulina Barnett. C'est ton ours,
Kalumah, c'est ton sauveur!

-- Oh! ne tuez pas mon ours! s'йcria la jeune indigиne.

-- On ne le tuera pas, rйpondit le lieutenant Hobson. Mes amis, ne
lui faites aucun mal, et il est probable qu'il s'en ira comme il
est venu.

-- Mais s'il veut pйnйtrer dans l'enceinte... dit le sergent Long,
qui croyait peu aux bons sentiments des ours polaires.

-- Laissez-le entrer, sergent, rйpondit Mrs. Paulina Barnett. Cet
animal-lа a perdu toute fйrocitй. Il est prisonnier comme nous,
et, vous le savez, les prisonniers...

-- Ne se mangent pas entre eux! dit Jasper Hobson, cela est vrai,
madame, а la condition, toutefois, qu'ils soient de la mкme
espиce. Mais enfin, on йpargnera celui-ci, а votre recommandation.
Nous ne nous dйfendrons que s'il nous attaque. Cependant, je crois
prudent de rentrer dans la maison. Il ne faut pas donner de
tentations trop fortes а ce carnassier!»

Le conseil йtait bon. Chacun rentra. On ferma les portes, mais les
contrevents des fenкtres ne furent point rabattus.

On put donc, а travers les vitres, suivre les manoeuvres du
visiteur. L'ours, arrivй а la poterne, qui avait йtй laissйe
ouverte, repoussa doucement la porte, passa sa tкte, examina
l'intйrieur de la cour, et entra. Arrivй au milieu de l'enceinte,
il examina les constructions qui l'entouraient, se dirigea vers
l'йtable et le chenil, йcouta un instant les grognements des
chiens qui l'avaient senti, le bramement des rennes qui n'йtaient
point rassurйs, continua son inspection en suivant le pйrimиtre de
la palissade, arriva prиs de la maison principale, et vint enfin
appuyer sa grosse tкte contre une des fenкtres de la grande salle.

Pour кtre franc, tout le monde recula, quelques soldats saisirent
leurs fusils, et Jasper Hobson commenзa а craindre d'avoir laissй
la plaisanterie aller trop loin.

Mais Kalumah vint placer sa douce figure sur la vitre fragile.
L'ours parut la reconnaоtre -- ce fut, du moins, l'avis de
l'Esquimaude --, et, satisfait sans doute, aprиs avoir poussй un
bon grognement, il se recula, reprit le chemin de la poterne,
puis, ainsi que l'avait dit Jasper Hobson, il s'en alla comme il
йtait venu.

Tel fut l'incident dans toute sa simplicitй, incident qui ne se
renouvela pas, et les choses reprirent leur cours ordinaire.

Cependant, la guйrison du petit enfant marchait bien, et, dans les
derniers jours du mois, il avait dйjа repris ses bonnes joues et
son regard йveillй.

Le 3 fйvrier, vers midi, une teinte pвle nuanзa pendant une heure
l'horizon du sud. Un disque jaunвtre se montra un instant. C'йtait
l'astre radieux qui reparaissait pour la premiиre fois, aprиs la
longue nuit polaire.




XV.

Une derniиre exploration.


А dater de cette йpoque, le soleil s'йleva chaque jour et de plus
en plus au-dessus de l'horizon. Mais si la nuit s'interrompait
pendant quelques heures, le froid s'accrut, ainsi qu'il arrive
frйquemment au mois de fйvrier, et le thermomиtre marqua un degrй
Fahrenheit (17° centigr. au-dessous de zйro). C'йtait la plus
basse tempйrature qu'il devait indiquer pendant ce singulier
hiver.

«А quelle йpoque se fait la dйbвcle dans ces mers? demanda un jour
la voyageuse а Jasper Hobson.

-- Dans les annйes moyennes, madame, rйpondit le lieutenant, la
rupture des glaces ne s'opиre pas avant les premiers jours de mai,
mais l'hiver a йtй si doux que, si de nouveaux froids trиs
intenses ne se produisent pas, la dйbвcle pourrait bien se faire
au commencement d'avril, du moins je le suppose.

-- Ainsi, nous aurions encore deux mois а attendre? demanda Mrs.
Paulina Barnett.

-- Oui, deux mois, madame, rйpondit Jasper Hobson, car il sera
prudent de ne pas hasarder trop prйmaturйment notre embarcation au
milieu des glaces, et je pense que toutes les chances de rйussite
seront pour nous, surtout si nous pouvons attendre le moment oщ
l'оle sera engagйe dans la partie la plus resserrйe du dйtroit de
Behring, qui ne mesure pas plus de cent milles de largeur.

-- Que dites-vous lа, monsieur Jasper? rйpondit Mrs. Paulina
Barnett, assez surprise de la rйponse du lieutenant. Oubliez-vous
donc que c'est le courant du Kamtchatka, le courant du nord qui
nous a reportйs oщ nous sommes, et qu'а l'йpoque de la dйbвcle, il
pourrait bien nous reprendre et nous reporter plus loin encore?

-- Je ne le pense pas, madame, rйpondit le lieutenant Hobson, et
j'ose mкme assurer que cela ne sera pas. La dйbвcle se fait
toujours du nord au sud, soit que le courant du Kamtchatka se
renverse, soit que les glaces prennent le courant de Behring, soit
enfin pour toute autre raison qui m'йchappe. Mais, invariablement,
les icebergs dйrivent vers le Pacifique, et c'est lа qu'ils vont
se dissoudre dans les eaux plus chaudes. Interrogez Kalumah. Elle
connaоt ces parages, et elle vous dira, comme moi, que la dйbвcle
des glaces se fait du nord au sud.»

Kalumah, interrogйe, confirma les paroles du lieutenant. Il
paraissait donc probable que l'оle, entraоnйe dans les premiers
jours d'avril, serait charriйe au sud comme un immense glaзon,
c'est-а-dire dans la partie la plus йtroite du dйtroit de Behring,
frйquentйe, pendant l'йtй, par les pкcheurs de New-Arkhangel, les
pilotes et les pratiques de la cфte. Mais en tenant compte de tous
les retards possibles et, par consйquent, du temps que l'оle
mettrait а redescendre vers le sud, on ne pouvait espйrer de
prendre pied sur le continent avant le mois de mai. Au surplus,
bien que le froid n'eыt pas йtй intense, l'оle Victoria s'йtait
certainement consolidйe, en ce sens que l'йpaisseur de sa base de
glace avait dы s'accroоtre, et l'on devait compter qu'elle
rйsisterait pendant plusieurs mois encore.

Les hiverneurs devaient donc s'armer de patience et attendre,
toujours attendre!

La convalescence du petit enfant se faisait bien. Le 20 fйvrier,
il sortit pour la premiиre fois, aprиs quarante jours de maladie.
On entend par lа qu'il passa de sa chambre dans la grande salle,
oщ les caresses ne lui furent pas йpargnйes. Sa mиre, qui avait eu
l'intention de le sevrer а un an, continua de le nourrir, sur le
conseil de Madge, et le lait maternel, mкlй, quelquefois de lait
de renne, lui rendit promptement ses forces. Il trouva mille
petits jouets que ses amis, les soldats, avaient fabriquйs pendant
sa maladie, et l'on s'imagine aisйment s'il fut le plus heureux
bйbй du monde.

La derniиre semaine du mois de fйvrier fut extrкmement pluvieuse
et neigeuse. Il ventait un grand vent de nord-ouest. Pendant
quelques jours mкme, la tempйrature s'abaissa assez pour que la
neige tombвt abondamment. Mais la bourrasque n'en fut pas moins
violente. Du cфtй du cap Bathurst et de la banquise, les bruits de
la tempкte йtaient assourdissants. Les icebergs entrechoquйs
s'йcroulaient avec un bruit comparable aux roulements du tonnerre.
Il se faisait une pression dans les glaces du nord qui
s'accumulaient sur le littoral de l'оle. On pouvait craindre que
le cap lui-mкme -- qui n'йtait aprиs tout qu'une sorte d'iceberg,
coiffй de terre et de sable --, ne fыt jetй а bas. Quelques gros
glaзons, malgrй leur poids, furent chassйs jusqu'au pied mкme de
l'enceinte palissadйe. Trиs heureusement pour la factorerie, le
cap tint bon et prйserva ses bвtiments d'un йcrasement complet.

On comprend bien que la position de l'оle Victoria, а l'ouvert
d'un dйtroit resserrй, vers lequel s'accumulaient les glaces,
йtait excessivement pйrilleuse. Elle pouvait кtre balayйe par une
sorte d'avalanche horizontale, si l'on peut s'exprimer ainsi, кtre
йcrasйe par les glaзons poussйs du large, avant mкme de s'abоmer
dans les flots. C'йtait un nouveau danger, ajoutй а tant d'autres.
Mrs. Paulina Barnett, voyant la force prodigieuse de la poussйe du
large, et l'irrйsistible violence avec laquelle ces blocs
s'entassaient, comprit bien quel nouveau pйril menacerait l'оle а
la dйbвcle prochaine. Elle en parla plusieurs fois au lieutenant
Hobson, et celui-ci secoua la tкte en homme qui n'a pas de rйponse
а faire.

La bourrasque tomba complиtement vers les premiers jours de mars,
et l'on put voir alors combien l'aspect du champ s'йtait modifiй.
Il semblait, en effet, que, par une sorte de glissement а la
surface de l'icefield, la banquise se fыt rapprochйe de l'оle
Victoria. En de certains points, elle n'en йtait pas distante de
plus de deux milles, et se comportait comme les glaciers qui se
dйplacent, avec cette diffйrence qu'elle marchait, tandis que
ceux-ci descendent. Entre la haute barriиre et le littoral, le
sol, ou plutфt le champ de glace, affreusement convulsionnй,
hйrissй d'hummocks, d'aiguilles rompues, de tronзons renversйs, de
pyramidions culbutйs, houleux comme une mer qui se fыt subitement
figйe au plus fort d'une tempкte, n'йtait plus reconnaissable. On
eыt dit les ruines d'une ville immense, dont pas un monument ne
serait restй debout. Seule, la haute banquise, йtrangement
profilйe, dйcoupant sur le ciel ses cфnes, ses ballons, ses crкtes
fantaisistes, ses pics aigus, se tenait solidement, et encadrait
superbement ce fouillis pittoresque.

А cette date, l'embarcation fut entiиrement terminйe. Cette
chaloupe йtait de forme un peu grossiиre, comme on devait s'y
attendre, mais elle faisait honneur а Mac Nap, et, avec son avant
en forme de galiote, elle devait mieux rйsister au choc des
glaces. On eыt dit une de ces barques hollandaises qui
s'aventurent dans les mers du Nord. Son grйement, qui йtait
achevй, se composait, comme celui d'un cutter, d'une brigantine et
d'un foc, supportйs sur un seul mвt. Les toiles а tente de la
factorerie avaient йtй utilisйes pour la voilure.

Ce bateau pouvait facilement contenir le personnel de l'оle
Victoria, et il йtait йvident que si, comme on pouvait l'espйrer,
l'оle s'engageait dans le dйtroit de Behring, il pourrait aisйment
franchir mкme la plus grande distance qui pыt le sйparer alors de
la cфte amйricaine. Il n'y avait donc plus qu'а attendre la
dйbвcle des glaces.

Le lieutenant Hobson eut alors l'idйe d'entreprendre une assez
longue excursion au sud-est, dans le but de reconnaоtre l'йtat de
l'icefield, d'observer s'il prйsentait des symptфmes de prochaine
dissolution, d'examiner la banquise elle-mкme, de voir enfin si,
dans l'йtat actuel de la mer, tout passage vers le continent
amйricain йtait encore obstruй. Bien des incidents, bien des
hasards pouvaient se produire avant que la rupture des glaces eыt
rendu la mer libre, et opйrer une reconnaissance du champ de glace
йtait un acte de prudence.

L'expйdition fut donc rйsolue, et le dйpart fixй au 7 mars. La
petite troupe se composa du lieutenant Hobson, de la voyageuse, de
Kalumah, de Marbre et de Sabine. Il йtait convenu que, si la route
йtait praticable, on chercherait un passage а travers la banquise,
mais qu'en tout cas, Mrs. Paulina Barnett et ses compagnons ne
prolongeraient pas leur absence au-delа de quarante-huit heures.

Les vivres furent donc prйparйs, et le dйtachement, bien armй, а
tout hasard, quitta le Fort-Espйrance dans la matinйe du 7 mars et
se dirigea vers le cap Michel.

Le thermomиtre marquait alors trente-deux degrйs Fahrenheit (0
centigr.). L'atmosphиre йtait lйgиrement brumeuse, mais calme. Le
soleil dйcrivait son arc diurne pendant sept ou huit heures dйjа
au-dessus de l'horizon, et ses rayons obliques projetaient une
clartй suffisante sur tout le massif des glaces.

А neuf heures, aprиs une courte halte, le lieutenant Hobson et ses
compagnons descendaient le talus du cap Michel et s'avanзaient sur
le champ dans la direction du sud-est. De ce cфtй, la banquise ne
s'йlevait pas а trois milles du cap.

La marche fut assez lente, on le pense bien. А tout moment, il
fallait tourner, soit une crevasse profonde, soit un
infranchissable hummock. Aucun traоneau n'aurait йvidemment pu
s'aventurer sur cette route raboteuse. Ce n'йtait qu'un
amoncellement de blocs de toute taille et de toutes formes, dont
quelques-uns ne se tenaient que par un miracle d'йquilibre.
D'autres йtaient tombйs rйcemment, ainsi qu'on le voyait а leurs
cassures nettes, а leurs angles affilйs comme des lames. Mais, au
milieu de ces йboulis, pas une trace qui annonзвt le passage d'un
homme ou d'un animal! Nul кtre vivant dans ces solitudes, que les
oiseaux avaient eux-mкmes abandonnйes!

Mrs. Paulina Barnett se demandait, non sans йtonnement, comment,
si on йtait parti en dйcembre, on aurait pu franchir cet icefield
bouleversй, mais le lieutenant Hobson lui fit observer qu'а cette
йpoque le champ de glace ne prйsentait pas cet aspect. L'йnorme
pression, provoquйe par la banquise, ne s'йtait pas alors
produite, et on aurait trouvй un champ relativement uni. Le seul
obstacle avait donc йtй dans le dйfaut de solidification, et non
ailleurs. Le passage йtait impraticable, il est vrai, par suite
des aspйritйs de l'icefield; mais au commencement de l'hiver, ces
aspйritйs n'existaient pas.

Cependant, on s'approchait de la haute barriиre. Presque toujours,
Kalumah prйcйdait la petite troupe. La vive et lйgиre indigиne,
comme un chamois dans les roches alpestres, marchait d'un pied sыr
au milieu des glaзons. C'йtait merveille de la voir courir ainsi,
sans une hйsitation, sans une erreur, et suivre, d'instinct pour
ainsi dire, le meilleur passage dans ce labyrinthe d'icebergs.
Elle allait, venait, appelait, et on pouvait la suivre de
confiance.

Vers midi, la vaste base de la banquise йtait atteinte, mais on
n'avait pas mis moins de trois heures а faire trois milles.

Quelle imposante masse que cette barriиre de glaces, dont certains
sommets s'йlevaient а plus de quatre cents pieds au-dessus de
l'icefield! Les strates qui la formaient se dessinaient nettement.
Des teintes diverses, des nuances d'une extrкme dйlicatesse en
coloraient les parois glacйes. On la voyait par longues places,
tantфt irisйe, tantфt jaspйe, et partout niellйe d'arabesques ou
piquetйe de paillettes lumineuses. Aucune falaise, si йtrangement
dйcoupйe qu'elle eыt йtй, n'aurait pu donner une idйe de cette
banquise, opaque en un endroit, diaphane en un autre, et sur
laquelle la lumiиre et l'ombre produisaient les jeux les plus
йtonnants.

Mais il fallait bien se garder de trop approcher ces masses
sourcilleuses, dont la soliditй йtait fort problйmatique. Les
dйchirements et les fracas йtaient frйquents а l'intйrieur. Il se
faisait lа un travail de dйsagrйgation formidable. Les bulles
d'air, emprisonnйes dans la masse, poussaient а sa destruction, et
l'on sentait bien tout ce qu'avait de fragile cet йdifice йlevй
par le froid, qui ne survivrait pas а l'hiver arctique, et qui se
rйsoudrait en eau sous les rayons du soleil. Il y avait lа de quoi
alimenter de vйritables riviиres!

Le lieutenant Hobson avait dы prйmunir ses compagnons contre le
danger des avalanches, qui а chaque instant dйcouronnaient le
sommet de la banquise. Aussi la petite troupe n'en longeait-elle
la base qu'а une certaine distance. Et on eut raison d'agir
prudemment, car, vers deux heures, а l'angle d'une vallйe que Mrs.
Paulina Barnett et ses compagnons se disposaient а traverser, un
bloc йnorme, pesant plus de cent tonnes, se dйtacha du sommet de
la barriиre de glace et tomba sur l'icefield avec un йpouvantable
fracas. Le champ creva sous le choc et l'eau fut projetйe а une
grande hauteur. Fort heureusement, personne ne fut atteint par les
fragments du bloc, qui йclata comme une bombe.

Depuis deux heures jusqu'а cinq, on suivit une vallйe йtroite,
sinueuse, qui s'enfonзait dans la banquise. La traversait-elle
dans toute sa largeur? C'est ce que l'on ne pouvait savoir. La
structure intйrieure de la haute barriиre put кtre ainsi examinйe.
Les blocs qui la composaient йtaient rangйs avec une plus grande
symйtrie que sur son revкtement extйrieur. En plusieurs endroits
apparaissaient des troncs d'arbres, engagйs dans la masse, arbres
non d'essence polaire, mais d'essence tropicale. Venus йvidemment
par le courant du Gulf-Stream jusqu'aux rйgions arctiques, ils
avaient йtй repris par les glaces et retourneraient а l'Ocйan avec
elles. On vit aussi quelques йpaves, des restes de carиnes et des
membrures de bвtiments.

Vers cinq heures, l'obscuritй, dйjа assez grande, arrкta
l'exploration. On avait fait deux milles environ dans la vallйe,
trиs encombrйe et peu praticable, mais ses sinuositйs empкchaient
d'йvaluer le chemin parcouru en droite ligne.

Jasper Hobson donna alors le signal de halte. En une demi-heure,
Marbre et Sabine, armйs de couteaux а neige, eurent creusй une
grotte dans le massif. La petite troupe s'y blottit, soupa, et, la
fatigue aidant, s'endormit presque aussitфt.

Le lendemain, tout le monde йtait sur pied а huit heures, et
Jasper Hobson reprenait le chemin de la vallйe pendant un mille
encore, afin de reconnaоtre si elle ne traversait pas la banquise
dans toute sa largeur. D'aprиs la situation du soleil, sa
direction, aprиs avoir йtй vers le nord-est, semblait se rabattre
vers le sud-est.

А onze heures, le lieutenant Hobson et ses compagnons dйbouchaient
sur le revers opposй de la banquise. Ainsi donc, on n'en pouvait
douter, le passage existait.

Toute cette partie orientale de l'icefield prйsentait le mкme
aspect que sa portion occidentale. Mкme fouillis de glaces, mкme
hйrissement de blocs. Les icebergs et les hummocks s'йtendaient а
perte de vue, sйparйs par quelques parties planes, mais йtroites,
et coupйs de nombreuses crevasses dont les bords йtaient dйjа en
dйcomposition. C'йtait aussi la mкme solitude, le mкme dйsert, le
mкme abandonnement. Pas un animal, pas un oiseau.

Mrs. Paulina Barnett, montйe au sommet d'un hummock, resta pendant
une heure а considйrer ce paysage polaire, si triste au regard.
Elle songeait, malgrй elle, а ce dйpart qui avait йtй tentй cinq
mois auparavant. Elle se reprйsentait tout le personnel de la
factorerie, toute cette misйrable caravane, perdue dans la nuit,
au milieu de ces solitudes glacйes, et cherchant, parmi tant
d'obstacles et tant de pйrils, а gagner le continent amйricain.

Le lieutenant Hobson l'arracha enfin а ses rкveries.

«Madame, lui dit-il, voilа plus de vingt-quatre heures que nous
avons quittй le fort. Nous connaissons maintenant quelle est
l'йpaisseur de la banquise; et puisque nous avons promis de ne pas
prolonger notre absence au-delа de quarante-huit heures, je crois
qu'il est temps de revenir sur nos pas.»

Mrs. Paulina Barnett se rendit а cette observation. Le but de
l'exploration avait йtй atteint. La banquise n'offrait qu'une
йpaisseur mйdiocre, et elle se dissoudrait assez promptement, sans
doute, pour livrer immйdiatement passage au bateau de Mac Nap,
aprиs la dйbвcle des glaces. Il ne restait donc plus qu'а revenir,
car le temps pouvait changer, et des tourbillons de neige eussent
rendu peu praticable la vallйe transversale.

On dйjeuna, et on repartit vers une heure aprиs midi. А cinq
heures, on campait comme la veille dans une hutte de glace, la
nuit s'y passait sans accident, et le lendemain, 9 mars, le
lieutenant Hobson donnait а huit heures du matin le signal du
dйpart.

Le temps йtait beau. Le soleil qui se levait dominait dйjа la
banquise et lanзait quelques rayons а travers la vallйe. Jasper
Hobson et ses compagnons lui tournaient le dos, puisqu'ils
marchaient vers l'ouest, mais leurs yeux saisissaient l'йclat des
rayons rйverbйrйs par les parois de glace, qui s'entrecroisaient
devant eux.

Mrs. Paulina Barnett et Kalumah marchaient un peu en arriиre,
causant, observant, et suivant les йtroits passages indiquйs par
Sabine et Marbre. On espйrait bien avoir retraversй la banquise
pour midi, et franchi les trois milles qui la sйparaient de l'оle
Victoria avant une ou deux heures. De cette faзon, les
excursionnistes seraient de retour au fort avec le coucher du
soleil. Ce seraient quelques heures de retard, mais dont leurs
compagnons n'auraient pas а s'inquiйter sйrieusement.

On comptait sans un incident, que certainement aucune perspicacitй
humaine ne pouvait prйvoir.

Il йtait dix heures environ, quand Marbre et Sabine, qui
marchaient а vingt pas en avant, s'arrкtиrent. Ils semblaient
discuter. Le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et la jeune indigиne
les ayant rejoints, virent que Sabine, tenant sa boussole а la
main, la montrait а son compagnon, qui la considйrait d'un air
йtonnй.

«Voilа une chose bizarre! s'йcria-t-il, en s'adressant а Jasper
Hobson. Me direz-vous, mon lieutenant, de quel cфtй est situйe
notre оle par rapport а la banquise? Est-ce а l'est ou а l'ouest?

-- А l'ouest, rйpondit Jasper Hobson, assez surpris de cette
question, vous le savez bien, Marbre.

-- Je le sais bien!... je le sais bien!... rйpondit Marbre, en
hochant la tкte. Mais alors, si c'est а l'ouest, nous faisons
fausse route et nous nous йloignons de l'оle!

-- Comment! nous nous en йloignons! dit le lieutenant, trиs йtonnй
du ton affirmatif du chasseur.

-- Sans doute, mon lieutenant, rйpondit Marbre, consultez la
boussole, et que je perde mon nom, si elle n'indique pas que nous
marchons vers l'est et non vers l'ouest!

-- Ce n'est pas possible! dit la voyageuse.

-- Regardez, madame», rйpondit Sabine. En effet, l'aiguille
aimantйe marquait le nord dans une direction absolument opposйe а
celle que l'on supposait. Jasper Hobson rйflйchit et ne rйpondit
pas.

«Il faut que nous nous soyons trompйs ce matin en quittant notre
maison de glace, dit Sabine. Nous aurons pris а gauche au lieu de
prendre а droite.

-- Non! s'йcria Mrs. Paulina Barnett, ce n'est pas possible! Nous
ne nous sommes pas trompйs!

-- Mais... dit Marbre.

-- Mais, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, voyez le soleil! Est-ce
qu'il ne se lиve plus dans l'est, а prйsent? Or, comme nous lui
avons toujours tournй le dos depuis ce matin, et que nous le lui
tournons encore, il est manifeste que nous marchons vers l'ouest.
Donc, comme l'оle est а l'ouest, nous la retrouverons en
dйbouchant de la vallйe sur la partie occidentale de la banquise.»

Marbre, stupйfait de cet argument auquel il ne pouvait rйpondre,
se croisa les bras.

«Soit, dit Sabine, mais alors la boussole et le soleil sont en
contradiction complиte?

-- Oui, en ce moment du moins, rйpondit Jasper Hobson, et cela ne
tient uniquement qu'а ceci: c'est que sous les hautes latitudes
borйales, et dans les parages qui avoisinent le pфle magnйtique,
il arrive quelquefois que les boussoles sont affolйes, et que
leurs aiguilles donnent des indications absolument fausses.

-- Bon, dit Marbre, il faut donc poursuivre notre route en
continuant de tourner le dos au soleil?

-- Sans aucun doute, rйpondit le lieutenant Hobson. Il me semble
qu'entre la boussole et le soleil, il n'y a pas а hйsiter. Le
soleil ne se dйrange pas, lui!»

La marche fut reprise, les marcheurs ayant le soleil derriиre eux,
et il est certain qu'aux arguments de Jasper Hobson, arguments
tirйs de la position de l'astre radieux, il n'y avait rien а
objecter.

La petite troupe s'avanзa donc dans la vallйe, mais pendant un
temps plus long qu'elle ne le supposait. Jasper Hobson comptait
avoir traversй la banquise avant midi, et il йtait plus de deux
heures, quand il se trouva enfin au dйbouchй de l'йtroit passage.

Ce retard, assez bizarre, n'avait pas laissй de l'inquiйter, mais
que l'on juge de sa stupйfaction profonde et de celle de ses
compagnons, quand, en prenant pied sur le champ de glace, а la
base de la banquise, ils n'aperзurent plus l'оle Victoria qu'ils
auraient dы avoir en face d'eux!

Non! l'оle, fort reconnaissable de ce cфtй, grвce aux arbres qui
couronnaient le cap Michel, n'йtait plus lа! А sa place s'йtendait
un immense champ de glace, sur lequel les rayons solaires, passant
par-dessus la banquise, s'йtendaient а perte de vue!

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Kalumah, les deux
chasseurs regardaient et se regardaient.

«L'оle devrait кtre lа! s'йcria Sabine.

-- Et elle n'y est plus! rйpondit Marbre. Ah зa! mon lieutenant,
qu'est-elle devenue?» Mrs. Paulina Barnett, abasourdie, ne savait
que rйpondre. Jasper Hobson ne prononзait pas une parole.

En ce moment, Kalumah s'approcha du lieutenant Hobson, lui toucha
le bras et dit:

«Nous nous sommes йgarйs dans la vallйe, nous l'avons remontйe au
lieu de la descendre, et nous nous retrouvons а l'endroit oщ nous
йtions hier, aprиs avoir traversй pour la premiиre fois la
banquise. Venez, venez!»

Et machinalement, pour ainsi dire, le lieutenant Hobson, Mrs.
Paulina Barnett, Marbre, Sabine, se fiant а l'instinct de la jeune
indigиne, se laissиrent emmener, et s'engagиrent de nouveau dans
l'йtroit passage, en revenant sur leurs pas. Et pourtant les
apparences йtaient contre Kalumah, а consulter la position du
soleil!

Mais Kalumah ne s'йtait pas expliquйe, et se contentait de
murmurer en marchant:

«Marchons! vite! vite!»

Le lieutenant, la voyageuse et leurs compagnons йtaient donc
extйnuйs et se traоnaient а peine, quand, la nuit venue, aprиs
trois heures de route, ils se retrouvиrent de l'autre cфtй de la
banquise. L'obscuritй les empкchait de voir si l'оle йtait lа,
mais ils ne restиrent pas longtemps dans l'incertitude.

En effet, а quelques centaines de pas, sur le champ de glace, des
rйsines embrasйes se promenaient en tous sens et des coups de
fusil йclataient dans l'air. On appelait.

А cet appel, la petite troupe rйpondit, et fut bientфt rejointe
par le sergent Long, Thomas Black, que l'inquiйtude sur le sort de
ses amis avait enfin tirй de sa torpeur, et d'autres encore, qui
accoururent au-devant d'eux. Et, en vйritй, ces pauvres gens
avaient йtй bien inquiets, car ils avaient lieu de supposer -- ce
qui йtait vrai d'ailleurs, -- que Jasper Hobson et ses compagnons
s'йtaient йgarйs en voulant regagner l'оle.

Et pourquoi devaient-ils penser ainsi, eux qui йtaient restйs au
Fort-Espйrance? Pourquoi devaient-ils croire que le lieutenant et
sa petite troupe s'йgarerait au retour?

C'est que, depuis vingt-quatre heures, l'immense champ de glace et
l'оle avec lui s'йtaient dйplacйs, et avaient fait un demi-tour
sur eux-mкmes. C'est que, par suite de ce dйplacement, ce n'йtait
plus а l'ouest, mais а l'est de la banquise qu'il fallait
dйsormais chercher l'оle errante!




XVI.

La dйbвcle.


Deux heures aprиs, tous йtaient rentrйs au Fort-Espйrance. Et le
lendemain, 10 mars, le soleil illumina d'abord cette partie du
littoral qui formait autrefois la portion occidentale de l'оle. Le
cap Bathurst, au lieu de pointer au nord, pointait au sud. La
jeune Kalumah, а laquelle ce phйnomиne йtait connu, avait eu
raison, et si le soleil ne s'йtait pas trompй, la boussole, du
moins, n'avait pas eu tort!

Ainsi donc, l'orientation de l'оle Victoria йtait encore une fois
changйe et plus complиtement. Depuis le moment oщ elle s'йtait
dйtachйe de la terre amйricaine, l'оle avait fait un demi-tour sur
elle-mкme, et non seulement l'оle, mais aussi l'immense icefield
qui l'emprisonnait. Ce dйplacement sur son centre prouvait que le
champ de glace ne se reliait plus au continent, qu'il s'йtait
dйtachй du littoral, et, consйquemment, que la dйbвcle ne pouvait
tarder а se produire.

«En tout cas, dit le lieutenant Hobson а Mrs. Paulina Barnett, ce
changement de front ne peut que nous кtre favorable. Le cap
Bathurst et le Fort-Espйrance se sont tournйs vers le sud-est,
c'est-а-dire vers le point qui se rapproche le plus du continent,
et maintenant la banquise, qui n'eыt laissй qu'un йtroit et
difficile passage а notre embarcation, ne s'йlиve plus entre
l'Amйrique et nous.

-- Ainsi, tout est pour le mieux? demanda Mrs. Paulina Barnett, en
souriant.

-- Tout est pour le mieux, madame», rйpondit Jasper Hobson, qui
avait justement apprйciй les consйquences du changement
d'orientation de l'оle Victoria.

Du 10 au 21 mars, aucun incident ne se produisit, mais on pouvait
dйjа pressentir les approches de la saison nouvelle. La
tempйrature se maintenait entre quarante-trois et cinquante degrйs
Fahrenheit (6° et 10° centigr. au-dessus de zйro). Sous
l'influence du dйgel, la rupture des glaces tendait а se faire
subitement. De nouvelles crevasses s'ouvraient, et l'eau libre se
projetait а la surface du champ. Suivant l'expression pittoresque
des baleiniers, ces crevasses йtaient autant de blessures par
lesquelles l'icefield «saignait». Le fracas des glaзons qui se
brisaient йtait comparable alors а des dйtonations d'artillerie.
Une pluie assez chaude, qui tomba pendant plusieurs jours, ne
pouvait manquer d'activer la dissolution de la surface solidifiйe
de la mer.

Les oiseaux qui avaient abandonnй l'оle errante au commencement de
l'hiver revinrent en grand nombre, ptarmigans, guillemots,
puffins, canards, etc. Marbre et Sabine en tuиrent un certain
nombre, dont quelques-uns portaient encore au cou le billet que le
lieutenant et la voyageuse leur avaient confiй quelques mois
auparavant. Des bandes de cygnes blancs reparurent aussi et firent
retentir les airs du son de leur йclatante trompette. Quant aux
quadrupиdes, rongeurs et carnassiers, ils continuaient de
frйquenter, suivant leur habitude, les environs de la factorerie,
comme de vйritables animaux domestiques.

Presque chaque jour, toutes les fois que l'йtat du ciel le
permettait, le lieutenant Hobson prenait hauteur. Quelquefois
mкme, Mrs. Paulina Barnett, devenue fort habile au maniement du
sextant, l'aidait ou le remplaзait mкme dans ses observations. Il
йtait trиs important, en effet, de constater les moindres
changements qui se seraient effectuйs en latitude ou en longitude
dans la position de l'оle. La grave question des deux courants
йtait toujours pendante, et de savoir si, aprиs la dйbвcle, on
serait emportй au sud ou au nord, voilа ce qui prйoccupait par-
dessus tout Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett.

Il faut dire que cette vaillante femme montrait en tout et
toujours une йnergie supйrieure а son sexe. Ses compagnons la
voyaient chaque jour, bravant les fatigues, le mauvais temps, sous
la pluie, sous la neige, opйrant une reconnaissance de quelque
partie de l'оle, s'aventurant а travers l'icefield а demi
dйcomposй; puis, а son retour, rйglant la vie intйrieure de la
factorerie, prodiguant ses soins et ses conseils, et toujours
activement secondйe par sa fidиle Madge.

Mrs. Paulina Barnett avait courageusement envisagй l'avenir, et
des craintes qui l'assaillaient parfois, de certains
pressentiments que son esprit ne pouvait dissiper, elle ne
laissait jamais rien paraоtre. C'йtait toujours la femme
confiante, encourageante que l'on connaоt, et personne n'aurait pu
deviner sous son humeur йgale les vives prйoccupations dont elle
ne pouvait кtre exempte. Jasper Hobson l'admirait profondйment.

Il avait aussi une entiиre confiance en Kalumah, et il s'en
rapportait souvent а l'instinct naturel de la jeune Esquimaude,
absolument comme un chasseur se fie а l'instinct de son chien.
Kalumah, trиs intelligente, d'ailleurs, йtait familiarisйe avec
tous les incidents comme avec tous les phйnomиnes des rйgions
polaires. А bord d'un baleinier, elle eыt certainement remplacй
avec avantage «l'icemaster», ce pilote auquel est spйcialement
confiйe la direction du navire au milieu des glaces. Chaque jour,
Kalumah allait reconnaоtre l'йtat de l'icefield, et rien qu'au
bruit des icebergs qui se fracassaient au loin, la jeune indigиne
devinait les progrиs de la dйcomposition. Jamais, aussi, pied plus
sыr que le sien ne s'йtait aventurй sur les glaзons. D'instinct,
elle sentait lorsque la glace, «pourrie par-dessous», n'offrait
plus qu'un point d'appui trop fragile, et elle cheminait sans une
seule hйsitation а travers l'icefield trouй de crevasses.

Du 20 au 30 mars, le dйgel fit de rapides progrиs. Les pluies
furent abondantes et activиrent la dissolution des glaces. On
pouvait espйrer qu'avant peu l'icefield se diviserait, et peut-
кtre quinze jours ne se passeraient-ils pas sans que le lieutenant
Hobson, profitant des eaux libres, pыt lancer son navire а travers
les glaces. Ce n'йtait point un homme а hйsiter, quand il pouvait
redouter, d'ailleurs, que l'оle fыt entraоnйe au nord, pour peu
que le courant du Kamtchatka l'emportвt sur le courant de Behring.

«Mais, rйpйtait souvent Kalumah, cela n'est pas а craindre. La
dйbвcle ne remonte pas, elle descend, et le danger est lа!»
disait-elle, en montrant le sud, oщ s'йtendait l'immense mer du
Pacifique.

La jeune Esquimaude йtait absolument affirmative. Le lieutenant
Hobson connaissait son opinion bien arrкtйe sur ce point, et il se
rassurait, car il ne considйrait pas comme un danger que l'оle
allвt se perdre dans les eaux du Pacifique. En effet, auparavant,
tout le personnel de la factorerie serait embarquй а bord de la
chaloupe, et le trajet serait nйcessairement court pour gagner
l'un ou l'autre continent, puisque le dйtroit formait un vйritable
entonnoir entre le cap Oriental, sur la cфte asiatique, et le cap
du Prince-de-Galles, sur la cфte amйricaine.

On comprend donc avec quelle attention il fallait surveiller les
moindres dйplacements de l'оle. Le point dut donc кtre fait toutes
les fois que le permit l'йtat du ciel, et, dиs cette йpoque, le
lieutenant Hobson et ses compagnons prirent toutes les prйcautions
en prйvision d'un embarquement prochain, et peut-кtre prйcipitй.

Comme on le pense bien, les travaux spйciaux а l'exploitation de
la factorerie, c'est-а-dire les chasses, l'entretien des trappes,
furent abandonnйs. Les magasins regorgeaient de fourrures, qui
seraient perdues pour la plus grande partie. Les chasseurs et les
trappeurs chфmaient donc. Quant au maоtre charpentier et а ses
hommes, ils avaient achevй l'embarcation, et en attendant le
moment de la lancer а l'eau, quand la mer serait libre, ils
s'occupиrent de consolider la maison principale du fort, qui,
pendant la dйbвcle, serait peut-кtre exposйe а subir une pression
considйrable des glaзons du littoral, si le cap Bathurst ne leur
opposait pas un obstacle suffisant. De forts йtanзons furent donc
appliquйs aux murailles de bois. On disposa а l'intйrieur des
chambres des йtais placйs verticalement, qui multipliиrent les
points d'appui aux poutres du plafond. La maison, dont les fermes
furent renforcйes par des jambettes et des arcs-boutants, put dиs
lors supporter des poids considйrables, car il йtait pour ainsi
dire casematй. Ces divers travaux s'achevиrent dans les premiers
jours d'avril, et l'on put constater bientфt non seulement leur
utilitй, mais aussi leur opportunitй.

Cependant, les symptфmes de la saison nouvelle s'accusaient
davantage chaque jour. Ce printemps йtait singuliиrement prйcoce,
car il succйdait а un hiver qui avait йtй si йtrangement doux pour
des rйgions polaires. Quelques bourgeons apparaissaient aux
arbres. L'йcorce des bouleaux, des saules, des arbousiers, se
gonflait en maint endroit sous la sиve dйgelйe. Les mousses
nuanзaient d'un vert pвle les talus exposйs directement au soleil,
mais elles ne devaient pas fournir une rйcolte abondante, car les
rongeurs, accumulйs aux environs du fort et friands de nourriture,
leur laissaient а peine le temps de sortir de terre.

Si quelqu'un fut malheureux alors, ce fut sans contredit l'honnкte
caporal. L'йpoux de Mrs. Joliffe йtait, on le sait, prйposй а la
garde des terrains ensemencйs par sa femme. En toute autre
circonstance, il n'aurait eu а dйfendre que du bec de ces pillards
ailйs, guillemots ou puffins, sa moisson d'oseille et de
chochlйarias. Un mannequin eыt suffi а effrayer ces voraces
oiseaux, et а plus forte raison le caporal en personne. Mais,
cette fois, aux oiseaux se joignaient tous les rongeurs et
ruminants de la faune arctique. L'hiver ne les avait point
chassйs; l'instinct du danger les retenait aux abords de la
factorerie, et rennes, liиvres polaires, rats musquйs,
musaraignes, martres, etc., bravaient toutes les menaces du
caporal. Le pauvre homme n'y pouvait suffire. Quand il dйfendait
un bout de son champ, on dйvorait l'autre.

Certes, il eыt йtй plus sage de laisser а ces nombreux ennemis une
rйcolte qu'on ne pourrait pas utiliser, puisque la factorerie
devait кtre abandonnйe sous peu. C'йtait mкme le conseil que Mrs.
Paulina Barnett donnait а l'entкtй caporal, quand celui-ci, vingt
fois par jour, venait la fatiguer de ses condolйances; mais le
caporal Joliffe ne voulait absolument rien entendre.

«Tant de peine perdue! rйpйtait-il. Quitter un tel йtablissement
quand il est en voie de prospйritй! Sacrifier ces graines que
madame Joliffe et moi, nous avons semйes avec tant de
sollicitude!... Ah! madame! il me prend quelquefois l'envie de
vous laisser partir, vous et tous les autres, et de rester ici
avec mon йpouse! Je suis sыr que la Compagnie consentirait а nous
abandonner cette оle en toute propriйtй...»

А cette rйflexion saugrenue, Mrs. Paulina Barnett ne pouvait
s'empкcher de rire, et elle renvoyait le caporal а sa petite
femme, qui, elle, avait fait depuis longtemps le sacrifice de son
oseille, de ses chochlйarias et autres antiscorbutiques, dйsormais
sans emploi.

Il convient d'ajouter ici que la santй des hiverneurs, hommes et
femmes, йtait excellente. La maladie, au moins, les avait
йpargnйs. Le bйbй lui-mкme avait parfaitement repris et poussait а
merveille sous les premiers rayons de printemps.

Pendant les journйes des 2, 3, 4 et 5 avril, le dйgel continua
franchement. La chaleur йtait sensible, mais le temps couvert. La
pluie tombait frйquemment, et а grosses gouttes. Le vent soufflait
du sud-ouest, tout chargй des chaudes molйcules du continent. Mais
dans cette atmosphиre embrumйe, il fut impossible de faire une
seule observation. Ni soleil, ni lune, ni йtoile n'apparurent а
travers ce rideau opaque. Circonstance regrettable, puisqu'il
йtait si important d'observer les moindres mouvements de l'оle
Victoria.

Ce fut dans la nuit du 7 au 8 avril, que la dйbвcle commenзa
vйritablement. Au matin, le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina,
Kalumah et le sergent Long, s'йtant portйs sur le sommet du cap
Bathurst, constatиrent une certaine modification de la banquise.
L'йnorme barriиre, partagйe presque en son milieu, formait alors
deux parties distinctes, et il semblait que la portion supйrieure
cherchait а s'йlever vers le nord.

Йtait-ce donc l'influence du courant kamtchatkal qui se faisait
sentir? L'оle errante allait-elle prendre la mкme direction? On
comprend combien furent vives les craintes du lieutenant et de ses
compagnons. Leur sort pouvait se dйcider en quelques heures, car
si la fatalitй les entraоnait au nord pendant quelques centaines
de milles encore, ils auraient grand-peine а regagner le continent
sur une embarcation aussi petite que la leur.

Malheureusement, les hiverneurs n'avaient aucun moyen d'apprйcier
la valeur et la nature du dйplacement qui se produisait.
Toutefois, on put constater que l'оle ne se mouvait pas encore, --
du moins dans le sens de la banquise, puisque le mouvement de
celle-ci йtait sensible. Il paraissait donc probable qu'une
portion de l'icefield s'йtait sйparйe et remontait au nord, tandis
que celle qui enveloppait l'оle demeurait encore immobile.

Du reste, ce dйplacement de la haute barriиre de glace n'avait
aucunement modifiй les opinions de la jeune Esquimaude. Kalumah
soutenait que la dйbвcle se ferait vers le sud, et que la banquise
elle-mкme ne tarderait pas а ressentir l'influence du courant de
Behring. Kalumah, au moyen d'un petit morceau de bois, avait
figurй sur le sable la disposition du dйtroit, afin de se mieux
faire comprendre, et, aprиs en avoir tracй la direction, elle
montrait que l'оle, en le suivant, se rapprocherait de la cфte
amйricaine. Aucune objection ne put йbranler son idйe а cet йgard,
et, vraiment, on se sentait presque rassurй en йcoutant
l'intelligente indigиne s'expliquer d'une maniиre si affirmative.

Cependant, les journйes du 8, du 9 et du 10 avril semblиrent
donner tort а Kalumah. La portion septentrionale de la banquise
s'йloigna de plus en plus vers le nord. La dйbвcle s'opйrait а
grand bruit et sur une vaste йchelle. La dislocation se
manifestait sur tous les points du littoral avec un fracas
assourdissant. Il йtait impossible de s'entendre en plein air. Des
dйtonations retentissaient incessamment, comparables aux dйcharges
continues d'une formidable artillerie. А un demi-mille du rivage,
dans tout le secteur dominй par le cap Bathurst, les glaзons
commenзaient dйjа а s'йlever les uns sur les autres. La banquise
s'йtait alors cassйe en morceaux nombreux, qui faisaient autant de
montagnes et dйrivaient vers le nord. Du moins, c'йtait le
mouvement apparent de ces icebergs. Le lieutenant Hobson, sans le
dire, йtait de plus en plus inquiet, et les affirmations de
Kalumah ne parvenaient pas а le rassurer. Il faisait des
objections, auxquelles la jeune Esquimaude rйsistait
opiniвtrement.

Enfin, un jour -- dans la matinйe du 11 avril --, Jasper Hobson
montra а Kalumah les derniers icebergs qui allaient disparaоtre
dans le nord, et il la pressa encore une fois d'arguments que les
faits semblaient rendre irrйfutables.

«Eh bien, non! non! rйpondit Kalumah avec une conviction plus
enracinйe que jamais dans son esprit, non! Ce n'est pas la
banquise qui remonte au nord, c'est notre оle qui descend au sud!»

Kalumah avait raison peut-кtre! Jasper Hobson fut extrкmement
frappй de sa rйponse si affirmative. Il йtait vraiment possible
que le dйplacement de la banquise ne fыt qu'apparent, et qu'au
contraire, l'оle Victoria, entraоnйe par le champ de glace,
dйrivвt vers le dйtroit. Mais cette dйrive, si elle existait, on
ne pouvait la constater, on ne pouvait l'estimer, on ne pouvait la
relever ni en longitude, ni en latitude.

En effet, le temps non seulement demeurait couvert et impropre aux
observations, mais, par malheur, un phйnomиne, particulier aux
rйgions polaires, le rendit encore plus obscur et restreignit
absolument le champ de la vision.

En effet, prйcisйment au moment de cette dйbвcle, la tempйrature
s'йtait abaissйe de plusieurs degrйs. Un brouillard intense
enveloppa bientфt tous ces parages de la mer Arctique, mais ce
n'йtait point un brouillard ordinaire. Le sol se recouvrit, а sa
surface, d'une croыte blanche, trиs distincte de la gelйe, --
celle-ci n'йtant qu'une vapeur aqueuse qui se congиle aprиs sa
prйcipitation. Les particules trиs dйliйes qui composaient ce
brouillard s'attachaient aux arbres, aux arbustes, aux murailles
du fort, а tout ce qui faisait saillie, et y formaient bientфt une
couche йpaisse, que hйrissaient des fibres prismatiques ou
pyramidales, dont la pointe se dirigeait du cфtй du vent.

Jasper Hobson reconnut alors ce mйtйore dont les baleiniers et les
hiverneurs ont souvent notй l'apparition, au printemps, dans les
rйgions polaires.

«Ce n'est point un brouillard, dit-il а ses compagnons, c'est un
«frost-rime», une fumйe-gelйe, une vapeur dense, qui se maintient
dans un йtat complet de congйlation.»

Mais, brouillard ou fumйe-gelйe, l'apparition de ce mйtйore n'en
йtait pas moins regrettable, car il occupait une hauteur de cent
pieds, au moins, au-dessus du niveau de la mer, et telle йtait sa
complиte opacitй que, placйes а trois pas l'une de l'autre, deux
personnes ne pouvaient s'apercevoir.

Le dйsappointement des hiverneurs fut grand. Il semblait que la
nature ne voulыt leur йpargner aucun ennui. C'йtait au moment oщ
se produisait la dйbвcle, au moment oщ l'оle errante allait
redevenir libre des liens qui l'enchaоnaient depuis tant de mois,
au moment enfin oщ ses mouvements devaient кtre surveillйs avec
plus d'attention, que ce brouillard venait empкcher toute
observation!

Et ce fut ainsi pendant quatre jours! Le «frost-rime» ne se
dissipa que le 15 avril. Pendant la matinйe, une violente brise du
sud le dйchira et l'anйantit.

Le soleil brillait. Le lieutenant Hobson se jeta sur ses
instruments. Il prit hauteur, et le rйsultat de ses calculs pour
les coordonnйes actuelles de l'оle fut celui-ci:

Latitude: 69°57';
Longitude: 179°33'.

Kalumah avait eu raison. L'оle Victoria, saisie par le courant de
Behring, dйrivait vers le sud.




XVII.

L'avalanche.


Les hiverneurs se rapprochaient donc enfin des parages plus
frйquentйs de la mer de Behring. Ils n'avaient plus а craindre
d'кtre entraоnйs au nord. Il ne s'agissait plus que de surveiller
le dйplacement de l'оle et d'en estimer la vitesse, qui, en raison
des obstacles, devait кtre fort inйgale. C'est а quoi s'occupa
trиs minutieusement Jasper Hobson, qui prit tour а tour des
hauteurs de soleil et d'йtoiles. Le lendemain mкme, 16 avril,
aprиs observation, il calcula que si la vitesse restait uniforme,
l'оle Victoria atteindrait vers le commencement de mai le Cercle
polaire, dont quatre degrйs au plus la sйparaient en latitude.

Il йtait supposable qu'alors l'оle, engagйe dans la partie
resserrйe du dйtroit, demeurerait stationnaire jusqu'au moment oщ
la dйbвcle lui ferait place. А ce moment, l'embarcation serait
mise а flot, et l'on ferait voile vers le continent amйricain.

On le sait, grвce aux prйcautions prises, tout йtait prкt pour un
embarquement immйdiat.

Les habitants de l'оle attendirent donc avec plus de patience et
surtout plus de confiance que jamais. Ils sentaient bien, ces
pauvres gens tant йprouvйs, qu'ils touchaient au dйnouement et
qu'ils passeraient si prиs de l'une ou de l'autre cфte, que rien
ne pourrait les empкcher d'y atterrir en quelques jours.

Cette perspective ranima le coeur et l'esprit des hiverneurs. Ils
retrouvиrent cette gaietй naturelle que les dures йpreuves avaient
chassйe depuis longtemps. Les repas redevinrent joyeux, d'autant
plus que les provisions ne manquaient pas, et que le programme
nouveau n'en prescrivait pas l'йconomie. Au contraire. Puis,
l'influence du printemps se faisait sentir, et chacun aspirait
avec une vйritable ivresse les brises plus tiиdes qu'il apportait.

Pendant les jours suivants, plusieurs excursions furent faites а
l'intйrieur de l'оle et sur le littoral. Ni les animaux а
fourrures, ni les ruminants, ni les carnassiers ne pouvaient
songer maintenant а l'abandonner, puisque le champ de glace qui
l'emprisonnait, dйtachй de la cфte amйricaine -- ce que prouvait
son mouvement de dйrive --, ne leur eыt pas permis de mettre pied
sur le continent.

Aucun changement ne s'йtait produit sur l'оle, ni au cap Esquimau,
ni au cap Michel, ni sur aucune autre partie du littoral. Rien а
l'intйrieur, ni dans les bois taillis, ni sur les bords du lagon.
La grande entaille, qui s'йtait creusйe pendant la tempкte aux
environs du cap Michel, s'йtait entiиrement refermйe pendant
l'hiver, et aucune autre fissure ne se manifestait а la surface du
sol.

Pendant ces excursions, on aperзut des bandes de loups qui
parcouraient а grand train les diverses portions de l'оle. De
toute la faune, ces farouches carnassiers йtaient les seuls que le
sentiment d'un danger commun n'eыt pas familiarisйs.

On revit plusieurs fois le sauveur de Kalumah. Ce digne ours se
promenait mйlancoliquement sur les plaines dйsertes, et s'arrкtait
quand les explorateurs venaient а passer. Quelquefois mкme, il les
suivait jusqu'au fort, sachant bien qu'il n'avait rien а craindre
de ces braves gens qui ne pouvaient lui en vouloir.

Le 20 avril, le lieutenant Hobson constata que l'оle errante
n'avait point suspendu son mouvement de dйrive vers le sud. Ce qui
restait de la banquise, c'est-а-dire les icebergs de sa partie
sud, la suivaient dans son dйplacement, mais les points de repиre
manquaient, et on ne pouvait reconnaоtre ces changements de
position que par les observations astronomiques.

Jasper Hobson fit alors faire plusieurs sondages en quelques
endroits du sol, notamment au pied du cap Bathurst et sur les
rives du lagon. Il voulait connaоtre quelle йtait l'йpaisseur de
la croыte de glace qui supportait la terre vйgйtale. Il fut
constatй que cette йpaisseur ne s'йtait pas accrue pendant
l'hiver, et que le niveau gйnйral de l'оle ne semblait point
s'кtre relevй au-dessus de la mer. On en conclut donc qu'on ne
saurait trop tфt quitter ce sol fragile, qui se dissoudrait
rapidement, dиs qu'il serait baignй par les eaux plus chaudes du
Pacifique.

Vers cette йpoque, le 25 avril, l'orientation de l'оle fut encore
une fois changйe. Le mouvement de rotation de tout l'icefield
s'accomplit de l'est а l'ouest sur un quart et demi de
circonfйrence. Le cap Bathurst projeta dиs lors sa pointe vers le
nord-ouest. Les derniers restes de banquise fermиrent alors
l'horizon du nord. Il йtait donc bien prouvй que le champ de glace
se mouvait librement dans le dйtroit et ne confinait encore а
aucune terre.

Le moment fatal approchait. Les observations diurnes ou nocturnes
donnaient avec prйcision la situation de l'оle et, par consйquent,
celle de l'icefield. Au 30 avril, tout l'ensemble dйrivait par le
travers de la baie Kotzebue, large йchancrure triangulaire qui
mord profondйment la cфte amйricaine. Dans sa partie mйridionale
s'allongeait le cap du Prince-de-Galles, qui arrкterait peut-кtre
l'оle errante, pour peu qu'elle ne tоnt pas exactement le milieu
de l'йtroite passe.

Le temps йtait assez beau alors, et, frйquemment, la colonne de
mercure accusait cinquante degrйs Fahrenheit (10° centigr. au-
dessus de zйro). Les hiverneurs avaient quittй depuis quelques
semaines leurs vкtements d'hiver. Ils йtaient toujours prкts а
partir. L'astronome Thomas Black avait dйjа transportй dans la
chaloupe, qui reposait sur le chantier, son bagage de savant, ses
instruments, ses livres. Une certaine quantitй de provisions йtait
йgalement embarquйe, ainsi que quelques-unes des plus prйcieuses
fourrures.

Le 2 mai, d'une observation trиs minutieuse, il rйsulta que l'оle
Victoria avait une tendance а se porter vers l'est, et,
consйquemment, а rechercher le continent amйricain. C'йtait lа une
circonstance heureuse, car le courant du Kamtchatka, on le sait,
longe le littoral asiatique, et on ne pouvait, par consйquent,
plus craindre d'кtre repris par lui. Les chances se dйclaraient
donc enfin pour les hiverneurs!

«Je crois que nous avons fatiguй le sort contraire, madame, dit
alors le sergent Long а Mrs. Paulina Barnett. Nous touchons au
terme de nos malheurs, et j'estime que nous n'avons plus rien а
redouter.

-- En effet, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, je le crois comme
vous, sergent Long, et il est sans doute heureux que nous ayons dы
renoncer, il y a quelques mois, а ce voyage а travers le champ de
glace. La Providence nous protйgeait en rendant l'icefield
impraticable pour nous».

Mrs. Paulina Barnett avait raison, sans doute, de parler ainsi. En
effet, que de dangers, que d'obstacles semйs sur cette route
pendant l'hiver, que de fatigues au milieu d'une longue nuit
arctique, et а cinq cents milles de la cфte!

Le 5 mai, Jasper Hobson annonзa а ses compagnons que l'оle
Victoria venait de franchir le Cercle polaire. Elle rentrait enfin
dans cette zone du sphйroпde terrestre que le soleil n'abandonne
jamais, mкme pendant sa plus grande dйclinaison australe. Il
sembla а tous ces braves gens qu'ils revenaient dans le monde
habitй.

On but quelques bons coups ce jour-lа, et on arrosa le Cercle
polaire comme on eыt fait de l'Йquateur, а bord d'un bвtiment
coupant la ligne pour la premiиre fois.

Dйsormais, il n'y avait plus qu'а attendre le moment oщ les
glaces, disloquйes et а demi fondues, pourraient livrer passage а
l'embarcation qui emporterait toute la colonie avec elle!

Pendant la journйe du 7 mai, l'оle йprouva encore un changement
d'orientation d'un quart de circonfйrence. Le cap Bathurst
pointait maintenant au nord, ayant au-dessus de lui les masses qui
йtaient restйes debout de l'ancienne banquise. Il avait donc а peu
prиs repris l'orientation que lui assignaient les cartes
gйographiques, а l'йpoque oщ il йtait fixй au continent amйricain.
L'оle avait fait un tour complet sur elle-mкme, et le soleil
levant avait successivement saluй tous les points de son littoral.

L'observation du 8 mai fit aussi connaоtre que l'оle, immobilisйe,
tenait а peu prиs le milieu de la passe, а moins de quarante
milles du cap du Prince-de-Galles. Ainsi donc, la terre йtait lа,
а une distance relativement courte, et le salut de tous dut
paraоtre assurй.

Le soir, on fit un bon souper dans la grande salle. Des toasts
furent portйs а Mrs. Paulina Barnett et au lieutenant Hobson.

Cette nuit mкme, le lieutenant rйsolut d'aller observer les
changements qui avaient pu se produire au sud dans le champ de
glace, qui prйsenterait peut-кtre quelque ouverture praticable.

Mrs. Paulina Barnett voulait accompagner Jasper Hobson pendant
cette exploration, mais celui-ci obtint qu'elle prendrait quelque
repos, et il n'emmena avec lui que le sergent Long. Mrs. Paulina
Barnett se rendit aux instances du lieutenant, et elle rentra dans
la maison principale avec Madge et Kalumah. De leur cфtй, les
soldats et les femmes avaient regagnй leurs couchettes accoutumйes
dans l'annexe qui leur йtait rйservйe.

La nuit йtait belle. En l'absence de la lune, les constellations
brillaient d'un йclat magnifique. Une sorte de lumiиre extrкmement
diffuse, rйverbйrйe par l'icefield, йclairait lйgиrement
l'atmosphиre et prolongeait la portйe du regard. Le lieutenant
Hobson et le sergent Long, quittant le fort а neuf heures, se
dirigиrent vers la portion du littoral comprise entre le port
Barnett et le cap Michel.

Les deux explorateurs suivirent le rivage sur un espace de deux а
trois milles. Mais quel aspect prйsentait toujours le champ de
glace! Quel bouleversement! quel chaos! Qu'on se figure une
immense concrйtion de cristaux capricieux, une mer subitement
solidifiйe au moment oщ elle est dйmontйe par l'ouragan. De plus,
les glaces ne laissaient encore aucune passe libre entre elles, et
une embarcation n'eыt pu s'y aventurer.

Jasper Hobson et le sergent Long, causant et observant,
demeurиrent sur le littoral jusqu'а minuit. Voyant que toutes
choses demeuraient dans l'йtat, ils rйsolurent alors de retourner
au Fort-Espйrance, afin de prendre, eux aussi, quelques heures de
repos.

Tous deux avaient fait une centaine de pas et se trouvaient dйjа
sur l'ancien lit dessйchй de la Paulina-river, quand un bruit
inattendu les arrкta. C'йtait comme un grondement lointain qui se
serait produit dans la partie septentrionale du champ de glace.
L'intensitй de ce bruit s'accrut rapidement, et mкme il prit
bientфt des proportions formidables. Quelque phйnomиne puissant
s'accomplissait йvidemment dans ces parages, et, particularitй peu
rassurante, le lieutenant Hobson crut sentir le sol de l'оle
trembler sous ses pieds.

«Ce bruit-lа vient du cфtй de la banquise! dit le sergent Long.
Que se passe-t-il?...»

Jasper Hobson ne rйpondit pas, et, inquiet au plus haut point, il
entraоna son compagnon vers le littoral.

«Au fort! Au fort! s'йcria le lieutenant Hobson. Peut-кtre une
dislocation des glaces se sera-t-elle produite, et pourrons-nous
lancer notre embarcation а la mer!»

Et tous deux coururent а perte d'haleine par le plus court et dans
la direction du Fort-Espйrance.

Mille pensйes assiйgeaient leur esprit. Quel nouveau phйnomиne
produisait ce bruit inattendu? Les habitants endormis du fort
avaient-ils connaissance de cet incident? Oui, sans doute, car les
dйtonations, dont l'intensitй redoublait d'instant en instant,
eussent suffi, suivant la vulgaire expression, «а rйveiller un
mort!»

En vingt minutes, Jasper Hobson et le sergent Long eurent franchi
les deux milles qui les sйparaient du Fort-Espйrance. Mais, avant
mкme d'кtre arrivйs а l'enceinte palissadйe, ils avaient aperзu
leurs compagnons, hommes, femmes, qui fuyaient en dйsordre,
йpouvantйs, poussant des cris de dйsespoir.

Le charpentier Mac Nap vint au lieutenant, tenant son petit enfant
dans ses bras.

«Voyez! monsieur Hobson,» dit-il en entraоnant le lieutenant vers
un monticule qui s'йlevait а quelques pas en arriиre de
l'enceinte.

Jasper Hobson regarda.

Les derniers restes de la banquise, qui, avant son dйpart, se
trouvaient encore а deux milles au large, s'йtaient prйcipitйs sur
le littoral. Le cap Bathurst n'existait plus, et sa masse de terre
et de sable, balayйe par les icebergs, recouvrait l'enceinte du
fort. La maison principale et les bвtiments y attenant au nord
avaient disparu sous l'йnorme avalanche. Au milieu d'un bruit
йpouvantable, on voyait des glaзons monter les uns sur les autres
et retomber en йcrasant tout sur leur passage. C'йtait comme un
assaut de blocs de glace qui marchait sur l'оle.

Quant au bateau construit au pied du cap, il йtait anйanti... La
derniиre ressource des infortunйs hiverneurs avait disparu!

En ce moment mкme, le bвtiment qu'occupaient naguиre les soldats,
les femmes, et dont tous avaient pu se tirer а temps, s'effondra
sous la chute d'un йnorme bloc de glace. Ces malheureux jetиrent
au ciel un cri de dйsespoir.

«Et les autres!... nos compagnes!... s'йcria le lieutenant avec
l'accent de la plus effroyable йpouvante.

-- Lа!» rйpondit Mac Nap, en montrant la masse de sable, de terre
et de glaзons, sous laquelle avait entiиrement disparu la maison
principale.

Oui! sous cet entassement йtait enfouie Mrs. Paulina Barnett, et,
avec elle, Madge, Kalumah, Thomas Black, que l'avalanche avait
surpris dans leur sommeil!




XVIII.

Tous au travail.


Un cataclysme йpouvantable s'йtait produit. La banquise s'йtait
jetйe sur l'оle errante! Enfoncйe а une grande profondeur au-
dessous du niveau de la mer, а une profondeur quintuple de la
hauteur dont elle йmergeait, elle n'avait pu rйsister а l'action
des courants sous-marins. S'ouvrant un chemin а travers les glaces
disjointes, elle s'йtait prйcipitйe en grand sur l'оle Victoria,
qui, poussйe par ce puissant moteur, dйrivait rapidement vers le
sud.

Au premier moment, avertis par les bruits de l'avalanche qui
йcrasait le chenil, l'йtable et la maison principale de la
factorerie, Mac Nap et ses compagnons avaient pu quitter leur
logement menacй. Mais dйjа l'oeuvre de destruction s'йtait
accomplie. De ces demeures, il n'y avait plus trace! Et maintenant
l'оle entraоnait ses habitants avec elle vers les abоmes de
l'Ocйan! Mais peut-кtre, sous les dйbris de l'avalanche, leur
vaillante compagne, Paulina Barnett, Madge, la jeune Esquimaude,
l'astronome vivaient-ils encore? Il fallait arriver а eux, ne dыt-
on plus trouver que leurs cadavres.

Le lieutenant Hobson, d'abord atterrй, reprit son sang-froid, et
s'йcria:

«Aux pioches et aux pics! La maison йtait solide! Elle a pu
rйsister. А l'ouvrage!»

Les outils et les pics ne manquaient pas. Mais, en ce moment, on
ne pouvait s'approcher de l'enceinte. Les glaзons y roulaient du
sommet des icebergs dйcouronnйs, dont quelques-uns, parmi les
restes de cette banquise, s'йlevaient encore а deux cents pieds
au-dessus de l'оle Victoria. Que l'on s'imagine dиs lors la
puissance d'йcrasement de ces masses йbranlйes qui semblaient
surgir de toute la partie septentrionale de l'horizon. Le
littoral, dans cette portion comprise entre l'ancien cap Bathurst
et le cap Esquimau, йtait non seulement dominй, mais envahi par
ces montagnes mouvantes. Irrйsistiblement poussйes, elles
s'avanзaient dйjа d'un quart de mille au-delа du rivage. А chaque
instant, un tressaillement du sol et une dйtonation йclatante
annonзaient qu'une de ces masses s'abattait. Consйquence
effroyable, on pouvait craindre que l'оle ne fыt submergйe sous un
tel poids. Une dйnivellation trиs sensible indiquait que toute
cette partie du rivage s'enfonзait peu а peu, et dйjа la mer
s'avanзait en longues nappes jusqu'aux approches du lagon.

La situation des hiverneurs йtait terrible, et, pendant tout le
reste de la nuit, sans rien pouvoir tenter pour sauver leurs
compagnons, repoussйs de l'enceinte par les avalanches, incapables
de lutter contre cet envahissement, incapables de le dйtourner,
ils durent attendre, en proie au plus sombre dйsespoir.

Le jour parut enfin. Quel aspect offraient ces environs du cap
Bathurst! Lа oщ s'йtendait le regard, l'horizon йtait maintenant
fermй par la barriиre de glace. Mais l'envahissement semblait кtre
arrкtй, au moins momentanйment. Cependant, за et lа, quelques
blocs s'йcroulaient encore du sommet des icebergs mal йquilibrйs.
Mais leur masse entiиre, profondйment engagйe sous les eaux, par
sa base, communiquait maintenant а l'оle toute la force de dйrive
qu'elle puisait dans les profondeurs du courant, et l'оle s'en
allait au sud, c'est-а-dire а l'abоme, avec une vitesse
considйrable.

Ceux qu'elle entraоnait avec elle ne s'en apercevaient seulement
pas. Ils avaient des victimes а sauver, et, parmi elles, cette
courageuse et bien-aimйe femme, pour laquelle ils auraient donnй
leur vie. C'йtait maintenant l'heure d'agir. On pouvait aborder
l'enceinte. Il ne fallait pas perdre un instant. Depuis six heures
dйjа, les malheureux йtaient enfouis sous les dйbris de
l'avalanche.

On l'a dit, le cap Bathurst n'existait plus. Repoussй par un
йnorme iceberg, il s'йtait renversй en grand sur la factorerie,
brisant l'embarcation, couvrant ensuite le chenil et l'йtable,
qu'il avait йcrasйs avec les animaux qu'ils renfermaient. Puis, la
maison principale avait disparu sous la couche de sable et de
terre, que des blocs amassйs sur une hauteur de cinquante а
soixante pieds accablaient de leur poids. La cour du fort йtait
comblйe. De la palissade on ne voyait plus un seul poteau. C'йtait
sous cette masse de glaзons, de terre et de sable, et au prix d'un
travail effrayant, qu'il fallait chercher les victimes.

Avant de se remettre а l'oeuvre, le lieutenant Hobson appela le
maоtre charpentier.

«Mac Nap, lui demanda-t-il, pensez-vous que la maison ait pu
supporter le poids de l'avalanche?

-- Je le crois, mon lieutenant, rйpondit Mac Nap, et je serais
presque tentй de l'affirmer. Nous avions consolidй cette maison,
vous le savez. Son toit йtait casematй, et les poutres placйes
verticalement entre les planchers et les plafonds ont dы rйsister.
Remarquez aussi que la maison a йtй d'abord recouverte d'une
couche de sable et de terre, qui a pu amortir le choc des blocs
prйcipitйs du haut de la banquise.

-- Dieu vous donne raison, Mac Nap! rйpondit Jasper Hobson, et
qu'il nous йpargne une telle douleur!»

Puis il fit venir Mrs. Joliffe.

«Madame, lui demanda-t-il, est-il restй des vivres dans la maison?

-- Oui, monsieur Jasper, rйpondit Mrs. Joliffe, l'office et la
cuisine contenaient encore une certaine quantitй de conserves.

-- Et de l'eau?

-- Oui, de l'eau et du brandevin, rйpondit Mrs. Joliffe.

-- Bon, fit le lieutenant Hobson, ils ne pйriront ni par la faim
ni par la soif! Mais l'air ne leur manquera-t-il pas?»

А cette question, le maоtre charpentier ne put rйpondre. Si la
maison avait rйsistй, comme il le croyait, le manque d'air йtait
alors le plus grand danger qui menaзвt les quatre victimes. Mais
enfin, ce danger, on pouvait le conjurer en les dйlivrant
rapidement, ou, tout au moins, en йtablissant aussi vite que
possible une communication entre la maison ensevelie et l'air
extйrieur.

Tous, hommes et femmes s'йtaient mis а la besogne, maniant le pic
et la pioche. Tous s'йtaient portйs sur le massif de sable, de
terre et de glaces, au risque de provoquer de nouveaux
йboulements. Mac Nap avait pris la direction des travaux, et il
les dirigea avec mйthode.

Il lui parut convenable d'attaquer la masse par son sommet. De lа,
on put faire rouler du cфtй du lagon les blocs entassйs. Le pic et
les leviers aidant, on eut facilement raison des glaзons de
mйdiocre grosseur, mais les йnormes morceaux durent кtre brisйs а
coups de pioche. Quelques-uns mкme, dont la masse йtait trиs
considйrable, furent fondus au moyen d'un feu ardent, alimentй а
grand renfort de bois rйsineux. Tout йtait employй а la fois pour
dйtruire ou repousser la masse des glaзons dans le plus court laps
de temps.

Mais l'entassement йtait йnorme, et, bien que ces courageux
travailleurs eussent travaillй sans relвche et qu'ils ne se
fussent reposйs que pour prendre quelque nourriture, c'est а
peine, lorsque le soleil disparut au-dessous de l'horizon, si
l'entassement des glaзons semblait avoir diminuй. Cependant, il
commenзait а se niveler а son sommet. On rйsolut donc de continuer
ce travail de nivellement pendant toute la nuit; puis, cela fait,
lorsque les йboulements ne seraient plus а craindre, le maоtre
charpentier comptait creuser un puits vertical а travers la masse
compacte, ce qui permettrait d'arriver plus directement et plus
rapidement au but, et de donner accиs а l'air extйrieur.

Donc, toute la nuit, le lieutenant Hobson et ses compagnons
s'occupиrent de ce dйblaiement indispensable. Le feu et le fer ne
cessиrent d'attaquer et de rйduire cette matiиre incohйrente des
glaзons. Les hommes maniaient le pic et la pioche. Les femmes
entretenaient les feux. Tous n'avaient qu'une pensйe: sauver Mrs.
Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Thomas Black!

Mais quand le matin reparut, il y avait dйjа trente heures que ces
infortunйs йtaient ensevelis, au milieu d'un air nйcessairement
rarйfiй sous l'йpaisse couche.

Le charpentier, aprиs les travaux accomplis dans la nuit, songea а
creuser le puits vertical, qui devait aboutir directement au faоte
de la maison. Ce puits, suivant son calcul, ne devait pas mesurer
moins de cinquante pieds. Le travail serait facile, sans doute,
dans la glace, c'est-а-dire pendant une vingtaine de pieds; mais
ensuite les difficultйs seraient grandes pour creuser la couche de
terre et de sable, nйcessairement trиs friable, et qu'il serait
nйcessaire d'йtayer sur une йpaisseur de trente pieds au moins. De
longues piиces de bois furent donc prйparйes а cet effet, et le
forage du puits commenзa. Trois hommes seulement y pouvaient
travailler ensemble. Les soldats eurent donc la possibilitй de se
relayer souvent, et l'on put espйrer que le creusement se ferait
vite.

Comme il arrive en ces terribles circonstances, ces pauvres gens
passaient par toutes les alternatives de l'espoir et du dйsespoir.
Lorsque quelque difficultй les retardait, lorsque quelque
йboulement survenait et dйtruisait une partie du travail accompli,
ils sentaient le dйcouragement les prendre, et il fallait que la
voix ferme et confiante du maоtre charpentier les ranimвt. Pendant
qu'ils creusaient а tour de rфle, les trois femmes, Mrs. Raл,
Joliffe et Mac Nap, groupйes au pied d'un monticule, attendaient,
parlant а peine, priant quelquefois. Elles n'avaient d'autre
occupation que de prйparer les aliments que leurs compagnons
dйvoraient aux instants de repos.

Cependant, le puits se forait sans grandes difficultйs, mais la
glace йtait extrкmement dure et le forage ne s'accomplissait pas
trиs rapidement. А la fin de cette journйe, Mac Nap avait
seulement atteint la couche de terre et de sable, et il ne pouvait
pas espйrer qu'elle fut entiиrement percйe avant la fin du jour
suivant.

La nuit vint. Le creusement ne devait pas кtre suspendu. Il fut
convenu que l'on travaillerait а la lueur des rйsines. On creusa а
la hвte une sorte de maison de glace dans un des hummocks du
littoral pour servir d'abri aux femmes et au petit enfant. Le vent
avait passй au sud-ouest, et il tombait une pluie assez froide, а
laquelle se mкlaient parfois de grandes rafales. Ni le lieutenant
Hobson, ni ses compagnons ne songиrent а suspendre leur travail.

En ce moment commencиrent les grandes difficultйs. En effet, on ne
pouvait forer dans cette matiиre mouvante. Il devint donc
indispensable d'йtablir une sorte de cuvelage en bois afin de
maintenir ces terres meubles а l'intйrieur du puits. Puis, avec un
seau suspendu а une corde, les hommes, placйs а l'orifice du
puits, enlevaient les terres dйgagйes. Dans ces conditions, on le
comprend, le travail ne pouvait кtre rapide. Les йboulements
йtaient toujours а craindre, et il fallait prendre des prйcautions
minutieuses, pour que les foreurs ne fussent pas enfouis а leur
tour.

Le plus souvent, le maоtre charpentier se tenait lui-mкme au fond
de l'йtroit boyau, dirigeant le creusement et sondant frйquemment
avec un long pic. Mais il ne sentait aucune rйsistance qui prouvвt
qu'il eыt atteint le toit de la maison.

D'ailleurs, le matin venu, dix pieds seulement avaient йtй creusйs
dans la masse de terre et de sable, et il s'en fallait de vingt
pieds encore qu'on fыt arrivй а la hauteur que le faоte occupait
avant l'avalanche, en admettant qu'il n'eыt pas cйdй.

Il y avait cinquante-quatre heures que Mrs. Paulina Barnett, les
deux femmes et l'astronome йtaient ensevelis!

Plusieurs fois, le lieutenant et Mac Nap se demandиrent si les
victimes, ne tentaient pas ou n'avaient pas tentй de leur cфtй
d'ouvrir une communication avec l'extйrieur. Avec le caractиre
intrйpide, le sang-froid qu'on lui connaissait, il n'йtait pas
douteux que Mrs. Paulina Barnett, si elle avait ses mouvements
libres, n'eыt essayй de se frayer un passage au-dehors. Quelques
outils йtaient restйs dans la maison, et l'un des hommes du
charpentier, Kellet, se rappelait parfaitement avoir laissй sa
pioche dans la cuisine. Les prisonniers n'avaient-ils donc point
brisй une des portes, et commencй le percement d'une galerie а
travers la couche de terre? Mais cette galerie, ils ne pouvaient
la mener que dans une direction horizontale, et c'йtait un travail
bien autrement long que le forage du puits entrepris par Mac Nap,
car l'amoncellement produit par l'avalanche, qui ne mesurait
qu'une soixantaine de pieds en hauteur, couvrait un espace de plus
de cinq cents pieds de diamиtre. Les prisonniers ignoraient
nйcessairement cette disposition, et, en admettant qu'ils eussent
rйussi а creuser leur galerie horizontale, ils n'auraient pu
crever la derniиre croыte de glace avant huit jours au moins. Et
d'ici lа, sinon les vivres, l'air, du moins, leur aurait
absolument manquй.

Cependant, Jasper Hobson surveillait lui-mкme toutes les parties
du massif, йcoutant si quelque bruit ne dйcиlerait pas un travail
souterrain. Mais rien ne se fit entendre.

Les travailleurs avaient repris avec plus d'activitй leur rude
besogne avec la venue du jour. La terre et le sable remontaient
incessamment а l'orifice du puits, qui se creusait rйguliиrement.
Le grossier cuvelage maintenait suffisamment la matiиre friable.
Quelques йboulements se produisirent, cependant, qui furent
rapidement contenus, et, pendant cette journйe, on n'eut aucun
nouveau malheur а dйplorer. Le soldat Garry fut seulement blessй а
la tкte par la chute d'un bloc, mais sa blessure n'йtait pas
grave, et il ne voulut mкme pas abandonner sa besogne.

А quatre heures, le puits avait atteint une profondeur totale de
cinquante pieds, soit vingt pieds creusйs dans la glace, et trente
pieds dans la terre et le sable.

C'йtait а cette profondeur que Mac Nap avait comptй atteindre le
faоte de la maison, si le toit avait tenu solidement contre la
pression de l'avalanche.

Il йtait en ce moment au fond du puits. Que l'on juge de son
dйsappointement, de son dйsespoir, quand le pic, profondйment
enfoncй, ne rencontra aucune rйsistance.

Il resta un instant les bras croisйs, regardant Sabine, qui se
trouvait avec lui.

«Rien? dit le chasseur.

-- Rien, rйpondit le charpentier. Rien. Continuons. Le toit aura
flйchi sans doute, mais il est impossible que le plancher du
grenier n'ait pas rйsistй! Avant dix pieds, nous devons rencontrer
ce plancher lui-mкme... ou bien...»

Mac Nap n'acheva pas sa pensйe, et, Sabine l'aidant, il reprit son
travail avec l'ardeur d'un dйsespйrй.

А six heures du soir, une nouvelle profondeur de dix а douze pieds
avait йtй atteinte.

Mac Nap sonda de nouveau. Rien encore. Son pic s'enfonзait
toujours dans la terre meuble. Le charpentier, abandonnant un
instant son outil, se prit la tкte а deux mains.

«Les malheureux!» murmura-t-il.

Puis, s'йlevant sur les йtrйsillons qui maintenaient le cuvelage
de bois, il remonta jusqu'а l'orifice du puits.

Lа, il trouva le lieutenant Hobson et le sergent plus anxieux que
jamais, et, les prenant а l'йcart, il leur fit connaоtre
l'horrible dйsappointement qu'il venait d'йprouver.

«Mais alors, demanda Jasper Hobson, alors la maison a йtй йcrasйe
par l'avalanche, et ces infortunйs...

-- Non, rйpondit le maоtre charpentier d'un ton d'inйbranlable
conviction. Non! la maison n'a pas йtй йcrasйe! Elle a dы
rйsister, renforcйe comme elle l'йtait! Non! elle n'a pas йtй
йcrasйe! Ce n'est pas possible!

-- Mais alors qu'est-il arrivй, Mac Nap? demanda le lieutenant,
dont les yeux laissaient йchapper deux grosses larmes.

-- Ceci, йvidemment, rйpondit le charpentier Mac Nap. La maison a
rйsistй, elle, mais le sol sur lequel elle reposait a flйchi. Elle
s'est enfoncйe tout d'une piиce! Elle a passй au travers de cette
croыte de glace qui forme la base de l'оle! Elle n'est pas
йcrasйe, mais engloutie... Et les malheureuses victimes...

-- Noyйes! s'йcria le sergent Long.

-- Oui! sergent! noyйes avant d'avoir pu faire un mouvement!
noyйes comme les passagers d'un navire qui sombre!»

Pendant quelques instants, ces trois hommes demeurиrent sans
parler. L'hypothиse de Mac Nap devait toucher de bien prиs а la
rйalitй. Rien de plus logique que de supposer un flйchissement en
cet endroit, et sous une telle pression, du banc de glace qui
formait la base de l'оle. La maison, grвce aux йtais verticaux qui
soutenaient les poutres du plafond en s'appuyant sur celles du
plancher, avait dы crever le sol de glace et s'enfoncer dans
l'abоme.

«Eh bien, Mac Nap, dit le lieutenant Hobson, si nous ne pouvons
les retrouver vivants...

-- Oui, rйpondit le maоtre charpentier, il faut au moins les
retrouver morts!»

Cela dit, Mac Nap, sans rien faire connaоtre а ses compagnons de
cette terrible hypothиse, reprit au fond du puits son travail
interrompu. Le lieutenant Hobson y йtait descendu avec lui.

Pendant toute la nuit, le forage fut continuй, les hommes se
relayant d'heure en heure; mais tout ce temps, pendant que deux
soldats creusaient la terre et le sable, Mac Nap et Jasper Hobson
se tenaient au-dessus d'eux suspendus а un des йtrйsillons.

А trois heures du matin, le pic de Kellet, en s'arrкtant
subitement sur un corps dur, rendit un son sec. Le maоtre
Charpentier le sentit plutфt qu'il ne l'entendit.

«Nous y sommes, s'йtait йcriй le soldat. Sauvйs!

-- Tais-toi, et continue!» rйpondit le lieutenant Hobson d'une
voix sourde.

Il y avait en ce moment prиs de soixante-seize heures que
l'avalanche s'йtait abattue sur la maison.

Kellet et son compagnon, le soldat Pond, avaient repris leur
travail. La profondeur du puits devait presque avoir atteint le
niveau de la mer, et, par consйquent, Mac Nap ne pouvait conserver
aucun espoir.

En moins de vingt minutes, le corps dur, heurtй par le pic, йtait
а dйcouvert. C'йtait un des chevrons du toit. Le charpentier,
s'йlanзant au fond du puits, saisit une pioche et fit voler les
lattes du faоtage. En quelques instants, une large ouverture fut
pratiquйe...

А cette ouverture, apparut une figure а peine reconnaissable dans
l'ombre.

C'йtait la figure de Kalumah!

«А nous! А nous!» murmura faiblement la pauvre Esquimaude.

Jasper Hobson se laissa glisser par l'ouverture. Un froid trиs vif
le saisit. L'eau lui montait а la ceinture. Contrairement а ce
qu'on croyait, le toit n'avait point йtй йcrasй, mais aussi, comme
l'avait supposй Mac Nap, la maison s'йtait enfoncйe а travers le
sol, et l'eau йtait lа. Mais cette eau ne remplissait pas le
grenier, elle ne s'йlevait que d'un pied а peine au-dessus du
plancher. Il y avait encore un espoir!...

Le lieutenant, s'avanзant dans l'obscuritй, rencontra un corps
sans mouvement! Il le traоna jusqu'а l'ouverture, а travers
laquelle Pond et Kellet le saisirent et l'enlevиrent. C'йtait
Thomas Black.

Un autre corps fut amenй, celui de Madge. Des cordes avaient йtй
jetйes de l'orifice du puits. Thomas Black et Madge, enlevйs par
leurs compagnons, reprenaient peu а peu leurs sens а l'air
extйrieur.

Restait Mrs. Paulina Barnett а sauver. Jasper Hobson, conduit par
Kalumah, avait dы gagner l'extrйmitй du grenier, et, lа, il avait
enfin trouvй celle qu'il cherchait, sans mouvement, la tкte а
peine hors de l'eau. La voyageuse йtait comme morte. Le lieutenant
Hobson la prit dans ses bras, il la porta prиs de l'ouverture, et,
peu d'instants aprиs, elle et lui, Kalumah et Mac Nap
apparaissaient а l'orifice du puits.

Tous les compagnons de la courageuse femme йtaient lа, ne
prononзant pas une parole, dйsespйrйs.

La jeune Esquimaude, si faible elle-mкme, s'йtait jetйe sur le
corps de son amie.

Mrs. Paulina Barnett respirait encore, et son coeur battait. L'air
pur, aspirй par ses poumons dessйchйs, ramena peu а peu la vie en
elle. Elle ouvrit enfin les yeux.

Un cri de joie s'йchappa de toutes les poitrines, un cri de
reconnaissance qui monta vers le ciel, et qui certainement fut
entendu lа-haut!

En ce moment, le jour se faisait, le soleil dйbordait de l'horizon
et jetait ses premiers rayons dans l'espace.

Mrs. Paulina Barnett, par un suprкme effort, se redressa. Du haut
de cette montagne, formйe par l'avalanche, et qui dominait toute
l'оle, elle regarda. Puis, avec un йtrange accent:

«La mer! la mer!» murmura-t-elle.

Et en effet, sur les deux cфtйs de l'horizon, а l'est, а l'ouest,
la mer, dйgagйe de glaces, la mer entourait l'оle errante!




XIX.

La mer de Behring.


Ainsi, l'оle, poussйe par la banquise, avait, sous une vitesse
excessive, reculй jusque dans les eaux de la mer de Behring, aprиs
avoir passй le dйtroit sans se fixer а ses bords! Elle dйrivait,
pressйe par cette irrйsistible barriиre qui prenait sa force dans
les profondeurs du courant sous-marin! La banquise la repoussait
toujours vers ces eaux plus chaudes qui ne pouvaient tarder а se
changer en abоme pour elle! Et l'embarcation, йcrasйe, йtait hors
d'usage!

Lorsque Mrs. Paulina Barnett eut entiиrement repris l'usage de ses
sens, elle put en quelques mots raconter l'histoire de ces
soixante-quatorze heures passйes dans les profondeurs de la maison
engloutie. Thomas Black, Madge, la jeune Esquimaude avaient йtй
surpris par la brusquerie de l'avalanche. Tous s'йtaient
prйcipitйs а la porte, aux fenкtres. Plus d'issue! la couche de
terre ou de sable, qui s'appelait un instant auparavant le cap
Bathurst, recouvrait la maison entiиre. Presque aussitфt, les
prisonniers purent entendre le choc des glaзons йnormes que la
banquise projetait sur la factorerie.

Un quart d'heure ne s'йtait pas йcoulй, et dйjа Mrs. Paulina
Barnett, son compagnon, ses deux compagnes sentaient la maison,
qui rйsistait а cette йpouvantable pression, s'enfoncer dans le
sol de l'оle. La base de glace s'effondrait! L'eau de la mer
apparaissait.

S'emparer de quelques provisions demeurйes dans l'office, se
rйfugier dans le grenier, ce fut l'affaire d'un instant. Cela se
fit par un vague instinct de conservation. Et cependant, ces
infortunйs pouvaient-ils garder une lueur d'espoir? En tout cas,
le grenier semblait devoir rйsister, et il йtait probable que deux
blocs de glace, s'arc-boutant au-dessus du faоte, l'avaient sauvй
d'un йcrasement immйdiat.

Pendant qu'ils йtaient emprisonnйs dans ce grenier, ils
entendaient au-dessus d'eux les йnormes dйbris de l'avalanche qui
tombaient sans cesse. Au-dessous, l'eau montait toujours. Йcrasйs
ou noyйs!

Mais par un miracle, on peut le dire, le toit de la maison,
supportй sur ses solides fermes, rйsista, et la maison elle-mкme,
aprиs s'кtre enfoncйe а une certaine profondeur, s'arrкta, mais
alors l'eau dйpassait d'un pied le niveau du grenier.

Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Thomas Black, avaient dы se
rйfugier jusque dans l'entrecroisement des fermes. C'est lа qu'ils
restиrent pendant tant d'heures. La dйvouйe Kalumah s'йtait faite
la servante de tous, et portait а travers la nappe d'eau la
nourriture а l'un et а l'autre. Il n'y avait rien а tenter pour le
salut! Le secours ne pouvait venir que du dehors!

Situation йpouvantable. La respiration йtait douloureuse dans cet
air comprimй, qui, bientфt dйsoxygйnй et chargй d'acide
carbonique, devint а peu prиs irrespirable... Quelques heures
encore d'emprisonnement dans cet йtroit espace, et le lieutenant
Hobson n'eыt plus trouvй que les cadavres des victimes!

En outre, aux tortures physiques s'йtaient jointes les tortures
morales. Mrs. Paulina Barnett avait а peu prиs compris ce qui
s'йtait passй. Elle avait devinй que la banquise s'йtait jetйe sur
l'оle, et aux bouillonnements de l'eau qui grondait sous la
maison, elle sentait bien que l'оle dйrivait irrйsistiblement vers
le sud. Et voilа pourquoi, dиs que ses yeux se rouvrirent, elle
regarda autour d'elle, et prononзa ces mots, que la destruction de
la chaloupe rendait si terribles en cette circonstance:

«La mer! la mer!»

Mais, en ce moment, tous ceux qui l'entouraient ne voulaient voir,
ne voulaient comprendre qu'une chose, c'est qu'ils avaient sauvй
celle pour laquelle ils eussent donnй leur vie, et, avec elle,
Madge, Thomas Black, Kalumah. Enfin, et jusqu'alors, malgrй tant
d'йpreuves, tant de dangers, pas un de ceux que le lieutenant
Jasper Hobson avait emmenйs dans cette dйsastreuse expйdition ne
manquait encore а l'appel.

Mais les circonstances allaient devenir plus graves que jamais et
hвter sans nul doute la catastrophe finale dont le dйnouement ne
pouvait кtre йloignй.

Le premier soin du lieutenant Hobson, pendant cette journйe, fut
de relever la situation de l'оle. Il ne fallait plus songer а la
quitter, puisque la chaloupe йtait dйtruite, et que la mer, libre
enfin, n'offrait pas un point solide autour d'elle. En fait
d'icebergs, il ne restait plus que ce reste de banquise, dont le
sommet venait d'йcraser le cap Bathurst, nais dont la base,
profondйment immergйe poussait l'оle vers le sud.

En fouillant les ruines de la maison principale, on avait pu
retrouver les instruments et les cartes de l'astronome que Thomas
Black avait tout d'abord emportйs avec lui, et qui n'avaient point
йtй brisйs fort heureusement. Le ciel йtait couvert de nuages,
mais le soleil apparaissait parfois, et le lieutenant Hobson put
prendre hauteur en temps utile et avec une approximation
suffisante.

De cette observation, il rйsulta que, ce jour mкme, 12 mai, а
midi, l'оle Victoria occupait en longitude 168°12' а l'ouest du
mйridien de Greenwich, et en latitude 63°27'. Le point, rapportй
sur la carte, se trouvait кtre par le travers du golfe Norton,
entre la pointe asiatique de Tchaplin et le cap amйricain
Stephens, mais а plus de cent milles de l'une et de l'autre cфte.

«Il faut donc renoncer а atterrir sur le continent? dit alors Mrs.
Paulina Barnett.

-- Oui, madame, rйpondit Jasper Hobson, tout espoir est fermй de
ce cфtй. Le courant nous porte au large avec une extrкme vitesse,
et nous ne pouvons compter que sur la rencontre d'un baleinier qui
passerait en vue de l'оle.

-- Mais, reprit la voyageuse, si nous ne pouvons atterrir au
continent, pourquoi le courant ne nous porterait-il pas sur une
des оles de la mer de Behring?»

C'йtait encore lа un frкle espoir, et ces dйsespйrйs s'y
accrochиrent, comme l'homme qui se noie а la planche de salut. Les
оles ne manquaient pas а ces parages de la mer de Behring, Saint-
Laurent, Saint-Mathieu, Nouniwak, Saint-Paul, Georges, etc.
Prйcisйment, l'оle errante n'йtait pas trиs йloignйe de Saint-
Laurent, assez vaste terre entourйe d'оlots, et, en tout cas, si
on la manquait, il йtait permis d'espйrer que ce semis des
Alйoutiennes qui ferme la mer de Behring au sud, l'arrкterait dans
sa marche.

Oui, sans doute! l'оle Saint-Laurent pouvait кtre un port de salut
pour les hiverneurs. S'ils le manquaient, Saint-Mathieu et tout ce
groupe d'оlots dont il forme le centre se trouveraient peut-кtre
encore sur leur passage. Mais ces Alйoutiennes, dont plus de huit
cents milles les sйparaient, il ne fallait pas espйrer les
atteindre. Avant, bien avant, l'оle Victoria, minйe, dissoute par
les eaux chaudes, fondue par ce soleil qui s'avanзait dйjа dans le
signe des Gйmeaux, serait abоmйe au fond de la mer!

On devait le supposer. En effet, la distance а laquelle les glaces
se rapprochent de l'Йquateur est trиs variable. Elle est plus
courte dans l'hйmisphиre austral que dans l'hйmisphиre borйal. On
les a rencontrйes quelquefois par le travers du cap de Bonne-
Espйrance, soit au trente-sixiиme parallиle environ, tandis que
les icebergs qui descendent la mer Arctique n'ont jamais dйpassй
le quarantiиme degrй de latitude. Mais la limite de fusion des
glaces est йvidemment liйe а l'йtat de la tempйrature, et elle
dйpend des conditions climatйriques. Par des hivers prolongйs, les
glaces persistent sous des parallиles relativement bas, et c'est
tout le contraire avec des printemps prйcoces.

Or, prйcisйment, cette prйcocitй de la saison chaude, en cette
annйe 1861, devait promptement amener la dissolution de l'оle
Victoria. Dйjа ces eaux de la mer de Behring йtaient vertes et non
plus bleues, comme elles le sont aux approches des icebergs,
suivant la remarque du navigateur Hudson. On devait donc, а tout
moment, redouter une catastrophe, maintenant que la chaloupe
n'existait plus.

Jasper Hobson rйsolut d'y parer en faisant construire un radeau
assez vaste pour porter toute la petite colonie, et qui pыt
naviguer, tant bien que mal, vers le continent. Il fit rйunir les
bois nйcessaires а la construction d'un appareil flottant sur
lequel on pourrait tenir la mer sans crainte de sombrer. Aprиs
tout, les chances de rencontre йtaient possibles а une йpoque oщ
les baleiniers remontent vers le nord а la poursuite des baleines.
Mac Nap eut donc mission d'йtablir un radeau large et solide, qui
surnagerait au moment oщ l'оle Victoria s'engloutirait dans la
mer.

Mais auparavant, il йtait nйcessaire de prйparer une demeure
quelconque qui pыt abriter les malheureux habitants de l'оle. Le
plus simple parut кtre de dйblayer l'ancien logement des soldats,
annexe de la maison principale, dont les murs pourraient encore
servir. Tous se mirent rйsolument а l'ouvrage, et en quelques
jours on put se garder contre les intempйries d'un climat trиs
capricieux, que les rafales et les pluies attristaient
frйquemment.

On pratiqua aussi des fouilles dans la maison principale, et on
put extraire des chambres submergйes nombre d'objets plus ou moins
utiles, des outils, des armes, de la literie, quelques meubles,
les pompes d'aйration, le rйservoir а air, etc.

Dиs le lendemain de ce jour, le 13 mai, on avait dы renoncer а
l'espoir de dйriver sur l'оle Saint-Laurent. Le point de
relиvement indiqua que l'оle Victoria passait fort а l'est de
cette оle; et, en effet, les courants, ne viennent gйnйralement
point butter contre les obstacles naturels; ils les tournent
plutфt, et le lieutenant Hobson comprit bien qu'il fallait
renoncer а l'espoir d'atterrir de cette faзon. Seules, les оles
Alйoutiennes, tendues comme un immense filet semi-circulaire sur
un espace de plusieurs degrйs, auraient pu arrкter l'оle, mais, on
l'a dit, pouvait-on espйrer de les atteindre? L'оle йtait emportйe
avec une extrкme vitesse, sans doute, mais n'йtait-il pas probable
que cette vitesse diminuerait singuliиrement, lorsque les icebergs
qui la poussaient en avant se dйtacheraient par une raison
quelconque, ou se dissoudraient, eux qu'une couche de terre ne
protйgeait pas contre l'action des rayons du soleil?

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent Long et le
maоtre charpentier causиrent souvent de ces choses, et, aprиs
mыres rйflexions, ils furent de cet avis que l'оle ne pourrait, en
aucun cas, atteindre le groupe des Alйoutiennes, soit que sa
vitesse diminuвt, soit qu'elle fыt rejetйe hors du courant de
Behring, soit enfin qu'elle fondоt sous la double influence
combinйe des eaux et du soleil.

Le 14 mai, maоtre Mac Nap et ses hommes s'йtaient mis а l'ouvrage
et avaient commencй la construction d'un vaste radeau. Il
s'agissait de maintenir cet appareil а un niveau aussi йlevй que
possible au-dessus des flots, afin de le soustraire au balayage
des lames. C'йtait lа un gros ouvrage, mais devant lequel le zиle
de ces travailleurs ne recula pas. Le forgeron Raл avait
heureusement retrouvй, dans un magasin attenant au logement, une
grande quantitй de ces chevilles de fer qui avaient йtй apportйes
du Fort-Reliance, et elles servirent а fixer fortement entre elles
les diverses piиces qui formaient les bвtis du radeau.

Quant а l'emplacement sur lequel il fut construit, il importe de
le signaler. Ce fut d'aprиs l'idйe du lieutenant que Mac Nap prit
les mesures suivantes. Au lieu de disposer les poutres et
poutrelles sur le sol, le charpentier les йtablit immйdiatement а
la surface du lagon. Les diverses piиces, taraudйes et mortaisйes
sur la rive, йtaient ensuite lancйes isolйment а la surface du
petit lac, et lа on les ajustait sans peine. Cette maniиre
d'opйrer prйsentait deux avantages: 1° le charpentier pourrait
juger immйdiatement du point de flottaison et du degrй de
stabilitй qu'il convenait de donner а l'appareil; 2° lorsque l'оle
Victoria viendrait а se dissoudre, le radeau flotterait dйjа et ne
serait point soumis aux dйnivellements, aux chocs mкme que le sol
disloquй pouvait lui imprimer а terre. Ces deux raisons, trиs
sйrieuses, engagиrent donc le maоtre charpentier а procйder comme
il est dit.

Pendant ces travaux, Jasper Hobson, tantфt seul, tantфt accompagnй
de Mrs. Paulina Barnett, errait sur le littoral. Il observait
l'йtat de la mer et les sinuositйs changeantes du rivage que le
flot rongeait peu а peu. Son regard parcourait l'horizon
absolument dйsert. Dans le nord, on ne voyait plus aucune montagne
de glace se profiler а l'horizon. En vain cherchait-il comme tous
les naufragйs, ce navire «qui n'apparaоt jamais!» La solitude de
l'Ocйan n'йtait troublйe que par le passage de quelques
souffleurs, qui frйquentaient les eaux vertes oщ pullulent ces
myriades d'animalcules microscopiques dont ils font leur unique
nourriture. Puis c'йtaient aussi des bois qui flottaient, des
essences diverses arrachйes aux pays chauds, et que les grands
courants du globe entraоnaient jusque dans ces parages.

Un jour, le 16 mai, Mrs. Paulina Barnett et Madge se promenaient
ensemble sur cette partie de l'оle comprise entre le cap Bathurst
et l'ancien port. Il faisait un beau temps. La tempйrature йtait
chaude. Depuis bien des jours dйjа, il n'existait plus trace de
neige а la surface de l'оle. Seuls, les glaзons que la banquise y
avait entassйs dans sa partie septentrionale rappelaient l'aspect
polaire de ces climats. Mais ces glaзons se dissolvaient peu а
peu, et de nouvelles cascades s'improvisaient chaque jour au
sommet et sur les flancs des icebergs. Certainement, avant peu, le
soleil aurait fondu ces derniиres masses agglomйrйes par le froid.

C'йtait un curieux aspect que celui de l'оle Victoria! Des yeux
moins attristйs l'eussent contemplй avec intйrкt. Le printemps s'y
dйclarait avec une force inaccoutumйe. Sur ce sol, ramenй а des
parallиles plus doux, la vie vйgйtale dйbordait. Les mousses, les
petites fleurs, les plantations de Mrs. Joliffe se dйveloppaient
avec une vйritable prodigalitй. Toute la puissance vйgйtative de
cette terre, soustraite aux вpretйs du climat arctique,
s'йpanchait au-dehors, non seulement par la profusion des plantes
qui s'йpanouissaient а sa surface, mais aussi par la vivacitй de
leurs couleurs. Ce n'йtaient plus ces nuances pвles et noyйes
d'eau, mais des tons colorйs, dignes du soleil qui les йclairait
alors. Les diverses essences, arbousiers ou saules, pins ou
bouleaux, se couvraient d'une verdure sombre. Leurs bourgeons
йclataient sous la sиve йchauffйe а de certaines heures par une
tempйrature de soixante-huit degrйs Fahrenheit (20° centigr. au-
dessus de zйro). La nature arctique se transformait sous un
parallиle qui йtait dйjа celui de Christiana ou de Stockholm, en
Europe, c'est-а-dire celui des plus verdoyants pays des zones
tempйrйes.

Mais Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir ces avertissements
que lui donnait la nature. Pouvait-elle changer l'йtat de son
domaine йphйmиre? Pouvait-elle lier cette оle errante а l'йcorce
solide du globe? Non, et le sentiment d'une suprкme catastrophe
йtait en elle. Elle en avait l'instinct, comme ces centaines
d'animaux qui pullulaient aux abords de la factorerie. Ces
renards, ces martres, ces hermines, ces lynx, ces castors, ces
rats musquйs, ces wisons, ces loups mкme que le sentiment d'un
danger prochain, inйvitable, rendaient moins farouches, toutes ces
bкtes se rapprochaient de plus en plus de leurs anciens ennemis,
les hommes, comme si les hommes eussent pu les sauver! C'йtait
comme une reconnaissance tacite, instinctive, de la supйrioritй
humaine, et prйcisйment dans une circonstance oщ cette supйrioritй
ne pouvait rien!

Non! Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir toutes ces choses,
et ses regards ne quittaient plus cette impitoyable mer, immense,
infinie, sans autre horizon que le ciel qui se confondait avec
elle!

«Ma pauvre Madge, dit-elle un jour, c'est moi qui t'ai entraоnйe а
cette catastrophe, toi, qui m'as suivie partout, toi, dont le
dйvouement et l'amitiй mйritaient un autre sort! Me pardonnes-tu?

-- Il n'y a qu'une chose au monde que je ne t'aurais pas
pardonnйe, ma fille, rйpondit Madge. C'eыt йtй une mort que je
n'eusse pas partagйe avec toi!

-- Madge! Madge! s'йcria la voyageuse, si ma vie pouvait sauver
celle de tous ces infortunйs, je la donnerais sans hйsiter!

-- Ma fille, rйpondit Madge, tu n'as donc plus d'espoir?

-- Non!...» murmura Mrs. Paulina Barnett en se cachant dans les
bras de sa compagne.

La femme venait de reparaоtre un instant dans cette nature virile!
Et qui ne comprendrait un moment de dйfaillance en de telles
йpreuves!

Mrs. Paulina Barnett sanglotait! Son coeur dйbordait. Des larmes
s'йchappaient de ses yeux.

«Madge! Madge! dit la voyageuse en relevant la tкte, ne leur dis
pas, au moins, que j'ai pleurй!

-- Non, rйpondit Madge. D'ailleurs, ils ne me croiraient pas.
C'est un instant de faiblesse! Relиve-toi, ma fille, toi, notre
вme а tous, ici! Relиve-toi et prends courage!

-- Mais tu espиres donc encore? s'йcria Mrs. Paulina Barnett,
regardant dans les yeux sa fidиle compagne.

-- J'espиre toujours!» rйpondit simplement Madge.

Et cependant, aurait-on pu conserver encore une lueur d'espйrance,
lorsque, quelques jours aprиs, l'оle errante, passant au large du
groupe de Saint-Mathieu, n'avait plus une terre oщ se raccrocher
sur toute cette mer de Behring!




XX.

Au large!


L'оle Victoria flottait alors dans la partie la plus vaste de la
mer de Behring, а six cents milles encore des premiиres
Alйoutiennes et а plus de deux cents milles de la cфte la plus
rapprochйe dans l'est. Son dйplacement s'opйrait toujours avec une
vitesse relativement considйrable. Mais, en admettant qu'il ne
subоt aucune diminution, trois semaines, au moins, lui seraient
encore nйcessaires pour qu'elle atteignоt cette barriиre
mйridionale de la mer de Behring.

Pourrait-elle durer jusque-lа, cette оle, dont la base
s'amincissait chaque jour sous l'action des eaux dйjа tiиdes, et
portйes а une tempйrature moyenne de cinquante degrйs Fahrenheit
(10° centigr. au-dessus de zйro)? Son sol ne pouvait-il а chaque
instant s'entrouvrir?

Le lieutenant Hobson pressait de tout son pouvoir la construction
du radeau, dont le bвtis infйrieur flottait dйjа sur les eaux du
lagon. Mac Nap voulait donner а cet appareil une trиs grande
soliditй, afin qu'il pыt rйsister pendant un long temps, s'il le
fallait, aux secousses de la mer. En effet, il йtait а supposer,
s'il ne rencontrait pas quelque baleinier dans les parages de
Behring, qu'il dйriverait jusqu'aux оles Alйoutiennes, et un long
espace de mer lui restait а franchir.

Toutefois, l'оle Victoria n'avait encore йprouvй aucun changement
de quelque importance dans sa configuration gйnйrale. Des
reconnaissances йtaient journellement faites, mais les
explorateurs ne s'aventuraient plus qu'avec une extrкme
circonspection, car, а chaque instant, une fracture du sol, un
morcellement de l'оle pouvaient les isoler du centre commun. Ceux
qui partaient ainsi, on pouvait toujours craindre de ne plus les
revoir.

La profonde entaille situйe aux approches du cap Michel, que les
froids de l'hiver avaient refermйe, s'йtait peu а peu rouverte.
Elle s'йtendait maintenant sur l'espace d'un mille а l'intйrieur
jusqu'au lit dessйchй de la petite riviиre. On pouvait craindre
mкme qu'elle ne suivоt ce lit, qui, dйjа creusй, amincissait
d'autant la croыte de glace. Dans ce cas, toute cette portion
comprise entre le cap Michel et le port Barnett, limitйe а l'ouest
par le lit de la riviиre, aurait disparu, -- c'est-а-dire un
morceau йnorme, d'une superficie de plusieurs milles carrйs. Le
lieutenant Hobson recommanda donc а ses compagnons de ne point s'y
aventurer sans nйcessitй, car il suffisait d'un fort mouvement de
la mer pour dйtacher cette importante partie du territoire de
l'оle.

Cependant, on pratiqua des sondages sur plusieurs points, afin de
connaоtre ceux qui prйsentaient le plus de rйsistance а la
dissolution par suite de leur йpaisseur. On reconnut que cette
йpaisseur йtait plus considйrable prйcisйment aux environs du cap
Bathurst, sur l'emplacement de l'ancienne factorerie, non pas
l'йpaisseur de la couche de terre et de sable -- ce qui n'eыt
point йtй une garantie --, mais bien l'йpaisseur de la croыte de
glace. C'йtait, en somme, une heureuse circonstance. Ces trous de
sondage furent tenus libres, et chaque jour on put constater ainsi
la diminution que subissait la base de l'оle. Cette diminution
йtait lente, mais, chaque jour, elle faisait quelques progrиs. On
pouvait estimer que l'оle ne rйsisterait pas trois semaines
encore, en tenant compte de cette circonstance fвcheuse, qu'elle
dйrivait vers des eaux de plus en plus йchauffйes par les rayons
solaires.

Pendant cette semaine, du 19 au 25 mai, le temps fut fort mauvais.
Une tempкte assez violente se dйclara. Le ciel s'illumina
d'йclairs et les йclats de la foudre retentirent. La mer, soulevйe
par un grand vent du nord-ouest, se dйchaоna en hautes lames qui
fatiguиrent extrкmement l'оle. Cette houle lui donna mкme quelques
secousses trиs inquiйtantes. Toute la petite colonie demeura sur
le qui-vive, prкte а s'embarquer sur le radeau, dont la plate-
forme йtait а peu prиs achevйe. On y transporta mкme une certaine
quantitй de provisions et d'eau douce, afin de parer а toutes les
йventualitйs.

Pendant cette tempкte, la pluie tomba trиs abondamment, pluie
d'orage, dont les tiиdes et larges gouttes pйnйtrиrent
profondйment le sol et durent attaquer la base de l'оle. Ces
infiltrations eurent pour effet de dissoudre la glace infйrieure
en de certains endroits et de produire des affouillements
suspects. Sur les pentes de quelques monticules, le sol fut
absolument ravinй et la croыte blanche mise а nu. On se hвta de
combler ces excavations avec de la terre et du sable, afin de
soustraire la base а l'action de la tempйrature. Sans cette
prйcaution, le sol eыt йtй bientфt trouй comme une йcumoire.

Cette tempкte causa aussi d'irrйparables dommages aux collines
boisйes qui bordaient la lisiиre occidentale du lagon. Le sable et
la terre furent entraоnйs par ces abondantes pluies, et les
arbres, n'йtant plus maintenus par le pied, s'abattirent en grand
nombre. En une nuit, tout l'aspect de cette portion de l'оle
comprise entre le lac et l'ancien port Barnett fut changй. C'est а
peine s'il resta quelques groupes de bouleaux, quelques bouquets
de sapins isolйs qui avaient rйsistй а la tourmente. Dans ces
faits, il y avait des symptфmes de dйcomposition qu'on ne pouvait
mйconnaоtre, mais contre lesquels l'intelligence humaine йtait
impuissante. Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le
sergent, tous voyaient bien que leur оle йphйmиre s'en allait peu
а peu, tous le sentaient, -- sauf peut-кtre Thomas Black, sombre,
muet, qui semblait ne plus кtre de ce monde.

Pendant la tempкte, le 23 mai, le chasseur Sabine, en quittant son
logement, le matin, par une brume assez йpaisse, faillit se noyer
dans un large trou qui s'йtait creusй dans la nuit. C'йtait sur
l'emplacement occupй autrefois par la maison principale de la
factorerie.

Jusqu'alors, cette maison, ensevelie sous la couche de terre et de
sable, et aux trois quarts engloutie, on le sait, paraissait кtre
fixйe а la croыte glacйe de l'оle. Mais, sans doute, les
ondulations de la mer, choquant cette large crevasse а sa partie
infйrieure, l'agrandirent, et la maison, chargйe de ce poids
йnorme des matiиres qui formaient autrefois le cap Bathurst
s'abоma entiиrement. Terre et sable se perdirent dans ce trou, au
fond duquel se prйcipitиrent les eaux clapotantes de la mer.

Les compagnons de Sabine, accourus а ses cris, parvinrent а le
retirer de cette crevasse, pendant qu'il йtait encore suspendu а
ses parois glissantes, et il en fut quitte pour un bain trиs
inattendu, qui aurait pu trиs mal finir.

Plus tard on aperзut les poutres et les planches de la maison, qui
avaient glissй sous l'оle, flottant au large du rivage, comme les
йpaves d'un navire naufragй. Ce fut le dernier dйgвt produit par
la tempкte, dйgвt qui dans une certaine proportion compromettait
encore la soliditй de l'оle, puisqu'il permettait aux flots de la
ronger а l'intйrieur. C'йtait comme une sorte de cancer qui devait
la dйtruire peu а peu.

Pendant la journйe du 25 mai, le vent sauta au nord-est. La rafale
ne fut plus qu'une forte brise, la pluie cessa, et la mer commenзa
а se calmer. La nuit se passa paisiblement, et au matin, le soleil
ayant reparu, Jasper Hobson put obtenir un bon relиvement.

Et, en effet, sa position а midi, ce jour-lа, lui fut donnйe par
la hauteur du soleil:

Latitude: 56°, 13';
Longitude: 170°, 23'.

La vitesse de l'оle йtait donc excessive, puisqu'elle avait dйrivй
de prиs de huit cents milles depuis le point qu'elle occupait deux
mois auparavant dans le dйtroit de Behring, au moment de la
dйbвcle.

Cette rapiditй de dйplacement rendit quelque peu d'espoir а Jasper
Hobson.

«Mes amis, dit-il а ses compagnons en leur montrant la carte de la
mer de Behring, voyez-vous ces оles Alйoutiennes? Elles ne sont
pas а deux cents milles de nous, maintenant! En huit jours, peut-
кtre, nous pourrions les atteindre!

-- Huit jours! rйpondit le sergent Long en secouant la tкte. C'est
long, huit jours!

-- J'ajouterai, dit le lieutenant Hobson, que si notre оle eыt
suivi le cent soixante-huitiиme mйridien, elle aurait dйjа gagnй
le parallиle de ces оles. Mais il est йvident qu'elle s'йcarte
dans le sud-ouest, par une dйviation du courant de Behring.»

Cette observation йtait juste. Le courant tendait а rejeter l'оle
Victoria fort au large des terres, et peut-кtre mкme en dehors des
Alйoutiennes, qui ne s'йtendent que jusqu'au cent soixante-dixiиme
mйridien.

Mrs. Paulina Barnett considйrait la carte en silence! Elle
regardait ce point, fait au crayon, qui indiquait la position
actuelle de l'оle. Sur cette carte, йtablie а une grande йchelle,
ce point paraissait presque imperceptible, tant la mer de Behring
semblait immense. Elle revoyait alors toute sa route retracйe
depuis le lieu d'hivernage, cette route que la fatalitй ou plutфt
l'immutable direction des courants avait dessinйe а travers tant
d'оles, au large de deux continents, sans toucher nulle part, et
devant elle s'ouvrait maintenant l'infini de l'ocйan Pacifique!

Elle songeait ainsi, perdue dans une sombre rкverie, et n'en
sortit que pour dire:

«Mais cette оle, ne peut-on donc la diriger? Huit jours, huit
jours encore de cette vitesse, et nous pourrions peut-кtre
atteindre la derniиre des Alйoutiennes!

-- Ces huit jours sont dans la main de Dieu! rйpondit le
lieutenant Hobson d'un ton grave. Voudra-t-il nous les donner? Je
vous le dis bien sincиrement, madame, le salut ne peut venir que
du Ciel.

-- Je le pense comme vous, monsieur Jasper, reprit Mrs. Paulina
Barnett, mais le Ciel veut que l'on s'aide pour mйriter sa
protection. Y a-t-il donc quelque chose а faire, а tenter, quelque
parti а prendre que j'ignore?»

Jasper Hobson secoua la tкte d'un air de doute. Pour lui, il n'y
avait plus qu'un moyen de salut, le radeau; mais fallait-il s'y
embarquer dиs maintenant, y йtablir une voilure quelconque au
moyen de draps et de couvertures, et chercher а gagner la cфte la
plus prochaine?

Jasper Hobson consulta le sergent, le charpentier Mac Nap, en qui
il avait grande confiance, le forgeron Raл, les chasseurs Sabine
et Marbre. Tous, aprиs avoir pesй le pour et le contre, furent
d'accord sur ce point qu'il ne fallait abandonner l'оle que
lorsqu'on y serait forcй. En effet, ce ne pouvait кtre qu'une
derniиre et suprкme ressource, ce radeau, que les lames
balayeraient incessamment, qui n'aurait mкme pas la vitesse
imprimйe а l'оle, que les icebergs poussaient vers le sud. Quant
au vent, il soufflait le plus gйnйralement de la partie est, et il
tendrait plutфt а rejeter le radeau au large de toute terre.

Il fallait attendre, attendre encore, puisque l'оle dйrivait
rapidement vers les Alйoutiennes. Aux approches de ce groupe, on
verrait ce qu'il conviendrait de faire.

C'йtait, en effet, le parti le plus sage, et certainement, dans
huit jours, si sa vitesse ne diminuait pas, ou bien l'оle
s'arrкterait sur cette frontiиre mйridionale de la mer de Behring,
ou, entraоnйe au sud-ouest sur les eaux du Pacifique, elle serait
irrйvocablement perdue.

Mais la fatalitй qui avait tant accablй ces hiverneurs et depuis
si longtemps, allait encore les frapper d'un nouveau coup. Cette
vitesse de dйplacement sur laquelle ils comptaient devait avant
peu leur faire dйfaut.

En effet, pendant la nuit du 26 au 27 mai, l'оle Victoria subit un
dernier changement d'orientation, dont les consйquences furent
extrкmement graves. Elle fit un demi-tour sur elle-mкme. Les
icebergs, restes de l'йnorme banquise qui la bornaient au nord,
furent par ce changement reportйs au sud.

Au matin, les naufragйs, -- ne peut-on leur donner ce nom? --
virent le soleil se lever du cфtй du cap Esquimau et non plus sur
l'horizon du port Barnett.

Quelles allaient кtre les consйquences de ce changement
d'orientation? Ces montagnes de glace n'allaient-elles pas se
sйparer de l'оle?

Chacun avait le pressentiment d'un nouveau malheur, et chacun
comprit ce que voulait dire le soldat Kellet, qui s'йcria:

«Avant ce soir, nous aurons perdu notre hйlice!»

Kellet voulait dire par lа que les icebergs, а prйsent qu'ils
n'йtaient plus а l'arriиre, mais а l'avant de l'оle, ne
tarderaient pas а se dйtacher. C'йtaient eux, en effet, qui lui
imprimaient cette excessive vitesse, parce que, pour chaque pied
dont ils s'йlevaient au-dessus du niveau de la mer, ils en avaient
six ou sept au-dessous. Plus enfoncйs que l'оle dans le courant
sous-marin, ils йtaient, par cela mкme, plus soumis а leur
influence, et il йtait а craindre que ce courant ne les sйparвt de
l'оle, puisqu'aucun ciment ne les liait а elle.
Oui, le soldat Kellet avait raison. L'оle serait alors comme un
bвtiment dйsemparй de sa mвture, et dont l'hйlice aurait йtй
brisйe!

А cette parole de Kellet, personne n'avait rйpondu. Mais un quart
d'heure ne s'йtait pas йcoulй, que le bruit d'un craquement se
faisait entendre. Le sommet des icebergs s'йbranlait, leur masse
se dйtachait, et tandis que l'оle restait en arriиre, les
icebergs, irrйsistiblement entraоnйs par le courant sous-marin,
dйrivaient rapidement vers le sud.




XXI.

Oщ l'оle se fait оlot.


Trois heures plus tard, les derniers morceaux de la banquise
avaient dйjа disparu au-dessous l'horizon. Cette disparition si
rapide prouvait que, maintenant, l'оle demeurait presque
stationnaire. C'est que toute la force du courant rйsidait dans
les couches basses, et non а la surface de la mer.

Du reste, le point fut fait а midi, et donna un relиvement exact.
Vingt-quatre heures aprиs, le nouveau point constatait que l'оle
Victoria ne s'йtait pas dйplacйe d'un mille!

Restait donc une chance de salut, une seule: c'est qu'un navire,
quelque baleinier, passant en ces parages, recueillоt les
naufragйs, soit qu'ils fussent encore sur l'оle, soit que le
radeau l'eыt remplacйe aprиs sa dissolution.

L'оle se trouvait alors par 54°33' de latitude et 177°19' de
longitude, а plusieurs centaines de milles de la terre la plus
rapprochйe, c'est-а-dire des Alйoutiennes.

Le lieutenant Hobson, pendant cette journйe, rassembla ses
compagnons et leur demanda une derniиre fois ce qu'il convenait de
faire.

Tous furent du mкme avis: demeurer encore et toujours sur l'оle
tant qu'elle ne s'effondrerait pas, car sa grandeur la rendait
encore insensible а l'йtat de la mer; puis, quand elle menacerait
dйfinitivement de se dissoudre, embarquer toute la petite colonie
sur le radeau, et attendre!

Attendre!

Le radeau йtait alors achevй. Mac Nap y avait construit une vaste
cabane, sorte de rouffle, dans lequel tout le personnel du fort
pouvait se mettre а l'abri. Un mвt avait йtй prйparй, que l'on
pourrait dresser en cas de besoin, et les voiles qui devaient
servir au bateau йtaient prкtes depuis longtemps. L'appareil йtait
solide, et si le vent soufflait du bon cфtй, si la mer n'йtait pas
trop mauvaise, peut-кtre cet assemblage de poutres et de planches
sauverait-il la colonie tout entiиre.

«Rien, dit Mrs. Paulina Barnett, rien n'est impossible а celui qui
dispose des vents et des flots!»

Jasper Hobson avait fait l'inventaire des vivres. La rйserve йtait
peu abondante, car les dйgвts produits par l'avalanche l'avaient
singuliиrement diminuйe, mais ruminants et rongeurs ne manquaient
pas, et l'оle, toute verdoyante de mousses et d'arbustes, les
nourrissait sans peine. Il parut nйcessaire d'augmenter les
provisions de viande conservйe, et les chasseurs tuиrent des
rennes et des liиvres.

En somme, la santй des colons йtait bonne. Ils avaient peu
souffert de ce dernier hiver, si modйrй, et les йpreuves morales
n'avaient point encore entamй leur vigueur physique. Mais, il faut
le dire, ils ne voyaient pas sans une extrкme apprйhension, sans
de sinistres pressentiments, le moment oщ ils abandonneraient leur
оle Victoria, ou, pour parler plus exactement, le moment oщ cette
оle les abandonnerait eux-mкmes. Ils s'effrayaient а la pensйe de
flotter а la surface de cette immense mer, sur un plancher de bois
qui serait soumis а tous les caprices de la houle. Mкme par les
temps moyens, les lames y embarqueraient et rendraient la
situation trиs pйnible. Qu'on le remarque aussi, ces hommes
n'йtaient point des marins, des habituйs de la mer, qui ne
craignent pas de se fier а quelques planches, c'йtaient des
soldats, accoutumйs aux solides territoires de la Compagnie. Leur
оle йtait fragile, elle ne reposait que sur un mince champ de
glace, mais enfin, sur cette glace, il y avait de la terre, et sur
cette terre une verdoyante vйgйtation, des arbustes, des arbres;
les animaux l'habitaient avec eux; elle йtait absolument
indiffйrente а la houle, et on pouvait la croire immobile. Oui!
ils l'aimaient cette оle Victoria, sur laquelle ils vivaient
depuis prиs de deux ans, cette оle qu'ils avaient si souvent
parcourue en toutes ses parties, qu'ils avaient ensemencйe, et
qui, en somme, avait rйsistй jusqu'alors а tant de cataclysmes!
Oui! ils ne la quitteraient pas sans regret, et ils ne le feraient
qu'au moment oщ elle leur manquerait sous les pieds.

Ces dispositions, le lieutenant Hobson les connaissait, et il les
trouvait bien naturelles. Il savait avec quelle rйpugnance ses
compagnons s'embarqueraient sur le radeau, mais les йvйnements
allaient se prйcipiter, et sur ces eaux chaudes, l'оle ne pouvait
tarder а se dissoudre. En effet, de graves symptфmes apparurent,
qu'on ne devait pas nйgliger.

Voici ce qu'йtait ce radeau. Carrй, il mesurait trente pieds sur
chaque face, ce qui lui donnait une superficie de neuf cents pieds
carrйs. Sa plate-forme s'йlevait de deux pieds au-dessus de l'eau,
et ses parois le dйfendaient tout autour contre les petites lames,
mais il йtait bien йvident qu'une houle un peu forte passerait
par-dessus cette insuffisante barriиre. Au milieu du radeau, le
maоtre charpentier avait construit un vйritable rouffle, qui
pouvait contenir une vingtaine de personnes. Autour йtaient
йtablis de grands coffres destinйs aux provisions et des piиces а
eau, le tout solidement fixй а la plate-forme au moyen de
chevilles de fer. Le mвt, haut d'une trentaine de pieds,
s'appuyait au rouffle et йtait soutenu par des haubans qui se
rattachaient aux quatre angles de l'appareil. Ce mвt devait porter
une voile carrйe, qui ne pouvait йvidemment servir que vent
arriиre. Toute autre allure йtait nйcessairement interdite а cet
appareil flottant, auquel une sorte de gouvernail, trиs
insuffisant sans doute, avait йtй adaptй.

Tel йtait le radeau du maоtre charpentier, sur lequel devaient se
rйfugier vingt personnes, sans compter le petit enfant de Mac Nap.
Il flottait tranquillement sur les eaux du lagon, retenu au rivage
par une forte amarre. Certes, il avait йtй construit avec plus de
soin que n'en peuvent mettre des naufragйs surpris en mer par la
destruction soudaine de leur navire, il йtait plus solide et mieux
amйnagй, mais enfin ce n'йtait qu'un radeau.

Le 1er juin, un nouvel incident se produisit. Le soldat Hope йtait
allй puiser de l'eau au lagon pour les besoins de la cuisine. Mrs.
Joliffe, goыtant cette eau, la trouva salйe. Elle rappela Hope,
lui disant qu'elle avait demandй de l'eau douce, et non de l'eau
de mer.

Hope rйpondit qu'il avait puisй cette eau au lagon. De lа une
sorte de discussion, au milieu de laquelle intervint le
lieutenant. En entendant les affirmations du soldat Hope, il
pвlit, puis il se dirigea rapidement vers le lagon...

Les eaux en йtaient absolument salйes! Il йtait йvident que le
fond du lagon s'йtait crevй, et que la mer y avait fait irruption.

Ce fait aussitфt connu, une mкme crainte bouleversa les esprits
tout d'abord.

«Plus d'eau douce!» s'йcriиrent ces pauvres gens.

Et en effet, aprиs la riviиre Paulina, le lac Barnett venait de
disparaоtre а son tour!

Mais le lieutenant Hobson se hвta de rassurer ses compagnons а
l'endroit de l'eau potable.

«Nous ne manquons pas de glace, mes amis, dit-il. Ne craignez
rien. Il suffira de faire fondre quelques morceaux de notre оle,
et j'aime а croire que nous ne la boirons pas tout entiиre»,
ajouta-t-il en essayant de sourire.

En effet, l'eau salйe, qu'elle se vaporise ou qu'elle se
solidifie, abandonne complиtement le sel qu'elle contient en
dissolution. On dйterra donc, si on peut employer cette
expression, quelques blocs de glace, et on les fit fondre, non
seulement pour les besoins journaliers, mais aussi pour remplir
les piиces а eau disposйes sur le radeau.

Cependant, il ne fallait pas nйgliger ce nouvel avertissement que
la nature venait de donner. L'оle se dissolvait йvidemment а sa
base, et cet envahissement de la mer par le fond du lagon le
prouvait surabondamment. Le sol pouvait donc а chaque instant
s'effondrer, et Jasper Hobson ne permit plus а ses hommes de
s'йloigner, car ils auraient risquйs d'кtre entraоnйs au large.

Il semblait aussi que les animaux eussent le pressentiment d'un
danger trиs prochain. Ils se massaient autour de l'ancienne
factorerie. Depuis la disparition de l'eau douce, on les voyait
venir lйcher les blocs de glace retirйs du sol. Ils semblaient
inquiets, quelques-uns paraissaient pris de folie, les loups
surtout, qui arrivaient en bandes йchevelйes, puis disparaissaient
en poussant de rauques aboiements. Les animaux а fourrures
restaient parquйs autour du puits circulaire qui remplaзait la
maison engloutie. On en comptait plusieurs centaines de
diffйrentes espиces. L'ours rфdait aux environs, aussi inoffensif
aux animaux qu'aux hommes. Il йtait йvidemment trиs inquiet, par
instinct, et il eыt volontiers demandй protection contre ce danger
qu'il pressentait et ne pouvait dйtourner.

Les oiseaux, trиs nombreux jusqu'alors, parurent aussi diminuer
peu а peu. Pendant ces derniers jours, des bandes considйrables de
grands volateurs, de ceux auxquels la puissance de leurs ailes
permettent de traverser les larges espaces, les cygnes entre
autres, йmigrиrent vers le sud, lа oщ ils devaient rencontrer les
premiиres terres des Alйoutiennes qui leur offraient un abri sыr.
Ce dйpart fut observй et remarquй par Mrs. Paulina Barnett, et
Madge, qui erraient, а ce moment, sur le littoral. Elles en
tirиrent un fвcheux pronostic.

«Ces oiseaux trouvent sur l'оle une nourriture suffisante, dit
Mrs. Paulina Barnett et cependant ils s'en vont! Ce n'est pas sans
motif, ma pauvre Madge!

-- Oui, rйpondit Madge, c'est leur intйrкt qui les guide. Mais
s'ils nous avertissent, nous devons profiter de l'avertissement.
Je trouve aussi que les autres animaux paraissent кtre plus
inquiets que de coutume.»

Ce jour-lа, Jasper Hobson rйsolut de faire transporter sur le
radeau la plus grande partie des vivres et des effets de
campement. Il fut dйcidй aussi que tout le monde s'y embarquerait.

Mais, prйcisйment, la mer йtait mauvaise, et sur cette petite
Mйditerranйe, formйe maintenant par les eaux mкmes de Behring а
l'intйrieur du lagon, toutes les agitations de la houle se
reproduisaient et mкme avec une grande intensitй. Les lames,
enfermйes dans cet espace relativement restreint, heurtaient le
rivage encore, et s'y brisaient avec fureur. C'йtait comme une
tempкte sur ce lac, ou plutфt sur cet abоme profond comme la mer
environnante. Le radeau йtait violemment agitй, et de forts
paquets d'eau y embarquaient sans cesse. On fut mкme obligй de
suspendre l'embarquement des effets et des vivres.

On comprend bien que, dans cet йtat de choses, le lieutenant
Hobson n'insista pas vis-а-vis de ses compagnons. Autant valait
passer encore une nuit sur l'оle. Le lendemain, si la mer se
calmait, on achиverait l'embarquement.

La proposition ne fut donc point faite aux soldats et aux femmes
de quitter leur logement et d'abandonner l'оle, car c'йtait
vйritablement l'abandonner que se rйfugier sur le radeau.

Du reste, la nuit fut meilleure qu'on ne l'aurait espйrй. Le vent
vint а se calmer. La mer s'apaisa peu а peu. Ce n'йtait qu'un
orage qui avait passй avec cette rapiditй spйciale aux mйtйores
йlectriques. А huit heures du soir, la houle йtait presque
entiиrement tombйe, et les lames ne formaient plus qu'un clapotis
peu sensible а l'intйrieur du lagon.

Certainement, l'оle ne pouvait йchapper а un effondrement
imminent, mais enfin il valait mieux qu'elle se fondit peu а peu,
plutфt que d'кtre brisйe par une tempкte, et c'est ce qui pouvait
arriver d'un instant а l'autre, quand la mer se soulevait en
montagnes autour d'elle.

А l'orage avait succйdй une lйgиre brume qui menaзait de
s'йpaissir dans la nuit. Elle venait du nord, et, par consйquent,
suivant la nouvelle orientation, elle couvrait la plus grande
partie de l'оle.

Avant de se coucher, Jasper Hobson visita les amarres du radeau
qui йtaient tournйes а de forts troncs de bouleaux. Par surcroоt
de prйcaution, on leur donna un tour de plus. D'ailleurs, le pis
qui pыt arriver, c'йtait que le radeau fыt emportй а la dйrive sur
le lagon, et le lagon n'йtait pas si grand qu'il risquвt de s'y
perdre.




XXII.

Les quatre jours qui suivent.


La nuit, c'est а dire une heure а peine de crйpuscule et d'aube,
fut calme. Le lieutenant Hobson se leva, et, dйcidй а ordonner
l'embarquement de la petite colonie pour le jour mкme, il se
dirigea vers le lagon.

La brume йtait encore йpaisse; mais au-dessus de ce brouillard, on
sentait dйjа les rayons du soleil. Le ciel avait йtй nettoyй par
l'orage de la veille, et la journйe promettait d'кtre chaude.

Lorsque Jasper Hobson arriva sur les bords du lagon, il ne put en
distinguer la surface, qui йtait encore cachйe par de grosses
volutes de brumes.

А ce moment, Mrs. Paulina Barnett, Madge et quelques autres
venaient le rejoindre sur le rivage.

La brume commenзait alors а se lever. Elle reculait vers le fond
du lagon et en dйcouvrait peu а peu la surface. Cependant, le
radeau n'apparaissait pas encore.

Enfin, un coup de brise enleva tout le brouillard...

Il n'y avait pas de radeau! Il n'y avait plus de lac. C'йtait
l'immense mer qui s'йtendait devant les regards!

Le lieutenant Hobson ne put retenir un geste de dйsespoir, et
quand ses compagnons et lui se retournиrent, quand leurs yeux se
portиrent а tous les points de l'horizon, un cri leur йchappa!...
Leur оle n'йtait plus qu'un оlot!

Pendant la nuit, les six septiиmes de l'ancien territoire du cap
Bathurst -- usйs, rogйs par le flot, -- s'йtaient abоmйs dans la
mer, sans bruit, sans convulsion, et le radeau, trouvant une
issue, avait dйrivй au large. Et ceux qui avaient mis en lui leur
derniиre chance ne pouvaient mкme plus l'apercevoir sur cet ocйan
dйsert!

Les malheureux, suspendus sur un abоme prкt а les engloutir, sans
ressources, sans aucun moyen de salut, furent terrassйs par le
dйsespoir. De ces soldats, quelques-uns, comme fous, voulurent se
prйcipiter а la mer. Mrs. Paulina Barnett se jeta au-devant d'eux.
Ils revinrent. Quelques-uns pleuraient.

On voit maintenant quelle йtait la situation des naufragйs, et
s'ils pouvaient conserver quelque espoir! Que l'on juge aussi de
la position du lieutenant au milieu de ces infortunйs а demi
affolйs! Vingt et une personnes emportйes sur un оlot de glace,
qui ne pouvait tarder а s'ouvrir sous leurs pieds! Avec cette
vaste portion de l'оle maintenant engloutie, avaient disparu les
collines boisйes. Donc, plus un arbre. En fait de bois, il ne
restait plus que les quelques planches du logement, absolument
insuffisantes pour la construction d'un nouveau radeau, qui pыt
suffire au transport de la colonie. La vie des naufragйs йtait
donc strictement limitйe а la durйe de l'оlot, c'est-а-dire а
quelques jours au plus, car on йtait au mois de juin, et la
tempйrature moyenne dйpassait soixante-huit degrйs Fahrenheit (20°
centigr. au-dessus de zйro).

Pendant cette journйe, le lieutenant Hobson crut devoir encore
faire une reconnaissance de l'оlot. Peut-кtre conviendrait-il de
se rйfugier sur un autre point, auquel son йpaisseur assurerait
une durйe plus longue? Mrs. Paulina Barnett et Madge
l'accompagnиrent dans cette excursion.

«Espиres-tu toujours? demanda Mrs. Paulina Barnett а sa fidиle
compagne.

-- Toujours!» rйpondit Madge. Mrs. Paulina Barnett ne rйpondit
pas. Jasper Hobson et elle marchaient d'un pas rapide, en suivant
le littoral. Toute la cфte avait йtй respectйe depuis le cap
Bathurst jusqu'au cap Esquimau, c'est-а-dire sur une longueur de
huit milles. C'йtait au cap Esquimau que la fracture s'йtait
opйrйe, suivant une ligne courbe qui rejoignait la pointe extrкme
du lagon, dirigйe vers l'intйrieur de l'оle. De cette pointe, le
nouveau littoral se composait du rivage mкme du lagon, que
baignaient maintenant les eaux de la mer. Vers la partie
supйrieure du lagon, une autre cassure se prolongeait jusqu'au
littoral compris entre le cap Bathurst et l'ancien port Barnett.
L'оlot reprйsentait donc une bande oblongue, d'une largeur moyenne
d'un mille seulement.

Des cent quarante milles carrйs qui formaient autrefois la
superficie totale de l'оle, il n'en restait pas vingt!

Le lieutenant Hobson observa avec une extrкme attention la
nouvelle conformation de l'оlot et reconnut que sa portion la plus
йpaisse йtait encore l'emplacement de l'ancienne factorerie. Il
lui parut donc convenable de ne point abandonner le campement
actuel, et c'йtait aussi celui que les animaux, par instinct,
avaient conservй.

Toutefois, on remarqua qu'une notable quantitй de ces ruminants et
de ces rongeurs, ainsi que le plus grand nombre des chiens qui
erraient а l'aventure, avaient disparu avec la plus grande partie
de l'оle. Mais il en restait encore un certain nombre,
principalement des rongeurs. L'ours, affolй, errait sur l'оlot et
en faisait incessamment le tour, comme un fauve enfermй dans une
cage.

Vers cinq heures du soir, le lieutenant Hobson et ses deux
compagnes йtaient rentrйs au logement. Lа, hommes et femmes, tous
se trouvиrent rйunis, silencieux, ne voulant plus rien voir, ne
voulant plus rien entendre. Mrs. Joliffe s'occupait de prйparer
quelque nourriture. Le chasseur Sabine, moins accablй que ses
compagnons, allait et venait, cherchant а obtenir un peu de
venaison fraоche. Quant а l'astronome, il s'йtait assis а l'йcart
et jetait sur la mer un regard vague et presque indiffйrent! Il
semblait que rien ne pыt l'йtonner!

Jasper Hobson apprit а ses compagnons les rйsultats de son
excursion. Il leur dit que le campement actuel offrait une
sйcuritй plus grande que tout autre point du littoral, et il
recommanda mкme de ne plus s'en йloigner, car des traces d'une
prochaine rupture se manifestaient dйjа, а mi-chemin du campement
et du cap Esquimau. Il йtait donc probable que la superficie de
l'оlot ne tarderait pas а кtre considйrablement rйduite. Et, rien,
rien а faire!

La journйe fut rйellement chaude. Les glaзons, dйterrйs pour
fournir l'eau potable, se dissolvaient sans qu'il fыt nйcessaire
d'employer le feu. Sur les parties accores du rivage, la croыte
glacйe s'en allait en minces filets qui tombaient а la mer. Il
йtait visible que, d'une maniиre gйnйrale, le niveau moyen de
l'оlot s'йtait abaissй. Les eaux tiиdes rongeaient incessamment sa
base.

On ne dormit guиre au campement pendant la nuit suivante. Qui
aurait pu trouver quelque sommeil en songeant qu'а tout instant
l'abоme pouvait s'ouvrir, qui, si ce n'est ce petit enfant qui
souriait а sa mиre, et que sa mиre ne voulait plus abandonner un
instant?

Le lendemain, 4 juin, le soleil reparut au-dessus de l'horizon
dans un ciel sans nuages. Aucun changement ne s'йtait produit
pendant la nuit. La conformation de l'оlot n'avait point йtй
altйrйe.

Ce jour-lа, un renard bleu, effarй, se rйfugia dans le logement et
n'en voulut plus sortir. On peut dire que les martres, les
hermines, les liиvres polaires, les rats musquйs, les castors
fourmillaient sur l'emplacement de l'ancienne factorerie. C'йtait
comme un troupeau d'animaux domestiques. Les bandes de loups
manquaient seules а la faune polaire. Ces carnassiers, dispersйs
sur la partie opposйe de l'оle au moment de la rupture, avaient
йtй йvidemment engloutis avec elle. Comme par un pressentiment,
l'ours ne s'йloignait plus du cap Bathurst, et les animaux а
fourrures, trop inquiets, ne semblaient mкme pas s'apercevoir de
sa prйsence. Les naufragйs eux-mкmes, familiarisйs avec le
gigantesque animal, le laissaient aller et venir, sans s'en
prйoccuper. Le danger commun, pressenti de tous, avait mis au mкme
niveau les instincts et les intelligences.

Quelques moments avant midi, les naufragйs йprouvиrent une йmotion
bien vive, qui ne devait aboutir qu'а une dйception.

Le chasseur Sabine, montй sur le point culminant de l'оlot, et qui
observait la mer depuis quelques instants, fit entendre ces cris:

«Un navire! un navire!»

Tous, comme s'ils eussent йtй galvanisйs, se prйcipitиrent vers le
chasseur. Le lieutenant Hobson l'interrogeait du regard.

Sabine montra dans l'est une sorte de vapeur blanche qui pointait
а l'horizon. Chacun regarda sans oser prononcer une parole, et
chacun vit ce navire dont la silhouette s'accentuait de plus en
plus.

C'йtait bien un bвtiment, un baleinier sans doute. On ne pouvait
s'y tromper, et, au bout d'une heure, sa carиne йtait visible.

Malheureusement, ce navire apparaissait dans l'est, c'est-а-dire а
l'opposй du point oщ le radeau entraоnй avait dы se diriger. Ce
baleinier, le hasard seul l'envoyait dans ces parages, et,
puisqu'il n'avait point communiquй avec le radeau, on ne pouvait
admettre qu'il fыt а la recherche des naufragйs, ni qu'il
soupзonnвt leur prйsence.

Maintenant, ce navire apercevrait-il l'оlot, peu йlevй au-dessus
de la surface de la mer? Sa direction l'en rapprocherait-il?
Distinguerait-il les signaux qui lui seraient faits? En plein
jour, et par ce beau soleil, c'йtait peu probable. La nuit, en
brыlant les quelques planches du logement, on aurait pu entretenir
un feu visible а une grande distance. Mais le navire n'aurait-il
pas disparu avant l'arrivйe de la nuit, qui ne devait durer qu'une
heure а peine? En tout cas, des signaux furent faits, des coups de
feu furent tirйs.

Cependant, ce navire s'approchait! On reconnaissait en ce bвtiment
un long trois-mвts, йvidemment un baleinier de New-Arkhangel, qui,
aprиs avoir doublй la presqu'оle d'Alaska, se dirigeait vers le
dйtroit de Behring. Il йtait au vent de l'оlot, et, tribord amure,
sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets, il
s'йlevait vers le nord. Un marin eыt reconnu а son orientation que
ce navire ne laissait pas porter sur l'оlot. Mais peut-кtre
l'apercevrait-il?

«S'il l'aperзoit, murmura le lieutenant Hobson а l'oreille du
sergent Long, s'il l'aperзoit, il s'enfuira au contraire!»

Jasper Hobson avait raison de parler ainsi. Les navires ne
redoutent rien tant, dans ces parages, que l'approche des icebergs
et des оles de glace! Ce sont des йcueils errants contre lesquels
ils craignent de se briser, surtout pendant la nuit. Aussi se
hвtent-ils de changer leur direction, dиs qu'ils les aperзoivent.
Ce navire n'agirait-il pas ainsi, dиs qu'il aurait connaissance de
l'оlot? C'йtait probable.

Par quelles alternatives d'espoir et de dйsespoir les naufragйs
passиrent, cela ne saurait se peindre. Jusqu'а deux heures du
soir, ils purent croire que la Providence prenait enfin pitiй
d'eux, que le secours leur arrivait, que le salut йtait lа! Le
navire s'йtait toujours approchй par une ligne oblique. Il n'йtait
pas а six milles de l'оlot. On multiplia les signaux, on tira des
coups de fusil, on produisit mкme une grosse fumйe en brыlant
quelques planches du logement...

Ce fut en vain. Ou le bвtiment ne vit rien, ou il se hвta de fuir
l'оlot dиs qu'il l'aperзut.

А deux heures et demie, il lofait lйgиrement et s'йloignait dans
le nord-est.

Une heure aprиs, il n'apparaissait plus que comme une vapeur
blanche, et bientфt il avait entiиrement disparu.

Un des soldats, Kellet, poussa alors des rires extravagants. Puis
il se roula sur le sol. On dut croire qu'il devenait fou.

Mrs. Paulina Barnett avait regardй Madge, bien en face, comme pour
lui demander si elle espйrait encore!

Madge avait dйtournй la tкte!...

Le soir de ce jour nйfaste, un craquement se fit entendre. C'йtait
toute la plus grande partie de l'оlot qui se dйtachait et
s'abоmait dans la mer. Des cris terribles d'animaux йclatиrent
dans l'ombre. L'оlot йtait rйduit а cette pointe qui s'йtendait
depuis l'emplacement de la maison engloutie jusqu'au cap Bathurst!

Ce n'йtait plus qu'un glaзon!




XXIII.

Sur un glaзon.


Un glaзon! Un glaзon irrйgulier, en forme de triangle, mesurant
cent pieds а sa base, cent cinquante pieds а peine sur son plus
grand cфtй! Et sur ce glaзon, vingt et un кtres humains, une
centaine d'animaux а fourrures, quelques chiens, un ours
gigantesque, en ce moment accroupi а la pointe extrкme!

Oui! tous les malheureux naufragйs йtaient lа! L'abоme n'en avait
pas encore pris un seul. La rupture s'йtait opйrйe au moment oщ
ils йtaient rйunis dans le logement. Le sort les avait encore
sauvйs, voulant sans doute qu'ils pйrissent tous ensemble!

Mais quelle situation! On ne parlait pas. On ne bougeait pas.
Peut-кtre le moindre mouvement, la plus lйgиre secousse eыt-elle
suffi а rompre la base de glace!

Aux quelques morceaux de viande sиche que distribua Mrs. Joliffe,
personne ne put ou ne voulut toucher. А quoi bon?

La plupart de ces infortunйs passиrent la nuit en plein air. Ils
aimaient mieux cela: кtre engloutis librement, et non dans une
йtroite cabane de planches!

Le lendemain, 5 juin, un brillant soleil se leva sur ce groupe de
dйsespйrйs. Ils se parlaient а peine. Ils cherchaient а se fuir.
Quelques-uns regardaient d'un oeil troublй l'horizon circulaire,
dont ce misйrable glaзon formait le centre.

La mer йtait absolument dйserte. Pas une voile, pas mкme une оle
de glace, ni un оlot. Ce glaзon, sans doute, йtait le dernier qui
flottвt sur la mer de Behring!

La tempйrature s'йlevait sans cesse. Le vent ne soufflait plus. Un
calme terrible rйgnait dans l'atmosphиre. De longues ondulations
soulevaient doucement ce dernier morceau de terre et de glace qui
restait de l'оle Victoria. Il montait et descendait sans se
dйplacer, comme une йpave, et ce n'йtait plus qu'une йpave, en
effet!

Mais une йpave, un reste de carcasse, le tronзon d'un mвt, une
hune brisйe, quelques planches, cela rйsiste, cela surnage, cela
ne peut fondre! Tandis qu'un glaзon, de l'eau solidifiйe, qu'un
rayon de soleil va dissoudre!...

Ce glaзon -- et cela explique qu'il eыt rйsistй jusqu'alors --
formait la portion la plus йpaisse de l'ancienne оle. Une calotte
de terre et de verdure le recouvrait, et il йtait supposable que
sa croыte glacйe mesurait une йpaisseur assez grande. Les longs
froids de la mer polaire avaient dы le «nourrir en glace», quand,
autrefois, et pendant des pйriodes sйculaires, ce cap Bathurst
faisait la pointe la plus avancйe du continent amйricain.

En ce moment, ce glaзon s'йlevait encore en moyenne de cinq а six
pieds au-dessus du niveau de la mer. On pouvait donc admettre que
sa base avait une йpaisseur а peu prиs йgale. Si donc, sur ces
eaux tranquilles, il ne courait pas le risque de se briser, du
moins devait-il peu а peu se rйduire en eau. On le voyait bien а
ses bords qui s'usaient rapidement sous la langue des longues
lames, et, presque incessamment, quelque morceau de terre, avec sa
verdoyante vйgйtation, s'йcroulait dans les flots.

Un йcroulement de cette nature eut lieu ce jour mкme, vers une
heure du soir, dans la partie du sol occupйe par le logement, qui
se trouvait tout а fait sur la lisiиre du glaзon. Le logement
йtait heureusement vide, mais on ne put sauver que quelques-unes
des planches qui le formaient et deux ou trois poutrelles de
toiture. La plupart des ustensiles et les instruments d'astronomie
furent perdus! Toute la petite colonie dut se rйfugier alors sur
la partie la plus йlevйe du sol, ou rien ne la dйfendait des
intempйries de l'air.

Lа se trouvaient encore quelques outils, les pompes, et le
rйservoir а air que Jasper Hobson utilisa en y recueillant
quelques gallons d'une pluie qui tomba en abondance. Il ne fallait
plus, en effet, emprunter au sol dйjа si rйduit la glace qui
fournissait jusqu'alors l'eau potable. Il n'йtait pas une parcelle
de ce glaзon qui ne fыt а mйnager.

Vers quatre heures, le soldat Kellet, celui-lа mкme qui avait
donnй dйjа quelques signes de folie, vint trouver Mrs. Paulina
Barnett et lui dit d'un ton calme:

«Madame, je vais me noyer.

-- Kellet! s'йcria la voyageuse.

-- Je vous dis que je vais me noyer, reprit le soldat. J'ai bien
rйflйchi. Il n'y a pas moyen de s'en tirer. J'aime mieux en finir
volontairement.

-- Kellet, rйpondit Mrs. Paulina Barnett, en prenant la main du
soldat, dont le regard йtait йtrangement clair, Kellet, vous ne
ferez pas cela!

-- Si, madame, et comme vous avez toujours йtй bonne pour nous
autres, je n'ai pas voulu mourir sans vous dire adieu. Adieu,
madame!»

Et Kellet se dirigea vers la mer. Mrs. Paulina Barnett,
йpouvantйe, s'attacha а lui. Jasper Hobson et le sergent
accoururent а ses cris. Ils se joignirent а elle pour dйtourner
Kellet d'accomplir son dessein. Mais le malheureux, pris par cette
idйe fixe, se contentait de secouer nйgativement la tкte.

Pouvait-on faire entendre raison а cet esprit йgarй? Non. Et
cependant l'exemple de ce fou se jetant а la mer aurait pu кtre
contagieux! Qui sait si quelques-uns des compagnons de Kellet,
dйmoralisйs au dernier degrй, ne l'auraient pas suivi dans le
suicide? Il fallait а tout prix arrкter ce malheureux prкt а se
tuer.

«Kellet, dit alors Mrs. Paulina Barnett, en lui parlant doucement,
souriant presque, vous avez de la bonne et franche amitiй pour
moi?

-- Oui, madame, rйpondit Kellet avec calme.

-- Eh bien, Kellet, si vous le voulez, nous mourrons ensemble...
mais pas aujourd'hui.

-- Madame!...

-- Non, mon brave Kellet, je ne suis pas prкte..., demain
seulement... demain, voulez-vous?...»

Le soldat regarda plus fixement que jamais la courageuse femme. Il
sembla hйsiter un instant, jeta un regard d'envie fйroce sur cette
mer йtincelante, puis, passant sa main sur ses yeux:

«Demain!» dit-il. Et ce seul mot prononcй, il alla d'un pas
tranquille reprendre sa place parmi ses compagnons.

«Pauvre malheureux! murmura Mrs. Paulina Barnett, je lui ai
demandй d'attendre а demain, et d'ici lа, qui sait si nous ne
serons pas tous engloutis!...»

Cependant, Jasper Hoson, qui ne voulait pas dйsespйrer, se
demandait s'il n'y aurait pas un moyen quelconque d'arrкter la
dissolution de l'оlot, si on ne pouvait parvenir а le conserver
jusqu'au moment oщ il serait en vue d'une terre quelconque!

Mrs. Paulina Barnett et Madge ne se quittaient plus d'un seul
instant. Kalumah йtait couchйe comme un chien auprиs de sa
maоtresse et cherchait а la rйchauffer. Mrs. Mac Nap, enveloppйe
de quelques pelleteries, restes de la riche moisson du Fort-
Espйrance, s'йtait assoupie, son petit enfant sur son sein.
Les autres naufragйs, йtendus за et lа, ne bougeaient pas plus que
s'ils n'eussent йtй que des cadavres abandonnйs sur une йpave. Nul
bruit ne troublait ce repos terrible. Seulement, on entendait la
lame qui rongeait peu а peu le glaзon, et de petits йboulements se
faisaient, dont le bruit sec marquait sa dйgradation.

Parfois, le sergent Long se levait. Il regardait autour de lui, il
parcourait la mer du regard; puis, un instant aprиs, il reprenait
sa position horizontale. А l'extrйmitй du glaзon, l'ours formait
comme une grosse boule de neige blanche qui ne remuait pas.

Il y eut une heure d'obsuritй. Aucun incident ne modifia la
situation! Les basses brumes du matin se nuancиrent, vers
l'orient, de teintes un peu fauves. Quelques nuages se fondirent
au zйnith, et bientфt les rayons du soleil glissиrent а la surface
des eaux.

Le premier soin du lieutenant fut d'explorer le glaзon du regard.
Son pйrimиtre s'йtait encore rйduit, mais, circonstance plus
grave, sa hauteur moyenne au-dessus du niveau de la mer avait
sensiblement diminuй. Les ondulations de la mer, si faibles
qu'elles fussent, suffisaient а le couvrir en partie. Seul le
sommet du monticule йchappait а leur atteinte.

Le sergent Long avait, de son cфtй, observй les changements qui
s'йtaient produits. Les progrиs de la dissolution йtaient si
йvidents qu'il ne lui restait plus aucun espoir.

Mrs. Paulina Barnett alla trouver le lieutenant Hobson.

«Ce sera pour aujourd'hui? lui demanda-t-elle.

-- Oui, madame, rйpondit le lieutenant, et vous tiendrez la
promesse que vous avez faite а Kellet!

-- Monsieur Jasper, dit gravement la voyageuse, avons-nous fait
tout ce que nous devions faire?

-- Oui, madame.

-- Eh bien, que la volontй de Dieu s'accomplisse!»

Cependant, pendant cette journйe, une derniиre tentative
dйsespйrйe devait кtre faite. Une brise assez forte s'йtait levйe
et venait du large, c'est-а-dire qu'elle portait vers le sud-est,
prйcisйment dans cette direction oщ se trouvaient les terres les
plus rapprochйes des Alйoutiennes. А quelle distance? on ne
pouvait le dire, depuis que, faute d'instruments, la situation du
glaзon n'avait pu кtre relevйe. Mais il ne devait pas avoir dйrivй
considйrablement, а moins que quelque courant ne l'eыt saisi, car
il n'offrait aucune prise au vent.

Toutefois, il y avait lа un doute. Si, par impossible, ce glaзon
eыt йtй plus prиs de terre que les naufragйs ne le supposaient! Si
un courant dont on ne pouvait constater la direction l'avait
rapprochй de ces Alйoutiennes tant dйsirйes! Le vent portait alors
vers ces оles, et il pouvait rapidement dйplacer le glaзon, si on
lui donnait prise. Le glaзon n'eыt-il plus que quelques heures а
flotter, en quelques heures la terre pouvait apparaоtre peut-кtre,
ou sinon elle, du moins un de ces navires de cabotage ou de pкche
qui ne s'йlиvent jamais au large.

Une idйe, d'abord confuse dans l'esprit du lieutenant Hobson, prit
bientфt une йtrange fixitй. Pourquoi n'йtablirait-on pas une voile
sur ce glaзon comme sur un radeau ordinaire? Cela йtait possible,
en effet.

Jasper Hobson communiqua son idйe au charpentier.

«Vous avez raison, rйpondit Mac Nap. Toutes voiles dehors.»

Ce projet, quelque peu de chances qu'il eыt de rйussir, ranima ces
infortunйs. Pouvait-il en кtre autrement? Ne devaient-ils pas se
raccrocher а tout ce qui ressemblait а un espoir?

Tous se mirent а l'oeuvre, mкme Kellet, qui n'avait pas encore
rappelй а Mrs. Paulina Barnett sa promesse.

Une poutrelle, formant autrefois le faоte du logement des soldats,
fut dressйe et fortement enfoncйe dans la terre et le sable dont
se composait le monticule. Des cordes, disposйes comme des haubans
et un йtai, l'assujettirent solidement. Une vergue, faite d'une
forte perche, reзut en guise de voile les draps et couvertures qui
garnissaient les derniиres couchettes, et fut hissйe au haut du
mвt. La voile, ou plutфt cet assemblage de toiles, convenablement
orientйe, se gonfla sous une brise maniable, et au sillon qu'il
laissait derriиre lui, il fut bientфt йvident que le glaзon se
dйplaзait plus rapidement dans la direction du sud-est.

C'йtait un succиs. Une sorte de revivification se fit dans ces
esprits abattus. Ce n'йtait plus l'immobilitй, c'йtait la marche,
et ils s'enivraient de cette vitesse, si mйdiocre qu'elle fыt. Le
charpentier йtait particuliиrement satisfait de ce rйsultat. Tous,
d'ailleurs, comme autant de vigies, fouillaient l'horizon du
regard, et si on leur eыt dit que la terre ne devait pas
apparaоtre а leurs yeux, ils n'auraient pas voulu le croire!

Il devait en кtre ainsi cependant.

Pendant trois heures, le glaзon marcha sur les eaux assez calmes
de la mer. Il ne rйsistait point au vent ni а la houle, au
contraire, et les lames le portaient, loin de lui faire obstacle.
Mais l'horizon se traзait toujours circulairement, sans qu'aucun
point en altйrвt la nettetй. Ces infortunйs espйraient toujours.

Vers trois heures aprиs midi, le lieutenant Hobson prit le sergent
Long а part et lui dit:

«Nous marchons, mais c'est aux dйpens de la soliditй et de la
dureй de notre оlot.

-- Que voulez-vous dire, mon lieutenant?

-- Je veux dire que le glaзon s'use rapidement au frottement des
eaux accru par sa vitesse, il s'йraille, il se casse, et, depuis
que nous avons mis а la voile, il a diminuй d'un tiers.

-- Vous кtes certain...

-- Absolument certain, Long. Le glaзon s'allonge, il s'efflanque.
Voyez, la mer n'est plus а dix pieds du monticule.»

Le lieutenant Hobson disait vrai, et avec ce glaзon, rapidement
entraоnй, il ne pouvait en кtre autrement.

«Sergent, demanda alors Jasper Hobson, кtes-vous d'avis de
suspendre notre marche?

-- Je pense, rйpondit le sergent Long, aprиs un instant de
rйflexion, je pense que nous devons consulter nos compagnons.
Maintenant, la responsabilitй de nos dйcisions doit appartenir а
tous.»

Le lieutenant fit un signe affirmatif. Tous deux reprirent leur
place sur le monticule, et Jasper Hobson fit connaоtre la
situation.

«Cette vitesse, dit-il, use rapidement le glaзon qui nous porte.
Elle hвtera peut-кtre de quelques heures l'inйvitable catastrophe.
Dйcidez, mes amis. Voulez-vous continuer de marcher en avant?

-- En avant!»

Ce fut le mot prononcй d'une commune voix par tous ces infortunйs.

La navigation continua donc, et cette rйsolution des naufragйs
devait avoir d'incalculables consйquences. А six heures du soir,
Madge se leva et, montrant un point dans le sud-est:

«Terre!» dit-elle.

Tous se levиrent, йlectrisйs. Une terre, en effet, se levait dans
le sud-est, а douze milles du glaзon.

«De la toile! de la toile!» s'йcria le lieutenant Hobson.

On le comprit. La surface de voilure fut accrue. On installa sur
les haubans des sortes de bonnettes au moyen de vкtements, de
fourrures, de tout ce qui pouvait donner prise au vent.

La vitesse fut accrue, d'autant plus que la brise fraоchissait.
Mais le glaзon fondait de toutes parts. On le sentait tressaillir.
Il pouvait s'ouvrir а chaque instant.

On n'y voulait pas songer. L'espoir entraоnait. Le salut йtait lа-
bas, sur ce continent. On l'appelait, on lui faisait des signaux!
C'йtait un dйlire!

А sept heures et demie, le glaзon s'йtait sensiblement rapprochй
de la cфte. Mais il fondait а vue d'oeil, il s'enfonзait aussi,
l'eau l'ameurait, les lames le balayaient et emportaient peu а peu
les animaux affolйs de terreur. А chaque instant, on devait
craindre que le glaзon ne s'abоmвt sous les flots. Il fallut
l'allйger comme un navire qui coule. Puis on йtendit avec soin le
peu de terre et de sable qui restait sur la surface glacйe, vers
ses bords surtout, de maniиre а les prйserver de l'action directe
des rayons solaires! On y plaзa aussi des fourrures, qui, de leur
nature, conduisent mal la chaleur. Enfin, ces hommes йnergiques
employиrent tous les moyens imaginables pour retarder la
catastrophe suprкme. Mais tout cela йtait insuffisant. Des
craquements couraient а l'intйrieur du glaзon, et des fentes se
dessinaient а sa surface. Quelques-uns pagayaient avec des
planches. Mais dйjа l'eau se faisait jour а travers, et la cфte
йtait encore а quatre milles au vent!

«Allons! un signal, mes amis, s'йcria le lieutenant Hobson,
soutenu par une йnergie hйroпque. Peut-кtre nous verra-t-on!»

De tout ce qui restait d'objets combustibles, deux ou trois
planches, une poutrelle, on fit un bыcher et on y mit le feu. Une
grande flamme monta au dessus de la fragile йpave!

Mais le glaзon fondait de plus en plus, et, en mкme temps, il
s'enfonзait. Bientфt, il n'y eut plus que le monticule de terre
qui йmergeвt! Lа, tous s'йtaient rйfugiйs, en proie aux angoisses
de l'йpouvante, et, avec eux, ceux des animaux, en bien petit
nombre, que la mer n'avait pas encore dйvorйs! L'ours poussait des
rugissements formidables.

L'eau montait toujours. Rien ne prouvait que les naufragйs eussent
йtй aperзus. Certainement, un quart d'heure ne se passerait pas
avant qu'ils fussent engloutis...

N'y avait-il donc pas un moyen de prolonger la durйe de ce glaзon?
Trois heures seulement, trois heures encore, et on atteindrait
peut-кtre cette terre qui n'йtait pas а trois milles sous le vent!
Mais que faire? que faire?

«Ah! s'йcria Jasper Hobson, un moyen, un seul pour empкcher ce
glaзon de se dissoudre. Je donnerais ma vie pour le trouver! Oui!
ma vie!»

En ce moment, quelqu'un dit d'une voix brиve:

«Il y en a un!»

C'йtait Thomas Black qui parlait! C'йtait l'astronome qui, depuis
si longtemps, n'avait plus ouvert la bouche, pour ainsi dire, et
qui ne semblait plus compter comme un vivant parmi tous ces кtres
vouйs а la mort! Et la premiиre parole qu'il prononзait, c'йtait
pour dire: «Oui, il y a un moyen d'empкcher ce glaзon de se
dissoudre! Il y a encore un moyen de nous sauver!»

Jasper Hobson s'йtait prйcipitй vers Thomas Black. Ses compagnons
et lui interrogeaient l'astronome du regard. Ils croyaient avoir
mal entendu.

«Et ce moyen? demanda le lieutenant Hobson.

-- Aux pompes!» rйpondit seulement Thomas Black.

Thomas Black йtait-il fou? Prenait-il le glaзon pour un navire qui
sombre avec dix pieds d'eau dans sa cale?

Cependant, il y avait bien lа, en effet, les pompes d'aйration et
aussi le rйservoir а air qui servait alors de charnier pour l'eau
potable! Mais en quoi ces pompes pouvaient-elles кtre utiles?
Comment serviraient-elles а durcir les arкtes de ce glaзon qui
fondait de toutes parts?

«Il est fou! dit le sergent Long.

-- Aux pompes! rйpйta l'astronome. Remplissez d'air le rйservoir!

-- Faisons ce qu'il dit!» s'йcria Mrs. Paulina Barnett.

Les pompes furent emmanchйes au rйservoir, dont le couvercle fut
rapidement fermй et boulonnй. Les pompes fonctionnиrent aussitфt,
et l'air fut emmagasinй dans le rйservoir sous une pression de
plusieurs atmosphиres. Puis, Thomas Black prenant un des tuyaux de
cuir soudйs au rйservoir, et qui, une fois le robinet ouvert,
pouvait donner passage а l'air comprimй, il le promena sur les
bords du glaзon, partout oщ la chaleur le dissolvait.

Quel effet se produisit, а l'йtonnement de tous! Partout oщ cet
air йtait projetй par la main de l'astronome, le dйgel s'arrкtait,
les fentes se raccordaient, la congйlation se refaisait!

«Hurrah! hurrah!» s'йcriиrent tous ces infortunйs.

C'йtait un travail fatigant que la manoeuvre des pompes, mais les
bras ne manquaient pas! On se relayait. Les arкtes du glaзon se
revivifiaient comme si elles йtaient soumises а un froid excessif.

«Vous nous sauvez, monsieur Black! dit Jasper Hobson.

-- Mais rien de plus naturel!» rйpondit simplement l'astronome.

Rien n'йtait plus naturel, en effet, et voici l'effet physique qui
se produisait en ce moment.

La recongйlation du glaзon se refaisait pour deux motifs:
d'abordparce que sous la pression de l'air, l'eau, en se
volatilisant а la surface du glaзon, produisait un froid
rigoureux; et ensuite parce que cet air comprimй empruntait, pour
se dйtendre, sa chaleur а la surface dйgelйe. Partout oщ une
fracture se produisait, le froid, provoquй par la dйtente de
l'air, en cimentait les bords, et, grвce а ce moyen suprкme, le
glaзon reprenait peu а peu sa soliditй premiиre.

Et ce fut ainsi pendant plusieurs heures. Les naufragйs, remplis
d'un immense espoir, travaillaient avec une ardeur que rien n'eыt
arrкtйe!

On approchait de terre.

Quand on ne fut plus qu'а un quart de mille de la cфte, l'ours se
jeta а la nage, et il atteignit bientфt le rivage et disparut.

Quelques instants aprиs, le glaзon s'йchouait sur une grиve. Les
quelques animaux qui l'occupaient encore prenaient la fuite. Puis
les naufragйs dйbarquaient, tombaient а genoux et remerciaient le
Ciel de leur miraculeuse dйlivrance.




XXIV.

Conclusion.


C'йtait а l'extrйmitй de la mer de Behring, sur la derniиre des
Alйoutiennes, l'оle Blejinic, que tout le personnel du Fort-
Espйrance avait pris terre, aprиs avoir franchi plus de dix-huit
cents milles depuis la dйbвcle des glaces! Des pкcheurs
alйoutiens, accourus а leur secours, les accueillirent
hospitaliиrement. Bientфt mкme, le lieutenant Hobson et les siens
furent mis en relation avec les agents anglais du continent, qui
appartenaient а la Compagnie de la baie d'Hudson.

Il est inutile de faire ressortir, aprиs ce rйcit dйtaillй, le
courage de tous ces braves gens, bien dignes de leur chef, et
l'йnergie qu'ils avaient montrйe pendant cette longue sйrie
d'йpreuves. Le coeur ne leur avait pas manquй, ni а ces hommes ni
а ces femmes, auxquels la vaillante Paulina Barnett avait toujours
donnй l'exemple de l'йnergie dans la dйtresse, et de la
rйsignation aux volontйs du Ciel. Tous avaient luttй jusqu'au bout
et n'avaient pas permis au dйsespoir de les abattre, mкme quand
ils virent ce continent, sur lequel ils avaient fondй le Fort-
Espйrance, se changer en оle errante, cette оle en оlot, cet оlot
en glaзon, non pas mкme enfin, quand ce glaзon se fondit sous la
double action des eaux chaudes et des rayons solaires! Si la
tentative de la Compagnie йtait а reprendre, si le nouveau fort
avait pйri, nul ne pouvait le reprocher а Jasper Hobson ni а ses
compagnons, qui avaient йtй soumis а des йventualitйs en dehors
des prйvisions humaines. En tout cas, des dix-neuf personnes
confiйes au lieutenant, pas une ne manquait au retour, et mкme la
petite colonie s'йtait accrue de deux nouveaux membres, la jeune
Esquimaude Kalumah et l'enfant du charpentier Mac Nap, le filleul
de Mrs. Paulina Barnett.

Six jours aprиs le sauvetage, les naufragйs arrivaient а New-
Arkhangel, la capitale de l'Amйrique russe.

Lа, tous ces amis, qui avaient йtй si йtroitement attachйs les uns
aux autres par le danger commun, allaient se sйparer pour jamais,
peut-кtre! Jasper Hobson et les siens devaient regagner le Fort-
Reliance а travers les territoires de la Compagnie, tandis que
Mrs. Paulina Barnett, Kalumah qui ne voulait plus se sйparer
d'elle, Madge et Thomas Black comptaient retourner en Europe par
San Francisco et les Йtats-Unis. Mais avant de se sйparer, le
lieutenant Hobson, devant tous ses compagnons rйunis, d'une voix
йmue, parla en ces termes а la voyageuse:

«Madame, soyez bйnie pour tout le bien que vous avez fait parmi
nous! Vous avez йtй notre foi, notre consolation, l'вme de notre
petit monde! Je vous en remercie au nom de tous!»

Trois hurrahs йclatиrent en l'honneur de Mrs. Paulina Barnett.
Puis chacun des soldats voulut serrer la main de la vaillante
voyageuse. Chacune des femmes l'embrassa avec effusion.

Quant au lieutenant Hobson, qui avait conзu pour Mrs. Paulina
Barnett une affection si sincиre, ce fut le coeur bien gros qu'il
lui donna la derniиre poignйe de main.

«Est-ce qu'il est possible que nous ne nous revoyions pas un jour?
dit-il.

-- Non, Jasper Hobson, rйpondit la voyageuse, non, ce n'est pas
possible! Et si vous ne venez pas en Europe, c'est moi qui
reviendrai vous retrouver ici... ici ou dans la nouvelle
factorerie que vous fonderez un jour...»

En ce moment, Thomas Black, qui, depuis qu'il venait de reprendre
pied sur la terre ferme, avait retrouvй la parole, s'avanзa:

«Oui, nous nous reverrons... dans vingt-six ans! dit-il de l'air
le plus convaincu du monde. Mes amis, j'ai manquй l'йclipse de
1860, mais je ne manquerai pas celle qui se reproduira dans les
mкmes conditions et aux mкmes lieux, en 1886. Donc dans vingt-six
ans, а vous chиre madame, et а vous, mon brave lieutenant, je
donne de nouveau rendez-vous aux limites de la mer polaire.»

FIN


[1] Et, en effet, cette prйvision du capitaine Craventy s'est
rйalisйe depuis.
[2] Ce chiffre du thermomиtre Fahrenheit correspond au
zйro du thermomиtre centigrade.
[3] Auteur d'un traitй de la pкche а la ligne trиs estimй en
Angleterre.
[4] 85, 000 francs.
[5] Petite riviиre de Hyde-Park, а Londres.
[6] Jeu de cartes trиs usitй en Angleterre.
[7] Il s'agit du zйro Fahrenheit.
[8] Traduction exacte du mot « esquimau ».
[9] А 42° centigr. au-dessous de zйro, le mercure gиle dans
la cuvette du thermomиtre, et on est obligй d'employer des
appareils а alcool pur, qui ne se solidifie que sous un froid
excessif.
[10] Alors prйsident de la Sociйtй.
[11] Environ 52 kilomиtres ou 13 lieues.






End of the Project Gutenberg EBook of Le pays des fourrures, by Jules Verne

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PAYS DES FOURRURES ***

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