The Project Gutenberg eBook, Aventures du Capitaine Hatteras, by Jules
Verne


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Title: Aventures du Capitaine Hatteras

Author: Jules Verne

Release Date: April 6, 2004  [eBook #11927]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1


***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS***


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AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

PAR

JULES VERNE





PREMIИRE PARTIE

LES ANGLAIS AU POLE NORD




CHAPITRE PREMIER.

LE FORWARD.


«Demain, а la marйe descendante, le brick _le Forward_, capitaine,
K.Z., second, Richard Shandon, partira de New Princes Docks pour une
destination inconnue.»

Voilа ce que l'on avait pu lire dans le _Liverpool Herald_ du 5 avril
1860.

Le dйpart d'un brick est un йvйnement de peu d'importance pour le port
le plus commerзant de l'Angleterre. Qui s'en apercevrait au milieu des
navires de tout tonnage et de toute nationalitй, que deux lieues de
bassins а flot ont de la peine а contenir?

Cependant, le 6 avril, dиs le matin, une foule considйrable couvrait
les quais de New Princes Docks; l'innombrable corporation des marins
de la ville semblait s'y кtre donnй rendez-vous. Les ouvriers des
warfs environnants avaient abandonnй leurs travaux, les nйgociants
leurs sombres comptoirs, les marchands leurs magasins dйserts. Les
omnibus multicolores, qui longent le mur extйrieur des bassins,
dйversaient а chaque minute leur cargaison de curieux; la ville ne
paraissait plus avoir qu'une seule prйoccupation: assister au dйpart
du _Forward_.

_Le Forward_ йtait un brick de cent soixante-dix tonneaux, muni d'une
hйlice et d'une machine a vapeur de la force de cent vingt chevaux. On
l'eыt volontiers confondu avec les autres bricks du port. Mais, s'il
n'offrait rien d'extraordinaire aux yeux du public, les connaisseurs
remarquaient en lui certaines particularitйs auxquelles un marin ne
pouvait se mйprendre.

Aussi, а bord du _Nautilus_, ancrй non loin, un groupe de matelots se
livrait-il а mille conjectures sur la destination du _Forward_.

«Que penser, disait l'un, de cette mвture? il n'est pas d'usage,
pourtant, que les navires а vapeur soient si largement voilйs.

--Il faut, rйpondit un quartier-maоtre а large figure rouge, il faut
que ce bвtiment-lа compte plus sur ses mвts que sur sa machine, et
s'il a donnй un tel dйveloppement а ses hautes voiles, c'est sans
doute parce que les basses seront souvent masquйes. Ainsi donc, ce
n'est pas douteux pour moi, _le Forward_ est destinй aux mers
arctiques ou antarctiques, lа oщ les montagnes de glace arrкtent le
vent plus qu'il ne convient а un brave et solide navire.

--Vous devez avoir raison, maоtre Cornhill, reprit un troisiиme
matelot. Avez-vous remarquй aussi cette йtrave qui tombe droit а la
mer?

--Ajoute, dit maоtre Cornhill, qu'elle est revкtue d'un tranchant
d'acier fondu affilй comme un rasoir, et capable de couper un
trois-ponts en deux, si _le Forward_, lancй а toute vitesse,
l'abordait par le travers.

--Bien sыr, rйpondit un pilote de la Mersey, car ce brick-lа file
joliment ses quatorze noeuds а l'heure avec son hйlice. C'йtait
merveille de le voir fendre le courant, quand il a fait ses essais.
Croyez-moi, c'est un fin marcheur.

--Et а la voile, il n'est guиre embarrassй non plus, reprit maоtre
Cornhill; il va droit dans le vent et gouverne а la main! Voyez-vous,
ce bateau-lа va tвter des mers polaires, ou je ne m'appelle pas de mon
nom! Et tenez, encore un dйtail! Avez-vous remarquй la large jaumiиre
par laquelle passe la tкte de son gouvernail?

--C'est ma foi vrai, rйpondirent les interlocuteurs de maоtre
Cornhill; mais qu'est-ce que cela prouve?

--Cela prouve, mes garзons, riposta le maоtre avec une dйdaigneuse
satisfaction, que vous ne savez ni voir ni rйflйchir; cela prouve
qu'on a voulu donner du jeu а la tкte de ce gouvernail afin qu'il pыt
кtre facilement placй ou dйplacй. Or, ignorez-vous qu'au milieu des
glaces, c'est une manoeuvre qui se reproduit souvent?

--Parfaitement raisonnй, rйpondirent les matelots du _Nautilus_.

--Et d'ailleurs, reprit l'un d'eux, le chargement de ce brick confirme
l'opinion de maоtre Cornhill. Je le tiens de Clifton qui s'est
bravement embarquй. _Le Forward_ emporte des vivres pour cinq ou six
ans, et du charbon en consйquence. Charbon et vivres, c'est lа toute
sa cargaison, avec une pacotille de vкtements de laine et de peaux de
phoque.

--Eh bien, fit maоtre Cornhill, il n'y a plus а en douter; mais enfin
l'ami, puisque tu connais Clifton, Clifton ne t'a-t-il rien dit de sa
destination?

--Il n'a rien pu me dire; il l'ignore; l'йquipage est engagй comme
cela. Oщ va-t-il? Il ne le saura guиre que lorsqu'il sera arrivй.

--Et encore, rйpondit un incrйdule, s'ils vont au diable, comme cela
m'en a tout l'air.

--Mais aussi quelle paye, reprit l'ami de Clifton. en s'animant,
quelle haute paye! cinq fois plus forte que la paye habituelle! Ah!
sans cela, Richard Shandon n'aurait trouvй personne pour s'engager
dans des circonstances pareilles! Un bвtiment d'une forme йtrange qui
va on ne sait oщ, et n'a pas l'air de vouloir beaucoup revenir! Pour
mon compte, cela ne m'aurait guиre convenu.

--Convenu ou non, l'ami, rйpliqua maоtre Cornhill, tu n'aurais jamais
pu faire partie de l'йquipage du _Forward_.

--Et pourquoi cela?

--Parce que tu n'es pas dans les conditions requises, Je me suis
laissй dire que les gens mariйs en йtaient exclus. Or tu es dans la
grande catйgorie. Donc, tu n'as pas besoin de faire la petite bouche,
ce qui, de ta part d'ailleurs, serait un vйritable tour de force.»

Le matelot, ainsi interpellй, se prit а rire avec ses camarades,
montrant ainsi combien la plaisanterie de maоtre Cornhill йtait juste.

«II n'y a pas jusqu'au nom de ce bвtiment, reprit Cornhill satisfait
de lui-mкme, qui ne soit terriblement audacieux! _Le Forward_[1],
_forward_ jusqu'oщ? Sans compter qu'on ne connaоt pas son capitaine, а
ce brick-lа?

  [1]  _Forward_, en avant.

--Mais si, on le connaоt, rйpondit un jeune matelot de figure assez
naпve.

--Comment! on le connaоt?

--Sans doute.

--Petit, fit Cornhill, en es-tu а croire que Shandon soit le capitaine
du _Forward?_

--Mais, rйpliqua le jeune marin...

--Sache donc que Shandon est le commander[1], pas autre chose; c'est
un brave et hardi marin, un baleinier qui a fait ses preuves, un
solide compиre, digne en tout de commander, mais enfin il ne commande
pas; il n'est pas plus capitaine que toi ou moi, sauf mon respect! Et
quant а celui qui sera maоtre aprиs Dieu а bord, il ne le connaоt pas
davantage. Lorsque le moment en sera venu, le vrai capitaine
apparaоtra on ne sait comment et de je ne sais quel rivage des deux
mondes, car Richard Shandon n'a pas dit et n'a pas eu la permission de
dire vers quel point du globe il dirigerait son bвtiment.

  [1]  Second d'un bвtiment anglais.

--Cependant, maоtre Cornhill, reprit le jeune marin, je vous assure
qu'il y a eu quelqu'un de prйsentй а bord, quelqu'un annoncй dans la
lettre oщ la place de second йtait offerte а M. Shandon!

--Comment! riposta Cornhill en fronзant le sourcil, tu vas me soutenir
que _le Forward_ a un capitaine а bord?

--Mais oui, maоtre Cornhill.

--Tu me dis cela, а moi!

--Sans doute, puisque je le tiens de Johnson, le maоtre d'йquipage.

--De maоtre Johnson?

--Sans doute; il me l'a dit а moi-mкme!

--Il te l'a dit? Johnson?

--Non-seulement il m'a dit la chose, mais il m'a montrй le capitaine.

--Il te l'a montrй! rйpliqua Cornhill stupйfait.

--Il me l'a montrй.

--Et tu l'as vu?

--Vu de mes propres yeux.

--Et qui est-ce?

--C'est un chien.

--Un chien!

--Un chien а quatre pattes.

--Oui.»

La stupйfaction fut grande parmi les marins du _Nautilus_. En toute
autre circonstance, ils eussent йclatй de rire. Un chien capitaine
d'un brick de cent soixante-dix tonneaux! il y avait lа de quoi
йtouffer! Mais, ma foi, _le Forward_ йtait un bвtiment si
extraordinaire, qu'il fallait y regarder а deux fois avant de rire,
avant de nier. D'ailleurs, maоtre Cornhill lui-mкme ne riait pas.

«Et c'est Johnson qui t'a montrй ce capitaine d'un genre si nouveau,
ce chien? reprit-il en s'adressant au jeune matelot. Et tu l'as vu?...

--Comme je vous vois, sauf votre respect!

--Eh bien, qu'en pensez-vous? demandиrent les matelots а maоtre
Cornhill.

--Je ne pense rien, rйpondit brusquement ce dernier, je ne pense rien,
sinon que _le Forward_ est un vaisseau du diable, ou de fous а mettre
а Bedlam!»

Les matelots continuиrent а regarder silencieusement _le Foward_, dont
les prйparatifs de dйpart touchaient а leur fin; et pas un ne se
rencontra parmi eux а prйtendre que le maоtre d'йquipage Johnson se
fыt moquй du jeune marin.

Cette histoire de chien avait dйjа fait son chemin dans la ville, et
parmi la foule des curieux plus d'un cherchait des yeux ce
_captain-dog_, qui n'йtait pas йloignй de le croire un animal
surnaturel.

Depuis plusieurs mois d'ailleurs, _le Forward/_ attirait l'attention
publique; ce qu'il y avait d'un peu extraordinaire dans sa
construction, le mystиre qui l'enveloppait, l'incognito gardй par son
capitaine, la faзon dont Richard Shandon reзut la proposition de
diriger son armement, le choix apportй а la composition de l'йquipage,
cette destination inconnue а peine soupзonnйe de quelques-uns, tout
contribuait а donner а ce brick une allure plus qu'йtrange.

Pour un penseur, un rкveur, un philosophe, au surplus, rien d'йmouvant
comme un bвtiment en partance; l'imagination le suit volontiers dans
ses luttes avec la mer, dans ses combats livrйs aux vents, dans cette
course aventureuse qui ne finit pas toujours au port, et pour peu
qu'un incident inaccoutumй se produise, le navire se prйsente sous une
forme fantastique, mкme aux esprits rebelles en matiиre de fantaisie.

Ainsi du _Forward_. Et si le commun des spectateurs ne put faire les
savantes remarques de maоtre Cornhill, les on dit accumulйs pendant
trois mois suffirent а dйfrayer les conversations liverpooliennes.

Le brick avait йtй mis en chantier а Birkenhead, vйritable faubourg de
la ville, situй sur la rive gauche de la Mersey, et mis en
communication avec le port par le va-et-vient incessant des barques а
vapeur.

Le constructeur, Scott & Co., l'un des plus habiles de l'Angleterre,
avait reзu de Richard Shandon un devis et un plan dйtaillй, oщ le
tonnage, les dimensions, le gabarit du brick йtaient donnйs avec le
plus grand soin. On devinait dans ce projet la perspicacitй d'un marin
consommй. Shandon ayant des fonds considйrables а sa disposition, les
travaux commencиrent, et, suivant la recommandation du propriйtaire
inconnu, on alla rapidement.

Le brick fut construit avec une soliditй а toute йpreuve; il йtait
йvidemment appelй а rйsister а d'йnormes pressions, car sa membrure en
bois de teack, sorte de chкne des Indes remarquable par son extrкme
duretй, fut en outre reliйe par de fortes armatures de fer. On se
demandait mкme dans le monde des marins pourquoi la coque d'un navire
йtabli dans ces conditions de rйsistance n'йtait pas faite de tфle,
comme celle des autres bвtiments а vapeur. A cela, on rйpondait que
l'ingйnieur mystйrieux avait ses raisons pour agir ainsi.

Peu а peu le brick prit figure sur le chantier, et ses qualitйs de
force et de finesse frappиrent les connaisseurs. Ainsi que l'avaient
remarquй les matelots du _Nautilus_, son йtrave faisait un angle droit
avec la quille; elle йtait revкtue, non d'un йperon, mais d'un
tranchant d'acier fondu dans les ateliers de R. Hawthorn de Newcastle.
Cette proue de mйtal, resplendissant au soleil, donnait un air
particulier au brick, bien qu'il n'eыt rien d'absolument militaire.
Cependant un canon du calibre 16 fut installй sur le gaillard d'avant;
montй sur pivot, il pouvait кtre facilement pointй dans toutes les
directions; il faut ajouter qu'il en йtait du canon comme de l'йtrave;
ils avaient beau faire tous les deux, ils n'avaient rien de
positivement guerrier.

Mais si le brick n'йtait pas un navire de guerre, ni un bвtiment de
commerce, ni un yacht de plaisance, car on ne fait pas des promenades
avec six ans d'approvisionnement dans sa cale, qu'йtait-ce donc?

Un navire destinй а la recherche de _l'Erebus_ et du _Terror_, et de
sir John Franklin? Pas davantage, car en 1859, l'annйe prйcйdente, le
commandant MacClintock йtait revenu des mers arctiques, rapportant la
preuve certaine de la perte de cette malheureuse expйdition.

_Le Forward_ voulait-il donc tenter encore le fameux passage du
Nord-Ouest? А quoi bon? le capitaine MacClure l'avait trouvй en 1853,
et son lieutenant Creswel eut le premier l'honneur de contourner le
continent amйricain du dйtroit de Behring au dйtroit de Davis.

Il йtait pourtant certain, indubitable pour des esprits compйtents,
que _le_ Forward se prйparait а affronter la rйgion des glaces.
Allait-il pousser vers le pфle Sud, plus loin que le baleinier Wedell,
plus avant que le capitaine James Ross? Mais а quoi bon, et dans quel
but?

On le voit, bien que le champ des conjectures fыt extrкmement
restreint, l'imagination trouvait encore moyen de s'y йgarer.

Le lendemain du jour oщ le brick fut mis а flot, sa machine lui
arriva, expйdiйe des ateliers de R. Hawthorn, de Newcastle.

Cette machine, de la force de cent vingt chevaux, а cylindres
oscillants, tenait peu de place; sa force йtait considйrable pour un
navire de cent soixante-dix tonneaux, largement voilй d'ailleurs, et
qui jouissait d'une marche remarquable. Ses essais ne laissиrent aucun
doute а cet йgard, et mкme le maоtre d'йquipage Johnson avait cru
convenable d'exprimer de la sorte son opinion а l'ami de Clifton:

«Lorsque _le Forward_ se sert en mкme temps de ses voiles et de son
hйlice, c'est а la voile qu'il arrive le plus vite.»

L'ami de Clifton n'avait rien compris а cette proposition, mais il
croyait tout possible de la part d'un navire commandй par un chien en
personne.

Aprиs l'installation de la machine а bord, commenзa l'arrimage des
approvisionnements; et ce ne fut pas peu de chose, car le navire
emportait pour six ans de vivres. Ceux-ci consistaient en viande salйe
et sлchйe, en poisson fumй, en biscuit et en farine; des montagnes de
cafй et de thй furent prйcipitйes dans les, soutes en avalanches
йnormes. Richard Shandon prйsidait а l'amйnagement de cette prйcieuse
cargaison en homme qui s'y entend; tout cela se trouvait casй,
йtiquetй, numйrotй avec un ordre parfait; on embarqua йgalement une
trиs-grande provision de cette prйparation indienne nommйe pemmican,
et qui renferme sous un petit volume beaucoup d'йlйments nutritifs.

Cette nature de vivres ne laissait aucun doute sur la longueur de la
croisiиre; mais un esprit observateur comprenait de prime saut que _le
Forward_ allait naviguer dans les mers polaires, а la vue des barils
de lime-juice[1], de pastilles de chaux, des paquets de moutarde, de
graines d'oseille et de cochlйaria, en un mot, а l'abondance de ces
puissants antiscorbutiques, dont l'influence est si nйcessaire dans
les navigations australes ou borйales. Shandon avait sans doute reзu
avis de soigner particuliиrement cette partie de la cargaison, car il
s'en prйoccupa fort, non moins que de la pharmacie de voyage.

  [1]  Jus de citron.

Si les armes ne furent pas nombreuses а bord, ce qui pouvait rassurer
les esprits timides, la soute aux poudres regorgeait, dйtail de nature
а effrayer. L'unique canon du gaillard d'avant ne pouvait avoir la
prйtention d'absorber cet approvisionnement. Cela donnait а penser. II
y avait йgalement des scies gigantesques et des engins puissants, tels
que leviers, masses de plomb, scies а main, haches йnormes, etc., sans
compter une recommandable quantitй de blasting-cylinders[1], dont
l'explosion eыt suffi а faire sauter la douane de Liverpool. Tout cela
йtait йtrange, sinon effrayant, sans parler des fusйes, signaux,
artifices et fanaux de mille espиces.

  [1]  Sortes de pйtards.

Les nombreux spectateurs des quais de New Princes Docks admiraient
encore une longue baleiniиre en acajou, une pirogue de fer-blanc
recouverte de guttapercha, et un certain nombre de halkett-boats,
sortes de manteaux en caoutchouc, que l'on pouvait transformer en
canots en soufflant dans leur doublure. Chacun se sentait de plus en
plus intriguй, et mкme йmu, car avec la marйe descendante _le Forward_
allait bientфt partir pour sa mystйrieuse destination.




CHAPITRE II.

UNE LETTRE INATTENDUE.


Voici le texte de la lettre reзue par Richard Shandon huit mois
auparavant.

  «Aberdeen, 2 aoыt 1859

  «Monsieur Richard Shandon,

  «Liverpool,

  «Monsieur,

  «La prйsente a pour but de vous donner avis d'une remise de seize
  mille livres sterling[1] qui a йtй faite entre les mains de
  MM. Marcuart & Co., banquiers а Liverpool.  Ci-joint une sйrie de
  mandats signйs de moi, qui vous permettront de disposer sur lesdits
  MM. Marcuart, jusqu'а concurrence des seize mille livres
  susmentionnйes.

    [1]  400,000 francs.

  «Vous ne me connaissez pas. Peu importe. Je vous connais. Lа est
  l'important.

  «Je vous offre la place de second а bord du brick _le Forward_ pour
  une campagne qui peut кtre longue et pйrilleuse.

  «Si, non, rien de fait. Si, oui, cinq cents livres[1] vous seront
  allouйes comme traitement, et а l'expiration de chaque annйe,
  pendant toute la durйe de la campagne vos appointements seront
  augmentйs d'un dixiиme.

    [1]  12,500 francs.

  «Le brick _le Forward_ n'existe pas. Vous aurez а le faire
  construire de faзon qu'il puisse prendre la mer dans les premiers
  jours d'avril 1860 au plus tard. Ci-joint un plan dйtaillй
  avec devis. Vous vous y conformerez scrupuleusement. Le navire sera
  construit dans les chantiers de MM. Scott & Co., qui rйgleront avec
  vous.

  «Je vous recommande particuliиrement l'йquipage du _Forward_; il
  sera composй d'un capitaine, moi, d'un second, vous, d'un troisiиme
  officier, d'un maоtre d'йquipage, de deux ingйnieurs[1], d'un
  ice-master[2], de huit matelots et de deux chauffeurs, en tout
  dix-huit hommes, en y comprenant le docteur Clawbonny de cette
  ville, qui se prйsentera а vous en temps opportun.

    [1]  Ingйnieurs-mйcaniciens
    [2]  Pilote des glaces.

  «Il conviendra que les gens appelйs а faire la campagne du _Forward_
  soient Anglais, libres, sans famille, cйlibataires, sobres, car
  l'usage des spiritueux et de la biиre mкme ne sera pas tolйrй а
  bord, prкts а tout entreprendre comme а tout supporter. Vous les
  choisirez de prйfйrence douйs d'une constitution sanguine, et par
  cela mкme portant en eux а un plus haut degrй le principe gйnйrateur
  de la chaleur animale.

  «Vous leur offrirez une paye quintuple de leur paye habituelle, avec
  accroissement d'un dixiиme par chaque annйe de service. A la fin de
  la campagne, cinq cents livres seront assurйes а chacun d'eux, et
  deux mille livres[1] rйservйes а vous mкme. Ces fonds seront faits
  chez MM. Marcuart & Co., dйjа nommйs.

    [1]  50,000 francs.

  «Cette campagne sera longue et pйnible, mais honorable.  Vous n'avez
  donc pas а hйsiter, monsieur Shandon.

  «Rйponse, poste restante, а Gotteborg (Suиde), aux initiales K.Z.

  «P.-S. Vous recevrez, le 15 fйvrier prochain, un chien grand danois,
  а lиvres pendantes, d'un fauve noirвtre, rayй transversalement de
  bandes noires. Vous l'installerez а bord, et vous le ferez nourrir
  de pain d'orge mйlangй avec du bouillon de pain de suif[1].  Vous
  accuserez rйception dudit chien а Livourne (Italie), mкmes initiales
  que dessus.

    [1] Pain de suif ou pain de cretons trиs-favorable а la nourriture
      des chiens.

  «Le capitaine du _Forward_ se prйsentera et se fera reconnaоtre en
  temps utile. Au moment du dйpart, vous recevrez de nouvelles
  instructions.

			     «Le capitaine du _Forward_ «K.Z.»




CHAPITRE III.

LE DOCTEUR CLAWBONNY.


Richard Shandon йtait un bon marin; il avait longtemps commandй les
baleiniers dans les mers arctiques, avec une rйputation solidement
йtablie dans tout le Lancastre. Une pareille lettre pouvait а bon
droit l'йtonner; il s'йtonna donc, mais avec le sang-froid d'un homme
qui en a vu d'autres.

Il se trouvait d'ailleurs dans les conditions voulues; pas de femme,
pas d'enfant, pas de parents: un homme libre s'il en fut. Donc,
n'ayant personne а consulter, il se rendit tout droit chez MM.
Marcuart & Co, banquiers.

«Si l'argent est lа, se dit-il, le reste va tout seul.»

II fut reзu dans la maison de banque avec les йgards dus а un homme
que seize mille livres attendent tranquillement dans une caisse; ce
point vйrifiй, Shandon se fit donner une feuille de papier blanc, et
de sa grosse йcriture de marin il envoya son acceptation а l'adresse
indiquйe.


Le jour mкme, il se mit en rapport avec les constructeurs de
Birkenhead, et vingt-quatre heures aprиs, la quille du _Forward_
s'allongeait dйjа sur les tins du chantier.

Richard Shandon йtait un garзon d'une quarantaine d'annйes, robuste,
йnergique et brave, trois qualitйs pour un marin, car elles donnent la
confiance, la vigueur et le sang-froid. On lui reconnaissait un
caractиre jaloux et difficile; aussi ne fut-il jamais aimй de ses
matelots, mais craint. Cette rйputation n'allait pas, d'ailleurs,
jusqu'а rendre laborieuse la composition de son йquipage, car on le
savait habile а &e tirer d'affaire.

Shandon craignait que le cфtй mystйrieux de l'entreprise fыt de nature
а gкner ses mouvements.

«Aussi, se dit-il, le mieux est de ne rien йbruiter; il y aurait de
ces chiens de mer qui voudraient connaоtre le parce que et le pourquoi
de l'affaire, et comme je ne sais rien, je serais fort empкchй de leur
rйpondre. Ce K.Z. est а coup sыr un drфle de particulier; mais au bout
du compte, il me connaоt, il compte sur moi: cela suffit. Quant а son
navire, il sera joliment tournй, et je ne m'appelle pas Richard
Shandon, s'il n'est pas destinй а frйquenter la mer glaciale. Mais
gardons cela pour moi et mes officiers.»

Sur ce, Shandon s'occupa de recruter son йquipage, en se tenant dans
les conditions de famille et de santй exigйes par le capitaine.

Il connaissait un brave garзon trиs-dйvouй, bon marin, du nom de James
Wall. Ce Wall pouvait avoir trente ans, et n'en йtait pas а son
premier voyage dans les mers du Nord. Shandon lui proposa la place de
troisiиme officier, et James Wall accepta les yeux fermйs; il ne
demandait qu'а naviguer, et il aimait beaucoup son йtat. Shandon lui
conta l'affaire en dйtail, ainsi qu'а un certain Johnson, dont il fit
son maоtre d'йquipage.

«Au petit bonheur, rйpondit James Wall; autant cela qu'autre chose. Si
c'est pour chercher le passage du Nord-Ouest, il y en a qui en
reviennent.

--Pas toujours, rйpondit maоtre Johnson; mais enfin ce n'est pas une
raison pour n'y point aller.

--D'ailleurs, si nous ne nous trompons pas dans nos conjectures,
reprit Shandon, il faut avouer que ce voyage s'entreprend dans de
bonnes conditions. Ce sera un fin navire, ce _Forward_, et, muni d'une
bonne machine, il pourra aller loin. Dix-huit hommes d'йquipage, c'est
tout ce qu'il nous faut.

--Dix-huit hommes, rйpliqua maоtre Johnson, autant que l'Amйricain
Kane en avait а bord, quand il a fait sa fameuse pointe vers le pфle.

--C'est toujours singulier, reprоt Wall, qu'un particulier tente
encore de traverser la mer du dйtroit de Davis au dйtroit de Behring.
Les expйditions envoyйes а la recherche de l'amiral Franklin ont dйjа
coыtй plus de sept cent soixante mille livres[1] а l'Angleterre, sans
produire aucun rйsultat pratique! Qui diable peut encore risquer sa
fortune dans une entreprise pareille?

  [1]  Dix-neuf millions.

--D'abord, James, rйpondit Shandon, nous raisonnons sur une simple
hypothиse. Irons-nous vйritablement dans les mers borйales ou
australes, je l'ignore, il s'agit peut-кtre du quelque nouvelle
dйcouverte а tenter. Au surplus, il doit se prйsenter un jour ou
l'autre un certain docteur Clawbonny, qui en saura sans doute plus
long, et sera chargй de nous instruire. Nous verrons bien.

--Attendons alors, dit maоtre Johnson; pour ma part, je vais me mettre
en quкte de solides sujets, commandant; et quant а leur principe de
chaleur animale, comme dit le capitaine, je vous le garantis d'avance.
Vous pouvez vous en rapporter а moi.»

Ce Johnson йtait un homme prйcieux; il connaissait la navigation des
hautes latitudes, Il se trouvait en qualitй de quartier-maоtre а bord
du _Phйnix_, qui fit partie des expйditions envoyйes en 1853 а la
recherche de Franklin; ce brave marin fut mкme tйmoin de la mort du
lieutenant franзais Bellot, qu'il accompagnait dans son excursion а
travers les glaces. Johnson connaissait le personnel maritime de
Liverpool, et se mit immйdiatement en campagne pour recruter son
monde.

Shandon, Wall et lui firent si bien, que dans les premiers jours de
dйcembre leurs hommes se trouvиrent au complet; mais ce ne fut pas
sans difficultйs; beaucoup se tenaient allйchйs par l'appвt de la
haute paye, que l'avenir de l'expйdition effrayait, et plus d'un
s'engagea rйsolument, qui vint plus tard rendre sa parole et ses
а-comptes, dissuadй par ses amis de tenter une pareille entreprise.
Chacun d'ailleurs essayait de percer le mystиre, et pressait de
questions le commandant Richard. Celui-ci les renvoyait а maоtre
Johnson.

«Que veux-tu que je te dise, mon ami? rйpondait invariablement ce
dernier; je n'en sais pas plus long que toi. En tout cas, tu seras en
bonne compagnie avec des lurons qui ne bronchent pas; c'est quelque
chose, cela! ainsi donc, pas tant de rйflexions: c'est а prendre ou а
laisser!»

Et la plupart prenaient.

«Tu comprends bien, ajoutait parfois le maоtre d'йquipage, je n'ai que
l'embarras du choix. Une haute paye; comme on n'en a jamais vu de
mйmoire de marin, avec la certitude de trouver un joli capital au
retour: il y a lа de quoi allйcher.

--Le fait est. rйpondaient les matelots, que cela est fort tentant! de
l'aisance jusqu'а la fin de ses jours!

--Je ne te dissimulerai point, reprenait Johnson, que la campagne sera
longue, pйnible, pйrilleuse; cela est formellement dit dans nos
instructions; ainsi, il faut bien savoir а quoi l'on s'engage;
trиs-probablement а tenter tout ce qu'il est humainement possible de
faire, et peut-кtre plus encore! Donc, si tu ne te sens pas un coeur
hardi, un tempйrament а toute йpreuve, si tu n'as pas le diable au
corps, si tu ne te dis pas que tu as vingt chances contre une d'y
rester, si tu tiens en un mot а laisser ta peau dans un endroit plutфt
que dans un autre, ici de prйfйrence а lа-bas, tourne-moi les talons,
et cиde ta place а un plus hardi compиre!

--Mais au moins, maоtre Johnson, reprenait le matelot poussй au mur,
au moins, vous connaissez le capitaine?

--Le capitaine, c'est Richard Shandon, l'ami, jusqu'а ce qu'il s'en
prйsente un autre.»

Or, il faut le dire, c'йtait bien la pensйe du commandant; il se
laissait facilement aller а cette idйe, qu'au dernier moment il
recevrait ses instructions prйcises sur le but du voyage, et qu'il
demeurerait chef а bord du _Forward_. Il se plaisait mкme а rйpandre
cette opinion, soit en causant avec ses officiers, soit en suivant les
travaux de construction du brick, dont les premiиres levйes se
dressaient sur les chantiers de Birkenhead, comme les cфtes d'une
baleine renversйe.

Shandon et Johnson s'йtaient strictement conformйs а la recommandation
touchant la santй des gens de l'йquipage; ceux-ci avaient une mine
rassurante, et ils possйdaient un principe de chaleur capable de
chauffer la machine du _Forward_; leurs membres йlastiques, leur teint
clair et fleuri les rendaient propres а rйagir contre des froids
intenses. C'йtaient des hommes confiants et rйsolus, йnergiques et
solidement constituйs; ils ne jouissaient pas tous d'une vigueur
йgale; Shandon avait mкme hйsitй а prendre quelques-uns d'entre eux,
tels que les matelots Gripper et Garry, et le harponneur Simpson, qui
lui semblaient un peu maigres; mais, au demeurant, la charpente йtait
bonne, le coeur chaud, et leur admission fut signйe.

Tout cet йquipage appartenait а la mкme secte de la religion
protestante; dans ces longues campagnes, la priиre en commun, la
lecture de la Bible doit souvent rйunir des esprits divers, et les
relever aux heures de dйcouragement; il importe donc qu'une dissidence
ne puisse pas se produire. Shandon connaissait par expйrience
l'utilitй de ces pratiques, et leur influence sur le moral d'un
йquipage; aussi sont-elles toujours employйes а bord des navires qui
vont hiverner dans les mers polaires.

L'йquipage composй, Shandon et ses deux officiers s'occupиrent des
approvisionnements; ils suivirent strictement les instructions du
capitaine, instructions nettes, prйcises, dйtaillйes, dans lesquelles
les moindres articles se trouvaient portйs en qualitй et quantitй.
Grвce aux mandats dont le commandant disposait, chaque article fut
payй comptant, avec une bonification de 8 pour cent, que Richard porta
soigneusement au crйdit de K.Z.

Йquipage, approvisionnements, cargaison, tout se trouvait prкt en
janvier 1860; le _Forward_ prenait dйjа tournure. Shandon ne passait
pas un jour sans se rendre а Birkenhead.

Le 23 janvier, un matin, suivant son habitude, il se trouvait sur
l'une de ces larges barques а vapeur, qui ont un gouvernail а chaque
extrйmitй pour йviter de virer de bord, et font incessamment le
service entre les deux rives de la Mersey; i! rйgnait alors un de ces
brouillards habituels, qui obligent les marins de la riviиre а se
diriger au moyen de la boussole, bien que leur trajet dure а peine dix
minutes.

Cependant, quelque йpais que fыt ce brouillard, il ne put empкcher
Shandon de voir un homme de petite taille, assez gros, а figure fine
et rйjouie, au regard aimable, qui s'avanзa vers lui, prit ses deux
mains, et les secoua avec une ardeur, une pйtulance, une familiaritй
«toute mйridionale,» eыt dit un Franзais.

Mais si ce personnage n'йtait pas du Midi, il l'avait йchappй belle;
il parlait, il gesticulait avec volubilitй; sa pensйe devait а tout
prix se faire jour au dehors, sous peine de faire йclater la machine.
Ses yeux, petits comme les yeux de l'homme spirituel, sa bouche,
grande et mobile, йtaient autant de soupapes de sыretй qui lui
permettaient de donner passage а ce trop-plein de lui-mкme; il
parlait, il parlait tant et si allйgrement, il faut l'avouer, que
Shandon n'y pouvait rien comprendre.

Seulement, le second du _Forward_ ne tarda pas а reconnaоtre ce petit
homme qu'il n'avait jamais vu; il se fit un йclair dans son esprit, et
au moment oщ l'autre commenзait а respirer, Shandon glissa rapidement
ces paroles:

«Le docteur Clawbonny?

--Lui-mкme, en personne, commandant! Voilа prиs d'un grand demi-quart
d'heure que je vous cherche, que je vous demande partout et а tous!
Concevez-vous mon impatience! cinq minutes de plus, et je perdais la
tкte! C'est donc vous, commandant Richard? vous existez rйellement?
vous n'кtes point un mythe? votre main, votre main! que je la serre
encore une fois dans la mienne! Oui, c'est bien la main de Richard
Shandon! Or, s'il y a un commandant Richard, il existe un brick _le
Forward_ qu'il commande; et s'il le commande, il partira; et, s'il
part, il prendra le docteur Clawbonny а son bord.

--Eh bien, oui, docteur, je suis Richard Shandon, il y a un brick _le
Forward_, et il partira!

--C'est logique, rйpondit le docteur, aprиs avoir fait une large
provision d'air а expirer; c'est logique. Aussi, vous me voyez en
joie, je suis au comble de mes voeux! Depuis longtemps, j'attendais
une pareille circonstance, et je dйsirais entreprendre un semblable
voyage. Or, avec vous, commandant...

--Permettez,... fit Shandon.

--Avec vous, reprit Clawbonny sans l'entendre, nous sommes sыrs
d'aller loin, et de ne pas reculer d'une semelle.

--Mais,... reprit Shandon.

--Car vous avez fait vos preuves, commandant, et je connais vos йtats
de service. Ah! vous кtes un fier marin!

--Si vous voulez bien...

--Non, je ne veux pas que votre audace, votre bravoure et votre
habiletй soient mises un instant en doute, mкme par vous! Le capitaine
qui vous a choisi pour second est un homme qui s'y connaоt, je vous en
rйponds!

--Mais il ne s'agit pas de cela, fit Shandon impatientй.

--Et de quoi s'agit-il donc? Ne me faites pas languir plus longtemps!

--Vous ne me laissez pas parler, que diable! Dites-moi, s'il vous
plaоt, docteur, comment vous avez йtй amenй а faire partie de
l'expйdition du _Forward_?

--Mais par une lettre, par une digne lettre que voici, lettre d'un
brave capitaine, trиs-laconique, mais trиs-suffisante!»

Et ce disant, le docteur tendit а Shandon une lettre ainsi conзue:

  «Inverness, 22 janvier 1860.

  «Au docteur Clawbonny,
  Liverpool.

  «Si le docteur Clawbonny veut s'embarquer sur _le Forward_, pour une
  longue campagne, il peut se prйsenter au commander Richard Shandon,
  qui a reзu des instructions а son йgard.

  «Le capitaine du _Forward_,

  «K.Z.»

«Et la lettre est arrivйe ce matin, et me voilа prкt а prendre pied а
bord du _Forward_.

--Mais au moins, reprit Shandon, savez-vous, docteur, quel est le but
de ce voyage?

--Pas le moins du monde; mais que m'importe? pourvu que j'aille
quelque part! On dit que je suis un savant; on se trompe, commandant:
je ne sais rien, et si j'ai publiй quelques livrйs qui ne se vendent
pas trop mal, j'ai eu tort; le public est bien bon de les acheter! Je
ne sais rien, vous dis-je, si ce n'est que je suis an ignorant. Or, on
m'offre de complйter, ou, pour mieux dire, de refaire mes
connaissances en mйdecine, en chirurgie, en histoire, en gйographie,
en botanique, en minйralogie, en conchyliologie, en gйodйsie, en
chimie, en physique, en mйcanique, en hydrographie; eh bien,
j'accepte, et je vous assure que je ne me fais pas prier!

--Alors, reprit Shandon dйsappointй, vous ne savez pas oщ va _le
Forward_?

--Si, commandant; il va lа oщ il y a а apprendre, а dйcouvrir, а
s'instruire, а comparer, oщ se rencontrent d'autres moeurs, d'autres
contrйes, d'autres peuples а йtudier dans l'exercice de leurs
fonctions; il va, en un mot, lа oщ je ne suis jamais allй.

--Mais plus spйcialement? s'йcria Shandon.

---Plus spйcialement, rйpliqua le docteur, j'ai entendu dire qu'il
faisait voile vers les mers borйales. Eh bien, va pour le septentrion!

--Au moins, demanda Shandon, vous connaissez son capitaine?

--Pas le moins du monde! Mais c'est un brave, vous pouvez m'en
croire.»

Le commandant et le docteur йtant dйbarquйs а Birkenhead, le premier
mit le second au courant de la situation, et ce mystиre enflamma
l'imagination du docteur. La vue du brick lui causa des transports de
joie. Depuis ce jour, il ne quitta plus Shandon, et vint chaque matin
faire sa visite а la coque du _Forward_.

D'ailleurs, il fut spйcialement chargй de surveiller l'installation de
la pharmacie du bord.

Car c'йtait un mйdecin, et mкme un bon mйdecin que ce Clawbonny, mais
peu pratiquant. A vingt-cinq ans docteur comme tout le monde, il fut
un vйritable savant а quarante; trиs-connu de la ville entiиre, il
devint membre influent de la Sociйtй littйraire et philosophique de
Liverpool. Sa petite fortune lui permettait de distribuer quelques
conseils qui n'en valaient pas moins pour кtre gratuits; aimй comme
doit l'кtre un homme йminemment aimable, il ne fit jamais de mal а
personne, pas mкme а lui; vif et bavard, si l'on veut, mais le coeur
sur la main, et la main dans celle de tout le monde.

Lorsque le bruit de son intronisation а bord du _Forward_ se rйpandit
dans la ville, ses amis mirent tout en oeuvre pour le retenir, ce qui
l'enracina plus profondement dans son idйe; or, quand le docteur
s'йtait enracinй quelque part, bien habile qui l'eыt arrachй!

Depuis ce jour, les on dit, les suppositions, les apprйhensions
allиrent croissant; mais cela n'empкcha pas le _Forward_ d'кtre lancй
le 5 fйvrier 1860. Deux mois plus tard, il йtait prкt а prendre la
mer.

Le 15 mars, comme l'annonзait la lettre du capitaine, un chien de race
danoise fut expйdiй par le railway d'Edimbourg а Liverpool, а
l'adresse de Richard Shandon. L'animal paraissait hargneux, fuyard,
mкme un peu sinistre, avec un singulier regard. Le nom du _Forward_ se
lisait sur son collier de cuivre. Le commandant l'installa а bord le
jour mкme, et en accusa rйception а Livourne aux initiales indiquйes.

Ainsi donc, sauf le capitaine, l'йquipage du _Forward_ йtait complet.
Il se dйcomposait comme suit


     1° K.Z., capitaine.
     2° Richard Shandon, commandant.
     3° James Wall, troisiиme officier.
     4° Le docteur Clawbonny.
     5° Johnson, maоtre d'йquipage.
     6° Simpson, harponneur.
     7° Bell, charpentier.
     8° Brunton, premier ingйnieur.
     9° Plover, second ingйnieur.
    10° Strong (nиgre), cuisinier.
    11° Foker, ice-master.
    12° Wolsten, armurier.
    13° Bolton, matelot,
    14° Garry, id.
    15° Clifton, id.
    16° Gripper, id.
    17° Pen, id.
    18° Waren, chauffeur.




CHAPITRE IV

DOG-CAPTAIN.


Le jour du dйpart йtait arrivй avec le 5 avril. L'admission du docteur
а bord rassurait un peu les esprits. Oщ le digne savant se proposait
d'aller, on pouvait le suivre. Cependant la plupart des matelots ne
laissaient pas d'кtre inquiets, et Shandon, craignant que la dйsertion
ne fit quelques vides а son bord, souhaitait vivement d'кtre en mer.
Les cфtes hors de vue, l'йquipage en prendrait son parti.

La cabine du docteur Clawbonny йtait situйe au fond de la dunette, et
elle occupait tout l'arriиre du navire. Les cabines du capitaine et du
second, placйes en retour, prenaient vue sur le pont. Celle du
capitaine resta hermйtiquement close, aprиs avoir йtй garnie de divers
instruments, de meubles, de vкtements de voyage, de livres, d'habits
de rechange, et d'ustensiles indiquйs dans une note dйtaillйe. Suivant
la recommandation de l'inconnu, la clef de cette cabine lui fut
adressйe а Lubeck; il pouvait donc seul entrer chez lui.

Ce dйtail contrariait Shandon, et фtait beaucoup de chances а son
commandement en chef. Quant а sa propre cabine, il l'avait
parfaitement appropriйe aux besoins du voyage prйsumй, connaissant а
fond les exigences d'une expйdition polaire.

La chambre du troisiиme officier йtait placйe dans le faux pont, qui
formait un vaste dortoir а l'usage des matelots; les hommes s'y
trouvaient fort а l'aise, et ils eussent difficilement rencontrй une
installation aussi commode а bord de tout autre navire. On les
soignait comme une cargaison de prix; un vaste poкle occupait le
milieu de la salle commune.

Le docteur Clawbonny йtait, lui, tout а son affaire; il avait pris
possession de sa cabine dиs le 6 fйvrier, le lendemain mкme de la mise
а l'eau du _Forward_.

«Le plus heureux des animaux, disait-il, serait un colimaзon qui
pourrait se faire une coquille а son grй; je vais tвcher d'кtre un
colimaзon intelligent.»

Et, ma foi, pour une coquille qu'il ne devait pas quitter de
longtemps, sa cabine prenait bonne tournure; le docteur se donnait un
plaisir de savant ou d'enfant а mettre en ordre son bagage
scientifique. Ses livres, ses herbiers, ses casiers, ses instruments
de prйcision, ses appareils de physique, sa collection de
thermomиtres, de baromиtres, d'hygromиtres, d'udomиtres, de lunettes,
de compas, de sextants, de cartes, de plans, les fioles, les poudres,
les flacons de sa pharmacie de voyage trиs-complиte, tout cela se
classait avec un ordre qui eut fait honte au British Museum. Cet
espace de six pieds carrйs contenait d'incalculables richesses; le
docteur n'avait qu'а йtendre la main, sans se dйranger, pour devenir
instantanйment un mйdecin, un mathйmaticien, un astronome, un
gйographe, un botaniste ou un conchyliologue.

Il faut l'avouer, il йtait fier de ces amйnagements, et heureux dans
son sanctuaire flottant, que trois de ses plus maigres amis eussent
suffi а remplir. Ceux-ci, d'ailleurs, y affluиrent bientфt avec une
abondance qui devint gкnante, mкme pour un homme aussi facile que le
docteur, et, а l'encontre de Socrate, il finit par dire:

«Ma maison est petite, mais plыt au ciel qu'elle ne fыt jamais pleine
d'amis!»

Pour complйter la description du _Forward_, il suffira; de dire que la
niche du grand chien danois йtait construite sous la fenкtre mкme de
la cabine mystйrieuse; mais son sauvage habitant prйfйrait errer dans
l'entrepont et la cale du navire; il semblait impossible а
apprivoiser, et personne n'avait eu raison de son naturel bizarre; on
l'entendait, pendant la nuit surtout, pousser de lamentables
hurlements qui rйsonnaient dans les cavitйs du bвtiment d'une faзon
sinistre.

Йtait-ce regret de son maоtre absent? Йtait-ce instinct aux approches
d'un pйrilleux voyage? Йtait-ce pressentiment des dangers а venir? Les
matelots se prononзaient pour ce dernier motif, et plus d'un en
plaisantait, qui prenait sйrieusement ce chien-lа pour un animal
d'espиce diabolique.

Pen, homme fort brutal d'ailleurs, s'йtant un jour йlancй pour le
frapper, tomba si malheureusement sur l'angle du cabestan, qu'il
s'ouvrit affreusement le crвne. On pense bien que cet accident fut mis
sur la conscience du fantastique animal.

Clifton, l'homme le plus superstitieux de l'йquipage, fit aussi cette
singuliиre remarque, que ce chien, lorsqu'il йtait sur la dunette, se
promenait toujours du cфtй du vent; et plus tard, quand le brick fut
en mer et courut des bordйes, le surprenant animal changeait de place
aprиs chaque virement, et se maintenait au vent, comme l'eыt fait le
capitaine du _Forward_.

Le docteur Clawbonny, dont la douceur et les caresses auraient
apprivoisй un tigre, essaya vainement de gagner les bonnes grвces de
ce chien; il y perdit son temps et ses avances.

Cet animal, d'ailleurs, ne rйpondait а aucun des noms inscrits dans
le calendrier cynйgйtique. Aussi les gens du bord finirent-ils par
l'appeler Captain, car il paraissait parfaitement au courant des
usages du bord. Ce chien-lа avait йvidemment naviguй.

On comprend dиs lors la rйponse plaisante du maоtre l'йquipage а l'ami
de Clifton, et comment cette supposition ne trouva pas beaucoup
d'incrйdules; plus d'un la rйpйtait, en riant, qui s'attendait а voir
ce chien, reprenant un beau jour sa forme humaine, commander la
manoeuvre d'une voix retentissante.

Si Richard Shandon ne ressentait pas de pareilles apprйhensions, il
n'йtait pas sans inquiйtudes, et la veille du dйpart, le 5 avril au
soir, il s'entretenait sur ce sujet avec le docteur, Wall et maоtre
Johnson, dans le carrй de la dunette.

Ces quatre personnages dйgustaient alors un dixiиme grog, leur dernier
sans doute, car, suivant les prescriptions de la lettre d'Aberdeen,
tous les hommes de l'йquipage, depuis le capitaine jusqu'au chauffeur,
йtaient _teetotalers_, c'est-а-dire qu'ils ne trouveraient а bord ni
vin, ni biиre, ni spiritueux, si ce n'est dans le cas de maladie, et
par ordonnance du docteur.

Or, depuis une heure, la conversation roulait sur le dйpart. Si les
instructions du capitaine se rйalisaient jusqu'au bout, Shandon devait
le lendemain mкme recevoir une lettre renfermant ses derniers ordres.

«Si cette lettre, disait le commandant, ne m'indique pas le nom du
capitaine, elle doit au moins nous apprendre la destination du
bвtiment. Sans cela, oщ le diriger?

--Ma foi, rйpondait l'impatient docteur, а votre place, Shandon, je
partirais mкme sans lettre; elle saurait bien courir aprиs nous, je
vous en rйponds.

--Vous ne doutez de rien, docteur! Mais vers que point du globe
feriez-vous voile, s'il vous plaоt?

--Vers le pфle Nord, йvidemment! cela va sans dire, il n'y a pas de
doute possible.

--Pas de doute possible! rйpliqua Wall; et pourquoi pas vers le pфle
Sud?

--Le pфle Sud, s'йcria le docteur, jamais! Est-ce que le capitaine
aurait eu l'idйe d'exposer un brick а la traversйe de tout
l'Atlantique! prenez donc la peine d'y rйflйchir, mon cher Wall.

--Le docteur a rйponse а tout, rйpondit ce dernier.

--Va pour le Nord, reprit Shandon. Mais, dites-moi, docteur, est-ce au
Spitzberg? est-ce au Groлnland? est-ce au Labrador? est-ce а la baie
d'Hudson? Si les routes aboutissent toutes au mкme but, c'est-а-dire а
la banquise infranchissable, elles n'en sont pas moins nombreuses, et
je serais fort embarrassй de me dйcider pour l'une ou pour l'autre.
Avez-vous une rйponse catйgorique а me faire, docteur?

--Non, rйpondit celui-ci, vexй de n'avoir rien а dire; mais enfin,
pour conclure, si vous ne recevez pas de lettre, que ferez-vous?

--Je ne ferai rien; j'attendrai.

--Vous ne partirez pas! s'йcria Clawbonny, en agitant son verre avec
dйsespoir.

--Non, certes.

--C'est le plus sage, rйpondit doucement maоtre Johnson, tandis que le
docteur se promenait autour de la table, car il ne pouvait tenir en
place. Oui, c'est le plus sage; et cependant une trop longue attente
peut avoir des consйquences fвcheuses: d'abord, la saison est bonne,
et si Nord il y a, nous devons profiter de la dйbвcle pour franchir le
dйtroit de Davis; en outre, l'йquipage s'inquiиte de plus en plus; les
amis, les camarades de nos hommes les poussent а quitter _le Forward_,
et leur influence pourrait nous jouer un mauvais tour.

--Il faut ajouter, reprit James Wall, que si la panique se mettait
parmi nos matelots, ils dйserteraient jusqu'au dernier; et je ne sais
pas, commandant, si vous parviendriez а recomposer votre йquipage.

--Mais que faire? s'йcria Shandon.

--Ce que vous avez dit, rйpliqua le docteur; attendre, mais attendre
jusqu'а demain avant de se dйsespйrer. Les promesses du capitaine se
sont accomplies jusqu'ici avec une rйgularitй de bon augure; il n'y a
donc aucune raison de croire que nous ne serons pas avertis de notre
destination en temps utile; je ne doute pas un seul instant que demain
nous ne naviguions en pleine mer d'Irlande; aussi, mes amis, je
propose un dernier grog а notre heureux voyage; il commence d'une
faзon un peu inexplicable, mais avec des marins comme vous il a mille
chances pour bien finir.»

Et tous les quatre, ils trinquиrent une derniиre fois.

«Maintenant, commandant, reprit maоtre Johnson, si j'ai un conseil а
vous donner, c'est de tout prйparйr pour le dйpart; il faut que
l'йquipage vous croie certain de votre fait. Demain, qu'il arrive une
lettre ou non, appareillez; n'allumez pas vos fourneaux; le vent a
l'air de bien tenir; rien ne sera plus facile que de descendre grand
largue; que le pilote monte а bord; а l'heure de la marйe, sortez des
docks; allez mouiller au delа de la pointe de Birkenhead; nos hommes
n'auront plus aucune communication avec la terre, et si cette lettre
diabolique arrive enfin, elle nous trouvera lа comme ailleurs.

--Bien parlй, mon brave Johnson! fit le docteur en tendant la main au
vieux marin.

--Va comme il est dit!» rйpondit Shandon.

Chacun alors regagna sa cabine, et attendit dans un sommeil agitй le
lever du soleil.

Le lendemain, les premiиres distributions de lettres avaient eu lieu
dans la ville, et pas une ne portait l'adresse du commandant Richard
Shandon.

Nйanmoins, celui-ci fit ses prйparatifs de dйpart, le bruit s'en
rйpandit immйdiatement dans Liverpool, et, comme on l'a vu, une
affluence extraordinaire de spectateurs se prйcipita sur les quais de
New Princes Docks.

Beaucoup d'entre eux vinrent а bord du brick, qui pour embrasser une
derniиre fois un camarade, qui pour dissuader un ami, qui pour jeter
un regard sur le navire йtrange, qui pour connaоtre enfin le but du
voyage, et l'on murmurait а voir le commandant plus taciturne et plus
rйservй que jamais.

Il avait bien ses raisons pour cela.

Dix heures sonnиrent. Onze heures mкme. Le flot devait tomber vers une
heure de l'aprиs-midi. Shandon, du haut de la dunette, jetait un coup
d'oeil inquiet а la foule, cherchant а surprendre le secret de sa
destinйe sur un visage quelconque. Mais en vain. Les matelots du
_Forward_ exйcutaient silencieusement ses ordres, ne le perdant pas
des yeux, attendant toujours une communication qui ne se faisait pas.

Maоtre Johnson terminait les prйparatifs de l'appareillage, le temps
йtait couvert, et la houle trиs-forte en dehors des bassins; il
ventait du sud-est avec une certaine violence, mais on pouvait
facilement sortir de la Mersey.

A midi, rien encore. Le docteur Clawbonny se pronenait avec agitation,
lorgnant, gesticulant, _impatient de la mer_, comme il le disait avec
une certaine йlйgance latine. Il se sentait йmu, quoi qu'il pыt faire.
Shandon se mordait les lиvres jusqu'au sang.

En ce moment, Johnson s'approcha et lui dit:

«Commandant, si nous voulons profiter du flot, il ne faut pas perdre
de temps; nous ne serons pas dйgвgйs des docks avant une bonne heure.»

Shandon jeta un dernier regard autour de lui, et consulta sa montre.
L'heure de la levйe de midi йtait passйe.

«Allez! dit-il а son maоtre d'йquipage.

--En route, vous autres!» cria celui-ci, en ordonnant aux spectateurs
de vider le pont du _Forward_.

Il se fit alors un certain mouvement dans la foule qui se portait а la
coupйe du navire pour regagner le quai, tandis que les gens du brick
dйtachaient les derniиres amarres.

Or, la confusion inйvitable de ces curieux que les matelots
repoussaient sans beaucoup d'йgards fut encore accrue par les
hurlements du chien. Cet animal s'йlanзa tout d'un coup du gaillard
d'avant а travers la masse compacte des visiteurs. Il aboyait d'une
voix sourde.

On s'йcarta devant lui; il sauta sur la dunette, et, chose incroyable,
mais que mille tйmoins ont pu constater, ce dog-captain tenait une
lettre entre ses dents.

«Une lettre! s'йcria Shandon; mais _il_ est donc а bord?

--_Il_ y йtait sans doute, mais il n'y est plus, rйpondit Johnson en
montrant le pont complиtement nettoyй dй cette foule incommode.

--Captain! Captain! ici!» s'йcriait le docteur, en essayant de prendre
la lettre que le chien йcartait de sa main par des bonds violents. Il
semblait ne vouloir remettre son message qu'а Shandon lui-mкme.

«Ici, Captain!» fit ce dernier.

Le chien s'approcha; Shandon prit la lettre sans difficultй, et
Captain fit alors entendre trois aboiements clairs au milieu du
silence profond qui rйgnait а bord et sur les quais.

Shandon tenait la lettre sans l'ouvrir.

«Mais lisez donc! lisez donc!» s'йcria le docteur.

Shandon regarda. L'adresse, sans date et sans indication de lieu,
portait seulement:

«Au commandant Richard Shandon, а bord du brick _le Forward_.»

Shandon ouvrit la lettre, et lut:

«Vous vous dirigerez vers le cap Farewel. Vous l'atteindrez le 20
avril. Si le capitaine ne paraоt pas а bord, vous franchirez le
dйtroit de Davis, et vous remonterez la mer de Baffin jusqu'а la baie
Melville.

«Le capitaine du _Forward_

«K.Z.»

Shandon plia soigneusement cette lettre laconique, la mit dans sa
poche et donna l'ordre du dйpart. Sa voix, qui retentit seule au
milieu des sifflements du vent d'est, avait quelque chose de solennel.

Bientфt _le Forward_ fut hors des bassins, et, dirigй par un pilote de
Liverpool, dont le petit cotre suivait а distance, il prit le courant
de la Mersey. La foule se prйcipita sur le quai extйrieur qui longe
les Docks Victoria, afin d'entrevoir une derniиre fois ce navire
йtrange. Les deux huniers, la misaine et la brigantine furent
rapidement йtablis, et, sous cette voilure, _le Forward_, digne de son
nom, aprиs avoir contournй la pointe de Birkenhead, donna а toute
vitesse dans la mer d'Irlande.




CHAPITRE V.

LA PLEINE MER.


Le vent, inйgal, mais favorable, prйcipitait avec force ses rafales
d'avril. _Le Forward_ fendait la mer rapidement, et son hйlice, rendue
folle, n'opposait aucun obstacle а sa marche. Vers les trois heures,
il croisa le bateau а vapeur qui fait le service entre Liverpool et
l'оle de Man, et qui porte les trois jambes de Sicile йcartelйes sur
ses tambours. Le capitaine le hйla de son bord, dernier adieu qu'il
fut donnй d'entendre а l'йquipage du _Forward_.

А cinq heures, le pilote remettait а Richard Shandon le commandement
du navire, et regagnait son cotre, qui, virant au plus prиs, disparut
bientфt dans le sud-ouest.

Vers le soir, le brick doubla le calf du Man, а l'extrйmitй
mйridionale de l'оle de ce nom. Pendant la nuit, la mer fut
trиs-houleuse; le _Forward_ se comporta bien, laissa la pointe d'Ayr
par le nord-ouest, et se dirigea vers le canal du Nord.

Johnson avait raison; en mer, l'instinct maritime des matelots
reprenait le dessus; а voir la bontй du bвtiment, ils oubliaient
l'йtrangetй de la situation. La vie du bord s'йtablit rйguliиrement.

Le docteur aspirait avec ivresse le vent de la mer; il se promenait
vigoureusement dans les rafales, et pour un savant il avait le pied
assez marin.

«C'est une belle chose que la mer, dit-il а maоtre Johnson, en
remontant sur le pont aprиs le dйjeuner. Je fais connaissance un peu
tard avec elle, mais je me rattraperai.

--Vous avez raison, monsieur Clawbonny; je donnerais tous les
continents du monde pour un bout d'Ocйan. On prйtend que les marins se
fatiguent vite de leur mйtier; voilа quarante ans que je navigue, et
je m'y plais comme au premier jour.

--Quelle jouissance vraie de se sentir un bon navire sous les pieds,
et, si j'en juge bien, le _Forward_ se conduit gaillardement!

--Vous jugez bien, docteur, rйpondоt Shandon qui rejoignit les deux
interlocuteurs; c'est un bon bвtiment, et j'avoue que jamais navire
destinй а une navigation dans les glaces n'aura йtй mieux pourvu et
mieux йquipй. Cela me rappelle qu'il y a trente ans passйs le
capitaine James Ross allant chercher le passage du Nord-Ouest...

--Montait la _Victoire_, dit vivement le docteur, brick d'un tonnage а
peu prиs йgal au nфtre, йgalement muni d'une machine а vapeur...

--Comment! vous savez cela?

--Jugez-en, repartit le docteur; alors les machines йtaient encore
dans l'enfance de l'art, et celle de _la Victoire_ lui causa plus d'un
retard prйjudiciable; le capitaine James Ross, aprиs l'avoir rйparйe
vainement piиce par piиce, finit par la dйmonter, et l'abandonna а son
premier hivernage.

--Diable! fit Shandon; vous кtes au courant, je le vois.

--Que voulez-vous? reprit le docteur; а force de tire, j'ai lu les
ouvrages de Parry, de Ross, de Franklin, les rapports de MacClure, de
Kennedy, de Kane, de MacClintock, et il m'en est restй quelque chose.
J'ajouterai mкme que ce MacClintock, а bord du _Fox_, brick а hйlice
dans le genre du nфtre, est allй plus facilement et plus directement а
son but que tous ses devanciers.

--Cela est parfaitement vrai, rйpondit Shandon; c'est un hardi marin
que ce MacClintock; je l'ai vu а l'oeuvre; vous pouvez ajouter que
comme lui nous nous trouverons dиs le mois d'avril dans le dйtroit de
Davis, et, si nous parvenons а franchir les glaces, notre voyage sera
considйrablement avancй.

--A moins, repartit le docteur, qu'il ne nous arrive comme au _Fox_,
en 1857, d'кtre pris dиs la premiиre annйe par les glaces du nord de
la mer de Baffin, et d'hiverner au milieu de la banquise.

--Il faut espйrer que nous serons plus heureux, monsieur Shandon,
rйpondit maоtre Johnson; et si avec un bвtiment comme le _Forward_ on
ne va pas oщ l'on veut, il faut y renoncer а jamais.

--D'ailleurs, reprit le docteur, si le capitaine est а bord, il saura
mieux que nous ce qu'il faudra faire, et d'autant plus que nous
l'ignorons complиtement; car sa lettre, singuliиrement laconique, ne
nous permet pas de deviner le but du voyage.

--C'est dйjа beaucoup, rйpondit Shandon assez vivement, de connaоtre
la route а suivre, et maintenant, pendant un bon mois, j'imagine, nous
pouvons nous passer de l'intervention surnaturelle de cet inconnu et
de ses instructions. D'ailleurs, vous savez mon opinion sur son
compte.

--Hй! hй! fit le docteur; je croyais comme vous que cet homme vous
laisserait le commandement du navire, et ne viendrait jamais а bord;
mais....

--Mais? rйpliqua Shandon avec une certaine contrariйtй.

--Mais, depuis l'arrivйe de sa seconde lettre, j'ai du modifier mes
idйes а cet йgard.

--Et pourquoi cela, docteur?

--Parce que si cette lettre vous indique la route а suivre, elle ne
vous fait pas connaоtre la destination du _Forward_; or, il faut bien
savoir oщ l'on va. Le moyen, je vous le demande, qu'une troisiиme
lettre vous parvienne, puisque nous voilа en pleine mer! Sur les
terres du Groenland, le service de la poste doit laisser а dйsirer.
Voyez-vous, Shandon, j'imagine que ce gaillard-lа nous attend dans
quelque йtablissement danois, а Hosteinborg ou Uppernawik; il aura йtй
lа complйter sa cargaison de peaux de phoques, acheter ses traоneaux
et ses chiens, en un mot, rйunir tout l'attirail que comporte un
voyage dans les mers arctiques. Je serai donc peu surpris de le voir
un beau matin sortir de sa cabine, et commander la manoeuvre de la
faзon la moins surnaturelle du monde.

--Possible, rйpondit Shandon d'un ton sec; mais, en attendant, le vent
fraоchit, et il n'est pas prudent de risquer ses perroquets par un
temps pareil.»

Shandon quitta le docteur et donna l'ordre de carguer les voiles
hautes.

«Il y tient, dit le docteur au maоtre d'йquipage.

--Oui, rйpondit ce dernier, et cela est fвcheux, car vous pourriez
bien avoir raison, monsieur Clawbonny.»

Le samedi vers le soir, _le Forward_ doubla le mull[1] de Galloway,
dont le phare fut relevй dans le nord-est; pendant la nuit, on
laissait le mull de Cantyre au nord, et а l'est le cap Fair sur la
cфte d'Irlande. Vers les trois heures du matin, le brick, prolongeant
l'оle Rathlin sur sa hanche de tribord, dйbouquait par le canal du
Nord dans l'Ocйan.

  [1]  Promontoire.

C'йtait le dimanche, 8 avril; les Anglais, et surtout les matelots,
sont fort observateurs de ce jour; aussi la lecture de la Bible, dont
le docteur se chargea volontiers, occupa une partie de la matinйe.

Le vent tournait alors а l'ouragan et tendait а rejeter le brick sur
la cфte d'Irlande; les vagues furent trиs-fortes, le roulis trиs-dur.
Si le docteur n'eut pas le mal de mer, c'est qu'il ne voulut pas
l'avoir, car rien n'йtait plus facile. A midi, le cap Malinhead
disparaissait dans le sud; ce fut la derniиre terre d'Europe que ces
hardis marins dussent apercevoir, et plus d'un la regarda longtemps,
qui sans doute ne devait jamais la revoir.

La latitude par observation йtait alors de 55°57', et la longitude,
d'aprиs les chronomиtres 7°40'[1].

  [1]  Au mйridien de Greenwich.

L'ouragan se calma vers les neuf heures du soir; _le Forward_, bon
voilier, maintint sa route au nord-ouest. On put juger pendant cette
journйe de ses qualitйs marines; suivant la remarque des connaisseurs
de Liverpool, c'йtait avant tout un navire а voile.

Pendant les jours suivants, _le Forward_ gagna rapidement dans le
nord-ouest; le vent passa dans le sud, et la mer fut prise d'une
grosse houle. Le brick naviguait alors sous pleine voilure. Quelques
pйtrels et des puffоns vinrent voltiger au-dessus de la dunette; le
docteur tua fort adroitement l'un de ces derniers, qui tomba
heureusement а bord.

Simpson, le harponneur, s'en empara, et le rapporta а son
propriйtaire.

«Un vilain gibier, monsieur Clawbonny, dit-il.

--Qui fera un excellent repas, au contraire, mon ami!

--Quoi! vous allez manger cela?

--Et vous en goыterez, mon brave, fit le docteur en riant.

--Pouah! rйpliqua Simpson; mais c'est huileux et ranзe comme tous les
oiseaux de mer.

--Bon! rйpliqua le docteur; j'ai une maniиre а moi d'accommoder ce
gibier lа, et si vous le reconnaissez aprиs pour un oiseau de mer, je
consens а ne plus en tuer un seul de ma vie.

--Vous кtes donc cuisinier, monsieur Clawbonny? demanda Johnson.

--Un savant doit savoir un peu de tout.

--Alors, dйfie-toi, Simpson, rйpondit le maоtre d'йquipage; le docteur
est un habile homme, et il va nous faire prendre ce puffin pour une
groose[1] du meilleur goыt.»

  [1]  Sorte de perdrix.

Le fait est que le docteur eut complиtement raison de son volatile; il
enleva habilement la graisse qui est situйe tout entiиre sous la peau,
principalement sur les hanches, et avec elle disparut cette ranciditй
et cette odeur de poisson dont on a parfaitement le droit de se
plaindre dans un oiseau. Ainsi prйparй, le puffin fut dйclarй
excellent, et par Simpson lui-mкme.

Pendant le dernier ouragan, Richard Shandon s'йtait rendu compte des
qualitйs de son йquipage; il avait analysй ses hommes un а un, comme
doit le faire tout commandant qui veut parer aux dangers de l'avenir;
il savait sur quoi compter.

James Wall, officier tout dйvouй а Richard, comprenait bien, exйcutait
bien, mais il pouvait manquer d'initiative; au troisiиme rang, il se
trouvait а sa place.

Johnson, rompu aux luttes de la mer, et vieux routier de l'ocйan
Arctique, n'avait rien а apprendre en fait de sang-froid et d'audace.

Simpson, le harponneur, et Bell, le charpentier, йtaient des hommes
sыrs, esclaves du devoir et de la discipline. L'ice-master Foker,
marin d'expйrience, йlevй а l'йcole de Johnson, devait rendre
d'importants services.

Des autres matelots, Garry et Bolton semblaient кtre les meilleurs:
Bolton, une sorte de loustic, gai et causeur; Garry, un garзon de
trente-cinq ans, а figure йnergique, mais un peu pвle et triste.

Les trois matelots, Clifton, Gripper et Pen, semblaient moins ardents
et moins rйsolus; ils murmuraient volontiers. Gripper mкme avait voulu
rompre son engagement au dйpart du _Forward_; une sorte de honte le
retint а bord. Si les choses marchaient bien, s'il n'y avait ni trop
de dangers а courir ni trop de manoeuvres а exйcuter, on pouvait
compter sur ces trois hommes; mais il leur fallait une nourriture
substantielle, car on peut dire qu'ils avaient le coeur au ventre.
Quoique prйvenus, ils s'accommodaient assez mal d'кtre _teetotalers_,
et а l'heure du repas ils regrettaient le brandy ou le gin; ils se
rattrapaient cependant sur le cafй et le thй, distribuйs а bord avec
une certaine prodigalitй.

Quant aux deux ingйnieurs, Brunton et Plover, et au chauffeur Waren,
ils s'йtaient contentйs jusqu'ici de se croiser les bras.

Shandon savait donc а quoi s'en tenir sur le compte de chacun.

Le 14 avril, le _Forward_ vint а couper le grand courant du
gulf-stream qui, aprиs avoir remontй le long de la cфte orientale de
l'Amйrique jusqu'au banc de Terre-Neuve, s'incline vers le nord-est et
prolonge les rivages de la Norvиge. On se trouvait alors par 51°37' de
latitude et 22°58' de longitude, а deux cents milles de la pointe du
Groлnland. Le temps se refroidit; le thermomиtre descendit а
trente-deux degrйs (0 centigrade)[1], c'est-а-dire au point de
congйlation.

  [1]  Il s'agit du thermomиtre de Fahrenheit.

Le docteur, sans prendre encore le vкtement des hivers arctiques,
avait revкtu son costume de mer, а l'instar des matelots et des
officiers; il faisait plaisir а voir avec ses hautes bottes dans
lesquelles il descendait tout d'un bloc, son vaste chapeau de toile
huilйe, un pantalon et une jaquette de mкme йtoffe; par les fortes
pluies et les larges vagues que le brick embarquait, le docteur
ressemblait а une sorte d'animal marin, comparaison qui ne laissait
pas d'exciter sa fiertй.

Pendant deux jours, la mer fut extrкmement mauvaise; le vent tourna
vers le nord-ouest et retarda la marche du _Forward_. Du 14 au 16
avril, la houle demeura trиs-forte; mais le lundi, il survint une
violente averse qui eut pour rйsultat de calmer la mer presque
immйdiatement. Shandon fit observer cette particularitй au docteur.

«Eh bien, rйpondit ce dernier, cela confirme les curieuses
observations du baleinier Scoresby qui fit partie de la Sociйtй royale
d'Edinburgh, dont j'ai l'honneur d'кtre membre correspondant. Vous
voyez que pendant la pluie les vagues sont peu sensibles, mкme sous
l'influence d'un vent violent. Au contraire, avec un temps sec, la mer
serait plus agitйe par une brise moins forte.

--Mais comment explique-t-on ce phйnomиne, docteur?

--C'est bien simple; on ne l'explique pas.»

En ce moment, l'ice-master, qui faisait son quart dans les barres de
perroquet, signala une masse flottante par tribord, а une quinzaine de
milles sous le vent.

«Une montagne de glace dans ces parages!» s'йcria le docteur.

Shandon braqua sa lunette dans la direction indiquйe, et confirma
l'annonce du pilote.

«Voilа qui est curieux! dit le docteur.

--Cela vous йtonne? fit le commandant en riant. Comment! nous serions
assez heureux pour trouver quelque chose qui vous йtonnвt?

--Cela m'йtonne sans m'йtonner, rйpondit en souriant le docteur,
puisque le brick _Ann de Poole_, de Greenspond, fut pris en 1813 dans
de vйritables champs de glace par le quarante-quatriиme degrй de
latitude nord, et que Dayement, son capitaine, les compta par
centaines!

--Bon! fit Shandon, vous avez encore а nous en apprendre lа-dessus!

---Oh! peu de chose, rйpondit modestement l'aimable Clawbonny, si ce
n'est que l'on a trouvй des glaces sous des latitudes encore plus
basses.

--Cela, vous ne me l'apprenez pas, mon cher docteur, car, йtant mousse
а bord du sloop de guerre _le Fly_...

--En 1818, continua le docteur, а la fin de mars, comme qui dirait
avril, vous avez passй entre deux grandes оles de glaces flottantes,
par le quarante-deuxiиme degrй de latitude.

--Ah! c'est trop fort! s'йcria Shandon.

--Mais c'est vrai; je n'ai donc pas lieu de m'йtonner, puisque nous
sommes deux degrйs plus au nord, de rencontrer une montagne flottante
par le travers du _Forward_.

--Vous кtes un puits, docteur, rйpondit le commandant, et avec vous il
n'y a qu'а tirer le seau.

--Bon! je tarirai plus vite que vous ne pensez; et maintenant, si nous
pouvons observer de prиs ce curieux phйnomиne, Shandon, je serai le
plus heureux des docteurs.

--Justement. Johnson, fit Shandon en appelant son maоtre d'йquipage,
la brise, il me semble, a une tendance а fraоchir.

--Oui, commandant, rйpondit Johnson; nous gagnons peu, et les courants
du dйtroit de Davis vont bientфt se faire sentir.

--Yous avez raison, Johnson, et si nous voulons кtre le 20 avril en
vue du cap Farewel, il faut marcher а la vapeur, ou bien nous serons
jetйs sur les cфtes du Labrador. Monsieur Wall, veuillez donner
l'ordre d'allumer les fourneaux.»

Les ordres du commandant furent exйcutйs; une heure aprиs, la vapeur
avait acquis une pression suffisante; les voiles furent serrйes, et
l'hйlice, tordant les flots sous ses branches, poussa violemment _le
Forward_ contre le vent du nord-ouest.




CHAPITRE VI.

LE GRAND COURANT POLAIRE.


Bientфt des bandes d'oiseaux de plus en plus nombreux, des pйtrels,
des puffins, des contre-maоtres, habitants de ces parages dйsolйs,
signalиrent l'approche du Groлnland. _Le Forward_ gagnait rapidement
dans le nord, en laissant sous le vent une longue traоnйe de fumйe
noire.

Le mardi 17 avril, vers les onze heures du matin, l'ice-master signala
la premiиre vue du _blink_ de la glace[1]. Il se trouvait а vingt
milles au moins dans la nord-nord-ouest. Cette bande d'un blanc
йblouissant йclairait vivement, malgrй la prйsence de nuages assez
йpais, toute la partie de l'atmosphиre voisine de l'horizon. Les gens
d'expйrience du bord ne purent se mйprendre sur ce phйnomиne, et ils
reconnurent а sa blancheur que ce _blink_ devait venir d'un vaste
champ de glace situй а une trentaine de milles au delа de la portйe de
la vue, et provenait de la rйflexion des rayons lumineux.

  [1]  Couleur particuliиre et brillante que prend l'atmosphиre au
    dessus d'une grande йtendue de glace.

Vers le soir, le, vent retomba dans le sud, et devint favorable;
Shandon put йtablir une bonne voilure, et, par mesure d'йconomie, il
йteignit ses fourneaux. _Le Forward_, sous ses huniers, son foc et sa
misaine, se dirigea vers le cap Farewel.

Le 18, а trois heures, un ice-stream fut reconnu а une ligne blanche
peu йpaisse, mais de couleur йclatante, qui tranchait vivement entre
les lignes de la mer et du ciel. Il dйrivait йvidemment de la cфte est
du Groлnland plutфt que du dйtroit de Davis, car les glaces se
tiennent de prйfйrence sur le bord occidental de la mer de Baffin. Une
heure aprиs, _le Forward_ passait au milieu des piиces isolйes du
ice-stream, et, dans la partie la plus compacte, les glaces, quoique
soudйes entre elles, obйissaient au mouvement de la houle.

Le lendemain, au point du jour, la vigie signala un navire: c'йtait
_le Valkyrien_, corvette danoise qui courait а contre-bord du
_Forward_ et se dirigeait vers le banc de Terre-Neuve. Le courant du
dйtroit se faisait sentir, et Shandon dut forcer de voile pour le
remonter.

En ce moment, le commandant, le docteur, James Wall et Johnson se
trouvaient rйunis sur la dunette, examinant la direction et la force
de ce courant. Le docteur demanda s'il йtait avйrй que ce courant
existвt uniformйment dans la mer de Baffin.

«Sans doute, rйpondit Shandon, et les bвtiments а voile ont beaucoup
de peine а le refouler.

--D'autant plus, ajouta James Wall, qu'on le rencontre aussi bien sur
la cфte orientale de l'Amйrique que sur la cфte occidentale du
Groлnland.

--Eh bien! fit le docteur, voilа qui donne singuliиrement raison aux
chercheurs du passage du Nord-Ouest! Ce courant marche avec une
vitesse de cinq milles а l'heure environ, et il est difficile de
supposer qu'il prenne naissance au fond d'un golfe.

--Ceci est d'autant mieux raisonnй, docteur, reprit Shandon, que, si
ce courant va du nord au sud, on trouve dans le dйtroit de Behring un
courant contraire qui coule du sud au nord, et doit кtre l'origine de
celui-ci.

--D'aprиs cela, messieurs, dit le docteur, il faut admettre que
l'Amйrique est complиtement dйtachйe des terres polaires, et que les
eaux du Pacifique se rendent, en contournant ses cфtes, jusque dans
l'Atlantique. D'ailleurs, la plus grande йlйvation des eaux du premier
donne encore raison а leur йcoulement vers les mers d'Europe.

--Mais, reprit Shandon, il doit y avoir des faits а l'appui de cette
thйorie; et s'il y en a, ajouta-t-il avec une certaine ironie, notre
savant universel doit les connaоtre.

--Ma foi, rйpliqua ce dernier avec une aimable satisfaction, si cela
peut vous intйresser, je vous dirai que des baleines, blessйes dans le
dйtroit de Davis, ont йtй prises quelque temps aprиs dans le voisinage
de la Tartarie, portant encore а leur flanc le harpon europйen.

--Et а moins qu'elles n'aient doublй le cap Horn ou le cap de
Bonne-Espйrance, rйpondit Shandon, il faut nйcessairement qu'elles
aient contournй les cфtes septentrionales de l'Amйrique. Voilа qui est
indiscutable, docteur.

--Si cependant vous n'йtiez pas convaincu, mon brave Shandon, fit le
docteur en souriant, je pourrais produire encore d'autres faits, tels
que ces bois flottйs dont le dйtroit de Davis est rempli, mйlиzes,
trembles et autres essences tropicales. Or, nous savons que le
gulf-stream empкcherait ces bois d'entrer dans le dйtroit; si donc ils
en sortent, ils n'ont pu y pйnйtrer que par le dйtroit de Behring.

--Je suis convaincu, docteur, et j'avoue qu'il serait difficile avec
vous de demeurer incrйdule.

--Ma foi, dit Johnson, voilа qui vient а propos pour йclairer la
discussion. J'aperзois au large une piиce de bois d'une jolie
dimension; si le commandant veut le permettre, nous allons pкcher ce
tronc d'arbre, le hisser а bord, et lui demander le nom de son pays.

--C'est cela, fit le docteur! l'exemple aprиs la rиgle.»

Shandon donna les ordres nйcessaires; le brick se dirigea vers la
piиce de bois signalйe, et, bientфt aprиs, l'йquipage la hissait sur
le pont, non sans peine.

C'йtait un tronc d'acajou, rongй par les vers jusqu'а son centre,
circonstance sans laquelle il n'eыt pas pu flotter.

«Voilа qui est triomphant, s'йcria le docteur avec enthousiasme, car,
puisque les courants de l'Atlantique n'ont pu le porter dans le
dйtroit de Davis, puisqu'il n'a pu кtre chassй dans le bassin polaire
par les fleuves de l'Amйrique septentrionale, attendu que cet arbre-lа
croоt sous l'Йquateur, il est йvident qu'il arrive en droite ligne de
Behring. Et tenez, messieurs, voyez ces vers de mer qui l'ont rongй;
ils appartiennent aux espиces des pays chauds.

--II est certain, reprit Hall, que cela donne tort aux dйtracteurs du
fameux passage.

--Mais cela les tue tout bonnement, rйpondit le docteur. Tenez, je
vais vous faire l'itinйraire de ce bois d'acajou: il a йtй charriй
vers l'ocйan Pacifique par quelque riviиre de l'isthme de Panama ou du
Guatemala; de lа, le courant l'a traоnй le long des cфtes d'Amйrique
jusqu'au dйtroit de Behring, et, bon grй, mal grй, il a dы entrer dans
les mers polaires; il n'est ni tellement vieux ni tellement imbibй
qu'on ne puisse assigner une date rйcente а son dйpart; il aura
heureusement franchi les obstacles de cette longue suite de dйtroits
qui aboutit а la mer de Baffоn, et, vivement saisi par le courant
borйal, il est venu par le dйtroit de Davis se faire prendre а bord du
_Forward_ pour la plus grande joie du docteur Clawbonny, qui demande
au commandant la permission d'en garder un йchantillon.

--Faites donc, reprit Shandon; mais permettez-moi а mon tour de vous
apprendre que vous ne serez pas le seul possesseur d'une йpave
pareille. Le gouverneur Danois de l'оle de Disko....

--Sur la cфte du Groлnland, continua le docteur, possиde une table
d'acajou faite avec un tronc pкchй dans les mкmes circonstances; je le
sais, mon cher Shandon; eh bien, je ne lui envie pas sa table, car, si
ce n'йtait l'embarras, j'aurais lа de quoi me faire toute une chambre
а coucher.»

Pendant la nuit du mercredi au jeudi, le vent souffla avec une extrкme
violence; le _drift wood_[1] se montra plus frйquemment; l'approche de
la cфte offrait des dangers а une йpoque oщ les montagnes de glace
sont fort nombreuses; le commandant fit donc diminuer de voiles, et
_le Forward_ courut seulement sous sa misaine et sa trinquette.

  [1]  Bois flottй.

Le thermomиtre descendit au-dessous du point de congйlation. Shandon
fit distribuer а l'йquipage des vкtements convenables, une jaquette et
un pantalon de laine, une chemise de flanelle, des bas de wadmel,
comme en portent les paysans norvйgiens. Chaque homme fut йgalement
muni d'une paire de bottes de mer parfaitement impermйables.

Quant а Captain, il se contentait de sa fourrure naturelle; il
paraissait peu sensible aux changements de tempйrature; il devait
avoir passй par plus d'une йpreuve de ce genre, et, d'ailleurs, un
danois n'avait pas le droit de se montrer difficile. On ne le voyait
guиre, et il se tenait presque toujours cachй dans les parties les
plus sombres du bвtiment.

Vers le soir, а travers une йclaircie de brouillard, la cфte du
Groлnland se laissa entrevoir par 37°2'7" de longitude; le docteur,
armй de sa lunette, put un instant distinguer une suite de pics
sillonnйs par de larges glaciers; mais le brouillard se referma
rapidement sur cette vision, comme le rideau d'un thйвtre qui tombe au
moment le plus intйressant de la piиce.

_Le Forward_ se trouva, le 20 avril au matin, en vue d'un ice-berg
haut de cent-cinquante pieds, йchouй en cet endroit de temps
immйmorial; les dйgels n'ont pas prise sur lui, et respectent ses
formes йtranges. Snow l'a vu; James Ross, en 1829, en prit un dessin
exact, et en 1851, le lieutenant franзais Bellot, а bord du _Prince
Albert_, le remarqua parfaitement. Naturellement le docteur voulut
conserver l'image de cette montagne cйlиbre, et il en fit une esquisse
trиs rйussie.

Il n'est pas surprenant que de semblables masses soient йchouйes, et
par consйquent s'attachent invinciblement au sol; pour un pied hors de
l'eau, elles ont а peu prиs deux au-dessous, ce qui donnerait а
celle-ci quatre-vingts brasses environ de profondeur.[1]

  [1]  Quatre cents pieds.

Enfin, par une tempйrature qui ne fut а midi que de 12° (-11°
centig.), sous un ciel de neige et de brouillards, on aperзut le cap
Farewel. _Le Forward_ arrivait au jour fixй; le capitaine inconnu,
s'il lui plaisait de venir relever sa position par ce temps
diabolique, n'aurait pas а se plaindre.

«Voilа donc, se dit le docteur, ce cap cйlиbre, ce cap si bien
nommй![1] Beaucoup l'ont franchi comme nous, qui ne devaient jamais le
revoir! Est-ce donc un adieu йternel dit а ses amis d'Europe? Vous
avez passй lа, Frobisher, Knight, Barlow, Vaugham, Scroggs, Barentz,
Hudson, Blosseville, Franklin, Crozier, Bellot, pour ne jamais revenir
au foyer domestique, et ce cap a bien йtй pour vous le cap des
Adieux!»

  [1]  Farewel signifie adieu.

Ce fut vers l'an 970 que des navigateurs partis de l'Islande[1]
dйcouvrirent le Groлnland. Sйbastien Cabot, en 1498, s'йleva jusqu'au
56e degrй de latitude; Gaspard et Michel Cotrйal, de 1500 а 1502,
parvinrent au 60e, et Martin Frobisher, en 1576, arriva jusqu'а la
baie qui porte son nom.

  [1]  Оle des glaces.

A Jean Davis appartient l'honneur d'avoir dйcouvert le dйtroit
en 1585, et, deux ans plus tard, dans un troisiиme voyage, ce
hardi navigateur, ce grand pкcheur de baleines, atteignit le
soixante-treiziиme parallиle, а vingt-sept degrйs du pфle.

Barentz en 1596, Weymouth en 1602, James Hall en 1605 et 1607, Hudson,
dont le nom fut attribuй а cette vaste baie qui йchancre si
profondйment les terres d'Amйrique, James Poole en 1611, s'avancиrent
plus ou moins dans le dйtroit, а la recherche de ce passage du
nord-ouest, dont la dйcouverte eыt singuliиrement abrйgй les voies de
communication entre les deux mondes.

Baffin, en 1616, trouva dans la mer de ce nom le dйtroit de Lancastre;
il fut suivi en 1619 par James Munk, et en 1719 par Knight, Barlows,
Waugham et Scrows, dont on n'a jamais eu de nouvelles.

En 1776, le lieutenant Pickersgill, envoyй а la rencontre du capitaine
Cook, qui tentait de remonter par le dйtroit de Behring, pointa
jusqu'au 68e degrй; l'annйe suivante, Young s'йleva dans le mкme but
jusqu'а l'оle des Femmes.

Vint alors James Ross qui fit en 1818 le tour des cфtes de la mer de
Baffin, et corrigea les erreurs hydrographiques de ses devanciers.

Enfin en 1819 et 1820, le cйlиbre Parry s'йlance dans le dйtroit de
Lancastre, parvient а travers d'innombrables difficultйs jusqu'а l'оle
Melville, et gagne la prime de cinq mille livres[1] promise par acte
du parlement aux matelots anglais qui couperaient le
cent-soixante-dixiиme mйridien par une latitude plus йlevйs que le
soixante-dix-septiиme parallиle.

  [1]  125,000 francs

En 1826, Becchey touche а l'оle Chamisso, James Ross hiverne, de 1829
а 1833, dans le dйtroit du Prince Rйgent, et fait, entre autres
travaux importants, la dйcouverte du pфle magnйtique.

Pendant ce temps, Franklin, par la voie de terre, reconnaissait les
cфtes septentrionales de l'Amйrique, da la riviиre Mackensie а la
pointe Turnagain; le capitaine Back marchait sur ses traces de 1823 а
1835, et ces explorations йtaient complйtйes en 1839 par MM. Dease,
Simpson et le docteur Rae.

Enfin, sir John Franklin, jaloux de dйcouvrir le passage du
nord-ouest, quitta l'Angleterre en 1845 sur _l'Erebus et le Terror_;
il pйnйtra dans la mer de Baffin, et depuis son passage а l'оle Disko,
on n'eut plus aucune nouvelle de son expйdition.

Cette disparition dйtermina les nombreuses recherches qui ont amenй la
dйcouverte du passage, et la reconnaissance de ces continents polaires
si profondйment dйchiquetйs; les plus intrйpides marins de
l'Angleterre, de la France, des Йtats-Unis, s'йlancиrent vers ces
terribles parages, et, grвce а leurs efforts, la carte si tourmentйe,
si difficile de ce pays, put figurer enfin aux archives de la Sociйtй
royale gйographique de Londres.

La curieuse histoire de ces contrйes se prйsentait ainsi а
l'imagination du docteur, tandis qu'appuyй sur la lisse, il suivait du
regard le long sillage du brick. Les noms de ces hardis navigateurs se
pressaient dans son souvenir, et il croyait entrevoir sous les arceaux
glacйs de la banquise les pвles fantфmes de ceux qui ne revinrent pas.




CHAPITRE VII.

L'ENTRЙE DU DЙTROIT DE DAVIS.


Pendant cette journйe, _le Forward_ se fraya un chemin facile parmi
les glaces а demi brisйes; le vent йtait bon, mais la tempйrature
trиs-basse; les courants d'air, en se promenant sur les ice-fields[1],
rapportaient leurs froides pйnйtrations.

  [1]   Champs de glace.

La nuit exigea la plus sйvиre attention; les montagnes flottantes se
resserraient dans cette passe йtroite; on en comptait souvent une
centaine а l'horizon; elles se dйtachaient des cфtes йlevйes, sous la
dent des vagues rongeantes et l'influence de la saison d'avril, pour
aller se fondre ou s'abоmer dans les profondeurs de l'Ocйan. On
rencontrait aussi de longs trains de bois dont il fallait йviter le
choc; aussi le crow's-nest[1] fut mis en place au sommet du mвt de
misaine; il consistait en un tonneau а fond mobile, dans lequel
l'ice-master, en partie abritй contre le vent, surveillait la mer,
signalait les glaces en vue, et mкme, au besoin, commandait la
manoeuvre.

  [1]  Littйralement _nid de pie_.

Les nuits йtaient courtes; le soleil avait reparu depuis le 31 janvier
par suite de la rйfraction, et tendait а se maintenir de plus en plus
au-dessus de l'horizon. Mais la neige arrкtait la vue, et, si elle
n'amenait pas l'obscuritй, rendait cette navigation pйnible.

Le 21 avril, le cap Dйsolation apparut au milieu des brumes; la
manoeuvre fatiguait l'йquipage; depuis l'entrйe du brick au milieu des
glaces, les matelots n'avaient pas eu un instant de repos; il fallut
bientфt recourir а la vapeur pour se frayer un chemin au milieu de ces
blocs amoncelйs.

Le docteur et maоtre Jonhson causaient ensemble sur l'arriиre, pendant
que Shandon prenait quelques heures de sommeil dans sa cabine.
Clawbonny recherchait la conversation du vieux marin, auquel ses
nombreux voyages avaient fait une йducation intйressante et sensйe. Le
docteur le prenait en grande amitiй, et le maоtre d'йquipage ne
demeurait pas en reste avec lui.

«Voyez-vous, monsieur Clawbonny, disait Johnson, ce pays-ci n'est pas
comme tous les autres; on l'a nommй la Terre-Verte,[1] mais il n'y a
pas beaucoup de semaines dans l'annйe oщ il justifie son nom!

  [1]  Green Land.

--Qui sait, mon brave Johnson, rйpondit le docteur, si, au dixiиme
siиcle, cette terre n'avait pas le droit d'кtre appelйe ainsi? Plus
d'une rйvolution de ce genre s'est produite dans notre globe, et je
vous йtonnerais beaucoup en vous disant que, suivant les chroniqueurs
islandais, deux cents villages florissaient sur ce continent, il y a
huit ou neuf cents ans!

--Vous m'йtonneriez tellement, monsieur Clawbonny, que je ne pourrais
pas vous croire, car c'est un triste pays.

--Bon! si triste qu'il soit, il offre encore une retraite suffisante а
des habitants, et mкme а des Europйens civilisйs.

--Sans doute! A Disko, а Uppernawik, nous rencontrerons des hommes qui
consentent а vivre sous de pareils climats; mais j'ai toujours pensй
qu'ils y demeuraient par force, non par goыt.

--Je le crois volontiers; cependant l'homme s'habitue а tout, et ces
Groлnlandais ne me paraissent pas кtre aussi а plaindre que les
ouvriers de nos grandes villes; ils peuvent кtre malheureux, mais, а
coup sur, ils ne sont point misйrables; encore, je dis malheureux, et
ce mot ne rend pas ma pensйe; en effet, s'ils n'ont pas le bien-кtre
des pays tempйrйs, ces gens-lа, faits а ce rude climat, y trouvent
йvidemment des jouissances qu'il ne nous est pas donnй de concevoir!

--II faut le penser, monsieur Clawbonny, puisque le ciel est juste;
mais bien des voyages m'ont amenй sur ces cфtes, et mon coeur s'est
toujours serrй а la vue de ces tristes solitudes; on aurait dы, par
exemple, йgayer les caps, les promontoires, les baies par des noms
plus engageants, car le cap des Adieux et le cap Dйsolation ne sont
pas faits pour attirer les navigateurs!

--J'ai fait йgalement cette remarque, rйpondit le docteur; mais ces
noms ont un intйrкt gйographique qu'il ne faut pas mйconnaоtre; ils
dйcrivent оes aventures de ceux qui les ont donnйs; auprиs des noms
des Davis, des Baffin, des Hudson, des Ross, des Parry, des Franklin,
des Bellot, si je rencontre le cap Dйsolation, je trouve bientфt la
baie de la Mercy; le cap Providence fait pendant au port Anxiety, la
baie Repulse[1] me ramиne du cap Йden, et, quittant la pointe
Turnagain,[2] je vais me reposer dans la baie du Refuge; j'ai lа, sous
les yeux, cette incessante succession de pйrils, d'йchecs d'obstacles,
de succиs, de dйsespoirs, de rйussites, mкlйs aux grands noms de mon
pays, et, comme une sйrie de mйdailles antiques, cette nomenclature me
retrace toute l'histoire de ces mers.

  [1]  Baie qu'on ne peut atteindre.
  [2]  Cap du retour forcй.

--Justement raisonnй, monsieur Clawbonny, et puissions-nous, dans
notre voyage, rencontrer plus de baies du Succиs que de caps du
Dйsespoir!

--Je le souhaite, Johnson; mais, dites-moi, l'йquipage est-il un peu
revenu de ses terreurs?

--Un peu, monsieur; et cependant, pour tout dire, depuis notre entrйe
dans le dйtroit, on recommence а se prйoccuper du capitaine
fantastique; plus d'un s'attendait а le voir apparaоtre а l'extrйmitй
du Groenland; et jusqu'ici, rien. Voyons, monsieur Clawbonny, entre
nous, est-ce que cela ne vous йtonne pas an peu?

--Si fait, Johnson.

--Croyez-vous а l'existence de ce capitaine?

--Sans doute.

--Mais quelles raisons ont pu le pousser а agir de la sorte?

--S'il faut dire toute ma pensйe, Johnson, je crois que cet homme aura
voulu entraоner l'йquipage assez loin pour qu'il n'y eыt plus а
revenir. Or, s'il avait paru а son bord au moment du dйpart, chacun
voulant connaоtre la destination du navire, il aurait pu кtre
embarrassй.

--Et pourquoi cela?

--Ma foi, s'il veut tenter quelque entreprise surhumaine, s'il veut
pйnйtrer lа oщ tant d'autres n'ont pu parvenir, croyez-vous qu'il eыt
recrutй son йquipage? Tandis qu'une fois en route, on peut aller si
loin, que marcher en avant devienne ensuite une nйcessitй.

--C'est possible, monsieur Clawbonny; j'ai connu plus d'un intrйpide
aventurier dont le nom seul йpouvantait, et qui n'eыt trouvй personne
pour l'accompagner dans ses pйrilleuses expйditions...

--Sauf moi, fit le docteur.

--Et moi aprиs vous, rйpondit Johnson, et pour vous suivre! Je dis
donc que notre capitaine est sans doute du nombre de ces
aventuriers-lа. Enfin, nous verrons bien; je suppose que du cфtй
d'Uppernawik ou de la baie Melville, ce brave inconnu viendra
s'installer tranquillement а bord, et nous apprendra jusqu'oщ sa
fantaisie compte entraоner le navire.

--Je le crois comme vous, Johnson; mais la difficultй sera de s'йlever
jusqu'а cette baie Melville! voyez comme les glaces nous entourent de
toutes parts! c'est а peine si elles laissent passage au _Forward_.
Tenez, examinez cette plaine immense!

--Dans notre langage de baleiniers, monsieur Clawbonny, nous appelons
cela un ice-field, c'est-а-dire une surface continue de glace dont on
n'aperзoit pas les limites.

--Et de ce cфtй, ce champ brisй, ces longues piиces plus ou moins
rйunies par leurs bords?

--Ceci est un pack; s'il a une forme circulaire, nous l'appelons
palch, et stream, quand cette forme est allongйe.

--Et lа, ces glaces flottantes?

--Ce sont des drift-ice; avec un peu plus de hauteur, ce seraient des
ice-bergs ou montagnes; leur contact est dangereux aux navires, et il
faut les йviter avec soin. Tenez, voici lа-bas, sur cet ice-field, une
protubйrance produite par la pression des glaces; nous appelons cela
un hummock; si cette protubйrance йtait submergйe а sa base, nous la
nommerions un calf; il a bien fallu donner des noms а tout cela pour
s'y reconnaоtre.

--Ah! c'est vйritablement un spectacle curieux, s'йcria le docteur en
contemplant ces merveilles des mers borйales, et l'imagination est
vivement frappйe par ces tableaux divers!

--Sans doute, rйpondit Johnson; les glaзons prennent parfois des
formes fantastiques, et nos hommes ne sont pas embarrassйs pour les
expliquer а leur faзon,

--Tenez, Johnson, admirez cet ensemble de blocs de glace! ne dirait-on
pas une ville йtrange, une ville d'Orient avec ses minarets et ses
mosquйes sous la pвle lumiиre de la lune? Voici plus loin une longue
suite d'arceaux gothiques qui nous rappellent la chapelle d'Henry VII
ou le palais du Parlement[1].

  [1]  Йdifices de Londres.

--Vraiment, monsieur Clawbonny, il y en a pour tous les goыts; mais ce
sont des villes ou des йglises dangereuses а habiter, et il ne faut
pas les ranger de trop prиs. Il y a de ces minarets-lа qui chancellent
sur leur base, et dont le moindre йcraserait un navire comme _le
Forward_.

--Et l'on a osй s'aventurer dans ces mers, reprit le docteur, sans
avoir la vapeur а ses ordres! Comment croire qu'un navire а voile ait
pu se diriger au milieu de ces йcueils mouvants?

--On l'a fait cependant, monsieur Clawbonny; lorsque le vent devenait
contraire, et cela m'est arrivй plus d'une fois, а moi qui vous parle,
on s'ancrait patiemment а l'un de ces blocs; on dйrivait plus ou moins
avec lui; mais enfin on attendait l'heure favorable pour se remettre
en route; il est vrai de dire qu'а cette maniиre de voyager on mettait
des mois, lа oщ, avec un peu de bonheur, nous ne mettrons que quelques
jours.

--Il me semble, dit le docteur, que la tempйrature tend encore а
s'abaisser.

--Ce serait fвcheux, rйpondit Johnson, car il faut du dйgel pour que
ces masses se divisent et aillent se perdre dans l'Atlantique; elles
sont d'ailleurs plus nombreuses dans le dйtroit de Davis, parce que
les terres se rapprochent sensiblement entre le cap Walsingham et
Holsteinborg; mais au delа du soixante-septiиme degrй, nous trouverons
pendant la saison de mai et dй juin des mers plus navigables.

--Oui; mais il faut passer d'abord.

--Il faut passer, Monsieur Clawbonny; en juin et juillet, nous
eussions trouvй le passage libre, comme il arrive aux baleiniers; mais
les ordres йtaient prйcis; on devait se trouver ici en avril. Aussi je
me trompe fort, ou notre capitaine est un gaillard solidement trempй,
qui a une idйe; il n'est parti de si bonne heure que pour aller loin.
Enfin qui vivra, verra.»

Le docteur avait eu raison de constater un abaissement dans la
tempйrature; le thermomиtre а midi n'indiquait plus que six degrйs
(-14° centig.), et il rйgnait une brise du nord-ouest qui, tout en
йclaircissant le ciel, aidait le courant а prйcipiter les glaces
flottantes sur le chemin du _Forward_. Toutes n'obйissaient pas
d'ailleurs а la mкme impulsion; il n'йtait pas rare d'en rencontrer,
et des plus hautes, qui, prises а leur base par un courant sous-marin,
dйrivaient dans un sens opposй.

On comprend alors les difficultйs de cette navigation; les ingйnieurs
n'avaient pas un instant de repos; la manoeuvre de la vapeur se
faisait sur le pont mкme, au moyen de leviers qui l'ouvraient,
l'arrкtaient, la renversaient instantanйment, suivant l'ordre de
l'officier de quart. Tantфt il fallait se hвter de prendre par une
ouverture de champs de glace, tantфt lutter de vitesse avec un iceberg
qui menaзait de fermer la seule issue praticable; ou bien quelque
bloc, se renversant а l'improviste, obligeait le brick а reculer
subitement pour ne pas кtre йcrasй. Cet amas de glaces entraоnйes,
amoncelйes, amalgamйes par le grand courant du nord, se pressait dans
la passe, et si la gelйe venait а les saisir, elles pouvaient opposer
au _Forward_ une infranchissable barriиre.

Les oiseaux se trouvaient en quantitйs innombrables dans ces parages;
les pйtrels et les contre-maоtres voltigeaient зa et lа, avec des cris
assourdissants; on comptait aussi un grand nombre de mouettes а tкte
grosse, а cou court, а bec comprimй, qui dйployaient пeurs longues
ailes, et bravaient en se jouant les neiges fouettйes par l'ouragan.
Cet entrain de la gent ailйe ranimait le paysage.

De nombreuses piиces de bois allaient а la dйrive, se heurtant avec
bruit; quelques cachalots а tкtes йnormes et renflйes s'approchиrent
du navire; mais il ne fut pas question de leur donner la chasse, bien
que l'envie n'en manquвt pas а Simpson le harponneur. Vers le soir, on
vit йgalement plusieurs phoques, qui, le nez au-dessus de l'eau,
nageaient entre les grands biocs.

Le 22, la tempйrature s'abaissait encore; le Forward forзait de vapeur
pour gagner les passes favorables; le vent s'йtait dйcidйment fixй
dans le nord-ouest; les voiles furent serrйes.

Pendant cette journйe du dimanche, les matelots eurent peu а
manoeuvrer. Aprиs la lecture de l'office divin, qui fut faite par
Shandon, l'йquipage se livra а la chasse des guilleminots, dont il
prit un grand nombre. Ces oiseaux, convenablement prйparйs suivant la
mйthode clawbonnyenne, fournirent un agrйable surcroоt de provisions а
la table des officiers et de l'йquipage.

A trois heures du soir, _le Forward_ avait le Kin de Sael
est-quart-nord-est, et la montagne de Sukkertop
sud-est-quart-d'est-demi-est; la mer йtait fort houleuse; de temps en
temps, un vaste brouillard tombait inopinйment du ciel gris.
Cependant, а midi, une observation exacte put кtre faite. Le navire se
trouvait par 65°20' de latitude et 54°22' de longitude. Il fallait
gagner encore deux degrйs pour rencontrer une navigation meilleure sur
une mer plus libre.

Pendant les trois jours suivants, les 24, 25 et 26 avril, ce fut une
lutte continuelle avec les glaces; la manoeuvre de la machine devint
trиs-fatigante; а chaque minute, la vapeur йtait subitement
interrompue ou renversйe, et s'йchappait en sifflant par les soupapes.

Dans la brume йpaisse, l'approche des ice-bergs se reconnaissait
seulement а de sourdes dйtonations produites par les avalanches; le
navire virait alors immйdiatement; on risquait de se heurter а des
masses de glace d'eau douce, remarquables par la transparence de leur
cristal, et qui ont la duretй du roc. Richard Shandon ne manqua pas de
complйter sa provision d'eau en embarquant chaque jour plusieurs
tonnes de cette glace.

Le docteur ne pouvait s'habituer aux illusions d'optique que la
rйfraction produisait dans ces parages; en effet tel ice-berg lui
apparaissait comme une petite masse blanche fort rapprochйe, qui se
trouvait а dix ou douze milles du brick; il tвchait d'accoutumer ses
regards а ce singulier phйnomиne, afin de pouvoir rapidement corriger
plus tard l'erreur de ses yeux.

Enfin, soit par le halage du navire le long des champs de glace, soit
par l'йcartement des blocs les plus menaзants а l'aide de longues
perches, l'йquipage fut bientфt rompu de fatigues, et cependant, le
vendredi 27 avril, _le Forward_ йtait encore retenu sur la limite
infranchissable du cercle polaire.




CHAPITRE VIII.

PROPOS DE L'ЙQUIPAGE.


Cependant _le Forward_ parvint, en se glissant adroitement dans les
passes, а gagner quelques minutes au nord; mais, au lieu d'йviter
l'ennemi, il faudrait bientфt l'attaquer; les ice-fields de plusieurs
milles d'йtendue se rapprochaient, et comme ces masses en mouvement
reprйsentent souvent une pression de plus de dix millions de tonnes,
on devait se garer avec soin de leurs йtreintes. Des scies а glace
furent donc installйes а l'extйrieur du navire, de maniиre а pouvoir
кtre mises immйdiatement en usage.

Une partie de l'йquipage acceptait philosophiquement ces durs travaux,
mais l'autre se plaignait, si elle ne refusait pas encore d'obйir.
Tout en procйdant а l'installation des instruments, Garry, Bolton,
Pen, Gripper, йchangeaient leurs diffйrentes maniиres de voir.

«Par le diable, disait gaiement Bolton, je ne sais pourquoi il me
vient а la pensйe que dans Water-Street, il y a une jolie taverne oщ
l'on ne s'accote pas trop mal entre un verre de gin et une bouteille
de porter. Tu vois cela d'ici, Gripper?

--A te dire vrai, riposta le matelot interpellй, qui faisait
gйnйralement profession de mauvaise humeur, je t'assure que je ne vois
pas cela d'ici.

--C'est une maniиre de parler, Gripper; il est йvident que dans ces
villes de neige, qui font l'admiration de monsieur Clawbonny, il n'y a
pas le plus mince cabaret oщ un brave matelot puisse s'humecter d'une
ou deux demi-pintes de brandy.

--Pour cela, tu peux en кtre certain, Bolton; et tu ferais bien
d'ajouter qu'il n'y a mкme pas ici de quoi se rafraоchir proprement.
Une drфle d'idйe, de priver de tout spiritueux les gens qui voyagent
dans les mers du nord!

--Bon! rйpondit Garry; as-tu donc oubliй, Gripper, ce que t'a dit le
docteur? Il faut кtre sobre de toute boisson excitante, si l'on veut
braver le scorbut, se bien porter et aller loin.

--Mais je ne demande pas а aller loin, Garry; et je. trouve que c'est
dйjа beau d'кtre venu jusqu'ici, et de s'obstiner а passer lа oщ le
diable ne veut pas qu'on passe.

--Eh bien, on ne passera pas! rйpliqua Pen. Quand je pense que j'ai
dйjа oubliй le goыt du gin!

--Mais, fit Bolton, rappelle-toi ce que t'a dit le docteur.

--Oh! rйpliqua Pen avec sa grosse voix brutale, pour le dire, on le
dit. Reste а savoir si, sous prйtexte de santй, on ne s'amuse pas а
faire l'йconomie du liquide.

--Ce diable de Pen a peut-кtre raison, rйpondit Gripper.

--Allons donc! riposta Bolton, il a le nez trop rouge pour cela; et
s'il perd un peu de sa couleur а naviguer sous un pareil rйgime, Pen
n'aura pas trop а se plaindre.

--Qu'est-ce que mon nez t'a fait? rйpondit brusquement le matelot
attaquй а son endroit sensible. Mon nez n'a pas besoin de tes
conseils; il ne te les demande pas; mкle-toi donc de ce qui regarde le
tien!

--Allons! ne te fвche pas. Pen, je ne te croyais pas le nez si
susceptible. Hй! je ne dйteste pas plus qu'un autre un bon verre de
wisky, surtout par une tempйrature pareille; mais si, au bout du
compte, cela fait plus de mal que de bien, je m'en passe volontiers.

--Tu t'en passes, dit le chauffeur Waren qui prit part а la
conversation; eh bien, tout le monde ne s'en passe peut-кtre pas а
bord!

--Que veux-tu dire, Waren? reprit Garry en le regardant fixement.

--Je veux dire que, pour une raison ou pour une autre, il y a des
liqueurs а bord, et j'imagine qu'on ne s'en prive pas beaucoup а
l'arriиre.

--Et qu'en sais-tu?» demanda Garry.

Waren ne sut trop que rйpondre; il parlait pour parler, comme on dit.

«Tu vois bien, Garry, reprit Bolton, que Waren n'en sait rien.

--Eh bien, dit Pen, nous demanderons une ration de gin au commandant;
nous l'avons bien gagnйe, et nous verrons ce qu'il rйpondra.

--Je vous engage а n'en rien faire, rйpondit Garry.

--Et pourquoi? s'йcriиrent Pen et Gripper.

--Parce que le commandant vous refusera. Vous saviez quel йtait le
rйgime du bord, quand vous vous кtes embarquйs; il fallait y rйflйchir
а ce moment-lа.

--D'ailleurs, rйpondit Bolton qui prenait volontiers le parti de Garry
dont le caractиre lui plaisait, Richard Shandon n'est pas le maоtre а
bord; il obйit tout comme nous autres.

--Et а qui donc? demanda Pen.

--Au capitaine.

--Ah! toujours ce capitaine de malheur! s'йcria Pen. Et ne voyez-vous
pas qu'il n'y a pas plus de capitaine que de taverne sur ces bancs de
glace? C'est une faзon de nous refuser poliment ce que nous avons le
droit d'exiger.

--Mais si, il y a un capitaine, reprit Bolton; et je parierais deux
mois de ma paye que nous le verrons avant peu.

--C'est bon, fit Pen; en voilа un а qui je voudrais bien dire deux
mots en face!

--Qui parle du capitaine?» dit en ce moment un nouvel interlocuteur.

C'йtait le matelot Clifton, passablement superstitieux et envieux а la
fois.

«Est-ce que l'on sait quelque chose de nouveau sur le capitaine?
demanda-t-il.

--Non, lui fut-il rйpondu d'une seule voix.

--Eh bien, je m'attends а le trouver installй un beau matin dans sa
cabine, sans que personne ne sache ni comment, ni par oщ il sera
arrivй.

--Allons donc! rйpondit Bolton; tu te figures, Clifton, que ce
gaillard-lа est un farfadet, un lutin comme il en court dans les
hautes terres d'Йcosse!

--Ris tant que tu voudras, Bolton; cela ne changera pas mon opinion.
Tous les jours, en passant devant la cabine, je jette un regard par le
trou de la serrure, et l'un de ces matins je viendrai vous raconter а
qui ce capitaine ressemble, et comment il est fait.

--Eh, par le diable, fit Pen, il sera bвti comme tout le monde, ton
capitaine! Et si c'est un gaillard qui veut nous mener oщ cela ne nous
plaоt pas, on lui dira son fait.

--Bon, fit Bolton, voilа Pen qui ne le connaоt mкme pas, et qui veut
dйjа lui chercher dispute!

--Qui ne le connaоt pas, rйpliqua Clifton de l'air d'un homme qui en
sait long; c'est а savoir, s'il ne le connaоt pas!

--Que diable veux-tu dire? demanda Gripper.

--Je m'entends.

--Mais nous ne t'entendons pas!

--Eh bien, est-ce que Pen n'a pas eu dйjа des dйsagrйments avec lui?

--Avec le capitaine?

--Oui, le dog-captain; car c'est exactement la mкme chose.»

Les matelots se regardиrent sans trop oser rйpondre. «Homme ou chien,
fit Pen entre ses dents, je vous affirme que cet animal-lа aura son
compte un de ces jours.

--Voyons, Clifton, demanda sйrieusement Bolton, prйtends-tu, comme l'a
dit Johnson en se moquant, que ce chien-lа est le vrai capitaine?

--Certes, rйpondit Clifton avec conviction; et si vous йtiez des
observateurs comme moi, vous auriez remarquй les allures йtranges de
cet animal.

--Lesquelles? voyons, parle!

--Est-ce que vous n'avez pas vu la faзon dont il se promиne sur lа
dunette avec un air d'autoritй, regardant la voilure du navire, comme
s'il йtait de quart?

--C'est vrai, fit Gripper; et mкme un soir je l'ai positivement
surpris les pattes appuyйes sur la roue du gouvernail.

--Pas possible! fit Bolton.

--Et maintenant, reprit Clifton, est-ce que, la nuit, il ne quitte pas
le bord pour aller se promener seul sur les champs de glace, sans se
soucier ni des ours ni du froid?

--C'est toujours vrai, fit Bolton.

--Est-ce que vous voyez cet animal-lа, comme un honnкte chien,
rechercher la compagnie des hommes, rфder du cфtй de la cuisine, et
couver des yeux maоtre Strong quand il apporte quelque bon morceau au
commandant? Est-ce que vous ne l'entendez pas, la nuit, quand il s'en
va а deux ou trois milles du navire, hurler de faзon а vous donner
froid dans le dos, ce qui n'est pourtant pas facile а ressentir par
une pareille tempйrature? Enfin, est-ce que vous avez jamais vu ce
chien-lа se nourrir? Il ne prend rien de personne; sa pвtйe est
toujours intacte, et, а moins qu'une main ne le nourrisse secrиtement
а bord, j'ai le droit de dire que cet animal vit sans manger, Or, si
celui-lа n'est pas fantastique, je ne suis qu'une bкte.

--Ma foi, rйpondit Bell le charpentier, qui avait entendu toute
l'argumentation de Clifton, ma foi, cela pourrait bien кtre!»

Cependant les autres matelots se taisaient.

«Eh bien, moi, reprit Clifton, je vous dis que si vous faites les
incrйdules, il y a а bord des gens plus savants que vous qui ne
paraissent pas si rassurйs.

--Veux-tu parler du commandant? demanda Bolton.

--Oui, du commandant et du docteur.

--Et tu prйtends qu'ils sont de ton avis?

--Je les ai entendus discuter la chose, et j'affirme qu'ils n'y
comprenaient rien; ils faisaient mille suppositions qui ne les
avanзaient guиre.

--Et ils parlaient du chien comme tu le fais, Clifton? demanda le
charpentier.

--S'ils ne parlaient pas du chien, rйpondit Clifton mis au pied du
mur, ils parlaient du capitaine, ce qui est la mкme chose, et ils
avouaient que tout cela n'est pas naturel.

--Eh bien, mes amis, reprоt Bell, voulez-vous avoir mon opinion?

--Parlez! parlez! fit-on de toutes parts.

--C'est qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas d'autre capitaine que
Richard Shandon.

--Et la lettre? fit Clifton.

--La lettre existe rйellement, rйpondit Bell; il est parfaitement
exact qu'un inconnu a armй _le Forward_ pour un voyage dans les
glaces; mais le navire une fois parti, personne ne viendra plus а
bord.

--Enfin, demanda Bolton, oщ ira-t-il, le navire?

--Je n'en sais rien; а un moment donnй, Richard Shandon recevra le
complйment de ses instructions.

--Mais par qui?

--Par qui?

--Oui, comment? dit Bolton qui devenait pressant.

--Allons, Bell, une rйponse, dirent les autres matelots.

--Par qui? comment? Eh! je n'en sais rien, rйpliqua le charpentier,
embarrassй а son tour.

--Eh, par le captain-dog! s'йcria Clifton. 11 a dйjа йcrit une
premiиre fois, il peut bien йcrire une seconde. Oh! si je savais
seulement la moitiй de ce que sait cet animal-lа, je ne serais pas
embarrassй d'кtre premier lord de l'Amirautй.

--Ainsi, reprit Bolton pour conclure, tu t'en tiens а ton dire, que ce
chien-lа est le capitaine?

--Oui, comme je l'ai dit.

--Eh bien, dit Pen d'une voix sourde, si cet animal-lа ne veut pas
crever dans la peau d'un chien, il n'a qu'а se dйpкcher de devenir un
homme; car, foi de Pen, je lui ferai son affaire.

--Et pourquoi cela? demanda Garry.

--Parce que cela me plaоt, rйpondit brutalement Pen; et je n'ai de
compte а rendre а personne.

--Assez causй, les enfants, cria maоtre Johnson en intervenant au
moment oщ la conversation semblait devoir mal tourner; а l'ouvrage, et
que ces scies soient installйes plus vite que cela! Il faut franchir
la banquise!

--Bon! un vendredi! l'йpondit Clifton en haussant les йpaules. Vous
verrez qu'on ne passe pas si facilement le cercle polaire!»

Quoi qu'il en soit, les efforts de l'йquipage furent а peu prиs
impuissants pendant cette journйe. _Le Forward_, lancй а toute vapeur
contre les ice-fields, ne parvint pas а les sйparer; on fut obligй de
s'ancrer pendant la nuit.

Le samedi, la tempйrature s'abaissa encore sous l'influence d'un vent
de l'est; le temps se mit au clair, et le regard put s'йtendre au loin
sur ces plaines blanches que la rйflexion des rayons solaires rendait
йblouissantes. A sept heures du matin, le thermomиtre accusait huit
degrйs au-dessus de zйro (-22° centig.).

Le docteur йtait tentй de rester tranquillement dans sa cabine а relire
des voyages arctiques; mais il se demanda, suivant son habitude, ce
qu'il lui serait le plus dйsagrйable а faire en ce moment. Il se
rйpondit que monter sur le pont par cette tempйrature, et aider les
hommes dans la manoeuvre, n'avait rien de trиs-rйjouissant. Donc,
fidиle а sa rиgle de conduite, il quitta sa cabine si bien chauffйe et
vint contribuer au halage du navire. Il avait bonne figure avec les
lunettes vertes au moyen desquelles il prйservait ses yeux contre la
morsure des rayons rйflйchis, et dans ses observations futures il eut
toujours soin de se servir de snow-spectacles[1] pour йviter les
ophthalmies trиs-frйquentes sous cette latitude йlevйe.

  [1]  Lunettes а neige.

Vers le soir, _le Forward_ avait gagnй plusieurs milles dans le nord,
grвce а l'activitй des hommes et а l'habiletй de Shandon, adroit а
profiter de toutes les circonstances favorables; а minuit, il
dйpassait le soixante-sixiиme parallиle, et la sonde ayant rapportй
vingt-trois brasses de profondeur, Shandon reconnut qu'il se trouvait
sur le bas-fond oщ toucha _le Victory_, vaisseau de Sa Majestй. La
terre s'approchait а trente milles dans l'est.

Mais alors la masse des glaces, immobile jusqu'alors, se divisa et se
mit en mouvement; les ice-bergs semblaient surgir de tous les points
de l'horizon; le brick se trouvait engagй dans une sйrie d'йcueils
mouvants dont la force d'йcrasement est irrйsistible; la manoeuvre
devint assez difficile pour que Garry, le meilleur timonier, prоt la
barre; les montagnes tendaient а se refermer derriиre le brick; il fut
donc nйcessaire de traverser cette flotte de glaces, et la prudence
autant que le devoir commandait de se porter en avant. Les difficultйs
s'accroissaient de l'impossibilitй oщ se trouvait Shandon de constater
la direction du navire au milieu de ces points changeants, qui se
dйplaзaient et n'offraient aucune perspective stable.

Les hommes de l'йquipage furent divisйs en deux bordйes de tribord et
de bвbord; chacun d'eux, armй d'une longue perche garnie d'une pointe
de fer, repoussait les glaзons trop menaзants. Bientфt _le Forward_
entra dans une passe si йtroite, entre deux blocs йlevйs, que
l'extrйmitй de ses vergues froissa ces murailles aussi dures que le
roc; peu а peu il s'engagea dans une vallйe sinueuse remplie du
tourbillon des neiges, tandis que les glaces flottantes se heurtaient
et se brisaient avec de sinistres craquements.

Mais il fut bientфt constant que cette gorge йtait sans issue; un
йnorme bloc, engagй dans ce chenal, dйrivait rapidement sur _le
Forward_; il parut impossible de l'йviter, impossible йgalement de
revenir en arriиre sur un chemin dйjа obstruй.

Shandon, Johnson, debout а l'avant du brick, considйraient leur
position. Shandon, de la main droite, indiquait au timonier la
direction а suivre, et de la main gauche il transmettait а James Wall,
postй prиs de l'ingйnieur, ses ordres pour manoeuvrer la machine.

«Comment cela va-t-il finir? demanda le docteur а Johnson.

--Comme il plaira а Dieu,» rйpondit le maоtre d'йquipage.

Le bloc de glace, haut de cent pieds, ne se trouvait plus qu'а une
encablure du _Forward_, et menaзait de le broyer sous lui.

«Malheur et malйdiction! s'йcria Pen avec un effroyable juron.

--Silence!» s'йcria une voix qu'il fut impossible de distinguer au
milieu de l'ouragan.

Le bloc parut se prйcipiter sur le brick, et il y eut un
indйfinissable moment d'angoisses; les hommes, abandonnant leurs
perches, refluиrent sur l'arriиre en dйpit des ordres de Shandon.

Soudain un bruit effroyable se fit entendre; une vйritable trombe
d'eau tomba sur le pont du navire, que soulevait une vague йnorme.
L'йquipage jeta un cri de terreur, tandis que Garry, ferme а sa barre,
maintint _le Forward_ en bonne voie, malgrй son effrayante embardйe.

Et lorsque les regards йpouvantйs se portиrent vers la montagne de
glace, celle-ci avait disparu; la passe йtait libre, et au delа, un
long canal, йclairй par les rayons obliques du soleil, permettait au
brick de poursuivre sa route.

«Eh bien, monsieur Clawbonny, dit Johnson, m'expliquerez-vous ce
phйnomиne?

--Il est bien simple, mon ami, rйpondit le docteur, et il se reproduit
souvent; lorsque ces masses flottantes se dйtachent les unes des
autres а l'йpoque du dйgel, elles voguent isolйes et dans un йquilibre
parfait; mais peu а peu, elles arrivent vers le sud, oщ l'eau est
relativement plus chaude; leur base, йbranlйe par le choc des autres
glaзons, commence а fondre, а se miner; il vient donc un moment oщ le
centre de gravitй de ces masses se trouve dйplacй, et alors elles se
culbutent. Seulement, si cet ice-berg se fыt retournй deux minutes
plus tard, il se prйcipitait sur le brick et l'йcrasait dans sa
chute.»




CHAPITRE IX.

UNE NOUVELLE LETTRE.


Le cercle polaire йtait enfin franchi; _le Forward_ passait le 30
avril, а midi, par le travers d'Holsteinborg; des montagnes
pittoresques s'йlevиrent dans l'horizon de l'est. La mer paraissait
pour ainsi dire libre de glaces, ou plutфt ces glaces pouvaient кtre
facilement йvitйes. Le vent sauta dans le sud-est, et le brick, sous
sa misaine, sa brigantine, ses huniers et ses perroquets, remonta la
mer de Baffin.

Cette journйe fut particuliиrement calme, et l'йquipage put prendre un
peu de repos; de nombreux oiseaux nageaient et voltigeaient autour du
navire; le docteur remarqua, entre autres, des alca-alla, presque
semblables а la sarcelle, avec le cou, les ailes et le dos noirs et la
poitrine blanche; ils plongeaient avec vivacitй, et leur immersion se
prolongeait souvent au delа de quarante secondes.

Cette journйe n'eыt йtй marquйe par aucun incident nouveau, si le fait
suivant, quelque extraordinaire qu'il paraisse, ne se fыt pas produit
а bord.

Le matin, а six heures, en rentrant dans sa cabine aprиs son quart,
Richard Shandon trouva sur sa table une lettre avec cette suscription:

«Au commandant Richard Shandon, а bord du Forward.

«Mer de Baffin.»

Shandon ne put en croire ses yeux; mais avant de prendre connaissance
de cette йtrange correspondance, il fit appeler le docteur, James
Wall, le maоtre d'йquipage, et il leur montra cette lettre.

«Cela devient particulier, fit Johnson.

--C'est charmant! pensa le docteur.

--Enfin, s'йcria Shandon, nous connaоtrons donc ce secret...»

D'une main rapide, il dйchira l'enveloppe, et lut ce qui suit:

«Commandant,

«Le capitaine du _Forward_ est content du sang-froid, de l'habiletй et
du courage que vos hommes, vos officiers et vous, vous avez montrй
dans les derniиres circonstances; il vous prie d'en tйmoigner sa
reconnaissance а l'йquipage.

«Veuillez vous diriger droit au nord vers la baie Melville, et de lа
vous tenterez de pйnйtrer dans le dйtroit de Smith.

«Le capitaine du _Forward,_

«K.-Z.

«Ce lundi, 30 avril, par le travers du cap Walsingham.»

«Et c'est tout? s'йcria le docteur.

--C'est tout,» rйpondit Shandon.

La lettre lui tomba des mains.

«Eh bien, dit Wall, ce capitaine chimйrique ne parle mкme plus de
venir а bord; j'en conclus qu'il n'y viendra jamais.

--Mais cette lettre, fit Johnson, comment est-elle arrivйe?»

Shandon se taisait.

«Monsieur Wall a raison, rйpondit le docteur, qui, ayant ramassй la
lettre, la retournait dans tous les sens; le capitaine ne viendra pas
а bord, par une excellente raison...

--Et laquelle? demanda vivement Shandon.

--C'est qu'il y est dйjа, rйpondit simplement le docteur.

--Dйjа! s'йcria Shandon; que voulez-vous dire?

--Comment expliquer sans cela l'arrivйe de cette lettre?»

Johnson hochait la tкte en signe d'approbation.

«Ce n'est pas possible! fit Shandon avec йnergie, je connais tous les
hommes de l'йquipage; il faudrait donc supposer qu'il se trouvвt parmi
eux depuis le dйpart du navire? Ce n'est pas possible, vous dis-je!
Depuis plus de deux ans, il n'en est pas un que je n'aie vu cent fois
а Liverpool; votre supposition, docteur, est inadmissible!

--Alors, qu'admettez-vous, Shandon?

--Tout, exceptй cela. J'admets que ce capitaine, ou un homme а lui,
que sais-je? a pu profiter de l'obscuritй, du brouillard, de tout ce
que vous voudrez, pour se glisser а bord; nous ne sommes pas йloignйs
de la terre; il y a des kaпaks d'Esquimaux qui passent inaperзus entre
les glaзons; on peut donc кtre venu jusqu'au navire, avoir remis cette
lettre... le brouillard a йtй assez intense pour favoriser ce plan...

--Et pour empкcher de voir le brick, rйpondit le docteur; si nous
n'avons pas vu, nous, un intrus se glisser а bord, comment, lui,
aurait-il pu dйcouvrir _le Forward_ au milieu du brouillard?

--C'est йvident, fit Johnson.

--J'en reviens donc а mon hypothиse, dit le docteur. Qu'en
pensez-vous, Shandon?

--Tout ce que vous voudrez, rйpondit Shandon avec feu, exceptй la
supposition que cet homme soit а mon bord.

--Peut-кtre, ajouta Wall, se trouve-t-il dans l'йquipage un homme а
lui, qui a reзu ses instructions.

--Peut-кtre, fit le docteur.

--Mais qui? demanda Shandon. Je connais tous mes hommes, vous dis-je,
et depuis longtemps.

--En tout cas, reprit Johnson, si ce capitaine se prйsente, homme ou
diable, on le recevra; mais il y a un autre enseignement, ou plutфt un
autre renseignement а tirer de cette lettre.

--Et lequel? demanda Shandon.

--C'est que nous devons nous diriger non-seulement vers la baie
Melville, mais encore dans le dйtroit de Smith.

--Vous avez raison, rйpondit le docteur.

--Le dйtroit de Smith, rйpliqua machinalement Richard Shandon.

--Il est donc йvident, reprit Johnson, que la destination du _Forward_
n'est pas de rechercher le passage du nord-ouest, puisque nous
laisserons sur notre gauche la seule entrйe qui y conduise,
c'est-а-dire le dйtroit de Lancastre. Voilа qui nous prйsage une
navigation difficile dans des mers inconnues.

--Oui, le dйtroit de Smith, rйpondit Shandon; c'est la route que
l'Amйricain Kane a suivie en 1853, et au prix de quels dangers!
Longtemps on l'a cru perdu sous ces latitudes effrayantes! Enfin,
puisqu'il faut y aller, on ira! mais jusqu'oщ? Est-ce au pфle?

--Et pourquoi pas?» s'йcria le docteur.

La supposition de cette tentative insensйe fit hausser les йpaules au
maоtre d'йquipage.

«Enfin, reprit James Wall, pour en revenir au capitaine, s'il existe,
je ne vois guиre, sur la cфte du Groлnland, que les йtablissements de
Disko ou d'Uppernawik oщ il puisse nous attendre; dans quelques jours,
nous saurons donc а quoi nous en tenir.

--Mais, demanda le docteur а Shandon, n'allez-vous pas faire connaоtre
cette lettre а l'йquipage?

--Avec la permission du commandant, rйpondit Johnson, je n'en ferais
rien.

--Et pourquoi cela? demanda Shandon.

--Parce que tout cet extraordinaire, ce fantastique, est de nature а
dйcourager nos hommes; ils sont dйjа fort inquiets sur le sort d'une
expйdition qui se prйsente ainsi. Or, si on les pousse dans le
surnaturel, cela peut produire de fвcheux effets, et au moment
critique nous ne pourrions plus compter sur eux. Qu'en dites-vous,
commandant?

--Et vous, docteur, qu'en pensez-vous? demanda Shandon.

--Maоtre Johnson, rйpondit le docteur, me paraоt sagement raisonner.

--Et vous, James?

--Sauf meilleur avis, rйpondit Wall, je me range а l'opinion de ces
messieurs.»

Shandon se prit а rйflйchir pendant quelques instants; il relut
attentivement la lettre.

«Messieurs, dit-il, votre opinion est certainement fort bonne; mais je
ne puis l'adopter.

--Et pourquoi cela, Shandon? demanda le docteur.

--Parce que les instructions de cette lettre sont formelles; elles
commandent de porter а la connaissance de l'йquipage les fйlicitations
du capitaine; or, jusqu'ici, j'ai toujours obйi aveuglйment а ses
ordres, de quelque faзon qu'ils me fussent transmis, et je ne puis...

--Cependant..., reprit Johnson qui redoutait justement l'effet de
semblables communications sur l'esprit des matelots.

--Mon brave Johnson, repartit Shandon, je comprends votre insistance;
vos raisons sont excellentes, mais lisez:

«Il vous prie d'en tйmoigner sa reconnaissance а l'йquipage.»

--Agissez donc en consйquence, reprit Johnson, qui йtait d'ailleurs un
strict observateur de la discipline. Faut-il rassembler l'йquipage sur
le pont?

--Faites,» rйpondit Shandon.

La nouvelle d'une communication du capitaine se rйpandit immйdiatement
а bord. Les matelots arrivиrent sans retard а leur poste de revue, et
le commandant lut а haute voix la lettre mystйrieuse.

Un morne silence accueillit cette lecture; l'йquipage se sйpara en
proie а mille suppositions; Clifton eut de quoi se livrer а toutes les
divagations de son imagination superstitieuse; la part qu'il attribua
dans cet йvйnement а Captain-dog fut considйrable, et il ne manqua
plus de le saluer, quand par hasard il le rencontrait sut son passage.

«Quand je vous disais, rйpйtait-il aux matelots, que cet animal savait
йcrire!»

On ne rйpliqua rien а cette observation, et lui-mкme, Bell, le
charpentier, eыt йtй fort empкchй d'y rйpondre.

Cependant, il fut constant pour chacun qu'а dйfaut du capitaine son
ombre ou son esprit veillait а bord; les plus sages se gardиrent
dйsormais d'йchanger entre eux leurs suppositions.

Le 1er mai, а midi, l'observation donna 68° pour la latitude, et
56°32' pour la longitude. La tempйrature s'йtait relevйe, et le
thermomиtre marquait vingt-cinq degrйs au-dessus de zйro (-4° cent.)

Le docteur put s'amuser а suivre les йbats d'une ourse blanche et de
ses deux oursons sur le bord d'un pack qui prolongeait la terre.
Accompagnй de Wall et de Simpson, il essaya de lui donner la chasse
dans le canot; mais l'animal, d'humeur peu belliqueuse, entraоna
rapidement sa progйniture avec lui, et le docteur dut renoncer а le
poursuivre.

Le cap Chidley fut doublй pendant la nuit sous l'influence d'un vent
favorable, et bientфt les hautes montagnes de Disko se dressиrent а
l'horizon; la baie de Godavhn, rйsidence du gouverneur gйnйral des
йtablissements danois, fut laissйe sur la droite. Shandon ne jugea pas
а propos de s'arrкter, et dйpassa bientфt les pirogues d'Esquimaux qui
cherchaient а l'atteindre.

L'оle Disko porte йgalement le nom d'оle de la Baleine; c'est de ce
point que le 12 juillet 1845 sir John Franklin йcrivit pour la
derniиre fois а l'amirautй, et c'est а cette оle aussi que, le 27 aoыt
1859, le capitaine MacClintock toucha а son retour, rapportant les
preuves trop certaines de la perte de cette expйdition.

La coпncidence de ces deux faits devait кtre remarquйe par le docteur;
ce triste rapprochement йtait fйcond en souvenirs, mais bientфt les
hauteurs de Disko disparurent а ses yeux.

Il y avait alors de nombreux ice-bergs sur les cфtes, de ceux que les
plus forts dйgels ne parviennent pas а dйtacher; cette suite continue
de crкtes se prкtait aux formes йtranges et inattendues.

Le lendemain, vers les trois heures, on releva au nord-est
Sanderson-Hope; la terre fut laissйe а une distance de quinze milles
sur tribord; les montagnes paraissaient teintes d'un bistre rougeвtre.
Pendant la soirйe, plusieurs baleines de l'espиce des _finners_, qui
ont des nageoires sur le dos, vinrent se jouer au milieu des trains de
glace, rejetant l'air et l'eau par leurs йvents.

Ce fut pendant la nuit du 3 au 4 mai que le docteur put voir pour la
premiиre fois le soleil raser le bord de l'horizon sans y plonger son
disque lumineux; depuis le 31 janvier, ses orbes s'allongeaient chaque
jour, et il rйgnait maintenant une clartй continuelle.

Pour des spectateurs inhabituйs, cette persistance du jour est sans
cesse un sujet d'йtonnement, et mкme de fatigue; on ne saurait croire
а quel point l'obscuritй de la nuit est nйcessaire а la santй des
yeux; le docteur йprouvait une douleur vйritable pour se faire а cette
lumiиre continue, rendue plus mordante encore par la rйflexion des
rayons sur les plaines de glace.

Le 5 mai, _le Forward_ dйpassa le soixante-deuxiиme parallиle. Deux
mois plus tard, il eыt rencontrй de nombreux baleiniers se livrant а
la pкche sous ces latitudes йlevйes; mais le dйtroit n'йtait pas
encore assez libre pour permettre а ces bвtiments de pйnйtrer dans la
mer de Baffin.

Le lendemain, le brick, aprиs avoir dйpassй l'оle des Femmes, arriva
en vue d'Uppernawik, l'йtablissement le plus septentrional que possиde
le Danemark sur ces cфtes.




CHAPITRE X.

PЙRILLEUSE NAVIGATION.


Shandon, le docteur Clawbonny, Johnson, Foker et Strong, le cuisinier,
descendirent dans la baleiniиre et se rendirent au rivage.

Le gouverneur, sa femme et ses cinq enfants, tous de race esquimau,
vinrent poliment au-devant des visiteurs. Le docteur, en sa qualitй de
philologue, possйdait un peu de danois qui suffit а йtablir des
relations fort amicales; d'ailleurs, Foker, interprиte de l'expйdition
en mкme temps qu'ice-master, savait une vingtaine de mots de la langue
groлnlandaise, et avec vingt mots on va loin, si l'on n'est pas
ambitieux.

Le gouverneur est nй а l'оle Disko, et n'a jamais quittй son pays
natal; il fit les honneurs de sa ville, qui se compose de trois
maisons de bois, pour lui et le ministre luthйrien, d'une йcole, et de
magasins dont les navires naufragйs se chargent de faire
l'approvisionnement. Le reste consiste en huttes de neige dans
lesquelles les Esquimaux entrent en rampant par une ouverture unique.

Une grande partie de la population s'йtait portйe au-devant du
_Forward_, et plus d'un naturel s'avanзa jusqu'au milieu de la baie
dans son kaпak, long de quinze pieds, et large de deux au plus.

Le docteur savait que le mot _esquimau_ signifie _mangeur de poissons
crus_; mais il savait aussi que ce nom est considйrй comme une injure
dans le pays; aussi ne se fit-il pas faute de traiter les habitants de
Groлnlandais.

Et, cependant, а leurs vкtements huileux de peaux de phoques, а leurs
bottes de mкme nature, а tout cet ensemble graisseux et infect qui ne
permet pas de distinguer les hommes des femmes, il йtait facile de
reconnaоtre de quelle nourriture ces gens-lа faisaient usage;
d'ailleurs, comme chez tous les peuples ichthyophages, la lиpre les
rongeait en partie, mais ils ne s'en portaient pas plus mal pour cela.

Le ministre luthйrien et sa femme, avec lesquels le docteur se
promettait de causer plus spйcialement, se trouvaient en tournйe du
cфtй de Proven, au sud d'Uppernawik; il fut donc rйduit а s'entretenir
avec le gouverneur. Ce premier magistrat ne paraissait pas fort
lettrй; un peu moins, c'йtait un вne; un peu plus, il savait lire.

Cependant le docteur l'interrogea sur le commerce, les habitudes, les
moeurs des Esquimaux, et il apprit, dans la langue des gestes, que les
phoques valaient environ quarante livres[1] rendus а Copenhague; une
peau d'ours se payait quarante dollars danois, une peau de renard
bleu, quatre, et de renard blanc, deux ou trois dollars.

  [1]  1,000 francs.

Le docteur voulut aussi, dans le but de complйter son instruction
personnelle, visiter une hutte d'Esquimaux; on ne se figure pas de
quoi est capable un savant qui veut savoir; heureusement l'ouverture
de ces cahutes йtait trop йtroite, et l'enragй ne put y passer. Il
l'йchappa belle, car rien de plus repoussant que cet entassement de
choses mortes ou vivantes, viande de phoque ou chair d'Esquimaux,
poissons pourris et vкtements infects, qui meublent une cabane
groлnlandaise; pas une fenкtre pour renouveler cet air irrespirable;
un trou seulement au sommet de la hutte, qui donne passage а la fumйe,
mais ne permet pas а la puanteur de sortir.

Foker donna ces dйtails au docteur, et ce digne savant n'en maudit pas
moins sa corpulence. Il eыt voulu juger par lui-mкme de ces йmanations
_sui generis_.

«Je suis sыr, dit-il, que l'on s'y fait а la longue.»

_A la longue_ peint d'un seul mot le digne Clawbonny.

Pendant les йtudes ethnographiques de ce dernier, Shandon s'occupait,
suivant ses instructions, de se procurer des moyens de transport sur
les glaces; il dut payer quatre livres un traоneau et six chiens, et
encore les naturels firent des difficultйs pour s'en dessaisir.

Shandon eыt йgalement voulu engager Hans Christian, l'habile
conducteur de chiens, qui fit partie de l'expйdition du capitaine
MacClintock; mais ce Hans se trouvait alors dans le Groлnland
mйridional.

Vint alors la grande question а l'ordre du jour; se trouvait-il а
Uppernawik un Europйen attendant le passage du _Forward_? Le
gouverneur avait-il connaissance de ce fait, qu'un йtranger,
vraisemblablement un Anglais, se fыt fixй dans ces parages? A quelle
йpoque remontaient ses derniиres relations avec des navires baleiniers
ou autres?

A ces questions, le gouverneur rйpondit que pas un йtranger n'avait
dйbarquй sur cette partie de la cфte depuis plus de dix mois.

Shandon se fit donner le nom des baleiniers arrivйs en dernier lieu;
il n'en reconnut aucun. C'йtait dйsepйrant.

«Vous m'avouerez, docteur, que c'est а n'y rien comprendre, dit-il а
son compagnon. Rien au cap Farewel! Rien а l'оle Disko! Rien а
Uppernawik!

--Rйpйtez-moi encore dans quelques jours: Rien а la baie de Melville,
mon cher Shandon, et je vous saluerai comme l'unique capitaine du
_Forward_.»

La baleiniиre revint au brick vers le soir, en ramenant les visiteurs;
Strong, en fait d'aliments nouveaux, s'йtait procurй plusieurs
douzaines d'oeufs d'eider-ducks[1], deux fois gros comme des oeufs de
poule et d'une couleur verdвtre. C'йtait peu, mais enfin
trиs-rafraоchissant pour un йquipage soumis au rйgime de la viande
salйe.

  [1]  Canard, йdredon.

Le vent devint favorable le lendemain, et cependant Shandon n'ordonna
pas l'appareillage; il voulut attendre encore un jour, et, par acquit
de conscience, laisser le temps а tout кtre quelconque appartenant а
la race humaine de rejoindre _le Forward_; il fit mкme tirer, d'heure
en heure, la piиce de 16 qui tonnait avec fracas au milieu des
ice-bergs; mais il ne rйussit qu'а йpouvanter des nuйes de
molly-mokes[1] et de rotches[2]. Pendant la nuit, plusieurs fusйes
furent lancйes dans l'air. Mais en vain. Il fallut se dйcider а
partir.

  [1]  Oiseaux des mers borйales.
  [2]  Sortes de perdrix de rochers.

Le 8 mai, а six heures du matin, _le Forward_, sous ses huniers, sa
misaine et son grand perroquet, perdait de vue l'йtablissement
d'Uppernawik et ces perches hideuses auxquelles pendent, le long du
rivage, des intestins de phoques et des panses de daims.

Le vent soufflait du sud-est, et la tempйrature remonta а trente-deux
degrйs (0 centig.). Le soleil perзait le brouillard, et les glaces se
desserraient un peu sous son action dissolvante.

Cependant la rйflexion de ces rayons blancs produisit un effet fвcheux
sur la vue de plusieurs hommes de l'йquipage. Wolsten, l'armurier,
Gripper, Clifton et Bell furent atteints de _snow-blindness_, sorte de
maladie des yeux trиs-commune au printemps, et qui dйtermine chez les
Esquimaux de nombreux cas de cйcitй. Le docteur conseilla aux malades
en particulier, et а tous ses compagnons en gйnйral, de se couvrir la
figure d'un voile de gaze verte, et il fut le premier lui-mкme а
suivre sa propre, ordonnance.

Les chiens achetйs par Shandon а Uppernawik йtaient d'une nature assez
sauvage; cependant ils s'acclimatиrent а bord, et Captain ne prit pas
trop mal avec ses nouveaux camarades; il semblait connaоtre leurs
habitudes. Clifton ne fut pas le dernier а faire cette remarque, que
Captain devait avoir eu dйjа des rapports avec ses congйnиres du
Groлnland. Ceux-ci, toujours affamйs et rйduits а une nourriture
incomplиte а terre, ne pensaient qu'а se refaire avec le rйgime du
bord.

Le 9 mai, _le Forward_ rasa а quelques encablures la plus occidentale
des оles Baffin. Le docteur remarqua plusieurs roches de la baie entre
les оles et la terre, de celles que l'on nomme crimson cliffs; elles
йtaient recouvertes d'une neige rouge comme du beau carmin, а laquelle
le docteur Kane donne un origine purement vйgйtale; Clawbonny eыt
voulu considйrer de plus prиs ce singulier phйnomиne, mais la glace ne
permit pas de s'approcher de la cфte; quoique la tempйrature tendоt а
s'йlever, il йtait facile de voir que les ice-bergs et les ice-streams
s'accumulaient vers le nord de la mer de Baffin.

Depuis Uppernawik, la terre offrait un aspect diffйrent, et d'immenses
glaciers se profilaient а l'horizon sur un ciel grisвtre. Le 10, _le
Forward_ laissait sur la droite la baie de Hingston prиs du
soixante-quatorziиme degrй de latitude; le canal de Lancastre
s'ouvrait dans la mer а plusieurs centaines de milles dans l'ouest.

Mais alors cette immense йtendue d'eau disparaissait sous de vastes
champs, sur lesquels s'йlevaient des hummoks rйguliers comme la
cristallisation d'une mкme substance. Shandon fit allumer ses
fourneaux, et jusqu'au 11 mai _le Forward_ serpenta dans les pertuis
sinueux, traзant avec sa noire fumйe sur le ciel la route qu'il
suivait sur la mer.

Mais de nouveaux obstacles ne tardиrent pas а se prйsenter; les passes
se fermaient par suite de l'incessant dйplacement des masses
flottantes; l'eau menaзait а chaque instant de manquer devant la proue
du _Forward_, et s'il venait а кtre _nipped_[1], il lui serait
difficile de s'en tirer. Chacun le savait, chacun y pensait.

  [1]  Pincй.

Aussi, а bord de ce navire sans but, sans destination connue, qui
cherchait follement а s'йlever vers le nord, quelques symptфmes
d'hйsitation se manifestиrent; parmi ces gens habituйs а une existence
de dangers, beaucoup, oubliant les avantages offerts, regrettaient de
s'кtre aventurйs si loin. Il rйgnait dйjа dans les esprits une
certaine dйmoralisation, accrue encore par les frayeurs de Clifton, et
les propos de deux ou trois meneurs, tels que Pen, Gripper, Waren et
Wolsten.

Aux inquiйtudes morales de l'йquipage se joignaient alors des fatigues
accablantes, car, le 12 mai, le brick se trouvait enfermй de toutes
parts; sa vapeur йtait impuissante. Il fallut s'ouvrir un chemin а
travers les champs de glace. La manoeuvre des scies йtait fort pйnible
dans ces _floes_[1] qui mesuraient jusqu'а six et sept pieds
d'йpaisseur; lorsque deux entailles parallиles divisaient la glace sur
une longueur d'une centaine de pieds, il fallait casser la partie
intйrieure а coups de hache et d'anspect; alors on йlongeait des
ancres fixйes dans un trou fait au moyen d'une grosse tariиre; puis la
manoeuvre du cabestan commenзait, et on halait le navire а bras; la
plus grande difficultй consistait а faire rentrer sous les _floes_ les
morceaux brisйs, afin de livrer passage au bвtiment, et l'on devait
les repousser au moyen de _pфles_, longues perches munies d'une pointe
en fer.

  [1]  Glaзons.

Enfin, manoeuvre de la scie, manoeuvre du halage, manoeuvre du
cabestan, manoeuvre des _pфles_, manoeuvres incessantes, obligйes,
pйrilleuses, au milieu du brouillard ou des neiges йpaisses,
tempйrature relativement basse, souffrances ophthalmiques, inquiйtudes
morales, tout contribuait а affaiblir l'йquipage du _Forward_ et а
rйagir sur son imagination.

Lorsque les matelots ont affaire а un homme йnergique, audacieux,
convaincu, qui sait ce qu'il veut, oщ il va, а quel but il tend, la
confiance les soutient en dйpit d'eux-mкmes; ils sont unis de coeur
avec leur chef, forts de sa propre force, et tranquilles de sa propre
tranquillitй. Mais а bord du brick, on sentait que le commandant
n'йtait pas rassurй, qu'il hйsitait devant ce but et cette destination
inconnus. Malgrй l'йnergie de son caractиre, sa dйfaillance se
traduisait а son insu par des changements d'ordres, des manoeuvres
incomplиtes, des rйflexions intempestives, mille dйtails qui ne
pouvaient йchapper а son йquipage.

Et puis, Shandon n'йtait pas le capitaine de navire, le maоtre aprиs
Dieu; raison suffisante pour qu'on en arrivвt а discuter ses ordres:
or, de la discussion au refus d'obйir, le pas est rapidement franchi.

Les mйcontents ralliиrent bientфt а leurs idйes le premier ingйnieur,
qui jusqu'ici restait esclave du devoir.

Le 16 mai, six jours aprиs l'arrivйe du _Forward_ а la banquise,
Shandon n'avait pas gagnй deux milles dans le nord. On йtait menacй
d'кtre pris par les glaces jusqu'а la saison prochaine. Cela devenait
fort grave.

Vers les huit heures du soir, Shandon et le docteur, accompagnйs du
matelot Garry, allиrent а la dйcouverte au milieu des plaines
immenses; ils eurent soin de ne pas trop s'йloigner du navire, car il
devenait difficile de se crйer des points de repиre dans ces solitudes
blanches, dont les aspects changeaient incessamment. La rйfraction
produisait d'йtranges effets; le docteur en demeurait йtonnй; lа oщ il
croyait n'avoir qu'un saut d'un pied а faire, c'йtait cinq ou six
pieds а franchir; ou bien le contraire arrivait, et dans les deux cas
le rйsultat йtait une chute, sinon dangereuse, du moins fort pйnible,
sur ces йclats de glace durs et acйrйs comme du verre.

Shandon et ses deux compagnons allaient а la recherche de passes
praticables; а trois milles du navire, ils parvinrent non sans peine а
gravir un ice-berg qui pouvait mesurer trois cents pieds de hauteur.
De lа, leur vue s'йtendit sur cet amas dйsolй, semblable aux ruines
d'une ville gigantesque, avec ses obйlisques abattus, ses clochers
renversйs, ses palais culbutйs tout d'une piиce. Un vйritable chaos.
Le soleil traоnait pйniblement ses orbes autour d'un horizon hйrissй,
et jetait de longs rayons obliques d'une lumiиre sans chaleur, comme
si des substances athermanes se fussent placйes entre lui et ce pays
dйvastй.

La mer paraissait entiиrement prise jusqu'aux limites les plus
reculйes du regard.

«Comment passerons-nous? dit le docteur.

--Je l'ignore, rйpondit Shandon, mais nous passerons, dыt-on employer
la poudre а faire sauter ces montagnes; je ne me laisserai
certainement pas saisir par les glaces jusqu'au printemps prochain.

--Comme cela cependant arriva au _Fox_, а peu prиs dans ces parages.
Bah! fit le docteur, nous passerons... avec un peu de philosophie.
Vous verrez, cela vaut toutes les machines du monde!

--Il faut avouer, rйpondit Shandon, que cette annйe ne se prйsente pas
sous une apparence favorable.

--Cela n'est pas contestable, Shandon, et je remarque que la mer de
Baffin tend а se retrouver dans l'йtat oщ elle йtait avant 1817.

--Est-ce que vous pensez, docteur, que ce qui est maintenant n'a pas
toujours йtй?

--Non, mon cher Shandon; il y a, de temps en temps de vastes dйbвcles
que les savants n'expliquent guиre; ainsi, jusqu'en 1817, cette mer
demeurait constamment obstruйe, lorsqu'un immense cataclysme eut lieu,
et rejeta dans l'Ocйan ces ice-bergs, dont la plus grande partie vint
s'йchouer sur le banc de Terre-Neuve. A partir de ce moment, la baie
de Baffin fut а peu prиs libre, et devint le rendez-vous de nombreux
baleiniers.

--Ainsi, demanda Shandon, depuis cette йpoque les voyages au nord
furent plus faciles?

--Incomparablement; mais on remarque que depuis quelques annйes la
baie tend а se reprendre encore, et menace de se fermer, pour
longtemps peut-кtre, aux investigations des navigateurs. Raison de
plus, donc, pour pousser aussi avant qu'il nous sera possible. Et
cependant nous avons un peu l'air de gens qui s'avancent dans des
galeries inconnues, dont les portes se referment sans cesse derriиre
eux.

--Me conseilleriez-vous de reculer! demanda Shandon en essayant de
lire au plus profond des yeux du docteur.

--Moi! je n'ai jamais su mettre un pied derriиre l'autre, et, dыt-on
ne jamais revenir, je dis qu'il faut marcher. Seulement, je tiens а
йtablir que si nous faisons des imprudences, nous savons parfaitement
а quoi aous nous exposons.

--Et vous, Garry, qu'en pensez-vous? demanda Shandon au matelot.

--Moi, commandant, j'irais tout droit; je pense comme monsieur
Clawbonny; d'ailleurs, vous ferez ce qu'il vous plaira; commandez,
nous obйirons.

--Tous ne parlent pas comme vous, Garry, reprit Shandon; tous ne sont
pas d'humeur а obйir! Et s'ils refusent d'exйcuter mes ordres?

--Je vous ai donnй mon avis, commandant, rйpondit Garry d'un air
froid, parce que vous me l'avez demandй; mais vous n'кtes pas obligй
de le suivre.»

Shandon ne rйpondit pas; il examina attentivement l'horizon, et
redescendit avec ses deux compagnons sur les champs de glace.




CHAPITRE XI

LE POUCE-DU-DIABLE.


Pendant l'absence du commandant, les hommes avaient exйcutй divers
travaux, de faзon а permettre au navire d'йviter la pression des
ice-fields. Pen, Clifton, Bolton, Gripper, Simson, 'occupaient de
cette manoeuvre pйnible; le chauffeur et les deux mйcaniciens durent
mкme venir en aide а leurs camarades, car, du moment que le service de
la machine n'exigeait plus leur prйsence, ils redevenaient matelots,
et comme tels, ils pouvaient кtre employйs а tous les services du
bord. Mais cela ne se faisait pas sans grande irritation. «Je dйclare
en avoir assez, dit Pen, et si dans trois jours la dйbвcle n'est pas
arrivйe, je jure Dieu que je me croise les bras!

--Te croiser les bras, rйpondit Plower; il vaut mieux les employer а
revenir en arriиre! Est-ce que tu crois que nous sommes d'humeur а
hiverner ici jusqu'а l'annйe prochaine?

--En vйritй, ce serait un triste hiver, repartit Plower, car le navire
est exposй de toutes parts!

--Et qui sait, dit Brunton, si mкme au printemps prochain la mer sera
plus libre qu'elle ne l'est aujourd'hui?

--Il ne s'agit pas de printemps prochain, rйpliqua Pen; nous sommes au
jeudi; si dimanche, au matin, la route n'est pas libre, nous revenons
dans le sud.

--Bien parlй! dit Clifton.

--Зa vous va-t-il? demanda Pen.

--Зa nous va, rйpondirent ses camarades.

--Et c'est juste, reprit Waren; car si nous devons travailler de la
sorte et haler le navire а force de bras, je suis d'avis de le ramener
en arriиre.

--Nous verrons cela dimanche, fit Wolsten.

--Qu'on m'en donne l'ordre, reprit Brunton, et mes fourneaux seront
bientфt allumйs.

--Eh, reprit Clifton, nous les allumerons bien nous-mкmes.

--Si quelque officier, rйpondit Pen, veut se donner le plaisir
d'hiverner ici, libre а lui; on l'y laissera tranquillement; il ne
sera pas embarrassй de se construire une hutte de neige pour y vivre
en vйritable Esquimau.

--Pas de зa, Pen, rйpliqua vivement Brunton; nous n'avons personne а
abandonner; entendez-vous bien, vous autres? Je crois, d'ailleurs, que
le commandant ne sera pas difficile а dйcider; il m'a l'air fort
inquiet dйjа, et en lui proposant doucement la chose...

--А savoir, reprit Plover; Richard Shandon est un homme dur et entкtй
quelquefois; il faudrait le tвter adroitement.

--Quand je pense, reprit Bolton avec un soupir de convoitise, que dans
un mois nous pouvons кtre de retour а Liverpool! Nous aurons
rapidement franchi la ligne des glaces dans le sud! la passe du
dйtroit de Davis sera ouverte au commencement de juin, et nous
n'aurons plus qu'а nous laisser dйriver dans l'Atlantique.

--Sans compter, rйpondit le prudent Clifton, qu'en ramenant le
commandant avec nous, en agissant sous sa responsabilitй, nos parts et
nos gratifications nous seront acquises; or, si nous revenions seuls,
nous ne serions pas certains de l'affaire.

--Bien raisonnй, dit Plover; ce diable de Clifton s'exprime comme un
comptable! Tвchons de ne rien avoir а dйbrouiller avec ces messieurs
de l'Amirautй, c'est plus sыr, et n'abandonnons personne.

--Mais si les officiers refusent de nous suivre?» reprit Pen, qui
voulait pousser ses camarades а bout.

On fut assez embarrassй pour rйpondre а une question posйe aussi
directement.

«Nous verrons cela, quand le moment en sera venu, rйpliqua Bolton; il
nous suffira d'ailleurs de gagner Richard Shandon а notre cause, et
j'imagine que cela ne sera pas difficile.

--Il y a pourtant quelqu'un que je laisserai ici, fit Pen avec
d'йnormes jurons, quand il devrait me manger un bras!

--Ah! ce chien, dit Plover.

--Oui, ce chien! et je lui ferai son affaire avant peu!

--D'autant mieux, rйpliqua Clifton, revenant а sa thиse favorite, que
ce chien-lа est la cause de tous nos malheurs.

--C'est lui qui nous a jetй un sort, dit Plover.

--C'est lui qui nous a entraоnйs dans la banquise, rйpondit Gripper.

--C'est lui qui a ramassй sur notre route, rйplique Walsten, plus de
glaces qu'on n'en vit jamais а pareille йpoque!

--Il m'a donnй ces maux d'yeux, dit Brunton.

--Il a supprimй le gin et le brandy, rйpliqua Pen.

--Il est cause de tout! s'йcria l'assemblйe en se montant
l'imagination.

--Sans compter, rйpliqua Clifton, qu'il est le capitaine.

--Лh bien, capitaine de malheur, s'йcria Peu, dont la fureur sans
raison s'accroissait avec ses propres paroles, tu as voulu venir ici,
et tu y resteras!

--Mais comment le prendre? fit Plover.

--Eh! l'occasion est bonne, rйpondit Clifton; le commandant n'est pas
а bord; le lieutenant dort dans sa cabine; le brouillard est assez
йpais pour que Johnson ne puisse nous apercevoir...

--Mais le chien? s'йcria Pen.

--Captain dort en ce moment prиs de la soute au charbon, rйpondit
Clifton, et si quelqu'un veut...

--Je m'en charge, rйpondit Pen avec fureur.

--Prends garde, Pen; il a des dents а briser une barre de fer!

---S'il bouge, je l'йventre,» rйpliqua Pen, en prenant son couteau
d'une main.

Et il s'йlanзa dans l'entre-pont, suivi de Waren, qui voulut l'aider
dans son entreprise.

Bientфt ils revinrent tous les deux, portant l'animal dans leurs bras,
le museau et les pattes fortement attachйs; ils l'avaient surpris
pendant son sommeil, et le malheureux chien ne pouvait parvenir а leur
йchapper.

«Hurrah pour Pen! s'йcria Plover.

--Et maintenant, qu'en vas-tu faire? demanda Clifton.

--Le noyer, et s'il en revient jamais...» rйpliqua Pen avec un affreux
sourire de satisfaction.

Il y avait а deux cents pas du navire un trou de phoques, sorte de
crevasse circulaire faite avec les dents de cet amphibie, et toujours
creusйe de l'intйrieur а l'extйrieur; c'est par lа que le phoque vient
respirer а la surface de la glace; mais il doit prendre soin
d'empкcher celle-ci de se refermer а l'orifice, car la disposition de
sa mвchoire ne lui permet pas de refaire ce trou de l'extйrieur а
l'intйrieur, et au moment du danger, il ne pourrait йchapper а ses
ennemis.

Pen et Waren se dirigиrent vers cette crevasse, et lа, malgrй ses
efforts йnergiques, le chien fut impitoyablement prйcipitй dans la
mer; un йnorme glaзon repoussй ensuite sur cette ouverture ferma toute
issue а l'animal, ainsi murй dans sa prison liquide.

«Bon voyage, capitaine!» s'йcria le brutal matelot.

Peu d'instants aprиs, Pen et Waren rentraient а bord. Johnson n'avait
rien vu de cette exйcution; le brouillard s'йpaississait autour du
navire, et la neige commenзait а tomber avec violence.

Une heure aprиs, Richard Shandon, le docteur et Garry regagnaient _le
Forward_.

Shandon avait remarquй dans la direction du nord-est une passe dont il
rйsolut de profiter. Il donna ses ordres en consйquence; l'йquipage
obйit avec une certaine activitй; il voulait faire comprendre а
Shandon l'impossibilitй d'aller plus avant, et d'ailleurs il lui
restait encore trois jours d'obйissance.

Pendant une partie de la nuit et du jour suivant, les manoeuvres des
scies et de halage furent menйes avec ardeur; _le Forward_ gagna prиs
de deux milles dans le nord. Le 18, il se trouvait en vue de terre, а
cinq ou six encablures d'un pic singulier, auquel sa forme йtrange a
fait donner le nom de Pouce-du-Diable.

A cette mкme place, _le Prince-Albert_ en 1851, _l'Advance_ avec Kane
en 1835, furent obstinйment pris par les glaces pendant plusieurs
semaines.

La forme bizarre du Pouce-du-Diable, les environs dйserts et dйsolйs,
de vastes cirques d'ice-bergs dont quelques-uns dйpassaient trois
cents pieds de hauteur, les craquements des glaзons que l'йcho
reproduisait d'une faзon sinistre, tout rendait effroyablement triste
la position du _Forward_. Shandon comprit qu'il fallait le tirer de lа
et le conduire plus loin; vingt-quatre heures aprиs, suivant son
estime, il avait pu s'йcarter de cette cфte funeste de deux milles
environ. Mais ce n'йtait pas assez. Shandon se sentait envahir par la
crainte, et la situation fausse oщ il se trouvait paralysait son
йnergie; pour obйir а ses instructions et se porter en avant, il avait
jetй son navire dans une situation excessivement pйrilleuse; le halage
mettait les hommes sur les dents; il fallait plus de trois heures pour
creuser un canal de vingt pieds de long dans une glace qui avait
communйment de quatre а cinq pieds d'йpaisseur; la santй de l'йquipage
menaзait dйjа de s'altйrer. Shandon s'йtonnait du silence de ses
hommes et de leur dйvouement inaccoutumй; mais il craignait que ce
calme ne prйcйdвt quelque orage prochain.

On peut donc juger de la pйnible surprise, du dйsappointement, du
dйsespoir mкme qui s'empara de son esprit, quand il s'aperзut que, par
suite d'un mouvement insensible de l'ice-field, _le Forward_ reperdait
pendant la nuit du 18 au 19 tout ce qu'il avait gagnй au prix de tant
de fatigues; le samedi matin, il se retrouvait en face du
Pouce-du-Diable, toujours menaзant, et dans une situation plus
critique encore; les ice-bergs se multipliaient et passaient comme des
fantфmes dans le brouillard.

Shandon fut complиtement dйmoralisй; il faut dire que l'effroi passa
dans le coeur de cet homme intrйpide «t dans celui de son йquipage.
Shandon avait entendu parler de la disparition du chien; mais il n'osa
pas punir les coupables; il eыt craint de provoquer une rйvolte.

Le temps fut horrible pendant cette journйe; la neige, soulevйe en
йpais tourbillons, enveloppait le brick d'un voile impйnйtrable;
parfois, sous l'action de l'ouragan, le brouillard se dйchirait, et
l'oeil effrayй apercevait du cфtй de la terre ce Pouce-du-Diable
dressй comme un spectre.

_Le Forward_ ancrй sur un immense glaзon, il n'y avait plus rien а
faire, rien а tenter; l'obscuritй s'accroissait, et l'homme de la
barre n'eыt pas aperзu James Wall qui faisait son quart а l'avant.

Shandon se retira dans sa cabine en proie а d'incessantйs inquiйtudes;
le docteur mettait en ordre ses notes de voyage; des hommes de
l'йquipage, moitiй restait sur le pont, et moitiй dans la salle
commune.

A un moment oщ l'ouragan redoubla de violence, le Pouce-du-Diable
sembla se dresser dйmesurйment au milieu du brouillard dйchirй.

«Grand Dieu! s'йcria Simpson en reculant avec effroi.

--Qu'est-ce donc?» dit Foker.

Aussitфt les exclamations s'йlevиrent de toutes parts.

«Il va nous йcraser!

--Nous sommes perdus!

--Monsieur Wall! monsieur Wall!

--C'est fait de nous!

--Commandant! commandant!»

Ces cris йtaient simultanйment profйrйs par les hommes de quart.

Wall se prйcipita vers le gaillard d'arriиre; Shandon, suivi du
docteur, s'йlanзa sur le pont, et regarda.

Au milieu du brouillard entr'ouvert, le Pouce-du-Diable paraissait
s'кtre subitement rapprochй du brick; il semblait avoir grandi d'une
faзon fantastique; а son sommet se dressait un second cфne renversй et
pivotant sur sa pointe; il menaзait d'йcraser le navire de sa masse
йnorme; il oscillait, prкt а s'abattre. C'йtait un spectacle
effrayant. Chacun recula instinctivement, et plusieurs matelots, se
jetant sur la glace, abandonnиrent le navire.

«Que personne ne bouge! s'йcria le commandant d'une voix sйvиre;
chacun а son poste!

--Eh, mes amis, ne craignez rien, dit le docteur; il n'y a pas de
danger! Voyez, commandant, voyez, monsieur Wall, c'est un effet de
mirage, et pas autre chose!

--Vous avez raison, monsieur Clawbonny, rйpliqua maоtre Johnson; ces
ignorants se sont laissй intimider par une ombre.»

Aprиs les paroles du docteur, la plupart des matelots s'йtaient
rapprochйs, et de la crainte passaient а l'admiration de ce
merveilleux phйnomиne, qui ne tarda pas а s'effacer.

«Ils appellent cela du mirage, dit Clifton; eh bien, le diable est
pour quelque chose lа dedans, vous pouvez m'en croire!

--C'est sыr,» lui rйpondit Gripper.

Mais le brouillard, en s'entr'ouvrant, avait montrй aux yeux du
commandant une passe immense et libre qu'il ne soupзonnait pas; elle
tendait а l'йcarter de la cфte; il rйsolut de profiter sans dйlai de
cette chance favorable; les hommes furent disposйs de chaque cфtй du
chenal; des aussiиres leurs furent tendues, et ils commencиrent а
remorquer le navire dans la direction du nord.

Pendant de longues heures cette manoeuvre fut exйcutйe avec ardeur,
quoique en silence; Shandon avait fait rallumer les fourneaux pour
profiter de ce chenal si merveilleusement dйcouvert.

«C'est un hasard providentiel, dit-il а Johnson, et si nous pouvons
gagner seulement quelques milles, peut-кtre serons-nous а bout de nos
peines! Monsieur Brunton, activez le feu; dиs que la pression sera
suffisante, vous me ferez prйvenir. En attendant, que nos hommes
redoublent de courage; ce sera autant de gagnй. Ils ont hвte de
s'йloigner du Pouce-du-Diable! eh bien! nous profiterons de leurs
bonnes dispositions.»

Tout d'un coup, la marche du brick fut brusquement suspendue.

«Qu'y-a-t-il, demanda Shandon? Wall, est-ce que nous avons cassй nos
remorques?

--Mais non, commandant, rйpondit Wall, en se penchant au-dessus du
bastingage! hй! voilа les hommes qui rebroussent chemin; ils grimpent
sur le navire; ils ont l'air en proie а une йtrange frayeur!

--Qu'est-ce donc? s'йcria Shandon, en se prйcipitant а l'avant du
brick.

--A bord! а bord!» s'йcriaient les matelots avec l'accent de la plus
vive terreur.

Shandon regarda dans la direction du nord, et frissonna malgrй lui.

Un animal йtrange, aux mouvements effrayants, dont la langue fumante
sortait d'une gueule йnorme, bondissait а une encablure de navire; il
paraissait avoir plus de vingt pieds de haut; ses poils se
hйrissaient; il poursuivait les matelots, se mettant en arrкt sur eux,
tandis que sa queue formidable, longue de dix pieds, balayait la neige
et la soulevait en йpais tourbillons. La vue d'un pareil monstre glaзa
d'effroi les plus intrйpides.

«C'est un ours йnorme, disait l'un.

--C'est la bкte du Gйvaudan!

--C'est le lion de l'Apocalypse!»

Shandon courut dans sa cabine prendre un fusil toujours chargй; le
docteur sauta sur ses armes, et se tint prкt а faire feu sur cet
animal qui par ses dimensions rappelait les quadrupиdes antйdiluviens.

Il approchait, en faisant des bonds immenses; Shandon et le docteur
firent feu en mкme temps, et soudain, la dйtonation de leur armes,
йbranlant les couches de l'atmosphиre, produisit un effet inattendu.

Le docteur regarda avec attention, et ne put s'empкcher d'йclater de
rire.

«La rйfraction! dit-il.

--La rйfraction!» s'йcria Shandon.

Mais une exclamation terrible de l'йquipage les interrompit.

«Le chien! fit Clifton.

--Le dog-captain! rйpйtиrent ses camarades.

--Lui! s'йcria Pen, toujours lui!»

En effet, c'йtait lui qui, brisant ses liens, avait pu revenir а la
surface du champ par une autre crevasse. En ce moment la rйfraction,
par un phйnomиne commun sous ces latitudes, lui donnait des dimensions
formidables, que l'йbranlement de l'air avait dissipйes; mais l'effet
fвcheux n'en йtait pas moins produit sur l'esprit des matelots, peu
disposйs а admettre l'explication du fait par des raisons purement
physiques. L'aventure du Pouce-du-Diable, la rйapparition du chien
dans ces circonstances fantastiques, achevиrent d'йgarer leur moral,
et les murmures йclatиrent de toutes parts.




CHAPITRE XII.

LE CAPITAINE HATTERAS.


_Le Forward_ avanзait rapidement sous vapeur entre les ice-fields et
les montagnes de glace. Johnson tenait lui-mкme la barre. Shandon
examinait l'horizon avec son _snow-spectacle_; mais sa joie fut de
courte durйe, car il reconnut bientфt que la passe aboutissait а un
cirque de montagnes.

Cependant, aux difficultйs de revenir sur ses pas il prйfйra les
chances de poursuivre sa marche en avant.

Le chien suivait le brick en courant sur la plaine, mais il se tenait
а une distance assez grande. Seulement, s'il restait en arriиre, on
entendait un sifflement singulier qui le rappelait aussitфt.

La premiиre fois que ce sifflement se produisit, les matelots
regardиrent autour d'eux; ils йtaient seuls sur le pont, rйunis en
conciliabule; pas un йtranger, pas un inconnu; et cependant ce
sifflement se fit encore entendre а plusieurs reprises.

Clifton s'en alarma le premier.

«Entendez-vous? dit-il, et voyez-vous comme cet animal bondit quand il
s'entend siffler?

--C'est а ne pas y croire, rйpondit Gripper. C'est fini! s'йcria Pen;
--je ne vais pas plus loin. Pen a raison, rйpliqua Brunton; c'est
--tenter Dieu. Tenter le diable, rйpondit Clifton. J'aime mieux perdre
--toute ma part de bйnйfice que de faire un pas de plus. Nous n'en
--reviendrons pas,» fit Bollon avec abattement.

L'йquipage en йtait arrivй au plus haut point de dйmoralisation.

«Pas un pas de plus! s'йcria Wolsten; est-ce votre avis?

--Oui, oui! rйpondirent les matelots. Eh bien, dit Bolton, allons
trouver le commandant; je me charge de lui parler.»

Les matelots, en groupe serrй, se dirigиrent vers la dunette. _Le
Forward_ pйnйtrait alors dans un vaste cirque qui pouvait mesurer huit
cents pieds de diamиtre; il йtait complиtement fermй, а l'exception
d'une seule issue, par laquelle arrivait le navire.

Shandon comprit qu'il venait s'emprisonner luimкme. Mais que faire?
Comment revenir sur ses pas? II sentit toute sa responsabilitй; sa
main se crispait sur sa lunette.

Le docteur regardait en se croisant les bras, et sans mot dire; il
contemplait les murailles de glace, dont l'altitude moyenne pouvait
dйpasses trois cents pieds. Un dфme de brouillard demeurait suspendu
au-dessus de ce gouffre.

Ce fut en ce moment que Bolton adressa la parole au commandant:

«Commandant, lui dit-il d'une voix йmue, nous ne pouvons pas aller
plus loin.

--Vous dites? rйpondit Shandon, а qui le sentiment de son autoritй
mйconnue fit monter la colиre au visage.

--Nous disons, commandant, reprit Bolton, que nous avons assez fait
pour ce capitaine invisible, et nous sommes dйcidйs а ne pas aller
plus avant.

--Vous кtes dйcidйs?... s'йcria Shandon. Vous parlez ainsi, Bolton!
prenez garde!

--Vos menaces n'y feront rien, rйpondit brutalement Pen; nous n'irons
pas plus loin!»

Shandon s'avanзait vers ses matelots rйvoltйs, lorsque le maоtre
d'йquipage vint lui dire а voix basse:

«Commandant, si nous voulons sortir d'ici, nous n'avons pas une minute
а perdre. Voilа un ice-berg qui s'avance dans la passe; il peut
boucher toute issue, et nous retenir prisonniers.»

Shandon revint examiner la situation.

«Vous me rendrez compte de votre conduite plus tard, vous autres,
dit-il en s'adressant aux mutins. En attendant, vire de bord!»

Les marins se prйcipitиrent а leur poste. _Le Forward_ йvolua
rapidement; les fourneaux furent chargйs de charbon; il fallait gagner
de vitesse sur la montagne flottante. C'йtait une lutte entre le brick
et l'ice-berg; le premier courait vers le sud pour passer, le second
dйrivait vers le nord, prкt а fermer tout passage.

«Chauffez! chauffez! s'йcria Shandon, а toute vapeur! Brunton,
m'entendez-vous?»

_Le Forward_ glissait comme un oiseau au milieu des glaзons йpars que
sa proue tranchait vivement; sous l'action de l'hйlice, la coque du
navire frйmissait, et le manomиtre indiquait une tension prodigieuse
de la vapeur; celle-ci sifflait avec un bruit assourdissant.

«Chargez les soupapes!» s'йcria Shandon.

Et l'ingйnieur obйit, au risque de faire sauter le bвtiment.

Mais ces efforts dйsespйrйs devaient кtre vains; l'ice-berg, saisi par
un courant sous-marin, marchait rapi-dement vers la passe; le brick
s'en trouvait encore йloignй de trois encвblures, quand la montagne,
entrant comme un coin dans l'intervalle libre, adhйra fortement а ses
voisines et ferma toute issue.

«Nous sommes perdus! s'йcria Shandon, qui ne put retenir cette
imprudente parole.

--Perdus! rйpйta l'йquipage.

--Sauve qui peut! dirent les uns.

--A la mer les embarcations! dirent les autres.

--A la cambuse! s'йcriиrent Pen et quelques-uns de sa bande, et s'il
faut nous noyer, noyons-nous dans le gin!»

Le dйsordre arriva а son comble parmi ces hommes qui rompaient tout
frein. Shandon se sentit dйbordй; il voulut commander; il balbutia, il
hйsita; sa pensйe ne put se faire jour а travers ses paroles. Le
docteur se promenait avec agitation. Johnson se croisait les bras
stoпquement et se taisait.

Tout d'un coup une voix forte, йnergique, impйrieuse, se fit entendre
et prononзa ces paroles:

«Tout le monde а son poste! pare а virer!»

Johnson tressaillit, et, sans s'en rendre compte, il fit rapidement
tourner la roue du gouvernail.

Il йtait temps; le brick, lancй а toute vitesse, allait se briser sur
les murs de sa prison.

Mais tandis que Johnson obйissait instinctivement, Shandon, Clawbonny,
l'йquipage, tous, jusqu'au chauffeur Waren qui abandonna ses foyers,
jusqu'au noir Strong qui laissa ses fourneaux, tous se trouvиrent
rйunis sur le pont, et tous virent sortir de cette cabine, dont il
avait seul la clef, un homme...

Cet homme, c'йtait le matelot Garry.

«Monsieur! s'йcria Shandon en pвlissant. Garry.., vous... de quel
droit commandez-vous ici?...

--Duk,» fit Garry en reproduisant ce sifflement qui avait tant surpris
l'йquipage.

Le chien, а l'appel de son vrai nom, sauta d'un bond sur la dunette,
et vint se coucher tranquillement aux pieds de son maоtre.

L'йquipage ne disait mot. Cette clef que devait possйder seul le
capitaine du _Forward_, ce chien envoyй par lui et qui venait pour
ainsi dire constater son identitй, cet accent de commandement auquel
il йtait impossible de se mйprendre, tout cela agit fortement sur
l'esprit des matelots, et suffit а йtablir l'autoritй de Garry.

D'ailleurs, Garry n'йtait plus reconnaissable; il avait abattu les
larges favoris qui encadraient son visage, et sa figure ressortait
plus impassible encore, plus йnergique, plus impйrieuse; revкtu des
habits de son rang dйposйs dans sa cabine, il apparaissait avec les
insignes du commandement.

Aussi, avec cette mobilitй naturelle, l'йquipage du _Forward_, emportй
malgrй lui-mкme, s'йcria d'une seule voix:

«Hurrah! hurrah! hurrah pour le capitaine!

«Shandon, dit celui-ci а son second, faites ranger l'йquipage; je vais
le passer en revue.»

Shandon obйit, et donna ses ordres d'une voix altйrйe. Le capitaine
s'avanзa au-devant de ses officiers et de ses matelots, disant а
chacun ce qu'il convenait de lui dire, et le traitant selon sa
conduite passйe.

Quand il eut fini son inspection, il remonta sur la dunette, et d'une
voix calme, il prononзa les paroles suivantes:

«Officiers et matelots, je suis un Anglais, comme vous, et ma devise
est celle de l'amiral Nelson:

«L'Angleterre attend que chacun fasse son devoir[1].

  [1]  «England expects every one to make his duty.»

«Comme Anglais, je ne veux pas, nous ne voulons pas que de plus hardis
aillent lа oщ nous n'aurions pas йtй. Comme Anglais, je ne souffrirai
pas, nous ne souffrirons pas que d'autres aient la gloire de s'йlever
plus au nord. Si jamais pied humain doit fouler la terre du pфle, il
faut que ce soit le pied d'un Anglais! Voici le pavillon de notre
pays. J'ai armй ce navire, j'ai consacrй ma fortune а cette
entreprise, j'y consacrerai ma vie et la vфtre, mais ce pavillon
flottera sur le pфle borйal du monde. Ayez confiance. Une somme de
mille livres sterling[1] vous sera acquise par chaque degrй que nous
gagnerons dans le nord а partir de ce jour. Or, nous sommes par le
soixante-douziиme, et il y en a quatre-vingt-dix. Comptez. Mon nom
d'ailleurs vous rйpondra de moi. Il signifie йnergie et patriotisme.
Je suis le capitaine Hatteras!

  [1]  25,000 francs.

--Le capitaine Hatteras!» s'йcria Shandon.

Et ce nom, bien connu du marin anglais, courut sourdement parmi
l'йquipage.

«Maintenant, reprit Hatteras, que le brick soit ancrй sur les glaзons;
que les fourneaux s'йteignent, et que chacun retourne а ses travaux
habituels. Shandon, j'ai а vous entretenir des affaires du bord. Vous
me rejoindrez dans ma cabine, avec le docteur, Wall et le maоtre
d'йquipage. Johnson, faites rompre les rangs.»

Hatteras, calme et froid, quitta tranquillement la dunette, pendant
que Shandon faisait assurer le brick sur ses ancres.

Qu'йtait donc cet Hatteras, et pourquoi son nom faisait-il une si
terrible impression sur l'йquipage?

John Hatteras, le fils unique d'un brasseur de Londres, mort six fois
millionnaire en 1852, embrassa, jeune encore, la carriиre maritime,
malgrй la brillante fortune qui l'attendait. Non qu'il fыt poussй а
cela par la vocation du commerce, mais l'instinct des dйcouvertes
gйographiques le tenait au coeur; il rкva toujours de poser le pied lа
oщ personne ne l'eыt posй encore.

A vingt ans dйjа, il possйdait la constitution vigoureuse des hommes
maigres et sanguins: une figure йnergique, а lignes gйomйtriquement
arrкtйes, un front йlevй et perpendiculaire au plan des yeux, ceux-ci
beaux, mais froids, des lиvres minces dessinant une bouche avare de
paroles, une taille moyenne, des membres solidement articulйs et mus
par des muscles de fer, formaient l'ensemble d'un homme douй d'un
tempйrament а toute йpreuve. A le voir, on le sentait audacieux, а
l'entendre, froidement passionnй; c'йtait un caractиre а ne jamais
reculer, et prкt а jouer la vie des autres avec autant de conviction
que la sienne. Il fallait donc y regarder а deux fois avant de le
suivre dans ses entreprises.

John Hatteras portait haut la fiertй anglaise, et ce fut lui qui fit
un jour а un Franзais cette orgueilleuse rйponse:

Le Franзais disait devant lui avec ce qu'il supposait кtre de la
politesse, et mкme de l'amabilitй:

«Si je n'йtais Franзais, je voudrais кtre Anglais.

--Si je n'йtais Anglais, moi, rйpondit Hatteras, je voudrais кtre
Anglais!»

On peut juger l'homme par la rйponse.

Il eыt voulu par-dessus tout rйserver а ses compatriotes le monopole
des dйcouvertes gйographiques; mais, а son grand dйsespoir, ceux-ci
avaient peu fait, pendant les siиcles prйcйdents, dans la voie des
dйcouvertes.

L'Amйrique йtait due au Gйnois Christophe Colomb, les Indes au
Portugais Vasco de Gama, la Chine au Portugais Fernand d'Andrada, la
Terre de feu au Portugais Magellan, le Canada au Franзais Jacques
Cartier, les оles de la Sonde, le Labrador, le Brйsil, le cap de
Bonne-Espйrance, les Aзores, Madиre, Terre-Neuve, la Guinйe, le Congo,
le Mexique, le cap Blanc, le Groлnland, l'Islande, la mer du Sud, la
Californie, le Japon, le Cambodje, le Pйrou, le Kamtchatka, les
Philippines, le Spitzberg, le cap Horn, le dйtroit de Behring, la
Tasmanie, la Nouvelle-Zйlande, la Nouvelle-Bretagne, la
Nouvelle-Hollande, la Louisiade, l'оle de Jean-Mayen, а des Islandais,
а des Scandinaves, а des Franзais, а des Russes, а des Portugais, а
des Danois, а des Espagnols, а des Gйnois, а des Hollandais, mais pas
un Anglais ne figurait parmi eux, et c'йtait un dйsespoir pour
Hatteras de voir les siens exclus de cette glorieuse phalange des
navigateurs qui firent les grandes dйcouvertes des XVe et XVIe
siиcles.

Hatteras se consolait un peu en se reportant aux temps modernes; les
Anglais prenaient leur revanche avec Sturt, Donall Stuart, Burcke,
Wills, King, Gray, en Australie, avec Palliser en Amйrique, avec
Haouran en Syrie, avec Cyril Graham, Wadington, Cummingham dans
l'Inde, avec Barth, Burton, Speke, Grant, Livingston en Afrique.

Mais cela ne suffisait pas; pour Hatteras, ces hardis voyageurs
йtaient plutфt des _perfectionneurs_ que des _inventeurs_; il fallait
donc trouver mieux, et John eыt inventй un pays pour avoir l'honneur
de le dйcouvrir.

Or, il avait remarquй que si les Anglais ne formaient pas majoritй
parmi les dйcouvreurs anciens, que s'il fallait remonter а Cook pour
obtenir la Nouvelle-Calйdonie en 1774, et les оles Sandwich oщ il
pйrit en 1778, il existait nйanmoins un coin du globe sur lequel ils
semblaient avoir rйuni tous leurs efforts.

C'йtaient prйcisйment les terres et les mers borйales du nord de
l'Amйrique.

En effet, le tableau des dйcouvertes polaires se prйsente ainsi:

  La Nouvelle-Zemble, dйcouverte par Willoughby en 1553.
  L'оle de Weigatz           --      Barrough   -- 1556.
  La cфte ouest du Groлnland --      Davis      -- 1585.
  Le dйtroit de Davis        --      Davis      -- 1587.
  Le Spitzberg               --      Willoughby -- 1596.
  La baie d'Hudson           --      Hudson     -- 1610.
  La baie de Baffin          --      Baffin     -- 1616.

Pendant ces derniиres annйes, Hearne, Mackensie, John Ross, Parry,
Franklin, Richardson, Beechey, James Ross, Back, Dease, Sompson, Rae,
Inglefield, Belcher, Austin, Kellet, Moore, Mac Clure, Kennedy,
MacClintock, fouillиrent sans interruption ces terres inconnues.

On avait bien dйlimitй les cфtes septentrionales de l'Amйrique, а peu
prиs dйcouvert le passage du nordouest, mais ce n'йtait pas assez; il
y avait mieux а faire, et ce mieux, John Hatteras l'avait deux fois
tentй en armant deux navires а ses frais; il voulait arriver au pфle
mкme, et couronner ainsi la sйrie des dйcouvertes anglaises par une
tentative du plus grand йclat.

Parvenir au pфle, c'йtait le but de sa vie.

Aprиs d'assez beaux voyages dans les mers du sud, Hatteras essaya pour
la premiиre fois en 1846 de s'йlever au nord par la mer de Baffin;
mais il ne put dйpasser le soixante-quatorziиme degrй de latitude; il
montait le sloop _l'Halifax_; son йquipage eut а souffrir des
tourments atroces, et John Hatteras poussa si loin son aventureuse
audace, que dйsormais les marins furent peu tentйs de recommencer de
semblables expйditions sous un pareil chef.

Cependant, en 1850, Hatteras parvint а enrфler sur la goлlette _le
Farewel_ une vingtaine d'hommes dйterminйs, mais dйterminйs surtout
par le haut prix offert а leur audace. Ce fut dans cette occasion que
le docteur Clawbonny entra en correspondance avec John Hatteras, qu'il
ne connaissait pas, et demanda а faire partie de l'expйdition; mais la
place de mйdecin йtait prise, et ce fut heureux pour le docteur.

_Le Farewel_, en suivant la route prise par _le Neptune_, d'Aberdeen,
en 1817, s'йleva au nord du Spitzberg jusqu'au soixante-seiziиme degrй
de latitude. Lа, il fallut hiverner; mais les souffrances furent
telles et le froid si intense, que pas un homme de l'йquipage ne revit
l'Angleterre, а l'exception du seul Hatteras, rapatriй par un
baleinier danois, aprиs une marche de plus de deux cents milles а
travers les glaces.

La sensation produite par ce retour d'un seul homme fut immense; qui
oserait dйsormais suivre Hatteras dans ses audacieuses tentatives?
Cependant il ne dйsespйra pas de recommencer. Son pиre, le brasseur,
mourut, et il devint possesseur d'une fortune de nabab.

Sur ces entrefaites, un fait gйographique se produisit, qui porta le
coup le plus sensible а John Hatteras.

Un brick, _l'Advance_, montй par dix-sept hommes, armй par le
nйgociant Grinnel, commandй par le docteur Kane, et envoyй а la
recherche de sir John Franklin, s'йleva, en 1853, par la mer ds Baffin
et le dйtroit de Smith, jusqu'au delа du 82e degrй de latitude
borйale, plus prиs du pфle qu'aucun de ses devanciers.

Or, ce navire йtait Amйricain, ce Grinnel йtait Amйricain, ce Kane
йtait Amйricain!

On comprendra facilement que le dйdain de l'Anglais pour le Yankee se
changea en haine dans le coeur d'Hatteras; il rйsolut de dйpasser а
tout prix son audacieux concurrent, et d'arriver au pфle mкme.

Depuis deux ans, il vivait incognito а Liverpool. Il passait pour un
matelot, оl reconnut dans Richard Shandon l'homme dont il avait
besoin; il lui fit ses propositions par lettre anonyme, ainsi qu'au
docteur Clawbonny. _Le Forward_ fut construit, armй, йquipй. Hatteras
se garda bien de faire connaоtre son nom; il n'eыt pas trouvй un seul
homme pour l'accompagner. Il rйsolut de ne prendre le commandement du
brick que dans des conjonctures impйrieuses, et lorsque son йquipage
serait engagй assez avant pour ne pas recu-ler; il avait en rйserve,
comme on l'a vu, des offres d'argent а faire а ses hommes, telles que
pas un ne refuserait de le suivre jusqu'au bout du monde.

Et c'йtait bien au bout du monde, en effet, qu'il voulait aller.

Or, les circonstances йtant devenues critiques, John Hatteras n'hйsita
plus а se dйclarer.

Son chien, son fidиle Duk, le compagnon de ses traversйes, fut le
premier а le reconnaоtre, et heureusement pour les braves,
malheureusement pour les timides, il fut bien et dыment йtabli que le
capitaine du _Forward_ йtait John Hatteras.




CHAPITRE XIII.

LES PROJETS D'HATTERAS.


L'apparition de ce hardi personnage fut diversement apprйciйe par
l'йquipage; les uns se ralliиrent complиtement а lui, par amour de
l'argent ou par audace; d'autres prirent leur parti de l'aventure, qui
se rйservиrent le droit de protester plus tard; d'ailleurs, rйsister а
un pareil homme paraissait difficile actuellement. Chacun revint donc
а son poste. Le 20 mai йtait un dimanche, et fut jour de repos pour
l'йquipage.

Un conseil d'officiers se tint chez le capitaine; il se composa
d'Hatteras, de Shandon, de Wall, de Johnson et du docteur.

«Messieurs, dit le capitaine de cette voix а la fois douce et
impйrieuse qui le caractйrisait, vous connaissez mon projet d'aller
jusqu'au pфle; je dйsire connaоtre votre opinion sur cette entreprise.
Qu'en pensez-vous, Shandon?

--Je n'ai pas а penser, capitaine, rйpondit froidement Shandon, mais а
obйir.»

Hatteras ne s'йtonna pas de la rйponse.

«Richard Shandon, reprit-il non moins froidement, je vous prie de vous
expliquer sur nos chances de succиs.

--Eh bien, capitaine, rйpondit Shandon, les faits rйpondent pour moi;
les tentatives de ce genre, ont йchouй jusqu'ici; je souhaite que nous
soyons plus heureux.

--Nous le serons. Et vous, messieurs, qu'en pensez-vous?

--Pour mon compte, rйpliqua le docteur, je crois votre dessein
praticable, capitaine; et comme il est йvident que des navigateurs
arriveront un jour ou l'autre а ce pфle borйal, je ne vois pas
pourquoi ce ne serait pas nous.

--Et il y a des raisons pour que ce soient nous, rйpondit Hatteras,
car nos mesures sont prises en consйquence, et nous profiterons de
l'expйrience de nos devanciers. Et а ce propos, Shandon, recevez mes
remerciments pour les soins que vous avez apportйs а l'йquipement du
navire; il y a bien quelques mauvaises tкtes dans l'йquipage, que je
saurai mettre а la raison; mais, en somme, je n'ai que des йloges а
vous donner.»

Shandon s'inclina froidement. Sa position а bord du _Forward_, qu'il
croyait commander, йtait fausse. Hatteras le comprit, et n'insista pas
davantage.

«Quant а vous, messieurs, reprit-il en s'adressant а Wall et а
Johnson, je ne pouvais m'assurer le concours d'offciers plus
distinguйs par leur courage et leur expйrience.

--Ma foi, capitaine, je suis votre homme, rйpondit Johnson, et bien
que votre entreprise me semble un peu hardie, vous pouvez compter sur
moi jusqu'au bout.

--Et sur moi de mкme, dit James Wall.

--Quant а vous, docteur, je sais ce que vous valez...

--Eh bien, vous en savez plus que moi, rйpondit vivement le docteur.

--Maintenant, messieurs, reprit Hatteras, il est bon que vous
appreniez sur quels faits incontestables s'appuie ma prйtention
d'arriver au pфle. En 1817, _le Neptune_, d'Aberdeen, s'йleva au nord
du Spitzberg jusqu'au quatre-vingt-deuxiиme degrй. En 1826, le
cйlиbre Parry, aprиs son troisiиme voyage dans les mers po-laires,
partit йgalement de la pointe du Spitzberg, et avec des
traоneaux-barques monta а cent cinquante milles vers le nord. En
1852, le capitaine Inglefield pйnйtra, dans l'entrйe de Smith, jusque
par soixante-dix-huit degrйs trente-cinq minutes de latitude. Tous
ces navires йtaient anglais, et commandйs par des Anglais, nos
compatriotes.»

Ici Hatteras fit une pause.

«Je dois ajouter, reprit-il d'un air contraint, et comme si les
paroles ne pouvaient quitter ses lиvres, je dois ajouter qu'en 1854
l'Amйricain Kane, commandant le brick _l'Advance_, s'йleva plus haut
encore, et que son lieutenant Morton, s'йtant avancй а travers les
champs de glace, fit flotter le pavillon des Йtats-Unis au delа du
quatre-vingt-deuxiиme degrй. Ceci dit, je n'y reviendrai plus. Or, ce
qu'il faut savoir, c'est que les capitaines du _Neptune_, de
_l'Entreprise_, de _l'Isabelle_, de _l'Advance_ constatиrent qu'а
partir de ces hautes latitudes il existait un bassin polaire
entiиrement libre de glaces.

--Libre de glaces! s'йcria Shandon, en interrompant le capitaine;
c'est impossible!

--Vous remarquerez, Shandon, reprit tranquillement Hatteras, dont
l'oeil brilla un instant, que je vous cite des faits et des noms а
l'appui. J'ajouterai que pendant la station du commandant Penny, en
1851, au bord du canal de Wellington, son lieutenant Stewart se trouva
йgalement en prйsence d'une mer libre, et que cette particularitй fut
confirmйe pendant l'hivernage de sir Edward Belcher, en 1853, а la
baie de Northumberland par soixante-seize degrйs et cinquante-deux
minutes de latitude, et quatre-vingt-dix-neuf degrйs et vingt minutes
de longitude; les rapports sont indiscutables, et il faudrait кtre de
mauvaise foi pour ne pas les admettre.

--Cependant, capitaine, reprit Shandon, ces faits sont si
contradictoires...

--Erreur, Shandon, erreur! s'йcria le docteur Clawbonny; ces faits ne
contredisent aucune assertion de la science; le capitaine me permettra
de vous le dire.

--Allez, docteur! rйpondit Hatteras.

--Eh bien, йcoutez ceci, Shandon; il rйsulte trиs йvidemment des faits
gйographiques et de l'йtude des lignes isothermes que le point le plus
froid du globe n'est pas au pфle mкme; semblable au point magnйtique
de la terre, il s'йcarte du pфle de plusieurs degrйs. Ainsi les
calculs de Brewster, de Bergham et de quelques physiciens dйmontrent
qu'il y a dans notre hйmisphиre deux pфles de froid: l'un serait situй
en Asie par soixante-dix-neuf degrйs trente minutes de latitude nord,
et par cent vingt degrйs de longitude est; l'autre se trouverait en
Amйrique par soixante dix-huit degrйs de latitude nord et par
quatre-vingt dix-sept degrйs de longitude ouest. Ce dernier est celui
qui nous occupe, et vous voyez, Shandon, qu'il se rencontre а plus de
douze degrйs au-dessous du pфle. Eh bien, je vous le demande, pourquoi
а ce point la mer ne serait-elle pas aussi dйgagйe de glaces qu'elle
peut l'кtre en йtй par le soixante-sixiиme parallиle, c'est-а-dire au
sud de la baie de Baffin?

--Voilа qui est bien dit, rйpondit Johnson; monsieur Clawbonny parle
de ces choses comme un homme du mйtier.

--Cela paraоt possible, reprit James Wall.

--Chimиres et suppositions! hypothиses pures! rйpliqua Shandon avec
entкtement.

--Eh bien, Shandon, reprit Hatteras, considйrons les deux cas: ou la
mer est libre de glaces, ou elle ne l'est pas, et dans ces deux
suppositions rien ne peut nous empкcher de gagner le pфle. Si elle est
libre, le _Forward_ nous y conduira sans peine; si elle est glacйe,
nous tenterons l'aventure sur nos traоneaux. Vous m'accorderez que
cela n'est pas impraticable; une fois parvenus avec notre brick
jusqu'au quatre-vingt-troisiиme degrй, nous n'aurons pas plus de six
cents milles[1] а faire pour atteindre le pфle.

  [1]  278 lieues.

--Et que sont six cents milles, dit vivement le docteur, quand il est
constant qu'un Cosaque, Alexis Markoff, a parcouru sur la mer
Glaciale, le long de la cфte septentrionale de l'empire russe, avec
des traоneaux tirйs par des chiens, un espace de huit cents milles en
vingt-quatre jours?

--Vous l'entendez, Shandon, rйpondit Hatteras, et dites-moi si des
Anglais peuvent faire moins qu'un Cosaque?

--Non, certes! s'йcria le bouillant docteur.

--Non, certes! rйpйta le maоtre d'йquipage.

--Eh bien, Shandon? demanda le capitaine.

--Capitaine, rйpondit froidement Shandon, je ne puis que vous rйpйter
mes premiиres paroles: j'obйirai.

--Bien. Maintenant, reprit Hatteras, songeons а notre situation
actuelle; nous sommes pris par les glaces, et il me paraоt impossible
de nous йlever cette annйe dans le dйtroit de Smith. Voici donc ce
qu'il convient de faire.»

Hatteras dйplia sur la table l'une de ces excellentes cartes publiйes,
en 1859, par ordre de l'Amirautй.

«Veuillez me suivre, je vous prie. Si le dйtroit de Smith nous est
fermй, il n'en est pas de mкme du dйtroit de Lancastre, sur la cфte
ouest de la mer de Baffin; selon moi, nous devons remonter ce dйtroit
jusqu'а celui de Barrow, et de lа jusqu'а l'оle Beechey; la route a
йtй cent fois parcourue par des navires а voiles; nous ne serons donc
pas embarrassйs avec un brick а hйlice. Une fois а l'оle Beechey, nous
suivrons le canal Wellington aussi avant que possible, vers le nord,
jusqu'au dйbouchй de ce chenal qui fait communiquer le canal
Wellington avec le canal de la Reine, а l'endroit mкme oщ fut aperзue
la mer libre. Or, nous ne sommes qu'au 20 mai; dans un mois, si les
circonstances nous favorisent, nous aurons atteint ce point, et de lа
nous nous йlancerons vers le pфle. Qu'en pensez-vous, messieurs?

--C'est йvidemment, rйpondit Johnson, la seule route а prendre.

--Eh bien, nous la prendrons, et dиs demain. Que ce dimanche soit
consacrй au repos; vous veillerez, Shandon, а ce que les lectures de
la Bible soient rйguliиrement faites; ces pratiques religieuses ont
une influence salutaire sur l'esprit des hommes, et un marin surtout
doit mettre sa confiance en Dieu.

--C'est bien, capitaine, rйpondit Shandon, qui sortit avec le
lieutenant et le maоtre d'йquipage.

--Docteur, fit John Hatteras en montrant Shandon, voilа un homme
froissй que l'orgueil a perdu; je ne peux plus compter sur lui.»

Le lendemain, le capitaine fit mettre de grand matin la pirogue а la
mer; il alla reconnaоtre les ice-bergs du bassin, dont la largeur
n'excйdait pas deux cents yards[1]. Il remarqua mкme que par suite
d'une lente pression des glaces, ce bassin menaзait de se rйtrйcir; il
devenait donc urgent d'y pratiquer une brиche, afin que le navire ne
fыt pas йcrasй dans cet йtau de montagnes; aux moyens employйs par
John Hatteras, on vit bien que c'йtait un homme йnergique.

  [1]  182 mиtres.

II fit d'abord tailler des degrйs dans la muraille glacйe, et il
parvint au sommet d'un ice-berg; il reconnut de lа qu'il lui serait
facile de se frayer un chemin vers le sud-ouest; d'aprиs ses ordres,
on creusa un fourneau de mine presque au centre de la montagne; ce
travail, rapidement menй, fut terminй dans la journйe du lundi.

Hatteras ne pouvait compter sur ses blasling-cylinders de huit а dix
livres de poudre, dont l'action eыt йtй nulle sur des masses
pareilles; ils n'йtaient bons qu'а briser les champs de glace; il fit
donc dйposer dans le fourneau mille livres de poudre, dont la
direction expansive fut soigneusement calculйe. Cette mine, munie
d'une longue mиche entourйe de gutta-percha, vint aboutir au dehors.
La galerie, conduisant au fourneau, fut remplie avec de la neige et
des quartiers de glaзons, auxquels le froid de la nuit suivante devait
donner la duretй du granit. En effet, la tempйrature, sous l'influence
du vent d'est, descendit а douze degrйs (-11° cent.).

Le lendemain, а sept heures, _le Forward_ se tenait sous vapeur, prкt
а profiter de la moindre issue. Johnson fut chargй d'aller mettre le
feu а la mine; la mиche avait йtй calculйe de maniиre а brыler une
demi-heure avant de communiquer le feu aux poudres. Johnson eut donc
le temps suffisant de regagner le bord; en effet, dix minutes aprиs
avoir exйcutй les ordres d'Hatteras, il revenait а son poste.

L'йquipage se tenait sur le pont, par un temps sec et assez clair; la
neige avait cessй de tomber; Hatteras, debout sur la dunette avec
Shandon et le docteur, comptait les minutes sur son chronomиtre.

A huit heures trente-cinq minutes, une explosion sourde se fit
entendre, et beaucoup moins йclatante qu'on ne l'eыt supposйe. Le
profil des montagnes fut brusquement modifiй, comme dans un
tremblement de terre; une fumйe йpaisse et blanche fusa vers le ciel а
une hauteur considйrable, et de longues crevasses zйbrиrent les flancs
de l'ice-berg, dont la partie supйrieure, projetйe au loin, retombait
en dйbris autour du _Forward_.

Mais la passe n'йtait pas encore libre; d'йnormes quartiers de glace,
arc-boutйs sur les montagnes adjacentes, demeuraient suspendus en
l'air, et l'on pouvait craindre que l'enceinte ne se refermвt par leur
chute.

Hatteras jugea la situation d'un coup d'oeil.

«Wolsten!» s'йcria-t-il.

L'armurier accourut.

«Capitaine! fit-il.

--Chargez la piиce de l'avant а triple charge, dit. Hatteras, et
bourrez aussi fortement que possible.

--Nous allons donc attaquer cette montagne а boulets de canon? dit le
docteur.

--Non, rйpondit Hatteras. C'est inutile. Pas de boulet, Wolsten, mais
une triple charge de poudre. Faites vite.»

Quelques instants aprиs, la piиce йtait chargйe.

«Que veut-il faire sans boulet? dit Shandon entre ses dents.

--On le verra bien, rйpondit le docteur.

--Nous sommes parйs, capitaine, s'йcria Wolsten.

--Bien, rйpondit Hatteras. Brunton! cria-t-il а l'ingйnieur,
attention! Quelques tours en avant.»

Brunton ouvrit les tiroirs, et l'hйlice se mit en mouvement; _le
Forward_ s'approcha de la montagne minйe.

«Visez bien а la passe,» cria le capitaine а l'armurier.

Celui-ci obйit; lorsque le brick ne fut plus qu'а une demi-encablure,
Hatteras cria:

«Feu!»

Une dйtonation formidable suivit son commandement, et les blocs
йbranlйs par la commotion atmosphйrique furent prйcipitйs soudain dans
la mer. Cette agitation des couches d'air avait suffi.

«A toute vapeur! Brunton, s'йcria Hatteras. Droit dans la passe,
Johnson.»

Johnson tenait la barre; le brick, poussй par son hйlice, qui se
vissait dans les flots йcumants, s'йlanзa au milieu du passage libre
alors. Il йtait temps. _Le Forward_ franchissait а peine cette
ouverture, que sa prison se refermait derriиre lui.

Le moment fut palpitant, et il n'y avait а bord qu'un coeur ferme et
tranquille: celui du capitaine. Aussi l'йquipage, йmerveillй de la
manoeuvre, ne put retenir le cri de:

«Hourrah pour John Hatteras!»




CHAPITRE XIV.

EXPЙDITIONS A LA RECHERCHE DE FRANKLIN.


Le mercredi 23 mai, _le Forward_ avait repris son aventureuse
navigation, louvoyant adroitement au milieu des packs et des
ice-bergs, grвce а sa vapeur, cette force obйissante qui manqua а tant
de navigateurs des mers polaires; il semblait se jouer au milieu de
ces йcueils mouvants; on eыt dit qu'il reconnaissait la main d'un
maоtre expйrimentй, et, comme un cheval sous un йcuyer habile, il
obйissait а la pensйe de son capitaine.

La tempйrature remontait. Le thermomиtre marqua а six heures du matin
vingt-six degrйs (-3° centig.), а six heures du soir vingt-neuf degrйs
(-2° centig.), et а minuit vingt-cinq degrйs (-4° centig.}; le vent
soufflait lйgиrement du sud-est.

Le jeudi, vers les trois heures du matin, _le Forward_ arriva en vue
de la baie Possession, sur la cфte d'Amйrique, а l'entrйe du dйtroit
de Lancastre; bientфt le cap Burney fut entrevu. Quelques Esquimaux se
dirigиrent vers le navire; mais Hatteras ne prit pas le loisir de les
attendre.

Les pics de Byam-Martin qui dominent le cap Liverpool, laissйs sur la
gauche, se perdirent dans la brume du soir; celle-ci empкcha de
relever le cap Hay, dont la pointe, trиs-basse d'ailleurs, se confond
avec les glaces de la cфte, circonstance qui rend souvent fort
difficile la dйtermination hydrographique des mers polaires.

Les puffins, les canards, les mouettes blanches se montraient en
trиs-grand nombre. La latitude par observation donna 74°01', et la
longitude, d'aprиs le chronomиtre, 77°15'.

Les deux montagnes de Catherine et d'Elisabeth йlevaient au-dessus des
nuages leur chaperon de neige.

Le vendredi, а dix heures, le cap Warender fut dйpassй sur la cфte
droite du dйtroit, et sur la gauche, l'Admiralty-Inlet, baie encore
peu explorйe par des navigateurs qui avaient hвte de se porter dans
l'ouest. La mer devint assez forte, et souvent les lames balayиrent le
pont du brick en y projetant des morceaux de glace. Les terres de la
cфte nord offraient aux regards de curieuses apparences avec leurs
hautes tables presque nivelйes, qui rйpercutaient les rayons du
soleil.

Hatteras eыt voulu prolonger les terres septentrionales, afin de
gagner au plus tфt l'оle Beechey et l'entrйe du canal Wellington; mais
une banquise continue l'obligeait, а son grand dйplaisir, de suivre
les passes du sud.

Ce fut pour cette raison que, le 26 mai, au milieu d'un brouillard
sillonnй de neige, _le Forward_ se trouva par le travers du cap York;
une montagne d'une grande hauteur et presque а pic le fit reconnaоtre;
le temps s'йtant un peu levй, le soleil parut un instant vers midi, et
permit de faire une assez bonne observation: 74°4' de latitude, et
84°23' de longitude. _Le Forward_ se trouvait donc а l'extrйmitй du
dйtroit de Lancastre.

Hatteras montrait sur ses cartes, au docteur, la route suivie et а
suivre. Or, la position du brick йtait intйressante en ce moment.

«J'aurais voulu, dit-il, me trouver plus au nord, mais а l'impossible
nul n'est tenu; voyez, voici notre situation exacte.»

Le capitaine pointa sa carte а peu de distance du cap York.

«Nous sommes au milieu de ce carrefour ouvert а tous les vents, et
formй par les dйbouchйs du dйtroit de Lancastre, du dйtroit de Barrow,
du canal de Wellington, et du passage du Rйgent; c'est un point auquel
ont nйcessairement abouti tous les navigateurs de ces mers.

--Eh bien, rйpondit le docteur, cela devait кtre embarrassant pour
eux; c'est un vйritable carrefour, comme vous dites, auquel viennent
se croiser quatre grandes routes, et je ne vois pas de poteaux
indicateurs du vrai chemin! Comment donc les Parry, les Ross, les
Franklin, ont-ils fait?

--Ils n'ont pas fait, docteur, ils se sont laissй faire: ils n'avaient
pas le choix, je vous assure; tantфt le dйtroit de Barrow se fermait
pour l'un, qui, l'annйe suivante, s'ouvrait pour l'autre; tantфt le
navire se sentait inйvitablement entraоnй vers le passage du Rйgent.
Il est arrivй de tout cela, que, par la force des choses, on a foi par
connaоtre ces mers si embrouillйes.

--Quel singulier pays! fit le docteur, en considйrant la carte; comme
tout y est dйchiquetй, dйchirй, mis en morceaux, sans aucun ordre,
sans aucune logique! Il semble que les terres voisines du pфle Nord ne
soient ainsi morcelйes que pour en rendre les approches plus
difficiles, tandis que dans l'autre hйmisphиre elles se terminent par
des pointes tranquilles et effilйes comme le cap Horn, le cap de
Bonne-Espйrance et la pйninsule Indienne! Est-ce la rapiditй plus
grande de l'Йquateur qui a ainsi modifiй les choses, tandis que les
terres extrкmes, encore fluides aux premiers jours du monde, n'ont pu
se condenser, s'agglomйrer les unes aux autres, faute d'une rotation
assez rapide?

--Cela doit кtre, car il y a une logique а tout ici-bas, et rien ne
s'y est fait sans des motifs que Dieu permet quelquefois aux savants
de dйcouvrir; ainsi, docteur, usez de la permission.

--Je serai malheureusement discret, capitaine. Mais quel vent
effroyable rиgne dans ce dйtroit? ajouta le docteur en
s'encapuchonnant de son mieux.

--Oui, la brise du nord y fait rage surtout, et nous йcarte de notre
route.

--Elle devrait cependant repousser les glaces au sud et laisser le
chemin libre.

--Elle le devrait, docteur, mais le vent ne fait pas toujours ce qu'il
doit. Voyez! cette banquise paraоt impйnйtrable. Enfin, nous
essayerons d'arriver а l'оle Griffith, puis de contourner l'оle
Cornwallis pour gagner le canal de la Reine, sans passer par le canal
de Wellington. Et cependant, je veux absolument toucher а l'оle
Beechey, afin d'y refaire ma provision de charbon.

--Comment cela? repondit le docteur йtonnй.

--Sans doute; d'aprиs l'ordre de l'Amirautй, de grandes provisions ont
йtй dйposйes sur cette оle, afin de pourvoir aux expйditions futures,
et, quoi que le capitaine MacClintock ait pu prendre en aoыt 1859, je
vous assure qu'il en restera pour nous.

--Au fait, dit le docteur, ces parages ont йtй explorйs pendant quinze
ans, et, jusqu'au jour ou la preuve certaine de la perte de Franklin a
йtй acquise, l'Amirautй a toujours entretenu cinq ou six navires dans
ces mers. Si je ne me trompe, mкme, l'оle Griffith, que je vois lа sur
la carte, presque au milieu du carrefour, est devenue le rendez-vous
gйnйral des navigateurs.

--Cela est vrai, docteur, et la malheureuse expйdition de Franklin a
eu pour rйsultat de nous faire connaоtre ces lointaines contrйes.

--C'est juste, capitaine, car les expйditions ont йtй nombreuses
depuis 1845. Ce ne fut qu'en 1848 que l'on s'inquiйta de la
disparition de l'_Erebus_ et du _Terror_, les deux navires de
Franklin. On voit alors le vieil ami de l'amiral, le docteur
Richardson, вgй de soixante-dix ans, courir au Canada et remonter la
riviиre Coppermine jusqu'а la mer Polaire; de son cфtй, James Ross,
commandant l'_Entreprise_ et l'_Investigator_, appareille d'Uppernawik
en 1848, et arrive au cap York oщ nous sommes en ce moment. Chaque
jour, il jette а la mer un baril contenant des papiers destinйs а
faire connaоtre sa position; pendant la brume, il tire le canon; la
nuit, il lance des fusйes et brыle des feux de Bengale, ayant soin de
se tenir toujours sous une petite voilure; enfin il hiverne au port
Lйopold de 1848 а 1849; lа, il s'empare d'une grande quantitй de
renards blancs, fait river а leur cou des colliers de cuivre sur
lesquels йtait gravйe l'indication de la situation des navires et des
dйpфts de vivres, et il les fait disperser dans toutes les directions;
puis au printemps, il commence а fouiller les cфtes de North-Sommerset
sur des traоneaux, au milieu de dangers et de privations qui rendirent
presque tous ses hommes malades ou estropiйs, йlevant des cairns[1]
dans lesquels il enfermait des cylindres de cuivre, avec les notes
nйcessaires pour rallier l'expйdition perdue; pendant son absence, le
lieutenant MacClure explorait sans rйsultat les cфtes septentrionales
du dйtroit de Barrow. Il est а remarquer, capitaine, que James Ross
avait sous ses ordres deux officiers destinйs а devenir cйlиbres plus
tard, MacClure qui franchit le passage du nord-ouest, MacClintock qui
dйcouvrit les restes da Franklin.

  [1]  Petites pyramides de pierres.

--Deux bons et braves capitaines, aujourd'hui, deux braves Anglais;
continuez, docteur, l'histoire de ces mers que vous possйdez si bien;
il y a toujours а gagner aux rйcits de ces tentatives audacieuses.

--Eh bien, pour en terminer avec James Ross, j'ajouterai qu'il essaya
de gagner l'оle Melville plus а l'ouest; mais il faillit perdre ses
navires, et, pris par les glaces, il fut ramenй malgrй lui jusque dans
la mer de Baffin.

--Ramenй, fit Hatteras en fronзant le sourcil, ramenй malgrй lui!

--Il n'avait rien dйcouvert, reprit le docteur; ce fut а partir de
cette annйe 1850 que les navires anglais ne cessиrent de sillonner ces
mers, et qu'une prime de vingt mille livres[1] fut promise а toute
personne qui dйcouvrirait les йquipages de l'_Erebus_ et du _Terror_.
Dйjа en 1848, les capitaines Kellet et Moore, commandant l'_Hйrald et
_le Plover_, tentaient de pйnйtrer par le dйtroit de Behring.
J'ajouterai que pendant les annйes 1850 et 1851, le capitaine Austin
hiverna а l'оle Cornwallis, le capitaine Penny explora sur
l'_Assistance_ et _la Rйsolue_ le canal Wellington, la vieux John
Ross, le hйros du pфle magnйtique, repartit sur son yacht _le Fйlix_ а
la recherche de son ami, le brick _le Prince-Albert_ fit un premier
voyage aux frais de Lady Franklin, et enfin que deux navires
amйricains expйdiйs par Grinnel avec le capitaine Haven, entraоnйs
hors du canal de Wellington, furent rejetйs dans le dйtroit de
Lancastre. Ce fut pendant cette annйe que MacClintock, alors
lieutenant d'Austin, poussa jusqu'а l'оle Melville et au cap Dundac,
points extrкmes atteints par Parry en 1819, et que l'on trouva а l'оle
Beechey des traces de l'hivernage de Franklin en 1845.

  [1]  500,000 francs.

--Oui, rйpondit Hatteras, trois de ses matelots y avaient йtй inhumйs,
trois hommes plus chanceux que les autres!

--De 1851 а 1852, continua le docteur, en approuvant du geste la
remarque d'Hatteras, nous voyons _le Prince-Albert_ entreprendre un
second voyage avec le lieutenant franзais Bellot; il hiverne а
Batty-Bay dans le dйtroit du Prince Rйgent, explore le sud-ouest de
Sommerset, et en reconnaоt la cфte jusqu'au cap Walker. Pendant ce
temps, l'_Entreprise_ et l'_Investigator_, de retour en Angleterre,
passaient sous le commandement de Collinson et de Mac Clure, et
rejoignaient Kellet et Moore au dйtroit de Behring; tandis que
Collinson revenait hiverner а Hong-Kong, MacClure marchait en avant,
et, aprиs trois hivernages, de 1850 а 1851, de 1851 а 1852, de 1852 а
1853, il dйcouvrait le passage du nord-ouest, sans rien apprendre sur
le sort de Franklin. De 1852 а 1853, une nouvelle expйdition composйe
de trois bвtiments а voile, _l'Assistance, le Rйsolute le North-Star_,
et de deux bateaux а vapeur, _le Pionnier_ et _l'Intrйpide_, mit а la
voile sous le commandement de sir Edward Belcher, avec le capitaine
Kellet pour second; sir Edward visita le canal de Wellington, hiverna
а la baie de Northumberland, et parcourut la cфte, tandis que Kellet,
poussant jusqu'а Bridport dans l'оle de Melville, explorait sans
succиs cette partie des terres borйales. Mais alors le bruit se
rйpandit en Angleterre que deux navires, abandonnйs au milieu des
glaces, avaient йtй aperзus non loin des cфtes de la Nouvelle-Йcosse.
Aussitфt, lady Franklin arme le petit steamer а hйlice _l'Isabelle_,
et le capitaine Inglefied, aprиs avoir remontй la baie de Baffin
jusqu'а la pointe Victoria par le quatre-vingtiиme parallиle, revient
а l'оle Beechey sans plus de succиs. Au commencement de 1855,
l'amйricain Grinnel fait les frais d'une nouvelle expйdition, et le
docteur Kane, cherchant а pйnйtrer jusqu'au pфle....

--Mais il ne l'a pas fait, s'йcria violemment Hatteras, et Dieu en
soit louй! Ce qu'il n'a pas fait, nous le ferons!

--Je le sais, capitaine, rйpondit le docteur, et si j'en parle, c'est
que cette expйdition se rattache forcйment aux recherches de Franklin.
D'ailleurs, elle n'eut aucun rйsultat. J'allais omettre de vous dire
que l'Amirautй, considйrant l'оle Beechey comme le rendez-vous gйnйral
des expйditions, chargea en 1853 le steamer _le Phйnix_, capitaine
Inglefied, d'y transporter des provisions; ce marin s'y rendit avec le
lieutenant Bellot, et perdit ce brave officier qui pour la seconde
fois mettait son dйvouement au service de l'Angleterre; nous pouvons
avoir des dйtails d'autant plus prйcis sur cette catastrophe, que
Johnson, notre maоtre d'йquipage, fut tйmoin de ce malheur.

--Le lieutenant Bellot йtait un brave Franзais, dit Hatteras, et sa
mйmoire est honorйe en Angleterre.

--Alors, reprit le docteur, les navires de l'escadre Belcher
commencent а revenir peu а peu; pas tous, car sir Edward dut
abandonner _l'Assistance_ en 1854, ainsi que MacClure avait fait de
_l'Investigator_ en 1853. Sur ces entrefaites, le docteur Rae, par une
lettre datйe du 29 juillet 1854, et adressйe de Repulse-Bay oщ il
йtait parvenu pav l'Amйrique, fit connaоtre que les Esquimaux de la
terre du roi Guillaume possйdaient diffйrents objets provenant de
_l'Erebus_ et du _Terror_; pas de doute possible alors sur la destinйe
de l'expйdition; _le Phйnix, le North-Star_, et le navire de Collinson
revinrent en Angleterre; il n'y eut plus de bвtiment anglais dans les
mers arctiques. Mais si le gouvernement semblait avoir perdu tout
espoir, lady Franklin espйrait encore, et des dйbris de sa fortune
elle йquipa le Fox, commandй par MacClintock; il partit en 1857,
hiverna dans les parages oщ vous nous кtes apparu, capitaine, parvint
а l'оle Beechey, le 11 aoыt 1858, hiverna une seconde fois au dйtroit
de Bellot, reprit ses recherches en fйvrier 1859, le 6 mai, dйcouvrit
le document qui ne laissa plus de doute sur la destinйe de _l'Erebus_
et du _Terror_, et revint en Angleterre а la fin de la mкme annйe.
Voilа tout ce qui s'est passй pendant quinze ans dans ces contrйes
funestes, et depuis le retour du _Fox_, pas un navire n'est revenu
tenter la fortune au milieu de ces dangereuses mers!

--Eh bien, nous la tenterons!» rйpondit Hatteras.




CHAPITRE XV.

LE FORWARD REJETЙ DANS LE SUD.


Le temps s'йclaircit vers le soir, et la terre se laissa distinguer
clairement entre le cap Sepping et le cap Clarence, qui s'avance vers
l'est, puis au sud, et est reliй а la cфte de l'ouest par une langue
de terre assez basse. La mer йtait libre de glaces а l'entrйe du
dйtroit du Rйgent; mais, comme si elle eыt voulu barrer la route du
nord au _Forward_, elle formait une banquise impйnйtrable au delа du
port Lйopold.

Hatteras, trиs-contrariй sans en rien laisser paraоtre, dut recourir а
ses pйtards pour forcer l'entrйe du port Lйopold; il l'atteignit а
midi, le dimanche, 27 mai; le brick fut solidement ancrй sur de gros
ice-bergs, qui avaient l'aplomb, la duretй et la soliditй du roc.

Aussitфt le capitaine, suivi du docteur, de Johnson et de son chien
Duk, s'йlanзa sur la glace, et ne tarda pas а prendre terre. Duk
gambadait de joie; d'ailleur: depuis la reconnaissance du capitaine,
il йtait devenu trиs-sociable et trиs-doux, gardant ses rancunes pour
certains hommes de l'йquipage, que son maоtre n'aimait pas plus que
lui.

Le port se trouvait dйbloquй de ces glaces que les brises de l'est y
entassent gйnйralement; les terres coupйes а pic prйsentaient а leur
sommet de gracieuses ondulations de neige. La maison et le fanal,
construits par James Ross, se trouvaient encore dans un certain йtat
de conservation; mais les provisions paraissaient avoir йtй saccagйes
par les renards, et par les ours mкme, dont on distinguait des traces
rйcentes; la main des hommes ne devait pas кtre йtrangиre а cette
dйvastation, car quelques restes de huttes d'Esquimaux se voyaient sur
le bord de la baie.

Les six tombes, renfermant six des marins de _l'Entreprise_ et de
_l'Investigator_, se reconnaissaient а un lйger renflement de la
terre; elles avaient йtй respectйes par toute la race nuisible, hommes
ou animaux.

En mettant le pied pour la premiиre fois sur les terres borйales, le
docteur йprouva une йmotion vйritable; on ne saurait se figurer les
sentiments dont le coeur est assailli, а la vue de ces restes de
maisons, de tentes, de huttes, de magasins, que la nature conserve si
prйcieusement dans les pays froids.

«Voilа, dit-il а ses compagnons, cette rйsidence que James Ross
lui-mкme nomma le Camp du Refuge. Si l'expйdition de Franklin eыt
atteint cet endroit, elle йtait sauvйe. Voici la machine qui fut
abandonnйe ici-mкme, et le poкle йtabli sur la plate-forme, auquel
l'йquipage du Prince-Albert se rйchauffa en 1851; les choses sont
restйes dans le mкme йtat, et l'on pourrait croire que Kennedy, son
capitaine, a quittй d'hier ce port hospitalier. Voici la chaloupe qui
l'abrita pendant quelques jours, lui et les siens, car ce Kennedy,
sйparй de son navire, fut vйritablement sauvй par le lieutenant Bellot
qui brava la tempйrature d'octobre pour le rejoindre.

--Un brave et digne officier que j'ai connu,» dit Johnson.

Pendant que le docteur recherchait avec l'enthousiasme d'un antiquaire
les vestiges des prйcйdents hivernages, Hatteras s'occupait de
rassembler les provisions et le combustible qui ne se trouvaient qu'en
trиsp-etite quantitй. La journйe du lendemain fut employйe а les
transporter а bord. Le docteur parcourait le pays, sans trop
s'йloigner du navire, et dessinait les points de vue les plus
remarquables. La tempйrature s'йlevait peu а peu; la neige amoncelйe
commenзait а fondre. Le docteur fit une collection assez complиte des
oiseaux du nord, tels que la mouette, le diver, les molly-nochtes, le
canard йdredon, qui ressemble aux canards ordinaires, avec la poitrine
et le dos blancs, le ventre bleu, le dessus de la tкte bleu, le reste
du plumage blanc nuancй de quelques teintes vertes; plusieurs d'entre
eux avaient dйjа le ventre dйpouillй de ce joli йdredon dont le mвle
et la femelle se servent pour ouater leur nid. Le docteur aperзut
aussi de gros phoques respirant а la surface de la glace, mais il ne
put en tirer un seul.

Dans ses excursions, il dйcouvrit la pierre des marйes oщ sont gravйs
les signes suivants,

                      [E  I]
                       1849

qui indiquent le passage de l'_Entreprise_ et de l'_Investigator_; il
poussa jusqu'au cap Clarence, а l'endroit mкme ou John et James Ross
en 1833 attendaient si impatiemment la dйbвcle des glaces. La terre
йtait jonchйe d'ossements et de crвnes d'animaux, et l'on distinguait
encore les traces d'habitation d'Esquimaux.

Le docteur avait eu l'idйe d'йlever un cairn au port Lйopold, et d'y
dйposer une note indiquant le passage du Forward et le but de
l'expйdition. Mais Hatteras s'y opposa formellement; il ne voulait pas
laisser derriиre lui des traces dont quelque concurrent eыt pu
profiter. Malgrй ses bonnes raisons, le docteur fut obligй de cйder а
la volontй du capitaine. Shandon ne fut pas le dernier а blвmer cet
entкtement, car, en cas de catastrophe, aucun navire n'aurait pu
s'йlancer au secours du _Forward_.

Hatteras ne voulut pas se rendre а ces raisons. Son chargement йtant
terminй le lundi soir, il tenta encore une fois de s'йlever au nord en
forзant la banquise, mais aprиs de dangereux efforts, il dut se
rйsigner а redescendre le canal du Rйgent; il ne voulait а aucun prix
demeurer au port Lйopold, qui ouvert aujourd'hui pouvait кtre fermй
demain par un dйplacement inattendu des ice-fields, phйnomиne
trиs-frйquent dans ces mers et dont les navigateurs doivent
particuliиrement se dйfier.

Si Hatteras ne laissait pas percer ses inquiйtudes au dehors, au
dedans il les ressentait avec une extrкme violence; il voulait aller
au nord et se trouvait forcй de marcher au sud! oщ arriverait-il
ainsi? allait-il reculer jusqu'а Victoria-Harbour dans le golfe
Boothia, oщ hiverna sir John Ross en 1833? trouverait-il le dйtroit de
Bellot libre а cette йpoque, et, contournant North-Sommerset,
pourrait-il remonter par le dйtroit de Peel? Ou bien, se verrait-il
capturй pendant plusieurs hivers comme ses devanciers, et obligй
d'йpuiser ses forces et ses approvisionnements?

Ces craintes fermentaient dans sa tкte; mais il fallait prendre un
parti; il vira de bord, et s'enfonзa vers le sud.

Le canal du prince Rйgent conserve une largeur а peu prиs uniforme
depuis le port Lйopold jusqu'а la baie Adйlaпde. _Le Forward_ marchait
rapidement au milieu des glaзons, plus favorisй que les navires
prйcйdents, dont la plupart mirent un grand mois а descendre ce canal,
mкme dans une saison meilleure; il est vrai que ces navires, sauf _le
Fox_, n'ayant pas la vapeur а leur disposition, subissaient les
caprices d'un vent incertain et souvent contraire.

L'йquipage se montrait gйnйralement enchantй de quitter les rйgions
borйales; il paraissait peu goыter ce projet d'atteindre le pфle; il
s'effrayait volontiers des rйsolutions d'Hatteras, dont la rйputation
d'audace n'avait rien de rassurant. Hatteras cherchait а profiter de
toutes les occasions d'aller en avant, quelles qu'en fussent les
consйquences. Et cependant dans les mers borйales, avancer c'est bien,
mais il faut encore conserver sa position, et ne pas se mettre en
danger de la perdre.

_Le Forward_ filait а toute vapeur; sa fumйe noire allait se
contourner en spirales sur les pointes йclatantes des ice-bergs;le
temps variait sans cesse, passant d'un froid sec а des brouillards de
neige avec une extrкme rapiditй. Le brick, d'un faible tirant d'eau,
rangeait de prиs la cфte de l'ouest; Hatteras ne voulait pas manquer
l'entrйe du dйtroit de Bellot, car le golfe de Boothia n'a d'autre
sortie au sud que le dйtroit mal connu de _la Fury_ et de _l'Hйcla_;
ce golfe devenait donc une impasse, si le dйtroit de Bellot йtait
manquй ou devenait impraticable.

Le soir, _le Forward_ fut en vue de la baie d'Elwin, que l'on reconnut
а ses hautes roches perpendiculaires; le mardi matin, on aperзut la
baie Batty, oщ, le 10 septempre 1851, le Prince-Albert s'ancra pour un
long hivernage. Le docteur, sa lunette aux yeux, observait la cфte
avec intйrкt. De ce point rayonnиrent les expйditions qui йtablirent
la configuration gйographique de North-Sommerset. Le temps йtait clair
et permettait de distinguer les profondes ravines dont la baie est
entourйe.

Le docteur et maоtre Johnson, seuls peut-кtre, s'intйressaient а ces
contrйes dйsertes. Hatteras, toujours courbй sur ses cartes, causait
peu; sa taciturnitй s'accroissait avec la marche du brick vers le sud;
il montait souvent sur la dunette, et lа, les bras croisйs, l'oeil
perdu dans l'espace, il demeurait souvent des heures entiиres а fixer
l'horizon. Ses ordres, s'il en donnait, йtaient brefs et rudes.
Shandon gardait un silence froid, et peu а peu se retirant en
lui-mкme, il n'eut plus avec Hatteras que les relations exigйes par
les besoins du service; James Wall restait dйvouй а Shandon, et
modelait sa conduite sur la sienne. Le reste de l'йquipage attendait
les йvйnements, prкt а en profiter dans son propre intйrкt. Il n'y
avait plus а bord cette unitй de pensйes, cette communion d'idйes si
nйcessaire pour l'accomplissemeat des grandes choses. Hatteras le
savait bien.

On vit pendant la journйe deux baleines filer rapidement vers le sud;
on aperзut йgalement un ours blanc qui fut saluй de quelques coups de
fusil sans succиs apparent. Le capitaine connaissait le prix d'une
heure dans ces circonstances, et ne permit pas de poursuivre l'animal.

Le mercredi matin, l'extrйmitй du canal du Rйgent fut dйpassйe;
l'angle de la cфte ouest йtait suivi d'une profonde courbure de la
terre. En consultant sa carte, le docteur reconnut la pointe de
Sommerset-House ou pointe Fury.

«Voilа, dit-il а son interlocuteur habituel, l'endroit mкme oщ se
perdit le premier navire anglais envoyй dans ces mers en 1815, pendant
le troisiиme voyage que Parry faisait au pфle; _la Fury_ fut tellement
maltraitйe par les glaces а son second hivernage, que l'йquipage dut
l'abandonner et revenir en Angleterre sur sa conserve _l'Hйcla_.

--Avantage йvident d'avoir un second navire, rйpondit Johnson; c'est
une prйcaution que les navigateurs polaires ne doivent pas nйgliger;
mais le capitaine Hatteras n'йtait pas homme а s'embarrasser d'un
compagnon!

--Est-ce que vous le trouvez imprudent, Johnson? demanda le docteur.

--Moi? je ne trouve rоen, monsieur Clawbonny. Tenez, voyez sur la cфte
ces pieux qui soutiennent encore quelques lambeaux d'une tente а demi
pourrie.

--Oui, Johnson; c'est lа que Parry dйbarqua tous les
approvisionnements de son navire, et, si ma mйmoire est fidиle, le
toit de la maison qu'il construisit йtait fait d'un hunier recouvert
par les manoeuvres courantes de _la Fury_.

--Cela a dы bien changer depuis 1825.

--Mais pas trop, Johnson. En 1829, John Ross trouva la santй et le
salut de son йquipage dans cette fragile demeure. En 1851, lorsque le
prince Albert y envoya une expйdition, cette maison subsistait encore;
le capitaine Kennedy la fit rйparer, il y a neuf ans de cela. Il
serait intйressant pour nous de la visiter, mais Hatteras n'est pas
d'humeur а s'arrкter!

--Et il a sans doute raison, monsieur Clawbonny; si le temps est
l'argent en Angleterre, ici c'est le salut, et pour un jour de retard,
une heure mкme, on s'expose а compromettre tout un voyage. Laissons-le
donc agir а sa guise.»

Pendant la journйe du jeudi 1er juin, la baie qui porte le nom de baie
Creswell, fut coupйe diagonalement par _le Forward_; depuis la pointe
de la Fury, la cфte s'йlevait vers le nord en rochers perpendiculaires
de trois cents pieds de hauteur; au sud, elle tendait а s'abaisser;
quelques sommets neigeux prйsentaient aux regards des tables nettement
coupйes, tandis que les autres, affectant des formes bizarres,
projetaient dans la brume leurs pyramides aiguлs.

Le temps se radoucit pendant cette journйe, mais au dйtriment de sa
clartй; on perdit la terre de vue; le thermomиtre remonta а
trente-deux degrйs (0 centig.) quelques gelinottes voletaient зa et
lа, et des troupes d'oies sauvages pointaient vers le nord; l'йquipage
dut se dйbarrasser d'une partie de ses vкtements; on sentait
l'influence de la saison d'йtй dans ces contrйes arctiques.

Vers le soir, _le Forward_ doubla le cap Garry а un quart de mille du
rivage par un fond de dix а douze brasses, et dиs lors il rangea la
cфte de prиs jusqu'а la baie Brentford. C'йtait sous cette latitude
que devait se rencontrer le dйtroit de Bellot, dйtroit que sir John
Ross ne soupзonna mкme pas dans son expйdition de 1828; ses cartes
indiquent une cфte non interrompue, dont il a notй et nommй les
moindres irrйgularitйs avec le plus grand soin; il faut donc admettre
qu'а l'йpoque de son exploration l'entrйe du dйtroit, complиtement
fermйe par les glaces, ne pouvait en aucune faзon se distinguer de la
terre elle-mкme.

Ce dйtroit fut rйellement dйcouvert par le capitaine Kennedy dans une
excursion faite en avril 1852; il lui donna le nom du lieutenant
Bellot, «juste tribut,» dit-il, «aux importants services rendus а
notre expйdition par l'officier franзais.»




CHAPITRE XVI.

LE PФLE MAGNЙTIQUE


Hatteras, en s'approchant de ce dйtroit, sentit redoubler ses
inquiйtudes; en effet, le sort de son voyage allait se dйcider;
jusqu'ici il avait fait plus que ses prйdйcesseurs, dont le plus
heureux, MacClintock, mit quinze mois а atteindre cette partie des
mers polaires; mais c'йtait peu, et rien mкme, s'il ne parvenait а
franchir le dйtroit de Bellot; ne pouvant revenir sur ses pas, il se
voyait bloquй jusqu'а l'annйe suivante.

Aussi il ne voulut s'en rapporter qu'а lui-mкme du soin d'examiner la
cфte; il monta dans le nid de pie, et il y passa plusieurs heures de
la matinйe du samedi.

L'йquipage se rendait parfaitement compte de la situation du navire;
un profond silence rйgnait а bord; la machine ralentit ses mouvements;
_le Forward_ se tint aussi prиs de terre que possible; la cфte йtait
hйrissйe de ces glaces que les plus chauds йtйs ne parviennent pas а
dissoudre; il fallait un oeil habile pour dйmкler une entrйe au milieu
d'elles.

Hatteras comparait ses cartes et la terre. Le soleil s'йtant montrй un
instant vers midi, il fit prendre par Shandon et Wall une observation
assez exacte qui lui fut transmise а voix haute.

Il y eut lа une demi-journйe d'anxiйtй pour tous les esprits. Mais
soudain, vers deux heures, ces paroles retentissantes tombиrent du
haut du mвt de misaine:

«Le cap а l'ouest, et forcez de vapeur.»

Le brick obйit instantanйment; il tourna sa proue vers le point
indiquй; la mer йcuma sous les branches de l'hйlice, et _le Forward_
s'йlanзa а toute vitesse entre deux ice-streams convulsionnйs.

Le chemin йtait trouvй; Hatteras redescendit sur la dunette, et
l'ice-master remonta а son poste.

«Eh bien, capitaine, dit le docteur, nous sommes donc enfin entrйs
dans ce fameux dйtroit?

--Oui, rйpondit Hatteras en baissant la voix; mais ce n'est pas tout
que d'y entrer, il faut encore en sortir.»

Et sur cette parole, il regagna sa cabine.

«Il a raison, se dit le docteur; nous sommes lа comme dans une
souriciиre, sans grand espace pour manoeuvrer, et s'il fallait
hiverner dans ce dйtroit!... Bon! nous ne serions pas les premiers а
qui pareille aventure arriverait, et oщ d'autres se sont tirйs
d'embarras nous saurions bien nous tirer d'affaire!»

Le docteur ne se trompait pas. C'est а cette place mкme, dans un petit
port abritй nommй port Kennedy par MacClintock lui-mкme, que _le Fox_
hiverna en 1858. En ce moment, on pouvait reconnaоtre les hautes
chaоnes granitiques et les falaises escarpйes des deux rivages.

Le dйtroit de Bellot, d'un mille de large sur dix-sept milles de long,
avec un courant de six а sept noeuds, est encaissй dans des montagnes
dont l'altitude est estimйe а seize cents pieds; il sйpare
North-Sommerset de la terre Boothia; les navires, on le comprend, n'y
ont pas leurs coudйes franches. _Le Forward_ avanзait avec prйcaution,
mais il avanзait; les tempкtes sont frйquentes dans cet espace
resserrй, et le brick n'йchappa pas а leur violence habituelle; par
ordre d'Hatteras, les vergues des perroquets et des huniers furent
envoyйes en bas, les mвts dйpassйs; malgrй tout, le navire fatigua
йnormйment; les coups de mer arrivaient par paquets dans les rafales
de pluie; la fumйe s'enfuyait vers l'est avec une йtonnante rapiditй;
on marchait un peu а l'aventure au milieu des glaces en mouvement; le
baromиtre tomba а vingt-neuf pouces; il йtait difficile de se
maintenir sur le pont; aussi la plupart des hommes demeuraient dans le
poste pour ne pas souffrir inutilement,

Hatteras, Johnson, Shandon restиrent sur la dunette, en dйpit des
tourbillons de neige et de pluie; et il faut ajouter le docteur, qui,
s'йtant demandй ce qui lui serait le plus dйsagrйable de faire en ce
moment, monta immйdiatement sur le pont; on ne pouvait s'entendre, et
а peine se voir; aussi garda-t-il pour lui ses rйflexions.

Hatteras essayait de percer le rideau de brume, car, d'aprиs son
estime, il devait se trouver а l'extrйmitй du dйtroit vers les six
heures du soir; alors toute issue parut fermйe; Hatteras fut donc
forcй de s'arrкter et s'ancra solidement а un ice-berg; mais il resta
en pression toute la nuit.

Le temps fut йpouvantable. _Le Forward_ menaзait а chaque instant de
rompre ses chaоnes; on pouvait craindre que la montagne, arrachйe de
sa base sous les violences du vent d'ouest, ne s'en allвt а la dйrive
avec le brick. Les officiers furent constamment sur le qui-vive et
dans des apprйhensions extrкmes; aux trombes de neige se joignait une
vйritable grкle ramassйe par l'ouragan sur la surface dйgelйe des
bancs de glace; c'йtaient autant de flиches aiguлs qui hйrissaient
l'atmosphиre.

La tempйrature s'йleva singuliиrement pendant cette nuit terrible; le
thermomиtre marqua cinquante-sept degrйs (14° centig.), et le docteur,
а son grand йtonnement, crut surprendre dans le sud quelques йclairs
suivis d'un tonnerre trиs-йloignй. Cela semblait corroborer le
tйmoignage du baleinier Scoresby, qui observa un pareil phйnomиne au
delа du soixante-cinquiиme parallиle. Le capitaine Parry fut йgalement
tйmoin de cette singularitй mйtйorologique en 1821.

Vers les cinq heures du matin, le temps changea avec une rapiditй
surprenante; la tempйrature retourna subitement au point de
congйlation; le vent passa au nord et se calma. On pouvait apercevoir
l'ouverture occidentale du dйtroit, mais entiиrement obstruйe.
Hatteras promenait un regard avide sur la cфte, se demandant si le
passage existait rйellement.

Cependant le brick appareilla, et se glissa lentement entre les
ice-streams, tandis que les glaces s'йcrasaient avec bruit sur son
bordage; les packs а cette йpoque mesuraient encore six а sept pieds
d'йpaisseur; il fallait йviter leur pression avec soin, car au cas oщ
le navire y eыt rйsistй, il aurait couru le risque d'кtre soulevй et
jetй sur le flanc.

A midi, et pour la premiиre fois, on put admirer un magnifique
phйnomиne solaire, un halo avec deux parhйlies; le docteur l'observa
et en prit les dimensions exactes; l'arc extйrieur n'йtait visible que
sur une йtendue de trente degrйs de chaque cфtй du diamиtre
horizontal; les deux images du soleil se distinguaient
remarquablement; les couleurs aperзues dans les arcs lumineux йtaient
du dedans au dehors, le rouge, le jaune, le vert, un bleuвtre
trиs-faible, enfin de la lumiиre blanche sans limite extйrieure
assignable.

Le docteur se souvint de l'ingйnieuse thйorie de Thomas Young sur ces
mйtйores; ce physicien suppose que certains nuages composйs de prismes
de glace sont suspendus dans l'atmosphиre; les rayons du soleil qui
tombent sur ces prismes sont dйcomposйs sous des angles de soixante et
quatre-vingt-dix degrйs. Les halos ne peuvent donc se former par des
ciels sereins.

Le docteur trouvait cette explication fort ingйnieuse.

Les marins, habituйs aux mers borйales, considиrent gйnйralement ce
phйnomиne comme prйcurseur d'une neige abondante. Si cette observation
se rйalisait, la situation du _Forward_ devenait fort difficile.
Hatteras rйsolut donc de se porter en avant; pendant le reste de cette
journйe et la nuit suivante, il ne prit pas un instant de repos,
lorgnant l'horizon, s'йlanзant dans les enflйchures, ne perdant pas
une occasion de se rapprocher de l'issue du dйtroit.

Mais, au matin, il dut s'arrкter devant l'infranchissable banquise. Le
docteur le rejoignit sur la dunette. Hatteras l'emmena tout а fait а
l'arriиre, et ils purent causer sans crainte d'кtre entendus.

«Nous sommes pris, dit Hatteras. Impossible d'aller plus loin.

--Impossible? fit le docteur.

--Impossible! Toute la poudre du _Forward_ ne nous ferait pas gagner
un quart de mille!

--Que faire alors? dit le docteur.

--Que sais-je? Maudite soit cette funeste annйe qui se prйsente sous
des auspices aussi dйfavorables!

--Eh bien, capitaine, s'il faut hiverner, nous hivernerons! Autant
vaut cet endroit qu'un autre!

--Sans doute, fit Halteras а voix basse; mais il ne faudrait pas
hiverner, surtout au mois de juin. L'hivernage est plein de dangers
physiques et moraux. L'esprit d'un йquipage se laisse vite abattre par
ce long repos au milieu de vйritables souffrances. Aussi, je comptais
bien n'hiverner que sous une latitude plus rapprochйe du pфle!

--Oui, mais la fatalitй a voulu que la baie de Baffin fыt fermйe.

--Elle qui s'est trouvйe ouverte pour un autre, s'йcria Hatteras avec
colиre, pour cet Amйricain, ce....

--Voyons, Hatteras, dit le docteur, en l'interrompant а dessein; nous
ne sommes encore qu'au 5 juin; ne nous dйsespйrons pas; un passage
soudain peut s'ouvrir devant nous; vous savez que la glace a une
tendance а se sйparer en plusieurs blocs, mкme dans les temps calmes,
comme si une force rйpulsive agissait entre les diffйrentes masses qui
la composent; nous pouvons donc d'une heure а l'autre trouver la mer
libre.

--Eh bien, qu'elle se prйsente, et nous la franchirons! Il est
trиs-possible qu'au delа du dйtroit de Bellot nous ayons la facilitй
de remonter vers le nord par le dйtroit de Peel ou le canal de
MacClintock, et alors...

--Capitaine, vint dire en ce moment James Wall, nous risquons d'кtre
dйmontйs de notre gouvernail par les glaces.

--Eh bien, rйpondit Hatteras, risquons-le; je ne consentirai pas а le
faire enlever; je veux кtre prкt а toute heure de jour ou de nuit.
Veillez, monsieur Wall, а ce qu'on le protиge autant que possible, en
йcartant les glaзons; mais qu'il reste en place, vous m'entendez.

--Cependant, ajouta Wall...

--Je n'ai pas d'observations а recevoir, monsieur, dit sйvиrement
Hatteras. Allez.»

Wall retourna vers son poste.

«Ah! fit Hatteras avec un mouvement de colиre, je donnerais cinq ans
de ma vie pour me trouver au nord! Je ne connais pas de passage plus
dangereux; pour surcroоt de difficultй, а cette distance rapprochйe du
pфle magnйtique, le compas dort, l'aiguille devient paresseuse ou
affolйe, et change constamment de direction.

--J'avoue, rйpondit le docteur, que c'est une pйrilleuse navigation;
mais enfin, ceux qui l'ont entreprise s'attendaient а ses dangers, et
il n'y a rien lа qui doive les surprendre.

--Ah! docteur! mon йquipage est bien changй, et vous venez de le voir,
les officiers en sont dйjа aux observations. Les avantages pйcuniaires
offerts aux marins йtaient de nature а dйcider leur engagement; mais
ils ont leur mauvais cфtй, puisque aprиs le dйpart ils font dйsirer
plus vivement le retour! Docteur, je ne suis pas secondй dans mon
entreprise, et si j'йchoue, ce ne sera pas par la faute de tel ou tel
matelot dont on peut avoir raison, mais par le mauvais vouloir de
certains officiers... Ah! ils le payeront chйr!

--Vous exagйrez, Hatteras.

--Je n'exagиre rien! Croyez-vous que l'йquipage soit fвchй des
obstacles que je rencontre sur mon chemin? Au contraire! On espиre
qu'ils me feront abandonner mes projets! Aussi, ces gens ne murmurent
pas, et tant que _le Forward_ aura le cap au sud, il en sera de mкme.
Les fous! ils s'imaginent qu'ils se rapprochent de l'Angleterre! Mais
si je parviens а remonter au nord, vous verrez les choses changer! Je
jure Dieu pourtant, que pas un кtre vivant ne me fera dйvier de ma
ligne de conduite! Un passage, une ouverture, de quoi glisser mon
brick, quand je devrais y laisser le cuivre de son doublage, et
j'aurai raison de tout.»

Les dйsirs du capitaine devaient кtre satisfaits dans une certaine
proportion. Suivant les prйvisions du docteur, il y eut un changement
soudain pendant la soirйe; sous une influence quelconque de vent, de
courant ou de tempйrature, les ice-fields vinrent а se sйparer; _le
Forward_ se lanзa hardiment, brisant de sa proue d'acier les glaзons
flottants; il navigua toute la nuit, et le mardi, vers les six heures,
il dйbouqua du dйtroit de Bellot.

Mais quelle fut la sourde irritation d'Hatteras en trouvant le chemin
du nord obstinйment barrй! Il eut assez de force d'вme pour contenir
son dйsespoir, et, comme si la seule route ouverte eыt йtй la route
prйfйrйe, il laissa _le Forward_ redescendre le dйtroit de Franklin;
ne pouvant remonter par le dйtroit de Peel, il rйsolut de contourner
la terre du Prince de Galles, pour gagner le canal de MacClintock.
Mais il sentait bien que Shandon et Wall ne pouvaient s'y tromper, et
savaient а quoi s'en tenir sur son espйrance dйзue.

La journйe du 6 juin ne prйsenta aucun incident; le ciel йtait
neigeux, et les pronostics du halo s'accomplissaient.

Pendant trente-six heures, _le Forward_ suivit les sinuositйs de la
cфte de Boothia, sans parvenir а se rapprocher de la terre du Prince
de Galles; Hatteras forзait de vapeur, brыlant son charbon avec
prodigalitй; il comptait toujours refaire son approvisionnement а
l'оle Beechey; il arriva le jeudi а l'extrйmitй du dйtroit de
Franklin, et trouva encore le chemin du nord infranchissable.

C'йtait а le dйsespйrer; il ne pouvait plus mкme revenir sur ses pas;
les glaces le poussaient en avant, et il voyait sa route se refermer
incessamment derriиre lui, comme s'il n'eыt jamais existй de mer libre
lа oщ il venait de passer une heure auparavant.

Ainsi, non-seulement _le Forward_ ne pouvait gagner au nord, mais il
ne devait pas s'arrкter un instant, sous peine d'кtre pris, et il
fuyait devant les glaces, comme un navire fuit devant l'orage.

Le vendredi, 8 juin, il arriva prиs de la cфte de Boothia, а l'entrйe
du dйtroit de James Ross, qu'il fallait йviter а tout prix, car il n'a
d'issue qu'а l'ouest, et aboutit directement aux terres d'Amйrique.

Les observations, faites а midi sur ce point, donnиrent 70°5'17" pour
la latitude, et 96°46'45" pour 1s longitude; lorsque le docteur connut
ces chiffres, il les rapporta а sa carte, et vit qu'il se trouvait
enfin au pфle magnйtique, а l'endroit mкme oщ James Ross, le neveu de
sir John, vint dйterminer cette curieuse situation.

La terre йtait basse prиs de la cфte, et se relevait d'une soixantaine
de pieds seulement en s'йcartant de la mer de la distance d'un mille.

La chaudiиre _du Forward_ ayant besoin d'кtre nettoyйe, le capitaine
fit ancrer son navire а un champ de glace, et permit au docteur
d'aller а terre en compagnie du maоtre d'йquipage. Pour lui,
insensible а tout ce qui ne se rattachait pas а ses projets, il se
renferma dans sa cabine, dйvorant du regard la carte du pфle.

Le docteur et son compagnon parvinrent facilement а terre; le premier
portait un compas destinй а ses expйriences; il voulait contrфler les
travaux de James Ross; il dйcouvrit aisйment le monticule de pierres а
chaux йlevй par ce dernier; il y courut; une ouverture permettait
d'apercevoir а l'intйrieur la caisse d'йtain dans laquelle James Ross
dйposa le procиs-verbal de sa dйcouverte. Pas un кtre vivant ne
paraissait avoir visitй depuis trente ans cette cфte dйsolйe.

En cet endroit, une aiguille aimantйe, suspendue le plus dйlicatement
possible, se placait aussitфt dans une position а peu prиs verticale
sous l'influence magnйtique; le centre d'attraction se trouvait donc а
une trиs-faible distance, sinon immйdiatement au-dessous de
l'aiguille.

Le docteur fit son expйrience avec soin. Mais si James Ross, а cause
de l'imperfection de ses instruments, ne put trouver pour son aiguille
verticale qu'une inclinaison de 89°59', c'est que le vйritable point
magnйtique se trouvait rйellement а une minute de cet endroit. Le
docteur Clawbonny fut plus heureux, et а quelque distance de lа il eut
l'extrкme satisfaction de voir son inclinaison de 90 degrйs.

«Voilа donc exactement le pфle magnйtique du monde! s'йcria-t-il en
frappant la terre du pied.

--C'est bien ici? demanda maоtre Johnson.

--Ici mкme, mon ami.

--Eh bien, alors, reprit le maоtre d'йquipage, il faut abandonner
toute supposition de montagne d'aimant ou de masse aimantйe,

--Oui, mon brave Johnson, rйpondit le docteur en riant, ce sont les
hypothиses de la crйdulitй! Comme vous le voyez, il n'y a pas la
moindre montagne capable d'attirer les vaisseaux, de leur arracher
leur fer, ancre par ancre, clou par clou! et vos souliers eux-mкmes
sont aussi libres qu'en tout autre point du globe.

--Alors comment expliquer?...

--On ne l'explique pas, Johnson; nous ne sommes pas encore assez
savants pour cela. Mais ce qui est certain, exact, mathйmatique, c'est
que le pфle magnйtique est ici mкme, а cette place!

--Ah! monsieur Clawbonny, que le capitaine serait heureux de pouvoir
en dire autant du pфle borйal!

--Il le dira, Johnson, il le dira.

--Dieu le veuille!» rйpondit ce dernier.

Le docteur et son compagnon йlevиrent un cairn sur l'endroit prйcis oщ
l'expйrience avait eu lieu, et le signal de revenir leur ayant йtй
fait, ils retournиrent а bord а cinq heures du soir.




CHAPITRE XVII.

LA CATASTROPHE DE SIR JOHN FRANKLIN.


_Le Forward_ parvint а couper directement le dйtroit de James Ross,
mais ce ne fut pas sans peine; il fallut employer la scie et les
pйtards; l'йquipage йprouva une fatigue extrкme. La tempйrature йtait
heureusement fort supportable, et supйrieure de trente degrйs а celle
que trouva James Ross а pareille йpoque. Le thermomиtre marquait
trente-quatre degrйs (-2° centigr.).

Le samedi, on doubla le cap Fйlix, а l'extrйmitй nord de la terre du
roi Guillaume, l'une des оles moyennes de ces mers borйales.

L'йquipage йprouvait alors une impression forte et douloureuse; il
jetait des regards curieux, mais tristes, sur cette оle dont il
prolongeait la cфte.

En effet, il se trouvait en prйsence de cette terre du roi Guillaume,
thйвtre du plus terrible drame des temps modernes! а quelques milles
dans l'ouest s'йtaient а jamais perdus _l'Erebus_ et _le Terror_.

Les matelots du _Forward_ connaissaient bien les tentatives faites
pour retrouver l'amiral Franklin et le rйsultat obtenu, mais ils
ignoraient les affligeants dйtails de cette catastrophe. Or, tandis
que le docteur suivait sur sa carte la marche du navire, plusieurs
d'entre eux, Bell, Bolton, Simpson, s'approchиrent de lui et se
mкlиrent а sa conversation. Bientфt leurs camarades les suivirent, mus
par une curiositй particuliиre; pendant ce temps, le brick filait avec
une vitesse extrкme, et les baies, les caps, les pointes de la cфte
passaient devant le regard comme un panorama gigantesque.

Hatteras arpentait la dunette d'un pas rapide; le docteur, йtabli sur
le pont, se vit entourй de la plupart des hommes de l'йquipage; il
comprit l'intйrкt de cette situation, et la puissance d'un rйcit fait
dans de pareilles circonstances; il reprit donc en ces termes la
conversation commencйe avec Johnson:

«Vous savez, mes amis, quels furent les dйbuts de Franklin; il fut
mousse comme Cook et Nelson; aprиs avoir employй sa jeunesse а de
grandes expйditions maritimes, il rйsolut en 1845 de s'йlancer а la
recherche du passage du nord-ouest; il commandait _l'Erebus_ et _le
Terror_, deux navires йprouvйs qui venaient de faire avec James Ross,
en 1840, une campagne au pфle antarctique. _L'Erebus_, montй par
Franklin, portait soixante-dix hommes d'йquipage, tant officiers que
matelots, avec Fitz-James pour capitaine, Gore, Le Vesconte, pour
lieutenants, Des Voeux, Sargent, Couch, pour maоtres d'йquipage, et
Stanley pour chirurgien. _Le Terror_ comptait soixante-huit hommes,
capitaine Crozier, lieutenants, Little Hogdson et Irving, maоtres
d'йquipage, Horesby et Thomas, chirurgien, Peddie. Vous pouvez lire
aux baies, aux caps, aux dйtroits, aux pointes, aux canaux, aux оles
de ces parages, le nom de la plupart de ces infortunйs dont pas un n'a
revu son pays! En tout cent trente-huit hommes! Nous savons que les
derniиres lettres de Franklin sont adressйes de l'оle Disko et datйes
du 12 juillet 1845. «J'espиre, disait-il, appareiller cette nuit pour
le dйtroit de Lancastre.» Que s'est-il passй depuis son dйpart de la
baie de Disko? Les capitaines des baleiniers le _Prince de Galles_ et
_l'Entreprise_ aperзurent une derniиre fois les deux navires dans la
baie Melville, et, depuis ce jour, on n'entendit plus parler d'eux.
Cependant nous pouvons suivre Franklin dans sa marche vers l'ouest; il
s'engage par les dйtroits de Lancastre et de Barrow, arrive а l'оle
Beechey oщ il passe l'hiver de 1845 а 1846.

--Mais comment a-t-on connu ces dйtails? demanda Bell, le charpentier.

--Par trois tombes qu'en 1850 l'expйdition Austin dйcouvrit sur l'оle.
Dans ces tombes йtaient inhumйs trois des matelots de Franklin; puis
ensuite, а l'aide du document trouvй par le lieutenant Hobson du
_Fox_, et qui porte la date du 25 avril 1848. Nous savons donc
qu'aprиs leur hivernage, _l'Erebus_ et _le Terror_ remontиrent le
dйtroit de Wellington jusqu'au soixante-dix-septiиme parallиle; mais
au lieu de continuer leur route au nord, route qui n'йtait sans doute
pas praticable, ils revinrent vers le sud...

--Et ce fut leur perte! dit une voix grave. Le salut йtait au nord.»

Chacun se retourna. Hatteras, accoudй sur la balustrade de la dunette,
venait de lancer а son йquipage cette terrible observation.

«Sans doute, reprit le docteur, l'intention de Franklin йtait de
rejoindre la cфte amйricaine; mais les tempкtes l'assaillirent sur
cette route funeste, et пe 12 septembre 1846, les deux navires furent
saisis par les glaces, а quelques milles d'ici, au nord-ouest du cap
Fйlix; ils furent entraоnйs encore jusqu'au nord-nord-ouest de la
pointe Victory; lа-mкme, fit le docteur en dйsignant un point de la
mer. Or, ajouta-t-il, les navires ne furent abandonnйs que le 22 avril
1848. Que s'est-il donc passй pendant ces dix-neuf mois? qu'ont-ils
fait, ces malheureux? Sans doute, ils ont explorй les terres
environnantes, tentй tout pour leur salut, car l'amiral йtait un homme
йnergique! et, s'il n'a pas rйussi...

--C'est que ses йquipages l'ont trahi,» dit Hatteras d'une voix
sourde.

Les matelots n'osиrent pas lever les yeux; ces paroles pesaient sur
eux.

«Bref, le fatal document nous l'apprend encore, sir John Franklin
succombe а ses fatigues, le 11 juin 1847. Honneur а sa mйmoire!» dit
le docteur en se dйcouvrant.

Ses auditeurs l'imitиrent en silence.

«Que devinrent ces malheureux privйs de leur chef, pendant dix mois?
ils demeurиrent а bord de leurs navires, et ne se dйcidиrent а les
abandonner qu'en avril 1848; cent cinq hommes restaient encore sur
cent trente-huit. Trente-trois йtaient morts! Alors les capitaines
Crozier et Fitz-James йlиvent un cairn а la pointe Victory, et ils y
dйposent leur dernier document. Voyez, mes amis, nous passons devant
cette pointe! Vous pouvez encore apercevoir les restes de ce cairn,
placй pour ainsi dire au point extrкme que John Ross atteignit en
1831! Voici le cap Jane Franklin! voici la pointe Franklin! voici la
pointe Le Vesconte! voici la baie de _l'Erebus_, oщ l'on trouva la
chaloupe faite avec les dйbris de l'un des navires, et posйe sur un
traоneau! Lа furent dйcouverts des cuillers d'argent, des munitions en
abondance, du chocolat, du thй, des livres de religion! Car les cent
cinq survivants, sous la conduite du capitaine Crozier, se mirent en
route pour Great-Fish-River! Jusqu'oщ ont-ils pu parvenir? ont-ils
rйussi а gagner la baie d'Hudson? quelques-uns survivent-ils? que
sont-ils devenus depuis ce dernier dйpart?...

--Ce qu'ils sont devenus, je vais vous l'apprendre dit John Hatteras
d'une voix forte. Oui, ils ont tвchй d'arriver а la baie d'Hudson, et
se sont fractionnйs en plusieurs troupes! Oui, ils ont pris la route
du sud! Oui, en 1854, une lettre du docteur Rae apprit qu'en 1850 les
Esquimaux avaient rencontrй sur cette terre du roi Guillaume un
dйtachement de quarante hommes, chassant le veau marin, voyageant sur
la glace, traоnant un bateau, maigris, hвves, extйnuйs de fatigues et
de douleurs. Et plus tard, ils dйcouvraient trente cadavres sur le
continent, et cinq sur une оle voisine, les uns а demi enterrйs, les
autres abandonnйs sans sйpulture, ceux-ci sous un bateau renversй,
ceux-lа sous les dйbris d'une tente, ici un officier, son tйlescope а
l'йpaule et son fusil chargй prиs de lui, plus loin des chaudiиres
avec les restes d'un repas horrible! A ces nouvelles, l'Amirautй pria
la Compagnie de la baie d'Hudson d'envoyer ses agents les plus habiles
sur le thйвtre de l'йvйnement. Ils descendirent la riviиre de Back
jusqu'а son embouchure. Ils visitиrent les оles de Montrйal,
Maconochie, pointe Ogle. Mais rien! Tous ces infortunйs йtaient morts
de misиre, morts de souffrance, morts de faim, en essayant de
prolonger leur existence par les ressources йpouvantables du
cannibalisme! Voilа ce qu'ils sont devenus le long de cette route du
sud jonchйe de leurs cadavres mutilйs! Eh bien! voulez-vous encore
marcher sur leurs traces?»

La voix vibrante, les gestes passionnйs, la physionomie ardente
d'Hatteras, produisirent un effet indescriptible. L'йquipage,
surexcitй par l'йmotion en prйsence de ces terres funestes, s'йcria
tout d'une voix:

«Au nord! au nord!

--Eh bien! au nord! le salut et la gloire sont lа! an nord! Le ciel se
dйclare pour nous! le vent change! la passe est libre! pare а virer!»

Les matelots se prйcipitиrent а leur poste de manoeuvre; les
ice-streams se dйgageaient peu а peu; _le Forward_ йvolua rapidement
et se dirigea en forзant de vapeur vers le canal de Mac-Clintock.

Hatteras avait eu raison de compter sur une mer plus libre; il suivait
en la remontant la route prйsumйe de Franklin; il longeait la cфte
orientale de la terre du Prince de Galles, suffisamment dйterminйe
alors, tandis que la rive opposйe est encore inconnue. Йvidemment la
dйbвcle des glaces vers le sud s'йtait faite par les pertuis de l'est,
car ce dйtroit paraissait кtre entiиrement dйgagй; aussi _le Forward_
fut-il en mesure de regagner le temps perdu; il forзa de vapeur, si
bien que le 14 juin il dйpassait la baie Osborne et les points
extrкmes atteints dans les expйditions de 1851. Les glaces йtaient
encore nombreuses dans le dйtroit, mais la mer ne menaзait plus de
manquer а la quille du _Forward_.




CHAPITRE XVIII

LA ROUTE AU NORD.


L'йquipage paraissait avoir repris ses habitudes de discipline et
d'obйissance. Les manoeuvres, rares et peu fatigantes, lui laissaient
de nombreux loisirs. La tempйrature se maintenait au-dessus du point
de congйlation, et le dйgel devait avoir raison des plus grands
obstacles de cette navigation.

Duk, familier et sociable, avait nouй des relations d'une amitiй
sincиre avec le docteur Clawbonny. Ils йtaient au mieux. Mais comme en
amitiй il y a toujours un ami sacrifiй а l'autre, il faut avouer que
le docteur n'йtait pas l'autre. Duk faisait de lui tout ce qu'il
voulait. Le docteur obйissait comme un chien а son maоtre. Duk,
d'ailleurs, se montrait aimable envers la plupart des matelots et des
officiers du bord; seulement, par instinct sans doute, il fuyait la
sociйtй de Shandon; il avait aussi conservй une dent, et quelle dent!
contre Pen et Foker; sa haine pour eux se traduisait en grognements
mal contenus а leur approche. Ceux-ci, d'ailleurs, n'osaient plus
s'attaquer au chien du capitaine, «а son gйnie familier,» comme le
disait Clifton.

En fin de compte, l'йquipage avait repris confiance et se tenait bien.

«Il semble, dit un jour James Wall а Bichard Shandon, que nos hommes
aient pris au sйrieux les discours du capitaine; ils ont l'air de ne
plus douter du succиs.

--Ils ont tort, rйpondit Shandon; s'ils rйflйchissaient, s'ils
examinaient la situation, ils comprendraient que nous marchons
d'imprudence en imprudence.

--Cependant, reprit Wall, nous voici dans une mer plus libre; nous
revenons vers des routes dйjа reconnues; n'exagйrez-vous pas, Shandon?

--Je n'exagиre rien, Wall; la haine, la jalousie, si vous le voulez,
que m'inspire Hatteras, ne m'aveuglent pas. Rйpondez-moi, avez-vous
visitй les soutes au charbon?

--Non, rйpondit Wall.

--Eh bien! descendez-y, et vous verrez avec quelle rapiditй nos
approvisionnements diminuent. Dans le principe, on aurait dы naviguer
surtout а la voile, l'hйlice йtant rйservйe pour remonter les courants
ou les vents contraires; notre combustible ne devait кtre employй
qu'avec la plus sйvиre йconomie; car, qui peut dire en quel endroit de
ces mers et pour combien d'annйes nous pouvons кtre retenus? Mais
Hatteras, poussй par cette frйnйsie d'aller en avant, de remonter
jusqu'а ce pфle inaccessible, ne se prйoccupe plus d'un pareil dйtail.
Que le vent soit contraire ou non, il marche а toute vapeur, et, pour
peu que cela continue, nous risquons d'кtre fort embarrassйs, sinon
perdus.

--Dites-vous vrai, Shandon? cela est grave alors!

--Oui, Wall, grave; non-seulement pour la machine qui, faute de
combustible, ne nous serait d'aucune utilitй dans une circonstance
critique, mais grave aussi, au point de vue d'un hivernage auquel il
faudra tфt ou tard arriver. Or, il faut un peu songer au froid dans un
pays oщ le mercure se gиle frйquemment dans le thermomиtre[1].

  [1]  Le mercure se gиle а 42° centigrades au-dessous de 0.

--Mais, si je ne me trompe, Shandon, le capitaine compte renouveler
son approvisionnement а l'оle Beechey; il doit y trouver du charbon en
grande quantitй.

--Va-t-on oщ l'on veut dans ces mers, Wall? peut-on compter trouver
tel dйtroit libre de glace? Et s'il manque l'оle Beechey, et s'il ne
peut y parvenir, que deviendrons-nous?

--Vous avez raison, Shandon; Hatteras me paraоt imprudent; mais
pourquoi ne lui faites-vous pas quelques observations а ce sujet?

--Non, Wall, rйpondit Shandon avec une amertume mal dйguisйe; j'ai
rйsolu de me taire; je n'ai plus la responsabilitй du navire;
j'attendrai les йvйnements; on me commande, j'obйis, et je ne donne
pas d'opinion.

--Permettez-moi de vous dire que vous avez tort, Shandon, puisqu'il
s'agit d'un intйrкt commun, et que ces imprudences du capitaine
peuvent nous coыter fort cher а tous.

--Et si je lui parlais, Wall, m'йcouterait-il?»

Wall n'osa rйpondre affirmativement.

«Mais, ajouta-t-il, il йcouterait peut-кtre les reprйsentations de
l'йquipage.

--L'йquipage, fit Shandon en haussant les йpaules; mais, mon pauvre
Wall, vous ne l'avez donc pas observй? il est animй de tout autre
sentiment que celui de son salut! il sait qu'il s'avance vers le
soixante-douziиme parallиle, et qu'une somme de mille livres lui est
acquise par chaque degrй gagnй au delа de cette latitude.

--Vous avez raison, Shandon, rйpondit Wall, et le capitaine a pris lа
le meilleur moyen de tenir ses hommes.

--Sans doute, rйpondit Shandon, pour le prйsent du moins.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire qu'en l'absence de dangers ou de fatigues, par une mer
libre, cela ira tout seul; Hatteras les a pris par l'argent; mais ce
que l'on fait pour l'argent, on le fait mal. Viennent donc les
circonstances difficiles, les dangers, la misиre, la maladie, le
dйcouragement, le froid, au-devant duquel nous nous prйcipitons en
insensйs, et vous verrez si ces gens-lа se souviennent encore d'une
prime а gagner!

--Alors, selon vous, Shandon, Hatteras ne rйussira pas?

--Non, Wall, il ne rйussira pas; dans une pareille entreprise, il faut
entre les chefs une parfaite communautй d'idйes, une sympathie qui
n'existe pas. J'ajoute qu'Hatteras est un fou; son passй tout entier
le prouve! Enfin, nous verrons! il peut arriver des circonstances
telles, que l'on soit forcй de donner le commandement du navire а un
capitaine moins aventureux....

--Cependant, dit Wall, en secouant la tкte d'un air de doute, Hatteras
aura toujours pour lui....

--Il aura, rйpliqua Shandon en interrompant l'officier, il aura le
docteur Clawbonny, un savant qui ne pense qu'а savoir, Johnson, un
marin esclave de la discipline, et qui ne prend pas la peine de
raisonner, peut-кtre un ou deux hommes encore, comme Bell, le
charpentier, quatre au plus, et nous sommes dix-huit а bord! Non,
Wall, Hatteras n'a pas la confiance de l'йquipage, il le sait bien, il
l'amorce par l'argent; il a profitй habilement de la catastrophe de
Franklin pour opйrer un revirement dans ces esprits mobiles; mais cela
ne durera pas, vous dis-je; et s'il ne parvient pas а atterrir а l'оle
Beechey, il est perdu!

--Si l'йquipage pouvait se douter...

--Je vous engage, rйpondit vivement Shandon, а ne pas lui communiquer
ces observations; il les fera de lui-mкme. En ce moment, d'ailleurs,
il est bon de continuer а suivre la route du nord. Mais qui sait si ce
qu'Hatteras croit кtre une marche vers le pфle n'est pas un retour sur
ses pas? Au bout du canal MacClintock est la baie Melville, et lа
dйbouche cette suite de dйtroits qui ramиnent а la baie de Baffin.
Qu'Hatteras y prenne garde! le chemin de l'ouest est plus facile que
le chemin du nord.»

On voit par ces paroles quelles йtaient les dispositions de Shandon,
et combien le capitaine avait droit de pressentir un traоtre en lui.

Shandon raisonnait juste d'ailleurs, quand il attribuait la
satisfaction actuelle de l'йquipage а cette perspective de dйpasser
bientфt le soixante-douziиme pararallиle. Cet appйtit d'argent
s'empara des moins audacieux du bord. Clifton avait fait le compte de
chacun avec une grande exactitude. En retranchant le capitaine et le
docteur, qui ne pouvaient кtre admis а partager la prime, il restait
seize hommes sur _le Forward_. La prime йtant de mille livres, cela
donnait une somme de soixante-deux livres et demie[1] par tкte et par
degrй. Si jamais on parvenait au pфle, les dix-huit degrйs а franchir
rйservaient а chacun une somme de onze cent vingt-cinq livres[2],
c'est-а-dire une fortune. Cette fantaisie-lа coыterait dix-huit mille
livres[3] au capitaine; mais il йtait assez riche pour se payer
pareille promenade au pфle.

  [1]  1,362 fr. 50 c.
  [2]  23,123 fr.
  [3]  450,000 fr.

Ces calculs enflammиrent singuliиrement l'aviditй de l'йquipage, comme
on peut le croire, et plus d'un aspirait а dйpasser cette latitude
dorйe, qui, quinze jours auparavant, se rйjouissait de descendre vers
le sud.

Le _Forward_, dans la journйe du 16 juin, rangea le cap Aworth. Le
mont Rawlinson dressait ses pics blancs vers le ciel; la neige et la
brume le faisaient paraоtre colossal en exagйrant sa distance; la
tempйrature se maintenait а quelques degrйs au-dessus de glace; des
cascades et des cataractes improvisйes se dйveloppaient sur les flancs
de la montagne; les avalanches se prйcipitaient avec une dйtonation
semblable aux dйcharges continues de la grosse artillerie. Les
glaciers, йtalйs en longues nappes blanches, projetaient une immense
rйverbйration dans l'espace. La nature borйale aux prises avec le
dйgel offrait aux yeux un splendide spectacle. Le brick rasait la cфte
de fort prиs; on apercevait sur quelques rocs abritйs de rares
bruyиres dont les fleurs rosйs sortaient timidement entre les neiges,
des lichens maigres d'une couleur rougeвtre, et les pousses d'une
espиce de saule nain, qui rampaient sur le sol.

Enfin, le 19 juin, parce fameux soixante-douziиme degrй de latitude,
on doubla la pointe Minto, qui forme l'une des extrйmitйs de la baie
Ommaney; le brick entra dans la baie Melville, surnommйe la _mer
d'Argent_ par Bolton; ce joyeux marin se пivra sur ce sujet а mille
facйties dont le bon Clawbonny rit de grand coeur.

La navigation du _Forward_, malgrй une forte brise du nord-est, fut
assez facile pour que, le 23 juin, il dйpassвt le soixante-quatorziиme
degrй de latitude. Il se trouvait au milieu du bassin de Melville,
l'une des mers les plus considйrables de ces rйgions. Cette mer fut
traversйe pour la premiиre fois par le capitaine Parry dans sa grande
expйdition de 1819, et ce fut lа que son йquipage gagna la prime de
cinq mille livres promise par acte du gouvernement.

Clifton se contenta de remarquer qu'il y avait deux degrйs du
soixante-douziиme au soixante-quatorziиme: cela faisait dйjа cent
vingt-cinq livres а son crйdit. Mais on lui fit observer que la
fortune dans ces parages йtait peu de chose, qu'on ne pouvait se dire
riche qu'а la condition de boire sa richesse; il semblait donc
convenable d'attendre le moment oщ l'on roulerait sous la table d'une
taverne de Liverpool, pour se rйjouir et se frotter les mains.




CHAPITRE XIX.

UNE BALEINE EN VUE.


Le bassin de Melville, quoique aisйment navigable, n'йtait pas
dйpourvu de glaces; on apercevait d'immenses ice-fields prolongйs
jusqu'aux limites de l'horizon; зa et lа apparaissaient quelques
ice-bergs, mais immobiles et comme ancrйs au milieu des champs glacйs.
_Le Forward_ suivait а toute vapeur de larges passes oщ ses йvolutions
devenaient faciles. Le vent changeait frйquemment, sautant avec
brusquerie d'un point du compas а l'autre.

La variabilitй du vent dans les mers arctiques est un fait
remarquable, et souvent quelques minutes а peine sйparent un calme
plat d'une tempкte dйsordonnйe. C'est ce qu'Hatteras йprouva le 23
juin, au milieu mкme de l'immense baie.

Les vents les plus constants soufflent gйnйralement de la banquise а
la mer libre, et sont trиs-froids. Ce jour-lа, le thermomиtre
descendit de quelques degrйs; le vent sauta dans le sud, et d'immenses
rafales passant au-dessus des champs de glace, vinrent se dйbarrasser
de leur humiditй sous la forme d'une neige йpaisse, Hatteras fit
immйdiatement carguer les voiles dont il aidait l'hйlice, mais pas si
vite cependant que son petit perroquet ne fыt emportй en un clin
d'oeil.

Hatteras commanda ses manoeuvres avec le plus grand sang-froid, et ne
quitta pas le pont pendant la tempкte; il fut obligй de fuir devant le
temps et de remonter dans l'ouest. Le vent soulevait des vagues
йnormes au milieu desquelles se balanзaient des glaзons de toutes
formes arrachйs aux ice-fields environnants; le brick йtait secouй
comme un jouet d'enfant, et les dйbris des packs se prйcipitaient sur
sa coque; par moment, il s'йlevait perpendiculairement au sommet d'une
montagne liquide; sa proue d'acier, ramassant la lumiиre diffuse,
йtincelait comme une barre de mйtal en fusion; puis il descendait dans
un abоme, donnant de la tкte au milieu des tourbillons de sa fumйe,
tandis que son hйlice, hors de l'eau, tournait а vide avec un bruit
sinistre et frappait l'air de ses branches йmergйes. La pluie, mкlйe а
la neige, tombait а torrent.

Le docteur ne pouvait manquer une occasion pareille de se faire
tremper jusqu'aux os; il demeura sur le pont, en proie а toute cette
йmouvante admiration qu'un savant sait extraire d'un tel spectacle.
Son plus proche voisin n'aurait pu entendre sa voix; il se taisait
donc et regardait; mais en regardant, il fut tйmoin d'un phйnomиne
bizarre et particulier aux rйgions hyperborйennes.

La tempкte йtait circonscrite dans un espace restreint et ne
s'йtendait pas а plus de trois ou quatre milles; en effet, le vent qui
passe sur les champs de glace perd beaucoup de sa force, et ne peut
porter loin ses violences dйsastreuses; le docteur apercevait de temps
а autre, par quelque embellie, un ciel serein et une mer tranquille au
delа des ice-fields; il suffisait donc au _Forward_ de se diriger а
travers les passes pour retrouver une navigation paisible; seulement,
il courait risque d'кtre jetй sur ces bancs mobiles qui obйissaient au
mouvement de la houle. Cependant, Hatteras parvint au bout de quelques
heures а conduire son navire en mer calme, tandis que la violence de
l'ouragan, faisant rage а l'horizon, venait expirer а quelques
encвblures du _Forward_.

Le bassin de Melville ne prйsentait plus alors le mкme aspect; sous
l'influence des vagues et des vents, un grand nombre de montagnes,
dйtachйes des cфtes, dйrivaient vers le nord, se croisant et se
heurtant dans toutes les directions. On pouvait en compter plusieurs
centaines; mais la baie est fort large, et le brick les йvita
facilement. Le spectacle йtait magnifique de ces masses flottantes,
qui, douйes de vitesses inйgales, semblaient lutter entre elles sur ce
vaste champ de course.

Le docteur en йtait а l'enthousiasme, quand Simpson, le harponneur,
s'approcha et lui fit remarquer les teintes changeantes de la mer; ces
teintes variaient du bleu intense jusqu'au vert olive; de longues
bandes s'allongeaient du nord au sud avec des arкtes si vivement
tranchйes, que l'on pouvait suivre jusqu'а perte de vue leur ligne de
dйmarcation. Parfois aussi, des nappes transparentes prolongeaient
d'autres nappes entiиrement opaques.

«Eh bien, monsieur Clawbonny, que pensez-vous de cette particularitй?
dit Simpson.

--Je pense, mon ami, rйpondit le docteur, ce que pensait le baleinier
Scoresby sur la nature de ces eaux diversement colorйes: c'est que les
eaux bleues sont dйpourvues de ces milliards d'animalcules et de
mйduses dont sont chargйes les eaux vertes; il a fait diverses
expйriences а ce sujet, et je l'en crois volontiers.

--Oh! monsieur, il y a un autre enseignement а tirer de la coloration
de la mer.

--Vraiment?

--Oui, monsieur Clawbonny, et, foi de harponneur, si _le Forward_
йtait seulement un baleinier, je crois que nous aurions beau jeu.

--Cependant, rйpondit le docteur, je n'aperзois pas la moindre
baleine.

--Bon! nous ne tarderons pas а en voir, je vous le promets. C'est une
fameuse chance pour un pйcheur de rencontrer ces bandes vertes sous
cette latitude.

--Et pourquoi? demanda le docteur, que ces remarques faites par des
gens du mйtier intйressaient vivement.

--Parce que c'est dans ces eaux vertes, rйpondit Simpson, que l'on
pкche les baleines en plus grande quantitй.

--Et la raison, Simpson?

--C'est qu'elles y trouvent une nourriture plus abondante.

--Vous кtes certain de ce fait?

--Oh! je l'ai expйrimentй cent fois, monsieur Clawbonny, dans la mer
de Baffin; je ne vois pas pourquoi il n'en serait pas de mкme dans la
baie Melville.

--Vous devez avoir raison, Simpson.

--Et tenez, rйpondit celui-ci en se penchant audessus du bastingage,
regardez, monsieur Clawbonny.

--Tiens, rйpondit le docteur, on dirait le sillage d'un navire!

--Eh bien, rйpondit Simpson, c'est une substance graisseuse que la
baleine laisse aprиs elle. Croyez-moi, l'animal qui l'a produite ne
doit pas кtre loin!»

En effet, l'atmosphиre йtait imprйgnйe d'une forte odeur de fraichin.
Le docteur se prit donc а considйrer attentivement la surface de la
mer, et la prйdiction du harponneur ne tarda pas а se vйrifier. La
voix de Foker se fit entendre au haut du mвt.

«Une baleine, cria-t-il, sous le vent а nous!»

Tous les regards se portиrent dans la direction indiquйe; une trombe
peu йlevйe qui jaillissait de la mer fut aperзue а un mille du brick.

«La voilа! la voilа! s'йcria Simpson que son expйrience ne pouvait
tromper.

--Elle a disparu, rйpondit le docteur.

--On saurait bien la retrouver, si cela йtait nйcessaire,» dit Simpson
avec un accent de regret.

Mais а son grand йtonnement, et bien que personne n'eыt osй le
demander, Hatteras donna l'ordre d'armer la baleiniиre; il n'йtait pas
fвchй de procurer cette distraction а son йquipage, et mкme de
recueillir quelques barils d'huile. Cette permission de chasse fut
donc accueillie avec satisfaction.

Quatre matelots prirent place dans la baleiniиre; Johnson, а
l'arriиre, fut chargй de la diriger; Simpson se tint а l'avant, le
harpon а la main. On ne put empкcher le docteur de se joindre а
l'expйdition. La mer йtait assez calme. La baleiniиre dйborda
rapidement, et, dix minutes aprиs, elle se trouvait а un mille du
brick.

La baleine, munie d'une nouvelle provision d'air, avait plongй de
nouveau; mais elle revint bientфt а la surface et lanзa а une
quinzaine de pieds ce mйlange de vapeurs et de mucositйs qui s'йchappe
de ses йvents.

«Lа! lа!» fit Simpson, en indiquant un point а huit cents yards de la
chaloupe.

Celle-ci se dirigea rapidement vers l'animal; et le brick, l'ayant
aperзu de son cфtй, se rapprocha en se tenant sous petite vapeur.

L'йnorme cйtacй paraissait et reparaissait au grй des vagues, montrant
son dos noirвtre, semblable а un йcueil йchouй en pleine mer; une
baleine ne nage pas vite, lorsqu'elle n'est pas poursuivie, et
celle-ci se laissait bercer indolemment.

La chaloupe s'approchait silencieusement en suivant ces eaux vertes
dont l'opacitй empкchait l'animal de voir son ennemi. C'est un
spectacle toujours йmouvant que celui d'une barque fragile s'attaquant
а ces monstres; celui-ci pouvait mesurer cent trente pieds environ, et
il n'est pas rare de rencontrer entre le soixante-douziиme et le
quatre-vingtiиme degrй des baleines dont la taille dйpasse cent
quatre-vingts pieds; d'anciens, йcrivains ont mкme parlй d'animaux
longs de plus de sept cents pieds; mais il faut les ranger dans les
espиces dites _d'imagination_.

Bientфt la chaloupe se trouva prиs de la baleine. Simpson fit un signe
de la main, les rames s'arrкtиrent, et, brandissant son harpon,
l'adroit marin le lanзa avec force; cet engin, armй de javelines
barbelйes, s'enfonзa dans l'йpaisse couche de graisse. La baleine
blessйe rejeta sa queue en arriиre et plongea. Aussitфt les quatre
avirons furent relevйs perpendiculairement; la corde, attachйe au
harpon et disposйe а l'avant se dйroula avec une rapiditй extrкme, et
la chaloupe fut entraоnйe, pendant que Johnson la dirigeait
adroitement.

La baleine dans sa course s'йloignait du brick et s'avanзait vers les
ice-bergs en mouvement; pendant une demi-heure, elle fila ainsi; il
fallait mouiller la corde du harpon pour qu'elle ne prоt pas feu par
le frottement. Lorsque la vitesse de l'animal parut se ralentir, la
corde fut retirйe peu а peu et soigneusement roulйe sur elle-mкme; la
baleine reparut bientфt а la surface de la mer qu'elle battait de sa
queue formidable; de vйritables trombes d'eau soulevйes par elle
retombaient en pluie violente sur la chaloupe. Celle-ci se rapprocha
rapidement; Simpson avait saisi un longue lance, et s'apprкtait а
combattre l'animal corps а corps.

Mais celui-ci prit а toute vitesse par une passe que deux montagnes de
glace laissaient entre elles. La poursuivre devenait alors extrкmement
dangereux.

«Diable, fit Johnson.

--En avant! en avant! Ferme, mes amis, s'йcriait Simpson possйdй de la
furie de la chasse; la baleine est а nous!

--Mais nous ne pouvons la suivre dans les ice-bergs, rйpondit Johnson
en maintenant la chaloupe.

--Si! si! criait Simpson.

--Non, non, firent quelques matelots.

--Oui,» s'йcriaient lйs autres.

Pendant la discussion, la baleine s'йtait engagйe entre deux montagnes
flottantes que la houle et le vent tendaient а rйunir.

La chaloupe remorquйe menaзait d'кtre entraоnйe dans cette passe
dangereuse, quand Johnson s'йlanзant а l'avant, une hache а la main,
coupa la corde.

Il йtait temps; les deux montagnes se rejoignaient avec une
irrйsistible puissance, йcrasant entre elles le malheureux animal.

«Perdu! s'йcria Simpson.

--Sauvйs! rйpondit Johnson.

--Ma foi, fit le docteur qui n'avait pas sourcillй, cela valait la
peine d'кtre vu!»

La force d'йcrasement de ces montagnes est йnorme. La baleine venait
d'кtre victime d'un accident souvent rйpйtй dans ces mers. Scoresby
raconte que dans le cours d'un seul йtй trente baleiniers ont ainsi
pйri dans la baie de Baffin; il vit un trois-mвts aplati en une minute
entre deux immenses murailles de glace, qui, se rapprochant avec une
effroyable rapiditй, le firent disparaоtre corps et biens. Deux autres
navires, sous ses yeux, furent percйs de part en part, comme а coups
de lance, par des glaзons aigus de plus de cent pieds de longueur, qui
se rejoignirent а travers les bordages.

Quelques instants aprиs, la chaloupe accostait le brick, et reprenait
sur le pont sa place accoutumйe.

«C'est une leзon, dit Shandon а haute voix, pour les imprudents qui
s'aventurent dans les passes!»




CHAPITRE XX.

L'ОLE BEECHEY.


Le 25 juin, _le Forward_ arrivait en vue du cap Dundas, а l'extrйmitй
nord-ouest de la terre du Prince de Galles. Lа, les difficultйs
s'accrurent au milieu des glaces plus nombreuses. La mer se rйtrйcit
en cet endroit, et la ligne des оles Crozier, Young, Day, Lowther,
Carret, rangйes comme des forts au-devant d'une rade, obligent les
ice-streams а s'accumuler dans le dйtroit. Ce que le brick en toute
autre circonstance eыt fait en une tournйe lui prit du 25 au 30 juin;
il s'arrкtait, revenait sur ses pas, attendait l'occasion favorable
pour ne pas manquer l'оle Beechey, dйpensant beaucoup de charbon, se
contentant de modйrer son feu pendant ses haltes, mais sans jamais
l'йteindre, afin d'кtre en pression а toute heure de jour et de nuit.

Hatteras connaissait aussi bien que Shandon l'йtat de son
approvisionnement; mais, certain de trouver du combustible а l'оle
Beechey, il ne voulait pas perdre une minute par mesure d'йconomie; il
йtait fort retardй par suite de son dйtour dans le sud; et, s'il avait
pris la prйcaution de quitter l'Angleterre dиs le mois d'avril, il ne
se trouvait pas plus avancй maintenant que les expйditions prйcйdentes
а pareille йpoque.

Le 30, on releva le cap Walker, а l'extrйmitй nord-est de la terre du
Prince de Galles; c'est le point extrкme que Kennedy et Bellot
aperзurent le 3 mai 1852, aprиs une excursion а travers tout le
North-Sommerset. Dйjа en 1851, le capitaine Ommaney, de l'expйdition
Austin, avait eu le bonheur de pouvoir y ravitailler son dйtachement.

Ce cap, fort йlevй, est remarquable par sa couleur d'un rouge brun; de
lа, dans les temps clairs, la vue peut s'йtendre jusqu'а l'entrйe du
canal Wellington. Vers le soir, on vit le cap Bellot sйparй du cap
Walker par la baie de Mac-Leon. Le cap Bellot fut ainsi nommй en
prйsence du jeune officier franзais, que l'expйdition anglaise salua
d'un triple hurrah. En cet endroit, la cфte est faite d'une pierre
calcaire jaunвtre, d'apparence trиs-rugueuse; elle est dйfendue par
d'йnormes glaзons que les vents du nord y entassent de la faзon la
plus imposante. Elle fut bientфt perdue de vue par _le Forward_, qui
s'ouvrit au travers des glaces mal cimentйes un chemin vers l'оle
Beechey, en traversant le dйtroit de Barrow.

Hatteras, rйsolu а marcher en ligne droite, pour ne pas кtre entraоnй
au delа de l'оle, ne quitta guиre son poste pendant les jours
suivants; il montait frйquemment dans les barres de perroquet pour
choisir les passes avantageuses. Tout ce que peuvent faire l'habiletй,
le sang-froid, l'audace, le gйnie mкme d'un marin, il le fit pendant
cette traversйe du dйtroit. La chance, il est vrai, ne le favorisait
guиre, car а cette йpoque il eыt dы trouver la mer а peu prиs libre.
Mais enfin, en ne mйnageant ni sa vapeur, ni son йquipage, ni
lui-mкme, il parvint а son but.

Le 3 juillet, а onze heures du matin, l'ice-master signala une terre
dans le nord; son observation faite, Hatteras reconnut l'оle Beechey,
ce rendez-vous gйnйral des navigateurs arctiques. Lа touchиrent
presque tous les navires qui s'aventuraient dans ces mers. Lа Franklin
йtablit son premier hivernage, avant de s'enfoncer dans le dйtroit de
Wellington. Lа Creswell, le lieutenant de Mac-Clure, aprиs avoir
franchi quatre cent soixante-dix milles sur les glaces, rejoignit _le
Phйnix_ et revint en Angleterre. Le dernier navire qui mouilla а l'оle
Beechey avant _le Forward_ fut _le Fox_; MacClintock s'y ravitailla,
le 11 aoыt 1855, et y rйpara les habitations et les magasins; il n'y
avait pas deux ans de cela; Hatteras йtait au courant de ces dйtails.

Le coeur du maоtre d'йquipage battait fort а la vue de cette оle;
lorsqu'il la visita, il йtait alors quartier-maоtre а bord du
_Phйnix_; Hatteras l'interrogea sur la disposition de la cфte, sur les
facilitйs du mouillage, sur l'atterrissement possible; le temps se
faisait magnifique; la tempйrature se maintenait а cinquante-sept
degrйs (+14° centig.).

«Eh bien, Johnson, demanda le capitaine, vous y reconnaissez-vous?

--Oui, capitaine, c'est bien l'оle Beechey! Seulement, il nous faudra
laisser porter un peu au nord; la cфte y est plus accostable.

--Mais les habitations, les magasins? dit Hatteras.

--Oh! vous ne pourrez les voir qu'aprиs avoir pris terre; ils sont
abritйs derriиre ces monticules que vous apercevez lа-bas.

--Et vous y avez transportй des provisions considйrables?

--Considйrables, capitaine. Ce fut ici que l'Amirautй nous envoya en
1853, sous le commandement du capitaine Inglefield, avec le steamer
_le Phйnix_ et un transport chargй de provisions, _le Breadalbane_;
nous apportions de quoi ravitailler une expйdition tout entiиre.

--Mais le commandant du _Fox_ a largement puisй а ces provisions en
1855, dit Hatteras.

--Soyez tranquille, capitaine, rйpliqua Johnson, il en restera pour
vous; le froid conserve merveilleusement, et nous trouverons tout cela
frais et en bon йtat comme au premier jour.

--Les vivres ne me prйoccupent pas, rйpondit Hatteras; j'en ai pour
plusieurs annйes; ce qu'il me faut, c'est du charbon.

--Eh bien, capitaine, nous en avons laissй plus de mille tonneaux;
ainsi vous pouvez кtre tranquille.

--Approchons-nous, reprit Hatteras, qui, sa lunette а la main, ne
cessait d'observer la cфte.

--Vous voyez cette pointe, reprit Johnson; quand nous l'aurons
doublйe, nous serons bien prиs de notre mouillage. Oui, c'est bien de
cet endroit que nous sommes partis pour l'Angleterre avec le
lieutenant Creswell et les douze malades de _l'Investigator_. Mais si
nous avons eu le bonheur de rapatrier le lieutenant du capitaine
Mac-Clure, l'officier Bellot, qui nous accompagnait sur _le Phйnix_,
n'a jamais revu son pays! Ah! c'est lа un triste souvenir. Mais,
capitaine, je pense que nous devons mouiller ici-mкme.

--Bien,» rйpondit Hatteras.

Et il donna ses ordres en consйquence. _Le Forward_ se trouvait dans
une petite baie naturellement abritйe contre les vents du nord, de
l'est et du sud, et а une encablure de la cфte environ.

«Monsieur Wall, dit Hatteras, vous ferez prйparer la chaloupe, et vous
l'enverrez avec six hommes pour transporter le charbon а bord.

--Oui, capitaine, rйpondit Wall.

--Je vais me rendre а terre dans la pirogue avec le docteur et le
maоtre d'йquipage. Monsieur Shandon, vous voudrez bien nous
accompagner?

--A vos ordres,» rйpondit Shandon.

Quelques instants aprиs, le docteur, muni de son attirail de chasseur
et de savant, prenait place dans la pirogue avec ses compagnons; dix
minutes plus tard, ils dйbarquaient sur une cфte assez basse et
rocailleuse.

«Guidez-nous, Jobnson, dit Halteras. Vous y retrouvez-vous?

--Parfaitement, capitaine; seulement, voici un monument que je ne
m'attendais pas а rencontrer en cet endroit!

--Cela! s'йcria le docteur, je sais ce que c'est; approchons-nous;
cette pierre va nous dire elle-mкme ce qu'elle est venue faire
jusqu'ici.»

Les quatre hommes s'avancиrent, et le docteur dit en se dйcouvrant:

«Ceci, mes amis, est un monument йlevй а la mйmoire de Franklin et de
ses compagnons.»

En effet, lady Franklin, ayant remis en 1855 une table de marbre noir
au docteur Kane, en confia une seconde en 1858 а MacClintock, pour
кtre dйposйe а а l'оle Beechey. MacClintock s'acquitta religieusement
de ce devoir, et il plaзa cette table non loin d'une stиle funйraire
йrigйe dйjа а la mйmoire de Bellot par les soins de sir John Barrow.

Cette table portait l'inscription suivante:


			А la mйmoire de
			   FRANKLIN,
		      CROZIER, FITZJAMES,
	       et de tous leurs vaillants frиres
   officiers et fidиles compagnons qui ont souffert et pйri
 pour la cause de la science et pour la gloire de leur patrie.
			 Cette pierre
	   est йrigйe prиs du lieu oщ ils ont passй
		  leur premier hiver arctique
     et d'oщ ils sont partis pour triompher des obstacles
			ou pour mourir.
    Elle consacre le souvenir de leurs compatriotes et amis
		       qui les admirent,
	     et de l'angoisse maоtrisйe par la foi
       de celle qui a perdu dans le chef de l'expйdition
       le plus dйvouй et le plus affectionnй des йpoux.
			       
		      -------------------
			       
		C'est ainsi qu'il les conduisit
	       au port suprкme oщ tous reposent.
			     1855.


Cette pierre, sur une cфte perdue de ces rйgions lointaines, parlait
douloureusement au coeur; le docteur, en prйsence de ces regrets
touchants, sentit les larmes venir а ses yeux. А la place mкme oщ
Franklin et ses compagnons passиrent, pleins d'йnergie et d'espoir, il
ne restait plus qu'un morceau de marbre pour souvenir; et malgrй ce
sombre avertissement de la destinйe, _le Forward allait s'йlancer sur
la route de _l'Erebus_ et du _Terror_.

Hatteras s'arracha le premier а cette pйnible contemplation, et gravit
rapidement un monticule assez йlevй et presque entiиrement dйpourvu de
neige.

«Capitaine, lui dit Johnson en le suivant, de lа nous apercevrons les
magasins.»

Shandon et le docteur les rejoignirent au moment oщ ils atteignaient
le sommet de la colline.

Mais, de lа, leurs regards se perdirent sur de vastes plaines qui
n'offraient aucun vestige d'habitation.

«Voilа qui est singulier, dit le maоtre d'йquipage.

--Eh bien! et ces magasins? dit vivement Hatteras.

--Je ne sais... je ne vois... balbutia Johnson.

--Vous vous serez trompйs de route, dit le docteur.

--Il me semble pourtant, reprit Johnson en rйflйchissant, qu'а cet
endroit mкme...

--Enfin, dit impatiemment Hatteras, oщ devons-nous aller?

--Descendons, fit le maоtre d'йquipage, car il est possible que je me
trompe! depuis sept ans, je puis avoir perdu la mйmoire de ces
localitйs!

--Surtout, rйpondit le docteur, quand le pays est d'une uniformitй si
monotone.

--Et cependant...» murmura Johnson.

Shandon n'avait pas fait une observation. Au bout de quelques minutes
de marche, Johnson s'arrкta.

«Mais non, s'йcria-t-il, non, je ne me trompe pas!

--Eh bien? dit Hatteras en regardant autour de lui.

--Qui vous fait parler ainsi, Johnson? demanda le docteur.

--Voyez-vous ce renflement du sol? dit le maоtre d'йquipage en
indiquant sous ses pieds une sorte d'extumescence dans laquelle trois
saillies se distinguaient parfaitement.

--Qu'en concluez-vous? demanda le docteur.

--Ce sont-lа, rйpondit Johnson, les trois tombes des marins de
Franklin! J'en suis sыr! je ne me suis pas trompй, et а cent pas de
nous devraient se trouver les habitations, et si elles n'y sont pas...
c'est que...»

Il n'osa pas achever sa pensйe; Hatteras s'йtait prйcipitй en avant, et
un violent mouvement de dйsespoir s'empara de lui. Lа avaient dы
s'йlever en effet ces magasins tant dйsirйs, avec ces approvisionnements
de toutes sortes sur lesquels il comptait; mais la ruine, le pillage, le
bouleversement, la destruction avaient passй lа oщ des mains civilisйes
crйиrent d'immenses ressources pour les navigateurs йpuisйs. Qui s'йtait
livrй а ces dйprйdations? Les animaux de ces contrйes, les loups, les
renards, les ours? Non, car ils n'eussent dйtruit que les vivres, et il
ne restait pas un lambeau de tente, pas une piиce de bois, pas un
morceau de fer, pas une parcelle d'un mйtal quelconque, et, circonstance
plus terrible pour les gens du _Forward_, pas un fragment de
combustible! Йvidemment les Esquimaux, qui ont йtй souvent en relation
avec les navires europйens, ont fini par apprendre la valeur de ces
objets dont ils sont complиtement dйpourvus; depuis le passage du _Fox_,
ils йtaient venus et revenus а ce lieu d'abondance, prenant et pillant
sans cesse, avec l'intention bien raisonnйe de ne laisser aucune trace
de ce qui avait йtй; et maintenant, un long rideau de neige а demi
fondue recouvrait le sol!

Hatteras йtait confondu. Le docteur regardait en secouant la tкte.
Shandon se taisait toujours, et un observateur attentif eыt surpris un
mйchant sourire sur ses lиvres.

En ce moment, les hommes envoyйs par le lieutenant Wall arrivиrent.
Ils comprirent tout. Shandon s'avanзa vers le capitaine et lui dit:

«Monsieur Hatteras, il me semble inutile de se dйsespйrer; nous sommes
heureusement а l'entrйe du dйtroit de Barrow, qui nous ramиnera а la
mer de Baffin!

--Monsieur Shandon, rйpondit Hatteras, nous sommes heureusement а
l'entrйe du dйtroit de Wellington, et il nous conduira au nord!

--Et comment naviguerons-nous, capitaine?

--A la voile, monsieur! Nous avons encore pour deux mois de
combustible, et c'est plus qu'il ne nous en faut pendant notre
prochain hivernage.

--Vous me permettrez de vous dire, reprit Shandon...

--Je vous permettrai de me suivre а mon bord, monsieur,» rйpondit
Hatteras.

Et tournant le dos а son second, il revint vers le brick, et s'enferma
dans sa cabine.

Pendant deux jours, le vent fut contraire; le capitaine ne reparut pas
sur le pont. Le docteur mit а profit ce sйjour forcй en parcourant
l'оle Beechey, il recueillit les quelques plantes qu'une tempйrature
relativement йlevйe laissait croоtre зa et lа sur les rocs dйpourvus
de neige, quelques bruyиres, des lichens peu variйs, une espиce de
renoncule jaune, une sorte de plante semblable а l'oseille, avec des
feuilles larges de quelques lignes au plus, et des saxifrages assez
vigoureux.

La faune de cette contrйe йtait supйrieure а cette flore si
restreinte; le docteur aperзut de longues troupes d'oies et de grues
qui s'enfonзaient dans le nord; les perdrix, les eider-ducks d'un bleu
noir, les chevaliers, sorte d'йchassiers de la classe des scolopax,
des northern-divers, plongeurs au corps trиs-long, de nombreux
ptarmites, espиce de gelinottes fort bonnes а manger, les dovekies
avec le corps noir, les ailes, tachetйes de blanc, les pattes et le
bec rouges comme du corail, les bandes criardes de kitty-wakes, et les
gros loons au ventre blanc, reprйsentaient dignement l'ordre des
oiseaux. Le docteur fut assez heureux pour tuer quelques liиvres gris
qui n'avaient pas encore revкtu leur blanche fourrure d'hiver, et un
renard bleu que Duk forзa avec un remarquable talent. Quelques ours,
habituйs йvidemment а redouter la prйsence de l'homme, ne se
laissиrent pas approcher, et les phoques йtaient extrкmement fuyards,
par la mкme raison sans doute que leurs ennemis les ours. La baie
regorgeait d'une sorte de buccin fort agrйable а dйguster. La classe
des animaux articulйs, ordre des diptиres, famille des culicides,
division des nemocиres, fut reprйsentйe par un simple moustique, un
seul, dont le docteur eut la joie de s'emparer aprиs avoir subi ses
morsures. En qualitй de conchyliologue, il fut moins favorisй, et il
dut se borner а recueillir une sorte de moule et quelques coquilles
bivalves.




CHAPITRE XXI.

LA MORT DE BELLOT.


La tempйrature, pendant les journйes du 3 et du 4 juillet, se maintint
а cinquante-sept degrйs (+ 14° centig.); ce fut le plus haut point
thermomйtrique observй pendant cette campagne. Mais le jeudi 5, le
vent passa dans le sud-est, et fut accompagnй de violents tourbillons
de neige. Le thermomиtre tomba dans la nuit prйcйdente de vingt-trois
degrйs. Hatteras, sans se prйoccuper des mauvaises dispositions de
l'йquipage, donna l'ordre d'appareiller. Depuis treize jours,
c'est-а-dire depuis le cap Dundas, _le Forward_ n'avait pu gagner un
nouveau degrй dans le nord; aussi le parti reprйsentй par Clifton
n'йtait pas satisfait; ses dйsirs, il est vrai, se trouvиrent d'accord
en ce moment avec la rйsolution du capitaine de s'йlever dans le canal
Wellington, et il ne fit pas de difficultйs pour manoeuvrer.

Le brick ne parvint pas sans peine а mettre а la voile; mais, ayant
йtabli dans la nuit sa misaine, ses huniers et ses perroquets,
Hatteras s'avanзa hardiment au milieu des trains de glace que le
courant entraоnait vers le sud. L'йquipage se fatigua beaucoup dans
cette navigation sinueuse, qui l'obligeait souvent а contrebrasser la
voilure.

Le canal Wellington n'a pas une trиs-grande largeur; il est resserrй
entre la cфte du Devon septentrional а l'est, et l'оle Cornvallis а
l'ouest; cette оle passa longtemps pour une presqu'оle. Ce fut sir
John Franklin qui la contourna, en 1846, par sa cфte occidentale, en
revenant de sa pointe au nord du canal.

L'exploration du canal Wellington fut faite, en 1851, par le capitaine
Penny, sur les baleiniers _lady Franklin_ et _Sophie_; l'un de ses
lieutenants, Stewart, parvenu au cap Beecher, par 76°20' de latitude,
dйcouvrit la mer libre. La mer libre! Voilа ce qu'espйrait Hatteras.

«Ce que Stewart a trouvй, je le trouverai, dit-il au docteur, et alors
je pourrai naviguer а la voile vers le pфle.

--Mais, rйpondit le docteur, ne craignez-vous pas que votre
йquipage...

--Mon йquipage!...» dit durement Hatteras.

Puis, а voix basse.

«Pauvres gens!» murmura-t-il au grand йtonnement du docteur.

C'йtait le premier sentiment de cette nature que celui-ci surprenait
dans le coeur du capitaine.

«Mais non, reprit ce dernier avec йnergie, il faut qu'ils me suivent!
ils me suivront!»

Cependant, si _le Forward_ n'avait pas а craindre la collision des
ice-streams encore espacйs, il gagnait peu dans le nord, car les vents
contraires l'obligиrent souvent а s'arrкter. Il dйpassa pйniblement
les caps Spencer et Innis, et, le 10, le mardi, le soixante-quinziиme
degrй de latitude fut enfin franchi, а la grande joie de Clifton.

_Le Forward_ se trouvait а l'endroit mкme oщ les vaisseaux amйricains
_le Rescue_ et _l'Advance_, commandйs par le capitaine de Haven,
coururent de si terribles dangers. Le docteur Kane faisait partie de
cette expйdition; vers la fin de septembre 1850, ces navires,
enveloppйs par une banquise, furent rejetйs avec une puissance
irrйsistible dans le dйtroit de Lancastre.

Ce fut Shandon qui raconta cette catastrophe а James Wall devant
quelques-uns des hommes du brick.

«_L'Advance et le Rescue_, leur dit-il, furent tellement secouйs,
enlevйs, ballottйs par les glaces, qu'on dut renoncer а conserver du
feu а bord; et cependant la tempйrature tomba jusqu'а dix-huit degrйs
au-dessous de zйro! Pendant l'hiver tout entier, les malheureux
йquipages furent retenus prisonniers dans la banquise, toujours
prйparйs а l'abandon de leur navire, et pendant trois semaines ils
n'фtиrent mкme pas leurs habits! Ce fut dans cette situation
йpouvantable, qu'aprиs une dйrive de mille milles[1], ils furent
drossйs jusque dans le milieu de la mer de Baffin!»

  [1]  Plus de 400 lieues.

On peut juger de l'effet produit par ces rйcits sur le moral d'un
йquipage dйjа mal disposй.

Pendant cette conversation, Johnson s'entretenait avec le docteur d'un
йvйnement dont ces parages avaient йtй le thйвtre; le docteur, suivant
sa demande, le prйvint du moment prйcis auquel le brick se trouvait
par 75°30' de latitude.

«C'est lа! c'est bien lа! s'йcria Johnson; voilа cette terre funeste!»

Et, en parlant ainsi, les larmes venaient aux yeux du digne maоtre
d'йquipage.

«Vous voulez parler de la mort du lieutenant Bellot, lui dit le
docteur.

--Oui, monsieur Clawbonny, de ce brave officier de tant de coeur et de
tant de courage!

--Et c'est ici, dites-vous, que cette catastrophe eut lieu?

--Ici-mкme, sur cette partie de la cфte du North-Devon! Oh! il y a eu
dans tout cela une trиs-grande fatalitй, et ce malheur ne serait pas
arrivй, si le capitaine Pullen fыt revenu plus tфt а son bord!

--Que voulez-vous dire? Johnson.

--Йcoutez-moi, monsieur Clawbonny, et vous verrez а quoi tient souvent
l'existence. Vous savez que le lieutenant Bellot fit une premiиre
campagne а la recherche de Franklin, en 1850?

--Oui, Johnson, sur _le Prince-Albert_.

--Eh bien, en 1853, de retour en France, il obtint la permission
d'embarquer sur _le Phйnix_, а bord duquel je me trouvais en qualitй
de matelot, sous le capitaine Inglefield. Nous venions, avec _le
Breadalbane_, transporter des approvisionnements а l'оle Beechey.

--Ceux-lа qui nous ont si malheureusement fait dйfaut!

--C'est cela mкme, monsieur Clawbonny. Nous arrivвmes а l'оle Beechey
au commencement d'aoыt; le 10 de ce mois, le capitaine Inglefleld
quitta _le Phйnix_ pour rejoindre le capitaine Pullen, sйparй depuis
un mois de son navire _le North-Star_. A son retour, il comptait
expйdier а sir Edward Belcher, qui hivernait dans le canal de
Wellington, les dйpкches de l'Amirautй. Or, peu aprиs le dйpart de
notre capitaine, le commandant Pullen regagna son bord. Que n'y est-il
revenu avant le dйpart du capitaine Inglefield! Le lieutenant Bellot,
craignant que l'absence de notre capitaine ne se prolongeвt, et
sachant que les dйpкches de l'Amirautй йtaient pressйes, offrit de les
porter lui-mкme. Il laissa le commandement des deux navires au
capitaine Pullen, et partit le 12 aoыt avec un traоneau et un canot en
caoutchouc. Il emmenait avec lui Harvey, le quartier-maоtre du
_North-Star_, trois matelots, Madden, David Hook, et moi. Nous
supposions que sir Edward Belcher devait se trouver aux environs du
cap Beecher, au nord du canal; nous nous dirigeвmes donc de ce cфtй,
dans notre traоneau, en serrant de prиs les rivages de l'est. Le
premier jour, nous campвmes а trois milles du cap Innis; le lendemain,
nous nous arrкtions sur un glaзon, а trois milles а peu prиs du cap
Bowden. Pendant la nuit, claire d'ailleurs comme le jour, la terre
йtant а trois milles, le lieutenant Bellot rйsolut d'y aller camper;
il essaya de s'y rendre dans le canot de caoutchouc; deux fois une
violente brise du sud-est le repoussa; а leur tour, Harvey et Madden
tentиrent le passage et furent plus heureux; ils s'йtaient munis d'une
corde, et ils йtablirent une communication entre le traоneau et la
cфte; trois objets furent transportйs au moyen de cette corde; mais а
une quatriиme tentative, nous sentоmes notre glaзon se mettre en
mouvement; monsieur Bellot cria а ses compagnons de lвcher la corde,
et nous fыmes entraоnйs, le lieutenant, David Hook et moi, а une
grande distance de la cфte. En ce moment, le vent soufflait avec force
du sud-est, et il neigeait. Mais nous ne courions pas encore de grands
dangers, et il pouvait bien en revenir, puisque nous en sommes
revenus, nous autres!»

Johnson s'interrompit un instant en considйrant cette cфte fatale,
puis il reprit:

«Aprиs avoir perdu de vue nos compagnons, nous essayвmes d'abord de
nous abriter sous la tente de notre traоneau, mais en vain; alors avec
nos couteaux nous commenзвmes а nous tailler une maison dans la glace.
Monsieur Bellot s'assit une demi-heure, et s'entretint avec nous sur
le danger de notre situation; je lui dis que je n'avais pas peur.
«Avec la protection de Dieu, nous rйpondit-il, pas un cheveu ne
tombera de notre tкte.» Je lui demandai alors quelle heure il йtait;
il rйpondit: «Environ six heures et quart.» C'йtait six heures et
quart du matin, le jeudi 18 aoыt. Alors monsieur Bellot attacha ses
livres et dit qu'il voulait aller voir comment la glace flottait; il
йtait parti depuis quatre minutes seulement, quand j'allai, pour le
chercher, faire le tour du mкme glaзon sur lequel nous йtions abritйs;
mais je ne pus le voir, et, en retournant а notre retraite, j'aperзus
son bвton du cфtй opposй d'une crevasse d'environ cinq toises de
large, oщ la glace йtait toute cassйe. J'appelai alors, mais sans
rйponse. A cet instant le vent soufflait trиs-fort. Je cherchai encore
autour du glaзon, mais je ne pus dйcouvrir aucune trace du pauvre
lieutenant.

--Et que supposez-vous? demanda le docteur йmu de ce rйcit.

--Je suppose que quand monsieur Bellot sortit de la cachette, le vent
l'emporta dans la crevasse, et, son paletot йtant boutonnй, il ne put
nager pour revenir а la surface! Oh! monsieur Clawbonny, j'йprouvai lа
le plus grand chagrin de ma vie! Je ne voulais pas le croire! Ce brave
officier, victime de son dйvouement! car sachez que c'est pour obйir
aux instructions du capitaine Pullen qu'il a voulu rejoindre la terre,
avant cette dйbвcle! Brave jeune homme, aimй de tout le monde а bord,
serviable, courageux! il a йtй pleurй de toute l'Angleterre, et il
n'est pas jusqu'aux Esquimaux eux-mкmes qui, apprenant du capitaine
Inglefield, а son retour а la baie de Pound, la mort du bon
lieutenant, ne s'йcriиrent en pleurant comme je le fais ici: pauvre
Bellot! pauvre Bellot!

--Mais votre compagnon, et vous, Johnson, demanda le docteur attendri
par cette narration touchante, comment parvоntes-vous а regagner la
terre?

--Nous, monsieur, c'йtait peu de chose; nous restвmes encore
vingt-quatre heures sur le glaзon, sans aliments et sans feu; mais
nous finоmes par rencontrer un champ de glace йchouй sur un bas-fond;
nous y sautвmes, et, а l'aide d'un aviron qui nous restait, nous
accrochвmes un glaзon capable de nous porter et d'кtre manoeuvrй comme
un radeau. C'est ainsi que nous avons gagnй le rivage, mais seuls, et
sans notre brave officier!»

A la fin de ce rйcit, _le Forward_ avait dйpassй cette cфte funeste,
et Johnson perdit de vue le lieu de cette terrible catastrophe. Le
lendemain, on laissait la baie Griffin sur tribord, et, deux jours
aprиs, les caps Grinnel et Helpman; enfin, le 14 juillet, on doubla la
pointe Osborn, et, le 15, le brick mouilla dans la baie Baring, а
l'extrйmitй du canal. La navigation n'avait pas йtй trиs-difficile;
Hatteras rencontra une mer presque aussi libre que celle dont Belcher
profita pour aller hiverner avec _le Pionnier_ et _l'Assistance_
jusqu'auprиs du soixante dix-septiиme degrй. Ce fut de 1852 а 1853,
pendant son premier hivernage, car, l'annйe suivante, il passa l'hiver
de 1853 а 1854 а cette baie Baring oщ _le Forward_ mouillait en ce
moment.

Ce fut mкme а la suite des йpreuves et des dangers les plus effrayants
qu'il dut abandonner son navire _l'Assistance_ au milieu de ces glaces
йternelles.

Shandon se fit aussi le narrateur de cette catastrophe devant les
matelots dйmoralisйs. Hatteras connut-il ou non cette trahison de son
premier officier? Il est impossible de le dire; en tout cas, il se tut
а cet йgard.

A la hauteur de la baie Baring se trouve un йtroit chenal qui fait
communiquer le canal Wellington avec le canal de la Reine. Lа, les
trains de glace se trouvиrent fort pressйs. Hatteras fit de vains
efforts pour franchir les passes du nord de l'оle Hamilton; le vent
s'y opposait; il fallait donc se glisser entre l'оle Hamilton et l'оle
Cornwallis; on perdit lа cinq jours prйcieux en efforts inutiles. La
tempйrature tendait а s'abaisser, et tomba mкme, le 19 juillet, а
vingt-six degrйs (-4° centigr.); elle se releva le jour suivant; mais
cette menace anticipйe de l'hiver arctique devait engager Hatteras а
ne pas attendre davantage. Le vent avait une tendance а se tenir dans
l'ouest et s'opposait а la marche de son navire. Et cependant, il
avait hвte de gagner le point oщ Stewart se trouva en prйsence d'une
mer libre. Le 19, il rйsolut de s'avancer а tout prix dans le chenal;
le vent soufflait debout au brick, qui, avec son hйlice, eыt pu lutter
contre ces violentes rafales chargйes de neige, mais Hatteras devait
avant tout mйnager son combustible; d'un autre cфtй, la passe йtait
trop large pour permettre de haler sur le brick. Hatteras, sans tenir
compte des fatigues de l'йquipage, recourut а un moyen que les
baleiniers emploient parfois dans des circonstances identiques. Il fit
amener les embarcations а fleur d'eau, tout en les maintenant
suspendues а leurs palans sur les flancs du navire; ces embarcations
йtant solidement amarrйes de l'avant et de l'arriиre, les avirons
furent armйs sur tribord des unes et sur bвbord des autres; les
hommes, а tour de rфle, prirent place а leurs bancs de rameurs, et
durent nager[1] vigoureusement de maniиre а pousser le brick contre le
vent. _Le Forward_ s'avanзa lentement dans le chenal; on comprend ce
que furent les fatigues provoquйes par ce genre de travaux; les
murmures se firent entendre. Pendant quatre jours, on navigua de la
sorte jusqu'au 23 juin, oщ l'on parvint а atteindre l'оle Baring dans
le canal de la Reine.

  [1]  Ramer.

Le vent restait contraire. L'йquipage n'en pouvait plus. La santй des
hommes parut fort йbranlйe au docteur, et il crut voir chez
quelques-uns les premiers symptфmes du scorbut; il ne nйgligea rien
pour combattre ce mal terrible, ayant а sa disposition d'abondantes
rйserves de lime-juice et de pastilles de chaux.

Hatteras comprit bien qu'il ne fallait plus compter sur son йquipage;
la douceur, la persuasion fussent demeurйes sans effet; il rйsolut
donc de lutter par la sйvйritй, et de se montrer impitoyable а
l'occasion; il se dйfiait particuliиrement de Richard Shandon, et mкme
de James Wall, qui cependant n'osait parler trop haut. Hatteras avait
pour lui le docteur, Jonhson, Bell, Simpson; ces gens lui йtaient
dйvouйs corps et вme; parmi les indйcis, il notait Foker, Bolton,
Wolsten, l'armurier, Brunton, le premier ingйnieur, qui pouvaient а un
moment donnй se tourner contre lui; quant aux autres, Pen, Gripper,
Clifton, Waren, ils mйditaient ouvertement leurs projets de rйvolte;
ils voulaient entraоner leurs camarades et forcer _le Forward_ а
revenir en Angleterre.

Hatteras vit bien qu'il ne pourrait plus obtenir de cet йquipage mal
disposй, et surtout йpuisй de fatigue, la continuation des manoeuvres
prйcйdentes. Pendant vingt-quatre heures, il resta en vue de l'оle
Baring sans faire un pas en avant. Cependant la tempйrature
s'abaissait, et le mois de juillet sous ces hautes latitudes se
ressentait dйjа de l'influence du prochain hiver. Le 24, le
thermomиtre tomba а vingt-deux degrйs (-6° centigr.). La _young-ice_,
la glace nouvelle, se reformait pendant la nuit, et acquйrait six а
huit lignes d'йpaisseur; s'il neigeait par-dessus, elle pouvait
devenir bientфt assez forte pour supporter le poids d'un homme. La mer
prenait dйjа cette teinte sale qui annonce la formation des premiers
cristaux.

Hatteras ne se mйprenait pas а ces symptфmes alarmants; si les passes
venaient а se boucher, il serait forcй d'hiverner en cet endroit, loin
du but de son voyage, et sans mкme avoir entrevu cette mer libre dont
il devait кtre si rapprochй, suivant les rapports de ses devanciers.
Il rйsolut donc, coыte que coыte, de se porter en avant et de gagner
quelques degrйs dans le nord; voyant qu'il ne pouvait employer ni les
avirons avec un йquipage а bout de forces, ni les voiles avec un vent
toujours contraire, il donna l'ordre d'allumer les fourneaux.




CHAPITRE XXII.

COMMENCEMENT DE RЙVOLTE.


A ce commandement inattendu, la surprise fut grande а bord du
_Forward_.

«Allumer les fourneaux! dirent les uns.

--Et avec quoi? dirent les autres.

--Quand nous n'avons plus que deux mois de charbon dans le ventre!
s'йcria Pen.

--Et comment nous chaufferons-nous, l'hiver? demanda Clifton.

--Il nous faudra donc, reprit Gripper, brыler le navire jusqu'а sa
ligne de flottaison?

--Et bourrer le poкle avec les mвts, rйpondit Waren, depuis le petit
perroquet jusqu'au bout-dehors de beauprй?»

Shandon regardait fixement Wall. Les ingйnieurs stupйfaits hйsitaient
а descendre dans la chambre de la machine.

«M'avez-vous entendu?» s'йcria le capitaine d'une voix irritйe.

Brunton se dirigea vers l'йcoutille; mais au moment de descendre, il
s'arrкta.

«N'y va pas, Brunton, dit une voix.

--Qui a parlй? s'йcria Hatteras.

--Moi! fit Pen, en s'avanзant vers le capitaine.

--Et vous dites?... demanda celui-ci.

--Je dis..., je dis, rйpondit Pen en jurant, je dis que nous en avons
assez, que nous n'irons pas plus loin, que nous ne voulons pas crever
de fatigue et de froid pendant l'hiver, et qu'on n'allumera pas les
fourneaux!

--Monsieur Shandon, rйpondit froidement Hatteras, faites mettre cet
homme aux fers.

--Mais, capitaine, rйpondit Shandon, ce que cet homme a dit...

--Ce que cet homme a dit, rйpliqua Hatteras, si vous le rйpйtez, vous,
je vous fais enfermer dans votre cabine et garder а vue!--Que l'on
saisisse cet homme! m'entend-on?»

Johnson, Bell, Simpson se dirigиrent vers le matelot que la colиre
mettait hors de lui.

«Le premier qui me touche!...» s'йcria-t-il, en saisissant un anspect
qu'il brandit au-dessus de sa tкte.

Hatteras s'avanзa vers lui.

«Pen, dit-il d'une voix presque tranquille, un geste de plus, et je te
brыle la cervelle!»

En parlant de la sorte, il arma un revolver et le dirigea sur le
matelot.

Un murmure se fit entendre.

«Pas un mot, vous autres, dit Hatteras, ou cet homme tombe mort.»

En ce moment, Johnson et Bell dйsarmиrent Pen, qui ne rйsista plus et
se laissa conduire а fond de cale.

«Allez, Brunton,» dit Hatteras,

L'ingйnieur, suivi de Plover et de Waren, descendit а son poste.
Hatteras revint sur la dunette.

«Ce Pen est un misйrable, lui dit le docteur.

--Jamais homme n'a йtй plus prиs de la mort,» rйpondit simplement le
capitaine.

Bientфt la vapeur eut acquis une pression suffisante: les ancres du
_Forward_ furent levйes; celui-ci, coupant vers l'est, mit le cap sur
la pointe Becher, et trancha de son йtrave les jeunes glaces dйjа
formйes.

On rencontre entre l'оle Baring et la pointe Becher un assez grand
nombre d'оles, йchouйes pour ainsi dire au milieu des ice-fields; les
streams se pressaient en grand nombre dans les petits dйtroits dont
cette partie de la mer est sillonnйe; ils tendaient а s'agglomйrer
sous l'influence d'une tempйrature relativement basse; des hummocks se
formaient зa et lа, et l'on sentait que ces glaзons dйjа plus
compactes, plus denses, plus serrйs, feraient bientфt avec l'aide des
premiиres gelйes une masse impйnйtrable.

_Le Forward_ chenalait donc, non sans une extrкme difficultй, au
milieu des tourbillons de neige. Cependant, avec la mobilitй qui
caractйrise l'atmosphиre de ces rйgions, le soleil reparaissait de
temps а autre; la tempйrature remontait de quelques degrйs; les
obstacles se fondaient comme par enchantement, et une belle nappe
d'eau, charmante а contempler, s'йtendait lа oщ naguиre les glaзons
hйrissaient toutes les passes. L'horizon revкtait de magnifiques
teintes orangйes sur lesquelles l'oeil se reposait complaisamment de
l'йternelle blancheur des neiges.

Le jeudi, 26 juillet, _le Forward_ rasa l'оle Dundas, et mit ensuite
le cap plus au nord; mais alors il se trouva face а face avec une
banquise, haute de huit а neuf pieds et formйe de petits ice-bergs
arrachйs а la cфte; il fut obligй d'en prolonger longtemps la courbure
dans l'ouest. Le craquement ininterrompu des glaces, se joignant aux
gйmissements du navire, formait un bruit triste qui tenait du soupir
et de la plainte. Enfin le brick trouva une passe et s'y avanзa
pйniblement; souvent un glaзon йnorme paralysait sa course pendant de
longues heures; le brouillard gкnait la vue du pilote; tant que l'on
voit а un mille en avant, on peut parer facilement les obstacles; mais
au milieu de ces tourbillons embrumйs, la vue s'arrкtait souvent а
moins d'une encвblure. La houle trиs-forte fatiguait.

Parfois, les nuages lisses et polis prenaient un aspect particulier,
comme s'ils eussent rйflйchi les bancs de glace; il y eut des jours oщ
les rayons jaunвtres du soleil ne parvinrent pas а franchir la brume
tenace.

Les oiseaux йtaient encore fort nombreux, et leurs cris
assourdissants; des phoques, paresseusement couchйs sur les glaзons en
dйrive, levaient leur tкte peu effrayйe et agitaient leurs longs cous
au passage du navire; celui-ci, en rasant leur demeure flottante, y
laissa plus d'une fois des feuilles de son doublage roulйes par le
frottement.

Enfin, aprиs six jours de cette lente navigation, le 1er aoыt, la
pointe Becher fut relevйe dans le nord; Hatteras passa ces derniиres
heures dans les barres de perroquet; la mer libre entrevue par
Stewart, le 30 mai 1851, vers 76°20' de latitude, ne pouvait кtre
йloignйe, et cependant, si loin qu'Hatteras promenвt ses regards, il
n'aperзut aucun indice d'un bassin polaire dйgagй de glaces. Il
redescendit sans mot dire.

«Est-ce que vous croyez а cette mer libre? demanda Shandon au
lieutenant.

--Je commence а en douter, rйpondit James Wall.

--N'avais-je donc pas raison de traiter cette prйtendue dйcouverte de
chimиre et d'hypothиse? Et l'on n'a pas voulu me croire, et vous mкme,
Wall, vous avez pris parti contre moi!

--On vous croira dйsormais, Shandon.

--Oui, rйpondit ce dernier, quand il sera trop tard.»

Et il rentra dans sa cabine, oщ il se tenait presque toujours renfermй
depuis sa discussion avec le capitaine.

Le vent retomba dans le sud vers le soir. Hatteras fit alors йtablir
sa voilure et йteindre ses feux; pendant plusieurs jours, les plus
pйnibles manoeuvres furent reprises par l'йquipage; а chaque instant,
il fallait ou lofer ou laisser arriver, ou masquer brusquement les
voiles pour enrayer la marche du brick; les bras des vergues dйjа
roidis par le froid couraient mal dans les poulies engorgйes, et
ajoutaient encore а la fatigue; il fallut plus d'une semaine pour
atteindre la pointe Barrow. _Le Forward_ n'avait pas gagnй trente
milles en dix jours.

Lа, le vent sauta de nouveau dans le nord, et l'hйlice fut remise en
mouvement. Hatteras espйrait encore trouver une mer affranchie
d'obstacles, au delа du soixante-dix-septiиme parallиle, telle que la
vit Edward Belcher.

Et cependant, s'il s'en rapportait aux rйcits de Penny, cette partie
de mer qu'il traversait en ce moment aurait dы кtre libre, car, Penny,
arrivй а la limite des glaces, reconnut en canot les bords du canal de
la Reine jusqu'au soixante-dix-septiиme degrй.

Devait-il donc regarder ces relations comme apocryphes? ou bien un
hiver prйcoce venait-il s'abattre sur ces rйgions borйales?

Le 15 aoыt, le mont Percy dressa dans la brume ses pics couverts de
neiges йternelles; le vent trиs-violent brassait devant lui une
mitraille de grйsil qui crйpitait avec bruit. Le lendemain, le soleil
se coucha pour la premiиre fois, terminant enfin la longue sйrie des
jours de vingt-quatre heures. Les hommes avaient fini par s'habituer а
cette clartй incessante; mais les animaux en ressentaient peu
l'influence; les chiens groлnlandais se couchaient а l'heure
habituelle, et, Duk lui-mкme s'endormait rйguliиrement chaque soir,
comme si les tйnиbres eussent envahi l'horizon.

Cependant, pendant les nuits qui suivirent le 16 aoыt, l'obscuritй ne
fut jamais profonde; le soleil, quoique couchй, donnait encore une
lumiиre suffisante par rйfraction.

Le 19 aoыt, aprиs une assez bonne observation, on releva le cap
Franklin sur la cфte orientale, et sur la cфte occidentale, le cap
lady Franklin; ainsi, au point extrкme atteint sans doute par ce hardi
navigateur, la reconnaissance de ses compatriotes voulut que le nom de
sa femme si dйvouйe fоt face а son propre nom, emblиme touchant de
l'йtroite sympathie qui les unit toujours!

Le docteur fut йmu de ce rapprochement, de cette union morale entre
deux pointes de terre au sein de ces contrйes lointaines.

Le docteur, suivant les conseil de Johnson, s'accoutumait dйjа а
supporter les basses tempйratures; il demeurait presque sans cesse sur
le pont, bravant le froid le vent et la neige. Sa constitution, bien
qu'il eыt un peu maigri, ne souffrait pas des atteintes de ce rude
climat. D'ailleurs, il s'attendait а d'autres pйrils, et constatait
avec gaietй mкme les symptфmes prйcurseurs de l'hiver.

«Voyez, dit-il un jour а Johnson, voyez ces bandes d'oiseaux qui
йmigrent vers le sud! Comme ils s'enfuient а tire-d'aile en poussant
leurs cris d'adieu!

--Oui, monsieur Clawbonny, rйpondit Johnson; quelque chose leur a dit
qu'il fallait partir, et ils se sont mis en route.

--Plus d'un des nфtres, Johnson, serait, je crois, tentй de les
imiter!

--Ce sont des coeurs faibles, monsieur Clawbonny; que diable! ce qu'un
oiseau ne peut faire, un homme doit le tenter! ces animaux-lа n'ont
pas un approvisionnement de nourriture comme nous, et il faut bien
qu'ils aillent chercher leur existence ailleurs! Mais des marins, avec
un bon navire sous les pieds, doivent aller au bout du monde.

--Vous espйrez donc qu'Hatteras rйussira dans ses projets?

--Il rйussira, monsieur Clawbonny.

--Je le pense comme vous, Johnson, et dыt-il, pour le suivre, ne
conserver qu'un seul compagnon fidиle...

--Nous serions deux!

--Oui, Johnson,» rйpondit ce dernier en serrant la main du brave
matelot.

La terre du Prince-Albert, que _le Forward_ prolongeait en ce moment,
porte aussi le nom de terre Grinnel, et bien qu'Hatteras, en haine des
Yankees, n'eыt jamais consenti а lui donner ce nom, c'est cependant
celui sous lequel elle est le plus gйnйralement dйsignйe. Voici d'oщ
vient cette double appellation: en mкme temps que l'Anglais Penny lui
donnait le nom de Prince-Albert, le commandant de _la Rescue_, le
lieutenant de Haven, la nommait terre Grinnel en l'honneur du
nйgociant amйricain qui avait fait а New-York les frais de son
expйdition.

Le brick, en suivant ses contours, йprouva une sйrie de difficultйs
inouпes, naviguant tantфt а la voile et tantфt а la vapeur. Le 18
aoыt, on releva le mont Britannia а peine visible dans la brume, et
_le Forward_ jeta l'ancre le lendemain dans la baie de Northumberland.
Il se trouvait cernй de toutes parts.




CHAPITRE XXIII

L'ASSAUT DES GLAЗONS.


Hatteras, aprиs avoir prйsidй au mouillage du navire, rentra dans sa
cabine, prit sa carte et la pointa avec soin; il se trouvait par
76°57' de latitude et 99°20' de longitude, c'est-а-dire а trois
minutes seulement du soixante-dix-septiиme parallиle. Ce fut а cet
endroit mкme que sir Edward Belcher passa son premier hivernage sur
_le Pionnier_ et _l'Assistance_. C'est de ce point qu'il organisa ses
excursions en traоneau et en bateau; il dйcouvrit l'оle de la Table,
les Cornouailles septentrionales, l'archipel Victoria et le canal
Belcher. Parvenu au delа du soixante-dix-huitiиme degrй, il vit la
cфte s'incliner vers le sud-est. Elle semblait devoir se relier au
dйtroit de Jones, dont l'entrйe donne sur la baie de Baffin. Mais dans
le nord-ouest, au contraire, une mer libre, dit son rapport,
«s'йtendait а perte de vue».

Hatteras considйrait avec йmotion cette partie des cartes marines oщ
un large espace blanc figurait ces rйgions inconnues, et ses yeux
revenaient toujours а ce bassin polaire dйgagй de glaces.

«Aprиs tant de tйmoignages, se dit-il, aprиs les relations de Stewart,
de Penny, de Belcher, il n'est pas permis de douter! il faut que cela
soit! Ces hardis marins ont vu, vu de leurs propres yeux! peut-on
rйvoquer leur assertion en doute? Non!--Mais, si cependant cette mer,
libre alors, par suite d'un hiver prйcoce fut... Mais non, c'est а
plusieurs annйes d'intervalle que ces dйcouvertes ont йtй faites; ce
bassin existe, je le trouverai! je le verrai!»

Hatteras remonta sur la dunette. Une brume intense enveloppait _le
Forward_; du pont on apercevait а peine le haut de sa mвture.
Cependant Hatteras fit descendre l'ice-master de son nid de pie, et
prit sa place; il voulait profiter de la moindre йclaircie du ciel
pour examiner l'horizon du nord-ouest.

Shandon n'avait pas manquй cette occasion de dire au lieutenant:

«Eh bien, Wall! et cette mer libre?

--Vous aviez raison, Shandon, rйpondit Wall, et nous n'avons plus que
pour six semaines de charbon dans nos soutes.

--Le docteur trouvera quelque procйdй scientifique rйpondit Shandon,
pour nous chauffer sans combustible. J'ai entendu dire que l'on
faisait de la glace avec du feu; peut-кtre nous fera-t-il du feu avec
de la glace.»

Shandon rentra dans sa cabine en haussant les йpaules.

Le lendemain, 20 aoыt, le brouillard se fendit pendant quelques
instants. On vit Hatteras de son poste йlevй promener vivement ses
regards vers l'horizon; puis il redescendit sans rien dire et donna
l'ordre de se porter en avant; mais il йtait facile de voir que son
espoir avait йtй dйзu une derniиre fois.

_Le Forward_ leva l'ancre et reprit sa marche incertaine vers le nord.
Comme il fatiguait beaucoup, les vergues des huniers et de perroquet
furent envoyйes en bas avec tout leur grйement; les mвts furent
dйpassйs; on ne pouvait plus compter sur le vent variable que la
sinuositй des passes rendait d'ailleurs а peu prиs inutile; de larges
taches blanchвtres se formaient зa et lа sur la mer, semblables а des
taches d'huile; elles faisaient prйsager une gelйe gйnйrale
trиs-prochaine; dиs que la brise venait а tomber, la mer se prenait
presque instantanйment, mais au retour du vent cette jeune glace se
brisait et se dissipait. Vers le soir, le thermomиtre descendit а
dix-sept degrйs (-7° centig.).

Lorsque le brick arrivait au fond d'une passe fermйe, il faisait alors
l'office de bйlier, et se prйcipitait а toute vapeur sur l'obstacle
qu'il enfonзait. Quelquefois on le croyait dйfinitivement arrкtй; mais
un mouvement inattendu des streams lui ouvrait un nouveau passage, et
il s'йlanзait hardiment; pendant ces temps d'arrкt, la vapeur,
s'йchappant par les soupapes, se condensait dans l'air froid et
retombait en neige sur le pont. Une autre cause venait aussi suspendre
la marche du brick; les glaзons s'engageaient parfois dans les
branches de l'hйlice, et ils avaient une duretй telle que tout
l'effort de h machine ne parvenait pas а les briser; il fallait alors
renverser la vapeur, revenir en arriиre, et envoyer des hommes
dйbarrasser l'hйlice а l'aide de leviers et d'anspects; de lа, des
difficultйs, des fatigues et des retards.

Pendant treize jours il en fut ainsi; _le Forward_ se traоna
pйniblement le long du dйtroit de Penny. L'йquipage murmurait, mais il
obйissait; il comprenait que revenir en arriиre йtait maintenant
impossible. La marche au nord offrait moins de pйrils que la retraite
au sud; il fallait songer а l'hivernage.

Les matelots parlaient entre eux de cette nouvelle situation, et, un
jour, ils en causиrent mкme avec Richard Shandon, qu'ils savaient bien
кtre pour eux. Celui-ci, au mйpris de ses dsvoirs d'officier, ne
craignit pas de laisser discuter devant lui l'autoritй de son
capitaine.

«Vous dites donc, monsieur Shandon, lui demandait Gripper, que nous ne
pouvons plus revenir sur nos pas.

--Maintenant, il est trop tard, rйpondit Shandon.

--Alors, reprit un autre matelot, nous ne devons plus songer qu'а
l'hivernage?

--C'est notre seule ressource! On n'a pas voulu me croire...

--Une autre fois, rйpondit Pen, qui avait repris son service
accoutumй, on vous croira.

--Comme je ne serai pas le maоtre... rйpliqua Shandon.

--Qui sait? rйpliqua Pen. John Hatteras est libre d'aller aussi loin
que bon lui semble, mais on n'est pas obligй de le suivre.

--Il n'y a qu'а se rappeler, reprit Gripper, son premier voyage а la
mer de Baffin, et ce qui s'en est suivi!

--Et le voyage du <i<Farewel_, dit Clifton, qui est allй se perdre
dans les mers du Spitzberg sous son commandement!

--Et dont il est revenu seul, rйpondit Gripper.

--Seul avec son chien, rйpliqua Clifton.

--Nous n'avons pas envie de nous sacrifier pour le bon plaisir de cet
homme, ajouta Pen.

--Ni de perdre les primes que nous avons si bien gagnйes!»

On reconnaоt Clifton а cette remarque intйressйe.

«Lorsque nous aurons dйpassй le soixante-dix-huitiиme degrй,
ajouta-t-il, et nous n'en sommes pas loin, cela fera juste trois cent
soixante-quinze livres pour chacun[1], six fois huit degrйs!

  [1]  2,375 francs.

--Mais, rйpondit Gripper, ne les perdrons-nous pas, si nous revenons
sans le capitaine?

--Non, rйpondit Clifton, lorsqu'il sera prouvй que le retour йtait
devenu indispensable.

--Mais le capitaine... cependant...

--Sois tranquille, Gripper, rйpondit Pen, nous en aurons un capitaine,
et un bon, que monsieur Shandon connaоt. Quand un commandant devient
fou, on le casse et on en nomme un autre. N'est-ce pas, monsieur
Shandon?

--Mes amis, rйpondit Shandon йvasivement, vous trouverez toujours en
moi un coeur dйvouй. Mais attendons les йvйnements.»

L'orage, on le voit, s'amassait sur la tкte d'Hatteras; celui-ci,
ferme, inйbranlable, йnergique, toujours confiant, marchait avec
audace. En somme, s'il n'avait pas йtй maоtre de la direction de son
navire, celui-ci s'йtait vaillamment comportй; la route parcourue en
cinq mois reprйsentait la route que d'autres navigateurs mirent deux
et trois ans а faire! Hatteras se trouvait maintenant dans
l'obligation d'hiverner, mais cette situation ne pouvait effrayer des
coeurs forts et dйcidйs, des вmes йprouvйes et aguerries, des esprits
intrйpides et bien trempйs! Sir John Ross et MacClure ne passиrent-ils
pas trois hivers successifs dans les rйgions arctiques? ce qui s'йtait
fait ainsi ne pouvait-on le faire encore?

«Certes si, rйpйtait Hatteras, et plus, s'il le faut! Ah! disait-il
avec regret au docteur, que n'ai-je pu forcer l'entrйe de Smith, au
nord de la mer de Baffin, je serais maintenant au pфle!

--Bon! rйpondait invariablement le docteur, qui eыt inventй la
confiance au besoin, nous y arriverons, capitaine, sur le
quatre-vingt-dix-neuviиme mйridien au lieu du soixante-quinziиme, il
est vrai; mais qu'importe? si tout chemin mиne а Rome, il est encore
plus certain que tout mйridien mиne au pфle.»

Le 31 aoыt, le thermomиtre marqua treize degrйs (-10° centig.). La fin
de la saison navigable arrivait; _le Forward_ laissa l'оle Exmouth sur
tribord, et, trois jours aprиs, il dйpassa l'оle de la Table, situйe
au milieu du canal Belcher. A une йpoque moins avancйe, il eыt йtй
possible peut-кtre de regagner par ce canal la mer de Baffin, mais
alors il ne fallait pas y songer. Ce bras de mer, entiиrement barrй
par les glaces, n'eыt pas offert un pouce d'eau а la quille du
_Forward_; le regard s'йtendait sur des ice-fields sans fin et
immobiles pour huit mois encore.

Heureusement, on pouvait encore gagner quelques minutes vers le nord,
mais а la condition de briser la glace nouvelle sous de gros rouleaux,
ou de la dйchirer au moyen des pйtards. Ce qu'il fallait redouter
alors, par ces basses tempйratures, c'йtait le calme de l'atmosphиre,
car les passes se prenaient rapidement, et on accueillait avec joie
mкme les vents contraires. Une nuit calme, et tout йtait glacй.

Or, _le Forward_ ne pouvait hiverner dans la situation actuelle,
exposй aux vents, aux ice-bergs, а la dйrive du canal; un abri sыr est
la premiиre chose а trouver; Hatteras espйrait gagner la cфte du
Nouveau-Cornouailles, et rencontrer, au delа de la pointe Albert, une
baie de refuge suffisamment couverte. Il poursuivit donc sa route au
nord avec persйvйrance.

Mais, le 8 septembre, une banquise continue, impйnйtrable,
infranchissable, s'interposa entre le nord et lui; la tempйrature
s'abaissa а dix degrйs (-12° centig.). Hatteras, le coeur inquiet,
chercha vainement un passage, risquant cent fois son navire, et se
tirant de pas dangereux par des prodiges d'habiletй. On pouvait le
taxer d'imprudence, d'irrйflexion, de folie, d'aveuglement, mais pour
bon marin, il l'йtait, et parmi les meilleurs!

La situation du _Forward_ devint vйritablement pйrilleuse; en effet,
la mer se refermait derriиre lui, et dans l'espace de quelques heures,
la glace acquйrait une duretй telle que les hommes couraient dessus et
halaient le navire en toute sйcuritй.

Hatteras, ne pouvant tourner l'obstacle, rйsolut de l'attaquer de
front; il employa ses plus forts blasting-cylinders, de huit а dix
livres de poudre; on commenзait par trouer la glace dans son
йpaisseur; on remplissait le trou de neige, aprиs avoir eu soin de
placer le cylindre dans une position horizontale, afin qu'une plus
grande partie de glace fыt soumise а l'explosion; alors on allumait la
mиche, protйgйe par un tube de gutta-percha.

On travailla donc а briser la banquise; on ne pouvait la scier, car
les sciures se recollaient immйdiatement. Toutefois, Hatteras put
espйrer passer le lendemain.

Mais, pendant la nuit, le vent fit rage; la mer se souleva sous sa
croыte glacйe, comme secouйe par quelque commotion sous-marine, et la
voix terrifiйe du pilote laissa tomber ces mots:

«Veille а l'arriиre! veille а l'arriиre!»

Hatteras porta ses regards vers la direction indiquйe, et ce qu'il vit
а la faveur du crйpuscule йtait effrayant.

Une haute banquise, refoulйe vers le nord, accourait sur le navire
avec la rapiditй d'une avalanche.

«Tout le monde sur le pont!» s'йcria le capitaine.

Cette montagne roulante n'йtait plus qu'а un demi-mille а peine; les
glaзons se soulevaient, passaient les uns par-dessus les autres, se
culbutaient, comme d'йnormes grains de sable emportйs par un ouragan
formidable; un bruit terrible agitait l'atmosphиre.

«Voilа, monsieur Clawbonny, dit Johnson au docteur, l'un des plus
grands dangers dont nous ayons йtй menacйs.

--Oui, rйpondit tranquillement le docteur, c'est assez effrayant

--Un vйritable assaut qu'il nous faudra repousser, reprit le maоtre
d'йquipage.

--En effet on dirait une troupe immense d'animaux antйdiluviens, de
ceux que l'on suppose avoir habitй le pфle! Ils se pressent! Ils se
hвtent а qui arrivera le plus vite.

--Et, ajouta Johnson, il y en a qui sont armйs de lances aiguлs dont
je vous engage а vous dйfier, monsieur Clawbonny.

--C'est un vйritable siиge, s'йcria le docteur; eh bien! courons sur
les remparts.»

Et il se prйcipita vers l'arriиre, oщ l'йquipage armй de perches, de
barres de fer, d'anspects, se prйparait а repousser cet assaut
formidable.

L'avalanche arrivait et gagnait de hauteur, en s'accroissant des
glaces environnantes qu'elle entraоnait dans son tourbillon; d'aprиs
les ordres d'Hatteras, le canon de l'avant tirait а boulets pour
rompre cette ligne menaзante. Mais elle arriva et se jeta sur le
brick; un craquement se fit entendre, et, comme il fut abordй par la
hanche de tribord, une partie de son bastingage se brisa.

«Que personne ne bouge! s'йcria Hatteras. Attention aux glaces!»

Celles-ci grimpaient avec une force irrйsistible; des glaзons pesant
plusieurs quintaux escaladaient les murailles du navire; les plus
petits, lancйs jusqu'а la hauteur des hunes, retombaient en flиches
aiguлs, brisant los haubans, coupant les manoeuvres. L'йquipage йtait
dйbordй par ces ennemis innombrables, qui, de leur masse, eussent
йcrasй cent navires comme _le Forward_. Chacun essayait de repousser
ces rocs envahissants, et plus d'un matelot fut blessй par leurs
arrкtes aiguлs, entre autres Bolton, qui eut l'йpaule gauche
entiиrement dйchirйe. Le bruit prenait des proportions effrayantes.
Duck aboyait avec rage aprиs ces ennemis d'une nouvelle sorte.
L'obscuritй de la nuit accrut bientфt l'horreur de la situation, sans
cacher ces blocs irritйs, dont la blancheur rйpercutait les derniиres
lueurs йparses dans l'atmosphиre.

Les commandements d'Hatteras retentissaient toujours au milieu de
cette lutte йtrange, impossible, surnaturelle, des hommes avec des
glaзons. Le navire, obйissant а cette pression йnorme, s'inclinait sur
bвbord, et l'extrйmitй de sa grande vergue s'arc-boutait dйjа contre
le champ de glace, au risque de briser son mвt.

Hatteras comprit le danger; le moment йtait terrible; le brick
menaзait de se renverser entiиrement, et la mвture pouvait кtre
emportйe.

Un bloc йnorme, grand comme le navire lui-mкme, parut alors s'йlever
le long de la coque; il se soulevait avec une irrйsistible puissance;
il montait, il dйpassait dйjа la dunette; s'il se prйcipitait sur _le
Forward_, tout йtait fini; bientфt il se dressa debout, sa hauteur
dйpassant les vergues de perroquet, et il oscilla sur sa base.

Un cri d'йpouvantй s'йchappa de toutes les poitrines. Chacun reflua
sur tribord.

Mais, а ce moment, le navire fut entiиrement soulagй[1]. On le sentit
enlevй, et pendant un temps inapprйciable il flotta dans l'air, puis
il inclina, retomba sur les glaзons, et, lа, fut pris d'un roulis qui
fit craquer ses cordages. Que se passait-il donc?

  [1]  Soulevй.

Soulevй par cette marйe montante, repoussй par les blocs qui le
prenaient а l'arriиre, il franchissait l'infranchissable banquise.
Aprиs une minute, qui parut un siиcle, de cette йtrange navigation, il
retomba de l'autre cфtй de l'obstacle, sur un champ de glace; il
l'enfonзa de son poids, et se retrouva dans son йlйment naturel.

«La banquise est franchie! s'йcria Johnson, qui s'йtait jetй а l'avant
du brick.

--Dieu soit louй!» rйpondit Hatteras.

En effet, le brick se trouvait au centre d'un bassin de glace;
celle-ci l'entourait de toutes parts, et, bien que la quille plongeвt
dans l'eau, il ne pouvait bouger; mais s'il demeurait immobile, le
champ marchait pour lui.

«Nous dйrivons, capitaine! cria Johnson

--Laissons faire,» rйpondit Hatteras.

Comment, d'ailleurs, eыt-il йtй possible de s'opposer а cet
entraоnement?

Le jour revint, et il fut bien constatй que sous l'influence d'un
courant sous-marin le banc de glace dйrivait vers le nord avec
rapiditй. Cette masse flottante emportait _le Forward_, clouй au
milieu de l'ice-field, dont on ne voyait pas la limite; dans la
prйvision d'une catastrophe, dans le cas oщ le brick serait jetй sur
une cфte ou йcrasй par la pression des glaces, Hatteras fit monter sur
le pont une grande quantitй de provisions, les effets de campement,
les vкtements et les couvertures de l'йquipage; а l'exemple de ce que
fit le capitaine MacClure dans une circonstance semblable, il fit
entourer le bвtiment d'une ceinture de hamacs gonflйs d'air de maniиre
а le prйmunir contre les grosses avaries; bientфt la glace,
s'accumulant sous l'influence d'une tempйrature de sept degrйs (-14°
centig.); le navire fut entourй d'une muraille de laquelle sa mвture
sortait seule.

Pendant sept jours, il navigua de cette faзon; la pointe Albert, qui
forme l'extrйmitй ouest du Nouveau-Cornouailles, fut entrevue, le 10
septembre, et disparut bientфt; on remarqua que le champ de glace
inclina dans l'est а partir de ce moment. Oщ allait-il de la sorte? oщ
s'arrкterait-on? Qui pouvait le prйvoir?

L'йquipage attendait et se croisait les bras. Enfin, la 15 septembre,
vers les trois heures du soir, l'ice-field, prйcipitй sans doute sur
un autre champ, s'arrкta brusquement; le navire ressentit une secousse
violente, Hatteras, qui avait fait son point pendant cette journйe,
consulta sa carte; il se trouvait dans le nord, sans aucune terre en
vue, par 95°35' de longitude et 78°15' de latitude, au centre de cette
rйgion, de cette mer inconnue, oщ les gйographes ont placй le pфle du
froid!




CHAPITRE XXIV.

PRЙPARATIFS D'HIVERNAGE.


L'hйmisphиre austral est plus froid а paritй de latitude que
l'hйmisphиre borйal; mais la tempйrature du Nouveau Continent est
encore de quinze degrйs au-dessous de celle des autres parties du
monde; et, en Amйrique, ces contrйes, connues sous le nom de pфle du
froid, sont les plus redoutables.

La tempйrature moyenne pour toute l'annйe n'est que de deux degrйs
au-dessous de zйro (-19° centigr.). Les savants ont expliquй cela de
la faзon suivante, et le docteur Clawbonny partageait leur opinion а
cet йgard.

Suivant eux, les vents qui rйgnent avec la force la plus constante
dans les rйgions septentrionales de l'Amйrique sont les vents de
sud-ouest; ils viennent de l'ocйan Pacifique avec une tempйrature
йgale et supportable; mais pour arriver aux mers arctiques, ils sont
forcйs de traverser l'immense territoire amйricain, couvert de neiges;
ils se refroidissent а son contact et couvrent alors les rйgions
hyperborйennes de leur glaciale вpretй.

Hatteras se trouvait au pфle du froid, au delа des contrйes entrevues
par ses devanciers; il s'attendait donc а un hiver terrible, sur un
navire perdu au milieu des glaces, avec un йquipage а demi rйvoltй. Il
rйsolut de combattre ces dangers divers avec son йnergie habituelle.
Il regarda sa situation en face, et ne baissa pas les yeux.

Il commenзa par prendre avec l'aide et l'expйrience de Johnson toutes
les mesures nйcessaires а son hivernage. D'aprиs son calcul, _le
Forward_ avait йtй entraоnй а deux cent cinquante milles de la
derniиre terre connue, c'est-а-dire le Nouveau-Cornouailles; il йtait
йtreint dans un champ de glace, comme dans un lit de granit, et nulle
puissance humaine ne pouvait l'en arracher.

Il n'existait plus une goutte d'eau libre dans ces vastes mers
frappйes par l'hiver arctique. Les ice-fields se dйroulaient а perte
de vue, mais sans offrir une surface unie. Loin de lа. De nombreux
ice-bergs hйrissaient la plaine glacйe, et _le Forward_ se trouvait
abritй par les plus hauts d'entre eux sur trois points du compas; le
vent du sud-est seul soufflait jusqu'а lui. Que l'on suppose des
rochers au lieu de glaзons, de la verdure au lieu de neige, et la mer
reprenant son йtat liquide, le brick eыt йtй tranquillement а l'ancre
dans une jolie baie et а l'abri des coups de vent les plus
redoutables. Mais quelle dйsolation sous cette latitude! quelle nature
attristante! quelle lamentable contemplation!

Le navire, quelque immobile qu'il fыt, dut кtre nйanmoins assujetti
fortement au moyen de ses ancres; il fallait redouter les dйbвcles
possibles ou les soulиvements sous-marins. Johnson, en apprenant cette
situation du _Forward_ au pфle du froid, observa plus sйvиrement
encore ses mesures d'hivernage.

«Nous en verrons de rudes! avait-il dit au docteur; voilа bien la
chance du capitaine! aller se faire pincer au point le plus
dйsagrйable du globe! Bah! vous verrez que nous nous en tirerons.»

Quant au docteur, au fond de sa pensйe, il йtait tout simplement ravi
de la situation. Il ne l'eыt pas changйe pour une autre! Hiverner au
pфle du froid! quelle bonne fortune!

Les travaux de l'extйrieur occupиrent d'abord l'йquipage; les voiles
demeurиrent enverguйes au lieu d'кtre serrйes а fond de cale, comme le
firent les premiers hiverneurs; elles furent uniquement repliйes dans
leur йtui, et bientфt la glace leur fit une enveloppe impermйable; on
ne dйpassa mкme pas les mвts de perroquet, et le nid de pie resta en
place. C'йtait un observatoire naturel; les manoeuvres courantes
furent seules retirйes.

Il devint nйcessaire de couper le champ autour du navire, qui
souffrait de sa pression. Les glaзons, accumulйs sur ses flancs,
pesaient d'un poids considйrable; il ne reposait pas sur sa ligne de
flottaison habituelle. Travail long et pйnible. Au bout de quelques
jours, la carиne fut dйlivrйe de sa prison, et l'on profita de cette
circonstance pour l'examiner; elle n'avait pas souffert, grвce а la
soliditй de sa construction; seulement son doublage de cuivre йtait
presque entiиrement arrachй. Le navire, devenu libre, se releva de
prиs de neuf pouces; on s'occupa alors de tailler la glace en biseau
suivant la forme de la coque; de cette faзon, le champ se rejoignait
sous la quille du brick, et s'opposait lui-mкme а tout mouvement de
pression.

Le docteur participait а ces travaux; il maniait adroitement le
couteau а neige; il excitait les matelots par sa bonne humeur. Il
instruisait et s'instruisait. Il approuva fort cette disposition de la
glace sous le navire.

«Voilа une bonne prйcaution, dit-il.

--Sans cela, monsieur Clawbonny, rйpondit Johnson, on n'y rйsisterait
pas. Maintenant, nous pouvons sans crainte йlever une muraille de
neige jusqu'а la hauteur du plat-bord; et, si nous voulons, nous lui
donnerons dix pieds d'йpaisseur, car les matйriaux ne manquent pas.

--Excellente idйe, reprit le docteur; la neige est un mauvais
conducteur de la chaleur; elle rйflйchit au lieu d'absorber, et la
tempйrature intйrieure ne pourra pas dйchapper au dehors.

--Cela est vrai, rйpondit Johnson; nous йlevons une fortification
contre le froid, mais aussi contre les animaux, s'il leur prend
fantaisie de nous rendre visite; le travail terminй, cela aura bonne
tournure, vous verrez; nous taillerons dans cette masse de neige deux
escaliers, donnant accиs l'un а l'avant, l'autre а l'arriиre du
navire; une fois les marches taillйes au couteau, nous rйpandrons de
l'eau dessus; cette eau se convertira en une glace dure comme du roc,
et nous aurons un escalier royal.

--Parfait, rйpondit le docteur, et, il faut l'avouer, il est heureux
que le froid engendre la neige et la glace, c'est-а-dire de quoi se
protйger contre lui. Sans cela, on serait fort embarrassй.»

En effet, le navire йtait destinй а disparaоtre sous une couche
йpaisse de glace, а laquelle il demandait la conservation de sa
tempйrature intйrieure; un toit fait d'йpaisses toiles goudronnйes et
recouvertes de neige fut construit au dessus du pont sur toute sa
longueur; la toile descendait assez bas pour recouvrir les flancs du
navire. Le pont, se trouvant а l'abri de toute impression du dehors,
devint un vйritable promenoir; il fut recouvert de deux pieds et demi
de neige; cette neige fut foulйe et battue de maniиre а devenir
trиs-dure; lа elle faisait encore obstacle au rayonnement de la
chaleur interne; on йtendit au-dessus d'elle une couche de sable, qui
devint, s'incrustant, un macadamisage de la plus grande duretй.

«Un peu plus, disait le docteur, et avec quelques arbres, je me
croirais а Hyde-Park, et mкme dans les jardins suspendus de Babylone.»

On fit un trou а feu а une distance assez rapprochйe du brick; c'йtait
un espace circulaire creusй dans le champ, un vйritable puits, qui
devait кtre maintenu toujours praticable; chaque matin, on brisait la
glace formйe а l'orifice; il devait servir а se procurer de l'eau en
cas d'incendie, ou pour les bains frйquents ordonnйs aux hommes de
l'йquipage par mesure d'hygiиne; on avait mкme soin, afin d'йpargner
le combustible, de puiser l'eau dans des couches profondes, oщ elle
est moins froide; on parvenait а ce rйsultat au moyen d'un appareil
indiquй par un savant franзais[1]; cet appareil, descendu а une
certaine profondeur, donnait accиs а l'eau environnante au moyen d'un
double fond mobile dans un cylindre.

  [1]  Franзois Arago.

Habituellement, on enlиve, pendant les mois d'hiver, tous les objets
qui encombrent le navire, afin de se rйserver de plus larges espaces;
on dйpose ces objets а terre dans des magasins. Mais ce qui peut se
pratiquer prиs d'une cфte est impossible а un navire mouillй sur un
champ de glace.

Tout fut disposй а l'intйrieur pour combattre les deux grands ennemis
de ces latitudes, le froid et l'humiditй; le premier amenait le
second, plus redoutable encore; on rйsiste au froid, on succombe а
l'humiditй; il s'agissait donc de la prйvenir.

_Le Forward_, destinй а une navigation dans les mers arctiques,
offrait l'amйnagement le meilleur pour un hivernage: la grande chambre
de l'йquipage йtait sagement disposйe; on y avait fait la guerre aux
coins, oщ l'humiditй se rйfugie d'abord; en effet, par certains
abaissements de tempйrature, une couche de glace se forme sur les
cloisons, dans les coins particuliиrement, et, quand elle vient а se
fondre, elle entretient une humiditй constante. Circulaire, la salle
de l'йquipage eыt encore mieux convenu; mais enfin, chauffйe par un
vaste poкle, et convenablement ventilйe, elle devait кtre
trиs-habitable; les murs йtaient tapissйs de peaux de daims, et non
d'йtoffes de laine, car la laine arrкte les vapeurs qui s'y
condensent, et imprиgnent l'atmosphиre d'un principe humide.

Les cloisons furent abattues dans la dunette, et les officiers eurent
une salle commune plus grande, plus aйrйe, et chauffйe par un poкle.
Cette salle, ainsi que celle de l'йquipage, йtait prйcйdйe d'une sorte
d'antichambre, qui lui enlevait toute communication directe avec
l'extйrieur. De cette faзon, la chaleur ne pouvait se perdre, et l'on
passait graduellement d'une tempйrature а l'autre. On laissait dans
les antichambres les vкtements chargйs de neige; on se frottait les
pieds а des scrapers[1] installйs au dehors, de maniиre а n'introduire
avec soi aucun йlйment malsain.

  [1]  Grattoirs.

Des manches en toile servaient а l'introduction de l'air destinй au
tirage des poкles; d'autres manches permettaient а la vapeur d'eau de
s'йchapper. Au surplus, des condensateurs йtaient йtablis dans les
deux salles, et recueillaient cette vapeur au lieu de la laisser se
rйsoudre en eau; on les vidait deux fois par semaine, et ils
renfermaient quelquefois plusieurs boisseaux de glace. C'йtait autant
de pris sur l'ennemi.

Le feu se rйglait parfaitement et facilement, au moyen des manches а
air; on reconnut qu'une petite quantitй de charbon suffisait а
maintenir dans les salles une tempйrature de cinquante degrйs (+10°
centigr.). Cependant Hatteras, aprиs avoir fait jauger ses soutes, vit
bien que mкme avec la plus grande parcimonie il n'avait pas pour deux
mois de combustible.

Un sйchoir fut installй pour les vкtements qui devaient кtre souvent
lavйs; on ne pouvait les faire sйcher а l'air, car ils devenaient durs
et cassants.

Les parties dйlicates de la machine furent aussi dйmontйes avec soin;
la chambre qui la renfermait fut hermйtiquement close.

La vie du bord devint l'objet de sйrieuses mйditations; Hatteras la
rйgla avec le plus grand soin, et le rиglement fut affichй dans la
salle commune. Les hommes se levaient а six heures du matin; les
hamacs йtaient exposйs а l'air trois fois par semaine; le plancher des
deux chambres fut frottй chaque matin avec du sable chaud; le thй
brыlant figurait а chaque repas, et la nourriture variait autant que
possible suivant les jours de la semaine; elle se composait de pain,
de farine, de gras de boeuf et de raisins secs pour les puddings, de
sucre, de cacao, de thй, de riz, de jus de citron, de viande
conservйe, de boeuf et de porc salй, de choux, et de lйgumes au
vinaigre; la cuisine йtait situйe en dehors des salles communes; on se
privait ainsi de sa chaleur; mais la cuisson des aliments est une
source constante d'йvaporation et d'humiditй.

La santй des hommes dйpend beaucoup de leur genre de nourriture; sous
ces latitudes йlevйes, on doit consommer le plus possible de matiиres
animales. Le docteur avait prйsidй а la rйdaction du programme
d'alimentation.

«Il faut prendre exemple sur les Esquimaux, disait-il; ils ont reзu
les leзons de la nature et sont nos maоtres en cela; si les Arabes, si
les Africains peuvent se contenter de quelques dattes et d'une poignйe
de riz, ici il est important de manger, et beaucoup. Les Esquimaux
absorbent jusqu'а dix et quinze livres d'huile par jour. Si ce rйgime
ne vous plaоt pas, nous devons recourir aux matiиres riches en sucre
et en graisse. En un mot, il nous faut du carbone, faisons du carbone!
c'est bien de mettre du charbon dans le poкle, mais n'oublions pas
d'en bourrer ce prйcieux poкle que nous portons en nous!»

Avec ce rйgime, une propretй sйvиre fut imposйe а l'йquipage; chacun
dut prendre tous les deux jours un bain de cette eau а demi glacйe,
que procurait le trou а feu, excellent moyen de conserver sa chaleur
naturelle. Le docteur donnait l'exemple; il le fit d'abord comme une
chose qui devait lui кtre fort dйsagrйable; mais ce prйtexte lui
йchappa bientфt, car il finit par trouver un plaisir vйritable а cette
immersion trиs-hygiйnique.

Lorsque le travail, ou la chasse, ou les reconnaissances entraоnaient
les gens de l'йquipage au dehors par les grands froids, ils devaient
prendre garde surtout а ne pas кtre _frost bitten_, c'est-а-dire gelйs
dans une partie quiconque du corps; si le cas arrivait, on se hвtait,
а l'aide de frictions de neige, de rйtablir la circulation du sang.
D'ailleurs, les hommes soigneusement vкtus de laine sur tout le corps
portaient des capotes en peau de daim et des pantalons de peaux de
phoque qui sont parfaitement impermйables au vent.

Les divers amйnagements du navire, l'installation du bord, prirent
environ trois semaines, et l'on arriva au 10 octobre sans incident
particulier.




CHAPITRE XXV.

UN VIEUX RENARD DE JAMES ROSS.


Ce jour-lа, le thermomиtre s'abaissa jusqu'а trois degrйs au dessous
de zйro (-16° centig.). Le temps fut assez calme; le froid se
supportait facilement en l'absence de la brise. Hatteras, profitant de
la clartй de l'atmosphиre, alla reconnaоtre les plaines environnantes;
il gravit l'un des plus hauts ice-bergs du nord, et n'embrassa dans le
champ de sa lunette qu'une suite de montagnes de glaces et
d'ice-fields. Pas une terre en vue, mais bien l'image du chaos sous
son plus triste aspect. Il revint а bord, essayant de calculer la
longueur probable de sa captivitй.

Les chasseurs, et parmi eux, le docteur, James Wall, Simpson, Johnson,
Bell, ne manquaient pas de pourvoir la navire de viande fraоche. Les
oiseaux avaient disparu, cherchant au sud des climats moins rigoureux.
Les ptarmigans seuls, perdrix de rocher particuliиres а cette
latitude, ne fuyaient pas devant l'hiver; on pouvait les tuer
facilement, et leur grand nombre promettait une rйserve abondante de
gibier.

Les liиvres, les renards, les loups, les foermines, les ours ne
manquaient pas; un chasseur franзais, anglais ou norwйgien n'eыt pas
eu le droit de se plaindre; mais ces animaux trиs-farouches ne se
laissaient guиre approcher; on les distinguait difficilement
d'ailleurs sur ces plaines blanches dont ils possйdaient la blancheur,
car avant les grands froids, ils changent de couleur, et revкtent leur
fourrure d'hiver. Le docteur constata, contrairement а l'opinion de
certains naturalistes, que ce changement ne provenait pas du grand
abaissement de la tempйrature, car il avait lieu avant le mois
d'octobre; il ne rйsultait donc pas d'une cause physique, mais bien de
la prйvoyance providentielle, qui voulait mettre les animaux arctiques
en mesure de braver la rigueur d'un hiver borйal.

On rencontrait souvent des veaux marins, des chiens de mer, animaux
compris sous la dйnomination gйnйrale de phoques; leur chasse fut
spйcialement recommandйe aux chasseurs, autant pour leurs peaux que
pour leur graisse йminemment propre а servir de combustible.
D'ailleurs le foie de ces animaux devenait au besoin un excellent
comestible; on en comptait par centaines, et а deux ou trois milles au
nord du navire, le champ йtait littйralement percй а jour par les
trous de ces йnormes amphibies; seulement ils йventaient le chasseur
avec un instinct remarquable, et beaucoup furent blessйs, qui
s'йchappиrent aisйment en plongeant sous les glaзons.

Cependant, le 19, Simpson parvint а s'emparer de l'un d'eux а quatre
cents yards du navire; il avait eu la prйcaution de boucher son trou
de refuge, de sorte que l'animal fut а la merci des chasseurs. Il se
dйbattit longtemps, et, aprиs avoir essuyй plusieurs coups de feu, il
finit par кtre assommй. Il mesurait neuf pieds de long; sa tкte de
bull-dog, les seize dents de ses mвchoires, ses grandes nageoires
pectorales en forme d'ailerons, sa queue petite et munie d'une autre
paire de nageoires, en faisaient un magnifique spйcimen de la famille
des chiens de mer. Le docteur, voulant conserver sa tкte pour sa
collection d'histoire naturelle, et sa peau pour les besoins а venir,
fit prйparer l'une et l'autre par un moyen rapide et peu coыteux. Il
plongea le corps de l'animal dans le trou а feu, et des milliers de
petites crevettes enlevиrent les moindres parcelles de chair; au bout
d'une demi journйe, le travail йtait accompli, et le plus adroit de
l'honorable corporation des tanneurs de Liverpool n'eыt pas mieux
rйussi.

Dиs que le soleil a dйpassй l'йquinoxe d'automne, c'est-а-dire le 23
septembre, on peut dire que l'hiver commence dans les rйgions
arctiques. Cet astre bienfaisant, aprиs avoir peu а peu descendu au
dessous de l'horizon, disparut enfin le 23 octobre, effleurant de ses
obliques rayons la crкte des montagnes glacйes. Le docteur lui lanзa
le dernier adieu du savant et du voyageur. оl ne devait plus le revoir
avant le mois de fйvrier.

Il ne faut pourtant pas croire que l'obscuritй soit complиte pendant
cette longue absence du soleil; la lune vient chaque mois le remplacer
de son mieux; il y a encore la scintillation trиs-claire des йtoiles,
l'йclat des planиtes, de frйquentes aurores borйales, et des
rйfractions particuliиres aux horizons blancs de neige; d'ailleurs, le
soleil, au moment de sa plus grande dйclinaison australe, le 21
dйcembre, s'approche encore de treize degrйs de l'horizon polaire; il
rиgne donc, chaque jour, un certain crйpuscule de quelques heures.
Seulement le brouillard et les tourbillons de neige venaient souvent
plonger ces froides rйgions dans la plus complиte obscuritй.

Cependant, jusqu'а cette йpoque, le temps fut assez favorable; les
perdrix et les liиvres seuls purent s'en plaindre, car les chasseurs
ne leur laissaient pas un moment de repos; on disposa plusieurs
trappes а renard; mais ces animaux soupзonneux ne s'y laissиrent pas
prendre; plusieurs fois mкme, ils grattиrent la neige au-dessous de la
trappe, et s'emparиrent de l'appвt sans courir aucun risque; le
docteur les donnait au diable, fort peinй toutefois de lui faire un
semblable cadeau.

Le 25 octobre, le thermomиtre ne marqua plus que quatre degrйs
au-dessous de zйro (-20° centig.). Un ouragan d'une violence extrкme
se dйchaоna; une neige йpaisse s'empara de l'atmosphиre, ne permettant
plus а un rayon de lumiиre d'arriver au _Forward_. Pendant plusieurs
heures, on fut inquiet du sort de Bell et de Simpson, que la chasse
avait entraоnйs au loin; ils ne regagnиrent le bord que le lendemain,
aprиs кtre restйs une journйe entiиre couchйs dans leur peau de daim,
tandis que l'ouragan balayait l'espace au-dessus d'eux, et les
ensevelissait sous cinq pieds de neige. Ils faillirent кtre gelйs, et
le docteur eut beaucoup de peine а rйtablir en eux la circulation du
sang.

La tempкte dura huit longs jours sans interruption. On ne pouvait
mettre le pied dehors. Il y avait, pour une seule journйe, des
variations de quinze et vingt degrйs dans la tempйrature.

Pendant ces loisirs forcйs, chacun vivait а part, les uns dormant, les
autres fumant, certains s'entretenant а voix basse et s'interrompant а
l'approche de Johnson ou du docteur; il n'existait aucune liaison
morale entre les hommes de cet йquipage; ils ne se rйunissaient qu'а
la priиre du soir, faite en commun, et le dimanche, pour la lecture de
la Bible et de l'office divin.

Clifton s'йtait parfaitement rendu compte que, le
soixante-dix-huitiиme parallиle franchi, sa part de prime s'йlevait а
trois cent soixante-quinze livres[1]; il trouvait la somme ronde, et
son ambition n'allait pas au delа. On partageait volontiers son
opinion, et l'on songeait а jouir de cette fortune acquise au prix de
tant de fatigues.

  [1]  9,375 francs.

Hatteras demeurait presque invisible. Il ne prenait part ni aux
chasses, ni aux promenades. Il ne s'intйressait aucunement aux
phйnomиnes mйtйorologiques qui faisaient l'admiration du docteur. Il
vivait avec une seule idйe; elle se rйsumait en trois mots: le pфle
nord. Il ne songeait qu'au moment ou le Forward, libre enfin,
reprendrait sa course aventureuse.

En somme, le sentiment gйnйral du bord, c'йtait la tristesse. Rien
d'йcoeurant en effet comme la vue de ce navire captif, qui ne repose,
plus dans son йlйment naturel, dont les formes sont altйrйes sous ces
йpaisses couches de glace; il ne ressemble а rien: fait pour le
mouvement, il ne peut bouger; on le mйtamorphose en maison de bois, en
magasin, en demeure sйdentaire, lui qui sait braver le vent et les
orages! Cette anomalie, cette situation fausse, portait dans les
coeurs un indйfinissable sentiment d'inquiйtude et de regret.

Pendant ces heures inoccupйes, le docteur mettait en ordre les notes
de voyage, dont ce rйcit est la reproduction fidиle; il n'йtait jamais
dйsoeuvrй, et son йgalitй d'humeur ne changeait pas. Seulement il vit
venir avec satisfaction la fin de la tempкte, et se disposa а
reprendre ses chasses accoutumйes.

Le 3 novembre, а six heures du matin, et par une tempйrature de cinq
degrйs au-dessous de zйro (-21° centig.), il partit en compagnie de
Johnson et de Bell; les plaines de glace йtaient unies; la neige,
rйpandue en grande abondance pendant les jours prйcйdents et
solidifiйe par la gelйe, offrait un terrain assez propice а la marche;
un froid sec et piquant se glissait dans l'atmosphиre; la lune
brillait avec une incomparable puretй, et produisait un jeu de lumiиre
йtonnant sur les moindres aspйritйs du champ; les traces de pas
s'йclairaient sur leurs bords et laissaient comme une traоnйe
lumineuse par le chemin des chasseurs, dont les grandes ombres
s'allongeaient sur la glace avec une surprenante nettetй.

Le docteur avait emmenй son ami Duk avec lui; il le prйfйrait pour
chasser le gibier aux chiens groлnlandais, et cela avec raison; ces
derniers sont peu utiles en semblable circonstance, et ne paraissent
pas avoir le feu sacrй de la race des zones tempйrйes. Duk courait en
flairant la route, et tombait souvent en arrкt sur des traces d'ours
encore fraоches. Cependant, en dйpit de son habiletй, les chasseurs
n'avaient pas rencontrй mкme un liиvre, au bout de deux heures de
marche.

«Est-ce que le gibier aurait senti le besoin d'йmigrer vers le sud?
dit le docteur en faisant halte au pied d'un hummock.

--On le croirait, monsieur Clawbonny, rйpondit le charpentier.

--Je ne le pense pas pour mon compte, rйpondit Johnson; les liиvres,
les renards et les ours sont faits а ces climats; suivant moi, la
derniиre tempкte doit avoir causй leur disparition; mais avec les
vents du sud, ils ne tarderont pas а revenir. Ah! si vous me parliez
de rennes ou de boeufs musquйs, ce serait autre chose.

--Et cependant, а l'оle Melville, on trouve ces animaux-lа par troupes
nombreuses, reprit le docteur; elle est situйe plus au sud, il est
vrai, et pendant ses hivernages, Parry a toujours eu de ce magnifique
gibier а discrйtion.

--Nous sommes moins bien partagйs, rйpondit Bell; si nous pouvions
seulement nous approvisionner de viande d'ours, il ne faudrait pas
nous plaindre.

--Voilа prйcisйment la difficultй, rйpliqua le docteur; c'est que les
ours me paraissent fort rares et trиs-sauvages; ils ne sont pas encore
assez civilisйs pour venir au-devant d'un coup de fusil.

--Bell parle de la chair de l'ours, reprit Johnson; mais la graisse de
cet animal est plus enviable en ce moment que sa chair et sa fourrure.

--Tu as raison, Johnson, rйpondit Bell; tu penses toujours au
combustible?

--Comment n'y pas penser? mкme en le mйnageant avec la plus sйvиre
йconomie, il ne nous en reste pas pour trois semaines!

--Oui, reprit le docteur, lа est le vйritable danger, car nous ne
sommes qu'au commencement de novembre, et fйvrier est le mois le plus
froid de l'annйe. dans la zone glaciale; toutefois, а dйfaut de
graisse d'ours, nous pouvons compter sur la graisse de phoques.

--Pas longtemps, monsieur Clawbonny, rйpondit Johnson, ces animaux-lа
ne tarderont pas а nous abandonner; raison de froid ou d'effroi, ils
ne se montreront bientфt plus а la surface des glaзons.

--Alors, reprit le docteur, je vois qu'il faut absolument se rabattre
sur les ours, et, je l'avoue, c'est bien l'animal le plus utile de ces
contrйes, car, а lui seul, il peut fournir la nourriture, les
vкtements, la lumiиre et le combustible nйcessaires а l'homme.
Entends-tu, Duk, fit le docteur en caressant le chien, il nous faut
des ours, mon ami; cherche! voyons, cherche!»

Duk, qui flairait la glace en ce moment, excitй par la voix et les
caresses du docteur, partit tout d'un coup avec la rapiditй d'un
trait. Il aboyait avec vigueur, et malgrй son йloignement, ses
aboiements arrivaient avec force jusqu'aux chasseurs.

L'extrкme portйe du son par les basses tempйratures est un fait
йtonnant; il n'est йgalй que par la clartй des constellations dans le
ciel borйal; les rayons lumineux et les ondes sonores se transportent
а des distances considйrables, surtout par les froids secs des nuits
hyperborйennes.

Les chasseurs, guidйs par ces aboiements lointains, se lancиrent sur
les traces de Duk; il leur fallut faire un mille, et ils arrivиrent
essoufflйs, car les poumons sont rapidement suffoquйs dans une
semblable atmosphиre. Duk demeurait en arrкt а cinquante pas а peine
d'une masse йnorme qui s'agitait au sommet d'un monticule.

«Nous voilа servis а souhait! s'йcria le docteur en armant son fusil.

--Un ours, ma foi, et un bel ours, dit Bell en imitant le docteur,

--Un ours singulier,» fit Johnson, se rйservant de tirer aprиs ses
deux compagnons.

Duk aboyait avec fureur. Bell s'avanзa d'une vingtaine de pieds et fit
feu; mais l'animal ne parut pas кtre atteint, car il continua de
balancer lourdement sa tкte.

Johnson, s'approcha а son tour, et, aprиs avoir soigneusement visй, il
pressa la dйtente de son arme.

«Bon! s'йcria le docteur; rien encore! Ah! maudite rйfraction! nous
sommes hors de portйe; on ne s'y habituera donc jamais! Cet ours est а
plus de mille pas de nous!

--En avant!» rйpondit Bell.

Les trois compagnons s'йlancиrent rapidement vers l'animal que cette
fusillade n'avait aucunement troublй; il semblait кtre de la plus
forte taille, et, sans calculer les dangers de l'attaque, les
chasseurs se livraient dйjа а la joie de la conquкte. Arrivйs а une
portйe raisonable, ils firent feu; l'ours, blessй mortellement sans
doute, fit un bond йnorme et tomba au nied du monticule.

Duk se prйcipita sur lui.

«Voilа un ours, dit le docteur, qui n'aura pas йtй difficile а
abattre.

--Trois coups de feu seulement, rйpondit Bell d'un air mйprisant, et
il est а terre.

--C'est mкme singulier, fit Johnson.

--A moins que nous ne soyons arrivйs juste au moment oщ il allait
mourir de vieillesse, rйpondit le docteur en riant.

--Ma foi, vieux ou jeune, rйpliqua Bell, il n'en sera pas moins de
bonne prise.»

En parlant de la sorte, les chasseurs arrivиrent au monticule, et, а
leur grande stupйfaction, ils trouvиrent Duk acharnй sur le cadavre
d'un renard blanc!

«Ah! par exemple, s'йcria Bell, voilа qui est fort:

--En vйritй, dit le docteur! nous tuons un ours, et c'est un renard
qui tombe!»

Johnson ne savait trop que rйpondre.

«Bon! s'йcria le docteur avec un йclat de rire, mкlй de dйpit; encore
la rйfraction! toujours la rйfraction!

--Que voulez-vous dire, monsieur Clawbonny? demanda le charpentier.

--Eh oui, mon ami; elle nous a trompйs sur les dimensions comme sur la
distance! elle nous a fait voir un ours sous la peau d'un renard!
pareille mйprise est arrivйe plus d'une fois aux chasseurs dans des
circonstances identiques! Allons! nous en sommes pour nos frais
d'imagination.

«Ma foi, rйpondit Johnson, ours ou renard, on le mangera tout de mкme.
Emportons-le.»

Mais, au moment oщ le maоtre d'йquipage allait charger l'animal sur
ses йpaules:

«Voilа qui est plus fort! s'йcria-t-il.

--Qu'est-ce donc? demanda le docteur.

--Regardez, monsieur Clawbonny, voyez! il y a un collier au cou de
cette bкte!

--Un collier?» rйpliqua le docteur, en se penchant sur l'animal.

En effet, un collier de cuivre а demi usй apparaissait au milieu de la
blanche fourrure du renard; le docteur crut y remarquer des lettres
gravйes; en un tour de main, il l'enleva de ce cou autour duquel il
paraissait rivй depuis longtemps.

«Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Johnson.

--Cela veut dire, rйpondit le docteur, que nous venons de tuer un
renard вgй de plus de douze ans, mes amis, un renard qui fut pris par
James Ross en 1848.

--Est-il possible! s'йcria Bell.

--Cela n'est pas douteux; je regrette que nous ayons abattu ce pauvre
animal! Pendant son hivernage, James Ross eut l'idйe de prendre dans
des piиges une grande quantitй de renards blancs; on riva а leur cou
des colliers de cuivre sur lesquels йtaient gravйe l'indication de ses
navires _l'Entreprise_ et _l'Investigator_, ainsi que celle des dйpфts
de vivres. Ces animaux traversent d'immenses йtendues de terrain en
quкte de leur nourriture, et James Ross espйrait que l'un d'eux
pourrait tomber entre les mains de quelques hommes de l'expйdition
Franklin. Voilа toute l'explication, et cette pauvre bкte qui aurait
pu sauver la vie de deux йquipages, est venu inutilement tomber sous
nos balles.

--Ma foi, nous ne le mangerons pas, dit Johnson; d'ailleurs, un renard
de douze ans! En tous cas, nous conserverons sa peau en tйmoignage de
cette curieuse rencontre.»

Johnson chargea la bкte sur ses йpaules. Les chasseurs se dirigиrent
vers le navire en s'orientant sur les йtoiles; leur expйdition ne fut
pas cependant tout а fait infructueuse; ils purent abattre plusieurs
couples de ptarmigans.

Une heure avant d'arriver au Forward, il survint un phйnomиne qui
excita au plus haut degrй l'йtonnement du docteur. Ce fut une
vйritable pluie d'йtoiles filantes; on pouvait les compter par
milliers, comme les fusйes dans un bouquet de feu d'artifice d'une
blancheur йclatante; la lumiиre de la lune pвlissait. L'oeil ne
pouvait se lasser d'admirer ce phйnomиne qui dura plusieurs heures.
Pareil mйtйore fut observй au Groenland par les Frиres Moraves en
1799. On eut dit une vйritable fкte que le ciel donnait а la terre
sous ces latitudes dйsolйes. Le docteur, de retour а bord, passa la
nuit entiиre а suivre la marche de ce mйtйore, qui cessa vers les sept
heures du matin, au milieu du profond silence de l'atmosphиre.




CHAPITRE XXVI.

LE DERNIER MORCEAU DE CHARBON.


Les ours paraissaient dйcidйment imprenables; on tua quelques phoques
pendant les journйes des 4, 5 et 6 novembre, puis le vent venant а
changer, la tempйrature s'йleva de plusieurs degrйs; mais les
drifts[1] de neige recommencиrent avec une incomparable violence. Il
devint impossible de quitter le navire, et l'on eut fort а faire pour
combattre l'humiditй. A la fin de la semaine, les condensateurs
recelaient plusieurs boisseaux de glace.

  [1]  Tourbillon.

Le temps changea de nouveau le 15 novembre, et le thermomиtre, sous
l'influence de certaines conditions atmosphйriques, descendit а
vingt-quatre degrйs au-dessous de zйro (-31° centig.). Ce fut la plus
basse tempйrature observйe jusque-lа. Ce froid eыt йtй supportable
dans une atmosphиre tranquille; mais le vent soufflait alors, et
semblait fait de larnes aiguлs qui traversaient l'air.

Le docteur regretta fort d'кtre ainsi captif, car la neige, raffermie
par le vent, offrait un terrain solide pour la marche, et il eыt pu
tenter quelque lointaine excursion.

Cependant, il faut le dire, tout exercice violent par un tel froid
amиne vite l'essoufflement. Un homme ne peut alors produire le quart
de son travail habituel; les outils de fer deviennent impossibles а
manier; si la main les prend sans prйcaution, elle йprouve une douleur
semblable а celle d'une brыlure, et des lambeaux de sa peau restent
attachйs а l'objet imprudemment saisi.

L'йquipage, confinй dans le navire, fut donc rйduit а se promener
pendant deux heures par jour sur le pont recouvert, oщ il avait la
permission de fumer, car cela йtait dйfendu dans la salle commune.

Lа, dиs que le feu baissait un peu, la glace envahissait les murailles
et les jointures du plancher; il n'y avait pas une cheville, un clou
de fer, une plaque de mйtal qui ne se recouvrоt immйdiatement d'une
couche glacйe.

L'instantanйitй du phйnomиne йmerveillait le docteur. L'haleine des
hommes se condensait dans l'air et, sautant de l'йtat fluide а l'йtat
solide, elle retomba en neige autour d'eux. A quelques pieds seulement
de poкles, le froid reprenait alors toute son йnergie, et les hommes
se tenaient prиs du feu, en groupe serrй.

Cependant, le docteur leur conseillait de s'aguerrir, de se
familiariser avec cette tempйrature, qui n'avait certainement pas dit
son dernier mot; il leur recommandait de soumettre peu а peu leur
йpiderme а ces cuissons intenses, et prкchait d'exemple; mais la
paresse ou l'engourdissement clouait la plupart d'entre eux а leur
poste; ils n'en voulaient pas bouger, et prйfйraient s'endormir dans
cette mauvaise chaleur.

Cependant, d'aprиs le docteur, il n'y avait aucun danger а s'exposer а
un grand froid en sortant d'une salle chauffйe; ces transitions
brusques n'ont d'inconvйnient en effet que pour les gens qui sont en
moiteur; le docteur citait des exemples а l'appui de son opinion, mais
ses leзons йtaient perdues ou а peu prиs.

Quant а John Hatteras, il ne paraissait pas ressentir l'influence de
cette tempйrature. Il se promenait silencieusement, ni plus ni moins
vite. Le froid n'avait-il pas prise sur son йnergique constitution?
Possйdait-il au suprкme degrй ce principe de chaleur naturelle qu'il
recherchait chez ses matelots? Йtait-il cuirassй dans son idйe fixe,
de maniиre а se soustraire aux impressions extйrieures? Ses hommes ne
le voyaient pas sans un profond йtonnement affronter ces vingt-quatre
degrйs au-dessous de zйro; il quittait le bord pendant des heures
entiиres, et revenait sans que sa figure portвt les marques du froid.

«Cet homme est йtrange, disait le docteur а Jobnson; il m'йtonne
moi-mкme! il porte en lui un foyer ardent! C'est une des plus
puissantes natures que j'aie йtudiйes de ma vie!

--Le fait est, rйpondit Johnson, qu'il va, vient, circule en plein
air, sans se vкtir plus chaudement qu'au mois de juin.

--Oh! la question de vкtement est peu de chose, rйpondait le docteur;
а quoi bon vкtir chaudement celui qui ne peut produire la chaleur de
lui-mкme? C'est essayer d'йchauffer un morceau de glace en
l'enveloppant dans une couverture de laine! Mais Hatteras n'a pas
besoin de cela; il est ainsi bвti, et je ne serais pas йtonnй qu'il
fоt vйritablement chaud a ses cфtйs, comme auprиs d'un charbon
incandescent.»

Johnson, chargй de dйgager chaque matin le trou а feu, remarqua que la
glace mesurait plus de dix pieds d'йpaisseur.

Presque toutes les nuits, le docteur pouvait observer de magnifiques
aurores borйales; de quatre heures а huit heures du soir, le ciel se
colorait lйgиrement dans le nord; puis, cette coloration prenait la
forme rйguliиre d'une bordure jaune pвle, dont les extrйmitйs
semblaient s'arc-bouter sur le champ de glace. Peu а peu, la zone
brillante s'йlevait dans le ciel suivant le mйridien magnйtique, et
apparaissait striйe de bandes noirвtres; des jets d'une matiиre
lumineuse s'йlanзaient, s'allongeaient alors, diminuant ou forзant
leur йclat; le mйtйore, arrivй а son zйnith, se composait souvent de
plusieurs arcs, qui se baignaient dans les ondes rouges, jaunes ou
vertes de la lumiиre. C'йtait un йblouissement, un incomparable
spectacle. Bientфt, les diverses courbes se rйunissaient en un seul
point, et formaient des couronnes borйales d'une opulence toute
cйleste. Enfin, les arcs se pressaient les uns contre les autres, la
splendide aurore pвlissait, les rayons intenses se fondaient en lueurs
pвles, vagues, indйterminйes, indйcises, et le merveilleux phйnomиne,
affaibli, presque йteint, s'йvanouissait insensiblement dans les
nuages obscurcis du sud.

On ne saurait comprendre la fйerie d'un tel spectacle, sous les hautes
latitudes, а moins de huit degrйs du pфle; les aurores borйales,
entrevues dans les rйgions tempйrйes, n'en donnent aucune idйe, mкme
affaiblie; il semble que la Providence ait voulu rйserver а ces
climats ses plus йtonnantes merveilles.

Des parasйlиnes nombreuses apparaissaient йgalement pendant la durйe
de la lune, dont plusieurs images se prйsentaient alors dans le ciel,
en accroissant son йclat souvent aussi, de simples halos lunaires
entouraient l'astre des nuits, qui brillait au centre d'un cercle
lumineux avec une splendide intensitй.

Le 26 novembre, il y eut une grande marйe, et l'eau s'йchappa avec
violence par le trou а feu; l'йpaisse couche de glace fut comme
йbranlйe par le soulиvement de la mer, et des craquements sinistres
annoncиrent la lutte sous-marine; heureusement le navire tint ferme
dans son lit, et ses chaоnes seules travaillиrent avec bruit;
d'ailleurs, en prйvision de l'йvйnement, Hatteras les avait fait
assujettir.

Les jours suivants furent encore plus froids; le ciel se couvrit d'un
brouillard pйnйtrant; le vent enlevait la neige amoncelйe; il devenait
difficile de voir si ces tourbillons prenaient naissance dans le ciel
ou sur les ice-fields; c'йtait une confusion inexprimable.

L'йquipage s'occupait de divers travaux а l'intйrieur, dont le
principal consistait а prйparer la graisse et l'huile produites par
les phoques; elles se convertissaient en blocs de glace qu'il fallait
travailler а la hache; on concassait cette glace en morceaux, dont la
duretй йgalait celle du marbre; on en recueillit ainsi la valeur d'une
dizaine de barils. Comme on le voit, toute espиce de vase devenait
inutile ou а peu prиs; d'ailleurs ils se seraient brisйs sous l'effort
du liquide que la temnйrature transformait.

Le 28, le thermomиtre descendit а trente-deux degrиs au dessous de
zйro (-36° centig.); il n'y avait plus que pour dix jours de charbon,
et chacun voyait arriver avec effroi le moment oщ ce combustible
viendrait а manquer.

Hatteras, par mesure d'йconomie, fit йteindre le poкle de la dunette,
et dиs lors, Shandon, le docteur et lui durent partager la salle
commune de l'йquipage, Hatteras fut donc plus constamment en rapport
avec ses hommes, qui jetaient sur lui des regards hйbйtйs et
farouches. Il entendait leurs rйcriminations, leurs reproches, leurs
menaces mкme, et ne pouvait les punir. Du reste, il semblait sourd а
toute observation. Il ne rйclamait pas la place la plus rapprochйe du
feu. 11 restait dans un coin, les bras croisйs, sans mot dire.

En dйpit des recommandations du docteur, Pen et ses amis se refusaient
а prendre le moindre exercice; ils passaient les journйes entiиres
accoudйs au poкle ou sous les couvertures de leur hamac; aussi leur
santй ne tarda pas а s'altйrer; ils ne purent rйagir contre
l'influence funeste du climat, et le terrible scorbut fit son
apparition а bord.

Le docteur avait cependant commencй depuis longtemps а distribuer
chaque matin le jus de citron et les pastilles de chaux; mais ces
prйservatifs, si efficaces d'habitude, n'eurent qu'une action
insensible sur les malades, et la maladie, suivant son cours, offrit
bientфt ses plus horribles symptфmes.

Quel spectacle que celui de ces malheureux dont les nerfs et les
muscles se contractaient sous la douleur! Leurs jambes enflaient
extraordinairement et se couvraient de larges taches d'un bleu
noirвtre; leurs gencives sanglantes, leurs lиvres tumйfiйes, ne
livraient passage qu'а des sons inarticulйs; la masse du sang
complиtement altйrйe, dйfibrinisйe, ne transmettait plus la vie aux
extrйmitйs du corps.

Clifton, le premier, fut attaquй de cette cruelle maladie; bientфt
Gripper, Brunton, Strong, durent renoncer а quitter leur hamac. Ceux
que la maladie йpargnait encore ne pouvaient fuir le spectacle de ces
souffrances: il n'y avait pas d'autre abri que la salle commune; il y
fallait demeurer; aussi fut-elle promptement transformйe en hфpital,
car sur les dix-huit marins du Forward, treize furent en peu de jours
frappйs par le scorbut. Pen semblait devoir йchapper а la contagion;
sa vigoureuse nature l'en prйservait; Shandon ressentit les premiers
symptфmes du mal; mais cela n'alla pas plus loin, et l'exercice
parvint а le maintenir dans un йtat de santй suffisant.

Le docteur soignait ses malades avec le plus entier dйvouement, et son
coeur se serrait en face de maux qu'il ne pouvait soulager. Cependant,
il faisait surgir le plus de gaietй possible du sein de cet йquipage
dйsolй; ses paroles, ses consolations, ses rйflexions philosophiques,
ses inventions heureuses, rompaient la monotonie de ces longs jours de
douleur; il lisait а voix haute; son йtonnante mйmoire lui fournissait
des rйcits amusants, tandis que les hommes, encore valides,
entouraient le poкle de leur cercle pressй; mais les gйmissements des
malades, les plaintes, les cris de dйsespoir l'interrompaient parfois,
et, son histoire suspendue, il redevenait le mйdecin attentif et
dйvouй.

D'ailleurs, sa santй rйsistait; il ne maigrissait pas; sa corpulence
lui tenait lieu du meilleur vкtement, et, disait-il, il se trouvait
fort bien d'кtre habillй comme un phoque ou une baleine, qui, grвce а
leurs йpaisses couches de graisse, supportent facilement les atteintes
d'une atmosphиre arctique.

Hatteras, lui, n'йprouvait rien, ni au physique ni au moral. Les
souffrances de son йquipage ne paraissaient mкme pas le toucher.
Peut-кtre ne permettait-il pas а une йmotion de se traduire sur sa
figure; et cependant un observateur attentif eыt surpris parfois un
coeur d'homme а battre sous cette enveloppe de fer.

Le docteur l'analysait, l'йtudiait, et ne parvenait pas а classer
cette organisation йtrange, ce tempйrament surnaturel.

Le thermomиtre baissa encore; le promenoir du pont restait dйsert; les
chiens esquimaux l'arpentaient seuls en poussant de lamentables
aboiements.

Il y avait toujours un homme de garde auprиs du poкle, et qui veillait
а son alimentation; il йtait important de ne pas le laisser
s'йteindre; dиs que le feu venait а baisser, le froid se glissait dans
la salle, la glace s'incrustait sur les murailles, et l'humiditй,
subitement condensйe, retombait en neige sur les infortunйs habitants
du brick.

Ce fut au milieu de ces tortures indicibles, que l'on atteignit le 8
dйcembre; ce matin-lа, le docteur alla consulter, suivant son
habitude, le thermomиtre placй а l'extйrieur. Il trouva le mercure
entiиrement gelй dans la cuvette.

«Quarante-quatre degrйs au-dessous de zйro!» se dit-il avec effroi,

Et ce jour-lа, on jeta dans le poкle le dernier morceau de charbon du
bord.




CHAPITRE XXVII.

LES GRANDS FROIDS DE NOЛL.


Il y eut alors un moment de dйsespoir. La pensйe de la mort, et de la
mort par le froid, apparut dans toute son horreur; ce dernier morceau
de charbon brыlait avec un crйpitement sinistre; le feu menaзait dйjа
de manquer, et la tempйrature de la salle s'abaissait sensiblement.
Mais Johnson alla chercher quelques morceaux de ce nouveau combustible
que lui avaient fourni les animaux marins, et il en chargea le poкle;
il y ajouta de l'йtoupe imprйgnйe d'huile gelйe, et obtint bientфt une
chaleur suffisante. L'odeur de cette graisse йtait fort insupportable;
mais comment s'en dйbarrasser? il fallait s'y faire, Johnson convint
lui-mкme que son expйdient laissait а dйsirer, et n'aurait aucun
succиs dans les maisons bourgeoises de Liverpool.

«Et pourtant, ajouta-t-il, cette odeur fort dйplaisante amиnera
peut-кtre de bons rйsultats.

--Et lesquels donc? demanda le charpentier.

--Elle attirera sans doute les ours de notre cфtй, car ils sont
friands de ces йmanations.

--Bon, rйpliqua Bell, et la nйcessitй d'avoir des ours?

--Ami Bell, rйpondit Johnson, il ne nous faut plus compter sur les
phoques; ils ont disparu et pour longtemps; si les ours ne viennent
pas а leur tour fournir leur part de combustible, je ne sais pas ce
que nous deviendrons.

--Tu dis vrai, Johnson; notre sort est loin d'кtre assurй; cette
situation est effrayante. Et si ce genre de chauffage vient а nous
manquer... je ne vois pas trop le moyen...

--Il y en aurait encore un!...

--Encore un? rйpondit Bell.

--Oui, Bell! en dйsespoir de cause... mais jamais le capitaine... Et
cependant, il faudra peut-кtre en venir lа.»

Le vieux Johnson secoua tristement la tкte, et tomba dans des
rйflexions silencieuses, dont Bell ne voulut pas le tirer. Il savait
que ces morceaux de graisse, si pйniblement acquis, ne dureraient pas
huit jours, malgrй la plus sйvиre йconomie.

Le maоtre d'йquipage ne se trompait pas. Plusieurs ours, attirйs par
ces exhalaisons fйtides, furent signalйs sous le vent du _Forward_;
les hommes valides leur donnиrent la chasse; mais ces animaux sont
douйs d'une vitesse remarquable et d'une finesse qui dйjoue tous les
stratagиmes; il fut impossible de les approcher, et les balles les
plus adroites ne purent les atteindre.

L'йquipage du brick fut sйrieusement menacй de mourir de froid; il
йtait incapable de rйsister quarante-huit heures а une tempйrature
pareille, qui envahirait la salle commune. Chacun voyait venir avec
terreur la fin du dernier morceau de combustible.

Or, cela arriva le 20 dйcembre, а trois heures du soir; le feu
s'йteignit; les matelots, rangйs en cercle autour du poкle, se
regardaient avec des yeux hagards. Hatteras demeurait immobile dans
son coin; le docteur, suivant son habitude, se promenait avec
agitation; il ne savait plus а quoi s'ingйnier.

La tempйrature tomba subitement dans la salle а sept degrйs au-dessous
de zйro. (-22° centig.)

Mais si le docteur йtait а bout d'imagination, s'il ne savait plus que
faire, d'autres le savaient pour lui. Aussi, Shandon, froid et rйsolu,
Pen, la colиre aux yeux, et deux ou trois de leurs camarades, de ceux
qui pouvaient encore se traоner, s'avancиrent vers Hatteras.

«Capitaine,» dit Shandon.

Hatteras, absorbй tois ses pensйes, ne l'entendit pas.

«Capitaine!» rйpйta Shandon en le touchant de la main.

Hatteras se redressa.

«Monsieur, dit-il.

--Capitaine, nous n'avons plus de feu.

--Eh bien? rйpondit Hatteras.

--Si votre intention est que nous mourions de froid, reprit Shandon
avec une terrible ironie, nous vous prions de nous en informer!

--Mon intention, rйpondit Hatteras d'une voix grave, est que chacun
ici fasse son devoir jusqu'au bout.

--Il y a quelque chose au-dessus du devoir, capitaine, rйpondit le
second, c'est le droit а sa propre conservation. Je vous rйpиte que
nous sommes sans feu, et si cela continue, dans deux jours, pas un de
nous ne sera vivant!

--Je n'ai pas de bois, rйpondit sourdement Hatteras.

--Eh bien! s'йcria violemment Pen, quand on n'a plus de bois, on va en
couper oщ il en pousse!» Hatteras pвlit de colиre.

«Oщ cela? dit-il.

--A bord, rйpondit insolemment le matelot.

--A bord! reprit le capitaine, les poings crispйs. l'oeil йtincelant.

--Sans doute, rйpondit Pen,, quand le navire n'est plus bon а porter
son йquipage, on brыle le navire!»

Au commencement de cette phrase, Hatteras avait saisi une hache; а la
fin, cette hache йtait levйe sur la tкte de Pen.

«Misйrable!» s'йcria-t-il.

Le docteur se jeta au-devant de Pen, qu'il repoussa; la hache,
retombant а terre, entailla profondйment la plancher. Johnson, Bell,
Simpson, groupйs autour d'Hatteras, paraissaient dйcidйs а le
soutenir. Mais des voix lamentables, plaintives, douloureuses,
sortirent de ces cadres transformйs en lits de mort.

«Du feu! du feu!» criaient les infortunйs malades, envahis par le
froid sous leurs couvertures. Hatteras fit un effort sur lui-mкme, et,
aprиs quelques instants de silence, il prononзa ces mots d'un ton
calme:

«Si nous dйtruisons notre navire, comment regagnerons-nous
l'Angleterre?

--Monsieur, rйpondit Johnson, on pourrait peut-кtre brыler sans
inconvйnient les parties les moins utiles, le plat-bord, les
bastingages...

--Il resterait toujours les chaloupes, reprit Shandon, et, d'ailleurs,
qui nous empкcherait de reconstruire un navire plus petit avec les
dйbris de l'ancien?...

--Jamais! rйpondit Hatteras.

--Mais... reprirent plusieurs matelots en йlevant la voix...

--Nous avons de l'esprit-de-vin en grande quantitй, rйpondit Hatteras;
brыlez-le jusqu'а la derniиre goutte.

--Eh bien, va pour de l'esprit-de-vin!» rйpondоt Johnson, avec une
confiance affectйe qui йtait loin de son coeur.

Et, а l'aide de larges mиches, trempйes dans cette liqueur dont la
flamme pвle lйchait les parois du poкle, il put йlever de quelques
degrйs la tempйrature de la salle.

Pendant les jours qui suivirent cette scиne dйsolante, le vent revint
dans le sud, le thermomиtre remonta; la neige tourbillonna dans une
atmosphиre moins rigide. Quelques-uns des hommes purent quitter le
navire aux heures les moins humides du jour; mais les ophthalmies et
le scorbut retinrent la plupart d'entre eux а bord; d'ailleurs, ni la
chasse, ni la pкche ne furent praticables.

Au reste, ce n'йtait qu'un rйpit dans les atroces violences du froid,
et, le 25, aprиs une saute de vent inattendue, le mercure gelй
disparut de nouveau dans la cuvette de l'instrument; on dut alors s'en
rapporter au thermomиtre а esprit-de-vin, que les plus grands froids
ne parviennent pas а congeler.

Le docteur, йpouvantй, le trouva а soixante-six degrйs au-dessous de
zйro (-52° centig.). C'est а peine s'il avait jamais йtй donnй а
l'homme de supporter une telle tempйrature.

La glace s'йtendait en longs miroirs ternis sur le plancher; un йpais
brouillard envahissait la salle; l'humiditй retombait en neige
йpaisse; on ne se voyait plus; la chaleur humaine se retirait des
extrйmitйs du corps; les pieds et les mains devenaient bleus; la tкte
se cerclait de fer, et la pensйe confuse, amoindrie, gelйe, portait au
dйlire. Symptфme effrayant: la langue ne pouvait plus articuler une
parole.

Depuis ce jour oщ on le menaзa de brыler son navire, Hatteras rфdait
pendant de longues heures sur le pont. Il surveillait, il veillait. Ce
bois, c'йtait sa chair а lui! On lui coupait un membre en en coupant
un morceau! Il йtait armй et faisait bonne garde, insensible au froid,
а la neige, а cette glace qui roidissait ses vкtements et
l'enveloppait comme d'une cuirasse de granit. Duk, le comprenant,
aboyait sur ses pas et l'accompagnait de ses hurlements.

Cependant, le 25 dйcembre, il descendit а la salle commune. Le
docteur, profitant d'un reste d'йnergie, alla droit а lui.

«Hatteras, lui dit-il, nous allons mourir faute de feu.

--Jamais! fit Hatteras, sachant bien а quelle demande il rйpondait
ainsi.

--Il le faut, reprit doucement le docteur.

--Jamais, reprit Hatteras avec plus de force, jamais je n'y
consentirai! Que l'on me dйsobйisse, si l'on veut!».

C'йtait la libertй d'agir donnйe ainsi. Johnson et Bell s'йlancиrent
sur le pont. Hatteras entendit le bois de son brick craquer sous la
hache. Il pleura.

Ce jour-lа, c'йtait le jour de Noлl, la fкte de la famille, en
Angleterre, la soirйe des rйunions enfantines! Quel souvenir amer que
celui de ces enfants joyeux autour de leur arbre encore vert! Qui ne
se rappelait ces longues piиces de viande rфtie que fournissait le
boeuf engraissй pour cette circonstance? Et ces tourtes, ces
minced-pies, oщ les ingrйdiens de toutes sortes se trouvaient
amalgamйs pour ce jour si cher aux coeurs anglais? Mais ici, la
douleur, le dйsespoir, la misиre а son dernier degrй, et pour bыche de
Noлl ces morceaux du bois d'un navire perdu au plus profond de la zone
glaciale!

Cependant, sous l'influence du feu, le sentiment et la force revinrent
а l'esprit des matelots; les boissons brыlantes de thй ou de cafй
produisirent un bien-кtre instantanй, et l'espoir est chose si tenace
а l'esprit, que l'on se reprit а espйrer. Ce fut dans ces alternatives
que se termina cette funeste annйe 1860, dont le prйcoce hiver avait
dйjouй les hardis projets d'Hatteras.

Or, il arriva que prйcisйment ce premier janvier 1861 fut marquй par
une dйcouverte inattendue. Il faisait un peu moins froid; le docteur
avait repris ses йtudes accoutumйes; il lisait les relations de sir
Edward Belcher sur son expйdition dans les mers polaires. Tout d'un
coup, un passage, inaperзu jusqu'alors, le frappa d'йtonnement; il
relut; on ne pouvait s'y mйprendre.

Sir Edward Belcher racontait qu'aprиs кtre parvenu а l'extrйmitй du
canal de la Reine il avait dйcouvert des traces importantes du passage
et du sйjour des hommes.

«Ce sont, disait-il, des restes d'habitations bien supйrieures а tout
ce que l'on peut attribuer aux habitudes grossiиres des tribus
errantes d'Esquimaux. Leurs murs sont bien assis dans le sol
profondйment creusй; l'aire de l'intйrieur, recouvert d'une couche
йpaisse de beau gravier, a йtй pavйe. Des ossements de rennes, de
morses, de phoques, s'y voient en grande quantitй. _Nous y
rencontrвmes du charbon._»

Aux derniers mots, une idйe surgоt dans l'esprit du docteur; il
emporta son livre et vint le communiquer а Hatteras.

«Du charbon! s'йcria ce dernier.

--Oui, Hatteras, du charbon; c'est а dire le salut pour nous!

--Du charbon! sur cette cфte dйserte! reprit Hatteras. Non, cela n'est
pas possible!

--Pourquoi en douter, Hatteras? Belcher n'eыt pas avancй un tel fait
sans en кtre certain, sans l'avoir vu de ses propres yeux.

--Eh bien, aprиs, docteur?

--Nous ne sommes pas а cent milles de la cфte oщ Belcher vit ce
charbon! Qu'est-ce qu'une excursion de cent milles? Rien. On a souvent
fait des recherches plus longues а travers les glaces, et par des
froids aussi grands. Partons donc, capitaine!

--Partons!» s'йcria Hatteras, qui avait rapidement pris son parti, et,
avec la mobilitй de son imagination, entrevoyait des chances de salut.

Johnson fut aussitфt prйvenu de cette rйsolution; il approuva fort le
projet; il le communiqua а ses camarades; les uns y applaudirent, les
autres l'accueillirent avec indiffйrence.

«Du charbon sur ces cфtes! dit Wall, enfoui dans son lit de douleur.

--Laissons-les faire,» lui rйpondit mystйrieusement Shandon.

Mais avant mкme que les prйparatifs de voyage fussent commencйs,
Hatteras voulut reprendre avec la plus parfaite exactitude la position
du _Forward_. On comprend aisйment l'importance de ce calcul, et
pourquoi cette situation devait кtre mathйmatiquement connue. Une fois
loin du navire, on ne saurait le retrouver sans chiffres certains.

Hatteras monta donc sur le pont; il recueillit а divers moments
plusieurs distances lunaires, et les hauteurs mйridiennes des
principales йtoiles.

Ces observations prйsentaient de sйrieuses difficultйs, car, par cette
basse tempйrature, le verre et les miroirs des instruments se
couvraient d'une couche de glace au souffle d'Hatteras; plus d'une
fois ses paupiиres furent entiиrement brыlйes en s'appuyant sur le
cuivre des lunettes.

Cependant, il put obtenir des bases trиs-exactes pour ses calculs, et
il revint les chiffrer dans la salle. Quand ce travail fut terminй, il
releva la tкte avec stupйfaction, prit sa carte, la pointa et regarda
le docteur.

«Eh bien? demanda celui-ci.

--Par quelle latitude nous trouvions-nous au commencement de
l'hivernage?

--Mais par soixante-dix-huit degrйs, quinze minutes de latitude, et
quatre-vingt-quinze degrйs, trente-cinq minutes de longitude,
prйcisйment au pфle du froid.

--Eh bien, ajouta Hatteras а voix basse, notre champ de glace dйrive!
nous sommes de deux degrйs plus au nord et plus а l'ouest, а trois
cents milles au moins de votre dйpфt de charbon!

--Et ces infortunйs qui ignorent!... s'йcria le docteur.

--Silence!» fit Hatteras en portant son doigt а ses lиvres.




CHAPITRE XXVIII.

PRЙPARATIFS DE DЙPART.


Hatteras ne voulut pas mettre son йquipage au courant de cette
situation nouvelle. Il avait raison. Ces malheureux, se sachant
entraоnйs vers le nord avec une force irrйsistible, se fussent livrйs
peut-кtre aux folies du dйsespoir. Le docteur le comprit, et approuva
le silence du capitaine.

Celui-ci avait renfermй dans son coeur les impressions que lui
causиrent cette dйcouverte. Ce fut son premier instant de bonheur
depuis ces longs mois passйs dans sa lutte incessante contre les
йlйments. Il se trouvait reportй а cent cinquante milles plus au nord,
а peine а huit degrйs du pфle! Mais cette joie, il la cacha si
profondйment, que le docteur ne put pas mкme la soupзonner; celui-ci
se demanda bien pourquoi l'oeil d'Hatteras brillait d'un йclat
inaccoutumй; mais ce fut tout, et la rйponse si naturelle а cette
question ne lui vint mкme pas a l'esprit.

_Le Forward_, en se rapprochant du pфle, s'йtait йloignй de ce
gisement de charbon observй par sir Edward Belcher; au lieu de cent
milles, il fallait, pour le chercher, revenir de deux cent cinquante
milles vers le sud. Cependant, aprиs une courte discussion а cet йgard
entre Hatteras et Clawbonny, le voyage fut maintenu.

Si Belcher avait dit vrai, et l'on ne pouvait mettre sa vйracitй en
doute, les choses devaient se trouver dans l'йtat oщ il les avait
laissйes. Depuis 1853, pas une expйdition nouvelle ne fut dirigйe vers
ces continents extrкmes. On ne rencontrait que peu ou point
d'Esquimaux sous cette latitude. La dйconvenue arrivйe а l'оle Beechey
ne pouvait se reproduire sur les cфtes du Nouveau-Cornouailles. La
basse tempйrature de ce climat conservait indйfiniment les objets
abandonnйs а son influence. Toutes les chances se rйunissaient donc en
faveur de cette excursion а travers les glaces.

On calcula que ce voyage pourrait durer quarante jours au plus, et les
prйparatifs furent faits par Johnson en consйquence.

Ses soins se portиrent d'abord sur le traоneau; il йtait de forme
groлnlandaise, large de trente-cinq pouces et long de vingt-quatre
pieds. Les Esquimaux en construisent qui dйpassent souvent cinquante
pieds en longueur. Celui-ci se composait de longues planches
recourbйes а l'avant et а l'arriиre, et tendues comme un arc par deux
fortes cordes. Cette disposition lui donnait un certain ressort de
nature а rendre les chocs moins dangereux. Ce traоneau courait
aisйment sur la glace; mais par les temps de neige, lorsque les
couches blanches n'йtaient pas encore durcies, on lui adaptait deux
chвssis verticaux juxtaposйs, et, йlevй de la sorte, il pouvait
avancer sans accroоtre son tirage. D'ailleurs, en le frottant d'un
mйlange de soufre et de neige, suivant la mйthode esquimau, il
glissait avec une remarquable facilitй.

Son attelage se composait de six chiens; ces animaux, robustes malgrй
leur maigreur, ne paraissaient pas trop souffrir de ce rude hiver;
leurs harnais de peau de daim йtaient en bon йtat; on devait compter
sur un tel йquipage, que les Groлnlandais d'Uppernawik avaient vendu
en conscience. A eux six, ces animaux pouvaient traоner un poids de
deux mille livres, sans se fatiguer outre mesure.

Les effets de campement furent une tente, pour le cas oщ la
construction d'une snow-house[1] serait impossible, une large toile de
mackintosh, destinйe а s'йtendre sur la neige, qu'elle empкchait de
fondre au contact du corps, et enfin plusieurs couvertures de laine et
de peau de buffle. De plus, on emporta l'halkett-boat.

  [1]  Maison de neige.

Les provisions consistиrent en cinq caisses de pemmican pesant environ
quatre cent cinquante livres; on comptait une livre de pemmican par
homme et par chien; ceux-ci йtaient au nombre de sept, en comprenant
Duk; les hommes ne devaient pas кtre plus de quatre. On emportait
aussi douze gallons d'esprit-de-vin, c'est-а-dire cent cinquante
livres а peu prиs, du thй, du biscuit en quantitй suffisante, une
petite cuisine portative, avec une notable quantitй de mиches et
d'йtoupes, de la poudre, des munitions, et quatre fusils а deux coups.
Les hommes de l'expйdition, d'aprиs l'invention du capitaine Parry,
devaient se ceindre de ceintures en caoutchouc, dans lesquelles la
chaleur du corps et le mouvement de la marche maintenaient du cafй, du
thй et de l'eau а l'йtat liquide.

Johnson soigna tout particuliиrement la confection des snow-shoes[1],
fixйes sur des montures en bois garnies de laniиres de cuir; elles
servaient de patins; sur les terrains entiиrement glacйs et durcis,
les moccassins de peau de daim les remplaзaient avec avantage; chaque
voyageur dut кtre muni de deux paires des unes et des autres.

  [1]  Chaussures а neige.

Ces prйparatifs, si importants, puisqu'un dйtail omis peut amener la
perte d'une expйdition, demandиrent quatre jours pleins. Chaque midi,
Hatteras eut soin de relever la position de son navire; il ne dйrivait
plus, et il fallait cette certitude absolue pour opйrer le retour.

Hatteras s'occupa de choisir les hommes qui devaient le suivre.
C'йtait une grave dйcision а prendre; quelques-uns n'йtaient pas bons
а emmener, mais on devait aussi regarder а les laisser а bord.
Cependant, le salut commun dйpendant de la rйussite du voyage, il
parut opportun au capitaine de choisir avant tout des compagnons sыrs
et йprouvйs.

Shandon se trouva donc exclu; il ne manifesta, d'ailleurs, aucun
regret а cet йgard. James Wall, complиtement alitй, ne pouvait prendre
part а l'expйdition.

L'йtat des malades, au surplus, n'empirait pas; leur traitement
consistait en frictions rйpйtйes et en fortes doses de jus de citron;
il n'йtait pas difficile а suivre, et ne nйcessitait aucunement la
prйsence du docteur. Celui-ci se mit donc en tкte des voyageurs, et
son dйpart n'amena point la moindre rйclamation.

Johnson eыt vivement dйsirй accompagner le capitaine dans sa
pйrilleuse entreprise; mais celui-ci le prit а part, et d'une voix
affectueuse, presque йmue:

«Johnson, lui dit-il, je n'ai de confiance qu'en vous. Vous кtes le
seul officier auquel je puisse laisser mon navire. Il faut que je vous
sache lа pour surveiller Shandon et les autres. Ils sont enchaоnйs ici
par l'hiver; mais qui sait les funestes rйsolutions dont leur
mйchancetй est capable? Vous serez muni de mes instructions formelles,
qui remettront au besoin le commandement entre vos mains. Vous serez
un autre moi-mкme. Notre absence durera quatre а cinq semaines au
plus, et je serai tranquille, vous ayant lа oщ je ne puis кtre. Il
vous faut du bois, Johnson. Je le sais! mais, autant qu'il sera
possible, йpargnez mon pauvre navire. Vous m'entendez, Johnson?

--Je vous entends, capitaine, rйpondit le vieux marin, et je resterai,
puisque cela vous convient ainsi.

--Merci!» dit Hatteras en serrant la main de son maоtre d'йquipage, et
il ajouta:

«Si vous ne nous voyez pas revenir, Johnson, attendez jusqu'а la
dйbвcle prochaine, et tвchez de pousser une reconnaissance vers le
pфle. Si les autres s'y opposent, ne pensez plus а nous, et ramenez
_le Forward_ en Angleterre.

--C'est votre volontй, capitaine?

--Ma volontй absolue, rйpondit Hatteras.

--Vos ordres seront exйcutйs,» dit simplement Johnson.

Cette dйcision prise, le docteur regretta son digne ami, mais il dut
reconnaоtre qu'Hatteras faisait bien en agissant ainsi.

Les deux autres compagnons de voyage furent Bell, le charpentier, et
Simpson. Le premier, bien portant, brave et dйvouй, devait rendre de
grands services pour les campements sur la neige; le second, quoique
moins rйsolu, accepta cependant de prendre part а une expйdition dans
laquelle il pouvait кtre fort utile en sa double qualitй de chasseur
et de pкcheur.

Ainsi ce dйtachement se composa d'Hatteras, de Clawbonny, de Bell, de
Simpson et du fidиle Duk, c'йtaient donc quatre hommes et sept chiens
а nourrir. Les approvisionnements avaient йtй calculйs en consйquence.

Pendant les premiers jours de janvier, la tempйrature se maintint en
moyenne а trente-trois degrйs au-dessous de zйro (-37є centigr.).
Hatteras guettait avec impatience un changement de temps; plusieurs
fois il consulta le baromиtre, mais il ne fallait pas s'y fier; cet
instrument semble perdre sous les hautes latitudes sa justesse
habituelle; la nature, dans ces climats, apporte de notables
exceptions а ses lois gйnйrales: ainsi la puretй du ciel n'йtait pas
toujours accompagnйe de froid, et la neige ne ramenait pas une hausse
dans la tempйrature; le baromиtre restait incertain, ainsi que
l'avaient dйjа remarquй beaucoup de navigateurs des mers polaires; il
descendait volontiers avec des vents du nord et de l'est; bas, il
amenait du beau temps; haut, de la neige ou de la pluie. On ne pouvait
donc compter sur ses indications.

Enfin, le 5 janvier, une brise de l'est ramena une reprise de quinze
dйgrйs; la colonne thermomйtrique remonta а dix-huit degrйs au-dessous
de zйro (-28є centigr.). Hatteras rйsolut de partir le lendemain; il
n'y tenait plus, а voir sous ses yeux dйpecer son navire; la dunette
avait passй tout entiиre dans le poкle.

Donc, le 6 janvier, au milieu de rafales de neige, l'ordre du dйpart
fut donnй; le docteur fit ses derniиres recommandations aux malades;
Bell et Simpson йchangиrent de silencieux serrements de main avec
leurs compagnons. Hatteras voulut adresser ses adieux а haute voix,
mais il se vit entourй de mauvais regards. Il crut surprendre un
ironique sourire sur les lиvres de Shandon. Il se tut. Peut-кtre mкme
hйsita-t-il un instant а partir, en jetant les yeux sur _le Forward_.

Mais il n'y avait pas а revenir sur sa dйcision; le traоneau chargй et
attelй attendait sur le champ de glace; Bell prit les devants; les
autres suivirent. Johnson accompagna les voyageurs pendant un quart de
mille; puis Hatteras le pria de retourner а bord, ce que le vieux
marin fit aprиs un long geste d'adieu.

En ce moment, Hatteras, se retournant une derniиre fois vers le brick,
vit l'extrйmitй de ses mвts disparaоtre dans les sombres neiges du
ciel.




CHAPITRE XXIX.

A TRAVERS LES CHAMPS DE GLACE.


La petite troupe descendit vers le sud-est. Simpson dirigeait
l'йquipage du traоneau. Duk l'aidait avec zиle, ne s'йtonnant pas trop
du mйtier de ses semblables. Hatteras et le docteur marchaient
derriиre, tandis que Bell, chargй d'йclairer la route, s'avanзait en
tкte, sondant les glaces du bout de son bвton ferrй.

La hausse du thermomиtre annonзait une neige prochaine; celle-ci ne se
fit pas attendre, et tomba bientфt en йpais flocons. Ces tourbillons
opaques ajoutaient aux difficultйs du voyage; on s'йcartait de la
ligne droite; on n'allait pas vite; cependant, on put compter sur une
moyenne de trois milles а l'heure.

Le champ de glace, tourmentй par les pressions de la gelйe, prйsentait
une surface inйgale et raboteuse; les heurts du traоneau devenaient
frйquents, et, suivant les pentes de la route, il s'inclinait parfois
sous des angles inquiйtants; mais enfin on se tira d'affaire.

Hatteras et ses compagnons se renfermaient avec soin dans leurs
vкtements de peau taillйs а la mode groлnlandaise; ceux-ci ne
brillaient pas par la coupe, mais ils s'appropriaient aux nйcessitйs
du climat; la figure des voyageurs se trouvait encadrйe dans un йtroit
capuchon impйnйtrable au vent et а la neige; la bouche, le nez, les
yeux, subissaient seuls le contact de l'air, et il n'eыt pas fallu les
en garantir; rien d'incommode comme les hautes cravates et les
cache-nez, bientфt roidis par la glace; le soir, on n'eыt pu les
enlever qu'а coups de hache, ce qui, mкme dans les mers arctiques, est
une vilaine maniиre de se dйshabiller. Il fallait au contraire laisser
un libre passage а la respiration, qui devant un obstacle se fыt
immйdiatement congelйe.

L'interminable plaine se poursuivait avec une fatigante monotonie;
partout des glaзons amoncelйs sous des aspects uniformes, des hummoks
dont l'irrйgularitй finissait par sembler rйguliиre, des blocs fondus
dans un mкme moule, et des ice-bergs entre lesquels serpentaient de
tortueuses vallйes; on marchait, la boussole а la main; les voyageurs
parlaient peu. Dans cette froide atmosphиre, ouvrir la bouche
constituait une vйritable souffrance; des cristaux de glace aigus se
formaient soudain entre les lиvres, et la chaleur de l'haleine ne
parvenait pas а les dissoudre. La marche restait silencieuse, et
chacun tвtait de son bвton ce sol inconnu. Les pas de Bell
s'imprйgnaient dans les couches molles; on les suivait attentivement,
et, lа oщ il passait, le reste de la troupe pouvait se hasarder а son
tour.

Des traces nombreuses d'ours et de renards se croisaient en tous sens;
mais il fut impossible pendant cette premiиre journйe d'apercevoir un
seul de ces animaux; les chasser eыt йtй d'ailleurs dangereux et
inutile: on ne pouvait encombrer le traоneau dйjа lourdement chargй.

Ordinairement, dans les excursions de ce genre, les voyageurs ont soin
de laisser des dйpфts de vivres sur leur route; il les placent dans
des cachettes de neige а l'abri des animaux, se dйchargeant d'autant
pour leur voyage, et, au retour, ils reprennent peu а peu ces
approvisionnements qu'ils n'ont pas eu la peine de transporter.

Hatteras ne pouvait recourir а ce moyen sur un champ de glace
peut-кtre mobile; en terre ferme, ces dйpфts eussent йtй praticables,
mais non а travers les ice-fields, et les incertitudes de la route
rendaient fort problйmatique un retour aux endroits dйjа parcourus.

A midi, Hatteras fit arrкter sa petite troupe а l'abri d'une muraille
de glace; le dйjeuner se composa de pemmican et de thй bouillant; les
qualitйs revivifiantes de cette boisson produisirent un vйritable
bien-кtre, et les voyageurs ne s'en firent pas faute.

La route fut reprise aprиs une heure de repos; vingt milles environ
avaient йtй franchis pendant cette premiиre journйe de marche; au
soir, hommes et chiens йtaient йpuisйs.

Cependant, malgrй la fatigue, il fallut construire une maison de neige
pour y passer la nuit; la tente eыt йtй insuffisante. Ce fut l'affaire
d'une heure et demie. Bell se montra fort adroit; les blocs de glace,
taillйs au couteau, se superposиrent avec rapiditй, s'arrondirent en
forme de dфme, et un dernier quartier vint assurer la soliditй de
l'йdifice, en formant clef de voыte; la neige molle servait de
mortier; elle remplissait les interstices, et, bientфt durcie, elle
fit un bloc unique de la construction tout entiиre.

Une ouverture йtroite, et par laquelle on se glissait en rampant,
donnait accиs dans cette grotte improvisйe; le docteur s'y enfourna
non sans peine, et les autres le suivirent. On prйpara rapidement le
souper sur la cuisine а esprit-de-vin. La tempйrature intйrieure de
cette snow-house йtait fort supportable; le vent, qui faisait rage au
dehors, ne pouvait y pйnйtrer.

«A table!» s'йcria bientфt le docteur de sa voix la plus aimable.

Et ce repas, toujours le mкme, peu variй mais rйconfortant, se prit en
commun. Quand il fut terminй, on ne songea plus qu'au sommeil; les
toiles de mackintosh, йtendues sur la couche de neige, prйservaient de
toute humiditй. On fit sйcher а la flamme de la cuisine portative les
bas et les chaussures; puis, trois des voyageurs, enveloppйs dans leur
couverture de laine, s'endormirent tour а tour sous la garde du
quatriиme; celui-lа devait veiller а la sыretй de tous, et empкcher
l'ouverture de la maison de se boucher, car, faute de ce soin, on
risquait d'кtre enterrй vivant.

Duk partageait la chambre commune; l'йquipage de chiens demeurait au
dehors, et, aprиs avoir pris sa part de souper, il se blottit sous une
neige qui lui fit bientфt une impermйable couverture.

La fatigue de cette journйe amena un prompt sommeil. Le docteur prit
son quart de veille а trois heures du matin; l'ouragan se dйchaоnait
dans la nuit. Situation йtrange que celle de ces gens isolйs, perdus
dans les neiges, enfouis dans ce tombeau dont les murailles
s'йpaississaient sous les rafales!

Le lendemain matin, а six heures, la marche monotone fut reprise;
toujours mкmes vallйes, mкmes icebergs, une uniformitй qui rendait
difficile le choix des points de repиre. Cependant la tempйrature,
s'abaissant de quelques degrйs, rendit plus rapide la course des
voyageurs, en glaзant les couches de neige. Souvent on rencontrait
certains monticules qui ressemblaient а des cairns ou а des cachettes
d'Esquimaux; le docteur en fit dйmolir un pour l'acquit de sa
conscience, et n'y trouva qu'un simple bloc de glace.

«Qu'espйrez-vous, Clawbonny? lui disait Hatteras; ne sommes-nous pas
les premiers hommes а fouler cette partie du globe?

--Cela est probable, rйpondit le docteur, mais enfin qui sait?

--Ne perdons pas de temps en vaines recherches, reprenait le
capitaine; j'ai hвte d'avoir rejoint mon navire, quand mкme ce
combustible si dйsirй viendrait а nous manquer.

--A cet йgard, rйpondit le docteur, j'ai bon espoir.

--Docteur, disait souvent Hatteras, j'ai eu tort de quitter _le
Forward_, c'est une faute! la place d'un capitaine est а son bord, et
non ailleurs.

--Johnson est lа.

--Sans doute! enfin... hвtons-nous! hвtons-nous!»

L'йquipage marchait rapidement; on entendait les cris de Simpson qui
excitait les chiens; ceux-ci, par suite d'un curieux phйnomиne de
phosphorescence, couraient sur un sol enflammй, et les chвssis du
traоneau semblaient soulever une poussiиre d'йtincelles. Le docteur
s'йtait portй en avant pour examiner la nature de cette neige, quand
tout d'un coup, en voulant sauter un hummock, il disparut. Bell, qui
se trouvait rapprochй de lui, accourut aussitфt.

«Eh bien, monsieur Clawbonny, cria-t-il avec inquiйtude, pendant
qu'Hatteras et Simpson le rejoignaient, oщ кtes-vous?

--Docteur! fit le capitaine.

--Par ici! au fond d'un trou, rйpondit une voix rassurante; un bout de
corde, et je remonte а la surface du globe.»

On tendit une corde au docteur, qui se trouvait blotti au fond d'un
entonnoir creux d'une dizaine de pieds; il s'attacha par le milieu du
corps, et ses trois compagnons le halиrent, non sans peine.

«Кtes-vous blessй? demanda Hatteras.

--Jamais! il n'y a pas de danger avec moi, rйpondit le docteur en
secouant sa bonne figure toute neigeuse.

--Mais comment cela vous est-il arrivй?

--Eh! c'est la faute de la rйfraction! rйpondit-il en riant, toujours
la rйfraction! j'ai cru franchir un intervalle large d'un pied, et je
suis tombй dans un trou profond de dix! Ah! les illusions d'optique!
ce sont les seules illusions qui me restent, mes amis, mais j'aurai de
la peine а les perdre! Que cela vous apprenne а ne jamais faire un pas
sans avoir sondй le terrain, car il ne faut pas compter sur ses sens!
ici les oreilles entendent de travers et les yeux voient faux! C'est
vraiment un pays de prйdilection.

--Pouvons-nous continuer notre route? demanda le capitaine.

--Continuons, Hatteras, continuons! cette petite chute m'a fait plus
de bien que de mal.»

La route au sud-est fut reprise, et, le soir venu, les voyageurs
s'arrкtaient, aprиs avoir franchi une distance de vingt-cinq milles;
ils йtaient harassйs, ce qui n'empкcha pas le docteur de gravir une
montagne de glace pendant la construction de la maison de neige.

La lune, presque pleine encore, brillait d'un йclat extraordinaire
dans le ciel pur; les йtoiles jetaient des rayons d'une intensitй
surprenante; du sommet de l'ice-berg la vue s'йtendait sur l'immense
plaine, hйrissйe de monticules aux formes йtranges; а les voir йpars,
resplendissant sous les faisceaux lunaires, dйcoupant leurs profils
nets sur les ombres avoisinantes, semblables а des colonnes debout, а
des fыts renversйs, а des pierres tumulaires, on eыt dit un vaste
cimetiиre sans arbres, triste, silencieux, infini, dans lequel vingt
gйnйrations du monde entier se fussent couchйes а l'aise pour le
sommeil йternel.

Malgrй le froid et la fatigue, le docteur demeura dans une longue
contemplation dont ses compagnons eurent beaucoup de peine а
l'arracher; mais il fallait songer au repos; la hutte de neige йtait
prйparйe: les quatre voyageurs s'y blottirent comme des taupes et ne
tardиrent pas а s'endormir.

Le lendemain et les jours suivants se passиrent sans amener aucun
incident particulier; le voyage se faisait facilement ou
difficilement, avec rapiditй ou lenteur, suivant les caprices de la
tempйrature, tantфt вpre et glaciale, tantфt humide et pйnйtrante; il
fallait, selon la nature du sol, employer soit les moccassins, soit
les chaussures а neige.

On atteignit ainsi le 15 janvier; la lune, dans son dernier quartier,
restait peu de temps visible; le soleil, quoique toujours cachй sous
l'horizon, donnait dйjа six heures d'une sorte de crйpuscule,
insuffisant encore pour йclairer la route; il fallait la jalonner
d'aprиs la direction donnйe par le compas. Puis Bell prenait la tкte;
Hatteras marchait en ligne droite derriиre lui; Simpson et le docteur,
les relevant l'un par l'autre, de maniиre а n'apercevoir qu'Hatteras,
cherchaient ainsi а se maintenir dans la ligne droite; et cependant,
malgrй leurs soins, ils s'en йcartaient parfois de trente et quarante
degrйs; il fallait alors recommencer le travail des jalons.

Le 15 janvier, le dimanche, Hatteras estimait avoir fait а peu prиs
cent milles dans le sud; cette matinйe fut consacrйe а la rйparation
de divers objets de toilette et de campement; la lecture du service
divin ne fut pas oubliйe.

A midi, l'on se remit en marche; la tempйrature йtait froide; le
thermomиtre marquait seulement trente-deux degrйs au-dessous de zйro
(-36° centigr.), dans une atmosphиre trиs-pure.

Tout а coup, et sans que rien pыt faire prйsager ce changement
soudain, il s'йleva de terre une vapeur dans un йtat complet de
congйlation; elle atteignit une hauteur de quatre-vingt-dix pieds
environ, et resta immobile; on ne se voyait plus а un pas de distance;
cette vapeur s'attachait aux vкtements qu'elle hйrissait de longs
prismes aigus.

Les voyageurs, surpris par ce phйnomиne du frost-rime[1], n'eurent
qu'une pensйe d'abord, celle de se rйunir; aussitфt ces divers appels
se firent entendre:

  [1]  Fumйe-gelйe.

«Oh! Simpson!

--Bell! par ici!

--Monsieur Clawbonny!

--Docteur!

--Capitaine! oщ кtes-vous?»

Les quatre compagnons de route se cherchaient, les bras йtendus dans
ce brouillard intense, qui ne laissait aucune perception au regard.
Mais ce qui devait les inquiйter, c'est qu'aucune rйponse ne leur
parvenait; on eыt dit cette vapeur impropre а transmettre les sons.

Chacun eut donc l'idйe de dйcharger ses armes, afin de se donner un
signal de ralliement. Mais, si le son de la voix paraissait trop
faible, les dйtonations des armes а feu йtaient trop fortes, car les
йchos s'en emparиrent, et, repercutйes dans toutes les directions,
elles produisaient un roulement confus, sans direction apprйciable.

Chacun agit alors suivant ses instincts. Hatteras s'arrкta, et, se
croisant les bras, attendit. Simpson se contenta, non sans peine, de
retenir son traоneau. Bell revint sur ses pas, dont il rechercha
soigneusement les marques avec la main. Le docteur, se heurtant aux
blocs de glace, tombant et se relevant, alla de droite et de gauche,
coupant ses traces et s'йgarant de plus en plus.

Au bout de cinq minutes, il se dit:

«Cela ne peut pas durer! Singulier climat! Un peu trop d'imprйvu, par
exemple! On ne sait sur quoi compter, sans parler de ces prismes aigus
qui vous dйchirent la figure. Aho! aho! capitaine!» cria-t-il de
nouveau.

Mais il n'obtint pas de rйponse; а tout hasard, il rechargea son
fusil, et malgrй ses gants йpais le froid du canon lui brыlait les
mains. Pendant cette opйration, il lui sembla entrevoir une masse
confuse qui se mouvait а quelques pas de lui.

«Enfin! dit-il, Hatteras! Bell! Simpson! Est-ce vous? Voyons,
rйpondez!»

Un sourd grognement se fit entendre.

«Haп! pensa le bon docteur, qu'est cela?»

La masse se rapprochait; en perdant leur dimension premiиre, ses
contours s'accusaient davantage. Une pensйe terrible se fit jour а
l'esprit du docteur.

«Un ours!» se dit-il.

En effet, ce devait кtre un ours de grande dimension; йgarй dans le
brouillard, il allait, venait, retournait sur ses pas, au risque de
heurter ces voyageurs dont certainement il ne soupзonnait pas la
prйsence.

«Cela se complique!» pensa le docteur en restant immobile.

Tantфt il sentait le souffle de l'animal, qui peu aprиs se perdait
dans ce frost-rime; tantфt il entrevoyait les pattes йnormes du
monstre, battant l'air, et elles passaient si prиs de lui que ses
vкtements furent plus d'une fois dйchirйs par des griffes aiguлs; il
sautait en arriиre, et alors la masse en mouvement s'йvanouissait а la
faзon des spectres fantasmagoriques.

Mais en reculant ainsi le docteur sentit le sol s'йlever sous ses pas;
s'aidant des mains, se cramponnant aux arкtes des glaзons, il gravit
un bloc, puis deux; il tвta du bout de son bвton.

«Un ice-berg! se dit-il; si j'arrive au sommet, je suis sauvй.»

Et, ce disant, il grimpa avec une agilitй surprenante а quatre-vingts
pieds d'йlйvation environ; il dйpassait de la tкte le brouillard gelй,
dont la partie supйrieure se tranchait nettement!

«Bon!» se dit-il, et, portant ses regards autour de lui, il aperзut
ses trois compagnons йmergeant de ce fluide dense.

«Hatteras!

--Monsieur Clawbonny!

--Bell!

--Simpson!»

Ces quatre cris partirent presque en mкme temps; le ciel, allumй par
un magnifique halo, jetait des rayons pвles qui coloraient le
frost-rime а la faзon des nuages, et le sommet des ice-bergs semblait
sortir d'une masse d'argent liquide. Les voyageurs se trouvaient
circonscrits dans un cercle de moins de cent pieds de diamиtre. Grвce
а la puretй des couches d'air supйrieures, par une tempйrature
trиs-froide, leurs paroles s'entendaient avec une extrкme facilitй, et
ils purent converser du haut de leur glaзon. Aprиs les premiers coups
de fusil, chacun d'eux n'entendant pas de rйponse n'avait eu rien de
mieux а faire que de s'йlever au-dessus du brouillard.

«Le traоneau! cria le capitaine.

--A quatre-vingts pieds au-dessous de nous, rйpondit Simpson.

--En bon йtat?

--En bon йtat.

--Et l'ours? demanda le docteur.

--Quel ours? rйpondit Bell.

--L'ours que j'ai rencontrй, qui a failli me briser le crвne.

--Un ours! fit Hatteras; descendons alors.

--Mais non! rйpliqua le docteur, nous nous perdrions encore, et ce
serait а recommencer.

--Et si cet animal se jette sur nos chiens?...» dit Hatteras.

En ce moment, les aboiements de Duk retentirent; ils sortaient du
brouillard, et ils arrivaient facilement aux oreilles des voyageurs.

«C'est Duk! s'йcria Hatteras! Il y a certainement quelque chose. Je
descends.»

Des hurlements de toute espиce sortaient alors de la masse, comme un
concert effrayant; Duk et les chiens donnaient avec rage. Tout ce
bruit ressemblait а un bourdonnement formidable, mais sans йclat,
ainsi qu'il arrive а des sons produits dans une salle capitonnйe. On
sentait qu'il se passait lа, au fond de cette brume йpaisse, quelque
combat invisible, et la vapeur s'agitait parfois comme la mer pendant
la lutte des monstres marins.

«Duk! Duk, s'йcria le capitaine en se disposant а rentrer dans le
frost-rime.

--Attendez! Hatteras, attendez! rйpondit le docteur; il me semble que
le brouillard se dissipe.»

Il ne se dissipait pas, mais il baissait comme l'eau d'un йtang qui se
vide peu а peu; il paraissait rentrer dans le sol oщ il avait pris
naissance; les sommets resplendissants des ice-bergs grandissaient
au-dessus de lui; d'autres, immergйs jusqu'alors, sortaient comme des
оles nouvelles; par une illusion d'optique facile а concevoir, les
voyageurs, accrochйs а leurs cфnes de glace, croyaient s'йlever dans
l'atmosphиre, tandis que le niveau supйrieur du brouillard s'abaissait
au-dessous d'eux.

Bientфt le haut du traоneau apparut, puis les chiens d'attelage, puis
d'autres animaux au nombre d'une trentaine, puis de grosses masses
s'agitant, et Duk sautant, dont la tкte sortait de la couche gelйe et
s'y replongeait tour а tour.

«Des renards! s'йcria Bell,

--Des ours, rйpondit le docteur! un! trois! cinq!

--Nos chiens! nos provisions!» fit Simpson.

Une bande de renards et d'ours, ayant rejoint le traоneau, faisait une
large brиche aux provisions. L'instinct du pillage les rйunissait dans
un parfait accord; les chiens aboyaient avec fureur, mais la troupe
n'y prenait pas garde; et la scиne de destruction se poursuivait avec
acharnement.

«Feu!» s'йcria le capitaine en dйchargeant son fusil.

Ses compagnons l'imitиrent. Mais а cette quadruple dйtonation les
ours, relevant la tкte et poussant un grognement comique, donnиrent le
signal du dйpart; ils prirent un petit trot que le galop d'un cheval
n'eыt pas йgalй, et, suivis de la bande de renards, ils disparurent
bientфt au milieu des glaзons du nord.




CHAPITRE XXX.

LE CAIRN.


La durйe de ce phйnomиne particulier aux climats polaires avait йtй de
trois quarts d'heure environ; les ours et les renards eurent le temps
d'en prendre а leur aise; ces provisions arrivaient а point pour
remettre ces animaux, affamйs pendant ce rude hiver; la bвche du
traоneau dйchirйe par des griffas puissantes, les caisses de pemmican
ouvertes et dйfoncйes, les sacs de biscuit pillйs, les provisions de
thй rйpandues sur la neige, un tonnelet d'esprit-de-vin aux douves
disjointes et vide de son prйcieux liquide, les effets de campement
dispersйs, saccagйs, tout tйmoignait de l'acharnement de ces bкtes
sauvages, de leur aviditй famйlique, de leur insatiable voracitй.

«Voilа un malheur, dit Bell en contemplant cette scиne de dйsolation.

--Et probablement irrйparable, rйpondit Simpson.

--Йvaluons d'abord le dйgвt, reprit le docteur, et nous en parlerons
aprиs.»

Hatteras, sans mot dire, recueillait dйjа les caisses et les sacs
йpars; on ramassa le pemmican et les biscuits encore mangeables; la
perte d'une partie de l'esprit-de-vin йtait une chose fвcheuse; sans
lui, plus de boisson chaude, plus de thй, plus de cafй. En faisant
l'inventaire des provisions йpargnйes, le docteur constata la
disparition de deux cents livres de pemmican, et de cent cinquante
livres de biscuit; si le voyage continuait, il devenait nйcessaire aux
voyageurs de se mettre а demi-ration.

On discuta donc le parti а prendre dans ces circonstances. Devait-on
retourner au navire, et recommencer cette expйdition? Mais comment se
dйcider а perdre ces cent cinquante milles dйjа franchis? Revenir sans
ce combustible si nйcessaire serait d'un effet dйsastreux sur l'esprit
de l'йquipage! Trouverait-on encore des gens dйterminйs а reprendre
cette course а travers les glaces?

Йvidemment, le mieux йtait de se porter en avant, mкme au prix des
privations les plus dures.

Le docteur, Hatteras et Bell йtaient pour ce dernier parti; Simpson
poussait au retour; les fatigues du voyage avaient altйrй sa santй; il
s'affaiblissait visiblement; mais enfin, se voyant seul de son avis,
il reprit sa place en tкte du traоneau, et la petite caravane continua
sa route au sud.

Pendant les trois jours suivants, du 15 au 17 janvier, les incidents
monotones du voyage se reproduisirent; on avanзait plus lentement; les
voyageurs se fatiguaient; la lassitude les prenait aux jambes; les
chiens de l'attelage tiraient pйniblement; cette nourriture
insuffisante n'йtait pas faite pour rйconforter bкtes et gens. Le
temps variait avec sa mobilitй accoutumйe, sautant d'un froid intense
а des brouillards humides et pйnйtrants.

Le 18 janvier, l'aspect des champs de glace changea soudain; un grand
nombre de pics, semblables а des pyramides terminйes par une pointe
aiguл, et d'une grande йlйvation, se dressиrent а l'horizon; le sol, а
certaines places, perзait la couche de neige; il semblait formй de
gneiss, de schiste et de quartz avec quelque apparence de roches
calcaires. Les voyageurs foulaient enfin la terre ferme, et cette
terre devait кtre, d'aprиs l'estimation, ce continent appelй le
Nouveau-Cornouailles.

Le docteur ne put s'empкcher de frapper d'un pied satisfait ce terrain
solide; les voyageurs n'avaient plus que cent milles а franchir pour
atteindre le cap Belcher; mais leurs fatigues allaient singuliиrement
s'accroоtre sur ce sol tourmentй, semй de roches aiguлs, de ressauts
dangereux, de crevasses et de prйcipices; il fallait s'enfoncer dans
l'intйrieur des terres, et gravir les hautes falaises de la cфte, а
travers des gorges йtroites dans lesquelles les neiges s'amoncelaient
sur une hauteur de trente а quarante pieds.

Les voyageurs vinrent а regretter promptement le chemin а peu prиs
uni, presque facile, des ice-fields si propices au glissage du
traоneau; maintenant, il fallait tirer avec force; les chiens йreintйs
n'y suffisaient plus; les hommes, forcйs de s'atteler prиs d'eux,
s'йpuisaient а les soulager; plusieurs fois, il devint nйcessaire de
dйcharger entiиrement les provisions pour franchir des monticules
extrкmement roides, dont les surfaces glacйes ne donnaient aucune
prise; tel passage de dix pieds demanda des heures entiиres; aussi,
pendant cette premiиre journйe, on gagna cinq milles а peine sur cette
terre de Cornouailles, bien nommйe assurйment, car elle prйsentait les
aspйritйs, les pointes aiguлs, les arкtes vives, les roches
convulsionnйes de l'extrйmitй sud-ouest de l'Angleterre.

Le lendemain, le traоneau atteignit la partie supйrieure des falaises;
les voyageurs, а bout de forces, ne pouvant construire leur maison de
neige, durent passer la nuit sous la tente, enveloppйs dans les peaux
de buffle, et rйchauffant leurs bas mouillйs sur leur poitrine. On
comprend les consйquences inйvitables d'une pareille hygiиne; le
thermomиtre, pendant cette nuit, descendit plus bas que
quarante-quatre degrйs (-42° centigr.), et le mercure gela.

La santй de Simpson s'altйrait d'une faзon inquiйtante; un rhume de
poitrine opiniвtre, des rhumatismes violents, des douleurs
intolйrables, l'obligeaient а se coucher sur le traоneau qu'il ne
pouvait plus guider. Bell le remplaзa; il souffrait, mais ses
souffrances n'йtaient pas de nature а l'aliter. Le docteur ressentait
aussi l'influence de cette excursion par un hiver terrible; cependant
il ne laissait pas une plainte s'йchapper de sa poitrine; il marchait
en avant, appuyй sur son bвton; il йclairait la route, il aidait а
tout. Hatteras, impassible, impйnйtrable, insensible, valide comme au
premier jour avec son tempйrament de fer, suivait silencieusement le
traоneau.

Le 20 janvier, la tempйrature fut si rude, que le moindre effort
amenait immйdiatement une prostration complиte. Cependant les
difficutйs du sol devinrent telles que le docteur, Hatteras et Bell,
s'attelиrent prиs des chiens; des chocs inattendus avaient brisй le
devant du traоneau; on dut le raccommoder. Ces causes de retard se
reproduisaient plusieurs fois par jour.

Les voyageurs suivaient une profonde ravine, engagйs dans la neige
jusqu'а mi-corps, et suant au milieu d'un froid violent. Ils ne
disaient mot. Tout а coup, Bell, placй prиs du docteur, se prend а
regarder celui-ci avec effroi; puis, sans prononcer une parole, il
ramasse une poignйe de neige, et en frotte vigoureusement la figure de
son compagnon.

«Eh bien, Bell!» faisait le docteur en se dйbattant.

Mais Bell continuait et frottait de son mieux.

«Voyons! Bell, reprit le docteur, la bouche, le nez, les yeux pleins
de neige, кtes-vous fou? Qu'y a-t-il donc?

--Il y a, rйpondit Bell, que si vous possйdez encore un nez, c'est а
moi que vous le devrez!

--Un nez! rйpliqua vivement le docteur en portant la main а son
visage.

--Oui, monsieur Clawbonny, vous йtiez complиtement frost-bitten; votre
nez йtait tout blanc quand je vous ai regardй, et sans mon traitement
йnergique vous seriez privй de cet ornement, incommode en voyage, mais
nйcessaire dans l'existence.»

En effet, un peu plus le docteur avait le nez gelй; la circulation du
sang s'йtant heureusement refaite а propos, grвce aux vigoureuses
frictions de Bell, tout danger disparut.

«Merci! Bell, dit le docteur, et а charge de revanche.

--J'y compte, monsieur Clawbonny, rйpondit le charpentier, et plыt au
ciel que nous n'eussions jamais de plus grands malheurs а redouter!

--Hйlas, Bell! reprit le docteur, vous faites allusion а Simpson; le
pauvre garзon est en proie а de terribles souffrances.

--Craignez-vous pour lui? demanda vivement Hatteras

--Oui, capitaine, reprit le docteur.

--Et que craignez-vous?

--Une violente attaque de scorbut; ses jambes enflent dйjа et ses
gencives se prennent; le malheureux est lа, couchй sous les
couvertures du traоneau, а demi gelй, et les chocs ravivent а chaque
instant ses douleurs; je le plains, Hatteras, et je ne puis rien pour
le soulager!

--Pauvre Simpson! murmura Bell.

--Peut-кtre faudrait-il nous arrкter un jour ou deux, reprit le
docteur.

--S'arrкter! s'йcria Hatteras, quand la vie de dix-huit hommes tient а
notre retour!

--Cependant... fit le docteur.

--Clawbonny, Bell, йcoutez-moi, reprit Hatteras; il ne nous reste pas
pour vingt jours de vivres! Voyez si nous pouvons perdre un instant!»

Ni le docteur, ni Bell, ne rйpondirent un seul mot, et le traоneau
reprit sa marche un moment interrompue.

Le soir, on s'arrкta au pied d'un monticule de glace dans lequel Bell
tailla promptement une caverne; les voyageurs s'y rйfugiиrent; le
docteur passa la nuit а soigner Simpson; le scorbut exerзait dйjа sur
le malheureux ses affreux ravages, et les souffrances amenaient une
plainte continuelle sur ses lиvres tumйfiйes.

«Ah! monsieur Clawbonny!

--Du courage, mon garзon! disait le docteur.


--Je n'en reviendrai pas! je le sens! je n'en puis plus! j'aime mieux
mourir!»

A ces paroles dйsespйrйes, le docteur rйpondait par des soins
incessants; quoique brisй lui-mкme des fatigues du jour, il employait
la nuit а composer quelque potion calmante pour le malade; mais dйjа
le lime-juice restait sans action, et les frictions n'empкchaient pas
le scorbut de s'йtendre peu а peu.

Le lendemain, il fallait replacer cet infortunй sur le traоneau,
quoiqu'il demandвt а rester seul, abandonnй, et qu'on le laissвt
mourir en paix; puis on reprenait cette marche effroyable au milieu de
difficultйs sans cesse accumulйes.

Les brumes glacйes pйnйtraient ces trois hommes jusqu'aux os; la
neige, le grйsil, leur fouettaient le visage; ils faisaient le mйtier
de bкte de somme, et n'avaient plus une nourriture suffisante.

Duk, semblable а son maоtre, allait et venait, bravant les fatigues,
toujours alerte, dйcouvrant de lui-mкme la meilleure route а suivre;
on s'en remettait а son merveilleux instinct.

Pendant la matinйe du 23 janvier, au milieu d'une obscuritй presque
complиte, car la lune йtait nouvelle Duk avait pris les devants;
durant plusieurs heures on le perdit de vue; l'inquiйtude prit
Hatteras, d'autant plus que de nombreuses traces d'ours sillonnaient
le sol; il ne savait trop quel parti prendre, quand des aboiements se
firent entendre avec force.

Hatteras hвta la marche du traоneau, et bientфt il rejoignit le fidиle
animal au fond d'une ravine.

Duk, en arrкt, immobile comme s'il eыt йtй pйtrifiй, aboyait devant
une sorte de cairn, fait de quelques pierres а chaux recouvertes d'un
ciment de glace.

«Cette fois, dit le docteur en dйtachant ses courroies, c'est un
cairn, il n'y a pas а s'y tromper.

--Que nous importe? rйpondit Hatteras.

--Hatteras, si c'est un cairn, il peut contenir un document prйcieux
pour nous; il renferme peut-кtre un dйpфt de provisions, et cela vaut
la peine d'y regarder.

--Et quel Europйen aurait poussй jusqu'ici? fit Hatteras en haussant
les йpaules.

--Mais а dйfaut d'Europйens, rйpliqua le docteur, les Esquimaux
n'ont-ils pu faire une cache en cet endroit, et y dйposer les produits
de leur pкche ou de leur chasse? c'est assez leur habitude, ce me
semble,

--Eh bien! voyez, Clawbonny, rйpondit Hatteras; mais je crains bien
que vous n'en soyez pour vos peines.»

Clawbonny et Bell, armйs de pioches, se dirigиrent vers le cairn. Duk
continuait d'aboyer avec fureur. Les pierres а chaux йtaient fortement
cimentйes par la glace; mais quelques coups ne tardиrent pas а les
йparpiller sur le sol.

«Il y a йvidemment quelque chose, dit le docteur.

--Je le crois,» rйpondit Bell.

Ils dйmolirent le cairn avec rapiditй. Bientфt une cachette fut
dйcouverte; dans cette cachette se trouvait un papier tout humide. Le
docteur s'en empara, le coeur palpitant. Hatteras accourut, prit le
document et lut:

«Altam..., _Porpoise_, 13 dйc... 1860, 12..° long... «8..°35' lat...»

«_Le Porpoise_, dit le docteur.

--_Le Porpoise_, rйpйta Hatteras! Je ne connais pas de navire de ce
nom а frйquenter ces mers.

--Il est йvident, reprit le docteur, que des navigateurs, des
naufragйs peut-кtre, ont passй lа depuis moins de deux mois.

--Cela est certain, rйpondit Bell,

--Qu'allons-nous faire? demanda le docteur.

--Continuer notre route, rйpondit froidement Hatteras. Je ne sais ce
qu'est ce navire _le Porpoise_, mais je sais que le brick _le Forward_
attend notre retour.




CHAPITRE XXXI

LA MORT DE SIMPSON.


Le voyage fut repris; l'esprit de chacun s'emplissait d'idлes
nouvelles et inattendues, car une rencontre dans ces terres borйales
est l'йvйnement le plus grave qui puisse se produire. Hatteras
fronзait le sourcil avec inquiйtude.

«_Le Porpoise!_ se demandait-il; qu'est-ce que ce navire? Et que
vient-il faire si prиs du pфle?»

A cette pensйe, un frisson le prenait en dйpit de la tempйrature. Le
docteur et Bell, eux, ne songeaient qu'aux deux rйsultats que pouvait
amener la dйcouverte de ce document: sauver leurs semblables ou кtre
sauvйs par eux.

Mais les difficultйs, les obstacles, les fatigues revinrent bientфt,
et ils ne durent songer qu'а leur propre situation, si dangereuse
alors.

La situation de Simpson empirait; les symptфmes d'une mort prochaine
ne purent кtre mйconnus par le docteur. Celui-ci n'y pouvait rien; il
souffrait cruellement lui-mкme d'une ophthalmie douloureuse qui
pouvait aller jusqu'а la cйcitй, s'il n'y prenait garde. Le crйpuscule
donnait alors une quantitй suffisante de lumiиre, et cette lumiиre,
rйflйchie par les neiges, brыlait les yeux; il йtait difficile de se
protйger contre cette rйflexion, car les verres des lunettes, se
couvrant d'une croыte glacйe, devenaient opaques et interceptaient la
vue. Or, il fallait veiller avec soin aux moindres accidents de la
route et les relever du plus loin possible; force йtait donc de braver
les dangers de l'ophthalmie; cependant le docteur et Bell, se couvrant
les yeux, laissaient tour а tour а chacun d'eux le soin de diriger le
traоneau.

Celui-ci glissait mal sur ses chвssis usйs; le tirage devenait de plus
en plus pйnible; les difficultйs du terrain ne diminuaient pas; on
avait affaire а un continent de nature volcanique, hйrissй et sillonnй
de crкtes vives; les voyageurs avaient dы, peu а peu, s'йlever а une
hauteur de quinze cents pieds pour franchir le sommet des montagnes.
La tempйrature йtait lа plus вpre; les rafales et les tourbillons s'y
dйchaоnaient avec une violence sans йgale, et c'йtait un triste
spectacle que celui de ces infortunйs se traоnant sur ces cimes
dйsolйes.

Ils йtaient pris aussi du mal de la blancheur; cet йclat uniforme
йcoeurait; il enivrait, il donnait le vertige; le sol semblait manquer
et n'offrir aucun point fixe sur cette immense nappe blanche; le
gentiment йprouvй йtait celui du roulis, pendant lequel le pont du
navire fuit sous le pied du marin; les voyageurs ne pouvaient
s'habituer а cet effet, et la continuitй de cette sensation leur
portait а la tкte. La torpeur s'emparait de leurs membres, la
somnolence de leur esprit, et souvent ils marchaient comme des hommes
а peu prиs endormis; alors un chaos, un heurt inattendu, une chute
mкme, les tirait de cette inertie, qui les reprenait quelques instants
plus tard.

Le 25 janvier, ils commencиrent а descendre des pentes abruptes; leurs
fatigues s'accrurent encore sur ces dйclivitйs glacйes; un faux pas,
bien difficile а йviter, pouvait les prйcipiter dans des ravins
profonds, et, lа, ils eussent йtй perdus sans ressource.

Vers le soir, une tempкte d'une violence extrкme balaya les sommets
neigeux; on ne pouvait rйsister а la violence de l'ouragan; il fallait
se coucher а terre; mais la tempйrature йtant fort basse, on risquait
de se faire geler instantanйment.

Bell, aidй d'Hatteras, construisit avec beaucoup de peine une
snow-house, dans laquelle les malheureux cherchиrent un abri; lа, on
prit quelques pincйes de pemmican et un peu de thй chaud; il ne
restait pas quatre gallons d'esprit-de-vin; or il йtait nйcessaire
d'en user pour satisfaire la soif, car il ne faut pas croire que la
neige puisse кtre absorbйe sous sa forme naturelle; on est forcй de la
faire fondre. Dans les pays tempйrйs, oщ le froid descend а peine
au-dessous du point de congйlation, elle ne peut кtre malfaisante;
mais au delа du cercle polaire il en est tout autrement; elle atteint
une tempйrature si basse, qu'il n'est pas plus possible de la saisir
avec la main qu'un morceau de fer rougi а blanc, et cela, quoiqu'elle
conduise trиs-mal la chaleur; il y a donc entre elle et l'estomac une
diffйrence de tempйrature telle, que son absorption produirait une
suffocation vйritable. Les Esquimaux prйfиrent endurer les plus longs
tourments а se dйsaltйrer de cette neige, qui ne peut aucunement
remplacer l'eau et augmente la soif au lieu de l'apaiser. Les
voyageurs ne pouvaient donc йtancher la leur qu'а la condition de
fondre la neige en brыlant l'espritde-vin.

A trois heures du matin, au plus fort de la tempкte, le docteur prit
le quart de veille; il йtait accoudй dans un coin de la maison, quand
une plainte lamentable de Simpson appela son attention; il se leva
pour lui donner ses soins, mais en se levant il se heurta fortement la
tкte а la voыte de glace; sans se prйoccuper autrement de cet
incident, il se courba sur Simpson et se mit а lui frictionner ses
jambes enflйes et bleuвtres; aprиs un quart d'heure de ce traitement,
il voulut se relever, et se heurta la tкte une seconde fois, bien
qu'il fыt agenouillй alors.

«Voilа qui est bizarre,» se dit-il.

Il porta la main au-dessus de sa tкte: la voыte baissait sensiblement.

«Grand Dieu! s'йcria-t-il. Alerte, mes amis!»

A ses cris, Hatteras et Bell se relevиrent vivement, et se heurtиrent
а leur tour; ils йtaient dans une obscuritй profonde.

«Nous allons кtre йcrasйs! dit le docteur; au dehors! au dehors!»

Et tous les trois, traоnant Simpson а travers l'ouverture, ils
quittиrent cette dangereuse retraite; il йtait temps, car les blocs de
glace, mal assujettis, s'effondrиrent avec fracas.

Les infortunйs se trouvaient alors sans abri au milieu de la tempкte,
saisis par un froid d'une rigueur extrкme. Hatteras se hвta de dresser
la tente; on ne put la maintenir contre la violence de l'ouragan, et
il fallut s'abriter sous les plis de la toile, qui fut bientфt chargйe
d'une couche йpaisse de neige; mais au moins cette neige, empкchant la
chaleur de rayonner au dehors, prйserva les voyageurs du danger d'кtre
gelйs vivants.

Les rafales ne cessиrent pas avant le lendemain; en attelant les
chiens insuffisamment nourris, Bell s'aperзut que trois d'entre eux
avaient commencй а ronger leurs courroies de cuir; deux paraissaient
fort malades et ne pouvaient aller loin.

Cependant la caravane reprit sa marche tant bien que mal; il restait
encore soixante milles а franchir avant d'atteindre le point indiquй.

Le 26, Bell, qui allait en avant, appela tout а coup ses compagnons.
Ceux-ci accoururent, et il leur montra d'un air stupйfait un fusil
appuyй sur un glaзon.

«Un fusil!» s'йcria le docteur.

Hatteras le prit; il йtait en bon йtat et chargй.

«Les hommes du _Porpoise_ ne peuvent кtre loin,» dit le docteur.

Hatteras, en examinant l'arme, remarqua qu'elle йtait d'origine
amйricaine; ses mains se crispиrent sur le canon glacй.

«En route! en route!» dit-il d'une voix sourde.

On continua de descendre la pente des montagnes. Simpson paraissait
privй de tout sentiment; il ne se plaignait plus; la force lui
manquait.

La tempкte ne discontinuait pas; la marche du traоneau devenait de
plus en plus lente; on gagnait а peine quelques milles par
vingt-quatre heures, et, malgrй l'йconomie la plus stricte, les vivres
diminuaient sensiblement; mais, tant qu'il en restait au delа de la
quantitй nйcessaire au retour, Hatteras marchait en avant.

Le 27, on trouva presque enfoui sous la neige un sextant, puis une
gourde; celle-ci contenait de l'eau-de-vie, ou plutфt un morceau de
glace, au centre duquel tout l'esprit de cette liqueur s'йtait rйfugiй
sous la forme d'une boule de neige; elle ne pouvait plus servir.

Йvidemment Hatteras suivait sans le vouloir les traces d'une grande
catastrophe; il s'avanзait par le seul chemin praticable, ramassant
les йpaves de quelque naufrage horrible. Le docteur examinait avec
soin si de nouveaux cairns ne s'offriraient pas а sa vue; mais en
vain.

De tristes pensйes lui venaient а l'esprit: en effet, s'il dйcouvrait
ces infortunйs, quels secours pourrait-il leur apporter? Ses
compagnons et lui commenзaient а manquer de tout; leurs vкtements se
dйchiraient, leurs vivres devenaient rares. Que ces naufragйs fussent
nombreux, et ils pйrissaient tous de faim. Hatteras semblait portй а
les fuir! N'avait-il pas raison, lui sur qui reposait le salut de son
йquipage? Devait-il, en ramenant des йtrangers а bord, compromettre la
sыretй de tous?

Mais ces йtrangers, c'йtaient des hommes, leurs semblables, peut-кtre
des compatriotes! Si faible que fыt leur chance de salut, devait-on la
leur enlever? Le docteur voulut connaоtre la pensйe de Bell а cet
йgard. Bell ne rйpondit pas. Ses propres souffrances lui
endurcissaient le coeur. Clawbonny n'osa pas interroger Hatteras: il
s'en rapporta donc а la Providence.

Le 27 janvier, vers le soir, Simpson parut кtre а toute extrйmitй; ses
membres dйjа roidis et glacйs, sa respiration haletante qui formait un
brouillard autour de sa tкte, des soubresauts convulsifs, annonзaient
sa derniиre heure. L'expression de son visage йtait terrible,
dйsespйrйe, avec des regards de colиre impuissante adressйs au
capitaine. Il y avait lа toute une accusation, toute une suite de
reproches muets, mais significatifs, mйritйs peut-кtre!

Hatteras ne s'approchait pas du mourant. Il l'йvitait, il le fuyait,
plus taciturne, plus concentrй, plus rejetй en lui-mкme que jamais!

La nuit suivante fut йpouvantable; la tempкte redoublait de violence;
trois fois la tente fut arrachйe, et le drift de neige s'abattit sur
ces infortunйs, les aveuglant, les glaзant, les perзant de dards aigus
arrachйs aux glaзons environnants. Les chiens hurlaient
lamentablement; Simpson restait exposй а cette cruelle tempйrature.
Bell parvint а rйtablir le misйrable abri de toile, qui, s'il ne
dйfendait pas du froid, protйgeait au moins contre la neige. Mais une
rafale, plus rapide, l'enleva une quatriиme fois, et l'entraоna dans
son tourbillon au milieu d'йpouvantables sifflements.

«Ah! c'est trop souffrir! s'йcria Bell.

--Du courage! du courage!» rйpondit le docteur en s'accrochant а lui
pour ne pas кtre roulй dans les ravins.

Simpson rвlait. Tout а coup, par un dernier effort, il se releva а
demi, tendit son poing fermй vers Hatteras, qui le regardait de ses
yeux fixes, poussa un cri dйchirant et retomba mort au milieu de sa
menace inachevйe.

«Mort! s'йcria le docteur.

--Mort!» rйpйta Bell.

Hatteras, qui s'avanзait vers le cadavre, recula sous la violence du
vent.

C'йtait donc le premier de cet йquipage qui tombait frappй par ce
climat meurtrier, le premier а ne jamais revenir au port, le premier а
payer de sa vie, aprиs d'incalculables souffrances, l'entкtement
intraitable du capitaine. Ce mort l'avait traitй d'assassin, mais
Hatteras ne courba pas la tкte sous l'accusation. Cependant, une
larme, glissant de sa paupiиre, vint se congeler sur sa joue pвle.

Le docteur et Bell le regardaient avec une sorte de terreur. Arc-boutй
sur son long bвton, il apparaissait comme le gйnie de ces rйgions
hyperborйennes, droit au milieu des rafales surexcitйes, et sinistre
dans son effrayante immobilitй.

Il demeura debout, sans bouger, jusqu'aux premiиres lueurs du
crйpuscule, hardi, tenace, indomptable, et semblant dйfier la tempкte
qui mugisssait autour de lui.




CHAPITRE XXXII.

LE RETOUR AU FORWARD.


Le vent se calma vers six heures du matin, et, passant subitement dans
le nord, il chassa les nuages du ciel; le thermomиtre marquait
trente-trois degrйs au dessous de zйro (-37° centigr.). Les premiиres
lueurs du crйpuscule argentaient cet horizon qu'elles devaient dorer
quelques jours plus tard.

Hatteras vint auprиs de ses deux compagnons abattus, et d'une voix
douce et triste il leur dit:

«Mes amis, plus de soixante milles nous sйparent encore du point
signalй par sir Edward Belcher. Nous n'avons que le strict nйcessaire
de vivres pour rejoindre le navire. Aller plus loin, ce serait nous
exposer а une mort certaine, sans profit pour personne. Nous allons
retourner sur nos pas.

--C'est lа une bonne rйsolution, Hatteras, rйpondit le docteur; je
vous aurais suivi jusqu'oщ il vous eыt plut de me mener, mais notre
santй s'affaiblit de jour en jour; а peine pouvons-nous mettre un pied
devant l'autre; j'approuve complиtement ce projet de retour.

--Est-ce йgalement votre avis, Bell? demanda Hatteras.

--Oui, capitaine, rйpondit le charpentier.

--Eh bien, reprit Hatteras, nous allons prendre deux jours de repos.
Ce n'est pas trop. Le traоneau a besoin de rйparations importantes. Je
pense donc que nous devons construire une maison de neige, dans
laquelle puissent se refaire nos forces.

Ce point dйcidй, les trois hommes se mirent а l'ouvrage avec ardeur;
Bell prit les prйcautions nйcessaires pour assurer la soliditй de sa
construction, et bientфt une retraite suffisante s'йleva au fond de la
ravine oщ la derniиre halte avait eu lieu.

Hatteras s'йtait fait sans doute une violence extrкme pour interrompre
son voyage! tant de peines, de fatigues perdues! une excursion
inutile, payйe de la mort d'un homme! Revenir а bord sans un morceau
de charbon! qu'allait devenir l'йquipage? qu'allait-il faire sous
l'inspiration de Richard Shandon? Mais Hatteras ne pouvait lutter
davantage.

Tous ses soins se reportиrent alors sur les prйparatifs du retour; le
traоneau fut rйparй, sa charge avait bien diminuй d'ailleurs, et ne
pesait pas deux cents livres. On raccommoda les vкtements usйs,
dйchirйs, imprйgnйs de neige et durcis par la gelйe; des moccassins et
des snow-shoes nouveaux remplacиrent les anciens mis hors d'usage. Ces
travaux prirent la journйe du 29 et la matinйe du 30; d'ailleurs, les
trois voyageurs se reposaient de leur mieux et se rйconfortaient pour
l'avenir.

Pendant ces trente-six heures passйes dans la maison de neige et sur
les glaзons de la ravine, le docteur avait observй Duk, dont les
singuliиres allures ne lui semblaient pas naturelles; l'animal
tournait sans cesse en faisant mille circuits imprйvus qui
paraissaient avoir entre eux un centre commun; c'йtait une sorte
d'йlйvation, de renflement du sol produit par diffйrentes couches de
glaces superposйes; Duk, en contournant ce point, aboyait а petit
bruit, remuant sa queue avec impatience, regardant son maоtre et
semblant l'interroger.

Le docteur, aprиs avoir rйflйchi, attribua cet йtat d'inquiйtude а la
prйsence du cadavre de Simpson, que ses compagnons n'avaient pas
encore eu le temps d'enterrer.

Il rйsolut donc de procйder а cette triste cйrйmonie le jour mкme; on
devait repartir le lendemain matin des le crйpuscule.

Bell et le docteur se munirent de pioches et se dirigиrent vers le
fond de la ravine; l'йminence signalйe par Duk offrait un emplacement
favorable pour y dйposer le cadavre; il fallait l'inhumer profondйment
pour le soustraire а la griffe des ours.

Le docteur et Bell commencиrent par enlever la couche superficielle de
neige molle, puis ils attaquиrent la glace durcie; au troisiиme coup
de pioche, le docteur rencontra un corps dur qui se brisa; il en
retira les morceaux, et reconnut les restes d'une bouteille de verre.

De son cфtй, Bell mettait а jour un sac racorni, et dans lequel se
trouvaient des miettes de biscuit parfaitement conservй.

«Hein? fit le docteur.

--Qu'est-ce que cela veut dire?» demanda Bell en suspendant son
travail.

Le docteur appela Hatteras, qui vint aussitфt.

Duk aboyait avec force, et, de ses pattes, il essayait de creuser
l'йpaisse couche de glace.

«Est-ce que nous aurions mis la main sur un dйpфt de provisions? dit
le docteur.

--Cela y ressemble, rйpondit Bell.

--Continuez!» fit Hatteras.

Quelques dйbris d'aliments furent encore retirйs, et une caisse au
quart pleine de pemmican.

«Si c'est une cache, dit Hatteras, les ours l'ont certainement visitйe
avant nous. Voyez, ces provisions ne sont pas intactes.

--Cela est а craindre, rйpondit le docteur, car...»

Il n'acheva pas sa phrase; un cri de Bell venait de l'interrompre: ce
dernier, йcartant un bloc assez fort, montrait une jambe roide et
glacйe qui sortait par l'interstice des glaзons.

«Un cadavre! s'йcria le docteur.

--Ce n'est pas une cache, rйpondit Hatteras, c'est une tombe.»

Le cadavre, mis а l'air, йtait celui d'un matelot d'une trentaine
d'annйes, dans un йtat parfait de conservation; il avait le vкtement
des navigateurs arctiques; le docteur ne put dire а quelle йpoque
remontait sa mort.

Mais aprиs ce cadavre Bell en dйcouvrit un second, celui d'un homme de
cinquante ans, portant encore sur sa figure la trace des souffrances
qui l'avaient tuй.

«Ce ne sont pas des corps enterrйs, s'йcria le docteur; ces malheureux
ont йtй surpris par la mort, tels que nous les trouvons.

--Vous avez raison, monsieur Clawbonny, rйpondit Bell.

--Continuez! continuez!» disait Hatteras.

Bell osait а peine. Qui pouvait dire ce que ce monticule de glace
renfermait de cadavres humains!

«Ces gens ont йtй victimes de l'accident qui a failli nous arriver а
nous-mкmes, dit le docteur; leur maison de neige s'est affaissйe.
Voyons si quelqu'un d'eux ne respire pas encore!»

La place fut dйblayйe avec rapiditй, et Bell ramena un troisiиme
corps, celui d'un homme de quarante ans; il n'avait pas l'apparence
cadavйrique des autres; le docteur se baissa sur lui, et crut
surprendre encore quelques symptфmes d'existence.

«Il vit! il vit! s'йcria-t-il.

Bell et lui transportиrent ce corps dans la maison da neige, tandis
qu'Hatteras, immobile, considйrait la demeure йcroulйe.

Le docteur dйpouilla entiиrement le malheureux exhumй; il ne trouva
sur lui aucune trace de blessure; aidй de Bell, il le frictionna
vigoureusement avec des йtoupes imbibйes d'esprit-de-vin, et il sentit
peu а peu la vie renaоtre; mais l'infortunй йtait dans un йtat de
prostration absolue, et complиtement privй de la parole; sa langue
adhйrait а son palais, comme gelйe.

Le docteur chercha dans les poches de ses vкtements; elles йtaient
vides. Donc pas de document. Il laissa Bell continuer ses frictions et
revint vers Hatteras.

Celui-ci, descendu dans les cavitйs de la maison de neige, avait
fouillй le sol avec soin, et remontait en tenant а la main un fragment
а demi brыlй d'une enveloppe de lettre. On pouvait encore y lire ces
mots:

	... tamont, .... _orpoise_ w-Yorck,

«Altamont, s'йcria le docteur! du navire _le Porpoise_! de New-York!

--Un Amйricain! fit Hatteras en tressaillant.

--Je le sauverai! dit le docteur, j'en rйponds, et nous saurons le mot
de cette йpouvantable йnigme.»

Il retourna prиs du corps d'Altamont, tandis qu'Hatteras demeurait
pensif. Grвce а ses soins, le docteur parvint а rappeler l'infortunй а
la vie, mais non au sentiment; il ne voyait, ni n'entendait, ni ne
parlait, mais enfin il vivait!

Le lendemain matin, Hatteras dit au docteur

«Il faut cependant que nous partions.

--Partons, Hatteras! le traоneau n'est pas chargй; nous y
transporterons ce malheureux, et nous le ramиnerons au navire.

--Faites, dit Hatteras. Mais auparavant ensevelissons ces cadavres.»

Les deux matelots inconnus furent replacйs sous les dйbris de la
maison de neige; le cadavre de Simpson vint remplacer le corps
d'Altamont.

Les trois voyageurs donnиrent, sous forme de priиre, un dernier
souvenir а leur compagnon, et, а sept heures du matin, ils reprirent
leur marche vers le navire.

Deux des chiens d'attelage йtant morts, Duk vint de lui-mкme s'offrir
pour tirer le traоneau, et il le fоt avec la conscience et la
rйsolution d'un groлnlandais.

Pendant vingt jours, du 31 janvier au 19 fйvrier, le retour prйsenta а
peu prиs les mкmes pйripйties que l'aller. Seulement, dans ce mois de
fйvrier, le plus froid de l'hiver, la glace offrit partout une surface
rйsistante; les voyageurs souffrirent terriblement de la tempйrature,
mais non des tourbillons et du vent.

Le soleil avait reparu pour la premiиre fois depuis le 31 janvier;
chaque jour il se maintenait davantage au-dessus de l'horizon. Bell et
le docteur йtaient au bout de leurs forces, presque aveugles et а demi
йcloppйs; le charpentier ne pouvait marcher sans bйquilles.

Altamont vivait toujours, mais dans un йtat d'insensibilitй complиte;
parfois on dйsespйrait de lui, mais des soins intelligents le
ramenaient а l'existence! Et cependant le brave docteur aurait eu
grand besoin de se soigner lui-mкme, car sa santй s'en allait avec les
fatigues.

Hatteras songeait au _Forward_! а son brick! Dans quel йtat allait-il
le retrouver? Que se serait-il passй а bord? Johnson aurait-il pu
rйsister а Shandon et aux siens? Le froid avait йtй terrible! Avait-on
brыlй le malheureux navire? ses mвts, sa carиne, йtaient-ils
respectйs?

En pensant а tout cela, Hatteras marchait en avant, comme s'il eыt
voulu voir son _Forward_ de plus loin.

Le 24 fйvrier, au matin, il s'arrкta subitement. A trois cents pas
devant lui, une lueur rougeвtre apparaissait, au-dessus de laquelle se
balanзait une immense colonne de fumйe noirвtre qui se perdait dans
les brumes grises du ciel!

«Cette fumйe!» s'йcria-t-il.

Son coeur battit а se briser.

--Voyez! lа-bas! cette fumйe! dit-il а ses deux compagnons qui
l'avaient rejoint; mon navire brыle!

--Mais nous sommes encore а plus de trois milles de lui, repartit
Bell. Ce ne peut кtre _le Forward_!

--Si, rйpondit le docteur, c'est lui; il se produit un phйnomиne de
mirage qui le fait paraоtre plus rapprochй de nous!

--Courons!» s'йcria Hatteras en devanзant ses compagnons.

Ceux-ci, abandonnant le traоneau а la garde de Duk, s'йlancиrent
rapidement sur les traces du capitaine.

Une heure aprиs, ils arrivaient en vue du navire. Speclacle horrible!
le brick brыlait au milieu des glaces qui se fondaient autour de lui;
les flammes enveloppaient sa coque, et la brise du sud rapportait а
l'oreille d'Hatteras des craquements inaccoutumйs.

A cinq cents pas, un homme levait les bras avec dйsespoir; il restait
lа, impuissant, en face de cet incendie qui tordait _le Forward_ dans
ses flammes.

Cet homme йtait seul, et cet homme, c'йtait le vieux Johnson.

Hatteras courut а lui.

«Mon navire! mon navire! demanda-t-il d'une voix altйrйe.

--Vous! capitaine! rйpondit Johnson, vous! arrкtez! pas un pas de
plus!

--Eh bien? demanda Hatteras avec un terrible accent de menace.

--Les misйrables! rйpondit Johnson; partis depuis quarante-huit
heures, aprиs avoir incendiй le navire;

--Malйdiction!» s'йcria Hatteras.

Alors une explosion formidable se produisit; la terre trembla; les
ice-bergs se couchиrent sur le champ de glace; une colonne de fumйe
alla s'enrouler dans les nuages, et _le Forward_, йclatant sous
l'effort de sa poudriиre enflammйe, se perdit dans un abоme de feu.

Le docteur et Bell arrivaient en ce moment auprиs d'Hatteras.
Celui-ci, abоmй dans son dйsespoir, se releva tout d'un coup.

«Mes amis, dit-il d'une voix йnergique, les lвches ont pris la fuite!
les forts rйussiront! Johnson, Bell, vous avez le courage; docteur,
vous avez la science; moi, j'ai la foi! le pфle nord est lа-bas! а
l'oeuvre donc, а l'oeuvre!»

Les compagnons d'Hatteras se sentirent renaоtre а ces mвles paroles.

Et cependant, la situation йtait terrible pour ces quatre hommes et ce
mourant, abandonnйs sans ressource, perdus, seuls, sous le
quatre-vingtiиme degrй de latitude, au plus profond des rйgions
polaires!






SECONDE PARTIE

LE DЙSERT DE GLACE




CHAPITRE I

L'INVENTAIRE DU DOCTEUR


C'йtait un hardi dessein qu'avait eu le capitaine Hatteras de s'йlever
jusqu'au nord, et de rйserver а l'Angleterre, sa patrie, la gloire de
dйcouvrir le pфle borйal du monde. Cet audacieux marin venait de faire
tout ce qui йtait dans la limite des forces humaines. Aprиs avoir
luttй pendant neuf mois contre les courants, contre les tempкtes,
aprиs avoir brisй les montagnes de glace et rompu les banquises, aprиs
avoir luttй contre les froids d'un hiver sans prйcйdent dans les
rйgions hyperborйennes, aprиs avoir rйsumй dans son expйdition les
travaux de ses devanciers, contrфlй et refait pour ainsi dire
l'histoire des dйcouvertes polaires, aprиs avoir poussй son brick le
_Forward_ au-delа des mers connues, enfin, aprиs avoir accompli la
moitiй de la tвche, il voyait ses grands projets subitement anйantis!
La trahison ou plutфt le dйcouragement de son йquipage usй par les
йpreuves, la folie criminelle de quelques meneurs, le laissaient dans
une йpouvantable situation: des dix-huit hommes embarquйs а bord du
brick, il en restait quatre, abandonnйs sans ressource, sans navire, а
plus de deux mille cinq cents milles de leur pays!

L'explosion du _Forward_, qui venait de sauter devant eux, leur
enlevait les derniers moyens d'existence.

Cependant, le courage d'Hatteras ne faiblit pas en prйsence de cette
terrible catastrophe. Les compagnons qui lui restaient, c'йtaient les
meilleurs de son йquipage, des gens hйroпques. Il avait fait appel а
l'йnergie, а la science du docteur Clawbonny. au dйvouement de Johnson
et de Bell, а sa propre foi dans son entreprise, il osa parler
d'espoir dans cette situation dйsespйrйe; il fut entendu de ses
vaillants camarades, et le passй d'hommes aussi rйsolus rйpondait de
leur courage а venir.

Le docteur, aprиs les йnergiques paroles du capitaine, voulut se
rendre un compte exact de la situation, et, quittant ses compagnons
arrкtйs а cinq cents pas du bвtiment, il se dirigea vers le thйвtre de
la catastrophe.

Du _Forward_, de ce navire construit avec tant de soin, de ce brick si
cher, il ne restait plus rien; des glaces convulsionnйes, des dйbris
informes, noircis, calcinйs, des barres de fer tordues, des morceaux
de cвbles brыlant encore comme des boutefeux d'artillerie, et, au
loin, quelques spirales de fumйe rampant за et lа sur l'ice-field,
tйmoignaient de la violence de l'explosion. Le canon du gaillard
d'avant, rejetй а plusieurs toises, s'allongeait sur un glaзon
semblable а un affыt. Le sol йtait jonchй de fragments de toute nature
dans un rayon de cent toises; la quille du brick gisait sous un amas
de glaces; les icebergs, en partie fondus а la chaleur de l'incendie,
avaient dйjа recouvrй leur duretй de granit.

Le docteur se prit а songer alors а sa cabine dйvastйe, а ses
collections perdues, а ses instruments prйcieux mis en piиces, а ses
livres lacйrйs, rйduits en cendre. Tant de richesses anйanties! Il
contemplait d'un oeil humide cet immense dйsastre, pensant, non pas а
l'avenir, mais а cet irrйparable malheur qui le frappait si
directement.

Il fut bientфt rejoint par Johnson; la figure du vieux marin portait
la trace de ses derniиres souffrances; il avait dы lutter contre ses
compagnons rйvoltйs, en dйfendant le navire confiй а sa garde.

Le docteur lui tendit une main que le maоtre d'йquipage serra
tristement.

«Qu'allons-nous devenir, mon ami? dit le docteur.

--Qui peut le prйvoir? rйpondit Johnson.

--Avant tout, reprit le docteur, ne nous abandonnons pas au dйsespoir,
et soyons hommes!

--Oui, monsieur Clawbonny, rйpondit le vieux marin, vous avez raison;
c'est au moment des grands dйsastres qu'il faut prendre les grandes
rйsolutions; nous sommes dans une vilaine passe; songeons а nous en
tirer.

--Pauvre navire! dit en soupirant le docteur; je m'йtais attachй а
lui; je l'aimais comme on aime son foyer domestique, comme la maison
oщ l'on a passй sa vie entiиre, et il n'en reste pas un morceau
reconnaissable!

--Qui croirait, monsieur Clawbonny, que cet assemblage de poutres et
de planches pыt ainsi nous tenir au coeur!

--Et la chaloupe? reprit le docteur en cherchant du regard autour de
lui, elle n'a mкme pas йchappй а la destruction?

--Si, monsieur Clawbonny, Shandon et les siens, qui nous ont
abandonnйs, l'ont emmenйe avec eux!

--Et la pirogue?

--Brisйe en mille piиces! tenez, ces quelques plaques de fer-blanc
encore chaudes, voilа tout ce qu'il en reste.

--Nous n'avons plus alors que l'halkett-boat[1]?

  [1] Canot de caoutchouc, fait en forme de vкtement, et qui se gonfle
    а volontй.

--Oui, grвce а l'idйe que vous avez eue de l'emporter dans votre
excursion.

--C'est peu, dit le docteur.

--Les misйrables traоtres qui ont fui! s'йcria Johnson. Puisse le ciel
les punir comme ils le mйritent!

--Johnson, rйpondit doucement le docteur, il ne faut pas oublier que
la souffrance les a durement йprouvйs! Les meilleurs seuls savent
rester bons dans le malheur, lа oщ les faibles succombent! Plaignons
nos compagnons d'infortune, et ne les maudissons pas!»

Aprиs ces paroles, le docteur demeura pendant quelques instants
silencieux, et promena des regards inquiets sur le pays.

«Qu'est devenu le traоneau? demanda Johnson.

--Il est restй а un mille en arriиre.

--Sous la garde de Simpson?

--Non! mon ami. Simpson, le pauvre Simpson a succombй а la fatigue.

--Mort! s'йcria le maоtre d'йquipage.

--Mort! rйpondit le docteur.

--L'infortunй! dit Johnson, et qui sait, pourtant, si nous ne devrions
pas envier son sort!

--Mais, pour un mort que nous avons laissй, reprit le docteur, nous
rapportons un mourant.

--Un mourant?

--Oui! le capitaine Altamont.»

Le docteur fit en quelques mots au maоtre d'йquipage le rйcit de leur
rencontre.

«Un Amйricain! dit Johnson en rйflйchissant.

--Oui, tout nous porte а croire que cet homme est citoyen de l'Union.
Mais qu'est-ce que ce navire le _Porpoise_ йvidemment naufragй, et que
venait-il faire dans ces rйgions?

--Il venait y pйrir, rйpondit Johnson; il entraоnait son йquipage а la
mort, comme tous ceux que leur audace conduit sous de pareils cieux!
Mais, au moins, monsieur Clawbonny, le but de votre excursion a-t-il
йtй atteint?

--Ce gisement de charbon! rйpondit le docteur.

--Oui », fit Johnson.

Le docteur secoua tristement la tкte.

« Rien? dit le vieux marin.

--Rien! les vivres nous ont manquй, la fatigue nous a brisйs en route!
Nous n'avons pas mкme gagnй la cфte signalйe par Edward Belcher!

--Ainsi, reprit le vieux marin, pas de combustible?

--Non!

--Pas de vivres?

--Non!

--Et plus de navire pour regagner l'Angleterre! »

Le docteur et Johnson se turent. Il fallait un fier courage pour
envisager en face cette terrible situation.

« Enfin, reprit le maоtre d'йquipage, notre position est franche, au
moins! nous savons а quoi nous en tenir! Mais allons au plus pressй;
la tempйrature est glaciale; il faut construire une maison de neige.

--Oui, rйpondit le docteur, avec l'aide de Bell, ce sera facile; puis
nous irons chercher le traоneau, nous ramиnerons l'Amйricain, et nous
tiendrons conseil avec Hatteras.

--Pauvre capitaine! fit Johnson, qui trouvait moyen de s'oublier
lui-mкme, il doit bien souffrir! »

Le docteur et le maоtre d'йquipage revinrent vers leurs compagnons.

Hatteras йtait debout, immobile, les bras croisйs suivant son
habitude, muet et regardant l'avenir dans l'espace. Sa figure avait
repris sa fermetй habituelle. A quoi pensait cet homme extraordinaire?
Se prйoccupait-il de sa situation dйsespйrйe ou de ses projets
anйantis? Songeait-il enfin а revenir en arriиre puisque les hommes,
les йlйments, tout conspirait contre sa tentative?

Personne n'eыt pu connaоtre sa pensйe. Elle ne se trahissait pas
au-dehors. Son fidиle Duk demeurait prиs de lui, bravant а ses cфtйs
une tempйrature tombйe а trente-deux degrйs au-dessous de zйro (-36°
centigrades).

Bell, йtendu sur la glace, ne faisait aucun mouvement; il semblait
inanimй; son insensibilitй pouvait lui coыter la vie; il risquait de
se faire geler tout d'un bloc.

Johnson le secoua vigoureusement, le frotta de neige, et parvint non
sans peine а le tirer de sa torpeur.

«Allons, Bell, du courage! lui dit-il; ne te laisse pas abattre;
relиve-toi; nous avons а causer ensemble de la situation, et il nous
faut un abri! As-tu donc oubliй comment se fait une maison de neige?
Viens m'aider, Bell! Voilа un iceberg qui ne demande qu'а se laisser
creuser! Travaillons! Cela nous redonnera ce qui ne doit pas manquer
ici, du courage et du coeur! »

Bell, un peu remis а ces paroles, se laissa diriger par le vieux
marin.

« Pendant ce temps, reprit celui-ci, monsieur Clawbonny prendra la
peine d'aller jusqu'au traоneau et le ramиnera avec les chiens.

--Je suis prкt а partir, rйpondit le docteur; dans une heure, je serai
de retour.

--L'accompagnez-vous, capitaine? » ajouta Johnson en se dirigeant vers
Hatteras.

Celui-ci, quoique plongй dans ses rйflexions, avait entendu la
proposition du maоtre d'йquipage, car il lui rйpondit d'une voix
douce:

« Non, mon ami, si le docteur veut bien se charger de ce soin.... Il
faut qu'avant la fin de la journйe une rйsolution soit prise, et j'ai
besoin d'кtre seul pour rйflйchir. Allez. Faites ce que vous jugerez
convenable pour le prйsent. Je songe а l'avenir. »

Johnson revint vers le docteur.

« C'est singulier, lui dit-il, le capitaine semble avoir oubliй toute
colиre; jamais sa voix ne m'a paru si affable.

--Bien! rйpondit le docteur; il a repris son sang-froid. Croyez-moi,
Johnson, cet homme-lа est capable de nous sauver! »

Ces paroles dites, le docteur s'encapuchonna de son mieux, et, le
bвton ferrй а la main, il reprit le chemin du traоneau, au milieu de
cette brume que la lune rendait presque lumineuse.

Johnson et Bell se mirent immйdiatement а l'ouvrage; le vieux marin
excitait par ses paroles le charpentier, qui travaillait en silence;
il n'y avait pas а bвtir, mais а creuser seulement un grand bloc; la
glace, trиs dure, rendait pйnible l'emploi du couteau; mais, en
revanche, cette duretй assurait la soliditй de la demeure; bientфt
Johnson et Bell purent travailler а couvert dans leur cavitй, rejetant
au-dehors ce qu'ils enlevaient а la masse compacte.

Hatteras marchait de temps en temps, et s'arrкtait court; йvidemment,
il ne voulait pas aller jusqu'а l'emplacement de son malheureux brick.

Ainsi qu'il l'avait promis, le docteur fut bientфt de retour; il
ramenait Altamont йtendu sur le traоneau et enveloppй des plis de la
tente; les chiens groлnlandais, maigris, йpuisйs, affamйs, tiraient а
peine, et rongeaient leurs courroies; il йtait temps que toute cette
troupe, bкtes et gens, prоt nourriture et repos.

Pendant que la maison se creusait plus profondйment, le docteur, en
furetant de cфtй et d'autre, eut le bonheur de trouver un petit poкle
que l'explosion avait а peu prиs respectй et dont le tuyau dйformй put
кtre redressй facilement; le docteur l'apporta d'un air triomphant. Au
bout de trois heures, la maison de glace йtait logeable; on y installa
le poкle; on le bourra avec les йclats de bois; il ronfla bientфt, et
rйpandit une bienfaisante chaleur.

L'Amйricain fut introduit dans la demeure et couchй au fond sur les
couvertures; les quatre Anglais prirent place au feu. Les derniиres
provisions du traоneau, un peu de biscuit et du thй brыlant, vinrent
les rйconforter tant bien que mal. Hatteras ne parlait pas, chacun
respecta son silence.

Quand ce repas fut terminй, le docteur fit signe а Johnson de le
suivre au-dehors.

« Maintenant, lui dit-il, nous allons faire l'inventaire de ce qui
nous reste. Il faut que nous connaissions exactement l'йtat de nos
richesses; elles sont rйpandues зa et lа; il s'agit de les rassembler;
la neige peut tomber d'un moment а l'autre, et il nous serait
impossible de retrouver ensuite la moindre йpave du navire.

--Ne perdons pas de temps alors, rйpondit Johnson; vivres et bois,
voilа ce qui a pour nous une importance immйdiate.

--Eh bien, cherchons chacun de notre cфtй, rйpondit le docteur, de
maniиre а parcourir tout le rayon de l'explosion; commenзons par le
centre, puis nous gagnerons la circonfйrence.»

Les deux compagnons se rendirent immйdiatement au lit de glace
qu'avait occupй le _Forward_; chacun examina avec soin, а la lumiиre
douteuse de la lune, les dйbris du navire. Ce fut une vйritable
chasse. Le docteur y apporta la passion, pour ne pas dire le plaisir
d'un chasseur, et le coeur lui battait fort quand il dйcouvrait
quelque caisse а peu prиs intacte; mais la plupart йtaient vides, et
leurs dйbris jonchaient le champ de glace.

La violence de l'explosion avait йtй considйrable. Un grand nombre
d'objets n'йtaient plus que cendre et poussiиre. Les grosses piиces de
la machine gisaient за et lа, tordues ou brisйes; les branches rompues
de l'hйlice, lancйes а vingt toises du navire, pйnйtraient
profondйment dans la neige durcie; les cylindres faussйs avaient йtй
arrachйs de leurs tourillons; la cheminйe, fendue sur toute sa
longueur et а laquelle pendaient encore des bouts de chaоnes,
apparaissait а demi йcrasйe sous un йnorme glaзon; les clous, les
crochets, les capes de mouton, les ferrures du gouvernail, les
feuilles du doublage, tout le mйtal du brick s'йtait йparpillй au loin
comme une vйritable mitraille.

Mais ce fer, qui eыt fait la fortune d'une tribu d'Esquimaux, n'avait
aucune utilitй dans la circonstance actuelle; ce qu'il fallait
rechercher, avant tout, c'йtaient les vivres, et le docteur faisait
peu de trouvailles en ce genre.

« Cela va mal, se disait-il; il est йvident que la cambuse, situйe
prиs de la soute aux poudres, a dы кtre entiиrement anйantie par
l'explosion; ce qui n'a pas brыlй doit кtre rйduit en miettes. C'est
grave, et si Johnson ne fait pas meilleure chasse que moi, je ne vois
pas trop ce que nous deviendrons. »

Cependant, en йlargissant le cercle de ses recherches, le docteur
parvint а recueillir quelques restes de pemmican[1], une quinzaine de
livres environ, et quatre bouteilles de grиs qui, lancйes au loin sur
une neige encore molle, avaient йchappй а la destruction et
renfermaient cinq ou six pintes d'eau-de-vie.

  [1]  Prйparation de viande condensйe.

Plus loin, il ramassa deux paquets de graines de chochlearia; cela
venait а propos pour compenser la perte du lime-juice, si propre а
combattre le scorbut.

Au bout de deux heures, le docteur et Johnson se rejoignirent. Ils se
firent part de leurs dйcouvertes; elles йtaient malheureusement peu
importantes sous le rapport des vivres: а peine quelques piиces de
viande salйe, une cinquantaine de livres de pemmican, trois sacs de
biscuit, une petite rйserve de chocolat, de l'eau-de-vie et environ
deux livres de cafй rйcoltй grain а grain sur la glace.

Ni couvertures, ni hamacs, ni vкtements, ne purent кtre retrouvйs;
йvidemment l'incendie les avait dйvorйs.

En somme, le docteur et le maоtre d'йquipage recueillirent des vivres
pour trois semaines au plus du strict nйcessaire; c'йtait peu pour
refaire des gens йpuisйs. Ainsi, par suite de circonstances
dйsastreuses, aprиs avoir manquй de charbon, Hatteras se voyait а la
veille de manquer d'aliments.

Quant au combustible fourni par les йpaves du navire, les morceaux de
ses mвts et de sa carиne, il pouvait durer trois semaines environ;
mais encore le docteur, avant de l'employer au chauffage de la maison
de glace, voulut savoir de Johnson si, de ces dйbris informes, on ne
saurait pas reconstruire un petit navire, ou tout au moins une
chaloupe.

« Non, monsieur Clawbonny, lui rйpondit le maоtre d'йquipage, il n'y
faut pas songer; il n'y a pas une piиce de bois intacte dont on puisse
tirer parti; tout cela n'est bon qu'а nous chauffer pendant quelques
jours, et aprиs....

--Aprиs? dit le docteur.

--A la grвce de Dieu! » rйpondit le brave marin.

Cet inventaire terminй, le docteur et Johnson revinrent chercher le
traоneau; ils y attelиrent, bon grй, mal grй, les pauvres chiens
fatiguйs, retournиrent sur le thйвtre de l'explosion, chargиrent ces
restes de la cargaison si rares, mais si prйcieux, et les rapportиrent
auprиs de la maison de glace; puis, а demi gelйs, ils prirent place
auprиs de leurs compagnons d'infortune.




CHAPITRE II

LES PREMIИRES PAROLES D'ALTAMONT


Vers les huit heures du soir, le ciel se dйgagea pendant quelques
instants de ses brumes neigeuses; les constellations brillиrent d'un
vif йclat dans une atmosphиre plus refroidie.

Hatteras profita de ce changement pour aller prendre la hauteur de
quelques йtoiles. Il sortit sans mot dire, en emportant ses
instruments. Il voulait relever la position et savoir si l'ice-field
n'avait pas encore dйrivй.

Au bout d'une demi-heure, il rentra, se coucha dans un angle de la
maison, et resta plongй dans une immobilitй profonde qui ne devait pas
кtre celle du sommeil.

Le lendemain, la neige se reprit а tomber avec une grande abondance;
le docteur dut se fйliciter d'avoir entrepris ses recherches dиs la
veille, car un vaste rideau blanc recouvrit bientфt le champ de glace,
et toute trace de l'explosion disparut sous un linceul de trois pieds
d'йpaisseur.

Pendant cette journйe, il ne fut pas possible de mettre le pied
dehors; heureusement, l'habitation йtait confortable, ou tout au moins
paraissait telle а ces voyageurs harassйs. Le petit poкle allait bien,
si ce n'est par de violentes rafales qui repoussaient parfois la fumйe
а l'intйrieur; sa chaleur procurait en outre des boissons brыlantes de
thй ou de cafй, dont l'influence est si merveilleuse par ces basses
tempйratures.

Les naufragйs, car on peut vйritablement leur donner ce nom,
йprouvaient un bien-кtre auquel ils n'йtaient plus accoutumйs depuis
longtemps; aussi ne songeaient-ils qu'а ce prйsent, а cette
bienfaisante chaleur, а ce repos momentanй, oubliant et dйfiant
presque l'avenir, qui les menaзait d'une mort si prochaine.

L'Amйricain souffrait moins et revenait peu а peu а la vie; il ouvrait
les yeux, mais il ne parlait pas encore; ses lиvres portaient les
traces du scorbut et ne pouvaient formuler un son; cependant, il
entendait, et fut mis au courant de la situation. Il remua la tкte en
signe de remerciement; il se voyait sauvй de son ensevelissement sous
la neige, et le docteur eut la sagesse de ne pas lui apprendre de quel
court espace de temps sa mort йtait retardйe, car enfin, dans quinze
jours, dans trois semaines au plus, les vivres manqueraient
absolument.

Vers midi, Hatteras sortit de son immobilitй; il se rapprocha du
docteur, de Johnson et de Bell.

« ­Mes amis, leur dit-il, nous allons prendre ensemble une rйsolution
dйfinitive sur ce qui nous reste а faire. Auparavant, je prierai
Johnson de me dire dans quelles circonstances cet acte de trahison qui
nous perd a йtй accompli.

--A quoi bon le savoir? rйpondit le docteur; le fait est certain, il
n'y faut plus penser.

--J'y pense, au contraire, rйpondit Hatteras. Mais, aprиs le rйcit de
Johnson, je n'y penserai plus.

--Voici donc ce qui est arrivй, rйpondit le maоtre d'йquipage. J'ai
tout fait pour empкcher ce crime....

--J'en suis sыr, Johnson, et j'ajouterai que les meneurs avaient
depuis longtemps l'idйe d'en arriver lа.

--C'est mon opinion, dit le docteur.

--C'est aussi la mienne, reprit Johnson; car presque aussitфt aprиs
votre dйpart, capitaine, dиs le lendemain, Shandon, aigri contre vous,
Shandon, devenu mauvais, et, d'ailleurs, soutenu par les autres, prit
le commandement du navire; je voulus rйsister, mais en vain. Depuis
lors, chacun fit а peu prиs а sa guise; Shandon laissait agir; il
voulait montrer а l'йquipage que le temps des fatigues et des
privations йtait passй. Aussi, plus d'йconomie d'aucune sorte; on fit
grand feu dans le poкle; on brыlait а mкme le brick. Les provisions
furent mises а la discrйtion des hommes, les liqueurs aussi, et, pour
des gens privйs depuis longtemps de boissons spiritueuses, je vous
laisse а penser quel abus ils en firent! Ce fut ainsi depuis le 7
jusqu'au 15 janvier.

--Ainsi, dit Hatteras d'une voix grave, ce fut Shandon qui poussa
l'йquipage а la rйvolte?

--Oui, capitaine.

--Qu'il ne soit plus jamais question de lui. Continuez, Johnson.

--Ce fut vers le 24 ou le 25 janvier que l'on forma le projet
d'abandonner le navire. On rйsolut de gagner la cфte occidentale de la
mer de Baffin; de lа, avec la chaloupe, on devait courir а la
recherche des baleiniers, ou mкme atteindre les йtablissements
groлnlandais de la cфte orientale. Les provisions йtaient abondantes;
les malades, excitйs par l'espйrance du retour, allaient mieux. On
commenзa donc les prйparatifs du dйpart; un traоneau fut construit,
propre а transporter les vivres, le combustible et la chaloupe; les
hommes devaient s'y atteler. Cela prit jusqu'au 15 fйvrier. J'espйrais
toujours vous voir arriver, capitaine, et cependant je craignais votre
prйsence; vous n'auriez rien obtenu de l'йquipage, qui vous eыt plutфt
massacrй que de rester а bord. C'йtait comme une folie de libertй. Je
pris tous mes compagnons les uns aprиs les autres; je leur parlai, je
les exhortai, je leur fis comprendre les dangers d'une pareille
expйdition, en mкme temps que cette lвchetй de vous abandonner! Je ne
pus rien obtenir, mкme des meilleurs! Le dйpart fut fixй au 22
fйvrier. Shandon йtait impatient. On entassa sur le traоneau et dans
la chaloupe tout ce qu'ils purent contenir de provisions et de
liqueurs; on fit un chargement considйrable de bois; dйjа la muraille
de tribord йtait dйmolie jusqu'а sa ligne de flottaison. Enfin, le
dernier jour fut un jour d'orgie; on pilla, on saccagea, et ce fut au
milieu de leur ivresse que Pen et deux ou trois autres mirent le feu
au navire. Je me battis contre eux, je luttai; on me renversa, on me
frappa; puis ces misйrables, Shandon en tкte, prirent par l'est et
disparurent а mes regards! Je restai seul; que pouvais-je faire contre
cet incendie qui gagnait le navire tout entier? Le trou а feu йtait
obstruй par la glace; je n'avais pas une goutte d'eau. Le _Forward_,
pendant deux jours, se tordit dans les flammes, et vous savez le
reste. »

Ce rйcit terminй, un assez long silence rйgna dans la maison de glace;
ce sombre tableau de l'incendie du navire, la perte de ce brick si
prйcieux, se prйsentиrent plus vivement а l'esprit des naufragйs; ils
se sentirent en prйsence de l'impossible; et l'impossible, c'йtait le
retour en Angleterre. Ils n'osaient se regarder, de crainte de
surprendre sur la figure de l'un d'eux les traces d'un dйsespoir
absolu. On entendait seulement la respiration pressйe de l'Amйricain.

Enfin, Hatteras prit la parole.

« Johnson, dit-il, je vous remercie; vous avez tout fait pour sauver
mon navire; mais, seul, vous ne pouviez rйsister. Encore une fois, je
vous remercie, et ne parlons plus de cette catastrophe. Rйunissons nos
efforts pour le salut commun. Nous sommes ici quatre compagnons,
quatre amis, et la vie de l'un vaut la vie de l'autre. Que chacun
donne donc son opinion sur ce qu'il convient de faire.

--Interrogez-nous, Hatteras, rйpondit le docteur; nous vous sommes
tout dйvouйs, nos paroles viendront du coeur. Et d'abord, avez-vous
une idйe?

--Moi seul, je ne saurais en avoir, dit Hatteras avec tristesse. Mon
opinion pourrait paraоtre intйressйe. Je veux donc connaоtre avant
tout votre avis.

--Capitaine, dit Johnson, avant de nous prononcer dans des
circonstances si graves, j'aurai une importante question а vous faire.

--Parlez, Johnson.

--Vous кtes allй hier relever notre position; eh bien, le champ de
glace a-t-il encore dйrivй, ou se trouve-t-il а la mкme place?

--Il n'a pas bougй, rйpondit Hatteras. J'ai trouvй, comme avant notre
dйpart, quatre-vingts degrйs quinze minutes pour la latitude, et
quatre-vingt-dix-sept degrйs trente-cinq minutes pour la longitude.

--Et, dit Johnson, а quelle distance sommes-nous de la mer la plus
rapprochйe dans l'ouest?

--A six cents milles environ[1], rйpondit Hatteras.

  [1]  Deux cent quarante-sept lieues environ.

--Et cette mer, c'est...?

--Le dйtroit de Smith.

--Celui-lа mкme que nous n'avons pu franchir au mois d'avril dernier?

--Celui-lа mкme.

--Bien, capitaine, notre situation est connue maintenant, et nous
pouvons prendre une rйsolution en connaissance de cause.

--Parlez donc», dit Hatteras, qui laissa sa tкte retomber sur ses deux
mains.

Il pouvait йcouter ainsi ses compagnons sans les regarder.

«Voyons, Bell, dit le docteur, quel est, suivant vous, le meilleur
parti а suivre?

--Il n'est pas nйcessaire de rйflйchir longtemps, rйpondit le
charpentier: il faut revenir, sans perdre ni un jour, ni une heure,
soit au sud, soit а l'ouest, et gagner la cфte la plus prochaine...
quand nous devrions employer deux mois au voyage!

--Nous n'avons que pour trois semaines de vivres, rйpondit Hatteras
sans relever la tкte.

--Eh bien, reprit Johnson, c'est en trois semaines qu'il faut faire ce
trajet, puisque lа est notre seule chance de salut; dussions-nous, en
approchant de la cфte, ramper sur nos genoux, il faut partir et
arriver en vingt-cinq jours.

--Cette partie du continent borйal n'est pas connue, rйpondit
Hatteras. Nous pouvons rencontrer des obstacles, des montagnes, des
glaciers qui barreront complиtement notre route.

--Je ne vois pas lа, rйpondit le docteur, une raison suffisante pour
ne pas tenter le voyage; nous souffrirons, et beaucoup, c'est йvident;
nous devrons restreindre notre nourriture au strict nйcessaire, а
moins que les hasards de la chasse...

--Il ne reste plus qu'une demi-livre de poudre, rйpondit Hatteras.

--Voyons, Hatteras, reprit le docteur, je connais toute la valeur de
vos objections, et je ne me berce pas d'un vain espoir. Mais je crois
lire dans votre pensйe; avez-vous un projet praticable?

--Non, rйpondit le capitaine, aprиs quelques instants d'hйsitation.

--Vous ne doutez pas de notre courage, reprit le docteur; nous sommes
gens а vous suivre jusqu'au bout, vous le savez; mais ne faut-il pas
en ce moment abandonner toute espйrance de nous йlever au pфle? La
trahison a brisй vos plans; vous avez pu lutter contre les obstacles
de la nature et les renverser, non contre la perfidie et la faiblesse
des hommes; vous avez fait tout ce qu'il йtait humainement possible de
faire, et vous auriez rйussi, j'en suis certain; mais dans la
situation actuelle, n'кtes-vous pas forcй de remettre vos projets, et
mкme, pour les reprendre un jour, ne chercherez-vous pas а regagner
l'Angleterre?

--Eh bien, capitaine!» demanda Johnson а Hatteras, qui resta longtemps
sans rйpondre.

Enfin, le capitaine releva la tкte et dit d'une voix contrainte:

«Vous croyez-vous donc assurйs d'atteindre la cфte du dйtroit,
fatiguйs comme vous l'кtes, et presque sans nourriture?

--Non, rйpondit le docteur, mais а coup sыr la cфte ne viendra pas а
nous; il faut l'aller chercher. Peut-кtre trouverons-nous plus au sud
des tribus d'Esquimaux avec lesquelles nous pourrons entrer facilement
en relation.

--D'ailleurs, reprit Johnson, ne peut-on rencontrer dans le dйtroit
quelque bвtiment forcй d'hiverner?

--Et au besoin, rйpondit le docteur, puisque le dйtroit est pris, ne
pouvons-nous en le traversant atteindre la cфte occidentale du
Groenland, et de lа, soit de la terre Prudhoл, soit du cap York,
gagner quelque йtablissement danois? Enfin, Hatteras, rien de tout
cela ne se trouve sur ce champ de glace! La route de l'Angleterre est
lа-bas, au sud, et non ici, au nord!

--Oui, dit Bell, M. Clawbonny a raison, il faut partir, et partir sans
retard. Jusqu'ici, nous avons trop oubliй notre pays et ceux qui nous
sont chers!

--C'est votre avis, Johnson! demanda encore une fois Hatteras.

--Oui, capitaine.

--Et le vфtre, docteur?

--Oui, Hatteras.»

Hatteras restait encore silencieux; sa figure, malgrй lui,
reproduisait toutes ses agitations intйrieures. Avec la dйcision qu'il
allait prendre se jouait le sort de sa vie entiиre; s'il revenait sur
ses pas, c'en йtait fait а jamais de ses hardis desseins; il ne
fallait plus espйrer renouveler une quatriиme tentative de ce genre.

Le docteur, voyant que le capitaine se taisait, reprit la parole:

«J'ajouterai, Hatteras, dit-il, que nous ne devons pas perdre un
instant; il faut charger le traоneau de toutes nos provisions, et
emporter le plus de bois possible. Une route de six cents milles dans
ces conditions est longue, j'en conviens, mais non infranchissable;
nous pouvons, ou plutфt, nous devrons faire vingt milles[1] par jour,
ce qui en un mois nous permettra d'atteindre la cфte, c'est-а-dire
vers le 25 mars...

  [1]  Environ huit lieues.

--Mais, dit Hatteras, ne peut-on attendre quelques jours?

--Qu'espйrez-vous? rйpondit Johnson.

--Que sais-je? Qui peut prйvoir l'avenir? Quelques jours encore! C'est
d'ailleurs а peine de quoi rйparer vos forces йpuisйes! Vous n'aurez
pas fourni deux йtapes, que vous tomberez de fatigue, sans une maison
de neige pour vous abriter!

--Mais une mort horrible nous attend ici! s'йcria Bell.

--Mes amis, reprit Hatteras d'une voix presque suppliante, vous vous
dйsespйrez avant l'heure! Je vous proposerais de chercher au nord la
route du salut, que vous refuseriez de me suivre! Et pourtant,
n'existe-t-il pas prиs du pфle des tribus d'Esquimaux comme au dйtroit
de Smith? Cette mer libre, dont l'existence est pourtant certaine,
doit baigner des continents. La nature est logique en tout ce qu'elle
fait. Eh bien, on doit croire que la vйgйtation reprend son empire lа
oщ cessent les grands froids. N'est-ce pas une terre promise qui nous
attend au nord, et que vous voulez fuir sans retour?»

Hatteras s'animait en parlant; son esprit surexcitй йvoquait les
tableaux enchanteurs de ces contrйes d'une existence si problйmatique.

«Encore un jour, rйpйtait-il, encore une heure!»

Le docteur Clawbonny, avec son caractиre aventureux et son ardente
imagination, se sentait йmouvoir peu а peu; il allait cйder; mais
Johnson, plus sage et plus froid, le rappela а la raison et au devoir.

«Allons. Bell, dit-il, au traоneau!

--Allons!» rйpondit Bell.

Les deux marins se dirigиrent vers l'ouverture de la maison de neige.

«Oh! Johnson! vous! vous! s'йcria Hatteras. Eh bien! partez, je
resterai! je resterai!

--Capitaine! fit Johnson, s'arrкtant malgrй lui.

--Je resterai, vous dis-je! Partez! abandonnez-moi comme les autres!
Partez... Viens, Duk, nous resterons tous les deux!»

Le brave chien se rangea prиs de son maоtre en aboyant. Johnson
regarda le docteur. Celui-ci ne savait que faire; le meilleur parti
йtait de calmer Hatteras et de sacrifier un jour а ses idйes. Le
docteur allait s'y rйsoudre, quand il se sentit toucher le bras.

Il se retourna. L'Amйricain venait de quitter ses couvertures; il
rampa sur le sol; il se redressa enfin sur ses genoux, et de ses
lиvres malades il fit entendre des sons inarticulйs.

Le docteur, йtonnй, presque effrayй, le regardait en silence.
Hatteras, lui, s'approcha de l'Amйricain et l'examina attentivement.
Il essayait de surprendre des paroles que le malheureux ne pouvait
prononcer. Enfin, aprиs cinq minutes d'efforts, celui-ci fit entendre
ce mot: «_Porpoise_.

--Le _Porpoise_!» s'йcria le capitaine.

L'Amйricain fit un signe affirmatif.

«Dans ces mers?» demanda Hatteras, le coeur palpitant.

Mкme signe du malade.

«Au nord?

--Oui! fit l'infortunй.

--Et vous savez sa position?

--Oui!

--Exacte?

--Oui!» dit encore Altamont.

Il se fit un moment de silence. Les spectateurs de cette scиne
imprйvue йtaient palpitants.

«Йcoutez bien, dit enfin Hatteras au malade; il nous faut connaоtre la
situation de ce navire! Je vais compter les degrйs а voix haute, vous
m'arrкterez par un signe.»

	 L'Amйricain remua la tкte en signe d'acquiescement.

 «Voyons, dit Hatteras, il s'agit des degrйs de longitude.--Cent cinq?
Non.--Cent six? Cent sept? Cent huit?--C'est bien а l'ouest?

--Oui, fit l'Amйricain.

--Continuons.--Cent neuf? Cent dix? Cent douze? Cent quatorze? Cent
seize? Cent dix-huit? Cent dix-neuf? Cent vingt...?

--Oui, rйpondit Altamont.

--Cent vingt degrйs de longitude? fit Hatteras. Et combien de minutes?
--Je compte...»

Hatteras commenзa au numйro un. Au nombre quinze, Altamont lui fit
signe de s'arrкter.

«Bon! dit Hatteras.--Passons а la latitude. Vous
m'entendez?--Quatre-vingts? Quatre-vingt-un? Quatre-vingt-deux?
Quatre-vingt-trois?»

L'Amйricain l'arrкta du geste.

«Bien!--Et les minutes? Cinq? Dix? Quinze? Vingt? Vingt-cinq? Trente?
Trente-cinq?»

Nouveau signe d'Altamont, qui sourit faiblement.

«Ainsi, reprit Hatteras d'une voix grave, le _Porpoise_ se trouve par
cent vingt degrйs et quinze minutes de longitude, et quatre-vingt-trois
degrйs et trente-cinq minutes de latitude?

--Oui!» fit une derniиre fois l'Amйricain en retombant sans mouvement
dans les bras du docteur?

Cet effort l'avait brisй.

«Mes amis, s'йcria Hatteras, vous voyez bien que le salut est au nord,
toujours au nord! Nous serons sauvйs!»

Mais, aprиs ces premiиres paroles de joie, Hatteras parut subitement
frappй d'une idйe terrible. Sa figure s'altйra, et il se sentit mordre
au coeur par le serpent de la jalousie.

Un autre, un Amйricain, l'avait dйpassй de trois degrйs sur la route
du pфle! Pourquoi? Dans quel but?




CHAPITRE III

DIX-SEPT JOURS DE MARCHE


Cet incident nouveau, ces premiиres paroles prononcйes par Altamont,
avaient complиtement changй la situation des naufragйs; auparavant,
ils se trouvaient hors de tout secours possible, sans espoir sйrieux
de gagner la mer de Baffin, menacйs de manquer de vivres pendant une
route trop longue pour leurs corps fatiguйs, et maintenant, а moins de
quatre cents milles[1] de leur maison de neige, un navire existait qui
leur offrait de vastes ressources, et peut-кtre les moyens de
continuer leur audacieuse marche vers le pфle. Hatteras, le docteur,
Johnson, Bell se reprirent а espйrer, aprиs avoir йtй si prиs du
dйsespoir; ce fut de la joie, presque du dйlire.

  [1]  Cent soixante lieues.

Mais les renseignements d'Altamont йtaient encore incomplets, et aprиs
quelques minutes de repos, le docteur reprit avec lui cette prйcieuse
conversation; il lui prйsenta ses questions sous une forme qui ne
demandait pour toute rйponse qu'un simple signe de tкte, ou un
mouvement des yeux.

Bientфt il sut que le _Porpoise_ йtait un trois-mвts amйricain, de New
York, naufragй au milieu des glaces, avec des vivres et des
combustibles en grande quantitй; quoique couchй sur le flanc, il
devait avoir rйsistй, et il serait possible de sauver sa cargaison.

Altamont et son йquipage l'avaient abandonnй depuis deux mois,
emmenant la chaloupe sur un traоneau; ils voulaient gagner le dйtroit
de Smith, atteindre quelque baleinier, et se faire rapatrier en
Amйrique; mais peu а peu les fatigues, les maladies frappиrent ces
infortunйs, et ils tombиrent un а un sur la route. Enfin, le capitaine
et deux matelots restиrent seuls d'un йquipage de trente hommes, et si
lui, Altamont, survivait, c'йtait vйritablement par un miracle de la
Providence.

Hatteras voulut savoir de l'Amйricain pourquoi le _Porpoise_ se
trouvait engagй sous une latitude aussi йlevйe.

Altamont fit comprendre qu'il avait йtй entraоnй par les glaces sans
pouvoir leur rйsister.

Hatteras, anxieux, l'interrogea sur le but de son voyage.

Altamont prйtendit avoir tentй de franchir le passage du nord-ouest.

Hatteras n'insista pas davantage, et ne posa plus aucune question de
ce genre.

Le docteur prit alors la parole:

«Maintenant, dit-il, tous nos efforts doivent tendre а retrouver le
_Porpoise_; au lieu de nous aventurer vers la mer de Baffin, nous
pouvons gagner par une route moins longue d'un tiers un navire qui
nous offrira toutes les ressources nйcessaires а un hivernage.

--Il n'y a pas d'autre parti а prendre, rйpondit Bell.

--J'ajouterai, dit le maоtre d'йquipage, que nous ne devons pas perdre
un instant; il faut calculer la durйe de notre voyage sur la durйe de
nos provisions, contrairement а ce qui se fait gйnйralement, et nous
mettre en route au plus tфt.

--Vous avez raison, Johnson, rйpondit le docteur; en partant demain,
mardi 26 fйvrier, nous devons arriver le 15 mars au _Porpoise_, sous
peine de mourir de faim. Qu'en pensez-vous, Hatteras?

--Faisons nos prйparatifs immйdiatement, dit le capitaine, et partons.
Peut-кtre la route sera-t-elle plus longue que nous ne le supposons.

--Pourquoi cela? rйpliqua le docteur. Cet homme paraоt кtre certain de
la situation de son navire.

--Mais, rйpondit Hatteras, si le _Porpoise_ a dйrivй sur son champ de
glace, comme a fait le _Forward_?

--En effet, dit le docteur, cela a pu arriver!»

Johnson et Bell ne rйpliquиrent rien а la possibilitй d'une dйrive,
dont eux-mкmes ils avaient йtй victimes.

Mais Altamont, attentif а cette conversation, fit comprendre au
docteur qu'il voulait parler. Celui-ci se rendit au dйsir de
l'Amйricain, et aprиs un grand quart d'heure de circonlocutions et
d'hйsitations, il acquit cette certitude que le _Porpoise_, йchouй
prиs d'une cфte, ne pouvait pas avoir quittй son lit de rochers.

Cette nouvelle rendit la tranquillitй aux quatre Anglais; cependant
elle leur enlevait tout espoir de revenir en Europe, а moins que Bell
ne parvоnt а construire un petit navire avec les morceaux du
_Porpoise_. Quoi qu'il en soit, le plus pressй йtait de se rendre sur
le lieu mкme du naufrage.

Le docteur fit encore une derniиre question а l'Amйricain: celui-ci
avait-il rencontrй la mer libre sous cette latitude de quatre-vingt-trois
degrйs?

«Non», rйpondit Altamont.

La conversation en resta lа. Aussitфt les prйparatifs de dйpart furent
commencйs; Bell et Johnson s'occupиrent d'abord du traоneau; il avait
besoin d'une rйparation complиte; le bois ne manquant pas, ses
montants furent йtablis d'une faзon plus solide; on profitait de
l'expйrience acquise pendant l'excursion au sud; on savait le cфtй
faible de ce mode de transport, et comme il fallait compter sur des
neiges abondantes et йpaisses, les chвssis de glissage furent
rehaussйs.

A l'intйrieur, Bell disposa une sorte de couchette recouverte par la
toile de la tente et destinйe а l'Amйricain; les provisions,
malheureusement peu considйrables, ne devaient pas accroоtre beaucoup
le poids du traоneau; mais en revanche, on complйta la charge avec
tout le bois que l'on put emporter.

Le docteur, en arrangeant les provisions, les inventoria avec la plus
scrupuleuse exactitude; de ses calculs il rйsulta que chaque voyageur
devait se rйduire а trois quarts de ration pour un voyage de trois
semaines. On rйserva ration entiиre aux quatre chiens d'attelage. Si
Duk tirait avec eux, il aurait droit а sa ration complиte.

Ces prйparatifs furent interrompus par le besoin de sommeil et de
repos qui se fit impйrieusement sentir dйs sept heures du soir; mais,
avant de se coucher, les naufragйs se rйunirent autour du poкle, dans
lequel on n'йpargna pas le combustible; les pauvres gens se donnaient
un luxe de chaleur auquel ils n'йtaient plus habituйs depuis
longtemps; du pemmican, quelques biscuits et plusieurs tasses de cafй
ne tardиrent pas а les mettre en belle humeur, de compte а demi avec
l'espйrance qui leur revenait si vite et de si loin.

A sept heures du matin, les travaux furent repris, et se trouvиrent
entiиrement terminйs vers les trois heures du soir.

L'obscuritй se taisait dйjа; le soleil avait reparu au-dessus de
l'horizon depuis le 31 janvier, mais il ne donnait encore qu'une
lumiиre faible et courte; heureusement, la lune devait se lever а six
heures et demie, et, par ce ciel pur, ses rayons suffiraient а
йclairer la route. La tempйrature, qui s'abaissait sensiblement depuis
quelques jours, atteignit enfin trente-trois degrйs au-dessous de zйro
(--37° centigrades).

Le moment du dйpart arriva. Altamont accueillit avec joie l'idйe de se
mettre en route, bien que les cahots dussent accroоtre ses
souffrances; il avait fait comprendre au docteur que celui-ci
trouverait а bord du _Porpoise_ les antiscorbutiques si nйcessaires а
sa guйrison.

On le transporta donc sur le traоneau; il y fut installй aussi
commodйment que possible; les chiens, y compris Duk, furent attelйs;
les voyageurs jetиrent alors un dernier regard sur ce lit de glace, oщ
fut le _Forward_. Les traits d'Hatteras parurent empreints un instant
d'une violente pensйe de colиre, mais il redevint maоtre de lui-mкme,
et la petite troupe, par un temps trиs sec, s'enfonзa dans la brume du
nord-nord-ouest.

Chacun reprit sa place accoutumйe, Bell en tкte, indiquant la route,
le docteur et le maоtre d'йquipage aux cфtйs du traоneau, veillant et
poussant au besoin, Hatteras а l'arriиre, rectifiant la route et
maintenant l'йquipage dans la ligne de Bell.

La marche fut assez rapide; par cette tempйrature trиs basse, la glace
offrait une duretй et un poli favorables au glissage; les cinq chiens
enlevaient facilement cette charge, qui ne dйpassait pas neuf cents
livres. Cependant hommes et bкtes s'essoufflaient rapidement et durent
s'arrкter souvent pour reprendre haleine.

Vers les sept heures du soir, la lune dйgagea son disque rougeвtre des
brumes de l'horizon. Ses calmes rayons se firent jour а travers
l'atmosphиre et jetиrent quelque йclat que les glaces rйflйchirent
avec puretй; l'ice-field prйsentait vers le nord-ouest une immense
plaine blanche d'une horizontalitй parfaite. Pas un pack, pas un
hummock. Cette partie de la mer semblait s'кtre glacйe tranquillement
comme un lac paisible.

C'йtait un immense dйsert, plat et monotone.

Telle est l'impression que ce spectacle fit naоtre dans l'esprit du
docteur, et il la communiqua а son compagnon.

« Vous avez raison, monsieur Clawbonny, rйpondit Johnson; c'est un
dйsert, mais nous n'avons pas la crainte d'y mourir de soif!

--Avantage йvident, reprit le docteur; cependant cette immensitй me
prouve une chose: c'est que nous devons кtre fort йloignйs de toute
terre; en gйnйral, l'approche des cфtes est signalйe par une multitude
de montagnes de glaces, et pas un iceberg n'est visible autour de
nous.

--L'horizon est fort restreint par la brume, rйpondit Johnson.

--Sans doute, mais depuis notre dйpart nous avons foulй un champ plat
qui menace de ne pas finir.

--Savez-vous, monsieur Clawbonny, que c'est une dangereuse promenade
que la nфtre? On s'y habitue, on n'y pense pas, mais enfin, cette
surface glacйe sur laquelle nous marchons ainsi recouvre des gouffres
sans fond!

--Vous avez raison, mon ami, mais nous n'avons pas а craindre d'кtre
engloutis; la rйsistance de cette blanche йcorce par ces froids de
trente-trois degrйs est considйrable! Remarquez qu'elle tend de plus
en plus а s'accroоtre, car, sous ces latitudes, la neige tombe neuf
jours sur dix, mкme en avril, mкme en mai, mкme en juin, et j'estime
que sa plus forte йpaisseur ne doit pas кtre йloignйe de mesurer
trente ou quarante pieds.

--Cela est rassurant, rйpondit Johnson.

--En effet, nous ne sommes pas comme ces patineurs de la
Serpentine-river[1] qui craignent а chaque instant de sentir le sol
fragile manquer sous leurs pas: nous n'avons pas un pareil danger а
redouter.

  [1]  Riviиre de Hvde-Park, а Londres.

--Connaоt-on la force de rйsistance de la glace? demanda le vieux
marin, toujours avide de s'instruire dans la compagnie du docteur.

--Parfaitement, rйpondit ce dernier; qu'ignore-t-on maintenant de ce
qui peut se mesurer dans le monde, sauf l'ambition humaine! N'est-ce
pas elle, en effet, qui nous prйcipite vers ce pфle borйal que l'homme
veut enfin connaоtre? Mais, pour en revenir а votre question, voici ce
que je puis vous rйpondre. A l'йpaisseur de deux pouces, la glace
supporte un homme; а l'йpaisseur de trois pouces et demi, un cheval et
son cavalier; а cinq pouces, une piиce de huit; а huit pouces, de
l'artillerie de campagne tout attelйe, et enfin, а dix pouces, une
armйe, une foule innombrable! Oщ nous marchons en ce moment, on
bвtirait la douane de Liverpool ou le palais du parlement de Londres.

--On a de la peine а concevoir une pareille rйsistance, dit Johnson;
mais tout а l'heure, monsieur Clawbonny, vous parliez de la neige qui
tombe neuf jours sur dix en moyenne dans ces contrйes; c'est un fait
йvident; aussi je ne le conteste pas; mais d'oщ vient toute cette
neige, car, les mers йtant prises, je ne vois pas trop comment elles
peuvent donner naissance а cette immense quantitй de vapeur qui forme
les nuages.

--Votre observation est juste, Johnson: aussi, suivant moi, la plus
grande partie de la neige ou de la pluie que nous recevons dans ces
rйgions polaires est faite de l'eau des mers des zones tempйrйes; il y
a tel flocon qui, simple goutte d'eau d'un fleuve de l'Europe, s'est
йlevй dans l'air sous forme de vapeur, s'est formй en nuage, et est
enfin venu se condenser jusqu'ici: il n'est donc pas impossible qu'en
la buvant, cette neige, nous nous dйsaltйrions aux fleuves mкmes de
notre pays.

--C'est toujours cela », rйpondit le maоtre d'йquipage.

En ce moment, la voix d'Hatteras, rectifiant les erreurs de la route,
se fit entendre et interrompit la conversation. La brume s'йpaisissait
et rendait la ligne droite difficile а garder.

Enfin la petite troupe s'arrкta vers les huit heures du soir, aprиs
avoir franchi quinze milles; le temps se maintenait au sec; la tente
fut dressйe; on alluma le poкle; on soupa, et la nuit se passa
paisiblement.

Hatteras et ses compagnons йtaient rйellement favorisйs par le temps.
Leur voyage se fit sans difficultйs pendant les jours suivants,
quoique le froid devоnt extrкmement violent et que le mercure demeurвt
gelй dans le thermomиtre. Si le vent s'en fыt mкlй, pas un des
voyageurs n'eыt pu supporter une semblable tempйrature. Le docteur
constata dans cette occasion la justesse des observations de Parry,
pendant son excursion а l'оle Melville. Ce cйlиbre marin rapporte
qu'un homme convenablement vкtu peut se promener impunйment а l'air
libre par les grands froids, pourvu que l'atmosphиre soit tranquille;
mais, dиs que le plus lйger vent vient а souffler, on йprouve а la
figure une douleur cuisante et un mal de tкte d'une violence extrкme
qui bientфt est suivi de mort. Le docteur ne laissait donc pas d'кtre
inquiet, car un simple coup de vent les eыt tous glacйs jusqu'а la
moelle des os.

Le 5 mars, il fut tйmoin d'un phйnomиne particulier а cette latitude:
le ciel йtant parfaitement serein et brillant d'йtoiles, une neige
йpaisse vint а tomber sans qu'il y eыt apparence de nuage; les
constellations resplendissaient а travers les flocons qui s'abattaient
sur le champ de glace avec une йlйgante rйgularitй. Cette neige dura
deux heures environ, et s'arrкta sans que le docteur eыt trouvй une
explication suffisante de sa chute.

Le dernier quartier de la lune s'йtait alors йvanoui; l'obscuritй
restait profonde pendant dix-sept heures sur vingt-quatre; les
voyageurs durent se lier entre eux au moyen d'une longue corde, afin
de ne pas se sйparer les uns des autres; la rectitude de la route
devenait presque impossible а garder.

Cependant, ces hommes courageux, quoique soutenus par une volontй de
fer, commenзaient а se fatiguer; les haltes devenaient plus
frйquentes, et pourtant il ne fallait pas perdre une heure, car les
provisions diminuaient sensiblement.

Hatteras relevait souvent la position а l'aide d'observations lunaires
et stellaires. En voyant les jours se succйder et le but du voyage
fuir indйfiniment, il se demandait parfois si le _Porpoise_ existait
rйellement, si cet Amйricain n'avait pas le cerveau dйrangй par les
souffrances, ou mкme si, par haine des Anglais, et se voyant perdu
sans ressource, il ne voulait pas les entraоner avec lui а une mort
certaine.

Il communiqua ses suppositions au docteur; celui-ci les rejeta
absolument, mais il comprit qu'une fвcheuse rivalitй existait dйjа
entre le capitaine anglais et le capitaine amйricain.

« Ce seront deux hommes difficiles а maintenir en bonne relation », se
dit-il.

Le 14 mars, aprиs seize jours de marche, les voyageurs ne se
trouvaient encore qu'au quatre-vingt-deuxiиme degrй de latitude; leurs
forces йtaient йpuisйes, et ils йtaient encore а cent milles du
navire; pour surcroоt de souffrances, il fallut rйduire les hommes au
quart de ration, pour conserver aux chiens leur ration entiиre.

On ne pouvait malheureusement pas compter sur les ressources de la
chasse, car il ne restait plus alors que sept charges de poudre et six
balles; en vain avait-on tirй sur quelques liиvres blancs et des
renards, trиs rares d'ailleurs: aucun d'eux ne fut atteint.

Cependant, le vendredi 13, le docteur fut assez heureux pour
surprendre un phoque йtendu sur la glace; il le blessa de plusieurs
balles; l'animal, ne pouvant s'йchapper par son trou dйjа fermй, fut
bientфt pris et assommй: il йtait de forte taille; Johnson le dйpeзa
adroitement, mais l'extrкme maigreur de cet amphibie offrit peu de
profit а des gens qui ne pouvaient se rйsoudre а boire son huile, а la
maniиre des Esquimaux.

Cependant, le docteur essava courageusement d'absorber cette visqueuse
liqueur: malgrй sa bonne volontй, il ne put y parvenir. Il conserva la
peau de l'animal, sans trop savoir pourquoi, par instinct de chasseur,
et la chargea sur le traоneau.

Le lendemain, 16, on aperзut quelques icebergs et des monticules de
glace а l'horizon. Йtait-ce l'indice d'une cфte prochaine, ou
seulement un bouleversement de l'ice-field? Il йtait difficile de
savoir а quoi s'en tenir.

Arrivйs а l'un de ces hummocks, les voyageurs en profitиrent pour s'y
creuser une retraite plus confortable que la tente, а l'aide du
couteau а neige[1], et, aprиs trois heures d'un travail opiniвtre, ils
purent s'йtendre enfin autour du poкle allumй.

  [1]  Large coutelas disposй pour tailler les blocs de glace.




CHAPITRE IV

LA DERNIИRE CHARGE DE POUDRE


Johnson avait dы donner asile dans la maison de glace aux chiens
harassйs de fatigue: lorsque la neige tombe abondamment, elle peut
servir de couverture aux animaux, dont elle conserve la chaleur
naturelle. Mais, а l'air, par ces froids secs de quarante degrйs, les
pauvres bкtes eussent йtй gelйes en peu de temps.

Johnson, qui faisait un excellent dog driver[1], essaya de nourrir
ses chiens avec cette viande noirвtre du phoque que les voyageurs ne
pouvaient absorber, et, а son grand йtonnement, l'attelage s'en fit un
vйritable rйgal; le vieux marin, tout joyeux, apprit cette
particularitй au docteur.

  [1]  Dresseur de chiens.

Celui-ci n'en fut aucunement surpris; il savait que dans le nord de
l'Amйrique les chevaux font du poisson leur principale nourriture, et
de ce qui suffisait а un cheval herbivore, un chien omnivore pouvait
se contenter а plus forte raison.

Avant de s'endormir, bien que le sommeil devоnt une impйrieuse
nйcessitй pour des gens qui s'йtaient traоnйs pendant quinze milles
sur les glaces, le docteur voulut entretenir ses compagnons de la
situation actuelle, sans en attйnuer la gravitй.

«Nous ne sommes encore qu'au quatre-vingt-deuxiиme parallиle, dit-il,
et les vivres menacent dйjа de nous manquer!

--C'est une raison pour ne pas perdre un instant, rйpondit Hatteras!
Il faut marcher! les plus forts traоneront les plus faibles.

--Trouverons-nous seulement un navire а l'endroit indiquй? rйpondit
Bell, que les fatigues de la route abattaient malgrй lui.

--Pourquoi en douter? rйpondit Johnson; le salut de l'Amйricain rйpond
du nфtre.»

Le docteur, pour plus de sыretй, voulut encore interroger de nouveau
Altamont. Celui-ci parlait assez facilement, quoique d'une voix
faible; il confirma tous les dйtails prйcйdemment donnйs; il rйpйta
que le navire, йchouй sur des roches de granit, n'avait pu bouger, et
qu'il se trouvait par 126° 15' de longitude et 83° 35' de latitude.

«Nous ne pouvons douter de cette affirmation, reprit alors le docteur;
la difficultй n'est pas de trouver le _Porpoise,_ mais d'y arriver.

--Que reste-t-il de nourriture? demanda Hatteras.

--De quoi vivre pendant trois jours au plus, rйpondit le docteur.

--Eh bien, il faut arriver en trois jours! dit йnergiquement le
capitaine.

--Il le faut, en effet, reprit le docteur, et si nous rйussissons,
nous ne devrons pas nous plaindre, car nous aurons йtй favorisйs par
un temps exceptionnel. La neige nous a laissй quinze jours de rйpit,
et le traоneau a pu glisser facilement sur la glace durcie. Ah! que ne
porte-t-il deux cents livres d'aliments! nos braves chiens auraient eu
facilement raison de cette charge! Enfin, puisqu'il en est autrement,
nous n'y pouvons rien.

--Avec un peu de chance et d'adresse, rйpondit Johnson, ne pourrait-on
pas utiliser les quelques charges de poudre qui restent? Si un ours
tombait en notre pouvoir, nous serions approvisionnйs de nourriture
pour le reste du voyage.

--Sans doute, rйpliqua le docteur, mais ces animaux sont rares et
fuyards; et puis, il suffit de songer а l'importance du coup de fusil
pour que l'oeil se trouble et que la main tremble.

--Vous кtes pourtant un habile tireur, dit Bell.

--Oui, quand le dоner de quatre personnes ne dйpend pas de mon
adresse; cependant, vienne l'occasion, je ferai de mon mieux. En
attendant, mes amis, contentons-nous de ce maigre souper de miettes de
pemmican, tвchons de dormir, et dиs le matin nous reprendrons notre
route.»

Quelques instants plus tard, l'excиs de la fatigue l'emportant sur
toute autre considйration, chacun dormait d'un sommeil assez profond.

Le samedi, de bonne heure, Johnson rйveilla ses compagnons; les chiens
furent attelйs au traоneau, et celui-ci reprit sa marche vers le nord.

Le ciel йtait magnifique, l'atmosphиre d'une extrкme puretй, la
tempйrature trиs basse; quand le soleil parut au-dessus de l'horizon,
il avait la forme d'une ellipse allongйe; son diamиtre horizontal, par
suite de la rйfraction, semblait кtre double de son diamиtre vertical;
il lanзa son faisceau de rayons clairs, mais froids, sur l'immense
plaine glacйe. Ce retour а la lumiиre, sinon а la chaleur, faisait
plaisir.

Le docteur, son fusil а la main, s'йcarta d'un mille ou deux, bravant
le froid et la solitude; avant de s'йloigner, il avait mesurй
exactement ses munitions; il lui restait quatre charges de poudre
seulement et trois balles, pas davantage. C'йtait peu, quand on
considиre qu'un animal fort et vivace comme l'ours polaire ne tombe
souvent qu'au dixiиme ou au douziиme coup de fusil.

Aussi l'ambition du brave docteur n'allait-elle pas jusqu'а rechercher
un si terrible gibier; quelques liиvres, deux ou trois renards eussent
fait son atlaire et produit un surcroоt de provisions 1res suffisant.

Mais pendant cette journйe, s'il aperзut un de ces animaux, ou il ne
put pas l'approcher, ou, trompй par la rйfraction, il perdit son coup
de fusil. Cette journйe lui coыta inutilement une charge de poudre et
une balle.

Ses compagnons, qui avaient tressailli d'espoir а la dйtonation de son
arme, le virent revenir la tкte basse. Ils ne dirent rien. Le soir, on
se coucha comme d'habitude, aprиs avoir mis de cфtй les deux quarts de
ration rйservйs pour les deux jours suivants.

Le lendemain, la route parut кtre de plus en plus pйnible. On ne
marchait pas on se traоnait; les chiens avaient dйvorй jusqu'aux
entrailles du phoque, et ils commenзaient а ronger leurs courroies.

Quelques renards passиrent au large du traоneau, et le docteur, ayant
encore perdu un coup de fusil en les poursuivant, n'osa plus risquer
sa derniиre balle et son avant-derniиre charge de poudre.

Le soir, on fit halte de meilleure heure; les voyageurs ne pouvaient
plus mettre un pied devant l'autre, et, quoique la route fыt йclairйe
par une magnifique aurore borйale, ils durent s'arrкter.

Ce dernier repas, pris le dimanche soir, sous la tente glacйe, fut
bien triste. Si le Ciel ne venait pas au secours de ces infortunйs,
ils йtaient perdus.

Hatteras ne parlait pas, Bell ne pensait plus, Johnson rйflйchissait
sans mot dire, mais le docteur ne se dйsespйrait pas encore.

Johnson eыt l'idйe de creuser quelques trappes pendant la nuit;
n'ayant pas d'appвt а y mettre, il comptait peu sur le succиs de son
invention, et il avait raison, car le matin, en allant reconnaоtre ses
trappes, il vit bien des traces de renards, mais pas un de ces animaux
ne s'йtait laissй prendre au piиge.

Il revenait donc fort dйsappointй, quand il aperзut un ours de taille
colossale qui flairait les йmanations du traоneau а moins de cinquante
toises. Le vieux marin eut l'idйe que la Providence lui adressait cet
animal inattendu pour le tuer; sans rйveiller ses compagnons, il
s'йlanзa sur le fusil du docteur et gagna du cфtй de l'ours.

Arrivй а bonne distance, il le mit en joue; mais, au moment de presser
la dйtente, il sentit son bras trembler; ses gros gants de peau le
gкnaient. Il les фta rapidement et saisit son fusil d'une main plus
assurйe.

Soudain, un cri de douleur lui йchappa. La peau de ses doigts, brыlйe
par le froid du canon, y restait adhйrente, tandis que l'arme tombait
а terre et partait au choc, en lanзant sa derniиre balle dans
l'espace.

Au bruit de la dйtonation, le docteur accourut; il comprit tout. Il
vit l'animal s'enfuir tranquillement; Johnson se dйsespйrait et ne
pensait plus а ses souffrances.

«Je suis une vйritable femmelette! s'йcriait-il, un enfant qui ne sait
pas supporter une douleur! Moi! moi! а mon вge!

Voyons, rentrez, Johnson, lui dit le docteur, vous allez vous faire
geler; tenez, vos mains sont dйjа blanches; venez! venez!

--Je suis indigne de vos soins, monsieur Clawbonny! rйpondait le
maоtre d'йquipage. Laissez-moi!

--Mais venez donc, entкtй! venez donc! il sera bientфt trop tard!»

Et le docteur, entraоnant le vieux marin sous la tente lui fit mettre
les deux mains dans une jatte d'eau que la chaleur du poкle avait
maintenue liquide, quoique froide; mais а peine les mains de Johnson y
furent-elles plongйes que l'eau se congela immйdiatement а leur
contact.

«Vous le voyez, dit le docteur, il йtait temps de rentrer, sans quoi
j'aurais йtй obligй d'en venir а l'amputation.»

Grвce а ses soins, tout danger disparut au bout d'une heure, mais non
sans peine, et il fallut des frictions rйitйrйes pour rappeler la
circulation du sang dans les doigts du vieux marin. Le docteur lui
recommanda surtout d'йloigner ses mains du poкle, dont la chaleur eыt
amenй de graves accidents.

Ce matin-lа, on dut se priver de dйjeuner; du pemmican, de la viande
salйe, il ne restait rien. Pas une miette de biscuit; а peine une
demi-livre de cafй; il fallut se contenter de cette boisson brыlante,
et on se remit en marche.

«Plus de ressources! dit Bell а Johnson, avec un indicible accent de
dйsespoir.

--Ayons confiance en Dieu, dit le vieux marin; il est tout-puissant
pour nous sauver!

--Ah! ce capitaine Hatteras! reprit Bell, il a pu revenir de ses
premiиres expйditions, l'insensй! mais de celle-ci il ne reviendra
jamais, et nous ne reverrons plus notre pays!

--Courage, Bell! J'avoue que le capitaine est un homme audacieux, mais
auprиs de lui il se rencontre un autre homme habile en expйdients.

--Le docteur Clawbonny? dit Bell.

--Lui-mкme! rйpondit Johnson.

--Que peut-il dans une situation pareille? rйpliqua Bell en haussant
les йpaules. Changera-t-il ces glaзons en morceaux de viande? Est-ce
un dieu, pour faire des miracles?

--Qui sait! rйpondit le maоtre d'йquipage aux doutes de son compagnon.
J'ai confiance en lui.»

Bell hocha la tкte et retomba dans ce mutisme complet pendant lequel
il ne pensait mкme plus.

Cette journйe fut de trois milles а peine: le soir, on ne mangea pas;
les chiens menaзaient de se dйvorer entre eux: les hommes ressentaient
avec violence les douleurs de la faim.

On ne vit pas un seul animal. D'ailleurs, а quoi bon? on ne pouvait
chasser au couteau. Seulement Johnson crut reconnaоtre, а un mille
sous le vent, l'ours gigantesque qui suivait la malheureuse troupe.

«Il nous guette! pensa-t-il: il voit en nous une proie assurйe!»

Mais Johnson ne dit rien а ses compagnons: le soir, on lit la halte
habituelle, et le souper ne se composa que de cafй. Les infortunйs
sentaient leurs veux devenir hagards, leur cerveau se prendre, et,
torturйs par la faim, ils ne pouvaient trouver une heure de sommeil;
des rкves йtranges et des plus douloureux s'emparaient de leur esprit.

Sous une latitude oщ le corps demande impйrieusement а se rйconforter,
les malheureux n'avaient pas mangй depuis trente-six heures, quand le
matin du mardi arriva. Cependant, animйs par un courage, une volontй
surhumaine, ils reprirent leur route, poussant le traоneau que les
chiens ne pouvaient tirer.

Au bout de deux heures, ils tombиrent йpuisйs.

Hatteras voulait aller plus loin encore. Lui, toujours йnergique, il
employa les supplications, les priиres, pour dйcider ses compagnons а
se relever: c'йtait demander l'impossible!

Alors, aidй de Johnson, il tailla une maison de glace dans un iceberg.
Ces deux hommes, travaillant ainsi, avaient l'air de creuser leur
tombe.

«Je veux bien mourir de faim, disait Hatteras, mais non de froid.»

Aprиs de cruelles fatigues, la maison fut prкte, et toute la troupe
s'y blottit.

Ainsi se passa la journйe. Le soir, pendant que ses compagnons
demeuraient sans mouvement, Johnson eut une sorte d'hallucination; il
rкva d'ours gigantesque.

Ce mot, souvent rйpйtй par lui, attira l'attention du docteur, qui,
tirй de son engourdissement, demanda au vieux marin pourquoi il
parlait d'ours, et de quel ours il s'agissait.

«L'ours qui nous suit, rйpondit Johnson.

--L'ours qui nous suit? rйpйta le docteur.

--Oui, depuis deux jours!

--Depuis deux jours! Vous l'avez vu?

--Oui, il se tient а un mille sous le vent.

--Et vous ne m'avez pas prйvenu, Johnson?

--A quoi bon?

--C'est juste, fit le docteur; nous n'avons pas une seule balle а lui
envoyer.

--Ni mкme un lingot, un morceau de fer, un clou quelconque!» rйpondit
le vieux marin.

Le docteur se tut et se prit а rйflйchir. Bientфt il dit au maоtre
d'йquipage:

«Vous кtes certain que cet animal nous suit?

--Oui, monsieur Clawbonny. il compte sur un repas de chair humaine! il
sait que nous ne pouvons pas lui йchapper!

--Johnson! fit le docteur, йmu de l'accent dйsespйrй de son compagnon.

--Sa nourriture est assurйe, а lui! rйpliqua le malheureux, que le
dйlire prenait; il doit кtre affamй, et je ne sais pas pourquoi nous
le faisons attendre!

--Johnson, calmez-vous!

--Non, monsieur Clawbonny; puisque nous devons y passer, pourquoi
prolonger les souffrances de cet animal? Il a faim comme nous; il n'a
pas de phoque а dйvorer! Le Ciel lui envoie des hommes! eh bien, tant
mieux pour lui!»

Le vieux Johnson devenait fou; il voulait quitter la maison de glace.
Le docteur eut beaucoup de peine а le contenir, et, s'il y parvint, ce
fut moins par la force que parce qu'il prononзa les paroles suivantes
avec un accent de profonde conviction:

«Demain, dit-il, je tuerai cet ours!

--Demain! fit Johnson, qui semblait sortir d'un mauvais rкve.

--Demain!

--Vous n'avez pas de balle!

--J'en ferai.

--Vous n'avez pas de plomb!

--Non, mais j'ai du mercure!»

Et, cela dit, le docteur prit le thermomиtre; il marquait а
l'intйrieur cinquante degrйs au-dessus de zйro (+ 10° centigrades). Le
docteur sortit, plaзa l'instrument sur un glaзon et rentra bientфt. La
tempйrature extйrieure йtait de cinquante degrйs au-dessous de zйro
(-47° centigrades).

«A demain, dit-il au vieux marin; dormez, et attendons le lever du
soleil.»

La nuit se passa dans les souffrances de la faim; seul, le maоtre
d'йquipage et le docteur purent les tempйrer par un peu d'espoir.

Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le docteur, suivi de
Johnson, se prйcipita dehors et courut au thermomиtre; tout le mercure
s'йtait rйfugiй dans la cuvette, sous la forme d'un cylindre compact.
Le docteur brisa l'instrument et en retira de ses doigts, prudemment
gantйs, un vйritable morceau de mйtal trиs peu mallйable et d'une
grande duretй. C'йtait un vrai lingot.

«Ah! monsieur Clawbonny, s'йcria le maоtre d'йquipage, voilа qui est
merveilleux! Vous кtes un fier homme!

--Non, mon ami, rйpondit le docteur, je suis seulement un homme douй
d'une bonne mйmoire et qui a beaucoup lu.

--Que voulez-vous dire?

--Je me suis souvenu а propos d'un fait relatй par le capitaine Ross
dans la relation de son voyage: il dit avoir percй une planche d'un
pouce d'йpaisseur avec un fusil chargй d'une balle de mercure gelй; si
j'avais eu de l'huile а ma disposition, c'eыt йtй presque la mкme
chose, car il raconte йgalement qu'une balle d'huile d'amande douce,
tirйe contre un poteau, le fendit et rebondit а terre sans avoir йtй
cassйe.

--Cela n'est pas croyable!

--Mais cela est, Johnson; voici donc un morceau de mйtal qui peut nous
sauver la vie; laissons-le а l'air avant de nous en servir, et voyons
si l'ours ne nous a pas abandonnйs.»

En ce moment, Hatteras sortit de la hutte; le docteur lui montra le
lingot et lui fit part de son projet; le capitaine lui serra la main,
et les trois chasseurs se mirent а observer l'horizon.

Le temps йtait clair. Hatteras, s'йtant portй en avant de ses
compagnons dйcouvrit l'ours а moins de six cents toises.

L'animal, assis sur son derriиre, balanзait tranquillement la tкte, en
aspirant les йmanations de ces hфtes inaccoutumйs.

«Le voilа! s'йcria le capitaine.

--Silence!» fit le docteur.

Mais l'йnorme quadrupиde, lorsqu'il aperзut les chasseurs, ne bougea
pas. Il les regardait sans frayeur ni colиre. Cependant il devait кtre
fort difficile de l'approcher.

«Mes amis, dit Hatteras, il ne s'agit pas ici d'un vain plaisir, mais
de notre existence а sauver. Agissons en hommes prudents.

--Oui, rйpondit le docteur, nous n'avons qu'un seul coup de fusil а
notre disposition. Il ne faut pas manquer l'animal; s'il s'enfuyait,
il serait perdu pour nous, car il dйpasse un lйvrier а la course.

--Eh bien, il faut aller droit а lui, rйpondit Johnson; on risque sa
vie! qu'importe? je demande а risquer la mienne.

--Ce sera moi! s'йcria le docteur.

--Moi! rйpondit simplement Hatteras.

--Mais, s'йcria Johnson, n'кtes-vous pas plus utile au salut de tous
qu'un vieux bonhomme de mon вge?

--Non, Johnson, reprit le capitaine, laissez-moi faire; je ne
risquerai pas ma vie plus qu'il ne faudra; il sera possible, au
surplus, que je vous appelle а mon aide.

--Hatteras, demanda le docteur, allez-vous donc marcher vers cet ours?

--Si j'йtais certain de l'abattre, dыt-il m'ouvrir le crвne, je le
ferais, docteur, mais а mon approche il pourrait s'enfuir. C'est un
кtre plein de ruse; tвchons d'кtre plus rusйs que lui.

--Que comptez-vous faire?

--M'avancer jusqu'а dix pas sans qu'il soupзonne ma prйsence.

--Et comment cela?

--Mon moyen est hasardeux, mais simple. Vous avez conservй la peau du
phoque que vous avez tuй?

--Elle est sur le traоneau.

--Bien! regagnons notre maison de glace, pendant que Johnson restera
en observation.»

Le maоtre d'йquipage se glissa derriиre un hummock qui le dйrobait
entiиrement а la vue de l'ours.

Celui-ci, toujours а la mкme place, continuait ses singuliers
balancements en reniflant l'air.




CHAPITRE V

LE PHOQUE ET L'OURS


Hatteras et le docteur rentrиrent dans la maison.

«Vous savez, dit le premier, que les ours du pфle chassent les
phoques, dont ils font principalement leur nourriture. Ils les
guettent au bord des crevasses pendant des journйes entiиres et les
йtouffent dans leurs pattes dиs qu'ils apparaissent а la surface des
glaces. Un ours ne peut donc s'effrayer de la prйsence d'un phoque. Au
contraire.

--Je crois comprendre votre projet, dit le docteur; il est dangereux.

--Mais il offre des chances clй succиs, rйpondit le capitaine: il faut
donc l'employer. Je vais revкtir cette peau de phoque et me glisser
sur le champ de glace. Ne perdons pas de temps. Chargez votre fusil et
donnez-le moi.»

Le docteur n'avait rien а rйpondre: il eыt fait lui-mкme ce que son
compagnon allait tenter; il quitta la maison, en emportant deux
haches, l'une pour Johnson, l'autre pour lui; puis, accompagnй
d'Hatteras, il se dirigea vers le traоneau.

Lа, Hatteras fit sa toilette de phoque et se glissa dans cette peau,
qui le couvrait presque tout entier.

Pendant ce temps, le docteur chargea son fusil avec sa derniиre charge
clй poudre, puis il glissa dans le canon le lingot de mercure qui
avait la duretй du fer et la pesanteur du plomb. Cela fait, il remit
l'arme а Hatteras, qui la fit disparaоtre sous la peau du phoque.

«Allez, dit-il au docteur, rejoignez Johnson; je vais attendre
quelques instants pour dйrouter mon adversaire.

--Courage, Hatteras! dit le docteur.

--Soyez tranquille, et surtout ne vous montrez pas avant mon coup de
feu.»

Le docteur gagna rapidement l'hummock derriиre lequel se tenait
Johnson.

«Eh bien? dit celui-ci.

--Eh bien, attendons! Hatteras se dйvoue pour nous sauver.»

Le docteur йtait йmu; il regarda l'ours, qui donnait des signes d'une
agitation plus violente, comme s'il se fыt senti menacй d'un danger
prochain.

Au bout d'un quart d'heure, le phoque rampait sur la glace; il avait
fait un dйtour а l'abri des gros blocs pour mieux tromper l'ours; il
se trouvait alors а cinquante toises de lui. Celui-ci l'aperзut et se
ramassa sur lui-mкme, cherchant pour ainsi dire а se dйrober.

Hatteras imitait avec une profonde habiletй les mouvements du phoque,
et, s'il n'eыt йtй prйvenu, le docteur s'y fыt certainement laissй
prendre.

«C'est cela! c'est bien cela!» disait Johnson а voix basse.

L'amphibie, tout en gagnant du cфtй de l'animal, ne semblait pas
l'apercevoir: il paraissait chercher une crevasse pour se replonger
dans son йlйment.

L'ours, de son cфtй, tournant les glaзons, se dirigeait vers lui avec
une prudence extrкme; ses yeux enflammйs respiraient la plus ardente
convoitise; depuis un mois, deux mois peut-кtre, il jeыnait, et le
hasard lui envoyait une proie assurйe.

Le phoque ne fut bientфt plus qu'а dix pas de son ennemi; celui-ci se
dйveloppa tout d'un coup, fit un bond gigantesque, et, stupйfait,
йpouvantй, s'arrкta а trois pas d'Hatteras, qui, rejetant en arriиre
sa peau de phoque, un genou en terre, le visait au coeur.

Le coup partit, et l'ours roula sur la glace.

«En avant! en avant!» s'йcria le docteur.

Et, suivi de Johnson, il se prйcipita sur le thйвtre du combat.

L'йnorme bкte s'йtait redressйe, frappant l'air d'une patte, tandis
que de l'autre elle arrachait une poignйe de neige dont elle bouchait
sa blessure.

Hatteras n'avait pas bronchй: il attendait, son couteau а la main.
Mais il avait bien visй, et frappй d'une balle sыre, avec une main qui
ne tremblait pas; avant l'arrivйe de ses compagnons, son couteau йtait
plongй tout entier dans la gorge de l'animal, qui tombait pour ne plus
se relever.

«Victoire! s'йcria Johnson.

--Hurrah! Hatteras! hurrah!» fit le docteur.

Hatteras, nullement йmu, regardait le corps gigantesque en se croisant
les bras.

«A mon tour d'agir, dit Johnson; c'est bien d'avoir abattu ce gibier,
mais il ne faut pas attendre que le froid l'ait durci comme une
pierre; nos dents et nos couteaux n'y pourraient rien ensuite.»

Johnson alors commenзa par йcorcher cette bкte monstrueuse dont les
dimensions atteignaient presque celles d'un boeuf; elle mesurait neuf
pieds de longueur, sur six pieds de circonfйrence; deux йnormes crocs
longs de trois pouces sortaient de ses gencives.

Johnson l'ouvrit et ne trouva que de l'eau dans son estomac; l'ours
n'avait йvidemment pas mangй depuis longtemps; cependant il йtait fort
gras et pesait plus de quinze cents livres; il fut divisй en quatre
quartiers, dont chacun donna deux cents livres de viande, et les
chasseurs traоnиrent toute cette chair jusqu'а la maison de neige,
sans oublier le coeur de l'animal, qui, trois heures aprиs, battait
encore avec force.

Les compagnons du docteur se seraient volontiers jetйs sur cette
viande crue, mais celui-ci les retint et demanda le temps de la faire
griller.

Clawbonny, en rentrant dans la maison, avait йtй frappй du froid qui y
rйgnait; il s'approcha du poкle et le trouva complиtement йteint; les
occupations de la matinйe, les йmotions mкmes, avaient fait oublier а
Johnson ce soin dont il йtait habituellement chargй.

Le docteur se mit en devoir de rallumer le feu, mais il ne rencontra
pas une seule йtincelle parmi les cendres dйjа refroidies.

«Allons, un peu de patience!» se dit-il.

Il revint au traоneau chercher de l'amadou, et demanda son briquet а
Johnson.

«Le poкle est йteint, lui dit-il.

--C'est de ma faute», rйpondit Johnson.

Et il chercha son briquet dans la poche oщ il avait l'habitude de le
serrer; il fut surpris de ne pas l'y trouver.

Il tвta ses autres poches, sans plus de succиs; il rentra dans la
maison de neige, retourna en tous sens la couverture sur laquelle il
avait passй la nuit, et ne fut pas plus heureux.

«Eh bien?» lui criait le docteur.

Johnson revint et regarda ses compagnons.

«Le briquet, ne l'avez-vous pas, monsieur Clawbonny? dit-il.

--Non. Johnson.

--Ni vous, capitaine?

--Non, rйpondit Hatteras.

--Il a toujours йtй en votre possession, reprit le docteur.

--Eh bien, je ne l'ai plus... murmura le vieux marin en pвlissant.

--Plus!» s'йcria le docteur, qui ne put s'empкcher de tressaillir.

Il n'existait pas d'autre briquet, et cette perte pouvait amener des
consйquences terribles.

«Cherchez bien, Johnson», dit le docteur.

Celui-ci courut vers le glaзon derriиre lequel il avait guettй l'ours,
puis au lieu mкme du combat oщ il l'avait dйpecй; mais il ne trouva
rien. Il revint dйsespйrй. Hatteras le regarda sans lui faire un seul
reproche.

«Cela est grave, dit-il au docteur.

--Oui, rйpondit ce dernier.

--Nous n'avons pas mкme un instrument, une lunette dont nous puissions
enlever la lentille pour nous procurer du feu.

--Je le sais, rйpondit le docteur, et cela est malheureux, car les
rayons du soleil auraient eu assez de force pour allumer de l'amadou.

--Eh bien, rйpondit Hatteras, il faut apaiser notre faim avec cette
viande crue; puis nous reprendrons notre marche, et nous tвcherons
d'arriver au navire.

--Oui! disait le docteur, plongй dans ses rйflexions, oui, cela serait
possible а la rigueur. Pourquoi pas? On pourrait essayer...

--A quoi songez-vous? demanda Hatteras.

--Une idйe qui me vient...

--Une idйe! s'йcria Johnson. Une idйe de vous! Nous sommes sauvйs
alors!

--Rйussira-t-elle, rйpondit le docteur, c'est une question!

--Quel est votre projet? dit Hatteras.

--Nous n'avons pas de lentille, eh bien, nous en ferons une.

--Comment? demanda Johnson.

--Avec un morceau de glace que nous taillerons.

--Quoi? vous croyez?...

--Pourquoi pas? il s'agit de faire converger les rayons du soleil vers
un foyer commun, et la glace peut nous servir а cela comme le meilleur
cristal.

--Est-il possible? fit Johnson.

--Oui, seulement je prйfйrerais de la glace d'eau douce а la glace
d'eau salйe; elle est plus transparente et plus dure.

--Mais, si je ne me trompe, dit Johnson en indiquant un hummock а cent
pas а peine, ce bloc d'aspect presque noirвtre et cette couleur verte
indiquent...

--Vous avez raison; venez, mes amis; prenez votre hache, Johnson.»

Les trois hommes se dirigиrent vers le bloc signalй, qui se trouvait
effectivement formй de glace d'eau douce.

Le docteur en fit dйtacher un morceau d'un pied de diamиtre, et il
commenзa а le tailler grossiиrement avec la hache; puis il en rendit
la surface plus йgale au moyen de son couteau; enfin il le polit peu а
peu avec sa main, et il obtint bientфt une lentille transparente comme
si elle eыt йtй faite du plus magnifique cristal.

Alors il revint а l'entrйe de la maison de neige; lа, il prit un
morceau d'amadou et commenзa son expйrience.

Le soleil brillait alors d'un assez vif йclat; le docteur exposa sa
lentille de glace aux rayons qu'il rencontra sur l'amadou.

Celui-ci prit feu en quelques secondes.

«Hurrah! hurrah! s'йcria Johnson, qui ne pouvait en croire ses yeux.
Ah! monsieur Clawbonny! monsieur Clawbonny!»

Le vieux marin ne pouvait contenir sa joie; il allait et venait comme
un fou.

Le docteur йtait rentrй dans la maison; quelques minutes plus tard, le
poкle ronflait, et bientфt une savoureuse odeur de grillade tirait
Bell de sa torpeur.

On devine combien ce repas fut fкtй; cependant le docteur conseilla а
ses compagnons de se modйrer; il leur prкcha d'exemple, et, tout en
mangeant, il reprit la parole.

«Nous sommes aujourd'hui dans un jour de bonheur, dit-il; nous avons
des provisions assurйes pour le reste de notre voyage. Pourtant il ne
faut pas nous endormir dans les dйlices de Capoue, et nous ferons bien
de nous remettre en chemin.

--Nous ne devons pas кtre йloignйs de plus de quarante-huit heures du
_Porpoise_, dit Altamont, dont la parole redevenait presque libre.

--J'espиre, dit en riant le docteur, que nous y trouverons de quoi
faire du feu?

--Oui, rйpondit l'Amйricain.

--Car, si ma lentille de glace est bonne, reprit le docteur, elle
laisserait а dйsirer les jours oщ il n'y a pas de soleil, et ces
jours-lа sont nombreux а moins de quatre degrйs du pфle!

--En effet, rйpondit Altamont avec un soupir; а moins de quatre
degrйs! mon navire est allй lа, oщ jamais bвtiment ne s'йtait aventurй
avant lui!

--En route! commanda Hatteras d'une voix brиve.

--En route!» rйpйta le docteur en jetant un regard inquiet sur les
deux capitaines.

Les forces des voyageurs s'йtaient promptement refaites; les chiens
avaient eu large part des dйbris de l'ours, et l'on reprit rapidement
le chemin du nord.

Pendant la route, le docteur voulut tirer d'Altamont quelques
йclaircissements sur les raisons qui l'avaient amenй si loin, mais
l'Amйricain rйpondit йvasivement.

«Deux hommes а surveiller, dit le docteur а l'oreille du vieux maоtre
d'йquipage.

--Oui! rйpondit Johnson.

--Hatteras n'adresse jamais la parole а l'Amйricain, et celui-ci
paraоt peu disposй а se montrer reconnaissant! Heureusement, je suis
lа.

--Monsieur Clawbonny, rйpondit Johnson, depuis que ce Yankee revient а
la vie, sa physionomie ne me va pas beaucoup.

--Ou je me trompe fort, rйpondit le docteur, ou il doit soupзonner les
projets d'Hatteras!

--Croyez-vous donc que cet йtranger ait eu les mкmes desseins que lui?

--Qui sait, Johnson? Les Amйricains sont hardis et audacieux; ce qu'un
Anglais a voulu faire, un Amйricain a pu le tenter aussi!

--Vous pensez qu'Altamont?...

--Je ne pense rien, rйpondit le docteur, mais la situation de son
bвtiment sur la route du pфle donne а rйflйchir.

--Cependant, Altamont dit avoir йtй entraоnй malgrй lui!

--Il le dit! oui, mais j'ai cru surprendre un singulier sourire sur
ses lиvres.

--Diable! monsieur Clawbonny, ce serait une fвcheuse circonstance
qu'une rivalitй entre deux hommes de cette trempe.

--Fasse le Ciel que je me trompe, Johnson, car cette situation
pourrait amener des complications graves, sinon une catastrophe!

--J'espиre qu'Altamont n'oubliera pas que nous lui avons sauvй la vie!

--Ne va-t-il pas sauver la nфtre а son tour? J'avoue que sans nous il
n'existerait plus; mais sans lui, sans son navire, sans ces ressources
qu'il contient, que deviendrions-nous?

--Enfin, monsieur Clawbonny, vous кtes lа, et j'espиre qu'avec votre
aide tout ira bien.

--Je l'espиre aussi, Johnson.»

Le voyage se poursuivit sans incident; la viande d'ours ne manquait
pas, et on en fit des repas copieux; il rйgnait mкme une certaine
bonne humeur dans la petite troupe, grвce aux saillies du docteur et а
son aimable philosophie; ce digne homme trouvait toujours dans son
bissac de savant quelque enseignement а tirer des faits et des choses.
Sa santй continuait d'кtre bonne; il n'avait pas trop maigri, malgrй
les fatigues et les privations; ses amis de Liverpool l'eussent
reconnu sans peine, surtout а sa belle et inaltйrable humeur.

Pendant la matinйe du samedi, la nature de l'immense plaine de glace
vint а se modifier sensiblement; les glaзons convulsionnйs, les packs
plus frйquents, les hummocks entassйs dйmontraient que l'ice-field
subissait une grande pression; йvidemment, quelque continent inconnu,
quelque оle nouvelle, en rйtrйcissant les passes, avait dы produire ce
bouleversement. Des blocs de glace d'eau douce, plus frйquents et plus
considйrables, indiquaient une cфte prochaine.

Il existait donc а peu de distance une terre nouvelle, et le docteur
brыlait du dйsir d'en enrichir les cartes de l'hйmisphиre borйal. On
ne peut se figurer ce plaisir de relever des cфtes inconnues et d'en
former le tracй de la pointe du crayon; c'йtait le but du docteur, si
celui d'Hatteras йtait de fouler de son pied le pфle mкme, et il se
rйjouissait d'avance en songeant aux noms dont il baptiserait les
mers, les dйtroits, les baies, les moindres sinuositйs de ces nouveaux
continents. Certes, dans cette glorieuse nomenclature, il n'omettait
ni ses compagnons, ni ses amis, ni «Sa Gracieuse Majestй», ni la
famille royale; mais il ne s'oubliait pas lui-mкme, et il entrevoyait
un certain «cap Clawbonny» avec une lйgitime satisfaction.

Ces pensйes l'occupиrent toute la journйe. On disposa le campement du
soir, suivant l'habitude, et chacun veilla а tour de rфle pendant
cette nuit passйe prиs de terres inconnues.

Le lendemain, le dimanche, aprиs un fort dйjeuner fourni par les
pattes de l'ours, et qui fut excellent, les voyageurs se dirigиrent au
nord, en inclinant un peu vers l'ouest; le chemin devenait plus
difficile; on marchait vite cependant.

Altamont, du haut du traоneau, observait l'horizon avec une attention
fйbrile; ses compagnons йtaient en proie а une inquiйtude
involontaire. Les derniиres observations solaires avaient donnй pour
latitude exacte 83° 35' et pour longitude 120° 15'; c'йtait la
situation assignйe au navire amйricain; la question de vie ou de mort
allait donc recevoir sa solution pendant cette journйe.

Enfin, vers les deux heures de l'aprиs-midi, Altamont, se dressant
tout debout, arrкta la petite troupe par un cri retentissant, et,
montrant du doigt une masse blanche que tout autre regard eыt
confondue avec les icebergs environnants, il s'йcria d'une voix forte:

«_Le Porpoise!_»




CHAPITRE VI

LE «PORPOISE >


Le 24 mars йtait ce jour de grande fкte, ce dimanche des Rameaux,
pendant lequel les rues des villages et des villes de l'Europe sont
jonchйes de fleurs et de feuillage; alors les cloches retentissent
dans les airs et l'atmosphиre se remplit de parfums pйnйtrants.

Mais ici, dans ce pays dйsolй, quelle tristesse! quel silence! Un vent
вpre et cuisant, pas une feuille dessйchйe, pas un brin d'herbe!

Et cependant, ce dimanche йtait aussi un jour de rйjouissance pour les
voyageurs, car ils allaient trouver enfin ces ressources dont la
privation les eыt condamnйs а une mort prochaine.

Ils pressиrent le pas; les chiens tirиrent avec plus d'йnergie, Duk
aboya de satisfaction, et la troupe arriva bientфt au navire
amйricain.

Le _Porpoise_ йtait entiиrement enseveli sous la neige; il n'avait
plus ni mвt, ni vergue, ni cordage; tout son grйement fut brisй а
l'йpoque du naufrage. Le navire se trouvait encastrй dans un lit de
rochers complиtement invisibles alors. Le _Porpoise_, couchй sur le
flanc par la violence du choc, sa carиne entrouverte, paraissait
inhabitable.

C'est ce que le capitaine, le docteur et Johnson reconnurent, aprиs
avoir pйnйtrй non sans peine а l'intйrieur du navire. Il fallut
dйblayer plus de quinze pieds de glace pour arriver au grand panneau;
mais, а la joie gйnйrale, on vit que les animaux, dont le champ
offrait des traces nombreuses, avaient respectй le prйcieux dйpфt de
provisions.

«Si nous avons ici, dit Johnson, combustible et nourriture assurйs,
cette coque ne me paraоt pas logeable.

--Eh bien, il faut construire une maison de neige, rйpondit Hatteras,
et nous installer de notre mieux sur le continent.

--Sans doute, reprit le docteur; mais ne nous pressons pas, et faisons
bien les choses. A la rigueur, on peut se caser provisoirement dans le
navire; pendant ce temps, nous bвtirons une solide maison, capable de
nous protйger contre le froid et les animaux. Je me charge d'en кtre
l'architecte, et vous me verrez а l'oeuvre!

--Je ne doute pas de vos talents, monsieur Clawbonny, rйpondit
Johnson; installons-nous ici de notre mieux, et nous ferons
l'inventaire de ce que renferme ce navire; malheureusement, je ne vois
ni chaloupe, ni canot, et ces dйbris sont en trop mauvais йtat pour
nous permettre de construire une embarcation.

--Qui sait? rйpondit le docteur; avec le temps et la rйflexion, on
fait bien des choses; maintenant, il n'est pas question de naviguer,
mais de se crйer une demeure sйdentaire: je propose donc de ne pas
former d'autres projets et de faire chaque chose а son heure.

--Cela est sage, rйpondit Hatteras; commenзons par le plus pressй.»

Les trois compagnons quittиrent le navire, revinrent au traоneau et
firent part de leurs idйes а Bell et а l'Amйricain. Bell se dйclara
prкt а travailler; l'Amйricain secoua la tкte en apprenant qu'il n'y
avait rien а faire de son navire; mais, comme cette discussion eыt йtй
oiseuse en ce moment, on s'en tint au projet de se rйfugier d'abord
dans le _Porpoise_ et de construire une vaste habitation sur la cфte.

A quatre heures du soir, les cinq voyageurs йtaient installйs tant
bien que mal dans le faux pont; au moyen d'esparres et de dйbris de
mвts, Bell avait installй un plancher а peu prиs horizontal; on y
plaзa les couchettes durcies par la gelйe, que la chaleur d'un poкle
ramena bientфt а leur йtat naturel. Altamont, appuyй sur le docteur,
put se rendre sans trop de peine au coin qui lui avait йtй rйservй. En
mettant le pied sur son navire, il laissa йchapper un soupir de
satisfaction qui ne parut pas de trop bon augure au maоtre d'йquipage.

«Il se sent chez lui, pensa le vieux marin, et on dirait qu'il nous
invite!»

Le reste de la journйe fut consacrй au repos. Le temps menaзait de
changer, sous l'influence des coups de vent de l'ouest; le thermomиtre
placй а l'extйrieur marqua vingt-six degrйs (-32° centigrades).

En somme, le _Porpoise_ se trouvait placй au-delа du pфle du froid et
sous une latitude relativement moins glaciale, quoique plus rapprochйe
du nord.

On acheva, ce jour-lа, de manger les restes de l'ours, avec des
biscuits trouvйs dans la soute du navire et quelques tasses de thй;
puis la fatigue l'emporta, et chacun s'endormit d'un profond sommeil.

Le matin, Hatteras et ses compagnons se rйveillиrent un peu tard.
Leurs esprits suivaient la pente d'idйes nouvelles; l'incertitude du
lendemain ne les prйoccupait plus; ils ne songeaient qu'а s'installer
d'une confortable faзon. Ces naufragйs se considйraient comme des
colons arrivйs а leur destination, et, oubliant les souffrances du
voyage, ils ne pensaient plus qu'а se crйer un avenir supportable.

«Ouf! s'йcria le docteur en se dйtirant les bras, c'est quelque chose
de n'avoir point а se demander oщ l'on couchera le soir et ce que l'on
mangera le lendemain.

--Commenзons par faire l'inventaire du navire», rйpondit Johnson.

Le _Porpoise_ avait йtй parfaitement йquipй et approvisionnй pour une
campagne lointaine.

L'inventaire donna les quantitйs de provisions suivantes: six mille
cent cinquante livres de farine, de graisse, de raisins secs pour les
poudings; deux mille livres de boeuf et de cochon salй; quinze cents
livres de pemmican; sept cents livres de sucre, autant de chocolat;
une caisse et demie de thй, pesant quatre-vingt seize livres: cinq
cents livres de riz; plusieurs barils de fruits et de lйgumes
conservйs; du lime-juice en abondance, des graines de cochlearia,
d'oseille, de cresson; trois cents gallons de rhum et d'eau-de-vie. La
soute offrait une grande quantitй de poudre, de balles et de plomb; le
charbon et le bois se trouvaient en abondance. Le docteur recueillit
avec soin les instruments de physique et de navigation, et mкme une
forte pile de Bunsen, qui avait йtй emportйe dans le but de faire des
expйriences d'йlectricitй.

En somme, les approvisionnements de toutes sortes pouvaient suffire а
cinq hommes pendant plus de deux ans, а ration entiиre. Toute crainte
de mourir de faim ou de froid s'йvanouissait.

«Voilа notre existence assurйe, dit le docteur au capitaine, et rien
ne nous empкchera de remonter jusqu'au pфle.

--Jusqu'au pфle! rйpondit Hatleras en tressaillant.

--Sans doute, reprit le docteur; pendant les mois d'йtй, qui nous
empкchera de pousser une reconnaissance а travers les terres?

--A travers les terres, oui! mais а travers les mers?

--Ne peut-on construire une chaloupe avec les planches du _Porpoise_?

--Une chaloupe amйricaine, n'est-ce pas? rйpondit dйdaigneusement
Hatteras, et commandйe par cet Amйricain!»

Le docteur comprit la rйpugnance du capitaine et ne jugea pas
nйcessaire de pousser plus avant cette question. Il changea donc le
sujet de la conversation.

«Maintenant que nous savons а quoi nous en tenir sur nos
approvisionnements, reprit-il, il faut construire des magasins pour
eux et une maison pour nous. Les matйriaux ne manquent pas, et nous
pouvons nous installer trиs commodйment. J'espиre, Bell, ajouta le
docteur en s'adressant au charpentier, que vous allez vous distinguer,
mon ami; d'ailleurs, je pourrai vous donner quelques bons conseils.

--Je suis prкt, monsieur Clawbonny, rйpondit Bell; au besoin, je ne
serais pas embarrassй de construire, au moyen de ces blocs de glace,
une ville tout entiиre avec ses maisons et ses rues...

--Eh! il ne nous en faut pas tant; prenons exemple sur les agents de
la Compagnie de la baie d'Hudson: ils construisent des forts qui les
mettent а l'abri des animaux et des Indiens; c'est tout ce qu'il nous
faut; retranchons-nous de notre mieux; d'un cфtй l'habitation, de
l'autre les magasins, avec une espиce de courtine et deux bastions
pour nous couvrir. Je tвcherai de me rappeler pour cette circonstance
mes connaissances en castramйtadon.

--Ma foi! monsieur Clawbonny, dit Johnson, je ne cloute pas que nous
ne fassions quelque chose de beau sous votre direction.

--Eh bien, mes amis, il faut d'abord choisir notre emplacement; un bon
ingйnieur doit avant tout reconnaоtre son terrain. Venez-vous,
Hatteras?

--Je m'en rapporte а vous, docteur, rйpondit le capitaine. Faites,
tandis que je vais remonter la cфte.»

Altamont, trop faible encore pour prendre part aux travaux, fut laissй
а bord de son navire, et les Anglais prirent pied sur le continent.

Le temps йtait orageux et йpais; le thermomиtre а midi marquait onze
degrйs au-dessous de zйro (-23° centigrades); mais, en l'absence du
vent, la tempйrature restait supportable.

A en juger par la disposition du rivage, une mer considйrable,
entiиrement prise alors, s'йtendait а perte de vue vers l'ouest; elle
йtait bornйe а l'est par une cфte arrondie, coupйe d'estuaires
profonds et relevйe brusquement а deux cents yards de la plage; elle
formait ainsi une vaste baie hйrissйe de ces rochers dangereux sur
lesquels le _Porpoise_ fit naufrage; au loin, dans les terres, se
dressait une montagne dont le docteur estima l'altitude а cinq cents
toises environ. Vers le nord, un promontoire venait mourir а la mer,
aprиs avoir couvert une partie de la baie. Une оle d'une йtendue
moyenne, ou mieux un оlot, йmergeait du champ de glace а trois milles
de la cфte, de sorte que, n'eыt йtй la difficultй d'entrer dans cette
rade, elle offrait un mouillage sыr et abritй. Il y avait mкme dans
une йchancrure du rivage un petit havre trиs accessible aux navires,
si toutefois le dйgel dйgageait jamais cette partie de l'ocйan
Arctique. Cependant, suivant les rйcits de Belcher et de Penny, toute
cette mer devait кtre libre pendant les mois d'йtй.

A mi-cфte, le docteur remarqua une sorte de plateau circulaire d'un
diamиtre de deux cents pieds environ; il dominait la baie sur trois de
ses cфtйs, et le quatriиme йtait fermй par une muraille а pic haute de
vingt toises; on ne pouvait y parvenir qu'au moyen de marches йvidйes
dans la glace. Cet endroit parut propre а asseoir une construction
solide, et il pouvait se fortifier aisйment; la nature avait fait les
premiers frais; il suffisait de profiter de la disposition des lieux.

Le docteur, Bell et Johnson atteignirent ce plateau en taillant а la
hache les blocs de glace; il se trouvait parfaitement uni. Le docteur,
aprиs avoir reconnu l'excellence de l'emplacement, rйsolut de le
dйblayer des dix pieds de neige durcie qui le recouvraient; il fallait
en effet йtablir l'habitation et les magasins sur une base solide.

Pendant la journйe du lundi, du mardi et du mercredi, on travailla
sans relвche; enfin le sol apparut; il йtait formй d'un granit trиs
dur а grain serrй, dont les arкtes vives avaient l'acuitй du verre; il
renfermait en outre des grenats et clй grands cristaux de feldspath,
que la pioche fit jaillir.

Le docteur donna alors les dimensions et le plan de la snow-house[1];
elle devait avoir quarante pieds de long sur vingt de large et dix
pieds de haut; elle йtait divisйe en trois chambres, un salon, une
chambre а coucher et une cuisine; il n'en fallait pas davantage. A
gauche se trouvait la cuisine; а droite, la chambre а coucher; au
milieu, le salon.

  [1]  Maison de neige.

Pendant cinq jours, le travail fut assidu. Les matйriaux ne manquaient
pas; les murailles de glace devaient кtre assez йpaisses pour rйsister
aux dйgels, car il ne fallait pas risquer de se trouver sans abri,
mкme en йtй.

A mesure que la maison s'йlevait, elle prenait bonne tournure; elle
prйsentait quatre fenкtres de faзade, deux pour le salon, une pour la
cuisine, une autre pour la chambre а coucher; les vitres en йtaient
faites de magnifiques tables de glace, suivant la mode esquimaue, et
laissaient passer une lumiиre douce comme celle du verre dйpoli.

Au-devant du salon, entre ses deux fenкtres, s'allongeait un couloir
semblable а un chemin couvert, et qui donnait accиs dans la maison;
une porte solide enlevйe а la cabine du _Porpoise_ le fermait
hermйtiquement. La maison terminйe, le docteur fut enchantй de son
ouvrage; dire а quel style d'architecture cette construction
appartenait eыt йtй difficile, bien que l'architecte eыt avouй ses
prйfйrences pour le gothique saxon, si rйpandu en Angleterre; mais il
йtait question de soliditй avant tout; le docteur se borna donc а
revкtir la faзade de robustes contreforts, trapus comme des piliers
romans; au-dessus, un toit а pente roide s'appuyait а la muraille de
granit. Celle-ci servait йgalement de soutien aux tuyaux des poкles
qui conduisaient la fumйe au-dehors.

Quand le gros oeuvre fut terminй, on s'occupa de l'installation
intйrieure. On transporta dans la chambre les couchettes du
_Porpoise_; elles furent disposйes circulairement autour d'un vaste
poкle. Banquettes, chaises, fauteuils, tables, armoires furent
installйs aussi dans le salon qui servait de salle а manger; enfin la
cuisine reзut les fourneaux du navire avec leurs divers ustensiles.
Des voiles tendues sur le sol formaient tapis et faisaient aussi
fonction de portiиres aux portes intйrieures qui n'avaient pas d'autre
fermeture.

Les murailles de la maison mesuraient communйment cinq pieds
d'йpaisseur, et les baies des fenкtres ressemblaient а des embrasures
de canon.

Tout cela йtait d'une extrкme soliditй; que pouvait-on exiger de plus?
Ah! si l'on eыt йcoutй le docteur, que n'eыt-il pas fait au moyen de
cette glace et de cette neige, qui se prкtent si facilement а toutes
les combinaisons! Il ruminait tout le long du jour mille projets
superbes qu'il ne songeait guиre а rйaliser, mais il amusait ainsi le
travail commun par les ressources de son esprit.

D'ailleurs, en bibliophile qu'il йtait, il avait lu un livre assez
rare de M. Kraft, ayant pour titre: _Description dйtaillйe de la
maison de glace construite а Saint-Pйtersbourg, en janvier 1740, et de
tous les objets qu'elle renfermait_. Et ce souvenir surexcitait son
esprit inventif. Il raconta mкme un soir а ses compagnons les
merveilles de ce palais de glace.

«Ce que l'on a fait а Saint-Pйtersbourg, leur dit-il, ne pouvons-nous
le faire ici? Que nous manque-t-il? Rien, pas mкme l'imagination!

--C'йtait donc bien beau? demanda Johnson.

--C'йtait fйerique, mon ami! La maison construite par ordre de
l'impйratrice Anne, et dans laquelle elle fit faire les noces de l'un
de ses bouffons, en 1740, avait а peu prиs la grandeur de la nфtre;
mais, au-devant de sa faзade, six canons de glace s'allongeaient sur
leurs affыts; on tira plusieurs fois а boulet et а poudre, et ces
canons n'йclatиrent pas; il y avait йgalement des mortiers taillйs
pour des bombes de soixante livres; ainsi nous pourrions йtablir au
besoin une artillerie formidable: le bronze n'est pas loin, et il nous
tombe du ciel. Mais oщ le goыt et l'art triomphиrent, ce fut au
fronton du palais, ornй de statues de glace d'une grande beautй; le
perron offrait aux regards des vases de fleurs et d'orangers faits de
la mкme matiиre; а droite se dressait un йlйphant йnorme qui lanзait
de l'eau pendant le jour et du naphte enflammй pendant la nuit. Hein!
quelle mйnagerie complиte nous ferions, si nous le voulions bien!

--En fait d'animaux, rйpliqua Johnson, nous n'en manquerons pas,
j'imagine, et, pour n'кtre pas de glace, ils n'en seront pas moins
intйressants!

--Bon, rйpondit le belliqueux docteur, nous saurons nous dйfendre
contre leurs attaques; mais, pour en revenir а ma maison de
Saint-Pйtersbourg, j'ajouterai qu'а l'intйrieur il y avait des tables,
des toilettes, des miroirs, des candйlabres, des bougies, des lits,
des matelas, des oreillers, des rideaux, des pendules, des chaises,
des cartes а jouer, des armoires avec service complet, le tout en
glace ciselйe, guillochйe, sculptйe, enfin un mobilier auquel rien ne
manquait.

--C'йtait donc un vйritable palais? dit Bell.

--Un palais splendide et digne d'une souveraine! Ah! la glace! Que la
Providence a bien fait de l'inventer, puisqu'elle se prкte а tant de
merveilles et qu'elle peut fournir le bien-кtre aux naufragйs!

L'amйnagement de la maison de neige prit jusqu'au 31 mars; c'йtait la
fкte de Pвques, et ce jour fut consacrй au repos; on le passa tout
entier dans le salon, oщ la lecture de l'office divin fut faite, et
chacun put apprйcier la bonne disposition de la snow-house.

Le lendemain, on s'occupa de construire les magasins et la poudriиre;
ce fut encore l'affaire d'une huitaine de jours, en y comprenant le
temps employй au dйchargement complet du _Porpoise_, qui ne se fit pas
sans difficultй, car la tempйrature trиs basse ne permettait pas de
travailler longtemps. Enfin, le 8 avril, les provisions, le
combustible et les munitions se trouvaient en terre ferme et
parfaitement а l'abri; les magasins йtaient situйs au nord, et la
poudriиre au sud du plateau, а soixante pieds environ de chaque
extrйmitй de la maison; une sorte de chenil fut construit prиs des
magasins; il йtait destinй а loger l'attelage groлnlandais, et le
docteur l'honora du nom de «Dog-Palace». Duk, lui, partageait la
demeure commune.

Alors, le docteur passa aux moyens de dйfense de la place. Sous sa
direction, le plateau fut entourй d'une vйritable fortification de
glace qui le mit а l'abri de toute invasion; sa hauteur faisait une
escarpe naturelle, et, comme il n'avait ni rentrant ni saillant, il
йtait йgalement fort sur toutes les faces. Le docteur, en organisant
ce systиme de dйfense, rappelait invinciblement а l'esprit le digne
oncle Tobie de Sterne, dont il avait la douce bontй et l'йgalitй
d'humeur. Il fallait le voir calculant la pente de son talus
intйrieur, l'inclinaison du terre-plein et la largeur de la banquette;
mais ce travail se faisait si facilement avec cette neige
complaisante, que c'йtait un vйritable plaisir, et l'aimable ingйnieur
put donner jusqu'а sept pieds d'йpaisseur а sa muraille de glace;
d'ailleurs, le plateau dominant la baie, il n'eut а construire ni
contre-escarpe, ni talus extйrieur, ni glacis; le parapet de neige,
aprиs avoir suivi les contours du plateau, prenait le mur du rocher en
retour et venait se souder aux deux cфtйs de maison. Ces ouvrages de
castramйtation furent terminйs vers le 15 avril. Le fort йtait au
complet, et le docteur paraissait trиs fier de son oeuvre.

En vйritй, cette enceinte fortifiйe eыt pu tenir longtemps contre une
tribu d'Esquimaux, si de pareils ennemis se fussent jamais rencontrйs
sous une telle latitude; mais il n'y avait aucune trace d'кtres
humains sur cette cфte; Hatteras, en relevant la configuration de la
baie, ne vit jamais un seul reste de ces huttes qui se trouvent
communйment dans les parages frйquentйs des tribus groлnlandaises; les
naufragйs du _Forward_ et du _Porpoise_ paraissaient кtre les premiers
а fouler ce sol inconnu.

Mais, si les hommes n'йtaient pas а craindre, les animaux pouvaient
кtre redoutables, et le fort, ainsi dйfendu, devait abriter sa petite
garnison contre leurs attaques.




CHAPITRE VII

UNE DISCUSSION CARTOLOGIQUE


PENDANT ces prйparatifs d'hivernage, Altamont avait repris entiиrement
ses forces et sa santй; il put mкme s'employer au dйchargement du
navire. Sa vigoureuse constitution l'avait enfin emportй, et sa pвleur
ne put rйsister longtemps а la vigueur de son sang.

On vit renaоtre en lui l'individu robuste et sanguin des Йtats-Unis,
l'homme йnergique et intelligent, douй d'un caractиre rйsolu,
l'Amйricain entreprenant, audacieux, prompt а tout; il йtait
originaire de New York, et naviguait depuis son enfance, ainsi qu'il
l'apprit а ses nouveaux compagnons; son navire le _Porpoise_ avait йtй
йquipй et mis en mer par une sociйtй de riches nйgociants de l'Union,
а la tкte de laquelle se trouvait le fameux Grinnel.

Certains rapports existaient entre Hatteras et lui, des similitudes de
caractиre, mais non des sympathies. Cette ressemblance n'йtait pas de
nature а faire des amis de ces deux hommes; au contraire. D'ailleurs
un observateur eыt fini par dйmкler entre eux de graves dйsaccords;
ainsi, tout en paraissant dйployer plus de franchise, Altamont devait
кtre moins franc qu'Hatteras; avec plus de laisser-aller, il avait
moins de loyautй; son caractиre ouvert n'inspirait pas autant de
confiance que le tempйrament sombre du capitaine. Celui-ci affirmait
son idйe une bonne fois, puis il se renfermait en elle. L'autre, en
parlant beaucoup, ne disait souvent rien.

Voilа ce que le docteur reconnut peu а peu du caractиre de
l'Amйricain, et il avait raison de pressentir une inimitiй future,
sinon une haine, entre les capitaines du _Porpoise_ et du _Forward_.

Et pourtant, de ces deux commandants, il ne fallait qu'un seul а
commander. Certes, Hatteras avait tous les droits а l'obйissance de
l'Amйricain, les droits de l'antйrioritй et ceux de la force. Mais si
l'un йtait а la tкte des siens, l'autre se trouvait а bord de son
navire. Cela se sentait.

Par politique ou par instinct, Altamont fut tout d'abord entraоnй vers
le docteur; il lui devait la vie, mais la sympathie le poussait vers
ce digne homme plus encore que la reconnaissance. Te! йtait
l'inйvitable effet du caractиre du digne Clawbonny; les amis
poussaient autour de lui comme les blйs au soleil. On a citй des gens
qui se levaient а cinq heures du matin pour se faire des ennemis; le
docteur se fыt levй а quatre sans y rйussir.

Cependant il rйsolut de tirer parti de l'amitiй d'Altamont pour
connaоtre la vйritable raison de sa prйsence dans les mers polaires.
Mais l'Amйricain, avec tout son verbiage, rйpondit sans rйpondre, et
il reprit son thиme accoutumй du passage du nord-ouest.

Le docteur soupзonnait а cette expйdition un autre motif, celui-lа
mкme que craignait Hatteras. Aussi rйsolut-il de ne jamais mettre les
deux adversaires aux prises sur ce sujet; mais il n'y parvint pas
toujours. Les plus simples conversations menaзaient de dйvier malgrй
lui, et chaque mot pouvait faire йtincelle au choc des intйrкts
rivaux.

Cela arriva bientфt, en effet. Lorsque la maison fut terminйe, le
docteur rйsolut de l'inaugurer par un repas splendide; une bonne idйe
de Clawbonny, qui voulait ramener sur ce continent les habitudes et
les plaisirs de la vie europйenne. Bell avait prйcisйment tuй quelques
ptarmigans et un liиvre blanc, le premier messager du printemps
nouveau.

Ce festin eut lieu le 14 avril, le second dimanche de la Quasimodo,
par un beau temps trиs sec; mais le froid ne se hasardait pas а
pйnйtrer dans la maison de glace; les poкles qui ronflaient en
auraient eu facilement raison.

On dоna bien; la chair fraоche fit une agrйable diversion au pemmican
et aux viandes salйes; un merveilleux pouding confectionnй de la main
du docteur eut les honneurs du bis; on en redemanda; le savant maоtre
coq, un tablier aux reins et le couteau а la ceinture, n'eыt pas
dйshonorй les cuisines du grand chancelier d'Angleterre.

Au dessert, les liqueurs firent leur apparition; l'Amйricain n'йtait
pas soumis au rйgime des Anglais _tee-totalers_[1]; il n'y avait donc
aucune raison pour qu'il se privвt d'un verre de gin ou de brandy; les
autres convives, gens sobres d'ordinaire, pouvaient sans inconvйnient
se permettre cette infraction а leur rиgle; donc, par ordonnance du
mйdecin, chacun put trinquer а la fin de ce joyeux repas. Pendant les
toasts portйs а l'Union, Hatteras s'йtait tu simplement.

  [1]  Rйgime qui exclut toute boisson spiritueuse.

Ce fut alors que le docteur mit une question intйressante sur le
tapis.

«Mes amis, dit-il, ce n'est pas tout d'avoir franchi les dйtroits, les
banquises, les champs de glace, et d'кtre venus jusqu'ici; il nous
reste quelque chose а faire. Je viens vous proposer de donner des noms
а cette terre hospitaliиre, oщ tious avoue trouvй le salut et le
repos; c'est la coutume suivie par tous les navigateurs du monde, et
il n'est pas un d'eux qui y ait manquй en pareille circonstance; il
faut donc а notre retour rapporter, avec la configuration
hydrographique des cфtes, les noms des caps, des baies, des pointes et
des promontoires qui les distinguent. Cela est de toute nйcessitй.

--Voilа qui est bien parlй, s'йcria Johnson; d'ailleurs, quand on peut
appeler toutes ces terres d'un nom spйcial, cela leur donne un air
sйrieux, et l'on n'a plus le droit de se considйrer comme abandonnй
sur un continent inconnu.

--Sans compter, rйpliqua Bell, que cela simplifie les instructions en
voyage et facilite l'exйcution des ordres; nous pouvons кtre forcйs de
nous sйparer pendant quelque expйdition, ou dans une chasse, et rien
de tel pour retrouver son chemin que de savoir comment il se nomme.

--Eh bien, dit le docteur, puisque nous sommes tous d'accord а ce
sujet, tвchons de nous entendre maintenant sur les noms а donner, et
n'oublions ni notre pays, ni nos amis dans la nomenclature. Pour moi,
quand je jette les yeux sur une carte, rien ne me fait plus de plaisir
que de relever le nom d'un compatriote au bout d'un cap, а cфtй d'une
оle ou au milieu d'une mer. C'est l'intervention charmante de l'amitiй
dans la gйographie.

--Vous avez raison, docteur, rйpondit l'Amйricain, et, de plus, vous
dites ces choses-lа d'une faзon qui en rehausse le prix.

--Voyons, rйpondit le docteur, procйdons avec ordre.»

Hatteras n'avait pas encore pris part а la conversation; il
rйflйchissait. Cependant les yeux de ses compagnons s'йtant fixйs sur
lui, il se leva et dit:

«Sauf meilleur avis, et personne ici ne me contredira, je pense--en ce
momrent, Hatteras regardait Altamont--il me paraоt convenable de
donner а notre habitation le nom de son habile architecte, du meilleur
d'entre nous, et de l'appeler Doctor's-House.

--C'est cela, rйpondit Bell.

--Bien! s'йcria Johnson, la Maison du Docteur!

--On ne peut mieux faire, rйpondit Altamont. Hurrah pour le docteur
Clawbonny!»

Un triple hurrah fut poussй d'un commun accord, auquel Duk mкla des
aboiements d'approbation.

«Ainsi donc, reprit Hatteras, que cette maison soit ainsi appelйe en
attendant qu'une terre nouvelle nous permette de lui dйcerner le nom
de notre ami.

--Ah! fit le vieux Johnson, si le paradis terrestre йtait encore а
nommer, le nom de Clawbonny lui irait а merveille!»

Le docteur, trиs йmu, voulut se dйfendre par modestie; il n'y eut pas
moyen; il fallut en passer par lа. Il fut donc bien et dыment arrкtй
que ce joyeux repas venait d'кtre pris dans le grand salon de
Doctor's-House, aprиs avoir йtй confectionnй dans la cuisine de
Doctor's-House, et qu'on irait gaiement se coucher dans la chambre de
Doctor's-House.

«Maintenant, dit le docteur, passons а des points plus importants de
nos dйcouvertes.

--Il y a, rйpondit Hatteras, cette mer immense qui nous environne, et
dont pas un navire n'a encore sillonnй les flots.

--Pas un navire! il me semble cependant, dit Altamont, que le
_Porpoise_ ne doit pas кtre oubliй, а moins qu'il ne soit venu par
terre, ajouta-t-il railleusement.

--On pourrait le croire, rйpliqua Hatteras, а voir les rochers sur
lesquels il flotte en ce moment.

--Vraiment, Hatteras, dit Altamont d'un air piquй; mais, а tout
prendre, cela ne vaut-il pas mieux que de s'йparpiller dans les airs,
comme a fait le _Forward_?»

Hatteras allait rйpliquer avec vivacitй, quand le docteur intervint.

«Mes amis, dit-il, il n'est point question ici de navires, mais d'une
mer nouvelle...

--Elle n'est pas nouvelle, rйpondit Altamont. Elle est dйjа nommйe sur
toutes les cartes du pфle. Elle s'appelle l'Ocйan borйal, et je ne
crois pas qu'il soit opportun de lui changer son nom; plus tard, si
nous dйcouvrons qu'elle ne forme qu'un dйtroit ou un golfe, nous
verrons ce qu'il conviendra de faire.

--Soit, fit Hatteras.

--Voilа qui est entendu, rйpondit le docteur, regrettant presque
d'avoir soulevй une discussion grosse de rivalitйs nationales.

--Arrivons donc а la terre que nous foulons en ce moment, reprit
Hatteras. Je ne sache pas qu'elle ait un nom quelconque sur les cartes
les plus rйcentes!»

En parlant ainsi, il fixait du regard Altamont, qui ne baissa pas les
yeux et rйpondit:

«Vous pourriez encore vous tromper, Hatteras.

--Me tromper! Quoi! cette terre inconnue, ce sol nouveau...

--A dйjа un nom», rйpondit tranquillement l'Amйricain.

Hatteras se tut. Ses lиvres frйmissaient.

«Et quel est ce nom? demanda le docteur, un peu йtonnй de
l'affirmation de l'Amйricain.

--Mon cher Clawbonny, rйpondit Altamont, c'est l'habitude, pour ne pas
dire le droit, de tout navigateur, de nommer le continent auquel il
aborde le premier. Il me semble donc qu'en cette occasion j'ai pu,
j'ai dы user de ce droit incontestable...

--Cependant... dit Johnson, auquel dйplaisait le sang-froid cassant
d'Altamont.

--Il me paraоt difficile de prйtendre, reprit ce dernier, que le
_Porpoise_ n'ait pas atterri sur cette cфte, et mкme en admettant
qu'il y soit venu par terre, ajouta-t-il en regardant Hatteras, cela
ne peut faire question.

--C'est une prйtention que je ne saurais admettre, rйpondit gravement
Hatteras en se contenant. Pour nommer, il faut au moins dйcouvrir, et
ce n'est pas ce que vous avez fait, je suppose. Sans nous d'ailleurs,
oщ seriez-vous, monsieur, vous qui venez nous imposer des conditions?
A vingt pieds sous la neige!

--Et sans moi, monsieur, rйpliqua vivement l'Amйricain, sans mon
navire, que seriez-vous en ce moment? Morts de faim et de froid!

--Mes amis, fit le docteur, en intervenant de son mieux, voyons, un
peu de calme, tout peut s'arranger. Йcoutez-moi.

--Monsieur, continua Altamont en dйsignant le capitaine, pourra nommer
toutes les autres terres qu'il dйcouvrira, s'il en dйcouvre; mais ce
continent m'appartient! je ne pourrais mкme admettre la prйtention
qu'il portвt deux noms, comme la terre Grinnel, nommйe йgalement terre
du Prince-Albert, parce qu'un Anglais et un Amйricain la reconnurent
presque en mкme temps. Ici, c'est autre chose; mes droits
d'antйrioritй sont incontestables. Aucun navire, avant le mien, n'a
rasй cette cфte de son plat-bord. Pas un кtre humain, avant moi, n'a
mis le pied sur ce continent; or, je lui ai donnй un nom, et il le
gardera.

--Et quel est ce nom? demanda le docteur.

--La Nouvelle-Amйrique», rйpondit Altamont.

Les poings d'Hatteras se crispиrent sur la table. Mais, (empty-page)
faisant un violent effort sur lui-mкme, il se contint.

«Pouvez-vous me prouver, reprit Altamont, qu'un Anglais ait jamais
foulй ce sol avant un Amйricain?»

Johnson et Bell se taisaient, bien qu'ils fussent non moins irritйs
que le capitaine de l'impйrieux aplomb de leur contradicteur. Mais il
n'y avait rien а rйpondre.

Le docteur reprit la parole, aprиs quelques instants d'un silence
pйnible:

«Mes amis, dit-il, la premiиre loi humaine est la loi de la justice;
elle renferme toutes les autres. Soyons donc justes, et ne nous
laissons pas aller а de mauvais sentiments. La prioritй d'Altamont me
paraоt incontestable. Il n'y a pas а la discuter; nous prendrons notre
revanche plus tard, et l'Angleterre aura bonne part dans nos
dйcouvertes futures. Laissons donc а cette terre le nom de la
Nouvelle-Amйrique. Mais Altamont, en la nommant ainsi, n'a pas,
j'imagine, disposй des baies, des caps, des pointes, des promontoires
qu'elle contient, et je ne vois aucun empкchement а ce que nous
nommions cette baie la baie Victoria?

--Aucun, rйpondit Altamont, si le cap qui s'йtend lа-bas dans la mer
porte le nom de cap Washington.

--Vous auriez pu, monsieur, s'йcria Hatteras hors de lui, choisir un
nom moins dйsagrйable а une oreille anglaise.

--Mais non plus cher а une oreille amйricaine, rйpondit Altamont avec
beaucoup de fiertй.

--Voyons! voyons! rйpondit le docteur, qui avait fort а faire pour
maintenir la paix dans ce petit monde, pas de discussion а cet йgard!
qu'il soit permis а un Amйricain d'кtre fier de ses grands hommes!
honorons le gйnie partout oщ il se rencontre, et puisque Altamont a
fait son choix, parlons maintenant pour nous et les nфtres. Que notre
capitaine...

--Docteur, rйpondit ce dernier, cette terre йtant une terre
amйricaine, je dйsire que mon nom n'y figure pas.

--C'est une dйcision irrйvocable? dit le docteur.

--Absolue», rйpondit Hatteras.

Le docteur n'insista pas.

«Eh bien, а nous, dit-il en s'adressant au vieux marin et au
charpentier; laissons ici quelque trace de notre passage. Je vous
propose d'appeler l'оle que nous voyons а trois milles au large оle
Johnson, en l'honneur de notre maоtre d'йquipage.

--Oh! fit ce dernier, un peu confus, monsieur Clawbonny!

--Quant а cette montagne que nous avons reconnue dans l'ouest, nous
lui donnerons le nom de Bell-Mount, si notre charpentier y consent!

--C'est trop d'honneur pour moi, rйpondit Bell.

--C'est justice, rйpondit le docteur.

--Rien de mieux, fit Altamont.

--Il ne nous reste donc plus que notre fort а baptiser, reprit le
docteur; lа-dessus, nous n'aurons aucune discussion; ce n'est ni а Sa
Gracieuse Majestй la reine Victoria, ni а Washington, que nous devons
d'y кtre abritйs en ce moment, mais а Dieu, qui, en nous rйunissant,
nous a sauvйs tous. Que ce fort soit donc nommй le Fort-Providence!

--C'est justement trouvй, repartit Altamont.

--Le Fort-Providence, reprit Johnson, cela sonne bien! Ainsi donc, en
revenant de nos excursions du nord, nous prendrons par le cap
Washington, pour gagner la baie Victoria, de lа le Fort-Providence, oщ
nous trouverons repos et nourriture dans Doctor's-House!

--Voilа qui est entendu, rйpondit le docteur; plus tard, au fur et а
mesure de nos dйcouvertes, nous aurons d'autres noms а donner, qui
n'amиneront aucune discussion, je l'espиre; car, mes amis, il faut ici
se soutenir et s'aimer; nous reprйsentons l'humanitй tout entiиre sur
ce bout de cфte; ne nous abandonnons donc pas а ces dйtestables
passions qui harcиlent les sociйtйs; rйunissons-nous de faзon а rester
forts et inйbranlables contre l'adversitй. Qui sait ce que le Ciel
nous rйserve de dangers а courir, de souffrances а supporter avant de
revoir notre pays! Soyons donc cinq en un seul, et laissons de cфtй
des rivalitйs qui n'ont jamais raison d'кtre, ici moins qu'ailleurs.
Vous m'entendez, Altamont? Et vous, Hatteras?»

Les deux hommes ne rйpondirent pas, mais le docteur fit comme s'ils
eussent rйpondu.

Puis on parla d'autre chose. Il fut question de chasses а organiser
pour renouveler et varier les provisions de viandes; avec le
printemps, les liиvres, les perdrix, les renards mкme, les ours aussi,
allaient revenir; on rйsolut donc de ne pas laisser passer un jour
favorable sans pousser une reconnaissance sur la terre de la
Nouvelle-Amйrique.




CHAPITRE VIII

EXCURSION AU NORD DE LA BAIE VICTORIA


Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, Clawbonny gravit les
rampes assez roides de cette muraille de rochers contre laquelle
s'appuyait Doctor's-House; elle se terminait brusquement par une sorte
de cфne tronquй. Le docteur parvint, non sans peine, а son sommet, et
de lа son regard s'йtendit sur une vaste йtendue de terrain
convulsionnй, qui semblait кtre le rйsultat de quelque commotion
volcanique; un immense rideau blanc recouvrait le continent et la mer,
sans qu'il fыt possible de les distinguer l'un de l'autre.

En reconnaissant que ce point culminant dominait toutes les plaines
environnantes, le docteur eut une idйe, et qui le connaоt ne s'en
йtonnera guиre.

Son idйe, il la mыrit, il la combina, il la creusa, il en fut tout а
fait maоtre en rentrant dans la maison de neige, et il la communiqua а
ses compagnons.

«Il m'est venu а l'esprit, leur dit-il, d'йtablir un phare au sommet
de ce cфne qui se dresse au-dessus de nos tкtes.

--Un phare? s'йcria-t-on.

--Oui, un phare! Il aura un double avantage, celui de nous guider la
nuit, lorsque nous reviendrons de nos excursions lointaines, et celui
d'йclairer le plateau pendant nos huit mois d'hiver.

--A coup sыr, rйpondit Altamont, un semblable appareil serait une
chose utile; mais comment l'йtablirez-vous?

--Avec l'un des fanaux du _Porpoise_.

--D'accord; mais avec quoi alimenterez-vous la lampe de votre phare?
Est-ce avec de l'huile de phoque?

--Non pas! la lumiиre produite par cette huile ne jouit pas d'un
pouvoir assez йclairant; elle pourrait а peine percer le brouillard.

--Prйtendez-vous donc tirer de notre houille l'hydrogиne qu'elle
contient, et nous faire du gaz d'йclairage?

--Bon! cette lumiиre serait encore insuffisante, et elle aurait le
tort grave de consommer une partie de notre combustible.

--Alors, fit Altamont, je ne vois pas...

--Pour mon compte, rйpondit Johnson, depuis la balle de mercure,
depuis la lentille de glace, depuis la construction du Fort-Providence,
je crois M. Clawbonny capable de tout.

--Eh bien! reprit Altamont, nous direz-vous quel genre de phare vous
prйtendez йtablir?

--C'est bien simple, rйpondit le docteur, un phare йlectrique.

--Un phare йlectrique!

--Sans doute; n'aviez-vous pas а bord du _Porpoise_ une pile de Bunsen
en parfait йtat?

--Oui, rйpondit l'Amйricain.

--Йvidemment, en les emportant, vous aviez en vue quelque expйrience,
car rien ne manque, ni les fils conducteurs parfaitement isolйs, ni
l'acide nйces-saire pour mettre les йlйments en activitй. Il est donc
facile de nous procurer de la lumiиre йlectrique. On y verra mieux, et
cela ne coыtera rien.

--Voilа qui est parfait, rйpondit le maоtre d'йquipage, et moins nous
perdrons de temps...

--Eh bien, les matйriaux sont lа, rйpondit le docteur, et en une heure
nous aurons йlevй une colonne de glace de dix pieds de hauteur, ce qui
sera trиs suffisant.»

Le docteur sortit; ses compagnons le suivirent jusqu'au sommet du
cфne; la colonne s'йleva promptement et fut bientфt couronnйe par l'un
des fanaux du _Porpoise_.

Alors le docteur y adapta les fils conducteurs qui se rattachaient а
la pile; celle-ci, placйe dans le salon de la maison de glace, йtait
prйservйe de la gelйe par la chaleur des poкles. De lа, les fils
montaient jusqu'а la lanterne du phare.

Tout cela fut installй rapidement, et on attendit le coucher du soleil
pour jouir de l'effet. A la nuit, les deux pointes de charbon,
maintenues dans la lanterne а une distance convenable, furent
rapprochйes, et des faisceaux d'une lumiиre intense, que le vent ne
pouvait ni modйrer ni йteindre, jaillirent du fanal. C'йtait un
merveilleux spectacle que celui de ces rayons frissonnants dont
l'йclat, rivalisant avec la blancheur des plaines, dessinait vivement
l'ombre de toutes les saillies environnantes. Johnson ne put
s'empкcher de battre des mains.

«Voilа M. Clawbonny, dit-il, qui fait du soleil, а prйsent!

--Il faut bien faire un peu de tout», rйpondit modestement le docteur.

Le froid mit fin а l'admiration gйnйrale, et chacun alla se blottir
sous ses couvertures.

La vie fut alors rйguliиrement organisйe. Pendant les jours suivants,
du 15 au 20 avril, le temps fut trиs incertain; la tempйrature sautait
subitement d'une vingtaine de degrйs, et l'atmosphиre subissait des
changements imprйvus, tantфt imprйgnйe de neige et agitйe par les
tourbillons, tantфt froide et sиche au point que l'on ne pouvait
mettre le pied au-dehors sans prйcaution.

Cependant, le samedi, le vent vint а tomber; cette circonstance
rendait possible une excursion; on rйsolut donc de consacrer une
journйe а la chasse pour renouveler les provisions.

Dиs le matin, Altamont, le docteur, Bell, armйs chacun d'un fusil а
deux coups, de munitions suffisantes, d'une hachette, et d'un couteau
а neige pour le cas oщ il deviendrait nйcessaire de se crйer un abri,
partirent par un temps couvert.

Pendant leur absence, Hatteras devait reconnaоtre la cфte et faire
quelques relevйs. Le docteur eut soin de mettre le phare en activitй;
ses rayons luttиrent avantageusement avec les rayons de l'astre
radieux; en effet, la lumiиre йlectrique, йquivalente а celle de trois
mille bougies ou de trois cents becs de gaz, est la seule qui puisse
soutenir la comparaison avec l'йclat solaire.

Le froid йtait vif, sec et tranquille. Les chasseurs se dirigиrent
vers le cap Washington; la neige durcie favorisait leur marche. En une
demi-heure, ils franchirent les trois milles qui sйparaient le cap du
Fort-Providence. Duk gambadait autour d'eux.

La cфte s'inflйchissait vers l'est, et les hauts sommets de la baie
Victoria tendaient а s'abaisser du cфtй du nord. Cela donnait а
supposer que la Nouvelle-Amйrique pourrait bien n'кtre qu'une оle;
mais il n'йtait pas alors question de dйterminer sa configuration.

Les chasseurs prirent par le bord de la mer et s'avancиrent
rapidement. Nulle trace d'habitation, nul reste de hutte; ils
foulaient un sol vierge de tout pas humain.

Ils firent ainsi une quinzaine de milles pendant les trois premiиres
heures, mangeant sans s'arrкter; mais leur chasse menaзait d'кtre
infructueuse. En effet, c'est а peine s'ils virent des traces de
liиvre, de renard ou de loup. Cependant, quelques snow-birds[1],
voltigeant зa et lа, annonзaient le retour du printemps et des animaux
arctiques.

  [1]  Oiseaux de neige

Les trois compagnons avaient dы s'enfoncer dans les terres pour
tourner des ravins profonds et des rochers а pic qui se reliaient au
Bell-Mount; mais, aprиs quelques retards, ils parvinrent а regagner le
rivage; les glaces n'йtaient pas encore sйparйes. Loin de lа, la mer
restait toujours prise; cependant des traces de phoques annonзaient
les premiиres visites de ces amphibies, qui venaient dйjа respirer а
la surface de l'ice-field. Il йtait mкme йvident, а de larges
empreintes, а de fraоches cassures de glaзons, que plusieurs d'entre
eux avaient pris terre tout rйcemment.

Ces animaux sont trиs avides des rayons du soleil, et ils s'йtendent
volontiers sur les rivages pour se laisser pйnйtrer par sa
bienfaisante chaleur.

Le docteur fit observer ces particularitйs а ses compagnons.

«Remarquons cette place avec soin, leur dit-il; il est fort possible
que, l'йtй venu, nous rencontrions ici des phoques par centaines; ils
se laissent facilement approcher dans les parages peu frйquentйs des
hommes, et on s'en empare aisйment. Mais il faut bien se garder de les
effrayer, car alors ils disparaissent comme par enchantement et ne
reviennent plus; c'est ainsi que des pкcheurs maladroits, au lieu de
les tuer isolйment, les ont souvent attaquйs en masse, avec bruit et
vocifйrations, et ont perdu ou compromis leur chargement.

--Les chasse-t-on seulement pour avoir leur peau ou leur huile?
demanda Bell.

--Les Europйens, oui, mais, ma foi, les Esquimaux les mangent; ils en
vivent, et ces morceaux de phoque, qu'ils mйlangent dans le sang et la
graisse, n'ont rien d'appйtissant. Aprиs tout, il y a maniиre de s'y
prendre, et je me chargerais d'en tirer de fines cфtelettes qui ne
seraient point а dйdaigner pour qui se ferait а leur couleur noirвtre.

--Nous vous verrons а l'oeuvre, rйpondit Bell; je m'engage, de
confiance, а manger de la chair de phoque tant que cela vous fera
plaisir. Vous m'entendez, monsieur Clawbonny?

--Mon brave Bell, vous voulez dire tant que cela vous fera plaisir.
Mais vous aurez beau faire, vous n'йgalerez jamais la voracitй du
Groлnlandais, qui consomme jusqu'а dix et quinze livres de cette
viande par jour.

--Quinze livres! fit Bell. Quels estomacs!

--Des estomacs polaires, rйpondit le docteur, des estomacs prodigieux,
qui se dilatent а volontй, et, j'ajouterai, qui se contractent de
mкme, aptes а supporter la disette comme l'abondance. Au commencement
de son dоner, l'Esquimau est maigre; а la fin, il est gras, et on ne
le reconnaоt plus! Il est vrai que son dоner dure souvent une journйe
entiиre.

--Йvidemment, dit Altamont, cette voracitй est particuliиre aux
habitants des pays froids?

--Je le crois, rйpondit le docteur; dans les rйgions arctiques, il
faut manger beaucoup; c'est une des conditions non seulement de la
force, mais de l'existence. Aussi, la Compagnie de la baie d'Hudson
attribue-t-elle а chaque homme ou huit livres de viande, ou douze
livres de poisson, ou deux livres de pemmican par jour.

--Voilа un rйgime rйconfortant, dit le charpentier.

--Mais pas tant que vous le supposez, mon ami, et un Indien, gavй de
la sorte, ne fournit pas une quantitй de travail supйrieure а celle
d'un Anglais nourri de sa livre de boeuf et de sa pinte de biиre.

--Alors, monsieur Clawbonny, tout est pour le mieux.

--Sans doute, mais cependant un repas d'Esquimaux peut а bon droit
nous йtonner. Aussi, а la terre Boothia, pendant son hivernage, Sir
John Ross йtait toujours surpris de la voracitй de ses guides; il
raconte quelque part que deux hommes, deux, entendez-vous, dйvorиrent
pendant une matinйe tout un quartier de boeuf musquй; ils taillaient
la viande en longues aiguillettes, qu'ils introduisaient dans leur
gosier; puis chacun, coupant au ras du nez ce que sa bouche ne pouvait
contenir, le passait а son compagnon; ou bien, ces gloutons, laissant
pendre des rubans de chair jusqu'а terre, les avalaient peu а peu, а
la faзon du boa digйrant un boeuf, et comme lui йtendus tout de leur
long sur le sol!

--Pouah! lit Bell; les dйgoыtantes brutes!

--Chacun a sa maniиre de dоner, rйpondit philosophiquement
l'Amйricain.

--Heureusement! rйpliqua le docteur.

--Eh bien, reprit Altamont, puisque le besoin de se nourrir est si
impйrieux sous ces latitudes, je ne m'йtonne plus que, dans les rйcits
des vovageurs arctiques, il soit toujours question de repas.

--Vous avez raison, rйpondit le docteur, et c'est une remarque que
j'ai faite йgalement: cela vient de ce que non seulement il faut une
nourriture abondante, mais aussi de ce qu'il est souvent fort
difficile de se la procurer. Alors, on y pense sans cesse, et, par
suite, on en parle toujours.

--Cependant, dit Altamont, si mes souvenirs sont exacts, en Norvиge,
dans les contrйes les plus froides, les paysans n'ont pas besoin d'une
alimentation aussi substantielle: un peu de laitage, des oeufs, du
pain d'йcorce de bouleau, quelquefois du saumon, jamais de viande; et
cela n'en fait pas moins des gaillards solidement constituйs.

--Affaire d'organisation, rйpondit le docteur, et que je ne me charge
pas d'expliquer. Cependant, je crois qu'une seconde ou une troisiиme
gйnйration de Norvйgiens, transplantйs au Groлnland, finirait par se
nourrir а la faзon groлnlandaise. Et nous-mкmes, mes amis, si nous
restions dans ce bienheureux pays, nous arriverions а vivre en
Esquimaux, pour ne pas dire en gloutons fieffйs.

--Monsieur Clawbonny, dit Bell, me donne faim а parler de la sorte.

--Ma foi non, rйpondit Altamont, cela me dйgoыterait plutфt et me
ferait prendre la chair de phoque en horreur. Eh! mais, je crois que
nous allons pouvoir nous mettre а l'йpreuve. Je me trompe fort, ou
j'aperзois lа-bas, йtendue sur les glaзons, une masse qui me paraоt
animйe.

--C'est un morse! s'йcria le docteur; silence, et en avant!»

En effet, un amphibie de la plus forte taille s'йbattait а deux cents
yards des chasseurs; il s'йtendait et se roulait voluptueusement aux
pвles rayons du soleil.

Les trois chasseurs se divisиrent de maniиre а cerner l'animal pour
lui couper la retraite, ils arrivиrent ainsi а quelques toises de lui
en se dйrobant derriиre les hummocks, et ils firent feu.

Le morse se renversa sur lui-mкme, encore plein de vigueur; il
йcrasait les glaзons, il voulait fuir; mais Altamont l'attaqua а coups
de hache et parvint а lui trancher ses nageoires dorsales. Le morse
essaya une dйfense dйsespйrйe; de nouveaux coups de feu l'achevиrent,
et il demeura йtendu sans vie sur l'ice-field rougi de son sang.

C'йtait un animal de belle taille; il mesurait prиs de quinze pieds de
long depuis son museau jusqu'а l'extrй-mitй de sa queue, et il eыt
certainement fourni plusieurs barriques d'huile.

Le docteur tailla dans la chair les parties les plus savoureuses, et
il laissa le cadavre а la merci de quelques corbeaux qui, а cette
йpoque de l'annйe, planaient dйjа dans les airs.

La nuit commenзait а venir. On songea а regagner le Fort-Providence;
le ciel s'йtait entiиrement purifiй, et, en attendant les rayons
prochains de la lune, il s'йclairait de magnifiques lueurs stellaires.

«Allons, en route, dit le docteur; il se fait tard; en somme, notre
chasse n'a pas йtй trиs heureuse; mais, du moment oщ il rapporte de
quoi souper, un chasseur n'a pas le droit de se plaindre. Seulement,
prenons par le plus court, et tвchons de ne pas nous йgarer; les
йtoiles sont lа pour nous indiquer la route.»

Cependant, dans ces contrйes oщ la polaire brille droit au-dessus de
la tиte du vovageur, il est malaisй de la prendre pour guide; en
effet, quand le nord est exactement au sommet de la voыte cйleste, les
autres points cardinaux sont difficiles а dйterminer: la lune et les
grandes constellations vinrent heureusement aider le docteur а fixer
sa route.

Il rйsolut, pour abrйger son chemin, d'йviter les sinuositйs du rivage
et de couper au travers des terres; c'йtait plus direct, mais moins
sыr: aussi, aprиs quelques heures de marche, la petite troupe fut
complиtement йgarйe.

On agita la question de passer la nuit dans une hutte de glace, de s'y
reposer, et d'attendre le jour pour s'orienter, dыt-on revenir au
rivage, afin de suivre l'ice-field; mais le docteur, craignant
d'inquiйter Hatteras et Johnson, insista pour que la route fыt
continuйe.

«Duk nous conduit, dit-il, et Duk ne peut se tromper: il est clouй
d'un instinct qui se passe de boussole et d'йtoile. Suivons-le donc.»

Duk marchait en avant, et on s'en fia а son intelligence. On eut
raison; bientфt une lueur apparut au loin dans l'horizon; on ne
pouvait la confondre avec une йtoile, qui ne fыt pas sortie de brumes
aussi basses.

«Voilа notre phare! s'йcria le docteur.

--Vous croyez, monsieur Clawbonny? dit le charpentier.

--J'en suis certain. Marchons.»

A mesure que les voyageurs approchaient, la lueur devenait plus
intense, et bientфt ils furent enveloppйs par une traоnйe de poussiиre
lumineuse; ils marchaient dans un immense rayon, et derriиre eux leurs
ombres gigantesques, nettement dйcoupйes, s'allongeaient dйmesurйment
sur le tapis de neige.

Ils doublиrent le pas, et, une demi-heure aprиs, ils gravissaient le
talus du Fort-Providence.




CHAPITRE IX

LE FROID ET LE CHAUD


Hatteras et Johnson attendaient les trois chasseurs avec une certaine
inquiйtude. Ceux-ci furent enchantйs de retrouver un abri chaud et
commode. La tempйrature, avec le soir, s'йtait singuliиrement
abaissйe, et le thermomиtre placй а l'extйrieur marquait
soixante-treize degrйs au-dessous de zйro (-31° centigrades).

Les arrivants, extйnuйs de fatigue et presque gelйs, n'en pouvaient
plus; les poкles heureusement marchaient bien; le fourneau n'attendait
plus que les produits de la chasse; le docteur se transforma en
cuisinier et fit griller quelques cфtelettes de morse. A neuf heures
du soir, les cinq convives s'attablaient devant un souper
rйconfortant.

«Ma foi, dit Bell, au risque de passer pour un Esquimau, j'avouerai
que le repas est la grande chose d'un hivernage; quand on est parvenu
а l'attraper, il ne faut pas bouder devant!»

Chacun des convives, ayant la bouche pleine, ne put rйpondre
immйdiatement au charpentier; mais le docteur lui fit signe qu'il
avait bien raison.

Les cфtelettes de morse furent dйclarйes excellentes, ou, si on ne le
dйclara pas, on les dйvora jusqu'а la derniиre, ce qui valait toutes
les dйclarations du monde.

Au dessert, le docteur prйpara le cafй, suivant son habitude; il ne
laissait а personne le soin de distiller cet excellent breuvage; il le
faisait sur la table, dans une cafetiиre а esprit-de-vin, et le
servait bouillant. Pour son compte, il fallait qu'il lui brыlвt la
langue, ou il le trouvait indigne de passer par son gosier. Ce soir-lа
il l'absorba а une tempйrature si йlevйe, que ses compagnons ne purent
l'imiter.

«Mais vous allez vous incendier, docteur, lui dit Altamont.

--Jamais, rйpondit-il.

--Vous avez donc le palais doublй en cuivre? rйpliqua Johnson.

--Point, mes amis; je vous engage а prendre exemple sur moi. Il y a
des personnes, et je suis du nombre, qui boivent le cafй а la
tempйrature de cent trente et un degrйs (+55° centigrades).

--Cent trente et un degrйs! s'йcria Altamont; mais la main ne
supporterait pas une pareille chaleur!

--Йvidemment, Altamont, puisque la main ne peut pas endurer plus de
cent vingt-deux degrйs (+50° centigrades) dans l'eau; mais le palais
et la langue sont moins sensibles que la main, et ils rйsistent lа oщ
celles-ci ne pourraient y tenir.

--Vous m'йtonnez, dit Altamont.

--Eh bien, je vais vous convaincre.»

Et le docteur, ayant pris le thermomиtre du salon, en plongea la boule
dans sa tasse de cafй bouillant; il attendit que l'instrument ne
marquвt plus que cent trente et un degrйs, et il avala sa liqueur
bienfaisante avec une йvidente satisfaction.

Bell voulut l'imiter bravement et se brыla а jeter les hauts cris.

«Manque d'habitude, dit le docteur.

--Clawbonny, reprit Altamont, pourriez-vous nous dire quelles sont les
plus hautes tempйratures que le corps humain soit capable de
supporter?

--Facilement, rйpondit le docteur; on l'a expйrimentй, et il y a des
faits curieux а cet йgard. Il m'en revient un ou deux а la mйmoire, et
ils vous prouveront qu'on s'accoutume а tout, mкme а ne pas cuire oщ
cuirait un beefsteak. Ainsi, on raconte que des filles de service au
four banal de la ville de La Rochefoucauld, en France, pouvaient
rester dix minutes dans ce four, pendant que la tempйrature s'y
trouvait а trois cents degrйs (+ 132° centigrades), c'est-а-dire
supйrieure de quatre-vingt-neuf degrйs а l'eau bouillante, et tandis
qu'autour d'elles des pommes et de la viande grillaient parfaitement.

--Quelles filles! s'йcria Altamont.

--Tenez, voici un autre exemple qu'on ne peut mettre en doute. Neuf de
nos compatriotes, en 1774, Fordyce, Banks, Solander, Blagdin, Home,
Nooth, Lord Seaforth et le capitaine Philips, supportиrent une
tempйrature de deux cent quatre-vingt-quinze degrйs (+ 128°
centigrades), pendant que des oeufs et un roastbeef cuisaient auprиs
d'eux.

--Et c'йtaient des Anglais! dit Bell avec un certain sentiment de
fiertй.

--Oui, Bell, rйpondit le docteur.

--Oh! des Amйricains auraient mieux fait, fit Altamont.

--Ils eussent rфti, dit le docteur en riant.

--Et pourquoi pas? rйpondit l'Amйricain.

--En tout cas, ils ne l'ont pas essayй; donc je m'en tiens а mes
compatriotes. J'ajouterai un dernier fait, incroyable, si l'on pouvait
douter de la vйracitй des tйmoins. Le duc de Raguse et le docteur
Jung, un Franзais et un Autrichien, virent un Turc se plonger dans un
bain qui marquait cent soixante-dix degrйs (+78° centigrades).

--Mais il me semble, dit Johnson, que cela ne vaut ni les filles du
four banal, ni nos compatriotes!

--Pardon, rйpondit le docteur; il y a une grande diffйrence entre se
plonger dans l'air chaud ou dans l'eau chaude; l'air chaud amиne une
transpiration qui garantit les chairs, tandis que dans l'eau
bouillante on ne transpire pas, et l'on se brыle. Aussi la limite
extrкme de tempйrature assignйe aux bains n'est-elle en gйnйral que de
cent sept degrйs (+42° centigrades). Il fallait donc que ce Turc fыt
un homme peu ordinaire pour supporter une chaleur pareille!

--Monsieur Clawbonny, demanda Johnson, quelle est donc la tempйrature
habituelle des кtres animйs?

--Elle varie suivant leur nature, rйpondit le docteur; ainsi les
oiseaux sont les animaux dont la tempйrature est la plus йlevйe, et,
parmi eux, le canard et la poule sont les plus remarquables; la
chaleur de leur corps dйpasse cent dix degrйs (+43° centigrades),
tandis que le chat-huant, par exemple, n'en compte que cent quatre
(+40° centigrades), puis viennent en second lieu les mammifиres, les
hommes; la tempйrature des Anglais est en gйnйral de cent un degrйs
(+37° centigrades).

--Je suis sыr que M. Altamont va rйclamer pour les Amйricains, dit
Johnson en riant.

--Ma foi, dit Altamont, il y en a de trиs chauds; mais, comme je ne
leur ai jamais plongй un thermomиtre dans le thorax ou sous la langue,
il m'est impossible d'кtre fixй а cet йgard.

--Bon! rйpondit le docteur, la diffйrence n'est pas sensible entre
hommes de races diffйrentes, quand ils sont placйs dans des
circonstances identiques et quel que soit leur genre de nourriture; je
dirai mкme que la tempйrature humaine est а peu prиs semblable а
l'йquateur comme au pфle.

--Ainsi, dit Altamont, notre chaleur propre est la mкme ici qu'en
Angleterre?

--Trиs sensiblement, rйpondit le docteur; quant aux autres mammifиres,
leur tempйrature est, en gйnйral, un peu supйrieure а celle de
l'homme. Le cheval se rapproche beaucoup de lui, ainsi que le liиvre,
l'йlйphant, le marsouin, le tigre; mais le chat, l'йcureuil, le rat,
la panthиre, le mouton, le boeuf, le chien, le singe, le bouc, la
chиvre atteignent cent trois degrйs, et enfin, le plus favorisй de
tous, le cochon, dйpasse cent quatre degrйs (+ 40° centigrades).

--C'est humiliant pour nous, fоt Altamont.

--Viennent alors les amphibies et les poissons, dont la tempйrature
varie beaucoup suivant celle de l'eau. Le serpent n'a guиre que
quatre-vingt-six degrйs (+30° centigrades), la grenouille soixante-dix
(+25° centigrades), et le requin autant dans un milieu infйrieur d'un
degrй et demi; enfin les insectes paraissent avoir la tempйrature de
l'eau et de l'air.

--Tout cela est bien, dit Hatteras, qui n'avait pas encore pris la
parole, et je remercie le docteur de mettre sa science а notre
disposition; mais nous parlons lа comme si nous devions avoir des
chaleurs torrides а braver. Ne serait-il pas plus opportun de causer
du froid, de savoir а quoi nous sommes exposйs, et quelles ont йtй les
plus basses tempйratures observйes jusqu'ici?

--C'est juste, rйpondit Johnson.

--Rien n'est plus facile, reprit le docteur, et je peux vous йdifier а
cet йgard.

--Je le crois bien, fit Johnson, vous savez tout.

--Mes amis, je ne sais que ce que m'ont appris les autres, et, quand
j'aurai parlй, vous serez aussi instruits que moi. Voilа donc ce que
je puis vous dire touchant le froid, et sur les basses tempйratures
que l'Europe a subies. On compte un grand nombre d'hivers mйmorables,
et il semble que les plus rigoureux soient soumis а un retour
pйriodique tous les quarante et un ans а peu prиs, retour qui coпncide
avec la plus grande apparition des taches du soleil. Je vous citerai
l'hiver de 1364, oщ le Rhфne gela jusqu'а Arles; celui de 1408, oщ le
Danube fut glacй dans tout son cours et oщ les loups traversиrent le
Cattйgat а pied sec; celui de 1509, pendant lequel l'Adriatique et la
Mйditerranйe furent solidifiйes а Venise, а Cette, а Marseille, et la
Baltique prise encore au 10 avril; celui de 1608, qui vit pйrir en
Angleterre tout le bйtail; celui de 1789, pendant lequel la Tamise fut
glacйe jusqu'а Gravesend, а six lieues au-dessous de Londres; celui de
1813, dont les Franзais ont conservй de si terribles souvenirs; enfin,
celui de 1829, le plus prйcoce et le plus long des hivers du XIXe
siиcle. Voilа pour l'Europe.

--Mais ici, au-delа du cercle polaire, quel degrй la tempйrature
peut-elle atteindre? demanda Altamont.

--Ma foi, rйpondit le docteur, je crois que nous avons йprouvй les
plus grands froids qui aient jamais йtй observйs, puisque le
thermomиtre а alcool a marquй un jour soixante-douze degrйs au-dessous
de zйro (-58° centigrades), et, si mes souvenirs sont exacts, les plus
basses tempйratures reconnues jusqu'ici par les voyageurs arctiques
ont йtй seulement de soixante et un degrйs а l'оle Melville, de
soixante-cinq degrйs au port Fйlix, et de soixante-dix degrйs au
Fort-Reliance (-56°,7 centigrades).

--Oui, fit Hatteras, nous avons йtй arrкtйs par un rude hiver, et cela
mal а propos!

--Vous avez йtй arrкtйs? dit Altamont en regardant fixement le
capitaine.

--Dans notre voyage а l'ouest, se hвta de dire le docteur.

--Ainsi, dit Altamont, en reprenant la conversation, les maxima et les
minima de tempйratures supportйes par l'homme ont un йcart de deux
cents degrйs environ?

--Oui, rйpondit le docteur; un thermomиtre exposй а l'air libre et
abritй contre toute rйverbйration ne s'йlиve jamais а plus de cent
trente-cinq degrйs au-dessus de zйro (+57° centigrades), de mкme que
par les grands froids il ne descend jamais au-dessous de
soixante-douze degrйs (-58° centigrades). Ainsi, mes amis, vous voyez
que nous pouvons prendre nos aises.

--Mais cependant, dit Johnson, si le soleil venait а s'йteindre
subitement, est-ce que la terre ne serait pas plongйe dans un froid
plus considйrable?

--Le soleil ne s'йteindra pas, rйpondit le docteur; mais, vоnt-il а
s'йteindre, la tempйrature ne s'abaisserait pas vraisemblablement
au-dessous du froid que je vous ai indiquй.

--Voilа qui est curieux.

--Oh! je sais qu'autrefois on admettait des milliers de degrйs pour
les espaces situйs en dehors de l'atmosphиre; mais, aprиs les
expйriences d'un savant franзais, Fourrier, il a fallu en rabattre; il
a prouvй que si la terre se trouvait placйe dans un milieu dйnuй de
toute chaleur, l'intensitй du froid que nous observons au pфle serait
bien autrement considйrable, et qu'entre la nuit et le jour il
existerait de formidables diffйrences de tempйrature; donc, mes amis,
il ne fait pas plus froid а quelques millions de lieues qu'ici mкme.

--Dites-moi, docteur, demanda Altamont, la tempйrature de l'Amйrique
n'est-elle pas plus basse que celle des autres pays du monde?

--Sans doute, mais n'allez pas en tirer vanitй, rйpondit le docteur en
riant.

--Et comment explique-t-on ce phйnomиne?

--On a cherchй а l'expliquer, mais d'une faзon peu satisfaisante;
ainsi, il vint а l'esprit d'Halley qu'une comиte, ayant jadis choquй
obliquement la terre, changea la position de son axe de rotation,
c'est-а-dire de ses pфles; d'aprиs lui, le pфle Nord, situй autrefois
а la baie d'Hudson, se trouva reportй plus а l'est, et les contrйes de
l'ancien pфle, si longtemps gelйes, conservиrent un froid plus
considйrable, que de longs siиcles de soleil n'ont encore pu
rйchauffer.

--Et vous n'admettez pas cette thйorie?

--Pas un instant, car ce qui est vrai pour la cфte orientale de
l'Amйrique ne l'est pas pour la cфte occidentale, dont la tempйrature
est plus йlevйe. Non! il faut constater qu'il y a clйs lignes
isothermes diffйrentes des parallиles terrestres, et voilа tout.

--Savez-vous, monsieur Clawbonny, dit Johnson, qu'il est beau de
causer du froid dans les circonstances oщ nous sommes.

--Juste, mon vieux Johnson: nous sommes а mкme d'appeler la pratique
au secours de la thйorie. Ces contrйes sont un vaste laboratoire ou
l'on peut taire de curieuses expйriences sur les basses tempйratures;
seulement, soyez toujours attentifs et prudents; si quelque partie de
votre corps se gиle, frottez-la immйdiatement de neige pour rйtablir
la circulation du sang, et si vous revenez prиs du feu, prenez garde,
car vous pourriez vous brыler les mains ou les pieds sans vous en
apercevoir; cela nйcessiterait des amputations, et il faut tвcher de
ne rien laisser de nous dans les contrйes borйales. Sur ce, mes amis,
je crois que nous ferons bien de demander au sommeil quelques heures
de repos.

--Volontiers, rйpondirent les compagnons du docteur.

--Qui est de garde prиs du poкle?

--Moi, rйpondit Bell.

--Eh bien, mon ami, veillez а ce que le feu ne tombe pas, car il fait
ce soir un froid de tous les diables.

--Soyez tranquille, monsieur Clawbonny, cela pique ferme, et
cependant, voyez donc! le ciel est tout en feu.

--Oui, rйpondit le docteur en s'approchant de la fenкtre, une aurore
borйale de toute beautй! Quel magnifique spectacle! je ne me lasse
vraiment pas de le contempler.»

En effet, le docteur admirait toujours ces phйnomиnes cosmiques,
auxquels ses compagnons ne prкtaient plus grande attention; il avait
remarquй, d'ailleurs, que leur apparition йtait toujours prйcйdйe de
perturbations de l'aiguille aimantйe, et il prйparait sur ce sujet des
observations destinйes au _Weather Book_[1].

  [1]  Livre du temps de l'amiral Fitz-Roy, oщ sont rapportйs tous les
    faits mйtйorologiques.

Bientфt, pendant que Bell veillait prиs du poкle, chacun, йtendu sur
sa couchette, s'endormit d'un tranquille sommeil.




CHAPITRE X

LES PLAISIRS DE L'HIVERNAGE


La vie au pфle est d'une triste uniformitй. L'homme se trouve
entiиrement soumis aux caprices de l'atmosphиre, qui ramиne ses
tempкtes et ses froids intenses avec une dйsespйrante monotonie. La
plupart du temps, il y a impossibilitй de mettre le pied dehors, et il
faut rester enfermй dans les huttes de glace. De longs mois se passent
ainsi, faisant aux hiverneurs une vйritable existence de taupe.

Le lendemain, le thermomиtre s'abaissa de quelques degrйs, et l'air
s'emplit de tourbillons de neige, qui absorbиrent toute la clartй du
jour. Le docteur se vit donc clouй dans la maison et se croisa les
bras; il n'y avait rien а faire, si ce n'est а dйboucher toutes les
heures le couloir d'entrйe, qui pouvait se trouver obstruй, et а
repolir les murailles de glace, que la chaleur de l'intйrieur rendait
humides; mais la snow-house йtait construite avec une grande soliditй
et les tourbillons ajoutaient encore а sa rйsistance, en accroissant
l'йpaisseur de ses murs.

Les magasins se tenaient bien йgalement. Tous les objets retirйs du
navire avaient йtй rangйs avec le plus grand ordre dans ces «Docks des
marchandises». comme les appelait le docteur. Or, bien que ces
magasins fussent situйs а soixante pas а peine de la maison,
cependant, par certains jours de drift, il йtait presque impossible de
s'y rendre; aussi une certaine quantitй de provisions devait toujours
кtre conservйe dans la cuisine pour les besoins journaliers.

La prйcaution de dйcharger le _Porpoise_ avait йtй opportune. Le
navire subissait une pression lente, insensible, mais irrйsistible,
qui l'йcrasait peu а peu; il йtait йvident qu'on ne pourrait rien
faire de ces dйbris. Cependant le docteur espйrait toujours en tirer
une chaloupe quelconque pour revenir en Angleterre; mais le moment
n'йtait pas encore venu de procйder а sa construction.

Ainsi donc, la plupart du temps, les cinq hiverneurs demeuraient dans
une profonde oisivetй. Hatteras restait pensif, йtendu sur son lit;
Altamont buvait ou dormait, et le docteur se gardait bien de les tirer
de leur somnolence, car il craignait toujours quelque querelle
lвcheuse. Ces deux hommes s'adressaient rarement la parole.

Aussi, pendant les repas, le prudent Clawbonny prenait toujours soin
de guider la conversation et de la diriger de maniиre а ne pas mettre
les amours-propres en jeu; mais il avait fort а faire pour dйtourner
les susceptibilitйs surexcitйes. Il cherchait, autant que possible, а
instruire, а distraire, а intйresser ses compagnons; quand il ne
mettait pas en ordre ses notes de voyage, il traitait а haute voix les
sujets d'histoire, de gйographie ou de mйtйorologie qui sortaient de
la situation mкme; il prйsentait les choses d'une faзon plaisante et
philosophique, tirant un enseignement salutaire des moindres
incidents; son inйpuisable mйmoire ne le laissait jamais а court; il
faisait application de ses doctrines aux personnes prйsentes; il leur
rappelait tel fait qui s'йtait produit dans telle circonstance, et il
complйtait ses thйories, par la force des arguments personnels.

On peut dire que ce digne homme йtait l'вme de ce petit monde, une вme
de laquelle rayonnaient les sentiments de franchise et de justice. Ses
compagnons avaient en lui une confiance absolue; il imposait mкme au
capitaine Hatteras, qui l'aimait d'ailleurs; il faisait si bien de ses
paroles, de ses maniиres, de ses habitudes, que cette existence de
cinq hommes abandonnйs а six degrйs du pфle semblait toute naturelle;
quand le docteur parlait, on croyait l'йcouter dans son cabinet de
Liverpool.

Et cependant, combien cette situation diffйrait de celle des naufragйs
jetйs sur les оles de l'ocйan Pacifique, ces Robinsons dont
l'attachante histoire fit presque toujours envie aux lecteurs. Lа, en
effet, un sol prodigue, une nature opulente, offrait mille ressources
variйes; il suffisait, dans ces beaux pays, d'un peu d'imagination et
de travail pour se procurer le bonheur matйriel; la nature allait
au-devant de l'homme; la chasse et la pкche suffisaient а tous ses
besoins; les arbres poussaient pour lui, les cavernes s'ouvraient pour
l'abriter, les ruisseaux coulaient pour le dйsaltйrer: de magnifiques
ombrages le dйfendaient contre la chaleur du soleil. et jamais le
terrible froid ne venait le menacer dans ses hivers adoucis; une
graine nйgligemment jetйe sur cette terre fйconde rendait une moisson
quelques mois plus tard. C'йtait le bonheur complet en dehors de la
sociйtй. Et puis, ces оles enchantйes, ces terres charitables se
trouvaient sur la route des navires; le naufragй pouvait toujours
espйrer d'кtre recueilli, et il attendait patiemment qu'on vоnt
l'arracher а son heureuse existence.

Mais ici, sur cette cфte de la Nouvelle-Amйrique, quelle diffйrence!
Cette comparaison, le docteur la faisait quelquefois, mais il la
gardait pour lui, et surtout il pestait contre son oisivetй forcйe.

Il dйsirait avec ardeur le retour du dйgel pour reprendre ses
excursions, et cependant il ne voyait pas ce moment arriver sans
crainte, car il prйvoyait des scиnes graves entre Hatteras et
Altamont. Si jamais on poussait jusqu'au pфle, qu'arriverait-il de la
rivalitй de ces deux hommes?

Il fallait donc parer а tout йvйnement, amener peu а peu ces rivaux а
une entente sincиre, а une franche communion d'idйes; mais rйconcilier
un Amйricain et un Anglais, deux hommes que leur origine commune
rendait plus ennemis encore, l'un pйnйtrй de toute la morgue
insulaire, l'autre douй de l'esprit spйculatif, audacieux et brutal de
sa nation, quelle tвche remplie de difficultйs!

Quand le docteur rйflйchissait а cette implacable concurrence des
hommes, а cette rivalitй des nationalitйs, il ne pouvait se retenir,
non de hausser les йpaules, ce qui ne lui arrivait jamais, mais de
s'attrister sur les faiblesses humaines.

Il causait souvent de ce sujet avec Johnson; le vieux marin et lui
s'entendaient tous les deux а cet йgard; ils se demandaient quel parti
prendre, par quelles attйnuations arriver а leur but, et ils
entrevoyaient bien des complications dans l'avenir.

Cependant, le mauvais temps continuait; on ne pouvait songer а
quitter, mкme une heure, le Fort-Providence. Il fallait demeurer jour
et nuit dans la maison de neige. On s'ennuyait, sauf le docteur, qui
trouvait toujours moyen de s'occuper.

«Il n'y a donc aucune possibilitй de se distraire? dit un soir
Altamont. Ce n'est vraiment pas vivre, que vivre de la sorte, comme
des reptiles enfouis pour tout un hiver.

--En effet, rйpondit le docteur; malheureusement, nous ne sommes pas
assez nombreux pour organiser un systиme quelconque de distractions!

--Ainsi, reprit l'Amйricain, vous croyez que nous aurions moins а
faire pour combattre l'oisivetй, si nous йtions en plus grand nombre?

--Sans doute, et lorsque des йquipages complets ont passй l'hiver dans
les rйgions borйales, ils trouvaient bien le moyen de ne pas
s'ennuyer.

--Vraiment, dit Altamont, je serais curieux de savoir comment ils s'y
prenaient; il fallait des esprits vйritablement ingйnieux pour
extraire quelque gaietй d'une situation pareille. Ils ne se
proposaient pas des charades а deviner, je suppose!

--Non, mais il ne s'en fallait guиre, rйpondit le docteur; et ils
avaient introduit dans ces pays hyperborйens deux grandes causes de
distraction: la presse et le thйвtre.

--Quoi! ils avaient un journal? repartit l'Amйricain.

--Ils jouaient la comйdie? s'йcria Bell.

--Sans doute, et ils y trouvaient un vйritable plaisir. Aussi, pendant
son hivernage а l'оle Melville, le commandant Parry proposa-t-il ces
deux genres de plaisir а ses йquipages, et la proposition eut un
succиs immense.

--Eh bien, franchement, rйpondit Johnson, j'aurais voulu кtre lа; ce
devait кtre curieux.

--Curieux et amusant, mon brave Johnson; le lieutenant Beechey devint
directeur du thйвtre, et le capitaine Sabine rйdacteur en chef de la
_Chronique d'hiver ou Gazette de la Gйorgie du Nord_.

--Bons titres, fit Altamont.

--Ce journal parut chaque lundi, depuis le 1er novembre 1819 jusqu'au
20 mars 1820. Il rapportait tous les incidents de l'hivernage, les
chasses, les faits divers, les accidents de mйtйorologie, la
tempйrature; il renfermait des chroniques plus ou moins plaisantes;
certes, il ne fallait pas chercher lа l'esprit de Sterne ou les
articles charmants du _Daily Telegraph_; mais enfin, on s'en tirait,
on se distrayait; les lecteurs n'йtaient ni difficiles ni blasйs, et
jamais, je crois, mйtier de journaliste ne fut plus agrйable а
exercer.

--Ma foi, dit Altamont, je serais curieux de connaоtre des extraits de
cette gazette, mon cher docteur; ses articles devaient кtre gelйs
depuis le premier mot jusqu'au dernier.

--Mais non. mais non, rйpondit le docteur; en tout cas, ce qui eыt
paru un peu naпf а la Sociйtй philosophique de Liverpool, ou а
l'Institution littйraire de Londres, suffisait а des йquipages enfouis
sous les neiges. Voulez-vous en juger?

--Comment! votre mйmoire vous fournirait au besoin?...

--Non, mais vous aviez а bord du _Porpoise_ les voyages de Parry, et
je n'ai qu'а vous lire son propre rйcit.

--Volontiers! s'йcriиrent les compagnons du docteur.

--Rien n'est plus facile.»

Le docteur alla chercher dans l'armoire du salon l'ouvrage demandй, et
il n'eut aucun peine а y trouver le passage en question.

«Tenez, dit-il, voici quelques extraits de la _Gazette de la Gйorgie
du Nord_. C'est une lettre adressйe au rйdacteur en chef:

«C'est avec une vraie satisfaction que l'on a accueilli parmi nous vos
propositions pour l'йtablissement d'un journal. J'ai la conviction que
sous votre direction il nous procurera beaucoup d'amusements et
allйgera de beaucoup le poids de nos cent jours de tйnиbres.

«L'intйrкt que j'y prends, pour ma part, m'a fait examiner l'effet de
votre annonce sur l'ensemble de notre sociйtй, et je puis vous
assurer, pour me servir des expressions consacrйes dans la presse de
Londres, que la chose a produit une sensation profonde dans le public.

«Le lendemain de l'apparition de votre prospectus, il y a eu а bord
une demande d'encre tout а fait inusitйe et sans prйcйdent. Le tapis
vert de nos tables s'est vu subitement couvert d'un dйluge de rognures
de plumes, au grand dйtriment d'un de nos servants, qui, en voulant
les secouer, s'en est enfoncй une sous l'ongle.

«Enfin, je sais de bonne part que le sergent Martin n'a pas eu moins
de neuf canifs а aiguiser.

«On peut voir toutes nos tables gйmissant sous le poids inaccoutumй de
pupitres а йcrire, qui depuis deux mois n'avaient pas vu le jour, et
l'on dit mкme que les profondeurs de la cale ont йtй ouvertes а
plusieurs reprises, pour donner issue а maintes rames de papier qui ne
s'attendaient pas а sortir sitфt de leur repos.

«Je n'oublierai pas de vous dire que j'ai quelques soupзons qu'on
tentera de glisser dans votre boоte quelques articles qui, manquant du
caractиre de l'originalitй complиte, n'йtant pas tout а fait
inйdits, ne sauraient convenir а votre plan. Je puis affirmer que pas
plus tard qu'hier soir on a vu un auteur, penchй sur son pupitre,
tenant d'une main un volume ouvert du _Spectateur_, tandis que de
l'autre il faisait dйgeler son encre а la flamme d'une lampe! Inutile
de vous recommander de vous tenir en garde contre de pareilles
ruses; il ne faut pas que nous voyions reparaоtre dans la _Chronique
d'hiver_ ce que nos aпeux lisaient en dйjeunant, il y a plus d'un
siиcle.»

--Bien, bien, dit Altamont, quand le docteur eut achevй sa lecture; il
y a vraiment de la bonne humeur lа-dedans, et l'auteur de la lettre
devait кtre un garзon dйgourdi.

--Dйgourdi est le mot, rйpondit le docteur. Tenez, voici maintenant un
avis qui ne manque pas de gaietй:

«On dйsire trouver une femme d'вge moyen et de bonne renommйe, pour
assister dans leur toilette les dames de la troupe du «Thйвtre-Royal
de la Gйorgie septentrionale». On lui donnera un salaire convenable.
et elle aura du thй et de la biиre а discrйtion. S'adresser au comitй
du thйвtre.--_N.B._ Une veuve aura la prйfйrence.»

--Ma foi, ils n'йtaient pas dйgoыtйs, nos compatriotes, dit Johnson.

--Et la veuve s'est-elle rencontrйe? demanda Bell.

--On serait tentй de le croire, rйpondit le docteur, car voici une
rйponse adressйe au Comitй du thйвtre:

«Messieurs, je suis veuve; j'ai vingt-six ans, et je puis produire des
tйmoignages irrйcusables en faveur de mes moeurs et de mes talents.
Mais, avant de me charger de la toilette des actrices de votre
thйвtre, je dйsire savoir si elles ont l'intention de garder leurs
culottes, et si l'on me fournira l'assistance de quelques vigoureux
matelots pour lacer et serrer convenablement leurs corsets. Cela
йtant, messieurs, vous pouvez compter sur votre servante.

«A. B.»

«_P. S._ Ne pourriez-vous substituer l'eau-de-vie а la petite biиre?»

--Ah! bravo! s'йcria Altamont. Je vois d'ici ces femmes de chambre qui
vous lacent au cabestan. Eh bien, ils йtaient gais, les compagnons du
capitaine Parry.

--Comme tous ceux qui ont atteint leur but», rйpondit Hatteras.

Hatteras avait jetй cette remarque au milieu de la conversation, puis
il йtait retombй dans son silence habituel. Le docteur, ne voulant pas
s'appesantir sur ce sujet, se hвta de reprendre sa lecture.

«Voici maintenant, dit-il, un tableau des tribulations arctiques; on
pourrait le varier а l'infini; mais quelques-unes de ces observations
sont assez justes; jugez-en:

«Sortir le matin pour prendre l'air, et, en mettant le pied hors du
vaisseau, prendre un bain froid dans le trou du cuisinier.

«Partir pour une partie de chasse, approcher d'un renne superbe, le
mettre en joue, essayer de faire feu et йprouver l'affreux mйcompte
d'un ratй, pour cause d'humiditй de l'amorce.

«Se mettre en marche avec un morceau de pain tendre dans la poche, et,
quand l'appйtit se fait sentir, le trouver tellement durci par la
gelйe qu'il peut bien briser les dents, mais non кtre brisй par elles.

«Quitter prйcipitamment la table en apprenant qu'un loup passe en vue
du navire, et trouver au retour le dоner mangй par le chat.

«Revenir de la promenade en se livrant а de profondes et utiles
mйditations, et en кtre subitement tirй par les embrassements d'un
ours.»

--Vous le voyez, mes amis, ajouta le docteur, nous ne serions pas
embarrassйs d'imaginer quelques autres dйsagrйments polaires; mais, du
moment qu'il fallait subir ces misиres, cela devenait un plaisir de
les constater.

--Ma foi, rйpondit Altamont, c'est un amusant journal que cette
_Chronique d'hiver_, et il est fвcheux que nous ne puissions nous y
abonner!

--Si nous essayions d'en fonder un, dit Johnson.

--A nous cinq! dit Clawbonny; nous ferions tout au plus des
rйdacteurs, et il ne resterait pas de lecteurs en nombre suffisant.

--Pas plus que de spectateurs, si nous nous mettions en tкte de jouer
la comйdie, rйpondit Altamont.

--Au fait, monsieur Clawbonny, dit Johnson, parlez-nous donc un peu du
thйвtre du capitaine Parry; y jouait-on des piиces nouvelles?

--Sans doute; dans le principe, deux volumes embarquйs а bord de
l'_Hйcla_ furent mis а contribution, et les reprйsentations avaient
lieu tous les quinze jours; mais bientфt le rйpertoire fut usй jusqu'а
la corde; alors des auteurs improvisйs se mirent а l'oeuvre, et Parry
composa lui-mкme pour les fкtes de Noлl une comйdie tout а fait en
situation; elle eut un immense succиs, et йtait intitulйe _Le Passage
du Nord-Ouest_ ou _La Fin du Voyage_.

--Un fameux titre, rйpondit Altamont; mais j'avoue que si j'avais а
traiter un pareil sujet, je serais fort embarrassй du dйnouement.

--Vous avez raison, dit Bell, qui sait comment cela finira?

--Bon! s'йcria le docteur, pourquoi songer au dernier acte, puisque
les premiers marchent bien? Laissons faire la Providence, mes amis;
jouons de notre mieux notre rфle, et puisque le dйnouement appartient
а l'auteur de toutes choses, ayons confiance dans son talent; il saura
bien nous tirer d'affaire.

--Allons donc rкver а tout cela, rйpondit Johnson; il est tard, et
puisque l'heure de dormir est venue, dormons.

--Vous кtes bien pressй, mon vieil ami, dit le docteur.

--Que voulez-vous, monsieur Clawbonny, je me trouve si bien dans ma
couchette! et puis, j'ai l'habitude de faire de bons rкves; je rкve de
pays chauds! de sorte qu'а vrai dire la moitiй de ma vie se passe sous
l'йquateur, et la seconde moitiй au pфle.

--Diable, fit Altamont, vous possйdez lа une heureuse organisation.

--Comme vous dites, rйpondit le maоtre d'йquipage.

--Eh bien, reprit le docteur, ce serait une cruautй de faire languir
plus longtemps le brave Johnson. Son soleil des Tropiques l'attend.
Allons nous coucher.»




CHAPITRE XI

TRACES INQUIЙTANTES


Pendant la nuit du 26 au 27 avril, le temps vint а changer; le
thermomиtre baissa sensiblement, et les habitants de Doctor's-House
s'en aperзurent au froid qui se glissait sous leurs couvertures;
Altamont, de garde auprиs du poкle, eut soin de ne pas laisser tomber
le feu, et il dut l'alimenter abondamment pour maintenir la
tempйrature intйrieure а cinquante degrйs au-dessus de zйro (+10°
centigrades).

Ce refroidissement annonзait la fin de la tempкte, et le docteur s'en
rйjouissait; les occupations habituelles allaient кtre reprises, la
chasse, les excursions, la reconnaissance des terres; cela mettrait un
terme а cette solitude dйsoeuvrйe, pendant laquelle les meilleurs
caractиres finissent par s'aigrir.

Le lendemain matin, le docteur quitta son lit de bonne heure et se
fraya un chemin а travers les glaces amoncelйes jusqu'au cфne du
phare.

Le vent avait sautй dans le nord; l'atmosphиre йtait pure; de longues
nappes blanches offraient au pied leur tapis ferme et rйsistant.

Bientфt les cinq compagnons d'hivernage eurent quittй Doctor's-House;
leur premier soin fut de dйgager la maison des masses glacйes qui
l'encombraient; on ne s'y reconnaissait plus sur le plateau; il eыt
йtй impossible d'y dйcouvrir les vestiges d'une habitation; la
tempкte, comblant les inйgalitйs du terrain, avait tout nivelй; le sol
s'йtait exhaussй de quinze pieds, au moins.

Il fallut procйder d'abord au dйblaiement des neiges, puis redonner а
l'йdifice une forme plus architecturale, raviver ses lignes engorgйes
et rйtablir son aplomb. Rien ne fut plus facile d'ailleurs, et, aprиs
l'enlиvement des glaces, quelques coups du couteau а neige ramenиrent
les murailles а leur йpaisseur normale.

Au bout de deux heures d'un travail soutenu, le fond de granit
apparut; l'accиs des magasins de vivres et de la poudriиre redevint
praticable.

Mais comme, par ces climats incertains, un tel йtat de choses pouvait
se reproduire d'un jour а l'autre, on refit une nouvelle provision de
comestibles qui fut transportйe dans la cuisine. Le besoin de viande
fraоche se faisait sentir а ces estomacs surexcitйs par les salaisons;
les chasseurs furent donc chargйs de modifier le systиme йchauffant
d'alimentation, et ils se prйparиrent а partir.

Cependant, la fin d'avril n'amenait pas le printemps polaire; l'heure
du renouvellement n'avait pas sonnй; il s'en fallait de six semaines
au moins; les rayons du soleil, trop faibles encore, ne pouvaient
fouiller ces plaines de neige et faire jaillir du sol les maigres
produits de la flore borйale. On devait craindre que les animaux ne
fussent rares, oiseaux ou quadrupиdes. Cependant un liиvre, quelques
couples de ptarmigans, un jeune renard mкme eussent figurй avec
honneur sur la table de Doctor's-House, et les chasseurs rйsolurent de
chasser avec acharnement tout ce qui passerait а portйe de leur fusil.

Le docteur, Altamont et Bell se chargиrent d'explorer le pays.
Altamont, а en juger par ses habitudes, devait кtre un chasseur adroit
et dйterminй, un merveilleux tireur, bien qu'un peu vantard. Il fut
donc de la partie, tout comme Duk, qui le valait dans son genre, en
ayant l'avantage d'кtre moins hвbleur.

Les trois compagnons d'aventure remontиrent par le cфne de l'est et
s'enfoncиrent au travers des immenses plaines blanches; mais ils
n'eurent pas besoin d'aller loin, car des traces nombreuses se
montrиrent а moins de deux milles du fort; de lа, elles descendaient
jusqu'au rivage de la baie Victoria, et paraissaient enlacer le
Fort-Providence de leurs cercles concentriques.

Aprиs avoir suivi ces piйtinements avec curiositй, les chasseurs se
regardиrent.

«Eh bien! dit le docteur, cela me semble clair.

--Trop clair, rйpondit Bell; ce sont des traces d'ours.

--Un excellent gibier, rйpondit Altamont, mais qui me paraоt pйcher
aujourd'hui par une qualitй.

--Laquelle? demanda le docteur.

--L'abondance, rйpondit l'Amйricain.

--Que voulez-vous dire? reprit Bell.

--Je veux dire qu'il y a lа les traces de cinq ours parfaitement
distinctes, et cinq ours, c'est beaucoup pour cinq hommes!

--Etes-vous certain de ce que vous avancez? dit le docteur.

--Voyez et jugez par vous-mкme: voici une empreinte qui ne ressemble
pas а cette autre; les griffes de celles-ci sont plus йcartйes que les
griffes de celles-lа. Voici les pas d'un ours plus petit. Comparez
bien, et vous trouverez dans un cercle restreint les traces de cinq
animaux.

--C'est йvident, dit Bell, aprиs avoir examinй attentivement.

--Alors, fоt le docteur, il ne faut pas faire de la bravoure inutile,
mais au contraire se tenir sur ses gardes; ces animaux sont trиs
affamйs а la fin d'un hiver rigoureux; ils peuvent кtre extrкmement
dangereux; et puisqu'il n'est plus possible de douter de leur
nombre....

--Ni mкme de leurs intentions, rйpliqua l'Amйricain.

--Vous croyez, dit Bell, qu'ils ont dйcouvert notre prйsence sur cette
cфte?

--Sans doute, а moins que nous ne soyons tombйs dans une passйe
d'ours; mais alors pourquoi ces empreintes s'йtendent-elles
circulairement, au lieu de s'йloigner а perte de vue? Tenez! ces
animaux-lа sont venus du sud-est, ils se sont arrкtйs а cette place,
et ils ont commencй ici la reconnaissance du terrain.

--Vous avez raison, dit le docteur; il est mкme certain qu'ils sont
venus cette nuit.

--Et sans doute les autres nuits, rйpondit Altamont; seulement, la
neige a recouvert leurs traces.

--Non, rйpondit le docteur, il est plus probable que ces ours ont
attendu la fin de la tempкte; poussйs par le besoin, ils ont gagnй du
cфtй de la baie, dans l'intention de surprendre quelques phoques, et
alors ils nous auront йventйs.

--C'est cela mкme, rйpondit Altamont; d'ailleurs, il est facile de
savoir s'ils reviendront la nuit prochaine.

--Comment cela? dit Bell.

--En effaзant ces traces sur une partie de leur parcours; et si demain
nous retrouvons des empreintes nouvelles, il sera bien йvident que le
Fort-Providence est le but auquel tendent ces animaux.

--Bien, rйpondit le docteur, nous saurons au moins а quoi nous en
tenir.»

Les trois chasseurs se mirent а l'oeuvre, et, en grattant la neige,
ils eurent bientфt fait disparaоtre les piйtinements sur un espace de
cent toises а peu prиs.

«Il est pourtant singulier, dit Bell, que ces bкtes-lа aient pu nous
sentir а une pareille distance; nous n'avons brыlй aucune substance
graisseuse de nature а les attirer.

--Oh! rйpondit le docteur, les ours sont douйs d'une vue perзante et
d'un odorat trиs subtil; ils sont, en outre, trиs intelligents, pour
ne pas dire les plus intelligents de tous les animaux, et ils ont
flairй par ici quelque chose d'inaccoutumй.

--D'ailleurs, reprit Bell, qui nous dit que, pendant la tempкte, ils
ne se sont pas avancйs jusqu'au plateau?

--Alors, rйpondit l'Amйricain, pourquoi se seraient-ils arrкtйs cette
nuit а cette limite?

--Oui, il n'y a pas de rйponse а cela, rйpliqua le docteur, et nous
devons croire que peu а peu ils rйtrйciront le cercle de leurs
recherches autour du Fort-Providence.

--Nous verrons bien, rйpondit Altamont.

--Maintenant, continuons notre marche, dit le docteur, mais ayons
l'oeil au guet.»

Les chasseurs veillиrent avec attention; ils pouvaient craindre que
quelque ours ne fыt embusquй derriиre les monticules de glace; souvent
mкme ils prirent les blocs gigantesques pour des animaux, dont ces
blocs avaient la taille et la blancheur. Mais, en fin de compte, et а
leur grande satisfaction, ils en furent pour leurs illusions.

Ils revinrent enfin а mi-cфte du cфne, et de lа leur regard se promena
inutilement depuis le cap Washington jusqu'а l'оle Johnson.

Ils ne virent rien; tout йtait immobile et blanc; pas un bruit, pas un
craquement.

Ils rentrиrent dans la maison de neige.

Hatteras et Johnson furent mis au courant de la situation, et l'on
rйsolut de veiller avec la plus scrupuleuse attention. La nuit vint;
rien ne troubla son calme splendide, rien ne se fit entendre qui pыt
signaler l'approche d'un danger.

Le lendemain, dиs l'aube, Hatteras et ses compagnons, bien armйs,
allиrent reconnaоtre l'йtat de la neige; ils retrouvиrent des traces
identiques а celles de la veille, mais plus rapprochйes. Evidemment,
les ennemis prenaient leurs dispositions pour le siиge du
Fort-Providence.

«Ils ont ouvert leur seconde parallиle, dit le docteur.

--Ils ont mкme fait une pointe en avant, rйpondit Altamont; voyez ces
pas qui s'avancent vers le plateau; ils appartiennent а un puissant
animal.

--Oui, ces ours nous gagnent peu а peu, dit Johnson; il est йvident
qu'ils ont l'intention de nous attaquer.

--Cela n'est pas douteux, rйpondit le docteur; йvitons de nous
montrer. Nous ne sommes pas de force а combattre avec succиs.

--Mais oщ peuvent кtre ces damnйs ours? s'йcria Bell.

--Derriиre quelques glaзons de l'est, d'oщ ils nous guettent; n'allons
pas nous aventurer imprudemment.

--Et la chasse? fit Altamont.

--Remettons-la а quelques jours, rйpondit le docteur; effaзons de
nouveau les traces les plus rapprochйes, et nous verrons demain matin
si elles se sont renouvelйes. De cette faзon, nous serons au courant
des manoeuvres de nos ennemis.»

Le conseil du docteur fut suivi, et l'on revint se caserner dans le
fort; la prйsence de ces terribles bкtes empкchait toute excursion. On
surveilla attentivement les environs de la baie Victoria. Le phare fut
abattu; il n'avait aucune utilitй actuelle et pouvait attirer
l'attention des animaux; le fanal et les fils йlectriques furent
serrйs dans la maison; puis, а tour de rфle, chacun se mit en
observation sur le plateau supйrieur.

C'йtaient de nouveaux ennuis de solitude а subir; mais le moyen d'agir
autrement? On ne pouvait pas se compromettre dans une lutte si
inйgale, et la vie de chacun йtait trop prйcieuse pour la risquer
imprudemment. Les ours, ne voyant plus rien, seraient peut-кtre
dйpistйs, et, s'ils se prйsentaient isolйment pendant les excursions,
on pourrait les attaquer avec chance de succиs.

Cependant cette inaction йtait relevйe par un intйrкt nouveau: il y
avait а surveiller, et chacun ne regrettait pas d'кtre un peu sur le
qui-vive.

La journйe du 28 avril se passa sans que les ennemis eussent donnй
signe d'existence. Le lendemain, on alla reconnaоtre les traces avec
un vif sentiment de curiositй, qui fut suivi d'exclamations
d'йtonnement.

Il n'y avait plus un seul vestige, et la neige dйroulait au loin son
tapis intact.

«Bon! s'йcria Altamont. les ours sont dйpistйs! ils n'ont pas eu de
persйvйrance! ils se sont fatiguйs d'attendre! ils sont partis! Bon
vovage! et maintenant, en chasse!

--Eh! eh! rйpliqua le docteur, qui sait? Pour plus de sыretй, mes
amis, je vous demande encore un jour de surveillance. Il est certain
que l'ennemi n'est pas revenu cette nuit, du moins de ce cфtй...

--Faisons le tour du plateau, dit Altamont, et nous saurons а quoi
nous en tenir.

--Volontiers», dit le docteur.

Mais on eut beau relever avec soin tout l'espace dans un rayon de deux
milles, il fut impossible de retrouver la moindre trace.

«Eh bien, chassons-nous? demanda l'impatient Amйricain.

--Attendons а demain, rйpondit le docteur.

--A demain donc», rйpondit Altamont, qui avait de la peine а se
rйsigner.

On rentra dans le fort. Cependant, comme la veille, chacun dut,
pendant une heure, aller reprendre son poste d'observation.

Quand le tour d'Altamont arriva, il alla relever Bell an sommet du
cфne.

Dиs qu'il lut parti, Hatteras appela ses compagnons autour de lui. Le
docteur quitta son cahier de notes, et Johnson ses fourneaux.

On pouvait croire qu'Hatteras allait causer des dangers de la
situation; il n'y pensait mкme pas.

«Mes amis, dit-il, profitons de l'absence de cet Amйricain pour parler
de nos affaires: il y a des choses qui ne peuvent le regarder et dont
je ne veux pas qu'il se mкle.»

Les interlocuteurs du capitaine se regardиrent, ne sachant pas oщ il
voulait en venir.

«Je dйsire, dit-il, m'entendre avec vous sur nos projets futurs.

--Bien, bien, rйpondit le docteur; causons, puisque nous sommes seuls.

--Dans un mois, reprit Hatteras, dans six semaines au plus tard, le
moment des grandes excursions va revenir. Avez-vous pensй а ce qu'il
conviendrait d'entreprendre pendant l'йtй?

--Et vous, capitaine? demanda Johnson.

--Moi, je puis dire que pas une heure de ma vie ne s'йcoule, qui ne me
trouve en prйsence de mon idйe, j'estime que pas un de vous n'a
l'intention de revenir sur ses pas?...»

Cette insinuation fut laissйe sans rйponse immйdiate.

«Pour mon compte, reprit Hatteras, dussй-je aller seul, j'irai
jusqu'au pфle nord; nous en sommes а trois cent soixante milles au
plus. Jamais hommes ne s'approchиrent autant de ce but dйsirй, et je
ne perdrai pas une pareille occasion sans avoir tout tentй, mкme
l'impossible. Quels sont vos projets а cet йgard?

--Les vфtres, rйpondit vivement le docteur.

--Et les vфtres. Johnson?

--Ceux du docteur, rйpondit le maоtre d'йquipage.

--A vous de parler. Bell, dit Hatteras.

--Capitaine, rйpondit le charpentier, nous n'avons pas de famille qui
nous attende en Angleterre, c'est vrai, mais enfin le pays, c'est le
pays! ne pensez-vous donc pas au retour?

--Le retour, reprit le capitaine, se fera aussi bien aprиs la
dйcouverte du pфle. Mieux mкme. Les difficultйs ne seront pas accrues,
car, en remontant, nous nous йloignons des points les plus froids du
globe. Nous avons pour longtemps encore du combustible et des
provisions. Rien ne peut donc nous arrкter, et nous serions coupables
de ne pas кtre allйs jusqu'au bout.

--Eh bien, rйpondit Bell, nous sommes tous de votre opinion,
capitaine.

--Bien, rйpondit Hatteras. Je n'ai jamais doutй de vous. Nous
rйussirons, mes amis, et l'Angleterre aura toute la gloire de notre
succиs.

--Mais il y a un Amйricain parmi nous», dit Johnson.

Hatteras ne put retenir un geste de colиre а cette observation.

«Je le sais, dit-il d'une voix grave.

--Nous ne pouvons l'abandonner ici, reprit le docteur.

--Non! nous ne le pouvons pas! rйpondit machinalement Hatteras.

--Et il viendra certainement!

--Oui! il viendra! mais qui commandera?

--Vous, capitaine.

--Et si vous m'obйissez, vous autres, ce Yankee refusera-t-il d'obйir?

--Je ne le pense pas, rйpondit Johnson; mais enfin s'il ne voulait pas
se soumettre а vos ordres?...

--Ce serait alors une affaire entre lui et moi.»

Les trois Anglais se turent en regardant Hatteras. Le docteur reprit
la parole.

«Comment voyagerons-nous? dit-il.

--En suivant la cфte autant que possible, rйpondit Hatteras.

--Mais si nous trouvons la mer libre, comme cela est probable?

--Eh bien, nous la franchirons.

--De quelle maniиre? nous n'avons pas d'embarcation.»

Hatteras ne rйpondit pas; il йtait visiblement embarrassй.

«On pourrait peut-кtre, dit Bell, construire une chaloupe avec les
dйbris du _Porpoise_.

--Jamais! s'йcria violemment Hatteras.

--Jamais!» fit Johnson.

Le docteur secouait la tкte; il comprenait la rйpugnance du capitaine.

«Jamais, reprit ce dernier. Une chaloupe faite avec le bois d'un
navire amйricain serait amйricaine.

--Mais, capitaine...» reprit Johnson.

Le docteur fit signe au vieux maоtre de ne pas insister en ce moment.
Il fallait rйserver cette question pour un moment plus opportun: le
docteur, tout en comprenant les rйpugnances d'Hatteras, ne les
partageait pas, et il se promit bien de faire revenir son ami sur une
dйcision aussi absolue.

Il parla donc d'autre chose, de la possibilitй de remonter la cфte
directement jusqu'au nord, et de ce point inconnu du globe qu'on
appelle le pфle borйal.

Bref, il dйtourna les cфtйs dangereux de la conversation, jusqu'au
moment oщ elle se termina brusquement, c'est-а-dire а l'entrйe
d'Altamont.

Celui-ci n'avait rien а signaler.

La journйe finit ainsi, et la nuit se passa tranquillement. Les ours
avaient йvidemment disparu.




CHAPITRE XII

LA PRISON DE GLACE


Le lendemain, il fut question d'organiser une chasse, а laquelle
devaient prendre part Hatteras, Altamont et le charpentier; les traces
inquiйtantes ne s'йtaient pas renouvelйes, et les ours avaient
dйcidйment renoncй а leur projet d'attaque, soit par frayeur de ces
ennemis inconnus, soit que rien de nouveau ne leur eыt rйvйlй la
prйsence d'кtres animйs sous ce massif de neige.

Pendant l'absence des trois chasseurs, le docteur devait pousser
jusqu'а l'оle Johnson, pour reconnaоtre l'йtat des glaces et faire
quelques relevйs hydrographiques. Le froid se montrait trиs vif, mais
les hiverneurs le supportaient bien; leur йpiderme йtait fait а ces
tempйratures exagйrйes.

Le maоtre d'йquipage devait rester а Doctor's-House, en un mot garder
la maison.

Les trois chasseurs firent leurs prйparatifs de dйpart; ils s'armиrent
chacun d'un fusil а deux coups, а canon rayй et а balles coniques; ils
prirent une petite provision de pemmican, pour le cas oщ la nuit les
surprendrait avant la fin de leur excursion; ils portaient en outre
l'insйparable couteau а neige, le plus indispensable outil de ces
rйgions, et une hachette s'enfonзait dans la ceinture de leur jaquette
en peau de daim.

Ainsi йquipйs, vкtus, armйs, ils pouvaient aller loin, et, adroits et
audacieux, ils devaient compter sur le bon rйsultat de leur chasse.

Ils furent prкts а huit heures du matin, et partirent. Duk les
prйcйdait en gambadant; ils remontиrent la colline de l'est,
tournиrent le cфne du phare et s'enfoncиrent dans les plaines du sud
bornйes par le Bell-Mount.

De son cфtй, le docteur, aprиs кtre convenu avec Johnson d'un signal
d'alarme en cas de danger, descendit vers le rivage, de maniиre а
gagner les glaces multiformes qui hйrissaient la baie Victoria.

Le maоtre d'йquipage demeura seul au Fort-Providence, mais non oisif.
Il commenзa par donner la libertй aux chiens groлnlandais qui
s'agitaient dans le Dog-Palace; ceux-ci, enchantйs, allиrent se rouler
sur la neige. Johnson ensuite s'occupa des dйtails compliquйs du
mйnage. Il avait а renouveler le combustible et les provisions, а
mettre les magasins en ordre, а raccommoder maint ustensile brisй, а
repriser les couvertures en mauvais йtat, а refaire des chaussures
pour les longues excursions de l'йtй. L'ouvrage ne manquait pas, et le
maоtre d'йquipage travaillait avec cette habiletй du marin auquel rien
n'est йtranger des mйtiers de toutes sortes.

En s'occupant, il rйflйchissait а la conversation de la veille; il
pensait au capitaine et surtout а son entкtement, trиs hйroпque et
trиs honorable aprиs tout, de ne pas vouloir qu'un Amйricain, mкme une
chaloupe amйricaine atteignоt avant lui ou avec lui le pфle du monde.

«Il me semble difficile pourtant, se disait-il, de passer l'ocйan sans
bateau, et, si nous avons la pleine mer devant nous, il faudra bien se
rendre а la nйcessitй de naviguer. On ne peut pas faire trois cents
milles а la nage, fыt-on le meilleur Anglais de la terre. Le
patriotisme a des limites. Enfin, on verra. Nous avons encore du temps
devant nous; M. Clawbonny n'a pas dit son dernier mot dans la
question; il est adroit; et c'est un homme а faire revenir le
capitaine sur son idйe. Je gage mкme qu'en allant du cфtй de l'оle, il
jettera un coup d'oeil sur les dйbris du _Porpoise_ et saura au juste
ce qu'on en peut faire.»

Johnson en йtait lа de ses rйflexions, et les chasseurs avaient quittй
le fort depuis une heure, quand une dйtonation forte et claire
retentit а deux ou trois milles sous le vent.

«Bon! se dit le vieux marin, ils ont trouvй quelque chose, et sans
aller trop loin, puisqu'on les entend distinctement. Aprиs cela,
l'atmosphиre est si pure!»

Une seconde dйtonation, puis une troisiиme se rйpйtиrent coup sur
coup.

«Allons, reprit Johnson, ils sont arrivйs au bon endroit.»

Trois autres coups de feu plus rapprochйs йclatиrent encore.

«Six coups! fit Johnson; leurs armes sont dйchargйes maintenant.
L'affaire a йtй chaude! Est-ce que par hasard?...»

A l'idйe qui lui vint, Johnson pвlit; il quitta rapidement la maison
de neige et gravit en quelques instants le coteau jusqu'au sommet du
cфne.

Ce qu'il vit le fit frйmir.

«Les ours!» s'йcria-t-il.

Les trois chasseurs, suivis de Duk, revenaient а toutes jambes,
poursuivis par cinq animaux gigantesques; leurs six balles n'avaient
pu les abattre; les ours gagnaient sur eux; Hatteras, restй en
arriиre, ne parvenait а maintenir sa distance entre les animaux et lui
qu'en lanзant peu а peu son bonnet, sa hachette, son fusil mкme. Les
ours s'arrкtaient, suivant leur habitude, pour flairer l'objet jetй а
leur curiositй, et perdaient un peu de ce terrain sur lequel ils
eussent dйpassй le cheval le plus rapide.

Ce fut ainsi qu'Hatteras, Altamont, Bell, йpoumonйs par leur course,
arrivиrent prиs de Johnson, et, du haut du talus, ils se laissиrent
glisser avec lui jusqu'а la maison de neige.

Les cinq ours les touchaient presque, et de son couteau le capitaine
avait dы parer un coup de patte qui lui fut violemment portй.

En un clin d'oeil, Hatteras et ses compagnons furent renfermйs dans la
maison. Les animaux s'йtaient arrкtйs sur le plateau supйrieur formй
par la troncature du cфne.

«Enfin, s'йcria Hatteras, nous pourrons nous dйfendre plus
avantageusement, cinq contre cinq!

--Quatre contre cinq! s'йcria Johnson d'une voix terrifiйe.

--Comment? fit Hatteras.

--Le docteur! rйpondit Johnson, en montrant le salon vide.

--Eh bien!

--Il est du cфtй de l'оle!

--Le malheureux! s'йcria Bell.

--Nous ne pouvons l'abandonner ainsi, dit Altamont.

--Courons!» fit Hatteras.

Il ouvrit rapidement la porte, mais il eut а peine le temps de la
refermer; un ours avait failli lui briser le crвne d'un coup de
griffe.

«Ils sont lа! s'йcria-t-il.

--Tous? demanda Bell.

--Tous!» rйpondit Hatteras.

Altamont se prйcipita vers les fenкtres, dont il combla les baies avec
des morceaux de glace enlevйs aux murailles de la maison. Ses
compagnons l'imitиrent sans parler; le silence ne fut interrompu que
par les jappements sourds de Duk.

Mais, il faut le dire, ces hommes n'avaient qu'une seule pensйe; ils
oubliaient leur propre danger et ne songeaient qu'au docteur. A lui,
non а eux. Pauvre Clawbonny! si bon, si dйvouй, l'вme de cette petite
colonie! pour la premiиre fois, il n'йtait pas lа; des pйrils
extrкmes, une mort йpouvantable peut-кtre l'attendaient, car, son
excursion terminйe, il reviendrait tranquillement au Fort-Providence
et se trouverait en prйsence de ces fйroces animaux.

Et nul moyen pour le prйvenir!

«Cependant, dit Johnson, ou je me trompe fort, ou il doit кtre sur ses
gardes; vos coups de feu rйpйtйs ont dы l'avertir, et il ne peut
manquer de croire а quelque йvйnement extraordinaire.

--Mais s'il йtait loin alors, rйpondit Altamont, et s'il n'a pas
compris? Enfin, sur dix chances, il y en a huit pour qu'il revienne
sans se douter du danger! Les ours sont abritйs par l'escarpe du fort,
et il ne peut les apercevoir!

--Il faut donc se dйbarrasser de ces dangereuses bкtes avant son
retour, rйpondit Hatteras.

--Mais comment?» fit Bell.

La rйponse а cette question йtait difficile. Tenter une sortie
paraissait impraticable. On avait eu soin de barricader le couloir,
mais les ours pouvaient avoir facilement raison de ces obstacles, si
l'idйe leur en prenait; ils savaient а quoi s'en tenir sur le nombre
et la force de leurs adversaires, et il leur serait aisй d'arriver
jusqu'а eux.

Les prisonniers s'йtaient postйs dans chacune des chambres de
Doctor's-House afin de surveiller toute tentative d'invasion; en
prкtant l'oreille, ils entendaient les ours aller, venir, grogner
sourdement, et gratter de leurs йnormes pattes les murailles de neige.

Cependant il fallait agir; le temps pressait. Altamont rйsolut de
pratiquer une meurtriиre, afin de tirer sur les assaillants; en
quelques minutes, il eut creusй une sorte de trou dans le mur de
glace; il y introduisit son fusil; mais, а peine l'arme passa-t-elle
au-dehors, qu'elle lui fut arrachйe des mains avec une puissance
irrйsistible, sans qu'il pыt faire feu.

«Diable! s'йcria-t-il, nous ne sommes pas de force.»

Et il se hвta de reboucher la meurtriиre.

Cette situation durait dйjа depuis une heure, et rien n'en faisait
prйvoir le terme. Les chances d'une sortie furent encore discutйes;
elles йtaient faibles, puisque les ours ne pouvaient кtre combattus
sйparйment. Nйanmoins, Hatteras et ses compagnons, pressйs d'en finir,
et, il faut le dire, trиs confus d'кtre ainsi tenus en prison par des
bкtes, allaient tenter une attaque directe, quand le capitaine imagina
un nouveau moyen de dйfense.

Il prit le poker[1] qui servait а Johnson а dйgager ses fourneaux et
le plongea dans le brasier du poкle; puis il pratiqua une ouverture
dans la muraille de neige, mais sans la prolonger jusqu'au-dehors, et
de maniиre а conserver extйrieurement une lйgиre couche de glace.

  [1]  Longue tige de fer destinйe а arriser le feu des fourneaux.

Ses compagnons le regardaient faire. Quand le poker fut rouge а blanc.
Hatteras prit la parole et dit:

«Cette barre incandescente va me servir а repousser les ours, qui ne
pourront la saisir, et а travers la meurtriиre il sera facile de faire
un feu nourri contre eux, sans qu'ils puissent nous arracher nos
armes.

--Bien imaginй!» s'йcria Bell, en se postant prиs d'Altamont.

Alors Hatteras, retirant le poker du brasier, l'enfonзa rapidement
dans la muraille. La neige, se vaporisant а son contact, siffla avec
un bruit assourdissant. Deux ours accoururent, saisirent la barre
rougie et poussиrent un hurlement terrible, au moment ou quatre
dйtonations retentissaient coup sur coup.

«Touchйs! s'йcria l'Amйricain.

--Touchйs! riposta Bell.

--Recommenзons», dit Hatteras, en rebouchant momentanйment
l'ouverture.

Le poker fut plongй dans le fourneau; au bout de quelques minutes, il
йtait rouge.

Altamont et Bell revinrent prendre leur place, aprиs avoir rechargй
les armes; Hatteras rйtablit la meurtriиre et y introduisit de nouveau
le poker incandescent.

Mais cette fois une surface impйnйtrable l'arrкta.

«Malйdiction! s'йcria l'Amйricain.

--Qu'y a-t-il? demanda Johnson.

--Ce qu'il y a! il y a que ces maudits animaux entassent blocs sur
blocs, qu'ils nous murent dans notre maison, qu'ils nous enterrent
vivants!

--C'est impossible!

--Voyez, le poker ne peut traverser! cela finit par кtre ridicule, а
la fin!»

Plus que ridicule, cela devenait inquiйtant. La situation empirait.
Les ours en bкtes trиs intelligentes, employaient ce moyen pour
йtouffer leur proie. Ils entassaient les glaзons de maniиre а rendre
toute fuite impossible.

«C'est dur! dit le vieux Johnson d'un air trиs mortifiй. Que des
hommes vous traitent ainsi, passe encore, mais des ours!»

Aprиs cette rйflexion, deux heures s'йcoulиrent sans amener de
changement dans la situation des prisonniers; le projet de sortie
йtait devenu impraticable; les murailles йpaissies arrкtaient tout
bruit extйrieur. Altamont se promenait avec l'agitation d'un homme
audacieux qui s'exaspиre de trouver un danger supйrieur а son courage.
Hatteras songeait avec effroi au docteur, et au pйril trиs sйrieux qui
le menaзait а son retour.

«Ah! s'йcria Johnson, si M. Clawbonny йtait ici!

--Eh bien! que ferait-il? rйpondit Altamont.

--Oh! il saurait bien nous tirer d'affaire!

--Et comment? demanda l'Amйricain avec humeur.

--Si je le savais, rйpondit Johnson, je n'aurais pas besoin de lui.
Cependant, je devine bien quel conseil il nous donnerait en ce moment!

--Lequel?

--Celui de prendre quelque nourriture! cela ne peut pas nous faire de
mal. Au contraire. Qu'en pensez-vous, monsieur Altamont?

--Mangeons si cela vous fait plaisir, rйpondit ce dernier, quoique la
situation soit bien sotte, pour ne pas dire humiliante.

--Je gage, dit Johnson, qu'aprиs dоner, nous trouverons un moyen
quelconque de sortir de lа.»

On ne rйpondit pas au maоtre d'йquipage, mais on se mit а table.

Johnson, йlevй а l'йcole du docteur, essaya d'кtre philosophe dans le
danger, mais il n'y rйussit guиre; ses plaisanteries lui restaient
dans la gorge. D'ailleurs, les prisonniers commenзaient а se sentir
mal а leur aise; l'air s'йpaississait dans cette demeure
hermйtiquement fermйe; l'atmosphиre ne pouvait se refaire а travers le
tuyau des fourneaux qui tiraient mal, et il йtait facile de prйvoir
que, dans un temps fort limitй, le feu viendrait а s'йteindre;
l'oxygиne, absorbй par les poumons et le foyer, ferait bientфt place а
l'acide carbonique, dont on connaоt l'influence mortelle.

Hatteras s'aperзut le premier de ce nouveau danger; il ne voulut point
le cacher а ses compagnons.

«Alors, il faut sortir а tout prix! rйpondit Altamom.

--Oui! reprit Hatteras; mais attendons la nuit; nous ferons un trou а
la voыte, cela renouvellera notre provision d'air; puis, l'un de nous
prendra place а ce poste, et de lа il fera feu sur les ours.

--C'est le seul parti а prendre», rйpliqua l'Amйricain.

Ceci convenu, on attendit le moment de tenter l'aventure, et, pendant
les heures qui suivirent, Altamont n'йpargna pas ses imprйcations
contre un йtat de choses dans lequel, disait-il, «des ours et des
hommes йtant donnйs, ces derniers ne jouaient pas le plus beau rфle».




CHAPITRE XIII

LA MINE


La nuit arriva, et la lampe du salon commenзait dйjа а pвlir dans
cette atmosphиre pauvre d'oxygиne.

A huit heures, on fit les derniers prйparatifs. Les fusils furent
chargйs avec soin, et l'on pratiqua une ouverture dans la voыte de la
snow-house.

Le travail durait dйjа depuis quelques minutes, et Bell s'en tirait
adroitement, quand Johnson, quittant la chambre а coucher, dans
laquelle il se tenait en observation, revint rapidement vers ses
compagnons.

Il semblait inquiet.

«Qu'avez-vous? lui demanda le capitaine.

--Ce que j'ai? rien! rйpondit le vieux marin en hйsitant, et pourtant.

--Mais qu'y a-t-il? dit Altamont.

--Silence! n'entendez-vous pas un bruit singulier?

--De quel cфtй?

--Lа! il se passe quelque chose dans la muraille de la chambre!»

Bell suspendit son travail; chacun йcouta.

Un bruit йloignй se laissait percevoir, qui semblait produit clans le
mur latйral; on faisait йvidemment une trouйe dans la glace.

«On gratte! fit Johnson.

--Ce n'est pas douteux, rйpondit Altamont.

--Les ours? dit Bell.

--Oui! les ours, dit Altamont.

--Ils ont changй de tactique, reprit le vieux marin; ils ont renoncй а
nous йtouffer!

--Ou ils nous croient йtouffйs! reprit l'Amйricain, que la colиre
gagnait trиs sйrieusement.

--Nous allons кtre attaquйs, fit Bell.

--Eh bien! rйpondit Hatteras, nous lutterons corps а corps.

--Mille diables! s'йcria Altamont, j'aime mieux cela! j'en ai assez
pour mon compte de ces ennemis invisibles! on se verra et on se
battra!

--Oui, rйpondit Johnson, mais pas а coups de fusil; c'est impossible
dans un espace aussi йtroit.

--Soit! а la hache! au couteau!»

Le bruit augmentait; on entendait distinctement l'йraillure des
griffes; les ours avaient attaquй la muraille а l'angle mкme oщ elle
rejoignait le talus de neige adossй au rocher.

«L'animal qui creuse, dit Johnson, n'est pas maintenant а six pieds de
nous.

--Vous avez raison, Johnson, rйpondit l'Amйricain; mais nous avons le
temps de nous prйparer а le recevoir!»

L'Amйricain prit sa hache d'une main, son couteau de l'autre;
arc-boutй sur son pied droit, le corps rejetй en arriиre, il se tint
en posture d'attaque. Hatteras et Bell l'imitиrent. Johnson prйpara
son fusil pour le cas oщ l'usage d'une arme а feu serait nйcessaire.

Le bruit devenait de plus en plus fort; la glace arrachйe craquait
sous la violente incision de griffes d'acier.

Enfin une croыte mince sйpara seulement l'assaillant de ses
adversaires; soudain, cette croыte se fendit comme le cerceau tendu de
papier sous l'effort du clown, et un corps noir, йnorme, apparut dans
la demi-obscuritй de la chambre.

Altamont ramena rapidement sa main armйe pour frapper.

«Arrкtez! par le Ciel! dit une voix bien connue.

--Le docteur! le docteur!» s'йcria Johnson.

C'йtait le docteur, en effet, qui, emportй par sa masse, vint rouler
au milieu de la chambre.

«Bonjour, mes braves amis», dit-il en se relevant lestement.

Ses compagnons demeurиrent stupйfaits; mais а la stupйfaction succйda
la joie; chacun voulut serrer le digne homme dans ses bras; Hatteras,
trиs йmu, le retint longtemps sur sa poitrine. Le docteur lui rйpondit
par une chaleureuse poignйe de main.

«Comment, vous, monsieur Clawbonny! dit le maоtre d'йquipage.

--Moi, mon vieux Johnson, et j'йtais plus inquiet de votre sort que
vous n'avez pu l'кtre du mien.

--Mais comment avez-vous su que nous йtions assaillis par une bande
d'ours? demanda Altamont; notre plus vive crainte йtait de vous voir
revenir tranquillement au Fort-Providence, sans vous douter du danger.

--Oh! j'avais tout vu, rйpondit le docteur; vos coups de fusil m'ont
donnй l'йveil; je me trouvais en ce moment prиs des dйbris du
_Porpoise_; j'ai gravi un hummock; j'ai aperзu les cinq ours qui vous
poursuivaient de prиs; ah! quelle peur j'ai ressentie pour vous! Mais
enfin votre dйgringolade du haut de la colline et l'hйsitation des
animaux m'ont rassurй momentanйment; j'ai compris que vous aviez eu le
temps de vous barricader dans la maison. Alors, peu а peu, je me suis
approchй, tantфt rampant, tantфt me glissant entre les glaзons; je
suis arrivй prиs du fort, et j'ai vu ces йnormes bкtes au travail,
comme de gros castors; ils battaient la neige, ils amoncelaient les
blocs, en un mot ils vous muraient tout vivants. Il est heureux que
l'idйe ne leur soit pas venue de prйcipiter des blocs de glace du
sommet du cфne, car vous auriez йtй йcrasйs sans merci.

--Mais, dit Bell, vous n'йtiez pas en sыretй, monsieur Clawbonny; ne
pouvaient-ils abandonner la place et revenir vers vous?

--Ils n'y pensaient guиre; les chiens groлnlandais, lвchйs par
Johnson, sont venus plusieurs fois rфder а petite distance, et ils
n'ont pas songй а leur donner la chasse; non, ils se croyaient sыrs
d'un gibier plus savoureux.

--Grand merci du compliment, dit Altamont en riant.

--Oh! il n'y a pas de quoi кtre fier. Quand j'ai compris la tactique
des ours, j'ai rйsolu de vous rejoindre. Il fallait attendre la nuit,
par prudence; aussi, dиs les premiиres ombres du crйpuscule, je me
suis glissй sans bruit vers le talus, du cфtй de la poudriиre. J'avais
mon idйe en choisissant ce point; je voulais percer une galerie. Je me
suis donc mis au travail; j'ai attaquй la glace avec mon couteau а
neige, un fameux outil, ma foi! Pendant trois heures j'ai piochй, j'ai
creusй, j'ai travaillй, et me voilа affamй, йreintй, mais arrivй...

--Pour partager notre sort? dit Altamont.

--Pour nous sauver tous; mais donnez-moi un morceau de biscuit et de
viande; je tombe d'inanition».

Bientфt le docteur mordait de ses dents blanches un respectable
morceau de boeuf salй. Tout en mangeant, il se montra disposй а
rйpondre aux questions dont on le pressait.

«Nous sauver! avait repris Bell.

--Sans doute, rйpondit le docteur, en faisant place а sa rйponse par
un vigoureux effort des muscles staphylins.

--Au fait, dit Bell, puisque M. Clawbonny est venu, nous pouvons nous
en aller par le mкme chemin.

--Oui-dа, rйpondit le docteur, et laisser le champ libre а cette
engeance malfaisante, qui finira par dйcouvrir nos magasins et les
piller!

--Il faut demeurer ici, dit Hatteras.

--Sans doute, rйpondit le docteur, et nous dйbarrasser nйanmoins de
ces animaux.

--Il y a donc un moyen? demanda Bell.

--Un moyen sыr, rйpondit le docteur.

--Je le disais bien, s'йcria Johnson en se frottant les mains; avec M.
Clawbonny, jamais rien n'est dйsespйrй; il a toujours quelque
invention dans son sac de savant.

--Oh! oh! mon pauvre sac est bien maigre, mais en fouillant bien....

--Docteur, dit Altamont, les ours ne peuvent-ils pйnйtrer par cette
galerie que vous avez creusйe?

--Non, j'ai eu soin de reboucher solidement l'ouverture; et
maintenant, nous pouvons aller d'ici а la poudriиre sans qu'ils s'en
doutent.

--Bon! nous direz-vous maintenant quel moyen vous comptez employer
pour nous dйbarrasser de ces ridicules visiteurs?

--Un moyen bien simple, et pour lequel une partie du travail est dйjа
fait.

--Comment cela?

--Vous le verrez. Mais j'oublie que je ne suis pas venu seul ici.

--Que voulez-vous dire? demanda Johnson.

--J'ai lа un compagnon а vous prйsenter.»

Et, en parlant de la sorte, le docteur tira de la galerie le corps
d'un renard fraоchement tuй.

«Un renard! s'йcria Bell.

--Ma chasse de ce matin, rйpondit modestement le docteur, et vous
verrez que jamais renard n'aura йtй tuй plus а propos.

--Mais enfin, quel est votre dessein? demanda Altamont.

--J'ai la prйtention, rйpondit le docteur, de faire sauter les ours
tous ensemble avec cent livres de poudre.»

On regarda le docteur avec surprise.

«Mais la poudre? lui demanda-t-on.

--Elle est au magasin.

--Et le magasin?

--Ce boyau y conduit. Ce n'est pas sans motif que j'ai creusй une
galerie de dix toises de longueur; j'aurais pu attaquer le parapet
plus prиs de la maison, mais j'avais mon idйe.

--Enfin, cette mine, oщ prйtendez-vous l'йtablir? demanda l'Amйricain.

--A la face mкme de notre talus, c'est-а-dire au point le plus йloignй
de la maison, de la poudriиre et des magasins.

--Mais comment y attirer les ours tous а la fois?

--Je m'en charge, rйpondit le docteur; assez parlй, agissons. Nous
avons cent pieds de galerie а creuser pendant la nuit; c'est un
travail fatigant; mais а cinq, nous nous en tirerons en nous relayant.
Bell va commencer, et pendant ce temps nous prendrons quelque repos.

--Parbleu! s'йcria Johnson plus j'y pense, plus je trouve le moyen de
M. Clawbonny excellent.

--Il est sыr, rйpondit le docteur.

--Oh! du moment que vous le dites, ce sont des ours morts, et je me
sens dйjа leur fourrure sur les йpaules.

--A l'ouvrage donc!»

Le docteur s'enfonзa dans la galerie sombre, et Bell le suivit; oщ
passait le docteur, ses compagnons йtaient assurйs de se trouver а
l'aise. Les deux mineurs arrivиrent а la poudriиre et dйbouchиrent au
milieu des barils rangйs en bon ordre. Le docteur donna а Bell les
indications nйcessaires; le charpentier attaqua le mur opposй, sur
lequel s'йpaulait le talus, et son compagnon revint dans la maison.

Bell travailla pendant une heure et creusa un boyau long de dix pieds
а peu prиs, dans lequel on pouvait s'avancer en rampant. Au bout de ce
temps, Altamont vint le remplacer, et dans le mкme temps il fit а peu
prиs le mкme travail; la neige, retirйe de la galerie, йtait
transportйe dans la cuisine, oщ le docteur la faisait fondre au feu,
afin qu'elle tоnt moins de place.

A l'Amйricain succйda le capitaine, puis Johnson. En dix heures,
c'est-а-dire vers les huit heures du matin, la galerie йtait
entiиrement ouverte.

Aux premiиres lueurs de l'aurore, le docteur vint considйrer les ours
par une meurtriиre qu'il pratiqua dans le mur du magasin а poudre.

Ces patients animaux n'avaient pas quittй la place. Ils йtaient lа,
allant, venant, grognant, mais, en somme, faisant leur faction avec
une persйvйrance exemplaire; ils rфdaient autour de la maison, qui
disparaissait sous les blocs amoncelйs. Mais un moment vint pourtant
oщ ils semblиrent avoir йpuisй leur patience, car le docteur les vit
tout а coup repousser les glaзons qu'ils avaient entassйs.

«Bon! dit-il au capitaine, qui se trouvait prиs de lui.

--Que font-ils? demanda celui-ci.

--Ils m'ont tout l'air de vouloir dйmolir leur ouvrage et d'arriver
jusqu'а nous! Mais un instant! ils seront dйmolis auparavant. En tout
cas, pas de temps а perdre.»

Le docteur se glissa jusqu'au point oщ la mine devait кtre pratiquйe;
lа, il fit йlargir la chambre de toute la largeur et de toute la
hauteur du talus; il ne resta bientфt plus а la partie supйrieure
qu'une йcorce de glace йpaisse d'un pied au plus; il fallut mкme la
soutenir pour qu'elle ne s'effondrвt pas.

Un pieu solidement appuyй sur le sol de granit fit l'office de poteau;
le cadavre du renard fut attachй а son sommet, et une longue corde,
nouйe а sa partie infйrieure, se dйroula а travers la galerie jusqu'а
la poudriиre.

Les compagnons du docteur suivaient ses instructions sans trop les
comprendre.

«Voici l'appвt», dit-il, en leur montrant le renard.

Au pied du poteau, il fit rouler un tonnelet pouvant contenir cent
livres de poudre.

«Et voici la mine, ajouta-t-il.

--Mais, demanda Hatteras, ne nous ferons-nous pas sauter en mкme temps
que les ours?

--Non! nous sommes suffisamment йloignйs du thйвtre de l'explosion;
d'ailleurs, notre maison est solide; si elle se disjoint un peu, nous
en serons quittes pour la refaire.

--Bien, rйpondit Altamont; mais maintenant comment prйtendez-vous
opйrer?

--Voici, en halant cette corde, nous abattrons le pieu qui soutient la
croыte de la glace au-dessus de la mine; le cadavre du renard
apparaоtra subitement hors du talus, et vous admettrez sans peine que
des animaux affamйs par un long jeыne n'hйsiteront pas а se prйcipiter
sur cette proie inattendue.

--D'accord.

--Eh bien, а ce moment, je mets le feu а la mine, et je fais sauter
d'un seul coup les convives et le repas.

--Bien! bien!» s'йcria Johnson, qui suivait l'entretien avec un vif
intйrкt.

Hatteras, ayant confiance absolue dans son ami. ne demandait aucune
explication. Il attendait. Mais Altamont voulait savoir jusqu'au bout.

«Docteur, dit-il, comment calculerez-vous la durйe de votre mиche avec
une prйcision telle que l'explosion se fasse au moment opportun?

--C'est bien simple, rйpondit le docteur, je ne calculerai rien.

--Vous avez donc une mиche de cent pieds de longueur?

--Non.

--Vous ferez donc simplement une traоnйe de poudre?

--Point! cela pourrait rater.

--Il faudra donc que quelqu'un se dйvoue et aille mettre le feu а la
mine?

--S'il faut un homme de bonne volontй, dit Johnson avec empressement,
je m'offre volontiers.

--Inutile, mon digne ami, rйpondit le docteur, en tendant la main au
vieux maоtre d'йquipage, nos cinq existences sont prйcieuses, et elles
seront йpargnйes, Dieu merci.

--Alors, fit l'Amйricain, je renonce а deviner.

--Voyons, rйpondit le docteur en souriant, si l'on ne se tirait pas
d'affaire dans cette circonstance, а quoi servirait d'avoir appris la
physique?

--Ah! fit Johnson rayonnant, la physique!

--Oui! n'avons-nous pas ici une pile йlectrique et des fils d'une
longueur suffisante, ceux-lа mкmes qui servaient а notre phare?

--Eh bien?

--Eh bien, nous mettrons le feu а la mine quand cela nous plaira,
instantanйment et sans danger.

--Hurrah! s'йcria Johnson.

--Hurrah!» rйpйtиrent ses compagnons, sans se soucier d'кtre ou non
entendus de leurs ennemis.

Aussitфt, les fils йlectriques furent dйroulйs dans la galerie depuis
la maison jusqu'а la chambre de la mine. Une de leurs extrйmitйs
demeura enroulйe а la pile, et l'autre plongea au centre du tonnelet,
les deux bouts restant placйs а une petite distance l'un de l'autre.

A neuf heures du matin, tout fut terminй. Il йtait temps; les ours se
livraient avec furie а leur rage de dйmolition.

Le docteur jugea le moment arrivй. Johnson fut placй dans le magasin а
poudre, et chargй de tirer sur la corde rattachйe au poteau. Il prit
place а son poste.

«Maintenant, dit le docteur а ses compagnons, prйparez vos armes, pour
le cas oщ les assiйgeants ne seraient pas tuйs du premier coup, et
rangez-vous auprиs de Johnson: aussitфt aprиs l'explosion, faites
irruption au-dehors.

--Convenu, rйpondit l'Amйricain.

--Et maintenant, nous avons fait tout ce que des hommes peuvent faire!
nous nous sommes aidйs! que le Ciel nous aide!»

Hatteras, Altamont et Bell se rendirent а la poudriиre. Le docteur
resta seul prиs de la pile.

Bientфt, il entendit la voix йloignйe de Johnson qui criait:

«Attention!

--Tout va bien», rйpondit-il.

Johnson tira vigoureusement la corde; elle vint а lui, entraоnant le
pieu; puis, il se prйcipita а la meurtriиre et regarda.

La surface du talus s'йtait affaissйe. Le corps du renard apparaissait
au-dessus des dйbris de glace. Les ours, surpris d'abord, ne tardиrent
pas а se prйcipiter en groupe serrй sur cette proie nouvelle.

«Feu!» cria Johnson.

Le docteur йtablit aussitфt le courant йlectrique entre ses fils; une
explosion formidable eut lieu; la maison oscilla comme dans un
tremblement de terre; les murs se fendirent. Hatteras, Altamont et
Bell se prйcipitиrent hors du magasin а poudre, prкts а faire feu.

Mais leurs armes furent inutiles; quatre ours sur cinq, englobйs dans
l'explosion, retombиrent зa et lа en morceaux, mйconnaissables,
mutilйs, carbonisйs, tandis que le dernier, а demi rфti, s'enfuyait а
toutes jambes.

«Hurrah! hurrah! hurrah!» s'йcriиrent les compagnons de Clawbonny,
pendant que celui-ci se prйcipitait en souriant dans leurs bras.




CHAPITRE XIV

LE PRINTEMPS POLAIRE


Les prisonniers йtaient dйlivrйs; leur joie se manifesta par de
chaudes dйmonstrations et de vifs remerciements au docteur. Le vieux
Johnson regretta bien un peu les peaux d'ours, brыlйes et hors de
service; mais ce regret n'influa pas sensiblement sur sa belle humeur.

La journйe se passa а restaurer la maison de neige, qui s'йtait fort
ressentie de l'explosion. On la dйbarrassa des blocs entassйs par les
animaux, et ses murailles furent rejointoyйes. Le travail se fit
rapidement, а la voix du maоtre d'йquipage, dont les bonnes chansons
faisaient plaisir а entendre.

Le lendemain, la tempйrature s'amйliora singuliиrerement, et, par une
brusque saute de vent, le thermomиtre remonta а quinze degrйs
au-dessus de zйro (-9° centigrades). Une diffйrence si considйrable
fut vivement ressentie par les hommes et les choses. La brise du sud
ramenait avec elle les premiers indices du printemps polaire.

Cette chaleur relative persista pendant plusieurs jours; le
thermomиtre, а l'abri du vent, marqua mкme trente et un degrйs
au-dessus de zйro (-1° centigrade), des symptфmes de dйgel vinrent а
se manifester.

La glace commenзait а se crevasser; quelques jaillissements d'eau
salйe se produisaient зa et lа, comme les jets liquides d'un parc
anglais; quelques jours plus tard, la pluie tombait en grande
abondance.

Une vapeur intense s'йlevait des neiges; c'йtait de bon augure, et la
fonte de ces masses immenses paraissait prochaine. Le disque pвle du
soleil tendait а se colorer davantage et traзait des spirales plus
allongйes au-dessus de l'horizon; la nuit durait trois heures а peine.

Autre symptфme non moins significatif, quelques ptarmigans, les oies
borйales, les pluviers, les gelinottes, revenaient par bandes; l'air
s'emplissait peu а peu de ces cris assourdissants dont les navigateurs
du printemps dernier se souvenaient encore. Des liиvres, que l'on
chassa avec succиs, firent leur apparition sur les rivages de la baie,
ainsi que la souris articque, dont les petits terriers formaient un
systиme d'alvйoles rйguliиres.

Le docteur fit remarquer а ses compagnons que presque tous ces animaux
commenзaient а perdre le poil ou la plume blanche de l'hiver pour
revкtir leur parure d'йtй; ils se «printanisaient» а vue d'oeil,
tandis que la nature laissait poindre leur nourriture sous forme de
mousses, de pavots, de saxifrages et de gazon nain. On sentait toute
une nouvelle existence percer sous les neiges dйcomposйes.

Mais avec les animaux inoffensifs revinrent leurs ennemis affamйs; les
renards et les loups arrivиrent en quкte de leur proie; des hurlements
lugubres retentirent pendant la courte obscuritй des nuits.

Le loup de ces contrйes est trиs proche parent du chien; comme lui, il
aboie, et souvent de faзon а tromper les oreilles les plus exercйes,
celles de la race canine, par exemple; on dit mкme que ces animaux
emploient cette ruse pour attirer les chiens et les dйvorer. Ce fait
fut observй sur les terres de la baie d'Hudson, et le docteur put le
constater а la Nouvelle-Amйrique; Johnson eut soin de ne pas laisser
courir ses chiens d'attelage, qui auraient pu se laisser prendre а ce
piиge.

Quant а Duk, il en avait vu bien d'autres, et il йtait trop fin pour
aller se jeter dans la gueule du loup.

On chassa beaucoup pendant une quinzaine de jours; les provisions de
viandes fraоches furent abondantes; on tua des perdrix, des ptarmigans
et des ortolans de neige, qui offraient une alimentation dйlicieuse.
Les chasseurs ne s'йloignaient pas du Fort-Providence. On peut dire
que le menu gibier venait de lui-mкme au-devant du coup de fusil; il
animait singuliиrement par sa prйsence ces plages silencieuses, et la
baie Victoria prenait un aspect inaccoutumй qui rйjouissait les yeux.

Les quinze jours qui suivirent la grande affaire des ours furent
remplis par ces diverses occupations. Le dйgel fit des progrиs
visibles; le thermomиtre remonta а trente-deux degrйs au-dessus de
zйro (0° centigrade); les torrents commencиrent а mugir dans les
ravines, et des milliers de cataractes s'improvisиrent sur le penchant
des coteaux.

Le docteur, aprиs avoir dйblayй une acre de terrain, y sema des
graines de cresson, d'oseille et de cochlйaria, dont l'influence
antiscorbutique est excellente; il voyait dйjа sortir de terre de
petites feuilles verdoyantes, quand tout а coup, et avec une
inconcevable rapiditй, le froid reparut en maоtre dans son empire.

En une seule nuit, et par une violente brise du nord, le thermomиtre
reperdit prиs de quarante degrйs; il retomba а huit degrйs au-dessous
de zйro (-22° centigrades). Tout fut gelй: oiseaux, quadrupиdes,
amphibies, disparurent par enchantement; les trous а phoques se
refermиrent, les crevasses disparurent, la glace reprit sa duretй de
granit, et les cascades, saisies dans leur chute, se figиrent en longs
pendicules de cristal.

Ce fut un vйritable changement а vue; il se produisit dans la nuit du
11 au 12 mai. Et quand Bell, le matin, mit le nez au-dehors par cette
gelйe foudroyante, il faillit l'y laisser.

«Oh! nature borйale, s'йcria le docteur un peu dйsappointй, voilа bien
de tes coups! Allons! j'en serai quitte pour recommencer mes semis.»

Hatteras prenait la chose moins philosophiquement, tant il avait hвte
de reprendre ses recherches. Mais il fallait se rйsigner.

«En avons-nous pour longtemps de cette tempйrature? demanda Johnson.

--Non, mon ami, non, rйpondit Clawbonny; c'est le dernier coup de
patte du froid! vous comprenez bien qu'il est ici chez lui, et on ne
peut guиre le chasser sans qu'il rйsiste.

--Il se dйfend bien, rйpliqua Bell en se frottant le visage.

--Oui! mais j'aurais dы m'y attendre, rйpliqua le docteur, et ne pas
sacrifier mes graines comme un ignorant, d'autant plus que je pouvais,
а la rigueur, les faire pousser prиs des fourneaux а la cuisine.

--Comment, dit Altamont, vous deviez prйvoir ce changement de
tempйrature?

--Sans doute, et sans кtre sorcier! Il fallait mettre mes semis sous
la protection immйdiate de saint Mamert, de saint Pancrace et de saint
Servais, dont la fкte tombe les 11, 12 et 13 de ce mois.

--Par exemple, docteur, s'йcria Altamont, vous allez me dire quelle
influence les trois saints en question peuvent avoir sur la
tempйrature?

--Une trиs grande, si l'on en croit les horticulteurs, qui les
appellent «les trois saints de glace.»

--Et pourquoi cela, je vous prie?

--Parce que gйnйralement il se produit un froid pйriodique dans le
mois de mai, et que ce plus grand abaissement de tempйrature a lieu du
11 au 13 de ce mois. C'est un fait, voilа tout.

--Il est curieux, mais l'explique-t-on? demanda l'Amйricain.

--Oui, de deux maniиres: ou par l'interposition d'une grande quantitй
d'astйroпdes[1] а cette йpoque de l'annйe entre la terre et le
soleil, ou simplement par la dissolution des neiges qui, en fondant,
absorbent nйcessairement une trиs grande quantitй de chaleur. Ces deux
causes sont plausibles; faut-il les admettre absolument? Je l'ignore;
mais, si je ne suis pas certain de la valeur de l'explication,
j'aurais dы l'кtre de l'authenticitй du fait, ne point l'oublier, et
ne pas compromettre mes plantations.»

  [1]  Йtoiles filantes, probablement les dйbris d'une grande planиte.

Le docteur disait vrai. Soit par une raison, soit par une autre, le
froid fut trиs intense pendant le reste du mois de mai; les chasses
durent кtre interrompues, non pas tant par la rigueur de la
tempйrature que par l'absence complиte du gibier; heureusement, la
rйserve de viande fraоche n'йtait pas encore йpuisйe, а beaucoup prиs.

Les hiverneurs se retrouvиrent donc condamnйs а une nouvelle
inactivitй; pendant quinze jours, du 11 au 25 mai, leur existence
monotone ne fut marquйe que par un seul incident, une maladie grave,
une angine couenneuse, qui vint frapper le charpentier inopinйment; а
ses amygdales fortement tumйfiйes et а la fausse membrane qui les
tapissait, le docteur ne put se mйprendre sur la nature de ce terrible
mal; mais il se trouvait lа dans son йlйment, et la maladie, qui
n'avait pas comptй sur lui sans doute, fut rapidement dйtournйe. Le
traitement suivi par Bell fut trиs simple, et la pharmacie n'йtait pas
loin; le docteur se contenta de mettre quelques petits morceaux de
glace dans la bouche du malade; en quelques heures, la tumйfaction
commenзa а diminuer, et la fausse membrane disparut. Vingt-quatre
heures plus tard, Bell йtait sur pied.

Comme on s'йmerveillait de la mйdication du docteur:

«C'est ici le pays des angines, rйpondit-il; il faut bien que le
remиde soit auprиs du mal.

--Le remиde et surtout le mйdecin», ajouta Johnson, dans l'esprit
duquel le docteur prenait des proportions pyramidales.

Pendant ces nouveaux loisirs, celui-ci rйsolut d'avoir avec le
capitaine une conversation importante: il s'agissait de faire revenir
Hatteras sur cette idйe de reprendre la route du nord sans emporter
une chaloupe, un canot quelconque, un morceau de bois, enfin de quoi
franchir les bras de mer ou les dйtroits. Le capitaine, si absolu dans
ses idйes, s'йtait formellement prononcй contre l'emploi d'une
embarcation faite des dйbris du navire amйricain.

Le docteur ne savait trop comment entrer en matiиre, et cependant il
importait que ce point fыt promptement dйcidй, car le mois de juin
amиnerait bientфt l'йpoque des grandes excursions. Enfin, aprиs avoir
longtemps rйflйchi, il prit un jour Hatteras а part, et, avec son air
de douce bontй, il lui dit:

«Hatteras, me crovez-vous votre ami?

--Certes, rйpondit le capitaine avec vivacitй, le meilleur, et mкme le
seul.

--Si je vous donne un conseil, reprit le docteur, un conseil que vous
ne me demandez pas, le regarderez-vous comme dйsintйressй?

--Oui, car je sais que l'intйrкt personnel ne vous a jamais guidй;
mais oщ voulez-vous en venir?

--Attendez, Hatteras, j'ai encore une demande а vous faire. Me
croyez-vous un bon Anglais, comme vous, et ambitieux de gloire pour
mon pays?»

Hatteras fixa le docteur d'un oeil surpris.

«Oui, rйpondit-il, en l'interrogeant du regard sur le but de sa
demande.

--Vous voulez arriver au pфle nord, reprit le docteur; je conзois
votre ambition, je la partage; mais, pour parvenir а ce but, il faut
faire le nйcessaire.

--Eh bien, jusqu'ici, n'ai-je pas tout sacrifiй pour rйussir?

--Non, Hatteras, vous n'avez pas sacrifiй vos rйpulsions personnelles,
et en ce moment je vous vois prкt а refuser les moyens indispensables
pour atteindre le pфle.

--Ah! rйpondit Hatteras, vous voulez parler de cette chaloupe, de cet
homme...

--Voyons, Hatteras, raisonnons sans passion, froidement, et examinons
cette question sous toutes ses faces. La cфte sur laquelle nous venons
d'hiverner peut кtre interrompue; rien ne nous prouve qu'elle se
prolonge pendant six degrйs au nord; si les renseignements qui vous
ont amenй jusqu'ici se justifient, nous devons, pendant le mois d'йtй,
trouver une vaste йtendue de mer libre. Or, en prйsence de l'ocйan
Arctique, dйgagй de glace et propice а une navigation facile, comment
ferons-nous, si les moyens de le traverser nous manquent?»

Hatteras ne rйpondit pas.

«Voulez-vous donc vous trouver а quelques milles du pфle Nord sans
pouvoir y parvenir?

Hatteras avait laissй retomber sa tкte dans ses mains.

«Et maintenant, reprit le docteur, examinons la question а son point
de vue moral. Je conзois qu'un Anglais sacrifie sa fortune et son
existence pour donner а l'Angleterre une gloire de plus! Mais parce
qu'un canot fait de quelques planches arrachйes а un navire amйricain,
а un bвtiment naufragй et sans valeur, aura touchй la cфte nouvelle ou
parcouru l'ocйan inconnu, cela pourra-t-il rйduire l'honneur de la
dйcouverte? Est-ce que si vous aviez rencontrй vous-mкme, sur cette
plage, la coque d'un navire abandonnй, vous auriez hйsitй а vous en
servir? N'est-ce pas au chef seul de l'expйdition qu'appartient le
bйnйfice de la rйussite? Et je vous demande si cette chaloupe,
construite par quatre Anglais, ne sera pas anglaise depuis la quille
jusqu'au plat-bord?»

Hatteras se taisait encore.

«Non, fit Clawbonny, parlons franchement, ce n'est pas la chaloupe qui
vous tient au coeur, c'est l'homme.

--Oui, docteur, oui, rйpondit le capitaine, cet Amйricain, je le hais
de toute une haine anglaise, cet homme que la fatalitй a jetй sur mon
chemin...

--Pour vous sauver!

--Pour me perdre! Il me semble qu'il me nargue, qu'il parle en maоtre
ici, qu'il s'imagine tenir ma destinйe entre ses mains et qu'il a
devinй mes projets. Ne s'est-il pas dйvoilй tout entier quand il s'est
agi de nommer ces terres nouvelles? A-t-il jamais avouй ce qu'il йtait
venu faire sous ces latitudes? Vous ne m'фterez pas de l'esprit une
idйe qui me tue: c'est que cet homme est le chef d'une expйdition de
dйcouverte envoyйe par le gouvernement de l'Union.

--Et quand cela serait, Hatteras, qui prouve que cette expйdition
cherchait а gagner le pфle? L'Amйrique ne peut-elle pas tenter, comme
l'Angleterre, le passage du nord-ouest? En tout cas, Altamont ignore
absolument vos projets, car ni Johnson, ni Bell, ni vous, ni moi, nous
n'en avons dit un seul moi devant lui.

--Eh bien, qu'il les ignore toujours!

--Il finira nйcessairement par les connaоtre, car nous ne pouvons pas
le laisser seul ici?

--Et pourquoi? demanda le capitaine avec une certaine violence; ne
peut-il demeurer au Fort-Providence?

--Il n'y consentirait pas, Hatteras; et puis abandonner cet homme que
nous ne serions pas certains de retrouver au retour, ce serait plus
qu'imprudent, ce serait inhumain; Altamont viendra, il faut qu'il
vienne! mais, comme il est inutile de lui donner maintenant des idйes
qu'il n'a pas, ne lui disons rien, et construisons une chaloupe
destinйe en apparence а la reconnaissance de ces nouveaux rivages.»

Hatteras ne pouvait se dйcider а se rendre aux idйes de son ami;
celui-ci attendait une rйponse qui ne se faisait pas.

«Et si cet homme refusait de consentir au dйpeзage de son navire? dit
enfin le capitaine.

--Dans ce cas, vous auriez le bon droit pour vous; vous construiriez
cette chaloupe malgrй lui, et il n'aurait plus rien а prйtendre.

--Fasse donc le Ciel qu'il refuse! s'йcria Hatteras.

--Avant un refus, rйpondit le docteur, il faut une demande; je me
charge de la faire.

En effet, le soir mкme, au souper, Clawbonny amena la conversation sur
certains projets d'excursions pendant les mois d'йtй, destinйes а
faire le relevй hydrographique des cфtes.

«Je pense, Altamont, dit-il, que vous serez des nфtres?

--Certes, rйpondit l'Amйricain, il faut bien savoir jusqu'oщ s'йtend
cette terre de la Nouvelle-Amйrique.»

Hatteras regardait son rival fixement pendant qu'il rйpondait ainsi.

«Et pour cela, reprit Altamont, il faut faire le meilleur emploi
possible des dйbris du _Porpoise_; construisons donc une chaloupe
solide et qui nous porte loin.

--Vous entendez, Bell, dit vivement le docteur, dиs demain nous nous
mettrons а l'ouvrage.»




CHAPITRE XV

LE PASSAGE DU NORD-OUEST


Le lendemain, Bell, Altamont et le docteur se rendirent au _Porpoise_;
le bois ne manquait pas; l'ancienne chaloupe du trois-mвts, dйfoncйe
par le choc des glaзons, pouvait encore fournir les parties
principales de la nouvelle. Le charpentier se mit donc immйdiatement а
l'oeuvre; il fallait une embarcation capable de tenir la mer, et
cependant assez lйgиre pour pouvoir кtre transportйe sur le traоneau.

Pendant les derniers jours de mai, la tempйrature s'йleva; le
thermomиtre remonta au degrй de congйlation; le printemps revint pour
tout de bon, cette fois, et les hiverneurs durent quitter leurs
vкtements d'hiver.

Les pluies йtaient frйquentes; la neige commenзa bientфt а profiter
des moindres dйclivitйs du terrain pour s'en aller en chutes et en
cascades.

Hatteras ne put contenir sa satisfaction en voyant les champs de glace
donner les premiers signes de dйgel. La mer libre, c'йtait pour lui la
libertй.

Si ses devanciers se trompиrent ou non sur cette grande question du
bassin polaire, c'est ce qu'il espйrait savoir avant peu. De lа
dйpendait tout le succиs de son entreprise.

Un soir, aprиs une assez chaude journйe, pendant laquelle les
symptфmes de dйcomposition des glaces s'accusиrent plus manifestement,
il mit la conversation sur ce sujet si intйressant de la mer libre.

Il reprit la sйrie des arguments qui lui йtaient familiers, et trouva
comme toujours dans le docteur un chaud partisan de sa doctrine.
D'ailleurs ses conclusions ne manquaient pas de justesse.

«Il est йvident, dit-il, que si l'Ocйan se dйbarrasse de ses glaces
devant la baie Victoria, sa partie mйridionale sera йgalement libre
jusqu'au Nouveau-Cornouailles et jusqu'au canal de la Reine. Penny et
Belcher l'ont vu tel, et ils ont certainement bien vu.

--Je le crois comme vous, Hatteras, rйpondit le docteur, et rien
n'autorisait а mettre en doute la bonne foi de ces illustres marins;
on tentait vainement d'expliquer leur dйcouverte par un effet du
mirage; mais ils se montraient trop affirmatifs pour ne pas кtre
certains du fait.

--J'ai toujours pensй de cette faзon, dit Altamont, qui prit alors la
parole; le bassin polaire s'йtend non seulement dans l'ouest, mais
aussi dans l'est.

--On peut le supposer, en effet, rйpondit Hatteras.

--On doit le supposer, reprit l'Amйricain, car cette mer libre, que
les capitaines Penny et Belcher ont vue prиs des cфtes de la terre
Grinnel, Morton, le lieutenant de Kane, l'a йgalement aperзue dans le
dйtroit qui porte le nom de ce hardi savant!

--Nous ne sommes pas dans la mer de Kane, rйpondit sиchement Hatteras,
et par consйquent nous ne pouvons vйrifier le fait.

--Il est supposable, du moins, dit Altamont.

--Certainement, rйpliqua le docteur, qui voulait йviter une discussion
inutile. Ce que pense Altamont doit кtre la vйritй; а moins de
dispositions particuliиres des terrains environnants, les mкmes effets
se produisent sous les mкmes latitudes. Aussi, je crois а la mer libre
dans l'est aussi bien que dans l'ouest.

--En tout cas, peu nous importe! dit Hatteras.

--Je ne dis pas comme vous, Hatteras, reprit l'Amйricain, que
l'indiffйrence affectйe du capitaine commenзait а йchauffer, cela
pourra avoir pour nous une certaine importance!

--Et quand, je vous prie?

--Quand nous songerons au retour.

--Au retour! s'йcria Hatteras. Et qui y pense?

--Personne, rйpondit Altamont, mais enfin nous nous arrкterons quelque
part, je suppose.

--Oщ cela?» fit Hatteras.

Pour la premiиre fois, cette question йtait directement posйe а
l'Amйricain. Le docteur eыt donnй un de ses bras pour arrкter net la
discussion.

Altamont ne rйpondant pas, le capitaine renouvela sa demande.

«Oщ cela? fit-il en insistant.

--Oщ nous allons! rйpondit tranquillement l'Amйricain.

--Et qui le sait? dit le conciliant docteur.

--Je prйtends donc, reprit Altamont, que si nous voulons profiter du
bassin polaire pour revenir, nous pourrons tenter de gagner la mer de
Kane; elle nous mиnera plus directement а la mer de Baffin.

--Vous croyez? fit ironiquement le capitaine.

--Je le crois, comme je crois que si jamais ces mers borйales
devenaient praticables, on s'y rendrait par ce chemin, qui est plus
direct. Oh! c'est une grande dйcouverte que celle du docteur Kane!

--Vraiment! fit Hatteras en se mordant les lиvres jusqu'au sang.

--Oui, dit le docteur, on ne peut le nier, et il faut laisser а chacun
son mйrite.

--Sans compter qu'avant ce cйlиbre marin, reprit l'Amйricain obstinй,
personne ne s'йtait avancй aussi profondйment dans le nord.

--J'aime а croire, reprit Hatteras, que maintenant les Anglais ont le
pas sur lui!

--Et les Amйricains! fit Altamont.

--Les Amйricains! rйpondit Hatteras.

--Que suis-je donc? dit fiиrement Altamont.

--Vous кtes, rйpondit Hatteras d'une voix а peine contenue, vous кtes
un homme qui prйtend accorder au hasard et а la science une mкme part
de gloire! Votre capitaine amйricain s'est avancй loin dans le nord,
mais le hasard seul...

--Le hasard! s'йcria Altamont; vous osez dire que Kane n'est pas
redevable а son йnergie et а son savoir de cette grande dйcouverte?

--Je dis, rйpliqua Hatteras, que ce nom de Kane n'est pas un nom а
prononcer dans un pays illustrй par les Parry, les Franklin, les Ross,
les Belcher, les Penny, dans ces mers qui ont livrй le passage du
nord-ouest а l'Anglais Mac Clure...

--Mac Clure! riposta vivement l'Amйricain, vous citez cet homme, et
vous vous йlevez contre les bйnйfices du hasard? N'est-ce pas le
hasard seul qui l'a favorisй?

--Non, rйpondit Hatteras en s'animant, non! C'est son courage, son
obstination а passer quatre hivers au milieu des glaces...

--Je le crois bien, rйpondit l'Amйricain; il йtait pris, il ne pouvait
revenir, et il a fini par abandonner son navire l'_Investigator_ pour
regagner l'Angleterre!

--Mes amis, dit le docteur...

---D'ailleurs, reprit Altamont en l'interrompant, laissons l'homme, et
voyons le rйsultat. Vous parlez du passage du nord-ouest: eh bien, ce
passage est encore а trouver!»

Hatteras bondit а cette phrase; jamais question plus irritante n'avait
surgi entre deux nationalitйs rivales!

Le docteur essaya encore d'intervenir.

«Vous avez tort, Altamont, dit-il.

--Non pas! je soutiens mon opinion, reprit l'entкtй; le passage du
nord-ouest est encore а trouver, а franchir, si vous l'aimez mieux!
Mac Clure ne l'a pas remontй, et jamais, jusqu'а ce jour, un navire
parti du dйtroit de Behring n'est arrivй а la mer de Baffin!»

Le fait йtait vrai, absolument parlant. Que pouvait-on rйpondre а
l'Amйricain?

Cependant Hatteras se leva et dit:

«Je ne souffrirai pas qu'en ma prйsence la gloire d'un capitaine
anglais soit plus longtemps attaquйe!

--Vous ne souffrirez pas! rйpondit l'Amйricain en se levant йgalement,
mais les faits sont lа, et votre puissance ne va pas jusqu'а les
dйtruire.

--Monsieur! fit Hatteras, pвle de colиre.

--Mes amis, reprit le docteur, un peu de calme! nous discutons un
point scientifique!»

Le bon Clawbonny ne voulait voir qu'une discussion de science lа oщ la
haine d'un Amйricain et d'un Anglais йtait en jeu.

«Les faits, je vais vous les dire, reprit avec menace Hatteras, qui
n'йcoutait plus rien.

--Et moi, je parlerai!» riposta l'Amйricain.

Johnson et Bell ne savaient quelle contenance tenir.

«Messieurs, dit le docteur avec force, vous me permettrez de prendre
la parole! je le veux, dit-il; les faits me sont connus comme а vous,
mieux qu'а vous, et vous m'accorderez que j'en puis parler sans
partialitй.

--Oui! oui! firent Bell et Johnson, qui s'inquiйtиrent de la tournure
de la discussion, et crйиrent une majoritй favorable au docteur.

--Allez, monsieur Clawbonny, dit Johnson, ces messieurs vous
йcouteront, et cela nous instruira tous.

--Parlez donc!» fit l'Amйricain.

Hatteras reprit sa place en faisant un signe d'acquiescement, et se
croisa les bras.

«Je vais vous raconter les faits dans toute leur vйritй, dit le
docteur, et vous pourrez me reprendre, mes amis, si j'omets ou si
j'altиre un dйtail.

--Nous vous connaissons, monsieur Clawbonny, rйpondit Bell, et vous
pouvez conter sans rien craindre.

--Voici la carte des mers polaires, reprit le docteur, qui s'йtait
levй pour aller chercher les piиces du procиs; il sera facile d'y
suivre la navigation de Mac Clure, et vous pourrez juger en
connaissance de cause.»

Le docteur йtala sur la table l'une de ces excellentes cartes publiйes
par ordre de l'Amirautй, et qui contenait les dйcouvertes les plus
modernes faites dans les rйgions arctiques; puis il reprit en ces
termes:

«En 1848, vous le savez, deux navires, l'_Herald_, capitaine Kellet,
et le _Plover_, commandant Moore, furent envoyйs au dйtroit de Behring
pour tenter d'y retrouver les traces de Franklin; leurs recherches
demeurиrent infructueuses; en 1850, ils furent rejoints par Mac Clure,
qui commandait l'_Investigator_, navire sur lequel il venait de faire
la campagne de 1849 sous les ordres de James Ross. Il йtait suivi du
capitaine Collinson, son chef, qui montait l'_Entreprise_; mais il le
devanзa, et, arrivй au dйtroit de Behring, il dйclara qu'il
n'attendrait pas plus longtemps, qu'il partirait seul sous sa propre
responsabilitй, et, entendez-moi bien, Altamont, qu'il dйcouvrirait
Franklin ou le passage.»

Altamont ne manifesta ni approbation ni improbation.

«Le 5 aoыt 1850, reprit le docteur, aprиs avoir communiquй une
derniиre fois avec le _Plover_, Mac Clure s'enfonзa dans les mers de
l'est par une route а peu prиs inconnue; voyez, c'est а peine si
quelques terres sont indiquйes sur cette carte. Le 30 aoыt, le jeune
officier relevait le cap Bathurst; le 6 septembre, il dйcouvrait la
terre Baring qu'il reconnut depuis faire partie de la terre de Banks,
puis la terre du Prince-Albert; alors il prit rйsolument par ce
dйtroit allongй qui sйpare ces deux grandes оles, et qu'il nomma le
dйtroit du Prince-de-Galles. Entrez-y par la pensйe avec le courageux
navigateur! Il espйrait dйboucher dans le bassin de Melville que nous
avons traversй, et il avait raison de l'espйrer; mais les glaces, а
l'extrйmitй du dйtroit, lui opposиrent une infranchissable barriиre.
Alors, arrкtй dans sa marche, Mac Clure hiverne de 1850 а 1851, et
pendant ce temps il va au travers de la banquise s'assurer de la
communication du dйtroit avec le bassin de Melville.

--Oui, fit Altamont, mais il ne le traversa pas.

--Attendez, fit le docteur. Pendant cet hivernage, les officiers de
Mac Clure parcourent les cфtes avoisinantes, Creswell, la terre de
Baring, Haswelt, la terre du Prince-Albert au sud, et Wynniat le cap
Walker au nord. En juillet, aux premiers dйgels, Mac Clure tente une
seconde fois d'entraоner l'_Investigator_ dans le bassin de Melville;
il s'en approche а vingt milles, vingt milles seulement! mais les
vents l'entraоnent irrйsistiblement au sud, sans qu'il puisse forcer
l'obstacle. Alors, il se dйcide а redescendre le dйtroit du
Prince-de-Galles et а contourner la terre de Banks pour tenter par
l'ouest ce qu'il n'a pu faire par l'est; il vire de bord; le 18, il
relиve le cap Kellet, et le 19, le cap du Prince-Alfred, deux degrйs
plus haut; puis, aprиs une lutte effroyable avec les icebergs, il
demeure soudй dans le passage de Banks, а l'entrйe de cette suite de
dйtroits qui ramиnent а la mer de Baffin.

--Mais il n'a pu les franchir, rйpondit Altamont.

--Attendez encore, et ayez la patience de Mac Clure. Le 26 septembre,
il prit ses positions d'hiver dans la baie de la Mercy, au nord de la
terre de Banks, et y demeura jusqu'en 1852; avril arrive; Mac Clure
n'avait plus d'approvisionnements que pour dix-huit mois. Cependant,
il ne veut pas revenir; il part, traverse en traоneau le dйtroit de
Banks et arrive а l'оle Melville. Suivons-le. Il espйrait trouver sur
ces cфtes les navires du commandant Austin envoyйs а sa rencontre par
la mer de Baffin et le dйtroit de Lancastre; il touche le 28 avril а
Winter-Harbour, au point mкme oщ Parry hiverna trente-trois
(empty-page) ans auparavant; mais de navires, aucun; seulement, il
dйcouvre dans un cairn un document par lequel il apprend que Mac
Clintock, le lieutenant d'Austin, avait passй lа l'annйe prйcйdente,
et йtait reparti. Oщ un autre eыt dйsespйrй, Mac Clure ne dйsespиre
pas. Il place а tout hasard dans le cairn un nouveau document, oщ il
annonce son intention de revenir en Angleterre par le passage du
nord-ouest qu'il a trouvй, en gagnant le dйtroit de Lancastre et la
mer de Baffin. Si l'on n'entend plus parler de lui, c'est qu'il aura
йtй entraоnй au nord ou а l'ouest de l'оle Melville; puis il revient,
non dйcouragй, а la baie de la Mercy refaire un troisiиme hivernage,
de 1852 а 1853.

--Je n'ai jamais mis son courage en doute, rйpondit Altamont, mais son
succиs.

--Suivons-le encore, rйpondit le docteur. Au mois de mars, rйduit а
deux tiers de ration, а la suite d'un hiver trиs rigoureux oщ le
gibier manqua. Mac Clure se dйcida а renvoyer en Angleterre la moitiй
de son йquipage, soit par la mer de Baffin, soit par la riviиre
Mackensie et la baie d'Hudson; l'autre moitiй devait ramener
l'_Investigator_ en Europe. Il choisit les hommes les moins valides,
auxquels un quatriиme hivernage eыt йtй funeste; tout йtait prкt pour
leur dйpart, fixй au 15 avril, quand le 6, se promenant avec son
lieutenant Creswell sur les glaces, Mac Clure aperзut, accourant du
nord et gesticulant, un homme, et cet homme, c'йtait le lieutenant
Pim, du _Herald_, le lieutenant de ce mкme capitaine Kellet, qu'il
avait laissй deux ans auparavant au dйtroit de Behring, comme je vous
l'ai dit en commenзant. Kellet, parvenu а Winter-Harbour, avait trouvй
le document laissй а tout hasard par Mac Clure; ayant appris de la
sorte sa situation dans la baie de la Mercy, il envoya son lieutenant
Pim au-devant du hardi capitaine. Le lieutenant йtait suivi d'un
dйtachement de marins du _Herald_, parmi lesquels se trouvait un
enseigne de vaisseau franзais, M. de Bray, qui servait comme
volontaire dans l'йtat-major du capitaine Kellet. Vous ne (empty-page)
mettez pas en doute cette rencontre de nos compatriotes!

--Aucunement, rйpondit Altamont.

--Eh bien, voyons ce qui va arriver dйsormais, et si ce passage du
nord-ouest aura йtй rйellement franchi. Remarquez que si l'on reliait
les dйcouvertes de Parry а celles de Mac Clure, on trouverait que les
cфtes septentrionales de l'Amйrique ont йtй contournйes.

--Pas par un seul navire, rйpondit Altamont.

--Non, mais par un seul homme. Continuons. Mac Clure alla visiter le
capitaine Kellet а l'оle Melville; il fit en douze jours les cent
soixante-dix milles qui sйparaient la baie de la Mercy de
Winter-Harbour; il convint avec le commandant du _Herald_ de lui
envoyer ses malades, et revint а son bord; d'autres croiraient avoir
assez fait а la place de Mac Clure, mais l'intrйpide jeune homme
voulut encore tenter la fortune. Alors, et c'est ici que j'appelle
votre attention, alors son lieutenant Creswell, accompagnant les
malades et les infirmes de l'_Investigator_, quitta la baie de la
Mercy, gagna Winter-Harbour, puis de lа, aprиs un voyage de quatre
cent soixante-dix milles sur les glaces, il atteignit, le 2 juin,
l'оle de Beechey, et quelques jours aprиs, avec douze de ses hommes,
il prit passage а bord du _Phйnix_.

--Oщ je servais alors, dit Johnson, avec le capitaine Inglefield, et
nous revоnmes en Angleterre.

--Et, le 7 octobre 1853, reprit le docteur, Creswell arrivait а
Londres, aprиs avoir franchi tout l'espace compris entre le dйtroit de
Behring et le cap Farewell.

--Eh bien, fit Hatteras, кtre arrivй d'un cфtй, кtre sorti par
l'autre, cela s'appelle-t-il «avoir passй?»

--Oui, rйpondit Altamont, mais en franchissant quatre cent
soixante-dix milles sur les glaces.

--Eh! qu'importe?

--Tout est lа, rйpondit l'Amйricain. Le navire de Mac Clure a-t-il
fait la traversйe, lui?

--Non, rйpondit le docteur, car, aprиs un quatriиme hivernage, Mac
Clure dut l'abandonner au milieu des glaces.

--Eh bien, dans un voyage maritime, c'est au vaisseau et non а l'homme
de passer. Si jamais la traversйe du nord-ouest doit devenir
praticable, c'est а des navires et non а des traоneaux. Il faut donc
que le navire accomplisse le voyage, ou а dйfaut du navire, la
chaloupe.

--La chaloupe! s'йcria Hatteras, qui vit une intention йvidente dans
ces paroles de l'Amйricain.

--Altamont, se hвta de dire le docteur, vous faites une distinction
puйrile, et, а cet йgard, nous vous donnons tous tort.

--Cela ne vous est pas difficile, messieurs, rйpondit l'Amйricain,
vous кtes quatre contre un. Mais cela ne m'empкchera pas de garder mon
avis.

--Gardez-le donc, s'йcria Hatteras, et si bien, qu'on ne l'entende
plus.

--Et de quel droit me parlez-vous ainsi? reprit l'Amйricain en fureur.

---De mon droit de capitaine! rйpondit Hatteras avec colиre.

--Suis-je donc sous vos ordres? riposta Altamont.

--Sans aucun doute! et malheur а vous, si...»

Le docteur, Johnson, Bell intervinrent. Il йtait temps; les deux
ennemis se mesuraient du regard. Le docteur se sentait le coeur bien
gros.

Cependant, aprиs quelques paroles de conciliation, Altamont alla se
coucher en sifflant l'air national du _Yankee Doodle_, et, dormant ou
non, il ne dit pas un seul mot.

Hatteras sortit de la tente et se promena а grands pas au-dehors; il
ne rentra qu'une heure aprиs, et se coucha sans avoir prononcй une
parole.




CHAPITRE XVI

L'ARCADIE BORЙALE


Le 29 mai, pour la premiиre fois, le soleil ne se coucha pas; son
disque vint raser le bord de l'horizon, l'effleura а peine et se
releva aussitфt; on entrait dans la pйriode des jours de vingt-quatre
heures. Le lendemain, l'astre radieux parut entourй d'un halo
magnifique, cercle lumineux brillant de toutes les couleurs du prisme;
l'apparition trиs frйquente de ces phйnomиnes attirait toujours
l'attention du docteur; il n'oubliait jamais d'en noter la date, les
dimensions et l'apparence; celui qu'il observa ce jour-lа prйsentait,
par sa forme elliptique, des dispositions encore peu connues.

Bientфt toute la gent criarde des oiseaux reparut; des bandes
d'outardes, clйs troupes d'oies du Canada, venant des contrйes
lointaines de la Floride ou de l'Arkansas, filaient vers le nord avec
une йtonnante rapiditй et ramenaient le printemps sous leursailes. Le
docteur put en abattre quelques-unes, ainsi que trois ou quatre grues
prйcoces et mкme une cigogne solitaire.

Cependant les neiges fondaient de toutes parts, sous l'action du
soleil; l'eau salйe, rйpandue sur l'ice-field par les crevasses et les
trous de phoque, en hвtait la dйcomposition; mйlangйe а l'eau de mer,
la glace formait une sorte de pвte sale а laquelle les navigateurs
arctiques donnent le nom de «slush». De larges mares s'йtablissaient
sur les terres qui avoisinaient la baie, et le sol dйbarrassй semblait
pousser comme une production du printemps borйal.

Le docteur reprit alors ses plantations: les graines ne lui manquaient
pas; d'ailleurs il fut surpris de voir une sorte d'oseille poindre
naturellement entre les pierres dessйchйes, et il admirait cette force
crйatrice de la nature qui demande si peu pour se manifester. Il sema
du cresson, dont les jeunes pousses, trois semaines plus tard, avaient
dйjа prиs de dix lignes de longueur.

Les bruyиres aussi commencиrent а montrer timidement leurs petites
fleurs d'un rosй incertain et presque dйcolorй, d'un rose dans lequel
une main inhabile eыt mis trop d'eau. En somme, la flore de la
Nouvelle-Amйrique laissait а dйsirer; cependant cette rare et
craintive vйgйtation faisait plaisir а voir; c'йtait tout ce que
pouvaient donner les rayons affaiblis du soleil, dernier souvenir de
la Providence, qui n'avait pas complиtement oubliй ces contrйes
lointaines.

Enfin, il se mit а faire vйritablement chaud; le 15 juin, le docteur
constata que le thermomиtre marquait cinquante-sept degrйs au-dessus
de zйro (+ 14°centigrades); il ne voulait pas en croire ses yeux, mais
il lui fallut se rendre а l'йvidence; le pays se transformait; des
cascades innombrables et bruyantes tombaient de tous les sommets
caressйs du soleil; la glace se disloquait, et la grande question de
la mer libre allait enfin se dйcider. L'air йtait rempli du bruit des
avalanches qui se prйcipitaient du haut des collines dans le fond des
ravins, et 4les craquements de l'ice-field produisaient un fracas
assourdissant.

On fit une excursion jusqu'а l'оle Johnson; ce n'йtait rйellement
qu'un оlot sans importance, aride et dйsert; mais le vieux maоtre
d'йquipage ne fut pas moins enchantй d'avoir donnй son nom а ces
quelques rochers perdus en mer. Il voulut mкme le graver sur un roc
йlevй, et pensa se rompre le cou.

Hatteras, pendant ces promenades, avait soigneusement reconnu les
terres jusqu'au-delа du cap Washington; la fonte des neiges modifiait
sensiblement la contrйe; des ravins et des coteaux apparaissaient lа
oщ le vaste tapis blanc de l'hiver semblait recouvrir des plaines
uniformes.

La maison et les magasins menaзaient de se dissoudre, et il fallait
souvent les remettre en bon йtat; heureusement les tempйratures de
cinquante-sept degrйs sont rares sous ces latitudes, et leur moyenne
est а peine supйrieure au point de congйlation.

Vers le 15 du mois de juin, la chaloupe йtait dйjа fort avancйe et
prenait bonne tournure. Tandis que Bell et Johnson travaillaient а sa
construction, quelques grandes chasses furent tentйes qui rйussirent
bien. On parvint а tuer des rennes; ces animaux sont trиs difficiles а
approcher; cependant Altamont mit а profit la mйthode des Indiens de
son pays; il rampa sur le sol en disposant son fusil et ses bras de
maniиre а figurer les cornes de l'un de ces timides quadrupиdes, et de
cette faзon, arrivй а bonne portйe, il put les frapper а coup sыr.

Mais le gibier par excellence, le boeuf musquй, dont Parry trouva de
nombreux troupeaux а l'оle Melville, ne paraissait pas hanter les
rivages de la baie Victoria. Une excursion lointaine fut donc rйsolue,
autant pour chasser ce prйcieux animal que pour reconnaоtre les terres
orientales. Hatteras ne se proposait pas de remonter au pфle par cette
partie du continent, mais le docteur n'йtait pas fвchй de prendre une
idйe gйnйrale du pays. On se dйcida donc а faire une pointe dans l'est
du Fort-Providence. Altamont comptait chasser. Duk fut naturellement
de la partie.

Donc, le lundi 17 juin, par un joli temps, le thermomиtre marquant
quarante et un degrйs (+ 5° centigrades) dans une atmosphиre
tranquille et pure, les trois chasseurs, armйs chacun d'un fusil а
deux coups, de la hachette, clu couteau а neige, et suivis de Duk,
quittиrent Doctor's-House а six heures du matin; ils йtaient йquipйs
pour une excursion qui pouvait durer deux ou trois jours; ils
emportaient des provisions en consйquence.

A huit heures du matin, Hatteras et ses deux compagnons avaient
franchi une distance de sept milles environ. Pas un кtre vivant
n'йtait encore venu solliciter un coup de fusil de leur part, et leur
chasse menaзait de tourner а l'excursion.

Ce pays nouveau offrait de vastes plaines qui se perdaient au-delа des
limites du regard; des ruisseaux nйs d'hier les sillonnaient en grand
nombre, et de vastes mares, immobiles comme des йtangs, miroitaient
sous l'oblique йclat du soleil. Les couches de glace dissoute
livraient au pied un sol appartenant а la grande division des terrains
sйdimentaires dus а l'action des eaux, et si largement йtendus а la
surface du globe.

On voyait cependant quelques blocs erratiques d'une nature fort
йtrangиre au sol qu'ils recouvraient, et dont la prйsence s'expliquait
difficilement; mais les schistes ardoisйs, les divers produits des
terrains calcaires, se rencontraient en abondance, et surtout des
espиces de cristaux curieux, transparents, incolores et douйs de la
rйfraction particuliиre au spath d'Islande.

Mais, bien qu'il ne chassвt pas, le docteur n'avait pas le temps de
faire le gйologue; il ne pouvait кtre savant qu'au pas de course, car
ses compagnons marchaient rapidement. Cependant il йtudiait le
terrain, et il causait le plus possible, car, sans lui, un silence
absolu eыt rйgnй dans la petite troupe. Altamont n'avait aucune envie
de parler au capitaine, qui ne dйsirait pas lui rйpondre.

Vers les dix heures du matin, les chasseurs s'йtaient avancйs d'une
douzaine de milles dans l'est; la mer se cachait au-dessous de
l'horizon; le docteur proposa une halte pour dйjeuner. Ce repas fut
pris rapidement; au bout d'une demi-heure, la marche recommenзa.

Le sol s'abaissait alors par des rampes douces; certaines plaques de
neige conservйes, soit par l'exposition, soit par la dйclivitй des
rocs, lui donnaient une apparence moutonneuse; on eыt dit des vagues
dйferlant en pleine mer par une forte brise.

La contrйe prйsentait toujours des plaines sans vйgйtation que pas un
кtre animй ne paraissait avoir jamais frйquentйes.

«Dйcidйment, dit Altamont au docteur, nous ne sommes pas heureux dans
nos chasses; je conviens que le pays offre peu de ressources aux
animaux; mais le gibier des terres borйales n'a pas le droit d'кtre
difficile, et il aurait pu se montrer plus complaisant.

--Ne nous dйsespйrons pas, rйpondit le docteur; la saison d'йtй
commence а peine, et si Parry a rencontrй tant d'animaux divers а
l'оle Melville, il n'y a aucune raison pour n'en pas trouver ici.

--Cependant nous sommes plus au nord, rйpondit Hatteras.

--Sans doute; mais le nord n'est qu'un mot dans cette question; c'est
le pфle du froid qu'il faut considйrer, c'est-а-dire cette immensitй
glaciale au milieu de laquelle nous avons hivernй avec le _Forward_;
or, а mesure que nous montons, nous nous йloignons de la partie la
plus froide du globe; nous devons donc retrouver au-delа ce que Parry,
Ross et d'autres navigateurs rencontrиrent en deза.

--Enfin, fit Altamont avec un soupir de regret, jusqu'ici nous faisons
plutфt mйtier de voyageurs que de chasseurs!

--Patience, rйpondit le docteur, le pays tend а changer peu а peu, et
je serai bien йtonnй si le gibier nous manque dans les ravins oщ la
vйgйtation aura trouvй moyen de se glisser.

--Il faut avouer, rйpliqua l'Amйricain, que nous traversons une
contrйe bien inhabitйe et bien inhabitable!

--Oh! bien inhabitable, c'est un gros mot, repartit le docteur; je ne
crois pas aux contrйes inhabitables; l'homme, а force de sacrifices,
en usant gйnйration sur gйnйration, et avec toutes les ressources de
la science agricole, finirait par fertiliser un pareil pays!

--Vous pensez? fit Altamont.

--Sans doute! si vous alliez aux contrйes cйlиbres des premiers jours
du monde, aux lieux oщ fut Thиbes, oщ fut Ninive, oщ fut Babylone,
dans ces vallйes fertiles de nos pиres, il vous semblerait impossible
que l'homme y eыt jamais pu vivre, et l'atmosphиre mкme s'y est viciйe
depuis la disparition des кtres humains. C'est la loi gйnйrale de la
nature qui rend insalubres et stйriles les contrйes oщ nous ne vivons
pas comme celles oщ nous ne vivons plus. Sachez-le bien, c'est l'homme
qui fait lui-mкme son pays, par sa prйsence, par ses habitudes, par
son industrie, je dirai plus, par son haleine; il modifie peu а peu
les exhalaisons du sol et les conditions atmosphйriques, et il
assainit par cela mкme qu'il respire! Donc, qu'il existe des lieux
inhabitйs, d'accord, mais inhabitables, jamais.»

En causant ainsi, les chasseurs, devenus naturalistes, marchaient
toujours, et ils arrivиrent а une sorte de vallon, largement
dйcouvert, au fond duquel serpentait une riviиre а peu prиs dйgelйe;
son exposition au midi avait dйterminй sur ses bords et а mi-cфte une
certaine vйgйtation. Le sol y montrait une vйritable envie de se
fertiliser; avec quelques pouces de terre vйgйtale, il n'eыt pas
demandй mieux que de produire. Le docteur fit observer ces tendances
manifestes.

«Voyez, dit-il, quelques colons entreprenants ne pourraient-ils, а la
rigueur, s'йtablir dans cette ravine? Avec de l'industrie et de la
persйvйrance, ils en feraient tout autre chose, non pas les campagnes
des zones tempйrйes, je ne dis pas cela, mais enfin un pays
prйsentable. Eh! si je ne me trompe, voilа mкme quelques habitants а
quatre pattes! Les gaillards connaissent les bons endroits.

--Ma foi, ce sont des liиvres polaires, s'йcria Altamont, en armant
son fusil.

--Attendez, s'йcria le docteur, attendez, chasseur enragй! Ces pauvres
animaux ne songent guиre а fuir! Voyons, laissez-les faire; ils
viennent а nous!»

En effet, trois ou quatre jeunes liиvres, gambadant parmi les petites
bruyиres et les mousses nouvelles, s'avanзaient vers ces trois hommes,
dont ils ne paraissaient pas redouter la prйsence; ils accouraient
avec de jolis airs naпfs, qui ne parvenaient guиre а dйsarmer
Altamont.

Bientфt, ils furent entre les jambes du docteur, et celui-ci les
caressa de la main en disant:

«Pourquoi des coups de fusil а qui vient chercher des caresses? La
mort de ces petites bкtes nous est bien inutile.

--Vous avez raison, docteur, rйpondit Hatteras; il faut leur laisser
la vie.

--Et а ces ptarmigans qui volent vers nous! s'йcria Altamont, а ces
chevaliers qui s'avancent gravement sur leurs longues йchasses!»

Toute une gent emplumйe venait au-devant des chasseurs, ne soupзonnant
pas ce pйril que la prйsence du docteur venait de conjurer. Duk
lui-mкme, se contenant, demeurait en admiration.

C'йtait un spectacle curieux et touchant que celui de ces jolis
animaux qui couraient, bondissaient et voltigeaient sans dйfiance; ils
se posaient sur les йpaules du bon Clawbonny; ils se couchaient а ses
pieds; ils s'offraient d'eux-mкmes а ces caresses inaccoutumйes; ils
semblaient faire de leur mieux pour recevoir chez eux ces hфtes
inconnus; les oiseaux nombreux, poussant de joyeux cris, s'appelaient
l'un l'autre, et il en venait des divers points de la ravine; le
docteur ressemblait а un charmeur vйritable. Les chasseurs
continuиrent leur chemin en remontant les berges humides du ruisseau,
suivis par cette bande familiиre, et, а un tournant du vallon, ils
aperзurent un troupeau de huit ou dix rennes qui broutaient quelques
lichens а demi enterrйs sous la neige, animaux charmants а voir,
gracieux et tranquilles, avec ces andouillers dentelйs que la femelle
portait aussi fiиrement que le mвle; leur pelage, d'apparence
laineuse, abandonnait dйjа la blancheur hivernale pour la couleur
brune et grisвtre de l'йtй; ils ne paraissaient ni plus effrayйs ni
moins apprivoisйs que les liиvres ou les oiseaux de cette contrйe
paisible. Telles durent кtre les relations du premier homme avec les
premiers animaux, au jeune вge du monde.

Les chasseurs arrivиrent au milieu du troupeau sans que celui-ci eыt
fait un pas pour fuir; cette fois, le docteur eut beaucoup de peine а
contenir les instincts d'Altamont; l'Amйricain ne pouvait voir
tranquillement ce magnifique gibier sans qu'une ivresse de sang lui
montвt au cerveau. Hatteras regardait d'un air йmu ces douces bкtes,
qui venaient frotter leurs naseaux sur les vкtements du docteur, l'ami
de tous les кtres animйs.

«Mais enfin, disait Altamont, est-ce que nous ne sommes pas venus pour
chasser?

--Pour chasser le boeuf musquй, rйpondait Clawbonny, et pas autre
chose! Nous ne saurions que faire de ce gibier; nos provisions sont
suffisantes; laissez-nous donc jouir de ce spectacle touchant de
l'homme se mкlant aux йbats de ces paisibles animaux et ne leur
inspirant aucune crainte.

--Cela prouve qu'ils ne l'ont jamais vu, dit Hatteras.

--Йvidemment, rйpondit le docteur, et de cette observation on peut
tirer la remarque suivante: c'est que ces animaux ne sont pas
d'origine amйricaine.

--Et pourquoi cela? dit Altamont.

--S'ils йtaient nйs sur les terres de l'Amйrique septentrionale, ils
sauraient ce qu'on doit penser de ce mammifиre bipиde et bimane qu'on
appelle l'homme, et, а notre vue, ils n'auraient pas manquй de
s'enfuir! Non, il est probable qu'ils sont venus du nord, qu'ils sont
originaires de ces contrйes inconnues de l'Asie dont nos semblables ne
se sont jamais approchйs, et qu'ils ont traversй les continents
voisins du pфle. Ainsi, Altamont, vous n'avez point le droit de les
rйclamer comme des compatriotes.

--Oh! rйpondit Altamont, un chasseur n'y regarde pas de si prиs, et le
gibier est toujours du pays de celui qui le tue!

--Allons, calmez-vous, mon brave Nemrod! pour mon compte, je
renoncerais а tirer un coup de fusil de ma vie, plutфt que de jeter
l'effroi parmi cette charmante population. Voyez! Duk lui-mкme
fraternise avec ces jolies bкtes. Croyez-moi, restons bons, quand cela
se peut! La bontй est une force!

--Bien, bien, rйpondit Altamont, qui comprenait peu cette sensibilitй,
mais je voudrais vous voir avec votre bontй pour toute arme au milieu
d'une bande d'ours et de loups!

--Oh! je ne prйtends point charmer les bкtes fйroces, rйpondit le
docteur; je crois peu aux enchantements d'Orphйe; d'ailleurs, les ours
et les loups ne viendraient pas а nous comme ces liиvres, ces perdrix
et ces rennes.

--Pourquoi pas, rйpondit Altamont, s'ils n'avaient jamais vu d'hommes?

--Parce que ces animaux-lа sont naturellement fйroces, et que la
fйrocitй, comme la mйchancetй, engendre le soupзon; c'est une remarque
que les observateurs ont pu faire sur l'homme aussi bien que sur les
animaux. Qui dit mйchant dit mйfiant, et la crainte est facile а
ceux-lа qui peuvent l'inspirer.»

Cette petite leзon de philosophie naturelle termina l'entretien.

Toute la journйe se passa dans cette ravine, que le docteur voulut
appeler l'Arcadie-Borйale, а quoi ses compagnons ne s'opposиrent
nullement, et, le soir venu, aprиs un repas qui n'avait coыtй la vie а
aucun des habitants de cette contrйe, les trois chasseurs
s'endormirent dans le creux d'un rocher disposй tout exprиs pour leur
offrir un confortable abri.



CHAPITRE XVII

LA REVANCHE D'ALTAMONT


Le lendemain, le docteur et ses deux compagnons se rйveillиrent aprиs
la nuit passйe dans la plus parfaite tranquillitй. Le froid, sans кtre
vif, les avait un peu piquйs aux approches du matin; mais, bien
couverts, ils avaient dormi profondйment, sous la garde des animaux
paisibles.

Le temps se maintenant au beau, ils rйsolurent de consacrer encore
cette journйe а la reconnaissance du pays et а la recherche des boeufs
musquйs. Il fallait bien donner а Altamont la possibilitй de chasser
un peu, et il fut dйcidй que, quand ces boeufs seraient les animaux
les plus naпfs du monde, il aurait le droit de les tirer. D'ailleurs,
leur chair, quoique fortement imprйgnйe de musc, fait un aliment
savoureux, et les chasseurs se rйjouissaient de rapporter au
Fort-Providence quelques morceaux de cette viande fraоche et
rйconfortante.

Le voyage n'offrit aucune particularitй pendant les premiиres heures
de la matinйe; le pays, dans le nord-est, commenзait а changer de
physionomie; quelques ressauts de terrain, premiиres ondulations d'une
contrйe montueuse, faisaient prйsager un sol nouveau. Cette terre de
la Nouvelle-Amйrique, si elle ne formait pas un continent, devait кtre
au moins une оle importante; d'ailleurs, il n'йtait pas question de
vйrifier ce point gйographique.

Duk courait au loin, et il tomba bientфt en arrкt sur des traces qui
appartenaient а un troupeau de boeufs musquйs; il prit alors les
devants avec une extrкme rapiditй et ne tarda pas а disparaоtre aux
yeux des chasseurs.

Ceux-ci se guidиrent sur ses aboiements clairs et distincts, dont la
prйcipitation leur apprit que le fidиle chien avait enfin dйcouvert
l'objet de leur convoitise.

Ils s'йlancиrent en avant, et, aprиs une heure et demie de marche, ils
se trouvиrent en prйsence de deux animaux d'assez forte taille et d'un
aspect vйritablement redoutable; ces singuliers quadrupиdes
paraissaient йtonnйs des attaques de Duk, sans s'en effrayer
d'ailleurs; ils broutaient une sorte de mousse rose qui veloutait le
sol dйpourvu de neige. Le docteur les reconnut facilement а leur
taille moyenne, а leurs cornes trиs йlargies et soudйes а la base, а
cette curieuse absence de mufle, а leur chanfrein busquй comme celui
du mouton et а leur queue trиs courte: l'ensemble de cette structure
leur a fait donner, par les naturalistes, le nom d' «ovibos», mot
composй qui rappelle les deux natures d'animaux dont ils tiennent. Une
bourre de poils йpaisse et longue, et une sorte de soie brune et fine
formaient leur pelage.

A la vue des chasseurs, les deux animaux ne tardиrent pas а prendre la
fuite, et ceux-ci les poursuivirent а toutes jambes.

Mais les atteindre йtait difficile а des gens qu'une course soutenue
d'une demi-heure essouffla complиtement. Hatteras et ses compagnons
s'arrкtиrent.

«Diable! fit Altamont.

--Diable est le mot, rйpondit le docteur, dиs qu'il put reprendre
haleine. Je vous donne ces ruminants-lа pour des Amйricains, et ils ne
paraissent pas avoir de vos compatriotes une idйe trиs avantageuse.

--Cela prouve que nous sommes de bons chasseurs», rйpondit Altamont.

Cependant les boeufs musquйs, ne se voyant plus poursuivis,
s'arrкtиrent dans une posture d'йtonnement. Il devenait йvident qu'on
ne les forcerait pas а la course; il fallait donc chercher а les
cerner; le plateau qu'ils occupaient alors se prкtait а cette
manoeuvre. Les chasseurs, laissant Duk harceler ces animaux,
descendirent par les ravines avoisinantes, de maniиre а tourner le
plateau. Altamont et le docteur se cachиrent а l'une de ses extrйmitйs
derriиre des saillies de roc, tandis qu'Hatteras, en remontant а
l'improviste par l'extrйmitй opposйe, devait les rabattre sur eux.

Au bout d'une demi-heure, chacun avait gagnй son poste.

«Vous ne vous opposez pas cette fois а ce qu'on reзoive ces
quadrupиdes а coups de fusil? dit Altamont.

--Non! c'est de bonne guerre», rйpondit le docteur, qui, malgrй sa
douceur naturelle, йtait chasseur au fond de l'вme.

Ils causaient ainsi, quand ils virent les boeufs musquйs s'йbranler,
Duk а leurs talons; plus loin, Hatteras, poussant de grands cris, les
chassait du cфtй du docteur et de l'Amйricain, qui s'йlancиrent
bientфt au-devant de cette magnifique proie.

Aussitфt, les boeufs s'arrкtиrent, et, moins effrayйs de la vue d'un
seul ennemi, ils revinrent sur Hatteras; celui-ci les attendit de pied
ferme, coucha en joue le plus rapprochй des deux quadrupиdes, fit feu,
sans que sa balle, frappant l'animal en plein front, parvоnt а enrayer
sa marche. Le second coup de fusil d'Hatteras ne produisit d'autre
effet que de rendre ces bкtes furieuses; elles se jetиrent sur le
chasseur dйsarmй el le renversиrent en un instant.

«Il est perdu!» s'йcria le docteur.

Au moment oщ Clawbonny prononзa ces paroles avec l'accent du
dйsespoir, Altamont fit un pas en avant pour voler au secours
d'Hatteras; puis il s'arrкta, luttant contre lui-mкme et contre ses
prйjugйs.

«Non! s'йcria-t-il, ce serait une lвchetй!»

Il s'йlanзa vers le thйвtre du combat avec Clawbonny.

Son hйsitation n'avait pas durй une demi-seconde.

Mais si le docteur vit ce qui se passait dans l'вme de l'Amйricain,
Hatteras le comprit, lui qui se fыt laissй tuer plutфt que d'implorer
l'intervention de son rival. Toutefois, il eut а peine le temps de
s'en rendre compte, car Altamont apparut prиs de lui.

Hatteras, renversй а terre, essayait de parer les coups de cornes et
les coups de pieds des deux animaux; mais il ne pouvait prolonger
longtemps une pareille lutte.

Il allait inйvitablement кtre mis en piиces, quand deux coups de feu
retentirent; Hatteras sentit les balles lui raser la tкte.

«Hardi!» s'йcria Altamont, qui rejetant loin de lui son fusil
dйchargй, se prйcipita sur les animaux irritйs.

L'un des boeufs, frappй au coeur, tomba foudroyй; l'autre, au comble
de la fureur, allait йventrer le malheureux capitaine lorsque
Altamont, se prйsentant face а lui, plongea entre ses mвchoires
ouvertes sa main armйe du couteau а neige; de l'autre, il lui fendit
la tкte d'un terrible coup de hache.

Cela fut fait avec une rapiditй merveilleuse, et un йclair eыt
illuminй toute cette scиne.

Le second boeuf se courba sur ses jarrets et tomba mort.

«Hurrah! hurrah!» s'йcria Clawbonny.

Hatteras йtait sauvй.

Il devait donc la vie а l'homme qu'il dйtestait le plus au monde! Que
se passa-t-il dans son вme en cet instant? Quel mouvement humain s'y
produisit qu'il, ne put maоtriser?

C'est lа l'un de ces secrets du coeur qui йchappent а toute analyse.

Quoi qu'il en soit, Hatteras, sans hйsiter, s'avanзa vers son rival et
lui dit d'une voix grave:

«Vous m'avez sauvй la vie, Altamont.

--Vous aviez sauvй la mienne», rйpondit l'Amйricain.

Il y eut un moment de silence; puis Altamont ajouta: «Nous sommes
quittes, Hatteras.

--Non. Altamont, rйpondit le capitaine; lorsque le docteur vous a
retirй de votre tombeau de glace, j'ignorais qui vous йtiez, et vous
m'avez sauvй au pйril de vos jours, sachant qui je suis.

--Eh! vous кtes mon semblable, rйpondit Altamont, et quoi qu'il en
ait, un Amйricain n'est point un lвche!

--Non, certes, s'йcria le docteur, c'est un homme comme vous,
Hatteras!

--Et, comme moi, il partagera la gloire qui nous est rйservйe!

--La gloire d'aller au pфle Nord! dit Altamont.

--Oui! fit le capitaine avec un accent superbe.

--Je l'avais donc devinй! s'йcria l'Amйricain. Vous avez donc osй
concevoir un pareil dessein! Vous avez osй tenter d'atteindre ce point
inaccessible! Ah! c'est beau, cela! Je vous le dis, moi, c'est
sublime!

--Mais vous, demanda Hatteras d'une voix rapide, vous ne vous йlanciez
donc pas, comme nous, sur la route du pфle?»

Altamont semblait hйsiter а rйpondre.

«Eh bien? fit le docteur.

--Eh bien, non! s'йcria l'Amйricain. Non! la vйritй avant
l'amour-propre! Non! je n'ai pas eu cette grande pensйe qui vous a
entraоnйs jusqu'ici. Je cherchais а franchir, avec mon navire, le
passage du nord-ouest, et voilа tout.

--Altamont, dit Hatteras en tendant la main а l'Amйricain, soyez donc
notre compagnon de gloire, et venez avec nous dйcouvrir le pфle Nord!»

Ces deux hommes serrиrent alors, dans une chaleureuse йtreinte, leur
main franche et loyale.

Quand ils se retournиrent vers le docteur, celui-ci pleurait.

«Ah! mes amis, murmura-t-il en s'essuyant les yeux, comment mon coeur
peut-il contenir la joie dont vous le remplissez! Ah! mes chers
compagnons, vous avez sacrifiй, pour vous rйunir dans un succиs
commun, cette misйrable question de nationalitй! Vous vous кtes dit
que l'Angleterre et l'Amйrique ne faisaient rien dans tout cela, et
qu'une йtroite sympathie devait nous lier contre les dangers de notre
expйdition! Si le pфle Nord est atteint, n'importe qui l'aura
dйcouvert! Pourquoi se rabaisser ainsi et se targuer d'кtre Amйricains
ou Anglais, quand on peut se vanter d'кtre hommes!»

Le bon docteur pressait dans ses bras les ennemis rйconciliйs; il ne
pouvait calmer sa joie; les deux nouveaux amis se sentaient plus
rapprochйs encore par l'amitiй que le digne homme leur portait а tous
deux. Clawbonny parlait, sans pouvoir se contenir, de la vanitй des
compйtitions, de la folie des rivalitйs, et de l'accord si nйcessaire
entre des hommes abandonnйs loin de leur pays. Ses paroles, ses
larmes, ses caresses, tout venait du plus profond de son coeur.

Cependant il se calma, aprиs avoir embrassй une vingtiиme fois
Hatteras et Altamont.

«Et maintenant, dit-il, а l'ouvrage, а l'ouvrage! Puisque je n'ai йtй
bon а rien comme chasseur, utilisons mes autres talents.»

Et il se mit en train de dйpecer le boeuf, qu'il appelait «le boeuf de
la rйconciliation», mais si adroitement, qu'il ressemblait а un
chirurgien pratiquant une autopsie dйlicate.

Ses deux compagnons le regardaient en souriant. Au bout de quelques
minutes, l'adroit praticien eut retirй du corps de l'animal une
centaine de livres de chair appйtissante; il en fit trois parts, dont
chacun se chargea, et l'on reprit la route de Fort-Providence.

A dix heures du soir, les chasseurs, marchant dans les rayons obliques
du soleil, atteignirent Doctor's-House, oщ Johnson et Bell leur
avaient prйparй un bon repas.

Mais, avant de se mettre а table, le docteur s'йtait йcriй d'une voix
triomphante, en montrant ses deux compagnons de chasse:

«Mon vieux Johnson, j'avais emmenй avec moi un Anglais et un
Amйricain, n'est-il pas vrai?

--Oui, monsieur Clawbonny, rйpondit le maоtre d'йquipage.

--Eh bien, je ramиne deux frиres.»

Les marins tendirent joyeusement la main а Altamont; le docteur leur
raconta ce qu'avait fait le capitaine amйricain pour le capitaine
anglais, et, cette nuit-lа, la maison de neige abrita cinq hommes
parfaitement heureux.




CHAPITRE XVIII

LES DERNIERS PRЙPARATIFS


Le lendemain, le temps changea; il y eut un retour au froid; la neige,
la pluie et les tourbillons se succйdиrent pendant plusieurs jours.

Bell avait terminй sa chaloupe; elle rйpondait parfaitement au but
qu'elle devait remplir; pontйe en partie, haute de bord, elle pouvait
tenir la mer par un gros temps, avec sa misaine et son foc; sa
lйgиretй lui permettait d'кtre halйe sur le traоneau sans peser trop а
l'attelage de chiens.

Enfin, un changement d'une haute importance pour les hiverneurs se
prйparait dans l'йtat du bassin polaire. Les glaces commenзaient а
s'йbranler au milieu de la baie; les plus hautes, incessamment minйes
par les chocs, ne demandaient qu'une tempкte assez forte pour
s'arracher du rivage et former des icebergs mobiles. Cependant
Hatteras ne voulut pas attendre la dislocation du champ de glace pour
commencer son excursion. Puisque le voyage devait se faire par terre,
peu lui importait que la mer fыt libre ou non; il fixa donc le dйpart
au 25 juin; d'ici lа, tous les prйparatifs pouvaient кtre entiиrement
terminйs. Johnson et Bell s'occupиrent de remettre le traоneau en
parfait йtat; les chвssis furent renforcйs et les patins refaits а
neuf. Les voyageurs comptaient profiter pour leur excursion de ces
quelques semaines de beau temps que la nature accorde aux contrйes
hyperborйennes. Les souffrances seraient donc moins cruelles а
affronter, les obstacles plus faciles а vaincre.

Quelques jours avant le dйpart, le 20 juin, les glaces laissиrent
entre elles quelques passes libres dont on profita pour essayer la
chaloupe dans une promenade jusqu'au cap Washington. La mer n'йtait
pas absolument dйgagйe, il s'en fallait; mais enfin elle ne prйsentait
plus une surface solide, et il eыt йtй impossible de tenter а pied une
excursion а travers les ice-fields rompus.

Cette demi-journйe de navigation permit d'apprйcier les bonnes
qualitйs nautiques de la chaloupe.

Pendant leur retour, les navigateurs furent tйmoins d'un incident
curieux. Ce fut la chasse d'un phoque faite par un ours gigantesque;
celui-ci йtait heureusement trop occupй pour apercevoir la chaloupe,
car il n'eыt pas manquй de se mettre а sa poursuite; il se tenait а
l'affыt auprиs d'une crevasse de l'ice-field par laquelle le phoque
avait йvidemment plongй. L'ours йpiait donc sa rйapparition avec la
patience d'un chasseur ou plutфt d'un pкcheur, car il pйchait
vйritablement. Il guettait en silence; il ne remuait pas; il ne
donnait aucun signe de vie.

Mais, tout d'un coup, la surface du trou vint а s'agiter; l'amphibie
remontait pour respirer; l'ours se coucha tout de son long sur le
champ glacй et arrondit ses deux pattes autour de la crevasse.

Un instant aprиs, le phoque apparut, la tкte hors de l'eau; mais il
n'eut pas le temps de l'y replonger; les pattes de l'ours, comme
dйtendues par un ressort, se rejoignirent, йtreignirent l'animal avec
une irrйsistible vigueur, et l'enlevиrent hors de son йlйment de
prйdilection.

Ce fut une lutte rapide; le phoque se dйbattit pendant quelques
secondes et fut йtouffй sur la poitrine de son gigantesque adversaire;
celui-ci, l'emportant sans peine, bien qu'il fыt d'une grande taille,
et sautant lйgиrement d'un glaзon а l'autre jusqu'а la terre ferme,
disparut avec sa proie.

«Bon voyage! lui cria Johnson; cet ours-lа a un peu trop de pattes а
sa disposition.»

La chaloupe regagna bientфt la petite anse que Bell lui avait mйnagйe
entre les glaces.

Quatre jours sйparaient encore Hatteras et ses compagnons du moment
fixй pour leur dйpart.

Hatteras pressait les derniers prйparatifs; il avait hвte de quitter
cette Nouvelle-Amйrique, cette terre qui n'йtait pas sienne et qu'il
n'avait pas nommйe; il ne se sentait pas chez lui.

Le 22 juin, on commenзa а transporter sur le traоneau les effets de
campement, la tente et les provisions. Les voyageurs emportaient deux
cents livres de viande salйe, trois caisses de lйgumes et de viandes
conservйes, cinquante livres de saumure et de lime-juice, cinq
quarters[1] de farine, des paquets de cresson et de cochlйaria,
fournis par les plantations du docteur; en y ajoutant deux cents
livres de poudre, les instruments, les armes et les menus bagages, en
y comprenant la chaloupe, l'halket-boat et le poids du traоneau,
c'йtait une charge de prиs de quinze cents livres а traоner, et fort
pesante pour quatre chiens; d'autant plus que, contrairement а
l'habitude des Esquimaux, qui ne les font pas travailler plus de
quatre jours de suite, ceux-ci, n'ayant pas de remplaзants, devaient
tirer tous les jours; mais les voyageurs se promettaient de les aider
au besoin, et ils ne comptaient marcher qu'а petites journйes; la
distance de la baie Victoria au pфle йtait de trois cent
cinquante-cinq milles au plus[2], et, а douze milles[3] par jour, il
fallait un mois pour la franchir; d'ailleurs, lorsque la terre
viendrait а manquer, la chaloupe permettrait d'achever le voyage sans
fatigues, ni pour les chiens, ni pour les hommes.

  [1]  380 livres.
  [2]  150 lieues.
  [3]  5 lieues.

Ceux-ci se portaient bien; la santй gйnйrale йtait excellente;
l'hiver, quoique rude, se terminait dans de suffisantes conditions de
bien-кtre; chacun, aprиs avoir йcoutй les avis du docteur, йchappa aux
maladies inhйrentes а ces durs climats. En somme, on avait un peu
maigri, ce qui ne laissait pas d'enchanter le digne Clawbonny; mais on
s'йtait fait le corps et l'вme а cette вpre existence, et maintenant
ces hommes acclimatйs pouvaient affronter les plus brutales йpreuves
de la fatigue et du froid sans y succomber.

Et puis enfin, ils allaient marcher au but du voyage, а ce pфle
inaccessible, aprиs quoi il ne serait plus question que du retour. La
sympathie qui rйunissait maintenant les cinq membres de l'expйdition
devait les aider а rйussir dans leur audacieux voyage, et pas un d'eux
ne doutait du succиs de l'entreprise.

En prйvision d'une expйdition lointaine, le docteur avait engagй ses
compagnons а s'y prйparer longtemps d'avance et а «s'entraоner» avec
le plus grand soin.

«Mes amis, leur disait-il, je ne vous demande pas d'imiter les
coureurs anglais, qui diminuent de dix-huit livres aprиs deux jours
d'entraоnement, et de vingt-cinq aprиs cinq jours; mais enfin il faut
faire quelque chose afin de se placer dans les meilleures conditions
possibles pour accomplir un long voyage. Or, le premier principe de
l'entraоnement est de supprimer la graisse chez le coureur comme chez
le jockey, et cela, au moyen de purgatifs, de transpirations et
d'exercices violents; ces gentlemen savent qu'ils perdront tant par
mйdecine, et ils arrivent а des rйsultats d'une justesse incroyable;
aussi, tel qui avant l'entraоnement ne pouvait courir l'espace d'un
mille sans perdre haleine, en fait facilement vingt-cinq aprиs! On a
citй un certain Townsend qui faisait cent milles en douze heures sans
s'arrкter.

--Beau rйsultat, rйpondit Johnson, et bien que nous ne soyons pas trиs
gras, s'il faut encore maigrir...

--Inutile, Johnson; mais, sans exagйrer, on ne peut nier que
l'entraоnement n'ait de bons effets; il donne aux os plus de
rйsistance, plus d'йlasticitй aux muscles, de la finesse а l'ouпe, et
de la nettetй а la vue; ainsi, ne l'oublions pas.»

Enfin, entraоnйs ou non, les voyageurs furent prкts le 23 juin;
c'йtait un dimanche, et ce jour fut consacrй а un repos absolu.

L'instant du dйpart approchait, et les habitants du Fort-Providence ne
le voyaient pas arriver sans une certaine йmotion. Cela leur faisait
quelque peine au coeur de laisser cette hutte de neige, qui avait si
bien rempli son rфle de maison, cette baie Victoria, cette plage
hospitaliиre oщ s'йtaient passйs les derniers mois de l'hivernage.
Retrouverait-on ces constructions au retour? Les rayons du soleil
n'allaient-ils pas achever de fondre leurs fragiles murailles?

En somme, de bonnes heures s'y йtaient йcoulйes! Le docteur, au repas
du soir, rappela а ses compagnons ces йmouvants souvenirs, et il
n'oublia pas de remercier le Ciel de sa visible protection.

Enfin l'heure du sommeil arriva. Chacun se coucha tфt pour se lever de
grand matin. Ainsi s'йcoula la derniиre nuit passйe au Fort-Providence.




CHAPITRE XIX

MARCHE AU NORD


Le lendemain, dиs l'aube, Hatteras donna le signal du dйpart. Les
chiens furent attelйs au traоneau; bien nourris, bien reposйs, aprиs
un hiver passй dans des conditions trиs confortables, ils n'avaient
aucune raison pour ne pas rendre de grands services pendant l'йtй. Ils
ne se firent donc pas prier pour revкtir leur harnachement de voyage.

Bonnes bкtes, aprиs tout, que ces chiens groлnlandais; leur sauvage
nature s'йtait formйe peu а peu; ils perdaient de leur ressemblance
avec le loup, pour se rapprocher de Duk, ce modиle achevй de la race
canine: en un mot, ils se civilisaient.

Duk pouvait certainement demander une part dans leur йducation; il
leur avait donnй des leзons de bonne compagnie et prкchait d'exemple;
en sa qualitй d'Anglais, trиs pointilleux sur la question du «cant»,
il fut longtemps а se familiariser avec des chiens «qui ne lui avaient
pas йtй prйsentйs», et, dans le principe, il ne leur parlait pas;
mais, а force de partager les mкmes dangers, les mкmes privations, la
mкme fortune, ces animaux de race diffйrente frayиrent peu а peu
ensemble. Duk, qui avait bon coeur, fit les premiers pas, et toute la
gent а quatre pattes devint bientфt une troupe d'amis.

Le docteur caressait les groлnlandais, et Duk voyait sans jalousie ces
caresses distribuйes а ses congйnиres.

Les hommes n'йtaient pas en moins bon йtat que les animaux; si ceux-ci
devait bien tirer, les autres se proposaient de bien marcher.

On partit а six heures du matin, par un beau temps; aprиs avoir suivi
les contours de la baie, et dйpassй le cap Washington, la route fut
donnйe droit au nord par Hatteras; а sept heures, les voyageurs
perdaient dans le sud le cфne du phare et le Fort-Providence.

Le voyage s'annonзait bien, et mieux surtout que cette expйdition
entreprise en plein hiver а la recherche du charbon! Hatteras laissait
alors derriиre lui, а bord de son navire, la rйvolte et le dйsespoir,
sans кtre certain du but vers lequel il se dirigeait; il abandonnait
un йquipage a demi mort de froid; il partait avec des compagnons
affaiblis par les misиres d'un hiver arctique; lui, l'homme du nord,
il revenait vers le sud! Maintenant, au contraire, entourй d'amis
vigoureux et biens portants, soutenu, encouragй, poussй, il marchait
au pфle, а ce but de toute sa vie! Jamais homme n'avait йtй plus prиs
d'acquйrir cette gloire immense pour son pays et pour lui-mкme!

Songeait-il а toutes ces choses si naturellement inspirйes par la
situation prйsente? Le docteur aimait а le supposer, et n'en pouvait
guиre douter а le voir si ardent. Le bon Clawbonny se rйjouissait de
ce qui devait rйjouir son ami, et, depuis la rйconciliation des deux
capitaines, de ses deux amis, il se trouvait le plus heureux des
hommes, lui auquel ces idйes de haine, d'envie, de compйtition,
йtaient йtrangиres, lui la meilleure des crйatures! Qu'arriverait-il,
que rйsulterait-il de ce voyage? Il l'ignorait; mais enfin il
commenзait bien. C'йtait beaucoup.

La cфte occidentale de la Nouvelle-Amйrique se prolongeait dans
l'ouest par une suite de baies au-delа du cap Washington; les
voyageurs, pour йviter cette immense courbure, aprиs avoir franchi les
premiиres rampes de Bell-Mount, se dirigиrent vers le nord, en prenant
par les plateaux supйrieurs. C'йtait une notable йconomie de route;
Hatteras voulait, а moins que des obstacles imprйvus de dйtroit et de
montagne ne s'y opposassent, tirer une ligne droite de trois cent
cinquante milles depuis le Fort-Providence jusqu'au pфle.

Le voyage se faisait aisйment; les plaines йlevйes offraient de vastes
tapis blancs, sur lesquels le traоneau, garni de ses chвssis soufrйs,
glissait sans peine, et les hommes, chaussйs de leurs snow-shoes, y
trouvaient une marche sыre et rapide.

Le thermomиtre indiquait trente-sept degrйs (+ 3° centigrades). Le
temps n'йtait pas absolument fixй, tantфt clair, tantфt embrumй; mais
ni le froid ni les tourbillons n'eussent arrкtй des voyageurs si
dйcidйs а se porter en avant.

La route se relevait facilement au compas; l'aiguille devenait moins
paresseuse en s'йloignant du pфle magnйtique; elle n'hйsitait plus; il
est vrai que, le point magnйtique dйpassй, elle se retournait vers
lui, et marquait pour ainsi dire le sud а des gens qui marchaient au
nord; mais cette indication inverse ne donnait lieu а aucun calcul
embarrassant.

D'ailleurs, le docteur imagina un moyen de jalonnement bien simple,
qui йvitait de recourir constamment а la boussole; une fois la
position йtablie, les voyageurs relevaient, par les temps clairs, un
objet exactement placй au nord et situй deux ou trois milles en avant;
ils marchaient alors vers lui jusqu'а ce qu'il fыt atteint; puis ils
choisissaient un autre point de repиre dans la mкme direction, et
ainsi de suite. De cette faзon, on s'йcartait trиs peu du droit
chemin.

Pendant les deux premiers jours du voyage, on marcha а raison de vingt
milles par douze heures; le reste du temps йtait consacrй aux repas et
au repos; la tente suffisait а prйserver du froid pendant les instants
du sommeil.

La tempйrature tendait а s'йlever; la neige fondait entiиrement par
endroits, suivant les caprices du sol, tandis que d'autres places
conservaient leur blancheur immaculйe; de grandes flaques d'eau se
formaient за et lа, souvent de vrais йtangs, qu'un peu d'imagination
eыt fait prendre pour des lacs; les voyageurs s'y enfonзaient parfois
jusqu'а mi-jambes; ils en riaient, d'ailleurs; le docteur йtait
heureux de ces bains inattendus.

«L'eau n'a pourtant pas la permission de nous mouiller dans ce pays,
disait-il; cet йlйment n'a droit ici qu'а l'йtat solide et а l'йtat
gazeux; quant а l'йtat liquide, c'est un abus! Glace ou vapeur, trиs
bien; mais eau, jamais!»

La chasse n'йtait pas oubliйe pendant la marche, car elle devait
procurer une alimentation fraоche; aussi Altamont et Bell, sans trop
s'йcarter, battaient les ravines voisines; ils tiraient des
ptarmigans, des guillemots, des oies, quelques liиvres gris; ces
animaux passaient peu а peu de la confiance а la crainte, ils
devenaient trиs fuyards et fort difficiles а approcher.

Sans Duk, les chasseurs en eussent йtй souvent pour leur poudre.

Hatteras leur recommandait de ne pas s'йloigner de plus d'un mille,
car il n'avait ni un jour ni une heure а perdre, et ne pouvait compter
que sur trois mois de beau temps.

Il fallait, d'ailleurs, que chacun fыt а son poste prиs du traоneau,
quand un endroit difficile, quelque gorge йtroite, des plateaux
inclinйs, se prйsentaient а franchir; chacun alors s'attelait ou
s'accotait au vйhicule, le tirant, le poussant, ou le soutenant; plus
d'une fois, on dut le dйcharger entiиrement, et cela ne suffisait pas
а prйvenir des chocs, et par consйquent des avaries, que Bell rйparait
de son mieux.

Le troisiиme jour, le mercredi, 26 juin, les voyageurs rencontrиrent
un lac de plusieurs acres d'йtendue, et encore entiиrement glacй par
suite de son orientation а l'abri du soleil; la glace йtait mкme assez
forte pour supporter le poids des voyageurs et du traоneau. Cette
glace paraissait dater d'un hiver йloignй, car ce lac ne devait jamais
dйgeler, par suite de sa position; c'йtait un miroir compacte sur
lequel les йtйs arctiques n'avaient aucune prise; ce qui semblait
confirmer cette observation, c'est que ses bords йtaient entourйs
d'une neige sиche, dont les couches infйrieures appartenaient
certainement aux annйes prйcйdentes.

A partir de ce moment, le pays s'abaissa sensiblement, d'oщ le docteur
conclut qu'il ne pouvait avoir une grande йtendue vers le nord;
d'ailleurs, il йtait trиs vraisemblable que la Nouvelle-Amйrique
n'йtait qu'une оle et ne se dйveloppait pas jusqu'au pфle. Le sol
s'aplanissait peu а peu; а peine dans l'ouest quelques collines
nivelйes par l'йloignement et baignйes dans une brume bleuвtre.

Jusque-lа, l'expйdition se faisait sans fatigue; les voyageurs ne
souffraient que de la rйverbйration des rayons solaires sur les
neiges; cette rйflexion intense pouvait leur donner des
snow-blindness[1] impossibles а йviter. En tout autre temps, ils
eussent voyagй la nuit, pour йviter cet inconvйnient; mais alors la
nuit manquait. La neige tendait heureusement а se dissoudre et perdait
beaucoup de son йclat, lorsqu'elle йtait sur le point de se rйsoudre
en eau.

  [1]  Maladie des paupiиres occasionnйe par la rйverbйration des neiges.

La tempйrature s'йleva, le 28 juin, а quarante-cinq degrйs au-dessus
de zйro (+ 7° centigrades); cette hausse du thermomиtre fut
accompagnйe d'une pluie abondante, que les voyageurs reзurent
stoпquement, avec plaisir mкme; elle venait accйlйrer la dйcomposition
des neiges; il fallut reprendre les mocassins de peau de daim, et
changer le mode de glissage du traоneau. La marche fut retardйe sans
doute; mais, en l'absence d'obstacles sйrieux, on avanзait toujours.

Quelquefois le docteur ramassait sur son chemin des pierres arrondies
ou plates, а la faзon des galets usйs par le remous des vagues, et
alors il se croyait prиs du bassin polaire; cependant la plaine se
dйroulait sans cesse а perte de vue.

Elle n'offrait aucun vestige d'habitation, ni huttes, ni cairns, ni
caches d'Esquimaux; les voyageurs йtaient йvidemment les premiers а
fouler cette contrйe nouvelle; les Groлnlandais, dont les tribus
hantent les terres arctiques, ne poussaient jamais aussi loin, et
cependant, en ce pays, la chasse eыt йtй fructueuse pour ces
malheureux, toujours affamйs; on voyait parfois des ours qui suivaient
sous le vent la petite troupe, sans manifester l'intention de
l'attaquer; dans le lointain, des boeufs musquйs et des rennes
apparaissaient par bandes nombreuses; le docteur aurait bien voulu
s'emparer de ces derniers pour renforcer son attelage; mais ils
йtaient trиs fuyards et impossibles а prendre vivants.

Le 29, Bell tua un renard, et Altamont fut assez heureux pour abattre
un boeuf musquй de moyenne taille, aprиs avoir donnй а ses compagnons
une haute idйe de son sang-froid et de son adresse; c'йtait vraiment
un merveilleux chasseur, et le docteur, qui s'y connaissait,
l'admirait fort. Le boeuf fut dйpecй et fournit une nourriture fraоche
et abondante.

Ces hasards de bons et succulents repas йtaient toujours bien reзus;
les moins gourmands ne pouvaient s'empкcher de jeter des regards de
satisfaction sur les tranches de chair vive. Le docteur riait
lui-mкme, quand il se surprenait en extase devant ces opulents
morceaux.

«Ne faisons pas les petites bouches, disait-il; le repas est une chose
importante dans les expйditions polaires.

--Surtout, rйpondit Johnson, quand il dйpend d'un coup de fusil plus
ou moins adroit!

--Vous avez raison, mon vieux Johnson, rйpliquait le docteur, et l'on
songe moins а manger lorsqu'on sait le pot-au-feu en train de bouillir
rйguliиrement sur les fourneaux de la cuisine.»

Le 30, le pays, contrairement aux prйvisions, devint trиs accidentй,
comme s'il eыt йtй soulevй par une commotion volcanique; les cфnes,
les pics aigus se multipliиrent а l'infini et atteignirent de grandes
hauteurs.

Une brise du sud-est se prit а souffler avec violence et dйgйnйra
bientфt en un vйritable ouragan; elle s'engouffrait а travers les
rochers couronnйs de neige et parmi des montagnes de glace, qui, en
pleine terre, affectaient cependant des formes d'hummocks et
d'icebergs; leur prйsence sur ces plateaux йlevйs demeura
inexplicable, mкme au docteur, qui cependant expliquait tout.

A la tempкte succйda un temps chaud et humide; ce fut un vйritable
dйgel; de tous cфtйs retentissait le craquement des glaзons, qui se
mкlait au bruit plus imposant des avalanches.

Les voyageurs йvitaient avec soin de longer la base des collines, et
mкme de parler haut, car le bruit de la voix pouvait, en agitant
l'air, dйterminer des catastrophes; ils йtaient tйmoins de chutes
frйquentes et terribles qu'ils n'auraient pas eu le temps de prйvoir;
en effet, le caractиre principal des avalanches polaires est une
effrayante instantanйitй; elles diffиrent en cela de celles de la
Suisse ou de la Norvиge; lа, en effet, se forme une boule, peu
considйrable d'abord, qui, se grossissant des neiges et des rocs de sa
route, tombe avec une rapiditй croissante, dйvaste les forкts,
renverse les villages, mais enfin emploie un temps apprйciable а se
prйcipiter; or, il n'en est pas ainsi dans les contrйes frappйes par
le froid arctique; le dйplacement du bloc de glace y est inattendu,
foudroyant; sa chute n'est que l'instant de son dйpart, et qui le
verrait osciller dans sa ligne de protection serait inйvitablement
йcrasй par lui; le boulet de canon n'est pas plus rapide, ni la foudre
plus prompte; se dйtacher, tomber, йcraser ne fait qu'un pour
l'avalanche des terres borйales, et cela avec le roulement formidable
du tonnerre, et des rйpercussions йtranges d'йchos plus plaintifs que
bruyants.

Aussi, aux yeux des spectateurs stupйfaits, se produisait-il parfois
de vйritables changements а vue; le pays se mйtamorphosait; la
montagne devenait plaine sous l'attraction d'un brusque dйgel; lorsque
l'eau du ciel, infiltrйe dans les fissures des grands blocs, se
solidifiait au froid d'une seule nuit, elle brisait alors tout
obstacle par son irrйsistible expansion, plus puissante encore en se
faisant glace qu'en devenant vapeur, et le phйnomиne s'accomplissait
avec une йpouvantable instantanйitй.

Aucune catastrophe ne vint heureusement menacer le traоneau et ses
conducteurs; les prйcautions prises, tout danger fut йvitй.
D'ailleurs, ce pays hйrissй de crкtes, de contreforts, de croupes,
d'icebergs, n'avait pas une grande йtendue, et trois jours aprиs, le 3
juillet, les voyageurs se retrouvиrent dans les plaines plus faciles.

Mais leurs regards furent alors surpris par un nouveau phйnomиne, qui
pendant longtemps excita les patientes recherches des savants des deux
mondes; la petite troupe suivait une chaоne de collines hautes de
cinquante pieds au plus, qui paraissait se prolonger sur plusieurs
milles de longueur; or, son versant oriental йtait couvert de neige,
mais d'une neige entiиrement rouge.

On conзoit la surprise de chacun, et ses exclamations, et mкme le
premier effet un peu terrifiant de ce long rideau cramoisi. Le docteur
se hвta sinon de rassurer, au moins d'instruire ses compagnons; il
connaissait cette particularitй des neiges rouges, et les travaux
d'analyse chimique faits а leur sujet par Wollaston, de Candolle et
Baьer; il raconta donc que cette neige se rencontre non seulement dans
les contrйes arctiques, mais en Suisse, au milieu des Alpes; de
Saussure en recueillit une notable quantitй sur le Breven en 1760, et,
depuis, les capitaines Ross, Sabine, et d'autres navigateurs en
rapportиrent de leurs expйditions borйales.

Altamont interrogea le docteur sur la nature de cette substance
extraordinaire, et celui-ci lui apprit que cette coloration provenait
uniquement de la prйsence de corpuscules organiques; longtemps les
chimistes se demandиrent si ces corpuscules йtaient d'une nature
animale ou vйgйtale; mais ils reconnurent enfin qu'ils appartenaient а
la famille des champignons microscopiques du genre «Uredo», que Baьer
proposa d'appeler «Uredo nivalis».

Alors le docteur, fouillant cette neige de son bвton ferrй, fit voir а
ses compagnons que la couche йcarlate mesurait neuf pieds de
profondeur, et il leur donna а calculer ce qu'il pouvait y avoir, sur
un espace de plusieurs milles, de ces champignons dont les savants
comptиrent jusqu'а quarante-trois mille dans un centimиtre carrй.

Cette coloration, d'aprиs la disposition du versant, devait remonter а
un temps trиs reculй, car ces champignons ne se dйcomposent ni par
l'йvaporation ni par la fusion des neiges, et leur couleur ne s'altиre
pas.

Le phйnomиne, quoique expliquй, n'en йtait pas moins йtrange; la
couleur rouge est peu rйpandue par larges йtendues dans la nature; la
rйverbйration des rayons du soleil sur ce tapis de pourpre produisait
des effets bizarres; elle donnait aux objets environnants, aux
rochers, aux hommes, aux animaux, une teinte enflammйe, comme s'ils
eussent йtй йclairйs par un brasier intйrieur, et lorsque cette neige
se fondait, il semblait que des ruisseaux de sang vinssent а couler
jusque sous les pieds des voyageurs.

Le docteur, qui n'avait pu examiner cette substance, lorsqu'il
l'aperзut sur les Crimson-cliffs de la mer de Baffin, en prit ici а
son aise, et il en recueillit prйcieusement plusieurs bouteilles.

Ce sol rouge, ce «Champ de Sang», comme il l'appela, ne fut dйpassй
qu'aprиs trois heures de marche, et le pays reprit son aspect
habituel.




CHAPITRE XX

EMPREINTES SUR LA NEIGE


La journйe du 4 juillet s'йcoula au milieu d'un brouillard trиs йpais.
La route au nord ne put кtre maintenue qu'avec la plus grande
difficultй; а chaque instant, il fallait la rectifier au compas. Aucun
accident n'arriva heureusement pendant l'obscuritй; Bell seulement
perdit ses snow-shoes, qui se brisиrent contre une saillie de roc.

«Ma foi, dit Johnson, je croyais qu'aprиs avoir frйquentй la Mersey et
la Tamise on avait le droit de se montrer difficile en fait de
brouillards, mais je vois que je me suis trompй!

--Eh bien, rйpondit Bell, nous devrions allumer des torches comme а
Londres ou а Liverpool!

--Pourquoi pas? rйpliqua le docteur; c'est une idйe, cela; on
йclairerait peu la route, mais au moins on verrait le guide, et nous
nous dirigerions plus directement.

--Mais, dit Bell, comment se procurer des torches?

--Avec de l'йtoupe imbibйe d'esprit-de-vin et fixйe au bout de nos
bвtons.

--Bien trouvй, rйpondit Johnson, et ce ne sera pas long а йtablir.»

Un quart d'heure aprиs, la petite troupe reprenait sa marche aux
flambeaux au milieu de l'humide obscuritй.

Mais si l'on alla plus droit, on n'alla pas plus vite, et ces
tйnйbreuses vapeurs ne se dissipиrent pas avant le 6 juillet; la terre
s'йtant alors refroidie, un coup de vent du nord vint emporter tout ce
brouillard comme les lambeaux d'une йtoffe dйchirйe.

Aussitфt, le docteur releva la position et constata que les voyageurs
n'avaient pas fait dans cette brume une moyenne de huit milles par
jour.

Le 6, on se hвta donc de regagner le temps perdu, et l'on partit de
bon matin. Altamont et Bell reprirent leur poste de marche а l'avant,
sondant le terrain et йventant le gibier; Duk les accompagnait; le
temps, avec son йtonnante mobilitй, йtait redevenu trиs clair et trиs
sec, et, bien que les guides fussent а deux milles du traоneau, le
docteur ne perdait pas de vue un seul de leurs mouvements.

Il fut donc fort йtonnй de les voir s'arrкter tout d'un coup et
demeurer dans une posture de stupйfaction; ils semblaient regarder
vivement au loin, comme des gens qui interrogent l'horizon.

Puis, se courbant vers le sol, ils l'examinaient avec attention et se
relevaient surpris. Bell parut mкme vouloir se porter en avant; mais
Altamont le retint de la main.

«Ah зa! que font-ils donc? dit le docteur а Johnson.

--Je les examine comme vous, monsieur Clawbonny, rйpondit le vieux
marin, et je ne comprends rien а leurs gestes.

--Ils ont trouvй des traces d'animaux, rйpondit Hatteras.

--Cela ne peut кtre, dit le docteur.

--Pourquoi?

--Parce que Duk aboierait.

--Ce sont pourtant bien des empreintes qu'ils observent.

--Marchons, fit Hatteras; nous saurons bientфt а quoi nous en tenir.»

Johnson excita les chiens d'attelage, qui prirent une allure plus
rapide.

Au bout de vingt minutes, les cinq voyageurs йtaient rйunis, et
Hatteras, le docteur, Johnson partageaient la surprise de Bell et
d'Altamont.

En effet, des traces d'hommes, visibles, incontestables et fraоches
comme si elles eussent йtй faites la veille, se montraient йparses sur
la neige.

«Ce sont des Esquimaux, dit Hatteras.

--En effet, rйpondit le docteur, voilа les empreintes de leurs
raquettes.

--Vous croyez? dit Altamont.

--Cela est certain.

--Eh bien, et ce pas? reprit Altamont en montrant une autre trace
plusieurs fois-rйpйtйe.

--Ce pas?

--Prйtendez-vous qu'il appartienne а un Esquimau?»

Le docteur regarda attentivement et fut stupйfait; la marque d'un
soulier europйen, avec ses clous, sa semelle et son talon, йtait
profondйment creusйe dans la neige; il n'y avait pas а en douter, un
homme, un йtranger, avait passй lа.

«Des Europйens ici! s'йcria Hatteras.

--Йvidemment, fit Johnson.

--Et cependant, dit le docteur, c'est tellement improbable qu'il faut
y regarder а deux fois avant de se prononcer.»

Le docteur examina donc l'empreinte deux fois, trois fois, et il fut
bien obligй de reconnaоtre son origine extraordinaire.

Le hйros de Daniel de Foл ne fut pas plus stupйfait en rencontrant la
marque d'un pied creusйe sur le sable de son оle; mais si ce qu'il
йprouva fut de la crainte, ici ce fut du dйpit pour Hatteras. Un
Europйen si prиs du pфle!

On marcha en avant pour reconnaоtre ces traces; elles se rйpйtaient
pendant un quart de mille, mкlйes а d'autres vestiges de raquettes et
de mocassins; puis elles s'inflйchissaient vers l'ouest.

Arrivйs а ce point, les voyageurs se demandиrent s'il fallait les
suivre plus longtemps.

«Non, rйpondit Hatteras. Allons...»

II fut interrompu par une exclamation du docteur, qui venait clй
ramasser sur la neige un objet plus convaincant encore et sur
l'origine duquel il n'y avait pas а se mйprendre. C'йtait l'objectif
d'une lunette de poche.

«Cette fois, dit-il, on ne peut plus mettre en doute la prйsence d'un
йtranger sur cette terre!...

--En avant!» s'йcria Hatteras.

Et il prononзa si йnergiquement cette parole, que chacun le suivit; le
traоneau reprit sa marche un moment interrompue.

Chacun surveillait l'horizon avec soin, sauf Hatteras, qu'une sourde
colиre animait et qui ne voulait rien voir. Cependant, comme on
risquait de tomber dans un dйtachement de voyageurs, il fallait
prendre ses prйcautions; c'йtait vйritablement jouer de malheur que de
se voir prйcйdй sur cette route inconnue! Le docteur, sans йprouver la
colиre d'Hatteras, ne pouvait se dйfendre d'un certain dйpit, malgrй
'sa philosophie naturelle. Altamont paraissait йgalement vexй; Johnson
et Bell grommelaient entre leurs dents des paroles menaзantes.

«Allons, dit enfin le docteur, faisons contre fortune bon coeur.

--Il faut avouer, dit Johnson, sans кtre entendu d'Altamont, que si
nous trouvions la place prise, ce serait а dйgoыter de faire un voyage
au pфle!

--Et cependant, rйpondit Bell, il n'y a pas moyen de douter...

--Non, rйpliqua le docteur; j'ai beau retourner l'aventure dans mon
esprit, me dire que c'est improbable, impossible, il faut bien se
rendre; ce soulier ne s'est pas empreint dans la neige sans avoir йtй
au bout d'une jambe et sans que cette jambe ait йtй attachйe а un
corps humain. Des Esquimaux, je le pardonnerais encore, mais un
Europйen!

--Le fait est, rйpondit Johnson, que si nous allions trouver les lits
retenus dans l'auberge du bout du monde, ce serait vexant.

--Particuliиrement vexant, rйpondоt Altamont.

--Enfin, on verra», fit le docteur Et l'on se remit en marche.

Cette journйe s'accomplit sans qu'un fait nouveau vоnt confirmer la
prйsence d'йtrangers sur cette partie de la Nouvelle-Amйrique, et l'on
prit enfin place au campement du soir.

Un vent assez, violent ayant sautй dans le nord, il avait fallu
chercher pour la tente un abri sыr au fond d'un ravin; le ciel йtait
menaзant; des nuages allongйs sillonnaient l'air avec une grande
rapiditй; ils rasaient le sol d'assez prиs, et l'on avait de la peine
а les suivre dans leur course йchevelйe; parfois, quelques lambeaux de
ces vapeurs traоnaient jusqu'а terre, et la tente ne se maintenait
contre l'ouragan qu'avec la plus grande difficultй.

«Une vilaine nuit qui se prйpare, dit Johnson aprиs le souper.

--Elle ne sera pas froide, mais bruyante, rйpondit le docteur; prenons
nos prйcautions, et assurons la tente avec de grosses pierres.

--Vous avez raison, monsieur Clawbonny; si l'ouragan entraоnait notre
abri de toile, Dieu sait oщ nous pourrions le rattraper.»

Les prйcautions les plus minutieuses furent donc prises pour parer а
ce danger, et les voyageurs fatiguйs essayиrent de dormir.

Mais cela leur fut impossible; la tempкte s'йtait dйchaоnйe et se
prйcipitait du sud au nord avec une incomparable violence; les nuages
s'йparpillaient dans l'espace comme la vapeur hors d'une chaudiиre qui
vient de faire explosion; les derniиres avalanches, sous les coups de
l'ouragan, tombaient dans les ravines, et les йchos renvoyaient en
йchange leurs sourdes rйpercussions; l'atmosphиre semblait кtre le
thйвtre d'un combat а outrance entre l'air et l'eau, deux йlйments
formidables dans leurs colиres, et le feu seul manquait а la bataille.

L'oreille surexcitйe percevait dans le grondement gйnйral des bruits
particuliers, non pas le brouhaha qui accompagne la chute des corps
pesants, mais bien le craquement clair des corps qui se brisent; on
entendait distinctement des fracas nets et francs, comme ceux de
l'acier qui se rompt, au milieu des roulements allongйs de la tempкte.

Ces derniers s'expliquaient naturellement par les avalanches tordues
dans les tourbillons, mais le docteur ne savait а quoi attribuer les
autres.

Profitant de ces instants de silence anxieux, pendant lesquels
l'ouragan semblait reprendre sa respiration pour souffler avec plus de
violence, les voyageurs йchangeaient leurs suppositions.

«Il se produit lа, disait le docteur, des chocs, comme si des icebergs
et des ice-fields se heurtaient.

--Oui, rйpondait Altamont, on dirait que l'йcorce terrestre se
disloque tout entiиre. Tenez, entendez-vous?

--Si nous йtions prиs de la mer, reprenait le docteur, je croirais
vйritablement а une rupture des glaces.

--En effet, rйpondit Johnson, ce bruit ne peut s'expliquer autrement.

--Nous serions donc arrivйs а la cфte? dit Hatteras.

--Cela ne serait pas impossible, rйpondit le docteur; tenez,
ajouta-t-il aprиs un craquement d'une violence extrкme, ne dirait-on
pas un йcrasement de glaзons? Nous pourrions bien кtre fort rapprochйs
de l'Ocйan.

--S'il en est ainsi, reprit Hatteras, je n'hйsiterai pas а me lancer
au travers des champs de glace.

--Oh! fit le docteur, ils ne peuvent manquer d'кtre brisйs aprиs une
tempкte pareille. Nous verrons demain; quoi qu'il en soit, s'il y a
quelque troupe d'hommes а voyager par une nuit pareille, je la plains
de tout mon coeur.»

L'ouragan dura pendant dix heures sans interruption, et aucun des
hфtes de la tente ne put prendre un instant de sommeil; la nuit se
passa dans une profonde inquiйtude.

En effet, en pareilles circonstances, tout incident nouveau, une
tempкte, une avalanche, pouvait amener des retards graves. Le docteur
aurait bien voulu aller au-dehors reconnaоtre l'йtat des choses; mais
comment s'aventurer dans ces vents dйchaоnйs?

Heureusement, l'ouragan s'apaisa dиs les premiиres heures du jour; on
put enfin quitter cette tente qui avait vaillamment rйsistй; le
docteur, Hatteras et Johnson se dirigиrent vers une colline haute de
trois cents pieds environ; ils la gravirent assez facilement.

Leurs regards s'йtendirent alors sur un pays mйtamorphosй, fait de
roches vives, d'arкtes aiguлs, et entiиrement dйpourvu de glace.
C'йtait l'йtй succйdant brusquement а l'hiver chassй par la tempкte;
la neige, rasйe par l'ouragan comme par une lame affilйe, n'avait pas
eu le temps de se rйsoudre en eau, et le sol apparaissait dans toute
son вpretй primitive.

Mais oщ les regards d'Hatteras se portиrent rapidement, ce fut vers le
nord. L'horizon y paraissait baignй dans des vapeurs noirвtres.

«Voilа qui pourrait bien кtre l'effet produit par l'Ocйan, dit le
docteur.

--Vous avez raison, Fit Hatteras, la mer doit кtre lа.

--Cette couleur est ce que nous appelons le «blink» de l'eau libre,
dit Johnson.

--Prйcisйment, reprit le docteur.

--Eh bien, au traоneau! s'йcria Hatteras, et marchons а cet Ocйan
nouveau!

--Voilа qui vous rйjouit le coeur, dit Clawbonny au capitaine.

--Oui, certes, rйpondit celui-ci avec enthousiasme; avant peu, nous
aurons atteint le pфle! Et vous, mon bon docteur, est-ce que cette
perspective ne vous rend pas heureux?

--Moi! je suis toujours heureux, et surtout du bonheur des autres!»

Les trois Anglais revinrent а la ravine, et, le traоneau prйparй, on
leva le campement. La route fut reprise; chacun craignait de retrouver
encore les traces de la veille; mais, pendant le reste du chemin, pas
un vestige de pas йtrangers ou indigиnes ne se montra sur le sol.
Trois heures aprиs, on arrivait а la cфte.

«La mer! la mer! dit-on d'une seule voix.

--Et la mer libre!» s'йcria le capitaine. Il йtait dix heures du
matin.

En effet, l'ouragan avait fait place nette dans le bassin polaire; les
glaces, brisйes et disloquйes, s'en allaient dans toutes les
directions; les plus grosses, formant des icebergs, venaient de «lever
l'ancre», suivant l'expression des marins, et voguaient en pleine mer.
Le champ avait subi un rude assaut de la part du vent; une grкle de
lames minces, de bavures et de poussiиre de glace йtait rйpandue sur
les rochers environnants. Le peu qui restait de l'ice-field а
l'arasement du rivage paraissait pourri; sur les rocs, oщ dйferlait le
flot, s'allongeaient de larges algues marines et des touffes d'un
varech dйcolorй.

L'Ocйan s'йtendait au-delа de la portйe du regard, sans qu'aucune оle,
aucune terre nouvelle, vоnt en limiter l'horizon.

La cфte formait clans l'est et dans l'ouest deux caps qui allaient se
perdre en pente douce au milieu des vagues; la mer brisait а leur
extrйmitй, et une lйgиre йcume s'envolait par nappes blanches sur les
ailes du vent, le sol de la Nouvelle-Amйrique venait ainsi mourir а
l'Ocйan polaire, sans convulsions, tranquille et lйgиrement inclinй;
il s'arrondissait en baie trиs ouverte et formait une rade foraine
dйlimitйe par les deux promontoires. Au centre, un saillant du roc
faisait un petit port naturel abritй sur trois points du compas: il
pйnйtrait dans les terres par le large lit d'un ruisseau, chemin
ordinaire des neiges fondues aprиs l'hiver, et torrentueux en ce
moment.

Hatteras, aprиs s'кtre rendu compte de la configuration de la cфte,
rйsolut de faire ce jour mкme les prйparatifs du dйpart, de lancer la
chaloupe а la mer, de dйmonter le traоneau et de l'embarquer pour les
excursions а venir.

Cela pouvait demander la fin de la journйe. La tente fut donc dressйe,
et aprиs un repas rйconfortant, les travaux commencиrent; pendant ce
temps, le docteur prit ses instruments pour aller faire son point et
dйterminer le relevй hydrographique d'une partie de la baie.

Hatteras pressait le travail; il avait hвte de partir; il voulait
avoir quittй la terre ferme et pris les devants, au cas oщ quelque
dйtachement arriverait а la mer.

A cinq heures du soir, Johnson et Bell n'avaient plus qu'а se croiser
les bras. La chaloupe se balanзait gracieusement dans le petit havre,
son mвt dressй, son foc halй bas et sa misaine sur les cargues; les
provisions et les parties dйmontйes du traоneau y avaient йtй
transportйes; il ne restait plus que la tente et quelques objets de
campement а embarquer le lendemain.

Le docteur, а son retour, trouva ces apprкts terminйs. En voyant la
chaloupe tranquillement abritйe des vents, il lui vint а l'idйe de
donner un nom а ce petit port, et proposa celui d'Altamont.

Cela ne fit aucune difficultй, et chacun trouva la proposition
parfaitement juste.

En consйquence, le port fut appelй Altamont-Harbour.

Suivant les calculs du docteur, il se trouvait situй par 87° 05' de
latitude et 118° 35' de longitude а l'orient de Greenwich,
c'est-а-dire а moins de 3° du pфle.

Les voyageurs avaient franchi une distance de deux cents milles depuis
la baie Victoria jusqu'au port Altamont.




CHAPITRE XXI

LA MER LIBRE


Le lendemain matin, Johnson et Bell procйdиrent а l'embarquement des
effets de campement. A huit heures, les prйparatifs de dйpart йtaient
terminйs. Au moment de quitter cette cфte, le docteur se prit а songer
aux voyageurs dont on avait rencontrй les traces, incident qui ne
laissait pas de le prйoccuper.

Ces hommes voulaient-ils gagner le nord? avaient-ils а leur
disposition quelque moyen de franchir l'ocйan polaire? Allait-on
encore les rencontrer sur cette route nouvelle?

Aucun vestige n'avait, depuis trois jours, dйcelй la prйsence de ces
voyageurs et certainement, quels qu'ils fussent, ils ne devaient point
avoir atteint Altamont-Harbour. C'йtait un lieu encore vierge de tout
pas humain.

Cependant, le docteur, poursuivi par ses pensйes, voulut jeter un
dernier coup d'oeil sur le pays, et il gravit une йminence haute d'une
centaine de pieds au plus; de lа, son regard pouvait parcourir tout
l'horizon du sud.

Arrivй au sommet, il porta sa lunette а ses yeux. Quelle fut sa
surprise de ne rien apercevoir, non pas au loin dans les plaines, mais
а quelques pas de lui! Cela lui parut fort singulier; il examina de
nouveau, et enfin il regarda sa lunette.... L'objectif manquait.

«L'objectif!» s'йcria-t-il.

On comprend la rйvйlation subite qui se faisait dans son esprit; il
poussa un cri assez fort pour que ses compagnons l'entendissent, et
leur anxiйtй fut grande en le voyant descendre la colline а toutes
jambes.

«Bon! qu'y a-t-il encore?» demanda Johnson.

Le docteur, essoullй, ne pouvait prononcer une parole; enfin, il fit
entendre ces mots:

«Les traces... les pas... le dйtachement!...

--Eh bien, quoi? fit Hatteras... des йtrangers ici?

--Non!... non!... reprenait le docteur... l'objectif... mon
objectif... а moi....»

Et il montrait son instrument incomplet. «Ah! s'йcria l'Amйricain...
vous avez perdu?...

--Oui!

--Mais alors, ces traces...

--Les nфtres, mes amis, les nфtres! s'йcria le docteur. Nous nous
sommes йgarйs dans le brouillard! Nous avons tournй en cercle, et nous
sommes retombйs sur nos pas!

--Mais cette empreinte de souliers? dit Hatteras.

--Les souliers de Bell, de Bell lui-mкme, qui, aprиs avoir cassй ses
snow-shoes, a marchй toute une journйe dans la neige.

--C'est parfaitement vrai», dit Bell.

Et l'erreur fut si йvidente que chacun partit d'un йclat de rire, sauf
Hatteras, qui n'йtait cependant pas le moins heureux de cette
dйcouverte.

«Avons-nous йtй assez ridicules! reprit le docteur, quand l'hilaritй
fut calmйe. Les bonnes suppositions que nous avons faites! Des
йtrangers sur cette cфte! allons donc! Dйcidйment, il faut rйflйchir
ici avant de parler. Enfin, puisque nous voilа tirйs d'inquiйtude а
cet йgard, il ne nous reste plus qu'а partir.

--En route!» dit Hatteras.

Un quart d'heure aprиs, chacun avait pris place а bord de la chaloupe,
qui, sa misaine dйployйe et son foc hissй, dйborda rapidement
d'Altamont-Harbour.

Cette traversйe maritime commenзait le mercredi 10 juillet; les
navigateurs se trouvaient а une distance trиs rapprochйe du pфle,
exactement cent soixantequinze milles[1]; pour peu qu'une terre fыt
situйe а ce point du globe, la navigation par mer devait кtre trиs
courte.

  [1]  70 lieues 1/3.

Le vent йtait faible, mais favorable. Le thermomиtre marquait
cinquante degrйs au-dessus de zйro (+10° centigrades); il faisait
rйellement chaud.

La chaloupe n'avait pas souffert du voyage sur le traоneau; elle йtait
en parfait йtat, et se manoeuvrait facilement. Johnson tenait la
barre; le docteur, Bell et l'Amйricain s'йtaient accotйs de leur mieux
parmi les effets de voyage, disposйs partie sur le pont, partie
au-dessous.

Hatteras, placй а l'avant, fixait du regard ce point mystйrieux vers
lequel il se sentait attirй avec une insurmontable puissance, comme
l'aiguille aimantйe au pфle magnйtique. Si quelque rivage se
prйsentait, il voulait кtre le premier а le reconnaоtre. Cet honneur
lui appartenait rйellement.

Il remarquait d'ailleurs que la surface de l'Ocйan polaire йtait faite
de lames courtes, telles que les mers encaissйes en produisent. Il
voyait lа l'indice d'une terre prochaine, et le docteur partageait son
opinion а cet йgard.

Il est facile de comprendre pourquoi Hatteras dйsirait si vivement
rencontrer un continent au pфle nord. Quel dйsappointement il eыt
йprouvй а voir la mer incertaine, insaisissable, s'йtendre lа oщ une
portion de terre, si petite qu'elle fыt, йtait nйcessaire а ses
projets! En effet, comment nominer d'un nom spйcial un espace d'ocйan
indйterminй? Comment planter en pleins flots le pavillon de son pays?
Comment prendre possession au nom de Sa Gracieuse Majestй d'une partie
de l'йlйment liquide?

Aussi, l'oeil fixe, Hatteras, sa boussole а la main, dйvorait le nord
de ses regards.

Rien, d'ailleurs, ne limitait l'йtendue du bassin polaire jusqu'а la
ligne de l'horizon; il s'en allait au loin se confondre avec le ciel
pur de ces zones. Quelques montagnes de glace, fuyant au large,
semblaient laisser passage а ces hardis navigateurs.

L'aspect de cette rйgion offrait de singuliers caractиres d'йtrangetй.
Cette impression tenait-elle а la disposition d'esprit de voyageurs
trиs йmus et supranerveux? Il est difficile de se prononcer. Cependant
le docteur, dans ses notes quotidiennes, a dйpeint cette physionomie
bizarre clй l'Ocйan; il en parle comme en parlait Penny, suivant
lequel ces contrйes prйsentent un aspect «offrant le contraste le plus
frappant d'une mer animйe par des millions de crйatures vivantes.»

La plaine liquide, colorйe des nuances les plus vagues de l'outre-mer,
se montrait йgalement transparente et douйe d'un incroyable pouvoir
dispersif, comme si elle eыt йtй faite de carbure de soufre. Cette
diaphanйitй permettait de la fouiller du regard jusqu'а des
profondeurs incommensurables; il semblait que le bassin polaire fыt
йclairй par-dessous а la faзon d'un immense aquarium; quelque
phйnomиne йlectrique, produit au fond des mers, en illuminait sans
doute les couches les plus reculйes. Aussi la chaloupe semblait
suspendue sur un abоme sans fond.

A la surface de ces eaux йtonnantes, les oiseaux volaient en bandes
innombrables, pareilles а des nuages йpais et gros de tempкtes.
Oiseaux de passage, oiseaux de rivage, oiseaux rameurs, ils offraient
dans leur ensemble tous les spйcimens de la grande famille aquatique,
depuis l'albatros, si commun aux contrйes australes jusqu'au pingouin
des mers arctiques, mais avec des proportions gigantesques. Leurs cris
produisaient un assourdissement continuel. A les considйrer, le
docteur perdait sa science de naturaliste; les noms de ces espиces
prodigieuses lui йchappaient, et il se surprenait а courber la tкte,
quand leurs ailes battaient l'air avec une indescriptible puissance.

Quelques-uns de ces monstres aйriens dйployaient jusqu'а vingt pieds
d'envergure; ils couvraient entiиrement la chaloupe sous leur vol, et
il y avait lа par lйgions de ces oiseaux dont la nomenclature ne parut
jamais dans l'«Index Ornithologus» de Londres.

Le docteur йtait abasourdi, et, en somme, stupйfait de trouver sa
science en dйfaut.

Puis, lorsque son regard, quittant les merveilles du ciel, glissait а
la surface de cet ocйan paisible, il rencontrait des productions non
moins йtonnantes du rиgne animal, et, entre autres, des mйduses dont
la largeur atteignait jusqu'а trente pieds; elles servaient а la
nourriture gйnйrale de la gent aйrienne, et flottaient comme de
vйritables оlots au milieu d'algues et de varechs gigantesques. Quel
sujet d'йtonnement! Quelle diffйrence avec ces autres mйduses
microscopiques observйes par Scoresby dans les mers du Groлnland, et
dont ce navigateur йvalua le nombre а vingt-trois trilliards huit cent
quatre-vingt-huit billiards de milliards dans un espace de deux milles
carrйs[1]!

  [1] Ce nombre йchappant а toute apprйciation de l'esprit, le
    baleinier anglais, afin de le rendre plus comprйhensible, disait
    qu'а le compter quatre-vingt mille individus auraient йtй occupйs
    jour et nuit depuis la crйation du monde.

Enfin, lorsqu'au-delа de la superficie liquide le regard plongeait
dans les eaux transparentes, le spectacle n'йtait pas moins surnaturel
de cet йlйment sillonnй par des milliers de poissons de toutes les
espиces; tantфt ces animaux s'enfonзaient rapidement au plus profond
de la masse liquide, et l'oeil les voyait diminuer peu а peu,
dйcroоtre, s'effacer а la faзon des spectres fantasmagoriques; tantфt,
quittant les profondeurs de l'Ocйan, ils remontaient en grandissant а
la surface des flots. Les monstres marins ne paraissaient aucunement
effrayйs de la prйsence de la chaloupe; ils la caressaient au passage
de leurs nageoires йnormes; lа oщ des baleiniers de profession se
fussent а bon droit йpouvantйs, les navigateurs n'avaient pas mкme la
conscience d'un danger couru, et cependant quelques-uns de ces
habitants de la mer atteignaient а de formidables proportions.

Les jeunes veaux marins se jouaient entre eux; le narwal, fantastique
comme la licorne, armй de sa dйfense longue, йtroite et conique, outil
merveilleux qui lui sert а scier les champs de glace, poursuivait les
cйtacйs plus craintifs; des baleines innombrables, chassant par leurs
йvents des colonnes d'eau et de mucilage, remplissaient l'air d'un
sifflement particulier, le nord-caper а la queue dйliйe, aux larges
nageoires caudales, fendait la vague avec une incommensurable vitesse,
se nourrissant dans sa course d'animaux rapides comme lui, de gades ou
de scombres, tandis que la baleine blanche, plus paresseuse,
engloutissait paisiblement des mollusques tranquilles et indolents
comme elle.

Plus au fond, les baleinoptиres au museau pointu, les anarnacks
groлnlandais allongйs et noirвtres, les cachalots gйants, espиce
rйpandue au sein de toutes les mers, nageaient au milieu des bancs
d'ambre gris, ou se livraient des batailles homйriques qui
rougissaient l'Ocйan sur une surface de plusieurs milles; les physales
cylindriques, le gros tegusik du Labrador, les dauphins а dorsale en
lame de sabre, toute la famille des phoques et des morses, les chiens,
les chevaux, les ours marins, les lions, les йlйphants de mer
semblaient paоtre les humides pвturages de l'Ocйan, et le docteur
admirait ces animaux innombrables aussi facilement qu'il eыt fait des
crustacйs et des poissons а travers les bassins de cristal du
Zoological-Garden.

Quelle beautй, quelle variйtй, quelle puissance dans la nature! Comme
tout paraissait йtrange et prodigieux au sein de ces rйgions
circumpolaires!

L'atmosphиre acquйrait une surnaturelle puretй; on l'eыt dite
surchargйe d'oxygиne; les navigateurs aspiraient avec dйlices cet air
qui leur versait une vie plus ardente; sans se rendre compte de ce
rйsultat, ils йtaient en proie а une vйritable combustion, dont on ne
peut donner une idйe, mкme affaiblie; leurs fonctions passionnelles,
digestives, respiratoires, s'accomplissaient avec une йnergie
surhumaine; les idйes, surexcitйes dans leur cerveau, se dйveloppaient
jusqu'au grandiose: en une heure, ils vivaient la vie d'un jour
entier.

Au milieu de ces йtonnements et de ces merveilles, la chaloupe voguait
paisiblement au souffle d'un vent modйrй que les grands albatros
activaient parfois de leurs vastes ailes.

Vers le soir, Hatteras et ses compagnons perdirent de vue la cфte de
la Nouvelle-Amйrique. Les heures de la nuit sonnaient pour les zones
tempйrйes comme pour les zones йquinoxiales; mais ici, le soleil,
йlargissant ses spirales, traзait un cercle rigoureusement parallиle а
celui de l'Ocйan. La chaloupe, baignйe dans ses rayons obliques, ne
pouvait quitter ce centre lumineux qui se dйplaзait avec elle.

Les кtres animйs des rйgions hyperborйennes sentirent pourtant venir
le soir, comme si l'astre radieux se fыt dйrobй derriиre l'horizon.
Les oiseaux, les poissons, les cйtacйs disparurent. Oщ? Au plus
profond du ciel? Au plus profond de la mer? Qui l'eыt pu dire? Mais, а
leurs cris, а leurs sifflements, au frйmissement des vagues agitйes
par la respiration des monstres marins, succйda bientфt la silencieuse
immobilitй; les flots s'endormirent dans une insensible ondulation, et
la nuit reprit sa paisible influence sous les regards йtincelants du
soleil.

Depuis le dйpart d'Altamont-Harbour, la chaloupe avait gagnй un degrй
dans le nord; le lendemain, rien ne paraissait encore а l'horizon, ni
ces hauts pics qui signalent de loin les terres, ni ces signes
particuliers auxquels un marin pressent l'approche des оles ou des
continents.

Le vent tenait bon sans кtre fort; la mer йtait peu houleuse; le
cortиge des oiseaux et des poissons revint aussi nombreux que la
veille; le docteur, penchй sur les flots, put voir les cйtacйs quitter
leur profonde retraite et monter peu а peu а la surface de la mer;
quelques icebergs, et за et lа des glaзons йpars, rompaient seuls
l'immense monotonie de l'Ocйan.

Mais, en somme, les glaces йtaient rares, et elles n'auraient pu gкner
la marche d'un navire. Il faut remarquer que la chaloupe se trouvait
alors а dix degrйs au-dessus du pфle du froid, et, au point de vue des
parallиles de tempйrature, c'est comme si elle eыt йtй а dix degrйs
au-dessous. Rien d'йtonnant, dиs lors, que la mer fыt libre а cette
йpoque, comme elle le devait кtre par le travers de la baie de Disko,
dans la mer de Baffin. Ainsi donc, un bвtiment aurait eu lа ses
coudйes franches pendant les mois d'йtй.

Cette observation a une grande importance pratique; en effet, si
jamais les baleiniers peuvent s'йlever dans le bassin polaire, soit
par les mers du nord de l'Amйrique, soit par les mers du nord de
l'Asie, ils sont assurйs d'y faire rapidement leur cargaison, car
cette partie de l'Ocйan paraоt кtre le vivier universel, le rйservoir
gйnйral des baleines, des phoques et de tous les animaux marins.

A midi, la ligne d'eau se confondait encore avec la ligne du ciel; le
docteur commenзait а douter de l'existence d'un continent sous ces
latitudes йlevйes.

Cependant, en rйflйchissant, il йtait forcйment conduit а croire а
l'existence d'un continent borйal; en effet, aux premiers jours du
monde, aprиs le refroidissement de la croыte terrestre, les eaux,
formйes par la condensation des vapeurs atmosphйriques, durent obйir а
la force centrifuge, s'йlancer vers les zones йquatoriales et
abandonner les extrйmitйs immobiles du globe. De а l'йmersion
nйcessaire des contrйes voisines du pфle, Le docteur trouvait ce
raisonnement fort juste.

Et il semblait tel а Hatteras.

Aussi les regards du capitaine essayaient de percer les brumes de
l'horizon. Sa lunette ne quittait pas ses yeux. Il cherchait dans la
couleur des eaux, dans la forme des vagues, dans le souffle du vent,
les indices l'une terre prochaine. Son front se penchait en avant, et
qui n'eыt pas connu ses pensйes l'eыt admirй, cependant, tant il y
avait dans son attitude d'йnergiques dйsirs et d'anxieuses
interrogations.




CHAPITRE XXII

LES APPROCHES DU PФLE


Le temps s'йcoulait au milieu de cette incertitude. Rien ne se
montrait а cette circonfйrence si nettement arrкtйe. Pas un point qui
ne fыt ciel ou mer. Pas mкme а la surface des flots, un brin de ces
herbes terrestres qui firent tressaillir le coeur de Christophe Colomb
marchant а la dйcouverte de l'Amйrique.

Hatteras regardait toujours.

Enfin, vers six heures du soir, une vapeur de forme indйcise, mais
sensiblement йlevйe, apparut au-dessus du niveau de la mer; on eыt dit
un panache de fumйe; le ciel йtait parfaitement pur: donc cette vapeur
ne pouvait s'expliquer par un nuage; elle disparaissait par instants,
et reparaissait, comme agitйe.

Hatteras fut le premier а observer ce phйnomиne; ce point indйcis,
cette vapeur inexplicable, il l'encadra dans le champ de sa lunette,
et pendant une heure encore il l'examina sans relвche.

Tout а coup, quelque indice, certain apparemment, lui vint au regard,
car il йtendit le bras vers l'horizon, et d'une voix йclatante il
s'йcria:

«Terre! terre!»

A ces mots, chacun se leva comme mы par une commotion йlectrique.

Une sorte de fumйe s'йlevait sensiblement au-dessus de la mer.

«Je vois! je vois! s'йcria le docteur.

--Oui! certes... oui, fit Johnson.

--C'est un nuage, dit Altamont.

--Terre! terre!» rйpondit Hatteras avec une inйbranlable conviction.

Les cinq navigateurs examinиrent encore avec la plus grande attention.

Mais, comme il arrive souvent aux objets que leur йloignement rend
indйcis, le point observй semblait avoir disparu. Enfin les regards le
saisirent de nouveau, et le docteur crut mкme surprendre une lueur
rapide а vingt ou vingt-cinq milles dans le nord.

«C'est un volcan! s'йcria-t-il.

--Un volcan? fit Altamont.

--Sans doute.

--Sous une latitude si йlevйe!

--Et pourquoi pas? reprit le docteur; l'Islande n'est-elle pas une
terre volcanique et pour ainsi dire faite de volcans?

--Oui! l'Islande, reprit l'Amйricain; mais si prиs du pфle!

--Eh bien, notre illustre compatriote, le commodore James Ross,
n'a-t-il pas constatй, sur le continent austral, l'existence de
l'_Erebus_ et du _Terror_, deux monts ignivomes en pleine activitй par
cent soixante-dix degrйs de longitude et soixante-dix-huit degrйs, de
latitude? Pourquoi donc des volcans n'existeraient-ils pas au pфle
Nord?

--Cela est possible, en effet, rйpondit Altamont.

--Ah! s'йcria le docteur, je le vois distinctement: c'est un volcan!

--Eh bien, fit Hatteras, courons droit dessus.

--Le vent commence а venir de bout, dit Johnson.

--Bordez la misaine, et au plus prиs.»

Mais cette manoeuvre eut pour rйsultat d'йloigner la chaloupe du point
observй, et les plus attentifs regards ne purent le reprendre.

Cependant on ne pouvait plus douter de la proximitй de la cфte.
C'йtait donc lа le but du voyage entrevu, sinon atteint, et
vingt-quatre heures ne se passeraient pas, sans doute, sans que ce
nouveau sol fыt foulй par un pied humain. La Providence, aprиs leur
avoir permis de s'en approcher de si prиs, ne voudrait pas empкcher
ces audacieux marins d'y atterrir.

Cependant, dans les circonstances actuelles, personne ne manifesta la
joie qu'une semblable dйcouverte devait produire; chacun se renfermait
en lui-mкme et se demandait ce que pouvait кtre cette terre du pфle.
Les animaux semblaient la fuir; а l'heure du soir, les oiseaux, au
lieu d'y chercher un refuge, s'envolaient dans le sud а tire-d'ailes!
Йtait-elle donc si inhospitaliиre qu'une mouette ou un ptarmigan n'y
pussent trouver asile? Les poissons eux-mкmes, les grands cйtacйs,
fuyaient rapidement cette cфte а travers les eaux transparentes. D'oщ
venait ce sentiment de rйpulsion, sinon de terreur, commun а tous les
кtres animйs qui hantaient cette partie du globe?

Les navigateurs avaient subi l'impression gйnйrale; ils se laissaient
aller aux sentiments de leur situation, et, peu а peu, chacun d'eux
sentit le sommeil alourdir ses paupiиres.

Le quart revenait а Hatteras! Il prit la barre; le docteur, Altamont,
Johnson et Bell, йtendus sur les bancs, s'endormirent l'un aprиs
l'autre, et bientфt ils furent plongйs dans le monde des rкves.

Hatteras essaya de rйsister au sommeil; il ne voulait rien perdre de
ce temps prйcieux; mais le mouvement lent de la chaloupe le berзait
insensiblement, et il tomba malgrй lui dans une irrйsistible
somnolence.

Cependant l'embarcation marchait а peine; le vent ne parvenait pas а
gonfler sa voile dйtendue. Au loin, quelques glaзons immobiles dans
l'ouest rйflйchissaient les rayons lumineux et formaient des plaques
incandescentes en plein Ocйan.

Hatteras se prit а rкver. Sa pensйe rapide erra sur toute son
existence; il remonta le cours de sa vie avec cette vitesse
particuliиre aux songes, qu'aucun savant n'a encore pu calculer; il
fit un retour sur ses jours йcoulйs; il revit son hivernage, la baie
Victoria, le Fort-Providence, la Maison-du-Docteur, la rencontre de
l'Amйricain sous les glaces.

Alors il retourna plus loin dans le passй; il rкva de son navire, du
_Forward_ incendiй, de ses compagnons, des traоtres qui l'avaient
abandonnй. Qu'йtaient-ils devenus? Il pensa а Shanclon, а Wall, au
brutal Pen. Oщ йtaient-ils? Avaient-ils pu gagner la mer de Baffin а
travers les glaces?

Puis, son imagination de rкveur plana plus haut encore, et il se
retrouva а son dйpart d'Angleterre, а ses voyages prйcйdents, а ses
tentatives avortйes, а ses malheurs. Alors il oublia sa situation
prйsente, sa rйussite prochaine, ses espйrances а demi rйalisйes. De
la joie son rкve le rejeta dans les angoisses.

Pendant deux heures ce fut ainsi; puis, sa pensйe reprit un nouveau
cours; elle le ramena vers le pфle; il se vit posant enfin le pied sur
ce continent anglais, et dйployant le pavillon du Royaume-Uni.

Tandis qu'il sommeillait ainsi, un nuage йnorme, de couleur olivвtre,
montait svir l'horizon et assombrissait l'Ocйan.

On ne peut se figurer avec quelle foudroyante rapiditй les ouragans
envahissent les mers arctiques. Les vapeurs engendrйes dans les
contrйes йquatoriales viennent se condenser au-dessus des immenses
glaciers du nord, et appellent avec une irrйsistible violence des
masses d'air pour les remplacer. C'est ce qui peut expliquer l'йnergie
des tempкtes borйales.

Au premier choc du vent, le capitaine et ses compagnons s'йtaient
arrachйs а leur sommeil, prкts а manoeuvrer.

La mer se soulevait en lames hautes, а base peu dйveloppйe; la
chaloupe, ballottйe par une violente houle, plongeait dans des
gouffres profonds, ou oscillait sur la pointe d'une vague aiguл, en
s'inclinant sous des angles de plus de quarante-cinq degrйs.

Hatteras avait repris d'une main ferme la barre, qui jouait avec bruit
dans la tкte du gouvernail; quelquefois, cette barre, violemment prise
dans une embardйe, le repoussait et le courbait malgrй lui. Johnson et
Bell s'occupaient sans relвche а vider l'eau embarquйe dans les
plongeons de la chaloupe.

«Voilа une tempкte sur laquelle nous ne comptions guиre, dit Altamont
en se cramponnant а son banc.

--Il faut s'attendre а tout ici», rйpondit le docteur.

Ces paroles s'йchangeaient au milieu des sifflements de l'air et du
fracas des flots, que la violence du vent rйduisait а une impalpable
poussiиre liquide; il devenait presque impossible de s'entendre.

Le nord йtait difficile а tenir; les embruns йpais ne laissaient pas
entrevoir la mer au-delа de quelques toises; tout point de repиre
avait disparu.

Cette tempкte subite, au moment oщ le but allait кtre atteint,
semblait renfermer de sйvиres avertissements; elle apparaissait а des
esprits surexcitйs comme une dйfense d'aller plus loin. La nature
voulait-elle donc interdire l'accиs du pфle? Ce point du globe
йtait-il entourй d'une fortification d'ouragans et d'orages qui ne
permettait pas d'en approcher?

Cependant, а voir la figure йnergique de ces hommes, on eыt compris
qu'ils ne cйderaient ni au vent ni aux flots, et qu'ils iraient
jusqu'au bout.

Ils luttиrent ainsi pendant toute la journйe, bravant la mort а chaque
instant, ne gagnant rien dans le nord, mais ne perdant pas, trempйs
sous une pluie tiиde, et mouillйs par les paquets de mer que la
tempкte leur jetait au visage; aux sifflements de l'air se mкlaient
parfois de sinistres cris d'oiseaux.

Mais au milieu mкme d'une recrudescence du courroux des flots, vers
six heures du soir, il se fit une accalmie subite. Le vent se tut
miraculeusement. La mer se montra calme et unie, comme si la houle ne
l'eыt pas soulevйe pendant douze heures. L'ouragan semblait avoir
respectй cette partie de l'Ocйan polaire.

Que se passait-il donc? Un phйnomиne extraordinaire, inexplicable, et
dont le capitaine Sabine fut tйmoin pendant ses voyages aux mers
groлnlandaises.

Le brouillard, sans se lever, s'йtait fait йtrangement lumineux.

La chaloupe naviguait dans une zone de lumiиre йlectrique, un immense
feu Saint-Elme resplendissait, mais sans chaleur. Le mвt, la voile,
les agrиs se dessinaient en noir sur le fond phosphorescent du ciel
avec une incomparable nettetй; les navigateurs demeuraient plongйs
dans un bain de rayons transparents, et leurs figures se coloraient de
reflets enflammйs.

L'accalmie soudaine de cette portion de l'Ocйan provenait sans doute
du mouvement ascendant des colonnes d'air, tandis que la tempкte,
appartenant au genre des cyclones[1], tournait avec rapiditй autour
de ce centre paisible.

  [1]  Tempкtes tournantes.

Mais cette atmosphиre en feu fit venir une pensйe а l'esprit
d'Hatteras.

«Le volcan! s'йcria-t-il.

--Est-ce possible? fit Bell.

--Non! non! rйpondit le docteur; nous serions йtouffйs si ses flammes
s'йtendaient jusqu'а nous.

--C'est peut-кtre son reflet dans le brouillard, fit Altamont.

--Pas davantage. Il faudrait admettre que nous fussions prиs de terre,
et, dans ce cas, nous entendrions les fracas de l'йruption.

--Mais alors?... demanda le capitaine.

--C'est un phйnomиne cosmique, rйpondit le docteur, phйnomиne peu
observй jusqu'ici!... Si nous continuons notre route, nous ne
tarderons pas а sortir de cette sphиre lumineuse pour retrouver
l'obscuritй et la tempкte.

--Quoi qu'il en soit, en avant! rйpondit Hatteras.

--En avant!» s'йcriиrent ses compagnons, qui ne songиrent mкme pas а
reprendre haleine dans ce bassin tranquille.

La voile, avec ses plis de feu, pendait le long du mвt йtincelant; les
avirons plongиrent dans les vagues ardentes et parurent soulever des
flots d'йtincelles faites de gouttes d'eau vivement йclairйes.

Hatteras, la boussole а la main, reprit la route du nord; peu а peu le
brouillard perdit de sa lumiиre, puis de sa transparence; le vent fit
entendre ses rugissements а quelques toises, et bientфt la chaloupe,
se couchant sous une violente rafale, rentra dans la zone des
tempкtes.

Mais l'ouragan avait heureusement tournй d'un point vers le sud, et
l'embarcation put courir vent arriиre, allant droit au pфle, risquant
de sombrer, mais se prйcipitant avec une vitesse insensйe; recueil,
rocher ou glaзon, pouvait surgir а chaque instant des flots, et elle
s'y fыt infailliblement mise en piиces.

Cependant, pas un de ces hommes n'йlevait une objection; pas un ne
faisait entendre la voix de la prudence. Ils йtaient pris de la folie
du danger. La soif de l'inconnu les envahissait. Ils allaient ainsi
non pas aveugles, mais aveuglйs, trouvant l'effroyable rapiditй de
cette course trop faible au grй de leur impatience. Hatteras
maintenait sa barre dans son imperturbable direction, au milieu des
vagues йcumant sous le fouet de la tempкte.

Cependant l'approche de la cфte se faisait sentir; il y avait dans
l'air des symptфmes йtranges.

Tout а coup le brouillard se fendit comme un rideau dйchirй par le
vent, et, pendant un laps de temps rapide comme l'йclair, on put voir
а l'horizon un immense panache de flammes se dresser vers le ciel.

«Le volcan! le volcan!...»

Ce fut le mot qui s'йchappa de toutes les bouches; mais la fantastique
vision avait disparu; le vent, sautant dans le sud-est, prit
l'embarcation par le travers et l'obligea de fuir encore cette terre
inabordable.

«Malйdiction! fit Hatteras en bordant sa misaine; nous n'йtions pas а
trois milles de la cфte!»

Hatteras ne pouvait rйsister а la violence de la tempкte; mais, sans
lui cйder, il biaisa dans le vent, qui se dйchaоnait avec un
emportement indescriptible. Par instants, la chaloupe se renversait
sur le cфtй, а faire craindre que sa quille n'йmergeвt tout entiиre;
cependant elle finissait par se relever sous l'action du gouvernail,
comme un coursier dont les jarrets flйchissent et que son cavalier
relиve de la bride et de l'йperon.

Hatteras, йchevelй, la main soudйe а sa barre, semblait кtre l'вme de
cette barque et ne faire qu'un avec elle, ainsi que l'homme et le
cheval au temps des centaures.

Soudain, un spectacle йpouvantable s'offrit а ses regards.

A moins de dix toises, un glaзon se balanзait sur la cime houleuse des
vagues; il descendait et montait comme la chaloupe; il la menaзait de
sa chute, et l'eыt йcrasйe а la toucher seulement.

Mais, avec ce danger d'кtre prйcipitй dans l'abоme, s'en prйsentait un
autre non moins terrible; car ce glaзon, courant а l'aventure, йtait
chargй d'ours blancs, serrйs les uns contre les autres, et fous de
terreur.

«Des ours! des ours!» s'йcria Bell d'une voix йtranglйe.

Et chacun, terrifiй, vit ce qu'il voyait.

Le glaзon faisait d'effrayantes embardйes; quelquefois il s'inclinait
sous des angles si aigus, que les animaux roulaient pкle-mкle les uns
sur les autres. Alors ils poussaient des grognements qui luttaient
avec les fracas de la tempкte, et un formidable concert s'йchappait de
cette mйnagerie flottante.

Que ce radeau de glace vоnt а culbuter, et les ours, se prйcipitant
vers l'embarcation, en eussent tentй l'abordage.

Pendant un quart d'heure, long comme un siиcle, la chaloupe et le
glaзon naviguиrent de conserve, tantфt йcartйs de vingt toises, tantфt
prкts а se heurter; parfois l'un dominait l'autre, et les monstres
n'avaient qu'а se laisser choir. Les chiens groлnlandais tremblaient
d'йpouvantй. Duk restait immobile.

Hatteras et ses compagnons йtaient muets; il ne leur venait pas mкme а
l'idйe de mettre la barre dessous pour s'йcarter de ce redoutable
voisinage, et ils se maintenaient dans leur route avec une inflexible
rigueur. Un sentiment vague, qui tenait plus de l'йtonnement que de la
terreur, s'emparait de leur cerveau; ils admiraient, et ce terrifiant
spectacle complйtait la lutte des йlйments.

Enfin, le glaзon s'йloigna peu а peu, poussй par le vent auquel
rйsistait la chaloupe avec sa misaine bordйe а plat, et il disparut au
milieu du brouillard, signalant de temps en temps sa prйsence par les
grognements йloignйs de son monstrueux йquipage.

En ce moment, il y eut redoublement de la tempкte, ce fut un
dйchaоnement sans nom des ondes atmosphйriques; l'embarcation,
soulevйe hors des flots, se prit а tournoyer avec une vitesse
vertigineuse; sa misaine arrachйe s'enfuit dans l'ombre comme un grand
oiseau blanc; un trou circulaire, un nouveau Maлlstroem, se forma dans
le remous des vagues, les navigateurs, enlacйs dans ce tourbillon,
coururent avec une rapiditй telle que ses lignes d'eau leur semblaient
immobiles, malgrй leur incalculable rapiditй. Ils s'enfonзaient peu а
peu. Au fond du gouffre, une aspiration puissante, une succion
irrйsistible se faisait, qui les attirait et les engloutissait
vivants.

Ils s'йtaient levйs tous les cinq. Ils regardaient d'un regard effarй.
Le vertige les prenait. Ils avaient en eux ce sentiment indйfinissable
de l'abоme!

Mais, tout d'un coup, la chaloupe se releva perpendiculairement. Son
avant domina les lignes du tourbillon; la vitesse dont elle йtait
douйe la projeta hors du centre d'attraction, et, s'йchappant par la
tangente de cette circonfйrence qui faisait plus de mille tours а la
seconde, elle fut lancйe au-dehors avec la vitesse d'un boulet de
canon.

Altamont, le docteur, Johnson, Bell furent renversйs sur leurs bancs.

Quand ils se relevиrent, Hatteras avait disparu.

Il йtait deux heures du matin.




CHAPITRE XXIII

LE PAVILLON D'ANGLETERRE


Un cri, parti de quatre poitrines, succйda au premier instant de
stupeur.

«Hatteras? dit le docteur.

--Disparu! firent Johnson et Bell.

--Perdu!»

Ils regardиrent autour d'eux. Rien n'apparaissait sur cette mer
houleuse. Duk aboyait avec un accent dйsespйrй; il voulait se
prйcipiter au milieu des flots, et Bell parvenait а peine а le
retenir.

«Prenez place au gouvernail, Altamont, dit le docteur, et tentons tout
au monde pour retrouver notre infortunй capitaine!»

Johnson et Bell reprirent leurs bancs. Altamont saisit la barre, et la
chaloupe errante revint au vent.

Johnson et Bell se mirent а nager vigoureusement; pendant une heure,
on ne quitta pas le lieu de la catastrophe. On chercha, mais en vain!
Le malheureux Hatteras, emportй par l'ouragan, йtait perdu.

Perdu! si prиs du pфle! si prиs de ce but qu'il n'avait fait
qu'entrevoir!

Le docteur appela, cria, fit feu de ses armes; Duk joignit ses
lamentables aboiements а sa voix; mais rien ne rйpondit aux deux amis
du capitaine. Alors une profonde douleur s'empara de Clawbonny; sa
tкte retomba sur ses mains, et ses compagnons l'entendirent pleurer.

En effet, а cette distance de la terre, sans un aviron, sans un
morceau de bois pour se soutenir, Hatteras ne pouvait avoir gagnй
vivant la cфte, et si quelque chose de lui touchait enfin cette terre
dйsirйe, ce serait son cadavre tumйfiй et meurtri.

Aprиs une heure de recherche, il fallut reprendre la route au nord et
lutter contre les derniиres fureurs de la tempкte.

A cinq heures du matin, le 11 juillet, le vent s'apaisa; la houle
tomba peu а peu; le ciel reprit sa clartй polaire, et, а moins de
trois milles, la terre s'offrit dans toute sa splendeur.

Ce continent nouveau n'йtait qu'une оle, ou plutфt un volcan dressй
comme un phare au pфle borйal du monde.»

La montagne, en pleine йruption, vomissait une masse de pierres
brыlantes et de quartiers de rocs incandescents; elle semblait
s'agiter sous des secousses rйitйrйes comme une respiration de gйant;
les masses projetйes montaient dans les airs а une grande hauteur, au
milieu des jets d'une flamme intense, et des coulйes de lave se
dйroulaient sur ses flancs en torrents impйtueux; ici, des serpents
embrasйs se faufilaient entre les roches fumantes; lа, des cascades
ardentes retombaient au milieu d'une vapeur pourpre, et plus bas, un
fleuve de feu, formй de mille riviиres ignйes, se jetaient а la mer
par une embouchure bouillonnante.

Le volcan paraissait n'avoir qu'un cratиre unique d'oщ s'йchappait la
colonne de feu, zйbrйe d'йclairs transversaux; on eыt dit que
l'йlectricitй jouait un rфle dans ce magnifique phйnomиne.

Au-dessus des flammes haletantes ondoyait un immense panache de fumйe,
rouge а sa base, noir а son sommet. Il s'йlevait avec une incomparable
majestй et se dйroulait largement en йpaisses volutes.

Le ciel, а une grande hauteur, revкtait une couleur cendrйe;
l'obscuritй йprouvйe pendant la tempкte, et dont le docteur n'avait pu
se rendre compte, venait йvidemment des colonnes de cendres dйployйes
devant le soleil comme un impйnйtrable rideau. Il se souvint alors
d'un fait semblable survenu en 1812, а l'оle de la Barbade, qui, en
plein midi, fut plongйe dans les tйnиbres profondes, par la masse des
cendres rejetйes du cratиre de l'оle Saint-Vincent.

Cet йnorme rocher ignivome, poussй en plein Ocйan, mesurait mille
toises de hauteur, а peu prиs l'altitude de l'Hйcla.

La ligne menйe de son sommet а sa base formait avec l'horizon un angle
de onze degrйs environ.

Il semblait sortir peu а peu du sein des flots, а mesure que la
chaloupe s'en approchait. Il ne prйsentait aucune trace de vйgйtation.
Le rivage mкme lui faisait dйfaut, et ses flancs tombaient а pic dans
la mer.

«Pourrons-nous atterrir? dit le docteur.

--Le vent nous porte, rйpondit Altamont.

--Mais je ne vois pas un bout de plage sur lequel, nous puissions
prendre pied!

--Cela paraоt ainsi de loin, rйpondit Johnson; mais nous trouverons
bien de quoi loger notre embarcation; c'est tout ce qu'il nous faut.

--Allons donc!» rйpondit tristement Clawbonny. Le docteur n'avait plus
de regards pour cet йtrange continent qui se dressait devant lui. La
terre du pфle йtait bien lа, mais non l'homme qui l'avait dйcouverte!

A cinq cents pas des rocs, la mer bouillonnait sous l'action des feux
souterrains. L'оle qu'elle entourait pouvait avoir huit а dix milles
de circonfйrence, pas davantage, et, d'aprиs l'estime, elle se
trouvait trиs prиs du pфle, si mкme l'axe du monde n'y passait pas
exactement.

Aux approches de l'оle, les navigateurs remarquиrent un petit fiord en
miniature suffisant pour abriter leur embarcation; ils s'y dirigиrent
aussitфt, avec la crainte de trouver le corps du capitaine rejetй а la
cфte par la tempкte!

Cependant, il semblait difficile qu'un cadavre s'y reposвt; il n'y
avait pas de plage, et la mer dйferlait sur des rocs abrupts; une
cendre йpaisse et vierge de toute trace humaine recouvrait leur
surface au-delа de la portйe des vagues.

Enfin la chaloupe se glissa par une ouverture йtroite entre deux
brisants а fleur d'eau, et lа elle se trouva parfaitement abritйe
contre le ressac.

Alors les hurlements lamentables de Duk redoublиrent; le pauvre animal
appelait le capitaine dans son langage йmu, il le redemandait а cette
mer sans pitiй, а ces rochers sans йcho. Il aboyait en vain, et le
docteur le caressait de la main sans pouvoir le calmer, quand le
fidиle chien, comme s'il eыt voulu remplacer son maоtre, fit un bond
prodigieux et s'йlanзa le premier sur les rocs, au milieu d'une
poussiиre de cendre qui vola en nuage autour de lui.

«Duk! ici, Duk!» fit le docteur.

Mais Duk ne l'entendit pas et disparut. On procйda alors au
dйbarquement; Clawbonny et ses trois compagnons prirent terre, et la
chaloupe fut solidement amarrйe.

Altamont se disposait а gravir un йnorme amas de pierres, quand les
aboiements de Duk retentirent а quelque distance avec une йnergie
inaccoutumйe; ils exprimaient non la colиre, mais la douleur.

«Йcoutez, fit le docteur.

--Quelque animal dйpistй? dit le maоtre d'йquipage.

--Non! non! rйpondit le docteur en tressaillant, c'est de la plainte!
ce sont des pleurs! le corps d'Hatteras est lа.»

A ces paroles, les quatre hommes s'йlancиrent sur les traces de Duk,
au milieu des cendres qui les aveuglaient; ils arrivиrent au fond d'un
fiord, а un espace de dix pieds sur lequel les vagues venaient mourir
insensiblement.

Lа, Duk aboyait auprиs d'un cadavre enveloppй dans le pavillon
d'Angleterre.

«Hatteras! Hatteras!» s'йcria le docteur en se prйcipitant sur le
corps de son ami.

Mais aussitфt il poussa une exclamation impossible а rendre.

Ce corps ensanglantй, inanimй en apparence, venait de palpiter sous sa
main.

«Vivant! vivant! s'йcria-t-il.

--Oui, dit une voix faible, vivant sur la terre du pфle oщ m'a jetй la
tempкte, vivant sur _l'оle de la Reine!_

--Hurrah pour l'Angleterre! s'йcriиrent les cinq hommes d'un commun
accord.

--Et pour l'Amйrique!» reprit le docteur en tendant une main а
Hatteras et l'autre а l'Amйricain.

Duk, lui aussi, criait hurrah а sa maniиre, qui en valait bien une
autre.

Pendant les premiers instants, ces braves gens furent tout entiers au
bonheur de revoir leur capitaine; ils sentaient leurs yeux inondйs de
larmes.

Le docteur s'assura de l'йtat d'Hatteras. Celui-ci n'йtait pas
griиvement blessй. Le vent l'avait portй jusqu'а la cфte, oщ
l'abordage fut fort pйrilleux; le hardi marin, plusieurs fois rejetй
au large, parvint enfin, а force d'йnergie, а se cramponner а un
morceau de roc, et il rйussit а se hisser au-dessus des flots.

Lа, il perdit connaissance, aprиs s'кtre roulй dans son pavillon, et
il ne revint au sentiment que sous les caresses de Duk et au bruit de
ses aboiements.

Aprиs les premiers soins, Hatteras put se lever et reprendre, au bras
du docteur, le chemin de la chaloupe.

«Le pфle! le pфle Nord! rйpйtait-il en marchant.

--Vous кtes heureux! lui disait le docteur.

--Oui, heureux! Et vous, mon ami, ne sentez-vous pas ce bonheur, cette
joie de se trouver ici? Cette terre que nous foulons, c'est la terre
du pфle! Cette mer que nous avons traversйe, c'est la mer du pфle! Cet
air que nous respirons, c'est l'air du pфle! Oh! le pфle Nord! le pфle
Nord!»

En parlant ainsi, Hatteras йtait en proie а une exaltation violente, а
une sorte de fiиvre, et le docteur essayait en vain de le calmer. Ses
yeux brillaient d'un йclat extraordinaire, et ses pensйes
bouillonnaient dans son cerveau. Clawbonny attribua cet йtat de
surexcitation aux йpouvantables pйrils que le capitaine venait de
traverser.

Hatteras avait йvidemment besoin de repos, et l'on s'occupa de
chercher un lieu de campement.

Altamont trouva bientфt une grotte faite de rochers que leur chute
avait arrangйs en forme de caverne; Johnson et Bell y apportиrent les
provisions et lвchиrent les chiens groлnlandais.

Vers onze heures, tout fut prйparй pour un repas; la toile de la tente
servait de nappe; le dйjeuner, composй de pemmican, de viande salйe,
de thй et de cafй, s'йtalait а terre et ne demandait qu'а se laisser
dйvorer.

Mais auparavant, Hatteras exigea que le relevй de l'оle fыt fait; il
voulait savoir exactement а quoi s'en tenir sur sa position.

Le docteur et Altamont prirent alors leurs instruments, et, aprиs
observation, ils obtinrent, pour la position prйcise de la grotte, 89°
59' 15" de latitude. La longitude, а cette hauteur, n'avait plus
aucune importance, car tous les mйridiens se confondaient а quelques
centaines de pieds plus haut.

Donc, en rйalitй, l'оle se trouvait situйe au pфle Nord, et le
quatre-vingt-dixiиme degrй de latitude n'йtait qu'а quarante-cinq
secondes de lа, exactement а trois quarts de mille[1], c'est-а-dire
vers le sommet du volcan.

  [1]  1,237 mиtres.

Quand Hatteras connut ce rйsultat, il demanda qu'il fыt consignй dans
un procиs-verbal fait en double, qui devait кtre dйposй dans un cairn
sur la cфte.

Donc, sйance tenante, le docteur prit la plume et rйdigea le document
suivant, dont l'un des exemplaires figure maintenant aux archives de
la Sociйtй royale gйographique de Londres.

«Ce 11 juillet 1861, par 89° 59' 15" de latitude septentrionale, a йtй
dйcouverte «l'оle de la Reine», au pфle Nord, par le capitaine
Hatteras, commandant le brick le _Forward_, de Liverpool, qui a signй,
ainsi que ses compagnons.

«Quiconque trouvera ce document est priй de le faire parvenir а
l'Amirautй.

«Signй: John HATTERAS, commandant du _Forward_; docteur CLAWBONNY;
ALTAMONT, commandant du _Porpoise_; JOHNSON, maоtre d'йquipage; BELL,
charpentier.»

«Et maintenant, mes amis, а table!» dit gaiement le docteur.




CHAPITRE XXIV

COURS DE COSMOGRAPHIE POLAIRE


Il va sans dire que, pour se mettre а table, on s'asseyait а terre.

«Mais, disait Clawbonny, qui ne donnerait toutes les tables et toutes
les salles а manger du monde pour dоner par 89° 59' et 15" de latitude
borйale!»

Les pensйes de chacun se rapportaient en effet а la situation
prйsente; les esprits йtaient en proie а cette prйdominante idйe du
pфle Nord. Dangers bravйs pour l'atteindre, pйrils а vaincre pour en
revenir, s'oubliaient dans ce succиs sans prйcйdent. Ce que ni les
anciens, ni les modernes, ce que ni les Europйens, ni les Amйricains,
ni les Asiatiques n'avaient pu faire jusqu'ici, venait d'кtre
accompli.

Aussi le docteur fut-il bien йcoutй de ses compagnons quand il raconta
tout ce que sa science et son inйpuisable mйmoire purent lui fournir а
propos de la situation actuelle.

Ce fut avec un vйritable enthousiasme qu'il proposa de porter tout
d'abord un toast au capitaine.

«A John Hatteras! dit-il.

--A John Hatteras! firent ses compagnons d'une seule voix.

--Au pфle Nord!» rйpondit le capitaine, avec un accent йtrange, chez
cet кtre jusque-lа si froid, si contenu, et maintenant en proie а une
impйrieuse surexcitation.

Les tasses se choquиrent, et les toasts furent suivis de chaleureuses
poignйes de main.

«Voilа donc, dit le docteur, le fait gйographique le plus important de
notre йpoque! Qui eыt dit que cette dйcouverte prйcйderait celles du
centre de l'Afrique ou de l'Australie! Vraiment, Hatteras, vous кtes
au-dessus des Sturt et des Livingstone, des Burton et des Barth!
Honneur а vous!

--Vous avez raison, docteur, rйpondit Altamont; il semble que, par les
difficultйs de l'entreprise, le pфle Nord devait кtre le dernier point
de la terre а dйcouvrir. Le jour oщ un gouvernement eыt absolument
voulu connaоtre le centre de l'Afrique, il y eыt rйussi inйvitablement
а prix d'hommes et d'argent; mais ici, rien de moins certain que le
succиs, et il pouvait se prйsenter des obstacles absolument
infranchissables.

--Infranchissables! s'йcria Hatteras avec vйhйmence, il n'y a pas
d'obstacles infranchissables, il y a des volontйs plus ou moins
йnergiques, voilа tout!

--Enfin, dit Johnson, nous y sommes, c'est bien. Mais enfin, monsieur
Clawbonny, me direz-vous une bonne fois ce que ce pфle a de
particulier?

--Ce qu'il a, mon brave Johnson, il a qu'il est le seul point du globe
immobile pendant que tous les autres points tournent avec une extrкme
rapiditй.

--Mais je ne m'aperзois guиre, rйpondit Johnson, que nous soyons plus
immobiles ici qu'а Liverpool!

--Pas plus qu'а Liverpool vous ne vous apercevez de votre mouvement;
cela tient а ce que, dans ces deux cas, vous participez vous-mкme а ce
mouvement ou а ce repos! Mais le fait n'en est pas moins certain. La
terre est douйe d'un mouvement de rotation qui s'accomplit en
vingt-quatre heures, et ce mouvement est supposй s'opйrer sur un axe
dont les extrйmitйs passent au pфle Nord et au pфle Sud. Eh bien! nous
sommes а l'une des extrйmitйs de cet axe nйcessairement immobile.

--Ainsi, dit Bell, quand nos compatriotes tournent rapidement, nous
restons en repos?

--A peu prиs, car nous ne sommes pas absolument au pфle!

--Vous avez raison, docteur! dit Hatteras d'un ton grave et en
secouant la tкte, il s'en faut encore de quarante-cinq secondes que
nous ne soyons arrivйs au point prйcis!

--C'est peu de chose, rйpondit Altamont, et nous pouvons nous
considйrer comme immobiles.

--Oui, reprit le docteur, tandis que les habitants de chaque point de
l'йquateur font trois cent quatre-vingt-seize lieues par heure!

--Et cela sans en кtre plus fatiguйs! fit Bell.

--Justement! rйpondit le docteur.

--Mais, reprit Johnson, indйpendamment de ce mouvement de rotation, la
terre n'est-elle pas douйe d'un autre mouvement autour du soleil?

--Oui, un mouvement de translation qu'elle accomplit en un an.

--Est-il plus rapide que l'autre? demanda Bell.

--Infiniment plus, et je dois dire que, quoique nous soyons au pфle,
il nous entraоne comme tous les habitants de la terre. Ainsi donc,
notre prйtendue immobilitй n'est qu'une chimиre: immobiles par rapport
aux autres points du globe, oui; mais par rapport au soleil, non.

--Bon! dit Bell avec un accent de regret comique, moi qui me croyais
si tranquille! il faut renoncer а cette illusion! On ne peut
dйcidйment pas avoir un instant de repos en ce monde.

--Comme tu dis, Bell, rйpliqua Johnson; et nous apprendrez-vous,
monsieur Clawbonny, quelle est la vitesse de ce mouvement de
translation?

--Elle est considйrable, rйpondit le docteur; la terre marche autour
du soleil soixante-seize fois plus vite qu'un boulet de vingt-quatre,
qui fait cependant cent quatre-vingt-quinze toises par seconde. Sa
vitesse de translation est donc de sept lieues six dixiиmes par
seconde; vous le voyez, c'est bien autre chose que le dйplacement des
points de l'йquateur.

--Diable! fit Bell, c'est а ne pas vous croire, monsieur Clawbonny!
Plus de sept lieues par seconde, et cela quand il eыt йtй si facile de
rester immobiles, si Dieu l'avait voulu!

--Bon! fit Altamont, y pensez-vous, Bell! Alors, plus de jour, plus de
nuit, plus de printemps, plus d'automne, plus d'йtй, plus d'hiver!

--Sans compter un rйsultat tout simplement йpouvantable! reprit le
docteur.

--Et lequel donc? dit Johnson.

--C'est que nous serions tombйs sur le soleil!

--Tombйs sur le soleil! rйpliqua Bell avec surprise.

--Sans doute. Si ce mouvement de translation venait а s'arrкter, la
terre serait prйcipitйe sur le soleil en soixante-quatre jours et
demi.

--Une chute de soixante-quatre jours! rйpliqua Johnson.

--Ni plus ni moins, rйpondit le docteur; car il y a une distance de
trente-huit millions de lieues а parcourir.

--Quel est donc le poids du globe terrestre? demanda Altamont.

--Il est de cinq mille huit cent quatre-vingt-un quadrillions de
tonneaux.

--Bon! fit Johnson, voilа des nombres qui ne disent rien а l'oreille!
on ne les comprend plus!

--Aussi, mon digne Johnson, je vais vous donner deux termes de
comparaison qui vous resteront dans l'esprit: rappelez-vous qu'il faut
soixante-quinze lunes pour faire le poids de la terre et trois cent
cinquante mille terres pour faire le poids du soleil.

--Tout cela est йcrasant! fit Altamont.

--^Йcrasant, c'est le mot, rйpondit le docteur; mais je reviens au
pфle, puisque jamais leзon de cosmographie sur cette partie de la
terre n'aura йtй plus opportune, si toutefois cela ne vous ennuie pas.

--Allez, docteur, allez! fit Altamont.

--Je vous ai dit, reprit le docteur, qui avait autant de plaisir а
enseigner que ses compagnons en йprouvaient а s'instruire, je vous ai
dit que le pфle йtait un point immobile par rapport aux autres points
de la terre. Eh bien, ce n'est pas tout а fait vrai.

--Comment! dit Bell, il faut encore en rabattre?

--Oui, Bell, le pфle n'occupe pas toujours la mкme place exactement;
autrefois, l'йtoile polaire йtait plus йloignйe du pфle cйleste
qu'elle ne l'est maintenant. Notre pфle est donc douй d'un certain
mouvement; il dйcrit un cercle en vingt-six mille ans environ. Cela
vient de la prйcession des йquinoxes, dont je vous parlerai tout а
l'heure.

--Mais, dit Altamont, ne pourrait-il se faire que le pфle se dйplaзвt
un jour d'une plus grande quantitй?

--Eh! mon cher Altamont, rйpondit le docteur, vous touchez а une
grande question que les savants dйbattirent longtemps а la suite d une
singuliиre dйcouverte.

--Laquelle donc?

--Voici. En 1771, on dйcouvrit le cadavre d'un rhinocйros sur les
bords de la mer Glaciale, et, en 1799, celui d'un йlйphant sur les
cфtes de la Sibйrie. Comment ces quadrupиdes des pays chauds se
rencontraient-ils sous une pareille latitude? De lа, йtrange rumeur
parmi les gйologues, qui n'йtaient pas aussi savants que le fut depuis
un Franзais, M. Elie de Beaumont, lequel dйmontra que ces animaux
vivaient sous des latitudes dйjа йlevйes, et que les torrents et les
fleuves avaient tout bonnement amenй leurs cadavres lа oщ on les avait
trouvйs. Mais, comme cette explication n'йtait pas encore йmise,
devinez ce qu'inventa l'imagination des savants?

--Les savants sont capables de tout, dit Altamont en riant.

--Oui, de tout pour expliquer un fait; eh bien, ils supposиrent que le
pфle de la terre avait йtй autrefois а l'йquateur, et l'йquateur au
pфle.

--Bah!

--Comme je vous le dis, et sйrieusement; or, s'il en eыt йtй ainsi,
comme la terre est aplatie au pфle de plus de cinq lieues, les mers,
transportйes au nouvel йquateur par la force centrifuge, auraient
recouvert des montagnes deux fois hautes comme l'Himalaya; tous les
pays qui avoisinent le cercle polaire, la Suиde, la Norvиge, la
Russie, la Sibйrie, le Groenland, la Nouvelle-Bretagne, eussent йtй
ensevelis sous cinq lieues d'eau, tandis que les rйgions йquatoriales,
rejetйes au pфle, auraient formй des plateaux йlevйs de cinq lieues.

--Quel changement! fit Johnson.

--Oh! cela n'effrayait guиre les savants.

--Et comment expliquaient-ils ce bouleversement? demanda Altamont.

--Par le choc d'une comиte. La comиte est le «Deus es machina»; toutes
les fois qu'on est embarrassй en cosmographie, on appelle une comиte а
son secours. C'est l'astre le plus complaisant que je connaisse, et,
au moindre signe d'un savant, il se dйrange pour tout arranger!

--Alors, dit Johnson, selon vous, monsieur Clawbonny, ce
bouleversement est impossible?

--Impossible!

--Et s'il arrivait?

--S'il arrivait, l'йquateur serait gelй en vingt-quatre heures!

--Bon! s'il se produisait maintenant, dit Bell, on serait capable de
dire que nous ne sommes pas allйs au pфle.

--Rassurez-vous, Bell. Pour en revenir а l'immobilitй de l'axe
terrestre, il en rйsulte donc ceci: c'est que si nous йtions pendant
l'hiver а cette place, nous verrions les йtoiles dйcrire un cercle
parfait autour de nous. Quant au soleil, le jour de l'йquinoxe du
printemps, le 23 mars, il nous paraоtrait (je ne tiens pas compte de
la rйfraction), il nous paraоtrait exactement coupй en deux par
l'horizon, et monterait peu а peu en formant des courbes trиs
allongйes; mais ici, il y a cela de remarquable que, dиs qu'il a paru,
il ne se couche plus; il reste visible pendant six mois; puis son
disque vient raser de nouveau l'horizon а l'йquinoxe d'automne, au 22
septembre, et, dиs qu'il s'est couchй, on ne le revoit plus de tout
l'hiver.

--Vous parliez tout а l'heure de l'aplatissement de la terre aux
pфles, dit Johnson; veuillez donc m'expliquer cela, monsieur
Clawbonny.

--Voici, Johnson. La terre йtant fluide aux premiers jours du monde,
vous comprenez qu'alors son mouvement de rotation dut repousser une
partie de sa masse mobile а l'йquateur, oщ la force centrifuge se
faisait plus vivement sentir. Si la terre eыt йtй immobile, elle fыt
restйe une sphиre parfaite; mais, par suite du phйnomиne que je viens
de vous dйcrire, elle prйsente une forme, ellipsoпdale, et les points
du pфle sont plus rapprochйs du centre que les points de l'йquateur de
cinq lieues un tiers environ.

--Ainsi, dit Johnson, si notre capitaine voulait nous emmener au
centre de la terre, nous aurions cinq lieues de moins а faire pour y
arriver?

--Comme vous le dites, mon ami.

--Eh bien, capitaine, c'est autant de chemin de fait! Voilа une
occasion dont il faut profiter...»

Hatteras ne rйpondit pas. Йvidemment, il n'йtait pas а la
conversation, ou bien il l'йcoutait sans l'entendre.

«Ma foi! rйpondit le docteur, au dire de certains savants, ce serait
peut-кtre le cas de tenter cette expйdition.

--Ah! vraiment! fit Johnson.

--Mais laissez-moi finir, reprit le docteur; je vous raconterai cela
plus tard; je veux vous apprendre d'abord comment l'aplatissement des
pфles est la cause de la prйcession des йquinoxes, c'est-а-dire
pourquoi, chaque annйe, l'йquinoxe du printemps arrive un jour plus
tфt qu'il ne le ferait, si la terre йtait parfaitement ronde. Cela
vient tout simplement de ce que l'attraction du soleil s'opиre d'une
faзon diffйrente sur la partie renflйe du globe situйe а l'йquateur,
qui йprouve alors un mouvement rйtrograde. Subsйquemment, c'est ce qui
dйplace un peu ce pфle, comme je vous l'ai dit plus haut. Mais,
indйpendamment de cet effet, l'aplatissement devrait en avoir un plus
curieux et plus personnel, dont nous nous apercevrions si nous йtions
douйs d'une sensibilitй mathйmatique.

--Que voulez-vous dire? demanda Bell.

--C'est que nous sommes plus lourds ici qu'а Liverpool.

--Plus lourds?

--Oui! nous, nos chiens, nos fusils, nos instruments!

--Est-il possible?

--Certes, et par deux raisons: la premiиre, c'est que nous sommes plus
rapprochйs du centre du globe, qui, par consйquent, nous attire
davantage: or, cette force attractive n'est autre chose que la
pesanteur. La seconde, c'est que la force de rotation, nulle au pфle,
йtant trиs marquйe а l'йquateur, les objets ont lа une tendance а
s'йcarter de la terre; ils y sont donc moins pesants.

--Comment! dit Johnson, sйrieusement, nous n'avons donc pas le mкme
poids en tous lieux?

--Non, Johnson; suivant la loi de Newton, les corps s'attirent en
raison directe des masses, et en raison inverse du carrй des
distances. Ici, je pиse plus parce que je suis plus prиs du centre
d'attraction, et, sur une autre planиte, je pиserais plus ou moins,
suivant la masse de la planиte.

--Quoi! fit Bell, dans la lune?...

--Dans la lune, mon poids, qui est de deux cents livres а Liverpool,
ne serait plus que de trente-deux.

--Et dans le soleil?

--Oh! dans le soleil, je pиserais plus de cinq mille livres!

--Grand Dieu! fit Bell, il faudrait un cric alors pour soulever vos
jambes?

--Probablement! rйpondit le docteur, en riant de l'йbahissement de
Bell; mais ici la diffйrence n'est pas sensible, et, en dйployant un
effort йgal des muscles du jarret, Bell sautera aussi haut que sur les
quais de la Mersey.

--Oui! mais dans le soleil? rйpйtait Bell, qui n'en revenait pas.

--Mon ami, lui rйpondit le docteur, la consйquence de tout ceci est
que nous sommes bien oщ nous sommes, et qu'il est inutile de courir
ailleurs.

--Vous disiez tout а l'heure, reprit Altamont, que ce serait peut-кtre
le cas de tenter une excursion au centre de la terre! Est-ce qu'on a
jamais pensй а entreprendre un pareil voyage?

--Oui, et cela termine ce que j'ai а vous dire relativement au pфle.
Il n'y a pas de point du monde qui ait donnй lieu а plus d'hypothиses
et de chimиres. Les anciens, fort ignorants en cosmographie, y
plaзaient le jardin des Hespйrides. Au Moyen Age, on supposa que la
terre йtait supportйe par des tourillons placйs aux pфles, sur
lesquels elle tournait; mais, quand on vit les comиtes se mouvoir
librement dans les rйgions circumpolaires, il fallut renoncer а ce
genre de support. Plus tard, il se rencontra un astronome franзais,
Bailly, qui soutint que le peuple policй et perdu dont parle Platon,
les Atlantides, vivait ici mкme. Enfin, de nos jours, on a prйtendu
qu'il existait aux pфles une immense ouverture, d'oщ se dйgageait la
lumiиre des aurores borйales, et par laquelle on pourrait pйnйtrer
dans l'intйrieur du globe; puis, dans la sphиre creuse, on imagina
l'existence de deux planиtes, Pluton et Proserpine, et un air lumineux
par suite de la forte pression qu'il йprouvait.

--On a dit tout cela? demanda Altamont.

--Et on l'a йcrit, et trиs sйrieusement. Le capitaine Synness, un de
nos compatriotes, proposa а Humphry Davy, Humboldt et Arago de tenter
le voyage! Mais ces savants refusиrent.

--Et ils firent bien.

--Je le crois. Quoi qu'il en soit, vous voyez, mes amis, que
l'imagination s'est donnй libre carriиre а l'endroit du pфle, et qu'il
faut tфt ou tard en revenir а la simple rйalitй.

--D'ailleurs, nous verrons bien, dit Johnson, qui n'abandonnait pas
son idйe.

--Alors, а demain les excursions, dit le docteur, souriant de voir le
vieux marin peu convaincu, et, s'il y a une ouverture particuliиre
pour aller au centre de la terre, nous irons ensemble!»




CHAPITRE XXV

LE MONT HATTERAS


Aprиs cette conversation substantielle, chacun, s'arrangeant de son
mieux dans la grotte, y trouva le sommeil.

Chacun, sauf Hatteras. Pourquoi cet homme extraordinaire ne dormit-il
pas?

Le but de sa vie n'йtait-il pas atteint? N'avait-il pas accompli les
hardis projets qui lui tenaient au coeur? Pourquoi le calme ne
succйdait-il pas а l'agitation dans cette вme ardente? Ne devait-on
pas croire que, ses projets accomplis, Hatteras retomberait dans une
sorte d'abattement, et que ses nerfs dйtendus aspireraient au repos?
Aprиs le succиs, il semblait mкme naturel qu'il fыt pris de ce
sentiment de tristesse qui suit toujours les dйsirs satisfaits.

Mais non. Il se montrait plus surexcitй. Ce n'йtait cependant pas la
pensйe du retour qui l'agitait ainsi. Voulait-il aller plus loin
encore? Son ambition de voyageur n'avait-elle donc aucune limite, et
trouvait-il le monde trop petit, parce qu'il en avait fait le tour?

Quoi qu'il en soit, il ne put dormir. Et cependant cette premiиre nuit
passйe au pфle du monde fut pure et tranquille. L'оle йtait absolument
inhabitйe. Pas un oiseau dans son atmosphиre enflammйe, pas un animal
sur son sol de cendres, pas un poisson sous ses eaux bouillonnantes.
Seulement au loin, les sourds ronflements de la montagne а la tкte de
laquelle s'йchevelaient des panaches de fumйe incandescente.

Lorsque Bell, Johnson, Altamont et le docteur se rйveillиrent, ils ne
trouvиrent plus Hatteras auprиs d'eux. Inquiets, ils quittиrent la
grotte, et ils aperзurent le capitaine debout sur un roc. Son regard
demeurait invariablement fixй sur le sommet du volcan. Il tenait а la
main ses instruments; il venait йvidemment de faire le relevй exact de
la montagne.

Le docteur alla vers lui et lui adressa plusieurs fois la parole avant
de le tirer de sa contemplation. Enfin, le capitaine parut le
comprendre.

«En route! lui dit le docteur, qui l'examinait d'un oeil attentif, en
route; allons faire le tour de notre оle; nous voilа prкts pour notre
derniиre excursion.

--La derniиre, fit Hatteras avec cette intonation de la voix des gens
qui rкvent tout haut; oui, la derniиre, en effet. Mais aussi,
reprit-il avec une grande animation, la plus merveilleuse!»

Il parlait ainsi, en passant ses deux mains sur son front pour en
calmer les bouillonnements intйrieurs.

En ce moment, Altamont, Johnson et Bell le rejoignirent; Hatteras
parut alors sortir de son йtat d'hallucination.

«Mes amis, dit-il d'une voix йmue, merci pour votre courage, merci
pour votre persйvйrance, merci pour vos efforts surhumains qui nous
ont permis de mettre le pied sur cette terre!

--Capitaine, dit Johnson, nous n'avons fait qu'obйir, et c'est а vous
seul qu'en revient l'honneur.

--Non! non! reprit Hatteras avec une violente effusion, а vous tous
comme а moi! а Altamont comme а nous tous! comme au docteur lui-mкme!
Oh! laissez mon coeur faire explosion entre vos mains! Il ne peut plus
contenir sa joie et sa reconnaissance!»

Hatteras serrait dans ses mains celles des braves compagnons qui
l'entouraient. Il allait, il venait, il n'йtait plus maоtre de lui.

«Nous n'avons fait que notre devoir d'Anglais, disait Bell.

--Notre devoir d'amis, rйpondit le docteur.

--Oui, reprit Hatteras, mais ce devoir, tous n'ont pas su le remplir.
Quelques-uns ont succombй! Pourtant, il faut leur pardonner, а ceux
qui ont trahi comme а ceux qui se sont laissй entraоner а la trahison!
Pauvres gens! je leur pardonne. Vous m'entendez, docteur!

--Oui, rйpondit le docteur, que l'exaltation d'Hatteras inquiйtait
sйrieusement.

--Aussi, reprit le capitaine, je ne veux pas que cette petite fortune
qu'ils йtaient venus chercher si loin, ils la perdent. Non! rien ne
sera changй а mes dispositions, et ils seront riches... s'ils revoient
jamais l'Angleterre!»

Il eыt йtй difficile de ne pas кtre йmu de l'accent avec lequel
Hatteras prononзa ces paroles.

«Mais, capitaine, dit Johnson en essayant de plaisanter, on dirait que
vous faites votre testament.

--Peut-кtre, rйpondit gravement Hatteras.

--Cependant, vous avez devant vous une belle et longue existence de
gloire, reprit le vieux marin.

--Qui sait?» fit Hatteras.

Ces mots furent suivis d'un assez long silence. Le docteur n'osait
interprйter le sens de ces derniиres paroles.

Mais Hatteras se fit bientфt comprendre, car d'une voix prйcipitйe,
qu'il contenait а peine, il reprit:

«Mes amis, йcoutez-moi. Nous avons fait beaucoup jusqu'ici, et
cependant il reste beaucoup а faire.»

Les compagnons du capitaine se regardиrent avec un profond йtonnement.

«Oui, nous sommes а la terre du pфle, mais nous ne sommes pas au pфle
mкme!

--Comment cela? fit Altamont.

--Par exemple! s'йcria le docteur, qui craignait de deviner.

--Oui! reprit Hatteras avec force, j'ai dit qu'un Anglais mettrait le
pied sur le pфle du monde; je l'ai dit, et un Anglais le fera.

--Quoi?... rйpondit le docteur.

--Nous sommes encore а quarante-cinq secondes du point inconnu, reprit
Hatteras avec une animation croissante, et lа oщ il est, j'irai!

--Mais c'est le sommet de ce volcan! dit le docteur.

--J'irai.

--C'est un cфne inaccessible!

--J'irai.

--C'est un cratиre bйant, enflammй!

--J'irai.»

L'йnergique conviction avec laquelle Hatteras prononзa ces derniers
mots ne peut se rendre. Ses amis йtaient stupйfaits; ils regardaient
avec terreur la montagne qui balanзait dans l'air son panache de
flammes.

Le docteur reprit alors la parole; il insista; il pressa Hatteras de
renoncer а son projet; il dit tout ce que son coeur put imaginer,
depuis l'humble priиre jusqu'aux menaces amicales; mais il n'obtint
rien sur l'вme nerveuse du capitaine, pris d'une sorte de folie qu'on
pourrait nommer «la folie polaire».

Il n'y avait plus que les moyens violents pour arrкter cet insensй,
qui courait а sa perte. Mais, prйvoyant qu'ils amиneraient des
dйsordres graves, le docteur ne voulut les employer qu'а la derniиre
extrйmitй.

Il espйrait d'ailleurs que des impossibilitйs physiques, des obstacles
infranchissables, arrкteraient Hatteras dans l'exйcution de son
projet.

«Puisqu'il en est ainsi, dit-il, nous vous suivrons.

--Oui, rйpondit le capitaine, jusqu'а mi-cфte de la montagne! Pas plus
loin! Ne faut-il pas que vous rapportiez en Angleterre le double du
procиs-verbal qui atteste notre dйcouverte, si...?

--Pourtant!...

--C'est dйcidй, rйpondit Hatteras d'un ton inйbranlable, et, puisque
les priиres de l'ami ne suffisent pas, le capitaine commande.»

Le docteur ne voulut pas insister plus longtemps, et quelques instants
aprиs, la petite troupe, йquipйe pour une ascension difficile, et
prйcйdйe de Duk, se mit en marche.

Le ciel resplendissait. Le thermomиtre marquait cinquante-deux degrйs
(+ 11° centigrades). L'atmosphиre s'imprйgnait largement de la clartй
particuliиre а ce haut degrй de latitude. Il йtait huit heures du
matin.

Hatteras prit les devants avec son brave chien; Bell et Altamont, le
docteur et Johnson le suivirent de prиs.

«J'ai peur, dit Johnson.

--Non, non, il n'y a rien а craindre, rйpondit le docteur, nous sommes
lа.»

Quel singulier оlot, et comment rendre sa physionomie particuliиre,
qui йtait l'imprйvu, la nouveautй, la jeunesse! Ce volcan ne
paraissait pas vieux, et des gйologues auraient pu indiquer une date
rйcente а sa formation.

Les rochers, cramponnйs les uns aux autres, ne se maintenaient que par
un miracle d'йquilibre. La montagne n'йtait, а vrai dire, qu'un
amoncellement de pierres tombйes de haut. Pas de terre, pas la moindre
mousse, pas le plus maigre lichen, pas de trace de vйgйtation. L'acide
carbonique, vomi par le cratиre, n'avait encore eu le temps de s'unir
ni а l'hydrogиne de l'eau, ni а l'ammoniaque des nuages, pour former,
sous l'action de la lumiиre, les matiиres organisйes.

Cette оle, perdue en mer, n'йtait due qu'а l'agrйgation successive des
dйjections volcaniques; c'est ainsi que plusieurs montagnes du globe
se sont formйes; ce qu'elles ont rejetй de leur sein a suffi а les
construire. Tel l'Etna, qui a dйjа vomi un volume de lave plus
considйrable que sa masse elle-mкme; tel encore le Monte-Nuovo, prиs
de Naples, engendrй par des scories dans le court espace de
quarante-huit heures.

Cet amas de roches dont se composait l'оle de la Reine йtait
йvidemment sorti des entrailles de la terre; il avait au plus haut
degrй le caractиre plutonien. A sa place s'йtendait autrefois la mer
immense, formйe, dиs les premiers jours, par la condensation des
vapeurs d'eau sur le globe refroidi; mais, а mesure que les volcans de
l'ancien et du nouveau monde s'йteignirent ou, pour mieux dire, se
bouchиrent, ils durent кtre remplacйs par de nouveaux cratиres
ignivomes.

En effet, on peut assimiler la terre а une vaste chaudiиre
sphйroпdale. Lа, sous l'influence du feu central, s'engendrent des
quantitйs immenses de vapeurs emmagasinйes а une tension de milliers
d'atmosphиres, et qui feraient sauter le globe sans les soupapes de
sыretй mйnagйes а l'extйrieur.

Ces soupapes sont les volcans; quand l'une se ferme, l'autre s'ouvre,
et, а l'endroit des pфles, oщ, sans doute par suite de l'aplatissement,
l'йcorce terrestre est moins йpaisse, il n'est pas йtonnant qu'un
volcan se soit inopinйment formй par le soulиvement du massif au-dessus
des flots.

Le docteur, tout en suivant Hatteras, remarquait ces йtranges
particularitйs; son pied foulait un tuf volcanique et des dйpфts
ponceux faits de scories, de cendres, de roches йruptives, semblables
aux syйnites et aux granits clй l'Islande.

Mais, s'il attribuait а l'оlot une origine presque moderne, c'est que
le terrain sйdimentaire n'avait pas encore eu le temps de s'y former.

L'eau manquait aussi. Si l'оle de la Reine eыt comptй plusieurs
siиcles d'existence, des sources thermales auraient jailli de son
sein, comme aux environs des volcans. Or, non seulement on n'y
trouvait pas une molйcule liquide, mais les vapeurs qui s'йlevaient
des ruisseaux de laves semblaient кtre absolument anhydres.

Ainsi, cette оle йtait de formation rйcente, et telle elle apparut un
jour, telle elle pouvait disparaоtre un autre, et s'immerger de
nouveau au fond de l'Ocйan.

A mesure que l'on s'йlevait, l'ascension devenait de plus en plus
difficile; les flancs de la montagne se rapprochaient de la
perpendiculaire, et il fallait prendre de grandes prйcautions pour
йviter les йboulements. Souvent des colonnes de cendres se tordaient
autour des voyageurs et menaзaient de les asphyxier, ou des torrents
de lave leur barraient le passage. Sur quelques surfaces horizontales,
les ruisseaux, refroidis et solidifiйs а la partie supйrieure,
laissaient sous leur croыte durcie la lave s'йcouler en bouillonnant.
Chacun devait clone sonder pour йviter d'кtre plongй tout а coup dans
ces matiиres en fusion.

De temps en temps, le cratиre vomissait des quartiers de roches
rongies au sein des gaz enflammйs; quelquesunes de ces masses
йclataient dans l'air comme des bombes, et leurs dйbris se
dispersaient dans toutes les directions а d'йnormes distances.

On conзoit de quels dangers innombrables cette ascension de la
montagne йtait entourйe, et combien il fallait кtre fou pour la
tenter.

Cependant Hatteras montait avec une agilitй surprenante, et,
dйdaignant le secours de son bвton ferrй, il gravissait sans hйsiter
les pentes les plus raides.

Il arriva bientфt а un rocher circulaire, sorte de plateau de dix
pieds de largeur environ; un fleuve incandescent l'entourait, aprиs
s'кtre bifurquй а l'arкte d'un roc supйrieur, et ne laissait qu'un
passage йtroit par lequel Hatteras se glissa audacieusement.

Lа, il s'arrкta, et ses compagnons purent le rejoindre. Alors il
sembla mesurer du regard l'intervalle qui lui restait а franchir;
horizontalement, il ne se trouvait pas а plus de cent toises du
cratиre, c'est-а-dire du point mathйmatique du pфle; mais,
verticalement, c'йtait encore plus de quinze cents pieds а gravir.

L'ascension durait dйjа depuis trois heures; Hatteras ne semblait pas
fatiguй; ses compagnons se trouvaient au bout de leurs forces.

Le sommet du volcan paraissait кtre inaccessible. Le docteur rйsolut
d'empкcher а tout prix Hatteras de s'йlever plus haut. Il essaya
d'abord de le prendre par la douceur, mais l'exaltation du capitaine
allait jusqu'au dйlire; pendant la route, il avait donnй tous les
signes d'une folie croissante, et qui l'a connu, qui l'a suivi dans
les phases diverses de son existence, ne peut en кtre surpris. A
mesure qu'Hatteras s'йlevait au-dessus de l'Ocйan, sa surexcitation
s'accroissait; il ne vivait plus dans la rйgion des hommes; il croyait
grandir avec la montagne elle-mкme.

«Hatteras, lui dit le docteur, assez! nous n'en pouvons plus.

--Demeurez donc, rйpondit le capitaine d'une voix йtrange; j'irai plus
haut!

--Non! ce que vous faites est inutile! vous кtes ici au pфle du monde!

--Non! non! plus haut!

--Mon ami! c'est moi qui vous parle, le docteur Clawbonny. Ne me
reconnaissez-vous pas?

--Plus haut! plus haut! rйpйtait l'insensй.

--Eh bien, non! nous ne souffrirons pas...»

Le docteur n'avait pas achevй ces mots qu'Hatteras, par un effort
surhumain, franchit le fleuve de lave et se trouva hors de la portйe
de ses compagnons.

Ceux-ci poussиrent un cri; ils croyaient Hatteras abоmй dans le
torrent de feu; mais le capitaine йtait retombй de l'autre cфtй, suivi
par son chien Duk, qui ne voulait pas le quitter.

Il disparut derriиre un rideau de fumйe, et l'on entendit sa voix qui
dйcroissait dans l'йloignement.

«Au nord! au nord! criait-il. Au sommet du mont Hatteras!
Souvenez-vous du mont Hatteras!»

On ne pouvait songer а rejoindre le capitaine; il y avait vingt
chances pour rester lа oщ il avait passй avec ce bonheur et cette
adresse particuliиre aux fous; il йtait impossible de franchir ce
torrent de feu, impossible йgalement de le tourner. Altamont tenta
vainement de passer; il faillit pйrir en voulant traverser le fleuve
de lave; ses compagnons durent le retenir malgrй lui.

«Hatteras! Hatteras!» s'йcriait le docteur.

Mais le capitaine ne rйpondit pas, et les aboiements а peine distincts
de Duk retentirent seuls dans la montagne.

Cependant Hatteras se laissait voir par intervalles а travers les
colonnes de fumйe et sous les pluies de cendre. Tantфt son bras,
tantфt sa tкte sortaient du tourbillon. Puis il disparaissait et se
montrait plus haut accrochй aux rocs. Sa taille diminuait avec cette
rapiditй fantastique des objets qui s'йlиvent dans l'air. Une
demi-heure aprиs, il semblait dйjа rapetissй de moitiй.

L'atmosphиre s'emplissait des bruits sourds du volcan; la montagne
rйsonnait et ronflait comme une chaudiиre bouillante; on sentait ses
flancs frissonner. Hatteras montait toujours. Duk le suivait.

De temps en temps, un йboulement se produisait derriиre eux, et
quelque roc йnorme, pris d'une vitesse croissante et rebondissant sur
les crкtes, allait s'engouffrer jusqu'au fond du bassin polaire.

Hatteras ne se retournait mкme pas. Il s'йtait servi, de son bвton
comme d'une hampe pour y attacher le pavillon anglais. Ses compagnons
йpouvantйs ne perdaient pas un de ses mouvements. Ses dimensions
devenaient peu а peu microscopiques, et Duk paraissait rйduit а la
taille d'un gros rat.

Il y eut un moment oщ le vent rabattit sur eux un vaste rideau de
flamme. Le docteur poussa un cri d'angoisse; mais Hatteras rйapparut,
debout, agitant son drapeau.

Le spectacle de cette effrayante ascension dura plus d'une heure. Une
heure de lutte avec les rocs vacillants, avec les fondriиres de cendre
dans lesquelles ce hйros de l'impossible disparaissait jusqu'а
mi-corps. Tantфt il se hissait, en s'arc-boutant des genoux et des
reins contre les anfractuositйs de la montagne, et tantфt, suspendu
par les mains а quelque arкte vive, il oscillait au vent comme une
touffe dessйchйe.

Enfin il arriva au sommet du volcan, а l'orifice mкme du cratиre. Le
docteur eut alors l'espoir que le malheureux, parvenu а son but, en
reviendrait peut-кtre, et n'aurait plus que les dangers du retour а
subir. Il poussa un dernier cri:

«Hatteras! Hatteras!»

L'appel du docteur fut tel qu'il remua l'Amйricain jusqu'au fond de
l'вme.

«Je le sauverai!» s'йcria Altamont.

Puis, d'un bond, franchissant le torrent de feu au risque d'y tomber,
il disparut au milieu des roches.

Clawbonny n'avait pas eu le temps de l'arrкter.

Cependant Hatteras, parvenu а la cime de la montagne, s'avanзait
au-dessus du gouffre sur un roc qui surplombait. Les pierres
pleuvaient autour de lui. Duk le suivait toujours. Le pauvre animal
semblait dйjа saisi par l'attraction vertigineuse de l'abоme, Hatteras
agitait son pavillon, qui s'йclairait de reflets incandescents, et le
fond rouge de l'йtamine se dйveloppait en longs plis au souffle du
cratиre.

Hatteras le balanзait d'une main. De l'autre, il montrait au zйnith le
pфle de la sphиre cйleste. Cependant, il semblait hйsiter. Il
cherchait encore le point mathйmatique oщ se rйunissent tous les
mйridiens du globe et sur lequel, dans son entкtement sublime, il
voulait poser le pied.

Tout d'un coup le rocher manqua sous lui. Il disparut. Un cri terrible
de ses compagnons monta jusqu'au sommet de la montagne. Une seconde,
un siиcle! s'йcoula. Clawbonny crut son ami perdu et enseveli а jamais
dans les profondeurs du volcan. Mais Altamont йtait lа, Duk aussi.
L'homme et le chien avaient saisi le malheureux au moment oщ il
disparaissait dans l'abоme. Hatteras йtait sauvй, sauvй malgrй lui,
et, une demi-heure plus tard, le capitaine du _Forward_, privй de tout
sentiment, reposait entre les bras de ses compagnons dйsespйrйs.

Quand il revint а lui, le docteur interrogea son regard dans une
muette angoisse. Mais ce regard inconscient, comme celui de l'aveugle
qui regarde sans voir, ne lui rйpondit pas.

«Grand Dieu! dit Johnson, il est aveugle!

--Non! rйpondit Clawbonny, non! Mes pauvres amis, nous n'avons sauvй
que le corps d'Hatteras! Son вme est restйe au sommet de ce volcan! Sa
raison est morte!

--Fou! s'йcriиrent Johnson et Altamont consternйs.

--Fou!» rйpondit le docteur.

Et de grosses larmes coulиrent de ses yeux.




CHAPITRE XXVI

RETOUR AU SUD


Trois heures aprиs ce triste dйnouement des aventures du capitaine
Hatteras, Clawbonny, Altamont et les deux matelots se trouvaient
rйunis dans la grotte au pied du volcan.

Lа, Clawbonny fut priй de donner son opinion sur ce qu'il convenait de
faire.

«Mes amis, dit-il, nous ne pouvons prolonger notre sйjour а l'оle de
la Reine; la mer est libre devant nous; nos provisions sont en
quantitй suffisante; il faut repartir et regagner en toute hвte le
Fort-Providence, oщ nous hivernerons jusqu'а l'йtй prochain.

--C'est aussi mon avis, rйpondit Altamont; le vent est bon, et dиs
demain nous reprendrons la mer.»

La journйe se passa dans un profond abattement. La folie du capitaine
йtait d'un prйsage funeste, et, quand Johnson, Bell, Altamont
reportaient leurs idйes vers le retour, ils s'effrayaient de leur
abandon, ils s'йpouvantaient de leur йloignement. L'вme intrйpide
d'Hatteras leur faisait dйfaut.

Cependant, en hommes йnergiques, ils s'apprкtиrent а lutter de nouveau
contre les йlйments, et contre euxmкmes, si jamais ils se sentaient
faiblir.

Le lendemain samedi, 13 juillet, les effets de campement furent
embarquйs, et bientфt tout fut prкt pour le dйpart.

Mais avant de quitter ce rocher pour ne jamais le revoir, le docteur,
suivant les intentions d'Hatteras, fit йlever un cairn au point mкme
oщ le capitaine avait abordй l'оle; ce cairn fut fait de gros blocs
superposйs, de faзon а former un amer parfaitement visible, si
toutefois les hasards de l'йruption le respectaient.

Sur une des pierres latйrales, Bell grava au ciseau cette simple
inscription

                JOHN HATTERAS 1861

Le double du document fut dйposй а l'intйrieur du cairn dans un
cylindre de fer-blanc parfaitement clos, et le tйmoignage de la grande
dйcouverte demeura ainsi abandonnй sur ces rochers dйserts.

Alors les quatre hommes et le capitaine--un pauvre corps sans вme--,
et son fidиle Duk, triste et plaintif, s'embarquиrent pour le voyage
du retour. Il йtait dix heures du matin. Une nouvelle voile fut
йtablie avec les toiles de la tente. La chaloupe, filant vent arriиre,
quitta l'оle de la Reine, et le soir, le docteur, debout sur son banc,
lanзa un dernier adieu au mont Hatteras, qui flamboyait а l'horizon.

La traversйe fut trиs rapide; la mer, constamment libre, offrit une
navigation facile, et il semblait vraiment qu'il fыt plus aisй de fuir
le pфle que d'en approcher.

Mais Hatteras n'йtait pas en йtat de comprendre ce qui se passait
autour de lui; il demeurait йtendu dans la chaloupe, la bouche muette,
le regard йteint, les bras croisйs sur la poitrine, Duk couchй а ses
pieds. Vainement le docteur lui adressait la parole. Hatteras ne
l'entendait pas.

Pendant quarante-huit heures, la brise fut favorable et la mer peu
houleuse. Clawbonny et ses compagnons laissaient faire le vent du
nord.

Le 15 juillet, ils eurent connaissance d'Altamont-Harbour dans le sud;
mais, comme l'Ocйan polaire йtait dйgagй sur toute la cфte, au lieu de
traverser en traоneau la terre de la Nouvelle-Amйrique, ils rйsolurent
de la contourner et de gagner par mer la baie Victoria.

Le trajet йtait plus rapide et plus facile. En effet, cet espace que
les voyageurs avaient mis quinze jours а passer avec leur traоneau,
ils en mirent huit а peine а le franchir en naviguant, et, aprиs avoir
suivi les sinuositйs d'une cфte frangйe de fiords nombreux dont ils
dйterminиrent la configuration, ils arrivиrent le lundi soir, 23
juillet, а la baie Victoria.

La chaloupe fut solidement ancrйe au rivage, et chacun s'йlanзa vers
le Fort-Providence. Mais quelle dйvastation! La Maison-du-Docteur, les
magasins, la poudriиre, les fortifications, tout s'en йtait allй en
eau sous l'action des rayons solaires, et les provisions avaient йtй
saccagйes par les animaux carnassiers.

Triste et dйcevant spectacle!

Les navigateurs touchaient presque а la fin de leurs provisions, et
ils comptaient les refaire au Fort-Providence. L'impossibilitй d'y
passer l'hiver devint йvidente. En gens habituйs а prendre rapidement
leur parti, ils se dйcidиrent donc а gagner la mer de Baffin par le
plus court.

«Nous n'avons pas d'autre parti а suivre, dit le docteur; la mer de
Baffin n'est pas а six cents milles; nous pouvons naviguer tant que
l'eau ne manquera pas а notre chaloupe, gagner le dйtroit de Jones, et
de lа des йtablissements danois.

--Oui, rйpondit Altamont, rйunissons ce qui nous reste de provisions,
et partons.»

En cherchant bien, on trouva quelques caisses de pemmican йparses зa
et lа, et deux barils de viande conservйe, qui avaient йchappй а la
destruction. En somme, un approvisionnement pour six semaines et de la
poudre en suffisante quantitй. Tout cela fut promptement rassemblй; on
profita de la journйe pour calfater la chaloupe, la remettre en йtat,
et le lendemain, 24 juillet, la mer fut reprise.

Le continent, vers le quatre-vingt-troisiиme degrй de latitude,
s'inflйchissait dans l'est. Il йtait possible qu'il rejoignоt ces
terres connues sous le nom de terres Grinnel, Ellesmere et le
Lincoln-Septentrional, qui forment la ligne cфtiиre de la mer de
Baffin. On pouvait donc tenir pour certain que le dйtroit de Jones
s'ouvrait sur les mers intйrieures, а l'imitation du dйtroit de
Lancastre.

La chaloupe navigua dиs lors sans grandes difficultйs; elle йvitait
facilement les glaces flottantes. Le docteur, en prйvision de retards
possibles, rйduisit ses compagnons а demi-ration de vivres; mais, en
somme, ceux-ci ne se fatiguaient pas beaucoup, et leur santй se
maintint en bon йtat.

D'ailleurs, ils n'йtaient pas sans tirer quelques covips de fusil; ils
tuиrent des canards, des oies, des guillemets, qui leur fournirent une
alimentation fraоche et saine. Quant а leur rйserve liquide, ils la
refaisaient facilement aux glaзons d'eau douce qu'ils rencontraient
sur la route, car ils avaient toujours soin de ne pas s'йcarter des
cфtes, la chaloupe ne leur permettant pas d'affronter la pleine mer.

A cette йpoque de l'annйe, le thermomиtre se tenait dйjа constamment
au-dessous du point de congйlation; le temps, aprиs avoir йtй souvent
pluvieux, se mit а la neige et devint sombre; le soleil commenзait а
raser de prиs l'horizon, et son disque s'y laissait йchancrer chaque
jour davantage. Le 30 juillet, les voyageurs le perdirent de vue pour
la premiиre fois, c'est-а-dire qu'ils eurent une nuit de quelques
minutes.

Cependant la chaloupe filait bien, et fournissait quelquefois des
courses de soixante а soixante-cinq milles par vingt-quatre heures; on
ne s'arrкtait pas un instant; on savait quelles fatigues а supporter,
quels obstacles а franchir la route de terre prйsenterait, s'il
fallait la prendre, et ces mers resserrйes ne pouvaient tarder а se
rejoindre; il y avait des jeunes glaces reformйes зa et lа. L'hiver
succиde inopinйment а l'йtй sous les hautes latitudes; il n'y a ni
printemps ni automne; les saisons intermйdiaires manquent. Il fallait
donc se hвter.

Le 31 juillet, le ciel йtant pur au coucher du soleil, on aperзut les
premiиres йtoiles dans les constellations du zйnith. A partir de ce
jour, un brouillard rйgna sans cesse, qui gкna considйrablement la
navigation.

Le docteur, en voyant multiplier les symptфmes de l'hiver, devint trиs
inquiet; il savait quelles difficultйs Sir John Ross йprouva pour
gagner la mer de Baffin, aprиs l'abandon de son navire; et mкme, le
passage des glaces tentй une premiиre fois, cet audacieux marin fut
forcй de revenir а son navire et d'hiverner une quatriиme annйe; mais
au moins il avait un abri pour la mauvaise saison, des provisions et
du combustible. Si pareil malheur arrivait aux survivants du
_Forward_, s'il leur fallait s'arrкter ou revenir sur leurs pas, ils
йtaient perdus; le docteur ne dit rien de ses inquiйtudes а ses
compagnons, mais il les pressa de gagner le plus possible dans l'est.

Enfin, le 15 aoыt, aprиs trente jours d'une navigation assez rapide,
aprиs avoir luttй depuis quarante-huit heures contre les glaces qui
s'accumulaient dans les passes, aprиs avoir risquй cent fois leur
frкle chaloupe, les navigateurs se virent absolument arrкtйs, sans
pouvoir aller plus loin; la mer йtait prise de toutes parts, et le
thermomиtre ne marquait plus en moyenne que quinze degrйs au-dessus de
zйro (-9° centigrades).

D'ailleurs, dans tout le nord et l'est, il fut facile de reconnaоtre
la proximitй d'une cфte а ces petites pierres plates et arrondies, que
les flots usent sur le rivage; la glace d'eau douce se rencontrait
aussi plus frйquemment.

Altamont Fit ses relevйs avec une scrupuleuse exactitude, et il obtint
77° 15' de latitude et 85° 02' de longitude.

«Ainsi donc, dit le docteur, voici notre position exacte; nous avons
atteint le Lincoln-Septentrional, prйcisйment au cap Eden; nous
entrons dans le dйtroit de Jones; avec un peu plus de bonheur, nous
l'aurions trouvй libre jusqu'а la mer de Baffin. Mais il ne faut pas
nous plaindre. Si mon pauvre Hatteras eыt rencontrй d'abord une mer si
facile, il fыt arrivй rapidement au pфle. Ses compagnons ne l'eussent
pas abandonnй, et sa tкte ne se serait pas perdue sous l'excиs des
plus terribles angoisses!

--Alors, dit Altamont, nous n'avons plus qu'un parti а prendre:
abandonner la chaloupe et rejoindre en traоneau la cфte orientale du
Lincoln.

--Abandonner la chaloupe et rejoindre le traоneau, bien, rйpondit le
docteur; mais, au lieu de traverser le Lincoln, je propose de franchir
le dйtroit de Jones sur les glaces et de gagner le Devon-Septentrional.

--Et pourquoi? demanda Altamont.

--Parce que plus nous nous approcherons du dйtroit de Lancastre, plus
nous aurons de chances d'y rencontrer des baleiniers.

--Vous avez raison, docteur; mais je crains bien que les glaces ne
soient pas encore assez unies pour nous offrir un passage praticable.

--Nous essaierons», rйpondit Clawbonny. La chaloupe fut dйchargйe;
Bell et Johnson reconstruisirent le traоneau; toutes ses piиces
йtaient en bon йtat; le lendemain, les chiens y furent attelйs, et
l'on prit le long de la cфte pour gagner l'ice-field.

Alors recommenзa ce voyage tant de fois dйcrit, fatigant et peu
rapide; Altamont avait eu raison de se dйfier de l'йtat de la glace;
on ne put traverser le dйtroit de Jones, et il fallut suivre la cфte
du Lincoln.

Le 21 aoыt, les voyageurs, en coupant de biais, arrivиrent а l'entrйe
du dйtroit du Glacier; lа, ils s'aventurиrent sur l'ice-field, et le
lendemain ils atteignirent l'оle Cobourg, qu'ils traversиrent en moins
de deux jours au milieu des bourrasques de neige.

Ils purent alors reprendre la route plus facile des champs de glace,
et enfin, le 24 aoыt, ils mirent le pied sur le Devon-Septentrional.

«Maintenant, dit le docteur, il ne nous reste plus qu'а traverser
cette terre et а gagner le cap Warender а l'entrйe du dйtroit de
Lancastre.»

Mais le temps devint affreux et trиs froid; les rafales de neige, les
tourbillons reprirent leur violence hivernale; les voyageurs se
sentaient а bout de forces. Les provisions s'йpuisaient, et chacun dut
se rйduire au tiers de ration, afin de conserver aux chiens une
nourriture proportionnйe а leur travail.

La nature du sol ajoutait beaucoup aux fatigues du voyage; cette terre
du Devon-Septentrional йtait extrкmement accidentйe; il fallut
franchir les monts Trauter par des gorges impraticables, en luttant
contre tous les йlйments dйchaоnйs. Le traоneau, les hommes et les
chiens faillirent y rester, et, plus d'une fois, le dйsespoir s'empara
de cette petite troupe, si aguerrie cependant et si faite aux fatigues
d'une expйdition polaire. Mais, sans qu'ils s'en rendissent compte,
ces pauvres gens йtaient usйs moralement et physiquement; on ne
supporte pas impunйment dix-huit mois d'incessantes fatigues et une
succession йnervante d'espйrances et de dйsespoirs. D'ailleurs, il
faut le remarquer, l'aller se fait avec un entraоnement, une
conviction, une foi qui manquent au retour. Aussi, les malheureux se
traоnaient avec peine; on peut dire qu'ils marchaient par habitude,
par un reste d'йnergie animale presque indйpendante de leur volontй.

Ce ne fut que le 30 aoыt qu'ils sortirent enfin de ce chaos de
montagnes, dont l'orographie des zones basses ne peut donner aucune
idйe, mais ils en sortirent meurtris et а demi gelйs. Le docteur ne
suffisait plus а soutenir ses compagnons, et il se sentait dйfaillir
lui-mкme.

Les monts Trauter venaient aboutir а une plaine convulsionnйe par le
soulиvement primitif de la montagne.

Lа, il fallut absolument prendre quelques jours de repos; les
voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l'autre; deux des
chiens d'attelage йtaient morts d'йpuisement.

On s'abrita donc derriиre un glaзon, par un froid dй deux degrйs
au-dessous de zйro (--19° centigrades); personne n'eut le courage de
dresser la tente.

Les provisions йtaient fort rйduites, et, malgrй l'extrкme parcimonie
mise dans les rations, celles-ci ne pouvaient durer plus de huit
jours; le gibier devenait rare et regagnait pour l'hiver de moins
rudes climats. La mort par la faim se dressait donc menaзante devant
ses victimes йpuisйes.

Altamont, qui montrait un grand dйvouement et une vйritable
abnйgation, profita d'un reste de force et rйsolut de procurer par la
chasse quelque nourriture а ses compagnons.

Il prit son fusil, appela Duk et s'engagea dans les plaines du nord;
le docteur, Johnson et Bell le virent s'йloigner presque
indiffйremment. Pendant une heure, ils n'entendirent pas une seule
fois la dйtonation de son fusil, et ils le virent revenir sans qu'un
seul coup eыt йtй tirй; mais l'Amйricain accourait comme un homme
йpouvantй.

«Qu'y a-t-il? lui demanda le docteur.

--Lа-bas! sous la neige! rйpondit Altamont avec un accent d'effroi en
montrant un point de l'horizon.

--Quoi?

--Toute une troupe d'hommes!...

--Vivants?

--Morts... gelйs... et mкme...»

L'Amйricain n'osa achever sa pensйe, mais sa physionomie exprimait la
plus indicible horreur.

Le docteur, Johnson, Bell, ranimйs par cet incident, trouvиrent le
moyen de se relever et se traоnиrent sur les traces d'Altamont, vers
cette partie de la plaine qu'il indiquait du geste.

Ils arrivиrent bientфt а un espace resserrй, au fond d'une ravine
profonde, et lа, quel spectacle s'offrit а leur vue!

Des cadavres dйjа raidis, а demi enterrйs sous ce linceul blanc,
sortaient зa et lа de la couche de neige; ici un bras, lа une jambe,
plus loin des mains crispйes, des tкtes conservant encore leur
physionomie menaзante et dйsespйrйe!

Le docteur s'approcha, puis il recula, pвle, les traits dйcomposйs,
pendant que Duk aboyait avec une sinistre йpouvante.

«Horreur! horreur! fit-il.

--Eh bien? demanda le maоtre d'йquipage.

--Vous ne les avez pas reconnus? fit le docteur d'une voix altйrйe.

--Que voulez-vous dire?

--Regardez!»

Cette ravine avait йtй naguиre le thйвtre d'une derniиre lutte des
hommes contre le climat, contre le dйsespoir, contre la faim mкme,
car, а certains restes horribles, on comprit que les malheureux
s'йtaient repus de cadavres humains, peut-кtre d'une chair encore
palpitante, et, parmi eux, le docteur avait reconnu Shandon, Pen, le
misйrable йquipage du _Forward_; les forces firent dйfaut, les vivres
manquиrent а ces infortunйs; leur chaloupe fut brisйe probablement par
les avalanches ou prйcipitйe dans un gouffre, et ils ne purent
profiter de la mer libre; on peut supposer aussi qu'ils s'йgarиrent au
milieu de ces continents inconnus. D'ailleurs, des gens partis sous
l'excitation de la rйvolte ne pouvaient кtre longtemps unis entre eux
de cette union qui permet d'accomplir les grandes choses. Un chef de
rйvoltйs n'a jamais qu'une puissance douteuse entre les mains. Et,
sans doute, Shandon fut promptement dйbordй.

Quoi qu'il en soit, cet йquipage passa йvidemment par mille tortures,
mille dйsespoirs, pour en arriver а cette йpouvantable catastrophe;
mais le secret de leurs misиres est enseveli avec eux pour toujours
dans les neiges du pфle.

«Fuyons! fuyons!» s'йcria le docteur.

Et il entraоna ses compagnons loin du lieu de ce dйsastre. L'horreur
leur rendit une йnergie momentanйe. Ils se remirent en marche.




CHAPITRE XXVII

CONCLUSION


A quoi bon s'appesantir sur les maux qui frappиrent sans relвche les
survivants de l'expйdition? Eux-mкmes, ils ne purent jamais retrouver
dans leur mйmoire le souvenir dйtaillй des huit jours qui s'йcoulиrent
aprиs l'horrible dйcouverte des restes de l'йquipage.

Cependant, le 9 septembre, par un miracle d'йnergie, ils se trouvиrent
au cap Horsburg, а l'extrйmitй du Devon-Septentrional.

Ils mouraient de faim; ils n'avaient pas mangй depuis quarante-huit
heures, et leur dernier repas fut fait de la chair de leur dernier
chien esquimau. Bell ne pouvait aller plus loin, et le vieux Johnson
se sentait mourir.

Ils йtaient sur le rivage de la mer de Baffin, prise en partie,
c'est-а-dire sur le chemin de l'Europe. A trois milles de la cфte, les
flots libres dйferlaient avec bruit sur les vives arкtes du champ de
glace.

Il fallait attendre le passage problйmatique d'un baleinier, et
combien de jours encore?...

Mais le ciel prit ces malheureux en pitiй, car, le lendemain, Altamont
aperзut distinctement une voile а l'horizon.

On sait quelles angoisses accompagnent ces apparitions de navires,
quelles craintes d'une espйrance dйзue! Le bвtiment semble s'approcher
et s'йloigner tour а tour. Ce sont des alternatives horribles d'espoir
et de dйsespoir, et trop souvent, au moment oщ les naufragйs se
croient sauvйs, la voile entrevue s'йloigne et s'efface а l'horizon.

Le docteur et ses compagnons passиrent par toutes ces йpreuves; ils
йtaient arrivйs а la limite occidentale du champ de glace, se portant,
se poussant les uns les autres, et ils voyaient disparaоtre peu а peu
ce navire, sans qu'il eыt remarquй leur prйsence. Ils l'appelaient,
mais en vain!

Ce fut alors que le docteur eut une derniиre inspiration de cet
industrieux gйnie qui l'avait si bien servi jusqu'alors.

Un glaзon, pris par le courant, vint se heurter contre l'ice-field.

«Ce glaзon!» fit-il, en le montrant de la main.

On ne le comprit pas.

«Embarquons! embarquons!» s'йcria-t-il.

Ce fut un йclair dans l'esprit de tous.

«Ah! monsieur Clawbonny, monsieur Clawbonny!» rйpйtait Johnson en
embrassant les mains du docteur.

Bell, aidй d'Altamont, courut au traоneau; il en rapporta l'un des
montants, le planta dans le glaзon comme un mвt et le soutint avec des
cordes; la tente fut dйchirйe pour former tant bien que mal une voile.
Le vent йtait favorable; les malheureux abandonnйs se prйcipitиrent
sur le fragile radeau et prirent le large.

Deux heures plus tard, aprиs des efforts inouпs, les derniers hommes
du _Forward_ йtaient recueillis а bord du _Hans Christien_, baleinier
danois, qui regagnait le dйtroit de Davis.

Le capitaine reзut en homme de coeur ces spectres qui n'avaient plus
d'apparence humaine; а la vue de leurs souffrances, il comprit leur
histoire; il leur prodigua les soins les plus attentifs, et il parvint
а les conserver а la vie.

Dix jours aprиs; Clawbonny, Johnson, Bell, Altamont et le capitaine
Hatteras dйbarquиrent а Korsoeur, dans le Seeland, en Danemark; un
bateau а vapeur les conduisit а Kiel; de lа, par Altona et Hambourg,
ils gagnиrent Londres, oщ ils arrivиrent le 13 du mкme mois, а peine
remis de leurs longues йpreuves.

Le premier soin du docteur fut de demander а la Sociйtй royale
gйographique de Londres la faveur de lui faire une communication; il
fut admis а la sйance du 15 juillet.

Que l'on s'imagine l'йtonnement de cette savante assemblйe, et ses
hurrahs enthousiastes aprиs la lecture du document d'Hatteras.

Ce voyage, unique dans son espиce, sans prйcйdent dans les fastes de
l'histoire, rйsumait toutes les dйcouvertes antйrieures faites au sein
des rйgions circumpolaires; il reliait entre elles les expйditions des
Parry, des Ross, des Franklin, des Mac Clure; il complйtait, entre le
centiиme et le cent quinziиme mйridien, la carte des contrйes
hyperborйennes, et enfin il aboutissait а ce point du globe
inaccessible jusqu'alors, au pфle mкme.

Jamais, non, jamais nouvelle aussi inattendue n'йclata au sein de
l'Angleterre stupйfaite!

Les Anglais sont passionnйs pour ces grands faits gйographiques; ils
se sentirent йmus et fiers, depuis le lord jusqu'au cokney, depuis le
prince-merchant jusqu'а l'ouvrier des docks.

La nouvelle de la grande dйcouverte courut sur tous les fils
tйlйgraphiques du Royaume-Uni avec la rapiditй de la foudre; les
journaux inscrivirent le nom d'Hatteras en tкte de leurs colonnes
comme celui d'un martyr, et l'Angleterre tressaillit d'orgueil.

On fкta le docteur et ses compagnons, qui furent prйsentйs а Sa
Gracieuse Majestй par le Lord Grand-Chancelier en audience solennelle.

Le gouvernement confirma les noms d'оle de la Reine, pour le rocher du
pфle Nord, de mont Hatteras, dйcernй au volcan lui-mкme, et
d'Altamont-Harbour, donnй au port de la Nouvelle-Amйrique.

Altamont ne se sйpara plus de ses compagnons de misиre et de gloire,
devenus ses amis; il suivit le docteur, Bell et Johnson а Liverpool,
qui les acclama а leur retour, aprиs les avoir si longtemps crus morts
et ensevelis dans les glaces йternelles.

Mais cette gloire, le docteur Clawbonny la rapporta sans cesse а celui
qui la mйritait entre tous. Dans la relation de son voyage, intitulйe:
«The English at the North-Pole», publiйe l'annйe suivante par les
soins de la Sociйtй royale de gйographie, il fit de John Hatteras
l'йgal des plus grands voyageurs, l'йmule de ces hommes audacieux qui
se sacrifient tout entiers aux progrиs de la science.

Cependant, cette triste victime d'une sublime passion vivait
paisiblement dans la maison de santй de Sten-Cottage, prиs de
Liverpool, oщ son ami le docteur l'avait installй lui-mкme. Sa folie
йtait douce, mais il ne parlait pas, il ne comprenait plus, et sa
parole semblait s'кtre en allйe avec sa raison. Un seul sentiment le
rattachait au monde extйrieur, son amitiй pour Duk, dont on n'avait
pas voulu le sйparer.

Cette maladie, cette «folie polaire», suivait donc tranquillement son
cours et ne prйsentait aucun symptфme particulier, quand, un jour, le
docteur Clawbonny, qui visitait son pauvre malade, fut frappй de son
allure.

Depuis quelque temps, le capitaine Hatteras, suivi de son fidиle chien
qui le regardait d'un oeil doux et triste, se promenait chaque jour
pendant de longues heures; mais sa promenade s'accomplissait
invariablement suivant un sens dйterminй et dans la direction d'une
certaine allйe de Sten-Cottage. Le capitaine, une fois arrivй а
l'extrйmitй de l'allйe, revenait а reculons. Quelqu'un l'arrкtait-il?
il montrait du doigt un point fixe dans le ciel. Voulait-on l'obliger
а se retourner? il s'irritait, et Duk, partageant sa colиre, aboyait
avec fureur.

Le docteur observa attentivement une manie si bizarre, et il comprit
bientфt le motif de cette obstination singuliиre; il devina pourquoi
cette promenade s'accomplissait dans une direction constante, et, pour
ainsi dire, sous l'influence d'une force magnйtique.

Le capitaine John Hatteras marchait invariablement vers le Nord.





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electronic work or group of works on different terms than are set
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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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DAMAGE.

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
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This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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