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The Project Gutenberg EBook of Les enfants du capitaine Grant, by Jules Verne

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Title: Les enfants du capitaine Grant

Author: Jules Verne

Release Date: November 26, 2004 [EBook #14163]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ENFANTS DU CAPITAINE GRANT ***




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Jules Verne
LES ENFANTS DU CAPITAINE GRANT

(1868)


Table des matiиres

PREMIИRE PARTIE
Chapitre I Balance-fish
Chapitre II Les trois documents
Chapitre III Malcolm-Castle
Chapitre IV Une proposition de lady Glenarvan
Chapitre V Le dйpart du «Duncan»
Chapitre VI Le passager de la cabine numйro six
Chapitre VII D’oщ vient et oщ va Jacques Paganel
Chapitre VIII Un brave homme de plus а bord du «Duncan»
Chapitre IX Le dйtroit de Magellan
Chapitre X Le trente-septiиme parallиle
Chapitre XI Traversйe du Chili
Chapitre XII А douze mille pieds dans les airs
Chapitre XIII Descente de la cordillиre
Chapitre XIV Le coup de fusil de la providence
Chapitre XV L’espagnol de Jacques Paganel
Chapitre XVI Le rio-Colorado
Chapitre XVII Les pampas
Chapitre XVIII А la recherche d’une aiguade
Chapitre XIX Les loups rouges
Chapitre XX Les plaines argentines
Chapitre XXI Le fort indйpendance
Chapitre XXII La crue
Chapitre XXIII Oщ l’on mиne la vie des oiseaux
Chapitre XXIV Oщ l’on continue de mener la vie des oiseaux
Chapitre XXXV Entre le feu et l’eau
Chapitre XXVI L’Atlantique
DEUXIИME PARTIE
Chapitre I Le retour а bord
Chapitre II Tristan d’Acunha
Chapitre III L’оle Amsterdam
Chapitre IV Les paris de Jacques Paganel et du major Mac Nabbs
Chapitre V Les colиres de l’ocйan Indien
Chapitre VI Le cap Bernouilli
Chapitre VII Ayrton
Chapitre VIII Le dйpart
Chapitre IX La province de Victoria
Chapitre X Wimerra river
Chapitre XI Burke et Stuart
Chapitre XII Le railway de Melbourne а Sandhurst
Chapitre XIII Un premier prix de gйographie
Chapitre XIV Les mines du mont Alexandre
Chapitre XV «Australian and New Zealand gazette»
Chapitre XVI Oщ le major soutient que ce sont des singes
Chapitre XVII Les йleveurs millionnaires
Chapitre XVIII Les alpes australiennes
Chapitre XIX Un coup de thйвtre
Chapitre XX Aland! Zealand!
Chapitre XXI Quatre jours d’angoisse
Chapitre XXII Eden
TROISIИME PARTIE
Chapitre I Le macquarie
Chapitre II Le passй du pays oщ l’on va
Chapitre III Les massacres de la Nouvelle-Zйlande
Chapitre IV Les brisants
Chapitre V Les matelots improvisйs
Chapitre VI Oщ le cannibalisme est traitй thйoriquement
Chapitre VII Oщ l’on accoste enfin une terre qu’il faudrait йviter
Chapitre VIII Le prйsent du pays oщ l’on est
Chapitre IX Trente milles au nord
Chapitre X Le fleuve national
Chapitre XI Le lac Taupo
Chapitre XII Les funйrailles d’un chef maori
Chapitre XIII Les derniиres heures
Chapitre XIV La montagne tabou
Chapitre XV Les grands moyens de Paganel
Chapitre XVI Entre deux feux
Chapitre XVII Pourquoi le «Duncan» croisait sur la cфte est de la
Nouvelle-Zйlande
Chapitre XVIII Ayrton ou Ben Joyce
Chapitre XIX Une transaction
Chapitre XX Un cri dans la nuit
Chapitre XXI L’оle Tabor
Chapitre XXII La derniиre distraction de Jacques Paganel


PREMIИRE PARTIE



Chapitre I
_Balance-fish_

Le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est, un magnifique
yacht йvoluait а toute vapeur sur les flots du canal du nord. Le
pavillon d’Angleterre battait а sa corne d’artimon; а l’extrйmitй
du grand mвt, un guidon bleu portait les initiales E G, brodйes en
or et surmontйes d’une couronne ducale. Ce yacht se nommait le
_Duncan_; il appartenait а lord Glenarvan, l’un des seize pairs
йcossais qui siиgent а la chambre haute, et le membre le plus
distinguй du «royal-thames-yacht-club», si cйlиbre dans tout le
royaume-uni.

Lord Edward Glenarvan se trouvait а bord avec sa jeune femme, lady
Helena, et l’un de ses cousins, le major Mac Nabbs.

Le _Duncan_, nouvellement construit, йtait venu faire ses essais а
quelques milles au dehors du golfe de la Clyde, et cherchait а
rentrer а Glasgow; dйjа l’оle d’Arran se relevait а l’horizon,
quand le matelot de vigie signala un йnorme poisson qui s’йbattait
dans le sillage du yacht.

Le capitaine John Mangles fit aussitфt prйvenir lord Edward de
cette rencontre. Celui-ci monta sur la dunette avec le major Mac
Nabbs, et demanda au capitaine ce qu’il pensait de cet animal.

«Vraiment, votre honneur, rйpondit John Mangles, je pense que
c’est un requin d’une belle taille.

-- Un requin dans ces parages! s’йcria Glenarvan.

-- Cela n’est pas douteux, reprit le capitaine; ce poisson
appartient а une espиce de requins qui se rencontre dans toutes
les mers et sous toutes les latitudes. C’est le «balance-fish», et
je me trompe fort, ou nous avons affaire а l’un de ces coquins-lа!
Si votre honneur y consent, et pour peu qu’il plaise а lady
Glenarvan d’assister а une pкche curieuse, nous saurons bientфt а
quoi nous en tenir.

-- Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs? dit lord Glenarvan au major;
кtes-vous d’avis de tenter l’aventure?

-- Je suis de l’avis qu’il vous plaira, rйpondit tranquillement le
major.

-- D’ailleurs, reprit John Mangles, on ne saurait trop exterminer
ces terribles bкtes. Profitons de l’occasion, et, s’il plaоt а
votre honneur, ce sera а la fois un йmouvant spectacle et une
bonne action.

-- Faites, John,» dit lord Glenarvan.

Puis il envoya prйvenir lady Helena, qui le rejoignit sur la
dunette, fort tentйe vraiment par cette pкche йmouvante.

La mer йtait magnifique; on pouvait facilement suivre а sa surface
les rapides йvolutions du squale, qui plongeait ou s’йlanзait avec
une surprenante vigueur. John Mangles donna ses ordres. Les
matelots jetиrent par-dessus les bastingages de tribord une forte
corde, munie d’un йmerillon amorcй avec un йpais morceau de lard.
Le requin, bien qu’il fыt encore а une distance de cinquante
yards, sentit l’appвt offert а sa voracitй. Il se rapprocha
rapidement du yacht. On voyait ses nageoires, grises а leur
extrйmitй, noires а leur base, battre les flots avec violence,
tandis que son appendice caudal le maintenait dans une ligne
rigoureusement droite. А mesure qu’il s’avanзait, ses gros yeux
saillants apparaissaient, enflammйs par la convoitise, et ses
mвchoires bйantes, lorsqu’il se retournait, dйcouvraient une
quadruple rangйe de dents. Sa tкte йtait large et disposйe comme
un double marteau au bout d’un manche. John Mangles n’avait pu s’y
tromper; c’йtait lа le plus vorace йchantillon de la famille des
squales, le poisson-balance des anglais, le poisson-juif des
provenзaux.

Les passagers et les marins du _Duncan_ suivaient avec une vive
attention les mouvements du requin. Bientфt l’animal fut а portйe
de l’йmerillon; il se retourna sur le dos pour le mieux saisir, et
l’йnorme amorce disparut dans son vaste gosier.

Aussitфt il «se ferra» lui-mкme en donnant une violente secousse
au cвble, et les matelots halиrent le monstrueux squale au moyen
d’un palan frappй а l’extrйmitй de la grande vergue. Le requin se
dйbattit violemment, en se voyant arracher de son йlйment naturel.
Mais on eut raison de sa violence.

Une corde munie d’un noeud coulant le saisit par la queue et
paralysa ses mouvements. Quelques instants aprиs, il йtait enlevй
au-dessus des bastingages et prйcipitй sur le pont du yacht.
Aussitфt, un des marins s’approcha de lui, non sans prйcaution,
et, d’un coup de hache portй avec vigueur, il trancha la
formidable queue de l’animal.

La pкche йtait terminйe; il n’y avait plus rien а craindre de la
part du monstre; la vengeance des marins se trouvait satisfaite,
mais non leur cu_rio_sitй. En effet, il est d’usage а bord de tout
navire de visiter soigneusement l’estomac du requin.

Les matelots connaissent sa voracitй peu dйlicate, s’attendent а
quelque surprise, et leur attente n’est pas toujours trompйe.

Lady Glenarvan ne voulut pas assister а cette rйpugnante
«exploration», et elle rentra dans la dunette. Le requin haletait
encore; il avait dix pieds de long et pesait plus de six cents
livres.

Cette dimension et ce poids n’ont rien d’extraordinaire; mais si
le _balance-fish_ n’est pas classй parmi les gйants de l’espиce,
du moins compte-t-il au nombre des plus redoutables.

Bientфt l’йnorme poisson fut йventrй а coups de hache, et sans
plus de cйrйmonies. L’йmerillon avait pйnйtrй jusque dans
l’estomac, qui se trouva absolument vide; йvidemment l’animal
jeыnait depuis longtemps, et les marins dйsappointйs allaient en
jeter les dйbris а la mer, quand l’attention du maоtre d’йquipage
fut attirйe par un objet grossier, solidement engagй dans l’un des
viscиres.

«Eh! Qu’est-ce que cela? s’йcria-t-il.

-- Cela, rйpondit un des matelots, c’est un morceau de roc que la
bкte aura avalй pour se lester.

-- Bon! reprit un autre, c’est bel et bien un boulet ramй que ce
coquin-lа a reзu dans le ventre, et qu’il n’a pas encore pu
digйrer.

-- Taisez-vous donc, vous autres, rйpliqua Tom Austin, le second
du yacht, ne voyez-vous pas que cet animal йtait un ivrogne
fieffй, et que pour n’en rien perdre il a bu non seulement le vin,
mais encore la bouteille?

-- Quoi! s’йcria lord Glenarvan, c’est une bouteille que ce requin
a dans l’estomac!

-- Une vйritable bouteille, rйpondit le maоtre d’йquipage. Mais on
voit bien qu’elle ne sort pas de la cave.

-- Eh bien, Tom, reprit lord Edward, retirez-la avec prйcaution;
les bouteilles trouvйes en mer renferment souvent des documents
prйcieux.

-- Vous croyez? dit le major Mac Nabbs.

-- Je crois, du moins, que cela peut arriver.

-- Oh! je ne vous contredis point, rйpondit le major, et il y a
peut-кtre lа un secret.

-- C’est ce que nous allons savoir, dit Glenarvan.

-- Eh bien, Tom?

-- Voilа, rйpondit le second, en montrant un objet informe qu’il
venait de retirer, non sans peine, de l’estomac du requin.

-- Bon, dit Glenarvan, faites laver cette vilaine chose, et qu’on
la porte dans la dunette.»

Tom obйit, et cette bouteille, trouvйe dans des circonstances si
singuliиres, fut dйposйe sur la table du carrй, autour de laquelle
prirent place lord Glenarvan, le major Mac Nabbs, le capitaine
John Mangles et lady Helena, car une femme est, dit-on, toujours
un peu curieuse.

Tout fait йvйnement en mer. Il y eut un moment de silence. Chacun
interrogeait du regard cette йpave fragile. Y avait-il lа le
secret de tout un dйsastre, ou seulement un message insignifiant
confiй au grй des flots par quelque navigateur dйsoeuvrй?

Cependant, il fallait savoir а quoi s’en tenir, et Glenarvan
procйda sans plus attendre а l’examen de la bouteille; il prit,
d’ailleurs, toutes les prйcautions voulues en pareilles
circonstances; on eыt dit un coroner relevant les particularitйs
d’une affaire grave; et Glenarvan avait raison, car l’indice le
plus insignifiant en apparence peut mettre souvent sur la voie
d’une importante dйcouverte.

Avant d’кtre visitйe intйrieurement, la bouteille fut examinйe а
l’extйrieur. Elle avait un col effilй, dont le goulot vigoureux
portait encore un bout de fil de fer entamй par la rouille; ses
parois, trиs йpaisses et capables de supporter une pression de
plusieurs atmosphиres, trahissaient une origine йvidemment
champenoise. Avec ces bouteilles-lа, les vignerons d’Aп ou
d’Йpernay cassent des bвtons de chaise, sans qu’elles aient trace
de fкlure. Celle-ci avait donc pu supporter impunйment les hasards
d’une longue pйrйgrination.

«Une bouteille de la maison Cliquot», dit simplement le major.

Et, comme il devait s’y connaоtre, son affirmation fut acceptйe
sans conteste.

«Mon cher major, rйpondit Helena, peu importe ce qu’est cette
bouteille, si nous ne savons pas d’oщ elle vient.

-- Nous le saurons, ma chиre Helena, dit lord Edward, et dйjа l’on
peut affirmer qu’elle vient de loin. Voyez les matiиres pйtrifiйes
qui la recouvrent, ces substances minйralisйes, pour ainsi dire,
sous l’action des eaux de la mer! Cette йpave avait dйjа fait un
long sйjour dans l’ocйan avant d’aller s’engloutir dans le ventre
d’un requin.

-- Il m’est impossible de ne pas кtre de votre avis, rйpondit le
major, et ce vase fragile, protйgй par son enveloppe de pierre, a
pu faire un long voyage.

-- Mais d’oщ vient-il? demanda lady Glenarvan.

-- Attendez, ma chиre Helena, attendez; il faut кtre patient avec
les bouteilles. Ou je me trompe fort, ou celle-ci va rйpondre
elle-mкme а toutes nos questions.»

Et, ce disant, Glenarvan commenзa а gratter les dures matiиres qui
protйgeaient le goulot; bientфt le bouchon apparut, mais fort
endommagй par l’eau de mer.

«Circonstance fвcheuse, dit Glenarvan, car s’il se trouve lа
quelque papier, il sera en fort mauvais йtat.

-- C’est а craindre, rйpliqua le major.

-- J’ajouterai, reprit Glenarvan, que cette bouteille mal bouchйe
ne pouvait tarder а couler bas, et il est heureux que ce requin
l’ait avalйe pour nous l’apporter а bord du _Duncan_.

-- Sans doute, rйpondit John Mangles, et cependant mieux eыt valu
la pкcher en pleine mer, par une longitude et une latitude bien
dйterminйes. On peut alors, en йtudiant les courants
atmosphйriques et marins, reconnaоtre le chemin parcouru; mais
avec un facteur comme celui-lа, avec ces requins qui marchent
contre vent et marйe, on ne sait plus а quoi s’en tenir.

-- Nous verrons bien,» rйpondit Glenarvan.

En ce moment, il enlevait le bouchon avec le plus grand soin, et
une forte odeur saline se rйpandit dans la dunette.

«Eh bien? demanda lady Helena, avec une impatience toute fйminine.

-- Oui! dit Glenarvan, je ne me trompais pas! Il y a lа des
papiers!

-- Des documents! des documents! s’йcria lady Helena.

-- Seulement, rйpondit Glenarvan, ils paraissent кtre rongйs par
l’humiditй, et il est impossible de les retirer, car ils adhиrent
aux parois de la bouteille.

-- Cassons-la, dit Mac Nabbs.

-- J’aimerais mieux la conserver intacte, rйpliqua Glenarvan.

-- Moi aussi, rйpondit le major.

-- Sans nul doute, dit lady Helena, mais le contenu est plus
prйcieux que le contenant, et il vaut mieux sacrifier celui-ci а
celui-lа.

-- Que votre honneur dйtache seulement le goulot, dit John
Mangles, et cela permettra de retirer le document sans
l’endommager.

-- Voyons! Voyons! Mon cher Edward», s’йcria lady Glenarvan.

Il йtait difficile de procйder d’une autre faзon, et quoi qu’il en
eыt, lord Glenarvan se dйcida а briser le goulot de la prйcieuse
bouteille. Il fallut employer le marteau, car l’enveloppe
pierreuse avait acquis la duretй du granit. Bientфt ses dйbris
tombиrent sur la table, et l’on aperзut plusieurs fragments de
papier adhйrents les uns aux autres.

Glenarvan les retira avec prйcaution, les sйpara, et les йtala
devant ses yeux, pendant que lady Helena, le major et le capitaine
se pressaient autour de lui.


Chapitre II
_Les trois documents_

Ces morceaux de papier, а demi dйtruits par l’eau de mer,
laissaient apercevoir quelques mots seulement, restes
indйchiffrables de lignes presque entiиrement effacйes. Pendant
quelques minutes, lord Glenarvan les examina avec attention; il
les retourna dans tous les sens; il les exposa а la lumiиre du
jour; il observa les moindres traces d’йcriture respectйes par la
mer; puis il regarda ses amis, qui le considйraient d’un oeil
anxieux.

«Il y a lа, dit-il, trois documents distincts, et
vraisemblablement trois copies du mкme document traduit en trois
langues, l’un anglais, l’autre franзais, le troisiиme allemand.
Les quelques mots qui ont rйsistй ne me laissent aucun doute а cet
йgard.

-- Mais au moins, ces mots prйsentent-ils un sens? demanda lady
Glenarvan.

-- Il est difficile de se prononcer, ma chиre Helena; les mots
tracйs sur ces documents sont fort incomplets.

-- Peut-кtre se complиtent-ils l’un par l’autre? dit le major.

-- Cela doit кtre, rйpondit John Mangles; il est impossible que
l’eau de mer ait rongй ces lignes prйcisйment aux mкmes endroits,
et en rapprochant ces lambeaux de phrase, nous finirons par leur
trouver un sens intelligible.

-- C’est ce que nous allons faire, dit lord Glenarvan, mais
procйdons avec mйthode. Voici d’abord le document anglais.»

Ce document prйsentait la disposition suivante de lignes et de
mots:

_62 bri gow sink... Etc_.

«Voilа qui ne signifie pas grand’chose, dit le major d’un air
dйsappointй.

-- Quoi qu’il en soit, rйpondit le capitaine, c’est lа du bon
anglais.

-- Il n’y a pas de doute а cet йgard, dit lord Glenarvan; les mots
_sink, aland, that, and, lost_, sont intacts; _skipp_ forme
йvidemment le mot _skipper_, et il est question d’un sieur Gr,
probablement le capitaine d’un bвtiment naufragй.

-- Ajoutons, dit John Mangles, les mots _monit_ et _ssistance_
dont l’interprйtation est йvidente.

-- Eh mais! C’est dйjа quelque chose, cela, rйpondit lady Helena.

-- Malheureusement, rйpondit le major, il nous manque des lignes
entiиres. Comment retrouver le nom du navire perdu, le lieu du
naufrage?

-- Nous les retrouverons, dit lord Edward.

-- Cela n’est pas douteux, rйpliqua le major, qui йtait
invariablement de l’avis de tout le monde, mais de quelle faзon?

-- En complйtant un document par l’autre.

-- Cherchons donc!» s’йcria lady Helena.

Le second morceau de papier, plus endommagй que le prйcйdent,
n’offrait que des mots isolйs et disposйs de cette maniиre: _7
juni glas... Etc_.

«Ceci est йcrit en allemand, dit John Mangles, dиs qu’il eut jetй
les yeux sur ce papier.

-- Et vous connaissez cette langue, John? demanda Glenarvan.

-- Parfaitement, votre honneur.

-- Eh bien, dites-nous ce que signifient ces quelques mots.»

Le capitaine examina le document avec attention, et s’exprima en
ces termes:

«D’abord, nous voilа fixйs sur la date de l’йvйnement; _7 juni_
veut dire _7 juin_, et en rapprochant ce chiffre des chiffres 62
fournis par le document anglais, nous avons cette date complиte:
_7 juin 1862_.

-- Trиs bien! s’йcria lady Helena; continuez, John.

-- Sur la mкme ligne, reprit le jeune capitaine, je trouve le mot
_glas_, qui, rapprochй du mot _gow_ fourni par le premier
document, donne _Glasgow_. Il s’agit йvidemment d’un navire du
port de Glasgow.

-- C’est mon opinion, rйpondit le major.

-- La seconde ligne du document manque tout entiиre, reprit John
Mangles. Mais, sur la troisiиme, je rencontre deux mots
importants: _zwei_ qui veut dire _deux_, et _atrosen_, ou mieux
_matrosen_, qui signifie _matelots_ en langue allemande.

-- Ainsi donc, dit lady Helena, il s’agirait d’un capitaine et de
deux matelots?

-- C’est probable, rйpondit lord Glenarvan.

-- J’avouerai а votre honneur, reprit le capitaine, que le mot
suivant, _graus_, m’embarrasse. Je ne sais comment le traduire.
Peut-кtre le troisiиme document nous le fera-t-il comprendre.
Quant aux deux derniers mots, ils s’expliquent sans difficultйs.
_Bringt ihnen_ signifie _portez-leur_, et si on les rapproche du
mot anglais situй comme eux sur la septiиme ligne du premier
document, je veux dire du mot _assistance_, la phrase _portez-leur
secours_ se dйgage toute seule.

-- Oui! Portez-leur secours! dit Glenarvan, mais oщ se trouvent
ces malheureux? Jusqu’ici nous n’avons pas une seule indication du
lieu, et le thйвtre de la catastrophe est absolument inconnu.

-- Espйrons que le document franзais sera plus explicite, dit lady
Helena.

-- Voyons le document franзais, rйpondit Glenarvan, et comme nous
connaissons tous cette langue, nos recherches seront plus
faciles.»

Voici le fac-simile exact du troisiиme document:

_Troi ats tannia gonie... Etc_.

«Il y a des chiffres, s’йcria lady Helena. Voyez, messieurs,
voyez!...

-- Procйdons avec ordre, dit lord Glenarvan, et commenзons par le
commencement. Permettez-moi de relever un а un ces mots йpars et
incomplets. Je vois d’abord, dиs les premiиres lettres, qu’il
s’agit d’un trois-mвts, dont le nom, grвce aux documents anglais
et franзais, nous est entiиrement conservй: le _Britannia_. Des
deux mots suivants _gonie_ et _austral_, le dernier seul a une
signification que vous comprenez tous.

-- Voilа dйjа un dйtail prйcieux, rйpondit John Mangles; le
naufrage a eu lieu dans l’hйmisphиre austral.

-- C’est vague, dit le major.

-- Je continue, reprit Glenarvan. Ah! Le mot _abor_, le radical du
verbe _aborder_. Ces malheureux ont abordй quelque part. Mais oщ?
_contin_! est-ce donc sur un continent? _cruel_!....

-- _Cruel!_ s’йcria John Mangles, mais voilа l’explication du mot
allemand _graus... Grausam... Cruel!_

-- Continuons! Continuons! dit Glenarvan, dont l’intйrкt йtait
violemment surexcitй а mesure que le sens de ces mots incomplets
se dйgageait а ses yeux. _Indi_... S’agit-il donc de l’_Inde_ oщ
ces matelots auraient йtй jetйs? Que signifie ce mot _ongit_? Ah!
_longitude_! et voici la latitude: _trente-sept degrйs onze
minutes_.

-- Enfin! Nous avons donc une indication prйcise.

-- Mais la longitude manque, dit Mac Nabbs.

-- On ne peut pas tout avoir, mon cher major, rйpondit Glenarvan,
et c’est quelque chose qu’un degrй exact de latitude. Dйcidйment,
ce document franзais est le plus complet des trois. Il est йvident
que chacun d’eux йtait la traduction littйrale des autres, car ils
contiennent tous le mкme nombre de lignes. Il faut donc maintenant
les rйunir, les traduire en une seule langue, et chercher leur
sens le plus probable, le plus logique et le plus explicite.

-- Est-ce en franзais, demanda le major, en anglais ou en allemand
que vous allez faire cette traduction?

-- En franзais, rйpondit Glenarvan, puisque la plupart des mots
intйressants nous ont йtй conservйs dans cette langue.

-- Votre honneur a raison, dit John Mangles, et d’ailleurs ce
langage nous est familier.

-- C’est entendu. Je vais йcrire ce document en rйunissant ces
restes de mots et ces lambeaux de phrase, en respectant les
intervalles qui les sйparent, en complйtant ceux dont le sens ne
peut кtre douteux; puis, nous comparerons et nous jugerons.»

Glenarvan prit aussitфt la plume, et, quelques instants aprиs, il
prйsentait а ses amis un papier sur lequel йtaient tracйes les
lignes suivantes: _7 juin 1862 trois-mвts Britannia Glasgow
sombrй... Etc_.

En ce moment, un matelot vint prйvenir le capitaine que le
_Duncan_ embouquait le golfe de la Clyde, et il demanda ses
ordres.

«Quelles sont les intentions de votre honneur? dit John Mangles en
s’adressant а lord Glenarvan.

-- Gagner Dumbarton au plus vite, John; puis, tandis que lady
Helena retournera а Malcolm-Castle, j’irai jusqu’а Londres
soumettre ce document а l’amirautй.»

John Mangles donna ses ordres en consйquence, et le matelot alla
les transmettre au second.

«Maintenant, mes amis, dit Glenarvan, continuons nos recherches.
Nous sommes sur les traces d’une grande catastrophe. La vie de
quelques hommes dйpend de notre sagacitй. Employons donc toute
notre intelligence а deviner le mot de cette йnigme.

-- Nous sommes prкts, mon cher Edward, rйpondit lady Helena.

-- Tout d’abord, reprit Glenarvan, il faut considйrer trois choses
bien distinctes dans ce document: 1) les choses que l’on sait; 2)
celles que l’on peut conjecturer; 3) celles qu’on ne sait pas. Que
savons-nous? Nous savons que le 7 juin 1862 un trois-mвts, le
_Britannia_, de Glasgow, a sombrй; que deux matelots et le
capitaine ont jetй ce document а la mer par 37°11’ de latitude, et
qu’ils demandent du secours.

-- Parfaitement, rйpliqua le major.

-- Que pouvons-nous conjecturer? reprit Glenarvan. D’abord, que le
naufrage a eu lieu dans les mers australes, et tout de suite
j’appellerai votre attention sur le mot _gonie_. Ne vient-il pas
de lui-mкme indiquer le nom du pays auquel il appartient?

-- La Patagonie! s’йcria lady Helena.

-- Sans doute.

-- Mais la Patagonie est-elle traversйe par le trente-septiиme
parallиle? demanda le major.

-- Cela est facile а vйrifier, rйpondit John Mangles en dйployant
une carte de l’Amйrique mйridionale. C’est bien cela. La Patagonie
est effleurйe par ce trente-septiиme parallиle. Il coupe
l’Araucanie, longe а travers les pampas le nord des terres
patagones, et va se perdre dans l’Atlantique.

-- Bien. Continuons nos conjectures. Les deux matelots et le
capitaine _abor..._ abordent quoi? _contin..._ Le continent; vous
entendez, un continent et non pas une оle. Que deviennent-ils?
Vous avez lа deux lettres providentielles _Pr..._ Qui vous
apprennent leur sort. Ces malheureux, en effet, sont _pris_ ou
_prisonniers_ de qui? De _cruels indiens_. Кtes-vous convaincus?
Est-ce que les mots ne sautent pas d’eux-mкmes dans les places
vides? Est-ce que ce document ne s’йclaircit pas а vos yeux? Est-
ce que la lumiиre ne se fait pas dans votre esprit?»

Glenarvan parlait avec conviction. Ses yeux respiraient une
confiance absolue. Tout son feu se communiquait а ses auditeurs.
Comme lui, ils s’йcriиrent: «C’est йvident! C’est йvident!»

Lord Edward, aprиs un instant, reprit en ces termes:

«Toutes ces hypothиses, mes amis, me semblent extrкmement
plausibles; pour moi, la catastrophe a eu lieu sur les cфtes de la
Patagonie. D’ailleurs, je ferai demander а Glasgow quelle йtait la
destination du _Britannia_, et nous saurons s’il a pu кtre
entraоnй dans ces parages.

-- Oh! Nous n’avons pas besoin d’aller chercher si loin, rйpondit
John Mangles. J’ai ici la collection de la _mercantile and
shipping gazette_, qui nous fournira des indications prйcises.

-- Voyons, voyons!» dit lady Glenarvan.

John Mangles prit une liasse de journaux de l’annйe 1862 et se mit
а la feuilleter rapidement. Ses recherches ne furent pas longues,
et bientфt il dit avec un accent de satisfaction:

«30 mai 1862. Pйrou! Le Callao! En charge pour Glasgow.
B_ritannia_, capitaine Grant.

-- Grant! s’йcria lord Glenarvan, ce hardi йcossais qui a voulu
fonder une Nouvelle-Йcosse dans les mers du Pacifique!

-- Oui, rйpondit John Mangles, celui-lа mкme qui, en 1861, s’est
embarquй а Glasgow sur le _Britannia_, et dont on n’a jamais eu de
nouvelles.

-- Plus de doute! Plus de doute! dit Glenarvan. C’est bien lui. Le
_Britannia_ a quittй le Callao le 30 mai, et le 7 juin, huit jours
aprиs son dйpart, il s’est perdu sur les cфtes de la Patagonie.
Voilа son histoire tout entiиre dans ces restes de mots qui
semblaient indйchiffrables. Vous voyez, mes amis, que la part est
belle des choses que nous pouvions conjecturer. Quant а celles que
nous ne savons pas, elles se rйduisent а une seule, au degrй de
longitude qui nous manque.

-- Il nous est inutile, rйpondit John Mangles, puisque le pays est
connu, et avec la latitude seule, je me chargerais d’aller droit
au thйвtre du naufrage.

-- Nous savons tout, alors? dit lady Glenarvan.

-- Tout, ma chиre Helena, et ces blancs que la mer a laissйs entre
les mots du document, je vais les remplir sans peine, comme si
j’йcrivais sous la dictйe du capitaine Grant.»

Aussitфt lord Glenarvan reprit la plume, et il rйdigea sans
hйsiter la note suivante:

_«Le» 7 juin 1862,» le» trois-mвts Britannia,» de» Glasgow»,
a» sombrй» sur les cфtes de la Patagonie dans
l’hйmisphиre» austral.» se dirigeant» а terre, deux matelots» et
«le capitaine» Grant vont tenter d’aborder le «continent» oщ ils
seront prisonniers de «cruels indiens.» Ils ont «jetй ce document»
par degrйs de «longitude et 37°11’ de» latitude. «Portez-leur
secours» ou ils sont «perdus»_.

«Bien! Bien! Mon cher Edward, dit lady Helena, et si ces
malheureux revoient leur patrie, c’est а vous qu’ils devront ce
bonheur.

-- Et ils la reverront, rйpondit Glenarvan. Ce document est trop
explicite, trop clair, trop certain, pour que l’Angleterre hйsite
а venir au secours de trois de ses enfants abandonnйs sur une cфte
dйserte. Ce qu’elle a fait pour Franklin et tant d’autres, elle le
fera aujourd’hui pour les naufragйs du _Britannia_!

-- Mais ces malheureux, reprit lady Helena, ont sans doute une
famille qui pleure leur perte. Peut-кtre ce pauvre capitaine Grant
a-t-il une femme, des enfants...

-- Vous avez raison, ma chиre lady, et je me charge de leur
apprendre que tout espoir n’est pas encore perdu. Maintenant, mes
amis, remontons sur la dunette, car nous devons approcher du
port.»

En effet, le _Duncan_ avait forcй de vapeur; il longeait en ce
moment les rivages de l’оle de Bute, et laissait Rothesay sur
tribord, avec sa charmante petite ville, couchйe dans sa fertile
vallйe; puis il s’йlanзa dans les passes rйtrйcies du golfe,
йvolua devant Greenok, et, а six heures du soir, il mouillait au
pied du rocher basaltique de Dumbarton, couronnй par le cйlиbre
chвteau de Wallace, le hйros йcossais.

Lа, une voiture attelйe en poste attendait lady Helena pour la
reconduire а Malcolm-Castle avec le major Mac Nabbs. Puis lord
Glenarvan, aprиs avoir embrassй sa jeune femme, s’йlanзa dans
l’express du railway de Glasgow.

Mais, avant de partir, il avait confiй а un agent plus rapide une
note importance, et le tйlйgraphe йlectrique, quelques minutes
aprиs, apportait au _Times_ et au _Morning-Chronicle_ un avis
rйdigй en ces termes:

«Pour renseignements sur le sort du trois-mвts «_Britannia_, de
Glasgow, capitaine Grant», s’adresser а lord Glenarvan, Malcolm-
Castle, «Luss, comtй de Dumbarton, йcosse.»


Chapitre III
_Malcolm-Castle_

Le chвteau de Malcolm, l’un des plus poйtiques des Highlands, est
situй auprиs du village de Luss, dont il domine le joli vallon.
Les eaux limpides du lac Lomond baignent le granit de ses
murailles.

Depuis un temps immйmorial il appartenait а la famille Glenarvan,
qui conserva dans le pays de Rob-Roy et de Fergus Mac Gregor les
usages hospitaliers des vieux hйros de Walter Scott. А l’йpoque oщ
s’accomplit la rйvolution sociale en йcosse, grand nombre de
vassaux furent chassйs, qui ne pouvaient payer de gros fermages
aux anciens chefs de clans.

Les uns moururent de faim; ceux-ci se firent pкcheurs; d’autres
йmigrиrent. C’йtait un dйsespoir gйnйral. Seuls entre tous, les
Glenarvan crurent que la fidйlitй liait les grands comme les
petits, et ils demeurиrent fidиles а leurs tenanciers. Pas un ne
quitta le toit qui l’avait vu naоtre; nul n’abandonna la terre oщ
reposaient ses ancкtres; tous restиrent au clan de leurs anciens
seigneurs. Aussi, а cette йpoque mкme, dans ce siиcle de
dйsaffection et de dйsunion, la famille Glenarvan ne comptait que
des йcossais au chвteau de Malcolm comme а bord du _Duncan_; tous
descendaient des vassaux de Mac Gregor, de Mac Farlane, de Mac
Nabbs, de Mac Naughtons, c’est-а-dire qu’ils йtaient enfants des
comtйs de Stirling et de Dumbarton: braves gens, dйvouйs corps et
вme а leur maоtre, et dont quelques-uns parlaient encore le
gaйlique de la vieille Calйdonie.

Lord Glenarvan possйdait une fortune immense; il l’employait а
faire beaucoup de bien; sa bontй l’emportait encore sur sa
gйnйrositй, car l’une йtait infinie, si l’autre avait forcйment
des bornes. Le seigneur de Luss, «le laird» de Malcolm,
reprйsentait son comtй а la chambre des lords. Mais, avec ses
idйes jacobites, peu soucieux de plaire а la maison de Hanovre, il
йtait assez mal vu des hommes d’йtat d’Angleterre, et surtout par
ce motif qu’il s’en tenait aux traditions de ses aпeux et
rйsistait йnergiquement aux empiйtements politiques de «ceux du
sud.»

Ce n’йtait pourtant pas un homme arriйrй que lord Edward
Glenarvan, ni de petit esprit, ni de mince intelligence; mais,
tout en tenant les portes de son comtй largement ouvertes au
progrиs, il restait йcossais dans l’вme, et c’йtait pour la gloire
de l’йcosse qu’il allait lutter avec ses yachts de course dans les
«matches» du royal-thames-yacht-club.

Edward Glenarvan avait trente-deux ans; sa taille йtait grande,
ses traits un peu sйvиres, son regard d’une douceur infinie, sa
personne toute empreinte de la poйsie highlandaise. On le savait
brave а l’excиs, entreprenant, chevaleresque, un Fergus du XIXe
siиcle, mais bon par-dessus toute chose, meilleur que saint Martin
lui-mкme, car il eыt donnй son manteau tout entier aux pauvres
gens des hautes terres.

Lord Glenarvan йtait mariй depuis trois mois а peine; il avait
йpousй miss Helena Tuffnel, la fille du grand voyageur William
Tuffnel, l’une des nombreuses victimes de la science gйographique
et de la passion des dйcouvertes.

Miss Helena n’appartenait pas а une famille noble, mais elle йtait
йcossaise, ce qui valait toutes les noblesses aux yeux de lord
Glenarvan; de cette jeune personne charmante, courageuse, dйvouйe,
le seigneur de Luss avait fait la compagne de sa vie. Un jour, il
la rencontra vivant seule, orpheline, а peu prиs sans fortune,
dans la maison de son pиre, а Kilpatrick.

Il comprit que la pauvre fille ferait une vaillante femme; il
l’йpousa. Miss Helena avait vingt-deux ans; c’йtait une jeune
personne blonde, aux yeux bleus comme l’eau des lacs йcossais par
un beau matin du printemps. Son amour pour son mari l’emportait
encore sur sa reconnaissance. Elle l’aimait comme si elle eыt йtй
la riche hйritiиre, et lui l’orphelin abandonnй. Quant а ses
fermiers et а ses serviteurs, ils йtaient prкts а donner leur vie
pour celle qu’ils nommaient: notre bonne dame de Luss.

Lord Glenarvan et lady Helena vivaient heureux а Malcolm-Castle,
au milieu de cette nature superbe et sauvage des Highlands, se
promenant sous les sombres allйes de marronniers et de sycomores,
aux bords du lac oщ retentissaient encore les _pibrochs_ du vieux
temps, au fond de ces gorges incultes dans lesquelles l’histoire
de l’йcosse est йcrite en ruines sйculaires. Un jour ils
s’йgaraient dans les bois de bouleaux ou de mйlиzes, au milieu des
vastes champs de bruyиres jaunies; un autre jour, ils gravissaient
les sommets abrupts du Ben Lomond, ou couraient а cheval а travers
les _glens_ abandonnйs, йtudiant, comprenant, admirant cette
poйtique contrйe encore nommйe «le pays de Rob-Roy», et tous ces
sites cйlиbres, si vaillamment chantйs par Walter Scott. Le soir,
а la nuit tombante, quand «la lanterne de Mac Farlane» s’allumait
а l’horizon, ils allaient errer le long des bartazennes, vieille
galerie circulaire qui faisait un collier de crйneaux au chвteau
de Malcolm, et lа, pensifs, oubliйs et comme seuls au monde, assis
sur quelque pierre dйtachйe, au milieu du silence de la nature,
sous les pвles rayons de la lune, tandis que la nuit se faisait
peu а peu au sommet des montagnes assombries, ils demeuraient
ensevelis dans cette limpide extase et ce ravissement intime dont
les coeurs aimants ont seuls le secret sur la terre.

Ainsi se passиrent les premiers mois de leur mariage. Mais lord
Glenarvan n’oubliait pas que sa femme йtait fille d’un grand
voyageur! Il se dit que lady Helena devait avoir dans le coeur
toutes les aspirations de son pиre, et il ne se trompait pas. Le
_Duncan_ fut construit; il йtait destinй а transporter lord et
lady Glenarvan vers les plus beaux pays du monde, sur les flots de
la Mйditerranйe, et jusqu’aux оles de l’archipel. Que l’on juge de
la joie de lady Helena quand son mari mit le _Duncan_ а ses
ordres! En effet, est-il un plus grand bonheur que de promener son
amour vers ces contrйes charmantes de la Grиce, et de voir se
lever la lune de miel sur les rivages enchantйs de l’orient?

Cependant lord Glenarvan йtait parti pour Londres.

Il s’agissait du salut de malheureux naufragйs; aussi, de cette
absence momentanйe, lady Helena se montra-t-elle plus impatiente
que triste; le lendemain, une dйpкche de son mari lui fit espйrer
un prompt retour; le soir, une lettre demanda une prolongation;
les propositions de lord Glenarvan йprouvaient quelques
difficultйs; le surlendemain, nouvelle lettre, dans laquelle lord
Glenarvan ne cachait pas son mйcontentement а l’йgard de
l’amirautй.

Ce jour-lа, lady Helena commenзa а кtre inquiиte.

Le soir, elle se trouvait seule dans sa chambre, quand l’intendant
du chвteau, Mr Halbert, vint lui demander si elle voulait recevoir
une jeune fille et un jeune garзon qui dйsiraient parler а lord
Glenarvan.

«Des gens du pays? dit lady Helena.

-- Non, madame, rйpondit l’intendant, car je ne les connais pas.
Ils viennent d’arriver par le chemin de fer de Balloch, et de
Balloch а Luss, ils ont fait la route а pied.

-- Priez-les de monter, Halbert,» dit lady Glenarvan.

L’intendant sortit. Quelques instants aprиs, la jeune fille et le
jeune garзon furent introduits dans la chambre de lady Helena.
C’йtaient une soeur et un frиre. А leur ressemblance on ne pouvait
en douter.

La soeur avait seize ans. Sa jolie figure un peu fatiguйe, ses
yeux qui avaient dы pleurer souvent, sa physionomie rйsignйe, mais
courageuse, sa mise pauvre, mais propre, prйvenaient en sa faveur.
Elle tenait par la main un garзon de douze ans а l’air dйcidй, et
qui semblait prendre sa soeur sous sa protection. Vraiment!
Quiconque eыt manquй а la jeune fille aurait eu affaire а ce petit
bonhomme! La soeur demeura un peu interdite en se trouvant devant
lady Helena. Celle-ci se hвta de prendre la parole.

«Vous dйsirez me parler? dit-elle en encourageant la jeune fille
du regard.

-- Non, rйpondit le jeune garзon d’un ton dйterminй, pas а vous,
mais а lord Glenarvan lui-mкme.

-- Excusez-le, madame, dit alors la soeur en regardant son frиre.

-- Lord Glenarvan n’est pas au chвteau, reprit lady Helena; mais
je suis sa femme, et si je puis le remplacer auprиs de vous...

-- Vous кtes lady Glenarvan? dit la jeune fille.

-- Oui, miss.

-- La femme de lord Glenarvan de Malcolm-Castle, qui a publiй dans
le _Times_ une note relative au naufrage du _Britannia_?

-- Oui! oui! rйpondit lady Helena avec empressement, et vous?...

-- Je suis miss Grant, madame, et voici mon frиre.

-- Miss Grant! Miss Grant! s’йcria lady Helena en attirant la
jeune fille prиs d’elle, en lui prenant les mains, en baisant les
bonnes joues du petit bonhomme.

-- Madame, reprit la jeune fille, que savez-vous du naufrage de
mon pиre? Est-il vivant? Le reverrons-nous jamais? Parlez, je vous
en supplie!

-- Ma chиre enfant, dit lady Helena, Dieu me garde de vous
rйpondre lйgиrement dans une semblable circonstance; je ne
voudrais pas vous donner une espйrance illusoire...

-- Parlez, madame, parlez! Je suis forte contre la douleur, et je
puis tout entendre.

-- Ma chиre enfant, rйpondit lady Helena, l’espoir est bien
faible; mais, avec l’aide de Dieu qui peut tout, il est possible
que vous revoyiez un jour votre pиre.

-- Mon Dieu! Mon Dieu!» s’йcria miss Grant, qui ne put contenir
ses larmes, tandis que Robert couvrait de baisers les mains de
lady Glenarvan.

Lorsque le premier accиs de cette joie douloureuse fut passй, la
jeune fille se laissa aller а faire des questions sans nombre;
lady Helena lui raconta l’histoire du document, comment le
_Britannia_ s’йtait perdu sur les cфtes de la Patagonie; de quelle
maniиre, aprиs le naufrage, le capitaine et deux matelots, seuls
survivants, devaient avoir gagnй le continent; enfin, comment ils
imploraient le secours du monde entier dans ce document йcrit en
trois langues et abandonnй aux caprices de l’ocйan.

Pendant ce rйcit, Robert Grant dйvorait des yeux lady Helena; sa
vie йtait suspendue а ses lиvres; son imagination d’enfant lui
retraзait les scиnes terribles dont son pиre avait dы кtre la
victime; il le voyait sur le pont du _Britannia_; il le suivait au
sein des flots; il s’accrochait avec lui aux rochers de la cфte;
il se traоnait haletant sur le sable et hors de la portйe des
vagues. Plusieurs fois, pendant cette histoire, des paroles
s’йchappиrent de sa bouche.

«Oh! papa! Mon pauvre papa!» s’йcria-t-il en se pressant contre sa
soeur.

Quant а miss Grant, elle йcoutait, joignant les mains, et ne
prononзa pas une seule parole, jusqu’au moment oщ, le rйcit
terminй, elle dit:

«Oh! madame! Le document! Le document!

-- Je ne l’ai plus, ma chиre enfant, rйpondit lady Helena.

-- Vous ne l’avez plus?

-- Non; dans l’intйrкt mкme de votre pиre, il a dы кtre portй а
Londres par lord Glenarvan; mais je vous ai dit tout ce qu’il
contenait mot pour mot, et comment nous sommes parvenus а en
retrouver le sens exact; parmi ces lambeaux de phrases presque
effacйs, les flots ont respectй quelques chiffres;
malheureusement, la longitude...

-- On s’en passera! s’йcria le jeune garзon.

-- Oui, Monsieur Robert, rйpondit Helena en souriant а le voir si
dйterminй. Ainsi, vous le voyez, miss Grant, les moindres dйtails
de ce document vous sont connus comme а moi.

-- Oui, madame, rйpondit la jeune fille, mais j’aurais voulu voir
l’йcriture de mon pиre.

-- Eh bien, demain, demain peut-кtre, lord Glenarvan sera de
retour. Mon mari, muni de ce document incontestable, a voulu le
soumettre aux commissaires de l’amirautй, afin de provoquer
l’envoi immйdiat d’un navire а la recherche du capitaine Grant.

-- Est-il possible, madame! s’йcria la jeune fille; vous avez fait
cela pour nous?

-- Oui, ma chиre miss, et j’attends lord Glenarvan d’un instant а
l’autre.

-- Madame, dit la jeune fille avec un profond accent de
reconnaissance et une religieuse ardeur, lord Glenarvan et vous,
soyez bйnis du ciel!

-- Chиre enfant, rйpondit lady Helena, nous ne mйritons aucun
remercоment; toute autre personne а notre place eыt fait ce que
nous avons fait. Puissent se rйaliser les espйrances que je vous
ai laissй concevoir! Jusqu’au retour de lord Glenarvan, vous
demeurez au chвteau...

-- Madame, rйpondit la jeune fille, je ne voudrais pas abuser de
la sympathie que vous tйmoignez а des йtrangers.

-- Йtrangers! Chиre enfant; ni votre frиre ni vous, vous n’кtes
des йtrangers dans cette maison, et je veux qu’а son arrivйe lord
Glenarvan apprenne aux enfants du capitaine Grant ce que l’on va
tenter pour sauver leur pиre.»

Il n’y avait pas а refuser une offre faite avec tant de coeur. Il
fut donc convenu que miss Grant et son frиre attendraient а
Malcolm-Castle le retour de lord Glenarvan.


Chapitre IV
_Une proposition de lady Glenarvan_

Pendant cette conversation, lady Helena n’avait point parlй des
craintes exprimйes dans les lettres de lord Glenarvan sur
l’accueil fait а sa demande par les commissaires de l’amirautй.
Pas un mot non plus ne fut dit touchant la captivitй probable du
capitaine Grant chez les indiens de l’Amйrique mйridionale. А quoi
bon attrister ces pauvres enfants sur la situation de leur pиre et
diminuer l’espйrance qu’ils venaient de concevoir? Cela ne
changeait rien aux choses. Lady Helena s’йtait donc tue а cet
йgard, et, aprиs avoir satisfait а toutes les questions de miss
Grant, elle l’interrogea а son tour sur sa vie, sur sa situation
dans ce monde oщ elle semblait кtre la seule protectrice de son
frиre.

Ce fut une touchante et simple histoire qui accrut encore la
sympathie de lady Glenarvan pour la jeune fille.

Miss Mary et Robert Grant йtaient les seuls enfants du capitaine.
Harry Grant avait perdu sa femme а la naissance de Robert, et
pendant ses voyages au long cours, il laissait ses enfants aux
soins d’une bonne et vieille cousine. C’йtait un hardi marin que
le capitaine Grant, un homme sachant bien son mйtier, bon
navigateur et bon nйgociant tout а la fois, rйunissant ainsi une
double aptitude prйcieuse aux skippers de la marine marchande. Il
habitait la ville de Dundee, dans le comtй de Perth, en йcosse. Le
capitaine Grant йtait donc un enfant du pays.

Son pиre, un ministre de Sainte-Katrine Church, lui avait donnй
une йducation complиte, pensant que cela ne peut jamais nuire а
personne, pas mкme а un capitaine au long cours.

Pendant ses premiers voyages d’outre-mer, comme second d’abord, et
enfin en qualitй de skipper, ses affaires rйussirent, et quelques
annйes aprиs la naissance de Robert Harry, il se trouvait
possesseur d’une certaine fortune.

C’est alors qu’une grande idйe lui vint а l’esprit, qui rendit son
nom populaire en йcosse. Comme les Glenarvan, et quelques grandes
familles des Lowlands, il йtait sйparй de coeur, sinon de fait, de
l’envahissante Angleterre. Les intйrкts de son pays ne pouvaient
кtre а ses yeux ceux des anglo-saxons, et pour leur donner un
dйveloppement personnel il rйsolut de fonder une vaste colonie
йcossaise dans un des continents de l’Ocйanie.

Rкvait-il pour l’avenir cette indйpendance dont les Йtats-Unis
avaient donnй l’exemple, cette indйpendance que les Indes et
l’Australie ne peuvent manquer de conquйrir un jour? Peut-кtre.

Peut-кtre aussi laissa-t-il percer ses secrиtes espйrances. On
comprend donc que le gouvernement refusвt de prкter la main а son
projet de colonisation; il crйa mкme au capitaine Grant des
difficultйs qui, dans tout autre pays, eussent tuй leur homme.
Mais Harry ne se laissa pas abattre; il fit appel au pat_rio_tisme
de ses compat_rio_tes, mit sa fortune au service de sa cause,
construisit un navire, et, secondй par un йquipage d’йlite, aprиs
avoir confiй ses enfants aux soins de sa vieille cousine, il
partit pour explorer les grandes оles du Pacifique. C’йtait en
l’annйe 1861.

Pendant un an, jusqu’en mai 1862, on eut de ses nouvelles; mais,
depuis son dйpart du Callao, au mois de juin, personne n’entendit
plus parler du _Britannia_, et la _gazette maritime_ devint muette
sur le sort du capitaine.

Ce fut dans ces circonstances-lа que mourut la vieille cousine
d’Harry Grant, et les deux enfants restиrent seuls au monde.

Mary Grant avait alors quatorze ans; son вme vaillante ne recula
pas devant la situation qui lui йtait faite, et elle se dйvoua
tout entiиre а son frиre encore enfant. Il fallait l’йlever,
l’instruire.

А force d’йconomies, de prudence et de sagacitй, travaillant nuit
et jour, se donnant toute а lui, se refusant tout а elle, la soeur
suffit а l’йducation du frиre, et remplit courageusement ses
devoirs maternels. Les deux enfants vivaient donc а Dundee dans
cette situation touchante d’une misиre noblement acceptйe, mais
vaillamment combattue.

Mary ne songeait qu’а son frиre, et rкvait pour lui quelque
heureux avenir. Pour elle, hйlas! Le _Britannia_ йtait а jamais
perdu, et son pиre mort, bien mort. Il faut donc renoncer а
peindre son йmotion, quand la note du _Times_, que le hasard jeta
sous ses yeux, la tira subitement de son dйsespoir.

Il n’y avait pas а hйsiter; son parti fut pris immйdiatement. Dыt-
elle apprendre que le corps du capitaine Grant avait йtй retrouvй
sur une cфte dйserte, au fond d’un navire dйsemparй, cela valait
mieux que ce doute incessant, cette torture йternelle de
l’inconnu.

Elle dit tout а son frиre; le jour mкme, ces deux enfants prirent
le chemin de fer de Perth, et le soir ils arrivиrent а Malcolm-
Castle, oщ Mary, aprиs tant d’angoisses, se reprit а espйrer.

Voilа cette douloureuse histoire que Mary Grant raconta а lady
Glenarvan, d’une faзon simple, et sans songer qu’en tout ceci,
pendant ces longues annйes d’йpreuves, elle s’йtait conduite en
fille hйroпque; mais lady Helena y songea pour elle, et а
plusieurs reprises, sans cacher ses larmes, elle pressa dans ses
bras les deux enfants du capitaine Grant.

Quant а Robert, il semblait qu’il entendоt cette histoire pour la
premiиre fois, il ouvrait de grands yeux en йcoutant sa soeur; il
comprenait tout ce qu’elle avait fait, tout ce qu’elle avait
souffert, et enfin, l’entourant de ses bras:

«Ah! Maman! Ma chиre maman!» s’йcria-t-il, sans pouvoir retenir ce
cri parti du plus profond de son coeur.

Pendant cette conversation, la nuit йtait tout а fait venue. Lady
Helena, tenant compte de la fatigue des deux enfants, ne voulut
pas prolonger plus longtemps cet entretien. Mary Grant et Robert
furent conduits dans leurs chambres, et s’endormirent en rкvant а
un meilleur avenir. Aprиs leur dйpart, lady Helena fit demander le
major, et lui apprit tous les incidents de cette soirйe.

«Une brave jeune fille que cette Mary Grant! dit Mac Nabbs,
lorsqu’il eut entendu le rйcit de sa cousine.

-- Fasse le ciel que mon mari rйussisse dans son entreprise!
rйpondit lady Helena, car la situation de ces deux enfants
deviendrait affreuse.

-- Il rйussira, rйpliqua Mac Nabbs, ou les lords de l’amirautй
auraient un coeur plus dur que la pierre de Portland.»

Malgrй cette assurance du major, lady Helena passa la nuit dans
les craintes les plus vives et ne put prendre un moment de repos.

Le lendemain, Mary Grant et son frиre, levйs dиs l’aube, se
promenaient dans la grande cour du chвteau, quand un bruit de
voiture se fit entendre.

Lord Glenarvan rentrait а Malcolm-Castle de toute la vitesse de
ses chevaux. Presque aussitфt lady Helena, accompagnйe du major,
parut dans la cour, et vola au-devant de son mari. Celui-ci
semblait triste, dйsappointй, furieux.

Il serrait sa femme dans ses bras et se taisait.

«Eh bien, Edward, Edward? s’йcria lady Helena.

-- Eh bien, ma chиre Helena, rйpondit lord Glenarvan, ces gens-lа
n’ont pas de coeur!

-- Ils ont refusй?...

-- Oui! Ils m’ont refusй un navire! Ils ont parlй des millions
vainement dйpensйs а la recherche de Franklin! Ils ont dйclarй le
document obscur, inintelligible! Ils ont dit que l’abandon de ces
malheureux remontait а deux ans dйjа, et qu’il y avait peu de
chance de les retrouver! Ils ont soutenu que, prisonniers des
indiens, ils avaient dы кtre entraоnйs dans l’intйrieur des
terres, qu’on ne pouvait fouiller toute la Patagonie pour
retrouver trois hommes, -- trois йcossais! -- que cette recherche
serait vaine et pйrilleuse, qu’elle coыterait plus de victimes
qu’elle n’en sauverait. Enfin, ils ont donnй toutes les mauvaises
raisons de gens qui veulent refuser. Ils se souvenaient des
projets du capitaine, et le malheureux Grant est а jamais perdu!

-- Mon pиre! mon pauvre pиre! s’йcria Mary Grant en se prйcipitant
aux genoux de lord Glenarvan.

-- Votre pиre! quoi, miss... dit celui-ci, surpris de voir cette
jeune fille а ses pieds.

-- Oui, Edward, miss Mary et son frиre, rйpondit lady Helena, les
deux enfants du capitaine Grant, que l’amirautй vient de condamner
а rester orphelins!

-- Ah! Miss, reprit lord Glenarvan en relevant la jeune fille, si
j’avais su votre prйsence...»

Il n’en dit pas davantage! Un silence pйnible, entrecoupй de
sanglots, rйgnait dans la cour.

Personne n’йlevait la voix, ni lord Glenarvan, ni lady Helena, ni
le major, ni les serviteurs du chвteau, rangйs silencieusement
autour de leurs maоtres. Mais par leur attitude, tous ces йcossais
protestaient contre la conduite du gouvernement anglais.

Aprиs quelques instants, le major prit la parole, et, s’adressant
а lord Glenarvan, il lui dit:

«Ainsi, vous n’avez plus aucun espoir?

-- Aucun.

-- Eh bien, s’йcria le jeune Robert, moi j’irai trouver ces gens-
lа, et nous verrons...»

Robert n’acheva pas sa menace, car sa soeur l’arrкta; mais son
poing fermй indiquait des intentions peu pacifiques.

«Non, Robert, dit Mary Grant, non! Remercions ces braves seigneurs
de ce qu’ils ont fait pour nous; gardons-leur une reconnaissance
йternelle, et partons tous les deux.

-- Mary! s’йcria lady Helena.

-- Miss, oщ voulez-vous aller? dit lord Glenarvan.

-- Je vais aller me jeter aux pieds de la reine, rйpondit la jeune
fille, et nous verrons si elle sera sourde aux priиres de deux
enfants qui demandent la vie de leur pиre.»

Lord Glenarvan secoua la tкte, non qu’il doutвt du coeur de sa
gracieuse majestй, mais il savait que Mary Grant ne pourrait
parvenir jusqu’а elle.

Les suppliants arrivent trop rarement aux marches d’un trфne, et
il semble que l’on ait йcrit sur la porte des palais royaux ce que
les anglais mettent sur la roue des gouvernails de leurs navires:
_Passengers are requested not to speak to the man at the wheel_.

Lady Helena avait compris la pensйe de son mari; elle savait que
la jeune fille allait tenter une inutile dйmarche; elle voyait ces
deux enfants menant dйsormais une existence dйsespйrйe. Ce fut
alors qu’elle eut une idйe grande et gйnйreuse.

«Mary Grant, s’йcria-t-elle, attendez, mon enfant, et йcoutez ce
que je vais dire.»

La jeune fille tenait son frиre par la main et se disposait а
partir. Elle s’arrкta.

Alors lady Helena, l’oeil humide, mais la voix ferme et les traits
animйs, s’avanзa vers son mari.

«Edward, lui dit-elle, en йcrivant cette lettre et en la jetant а
la mer, le capitaine Grant l’avait confiйe aux soins de Dieu lui-
mкme. Dieu nous l’a remise, а nous! Sans doute, Dieu a voulu nous
charger du salut de ces malheureux.

-- Que voulez-vous dire, Helena?» demanda lord Glenarvan.

Un silence profond rйgnait dans toute l’assemblйe.

«Je veux dire, reprit lady Helena, qu’on doit s’estimer heureux de
commencer la vie du mariage par une bonne action. Eh bien, vous,
mon cher Edward, pour me plaire, vous avez projetй un voyage de
plaisir! Mais quel plaisir sera plus vrai, plus utile, que de
sauver des infortunйs que leur pays abandonne?

-- Helena! s’йcria lord Glenarvan.

-- Oui, vous me comprenez, Edward! Le _Duncan_ est un brave et bon
navire! Il peut affronter les mers du sud! Il peut faire le tour
du monde, et il le fera, s’il le faut! Partons, Edward! Allons а
la recherche du capitaine Grant!»

А ces hardies paroles, lord Glenarvan avait tendu les bras а sa
jeune femme; il souriait, il la pressait sur son coeur, tandis que
Mary et Robert lui baisaient les mains. Et, pendant cette scиne
touchante, les serviteurs du chвteau, йmus et enthousiasmйs,
laissaient йchapper de leur coeur ce cri de reconnaissance:

«Hurrah pour la dame de Luss! Hurrah! Trois fois hurrah pour lord
et lady Glenarvan!»


Chapitre V
_Le dйpart du «Duncan»_

Il a йtй dit que lady Helena avait une вme forte et gйnйreuse. Ce
qu’elle venait de faire en йtait une preuve indiscutable. Lord
Glenarvan fut а bon droit fier de cette noble femme, capable de le
comprendre et de le suivre. Cette idйe de voler au secours du
capitaine Grant s’йtait dйjа emparйe de lui, quand, а Londres, il
vit sa demande repoussйe; s’il n’avait pas devancй lady Helena,
c’est qu’il ne pouvait se faire а la pensйe de se sйparer d’elle.

Mais puisque lady Helena demandait а partir elle-mкme, toute
hйsitation cessait. Les serviteurs du chвteau avaient saluй de
leurs cris cette proposition; il s’agissait de sauver des frиres,
des йcossais comme eux, et lord Glenarvan s’unit cordialement aux
hurrahs qui acclamaient la dame de Luss.

Le dйpart rйsolu, il n’y avait pas une heure а perdre. Le jour
mкme, lord Glenarvan expйdia а John Mangles l’ordre d’amener le
_Duncan_ а Glasgow, et de tout prйparer pour un voyage dans les
mers du sud qui pouvait devenir un voyage de circumnavigation.
D’ailleurs, en formulant sa proposition, lady Helena n’avait pas
trop prйjugй des qualitйs du _Duncan_; construit dans des
conditions remarquables de soliditй et de vitesse, il pouvait
impunйment tenter un voyage au long cours.

C’йtait un yacht а vapeur du plus bel йchantillon; il jaugeait
deux cent dix tonneaux, et les premiers navires qui abordиrent au
nouveau monde, ceux de Colomb, de Vespuce, de Pinзon, de Magellan,
йtaient de dimensions bien infйrieures.

Le _Duncan_ avait deux mвts: un mвt de misaine avec misaine,
goйlette-misaine, petit hunier et petit perroquet, un grand mвt
portant brigantine et flиche; de plus, une trinquette, un grand
foc, un petit foc et des voiles d’йtai. Sa voilure йtait
suffisante, et il pouvait profiter du vent comme un simple
clipper; mais, avant tout, il comptait sur la puissance mйcanique
renfermйe dans ses flancs.

Sa machine, d’une force effective de cent soixante chevaux, et
construite d’aprиs un nouveau systиme, possйdait des appareils de
surchauffe qui donnaient une tension plus grande а sa vapeur; elle
йtait а haute pression et mettait en mouvement une hйlice double.
Le _Duncan_ а toute vapeur pouvait acquйrir une vitesse supйrieure
а toutes les vitesses obtenues jusqu’а ce jour. En effet, pendant
ses essais dans le golfe de la Clyde, il avait fait, d’aprиs le
_patent-log_, jusqu’а dix-sept milles а l’heure. Donc, tel il
йtait, tel il pouvait partir et faire le tour du monde. John
Mangles n’eut а se prйoccuper que des amйnagements intйrieurs.

Son premier soin fut d’abord d’agrandir ses soutes, afin
d’emporter la plus grande quantitй possible de charbon, car il est
difficile de renouveler en route les approvisionnements de
combustible. Mкme prйcaution fut prise pour les cambuses, et John
Mangles fit si bien qu’il emmagasina pour deux ans de vivres;
l’argent ne lui manquait pas, et il en eut mкme assez pour acheter
un canon а pivot qui fut йtabli sur le gaillard d’avant du yacht;
on ne savait pas ce qui arriverait, et il est toujours bon de
pouvoir lancer un boulet de huit а une distance de quatre milles.

John Mangles, il faut le dire, s’y entendait; bien qu’il ne
commandвt qu’un yacht de plaisance, il comptait parmi les
meilleurs skippers de Glasgow; il avait trente ans, les traits un
peu rudes, mais indiquant le courage et la bontй.

C’йtait un enfant du chвteau, que la famille Glenarvan йleva et
dont elle fit un excellent marin. John Mangles donna souvent des
preuves d’habiletй, d’йnergie et de sang-froid dans quelques-uns
de ses voyages au long cours. Lorsque lord Glenarvan lui offrit le
commandement du _Duncan_, il l’accepta de grand coeur, car il
aimait comme un frиre le seigneur de Malcolm-Castle, et cherchait,
sans l’avoir rencontrйe jusqu’alors, l’occasion de se dйvouer pour
lui.

Le second, Tom Austin, йtait un vieux marin digne de toute
confiance; vingt-cinq hommes, en comprenant le capitaine et le
second composaient l’йquipage du _Duncan_; tous appartenaient au
comtй de Dumbarton; tous, matelots йprouvйs, йtaient fils des
tenanciers de la famille et formaient а bord un clan vйritable de
braves gens auxquels ne manquait mкme pas le _piper-bag_
traditionnel. Lord Glenarvan avait lа une troupe de bons sujets,
heureux de leur mйtier, dйvouйs, courageux, habiles dans le
maniement des armes comme а la manoeuvre d’un navire, et capables
de le suivre dans les plus hasardeuses expйditions. Quand
l’йquipage du _Duncan_ apprit oщ on le conduisait, il ne put
contenir sa joyeuse йmotion, et les йchos des rochers de Dumbarton
se rйveillиrent а ses enthousiastes hurrahs.

John Mangles, tout en s’occupant d’arrimer et d’approvisionner son
navire, n’oublia pas d’amйnager les appartements de lord et de
lady Glenarvan pour un voyage de long cours. Il dut prйparer
йgalement les cabines des enfants du capitaine Grant, car lady
Helena n’avait pu refuser а Mary la permission de la suivre а bord
du _Duncan_.

Quant au jeune Robert, il se fыt cachй dans la cale du yacht
plutфt que de ne pas partir. Eыt-il dы faire le mйtier de mousse,
comme Nelson et Franklin, il se serait embarquй sur le _Duncan_.
Le moyen de rйsister а un pareil petit bonhomme!

On n’essaya pas. Il fallut mкme consentir «а lui refuser» la
qualitй de passager, car, mousse, novice ou matelot, il voulait
servir. John Mangles fut chargй de lui apprendre le mйtier de
marin.

«Bon, dit Robert, et qu’il ne m’йpargne pas les coups de martinet,
si je ne marche pas droit!

-- Sois tranquille, mon garзon», rйpondit Glenarvan d’un air
sйrieux, et sans ajouter que l’usage du chat а neuf queues йtait
dйfendu, et, d’ailleurs, parfaitement inutile а bord du _Duncan_.

Pour complйter le rфle des passagers, il suffira de nommer le
major Mac Nabbs. Le major йtait un homme вgй de cinquante ans,
d’une figure calme et rйguliиre, qui allait oщ on lui disait
d’aller, une excellente et parfaite nature, modeste, silencieux,
paisible et doux; toujours d’accord sur n’importe quoi, avec
n’importe qui, il ne discutait rien, il ne se disputait pas, il ne
s’emportait point; il montait du mкme pas l’escalier de sa chambre
а coucher ou le talus d’une courtine battue en brиche, ne
s’йmouvant de rien au monde, ne se dйrangeant jamais, pas mкme
pour un boulet de canon, et sans doute il mourra sans avoir trouvй
l’occasion de se mettre en colиre. Cet homme possйdait au suprкme
degrй non seulement le vulgaire courage des champs de bataille,
cette bravoure physique uniquement due а l’йnergie musculaire,
mais mieux encore, le courage moral, c’est-а-dire la fermetй de
l’вme.

S’il avait un dйfaut, c’йtait d’кtre absolument йcossais de la
tкte aux pieds, un calйdonien pur sang, un observateur entкtй des
vieilles coutumes de son pays. Aussi ne voulut-il jamais servir
l’Angleterre, et ce grade de major, il le gagna au 42e rйgiment
des Highland-Black-Watch, garde noire, dont les compagnies йtaient
formйes uniquement de gentilshommes йcossais. Mac Nabbs, en sa
qualitй de cousin des Glenarvan, demeurait au chвteau de Malcolm,
et en sa qualitй de major il trouva tout naturel de prendre
passage sur le _Duncan_.

Tel йtait donc le personnel de ce yacht, appelй par des
circonstances imprйvues а accomplir un des plus surprenants
voyages des temps modernes. Depuis son arrivйe au _steamboat-quay_
de Glasgow, il avait monopolisй а son profit la cu_rio_sitй
publique; une foule considйrable venait chaque jour le visiter; on
ne s’intйressait qu’а lui, on ne parlait que de lui, au grand
dйplaisir des autres capitaines du port, entre autres du capitaine
Burton, commandant le _Scotia_, un magnifique steamer amarrй
auprиs du _Duncan_, et en partance pour Calcutta.

Le _Scotia_, vu sa taille, avait le droit de considйrer le
_Duncan_ comme un simple _fly-boat_.

Cependant tout l’intйrкt se concentrait sur le yacht de lord
Glenarvan, et s’accroissait de jour en jour.

En effet, le moment du dйpart approchait, John Mangles s’йtait
montrй habile et expйditif. Un mois aprиs ses essais dans le golfe
de la Clyde, le _Duncan_, arrimй, approvisionnй, amйnagй, pouvait
prendre la mer. Le dйpart fut fixй au 25 aoыt, ce qui permettait
au yacht d’arriver vers le commencement du printemps des latitudes
australes.

Lord Glenarvan, dиs que son projet fut connu, n’avait pas йtй sans
recevoir quelques observations sur les fatigues et les dangers du
voyage; mais il n’en tint aucun compte, et il se disposa а quitter
Malcolm-Castle. D’ailleurs, beaucoup le blвmaient qui l’admiraient
sincиrement. Puis, l’opinion publique se dйclara franchement pour
le lord йcossais, et tous les journaux, а l’exception des «organes
du gouvernement», blвmиrent unanimement la conduite des
commissaires de l’amirautй dans cette affaire. Au surplus, lord
Glenarvan fut insensible au blвme comme а l’йloge: il faisait son
devoir, et se souciait peu du reste.

Le 24 aoыt, Glenarvan, lady Helena, le major Mac Nabbs, Mary et
Robert Grant, Mr Olbinett, le steward du yacht, et sa femme Mrs
Olbinett, attachйe au service de lady Glenarvan, quittиrent
Malcolm-Castle, aprиs avoir reзu les touchants adieux des
serviteurs de la famille. Quelques heures plus tard, ils йtaient
installйs а bord. La population de Glasgow accueillit avec une
sympathique admiration lady Helena, la jeune et courageuse femme
qui renonзait aux tranquilles plaisirs d’une vie opulente et
volait au secours des naufragйs.

Les appartements de lord Glenarvan et de sa femme occupaient dans
la dunette tout l’arriиre du _Duncan_; ils se composaient de deux
chambres а coucher, d’un salon et de deux cabinets de toilette;
puis il y avait un carrй commun, entourй de six cabines, dont cinq
йtaient occupйes par Mary et Robert Grant, Mr et Mrs Olbinett, et
le major Mac Nabbs. Quant aux cabines de John Mangles et de Tom
Austin, elles se trouvaient situйes en retour et s’ouvraient sur
le tillac.

L’йquipage йtait logй dans l’entrepont, et fort а son aise, car le
yacht n’emportait d’autre cargaison que son charbon, ses vivres et
des armes. La place n’avait donc pas manquй а John Mangles pour
les amйnagements intйrieurs, et il en avait habilement profitй.

Le _Duncan_ devait partir dans la nuit du 24 au 25 aoыt, а la
marйe descendante de trois heures du matin. Mais, auparavant, la
population de Glasgow fut tйmoin d’une cйrйmonie touchante. А huit
heures du soir, lord Glenarvan et ses hфtes, l’йquipage entier,
depuis les chauffeurs jusqu’au capitaine, tous ceux qui devaient
prendre part а ce voyage de dйvouement, abandonnиrent le yacht et
se rendirent а Saint-Mungo, la vieille cathйdrale de Glasgow.

Cette antique йglise restйe intacte au milieu des ruines causйes
par la rйforme et si merveilleusement dйcrite par Walter Scott,
reзut sous ses voыtes massives les passagers et les marins du
_Duncan_.

Une foule immense les accompagnait. Lа, dans la grande nef, pleine
de tombes comme un cimetiиre, le rйvйrend Morton implora les
bйnйdictions du ciel et mit l’expйdition sous la garde de la
providence. Il y eut un moment oщ la voix de Mary Grant s’йleva
dans la vieille йglise. La jeune fille priait pour ses
bienfaiteurs et versait devant Dieu les douces larmes de la
reconnaissance. Puis, l’assemblйe se retira sous l’empire d’une
йmotion profonde. А onze heures, chacun йtait rentrй а bord. John
Mangles et l’йquipage s’occupaient des derniers prйparatifs.

А minuit, les feux furent allumйs; le capitaine donna l’ordre de
les pousser activement, et bientфt des torrents de fumйe noire se
mкlиrent aux brumes de la nuit. Les voiles du _Duncan_ avaient йtй
soigneusement renfermйes dans l’йtui de toile qui servait а les
garantir des souillures du charbon, car le vent soufflait du sud-
ouest et ne pouvait favoriser la marche du navire.

А deux heures, le _Duncan_ commenзa а frйmir sous la trйpidation
de ses chaudiиres; le manomиtre marqua une pression de quatre
atmosphиres; la vapeur rйchauffйe siffla par les soupapes; la
marйe йtait йtale; le jour permettait dйjа de reconnaоtre les
passes de la Clyde entre les balises et les _biggings_ dont les
fanaux s’effaзaient peu а peu devant l’aube naissante. Il n’y
avait plus qu’а partir.

John Mangles fit prйvenir lord Glenarvan, qui monta aussitфt sur
le pont.

Bientфt le jusant se fit sentir; le _Duncan_ lanзa dans les airs
de vigoureux coups de sifflet, largua ses amarres, et se dйgagea
des navires environnants; l’hйlice fut mise en mouvement et poussa
le yacht dans le chenal de la riviиre.

John n’avait pas pris de pilote; il connaissait admirablement les
passes de la Clyde, et nul pratique n’eыt mieux manoeuvrй а son
bord. Le yacht йvoluait sur un signe de lui: de la main droite il
commandait а la machine; de la main gauche, au gouvernail,
silencieusement et sыrement. Bientфt les derniиres usines firent
place aux villas йlevйes за et lа sur les collines riveraines, et
les bruits de la ville s’йteignirent dans l’йloignement.

Une heure aprиs le _Duncan_ rasa les rochers de Dumbarton; deux
heures plus tard, il йtait dans le golfe de la Clyde; а six heures
du matin, il doublait le _mull_ de Cantyre, sortait du canal du
nord, et voguait en plein ocйan.


Chapitre VI
_Le passager de la cabine numйro six_

Pendant cette premiиre journйe de navigation, la mer fut assez
houleuse, et le vent fraоchit vers le soir; le _Duncan_ йtait fort
secouй; aussi les dames ne parurent-elles pas sur la dunette;
elles restиrent couchйes dans leurs cabines, et firent bien.

Mais le lendemain le vent tourna d’un point; le capitaine John
йtablit la misaine, la brigantine et le petit hunier; le _Duncan_,
mieux appuyй sur les flots, fut moins sensible aux mouvements de
roulis et de tangage. Lady Helena et Mary Grant purent dиs l’aube
rejoindre sur le pont lord Glenarvan, le major et le capitaine. Le
lever du soleil fut magnifique. L’astre du jour, semblable а un
disque de mйtal dorй par les procйdйs Ruolz, sortait de l’ocйan
comme d’un immense bain voltaпque.

Le _Duncan_ glissait au milieu d’une irradiation splendide, et
l’on eыt vraiment dit que ses voiles se tendaient sous l’effort
des rayons du soleil.

Les hфtes du yacht assistaient dans une silencieuse contemplation
а cette apparition de l’astre radieux.

«Quel admirable spectacle! dit enfin lady Helena. Voilа le dйbut
d’une belle journйe. Puisse le vent ne point se montrer contraire
et favoriser la marche du _Duncan_.

-- Il serait impossible d’en dйsirer un meilleur, ma chиre Helena,
rйpondit lord Glenarvan, et nous n’avons pas а nous plaindre de ce
commencement de voyage.

-- La traversйe sera-t-elle longue, mon cher Edward?

-- C’est au capitaine John de nous rйpondre, dit Glenarvan.
Marchons-nous bien? Кtes-vous satisfait de votre navire, John?

-- Trиs satisfait, votre honneur, rйpliqua John; c’est un
merveilleux bвtiment, et un marin aime а le sentir sous ses pieds.
Jamais coque et machine ne furent mieux en rapport; aussi, vous
voyez comme le sillage du yacht est plat, et combien il se dйrobe
aisйment а la vague. Nous marchons а raison de dix-sept milles а
l’heure. Si cette rapiditй se soutient, nous couperons la ligne
dans dix jours, et avant cinq semaines nous aurons doublй le cap
Horn.

-- Vous entendez, Mary, reprit lady Helena, avant cinq semaines!

-- Oui, madame, rйpondit la jeune fille, j’entends, et mon coeur a
battu bien fort aux paroles du capitaine.

-- Et cette navigation, miss Mary, demanda lord Glenarvan, comment
la supportez-vous?

-- Assez bien, _mylord_, et sans йprouver trop de dйsagrйments.
D’ailleurs, je m’y ferai vite.

-- Et notre jeune Robert?

-- Oh! Robert, rйpondit John Mangles, quand il n’est pas fourrй
dans la machine, il est juchй а la pomme des mвts. Je vous le
donne pour un garзon qui se moque du mal de mer. Et tenez! Le
voyez-vous?»

Sur un geste du capitaine, tous les regards se portиrent vers le
mвt de misaine, et chacun put apercevoir Robert suspendu aux
balancines du petit perroquet а cent pieds en l’air. Mary ne put
retenir un mouvement.

«Oh! Rassurez-vous, miss, dit John Mangles, je rйponds de lui, et
je vous promets de prйsenter avant peu un fameux luron au
capitaine Grant, car nous le retrouverons, ce digne capitaine!

-- Le ciel vous entende, Monsieur John, rйpondit la jeune fille.

-- Ma chиre enfant, reprit lord Glenarvan, il y a dans tout ceci
quelque chose de providentiel qui doit nous donner bon espoir.
Nous n’allons pas, on nous mиne. Nous ne cherchons pas, on nous
conduit. Et puis, voyez tous ces braves gens enrфlйs au service
d’une si belle cause. Non seulement nous rйussirons dans notre
entreprise, mais elle s’accomplira sans difficultйs. J’ai promis а
lady Helena un voyage d’agrйment, et je me trompe fort, ou je
tiendrai ma parole.

-- Edward, dit lady Glenarvan, vous кtes le meilleur des hommes.

-- Non point, mais j’ai le meilleur des йquipages sur le meilleur
des navires. Est-ce que vous ne l’admirez pas notre _Duncan_, miss
Mary?

-- Au contraire, _mylord_, rйpondit la jeune fille, je l’admire et
en vйritable connaisseuse.

-- Ah! vraiment!

-- J’ai jouй tout enfant sur les navires de mon pиre; il aurait dы
faire de moi un marin, et s’il le fallait, je ne serais peut-кtre
pas embarrassйe de prendre un ris ou de tresser une garcette.

-- Eh! Miss, que dites-vous lа? s’йcria John Mangles.

-- Si vous parlez ainsi, reprit lord Glenarvan, vous allez vous
faire un grand ami du capitaine John, car il ne conзoit rien au
monde qui vaille l’йtat de marin! Il n’en voit pas d’autre, mкme
pour une femme! N’est-il pas vrai, John?

-- Sans doute, votre honneur, rйpondit le jeune capitaine, et
j’avoue cependant que miss Grant est mieux а sa place sur la
dunette qu’а serrer une voile de perroquet; mais je n’en suis pas
moins flattй de l’entendre parler ainsi.

-- Et surtout quand elle admire le _Duncan_, rйpliqua Glenarvan.

-- Qui le mйrite bien, rйpondit John.

-- Ma foi, dit lady Helena, puisque vous кtes si fier de votre
yacht, vous me donnez envie de le visiter jusqu’а fond de cale, et
de voir comment nos braves matelots sont installйs dans
l’entrepont.

-- Admirablement, rйpondit John; ils sont lа comme chez eux.

-- Et ils sont vйritablement chez eux, ma chиre Helena, rйpondit
lord Glenarvan. Ce yacht est une portion de notre vieille
Calйdonie! C’est un morceau dйtachй du comtй de Dumbarton qui
vogue par grвce spйciale, de telle sorte que nous n’avons pas
quittй notre pays! Le _Duncan_, c’est le chвteau de Malcolm, et
l’ocйan, c’est le lac Lomond.

-- Eh bien, mon cher Edward, faites-nous les honneurs du chвteau,
rйpondit lady Helena.

-- А vos ordres, madame, dit Glenarvan, mais auparavant laissez-
moi prйvenir Olbinett.»

Le steward du yacht йtait un excellent maоtre d’hфtel, un йcossais
qui aurait mйritй d’кtre franзais pour son importance; d’ailleurs,
remplissant ses fonctions avec zиle et intelligence.

Il se rendit aux ordres de son maоtre.

«Olbinett, nous allons faire un tour avant dйjeuner, dit
Glenarvan, comme s’il se fыt agi d’une promenade а Tarbet ou au
lac Katrine; j’espиre que nous trouverons la table servie а notre
retour.»

Olbinett s’inclina gravement.

«Nous accompagnez-vous, major? dit lady Helena.

-- Si vous l’ordonnez, rйpondit Mac Nabbs.

-- Oh! fit lord Glenarvan, le major est absorbй dans les fumйes de
son cigare; il ne faut pas l’en arracher; car je vous le donne
pour un intrйpide fumeur, miss Mary. Il fume toujours, mкme en
dormant.»

Le major fit un signe d’assentiment, et les hфtes de lord
Glenarvan descendirent dans l’entrepont.

Mac Nabbs, demeurй seul, et causant avec lui-mкme, selon son
habitude, mais sans jamais se contrarier, s’enveloppa de nuages
plus йpais; il restait immobile, et regardait а l’arriиre le
sillage du yacht. Aprиs quelques minutes, d’une muette
contemplation, il se retourna et se vit en face d’un nouveau
personnage. Si quelque chose avait pu le surprendre, le major eыt
йtй surpris de cette rencontre, car ce passager lui йtait
absolument inconnu.

Cet homme grand, sec et maigre, pouvait avoir quarante ans; il
ressemblait а un long clou а grosse tкte; sa tкte, en effet, йtait
large et forte, son front haut, son nez allongй, sa bouche grande,
son menton fortement busquй. Quant а ses yeux, ils se
dissimulaient derriиre d’йnormes lunettes rondes et son regard
semblait avoir cette indйcision particuliиre aux nyctalopes. Sa
physionomie annonзait un homme intelligent et gai; il n’avait pas
l’air rйbarbatif de ces graves personnages qui ne rient jamais,
par principe, et dont la nullitй se couvre d’un masque sйrieux.
Loin de lа. Le laisser-aller, le sans-faзon aimable de cet inconnu
dйmontraient clairement qu’il savait prendre les hommes et les
choses par leur bon cфtй. Mais sans qu’il eыt encore parlй, on le
sentait parleur, et distrait surtout, а la faзon des gens qui ne
voient pas ce qu’ils regardent, et qui n’entendent pas ce qu’ils
йcoutent. Il йtait coiffй d’une casquette de voyage, chaussй de
fortes bottines jaunes et de guкtres de cuir, vкtu d’un pantalon
de velours marron et d’une jaquette de mкme йtoffe, dont les
poches innombrables semblaient bourrйes de calepins, d’agendas, de
carnets, de portefeuilles, et de mille objets aussi embarrassants
qu’inutiles, sans parler d’une longue-vue qu’il portait en
bandouliиre.

L’agitation de cet inconnu contrastait singuliиrement avec la
placiditй du major; il tournait autour de mac Nabbs, il le
regardait, il l’interrogeait des yeux, sans que celui-ci
s’inquiйtвt de savoir d’oщ il venait, oщ il allait, pourquoi il se
trouvait а bord du _Duncan_.

Quand cet йnigmatique personnage vit ses tentatives dйjouйes par
l’indiffйrence du major, il saisit sa longue-vue, qui dans son
plus grand dйveloppement mesurait quatre pieds de longueur, et,
immobile, les jambes йcartйes, semblable au poteau d’une grande
route, il braqua son instrument sur cette ligne oщ le ciel et
l’eau se confondaient dans un mкme horizon; aprиs cinq minutes
d’examen, il abaissa sa longue-vue, et, la posant sur le pont, il
s’appuya dessus comme il eыt fait d’une canne; mais aussitфt les
compartiments de la lunette glissиrent l’un sur l’autre, elle
rentra en elle-mкme, et le nouveau passager, auquel le point
d’appui manqua subitement, faillit s’йtaler au pied du grand mвt.

Tout autre eыt au moins souri а la place du major.

Le major ne sourcilla pas. L’inconnu prit alors son parti.

«Steward!» cria-t-il, avec un accent qui dйnotait un йtranger.

Et il attendit. Personne ne parut.

«Steward!» rйpйta-t-il d’une voix plus forte.

Mr Olbinett passait en ce moment, se rendant а la cuisine situйe
sous le gaillard d’avant. Quel fut son йtonnement de s’entendre
ainsi interpellй par ce grand individu qu’il ne connaissait pas?

«D’oщ vient ce personnage? se dit-il. Un ami de lord Glenarvan?
C’est impossible.»

Cependant il monta sur la dunette, et s’approcha de l’йtranger.

«Vous кtes le steward du bвtiment? lui demanda celui-ci.

-- Oui, monsieur, rйpondit Olbinett, mais je n’ai pas l’honneur...

-- Je suis le passager de la cabine numйro six.

-- Numйro six? rйpйta le steward.

-- Sans doute. Et vous vous nommez?...

-- Olbinett.

-- Eh bien! Olbinett, mon ami, rйpondit l’йtranger de la cabine
numйro six, il faut penser au dйjeuner, et vivement. Voilа trente-
six heures que je n’ai mangй, ou plutфt trente-six heures que je
n’ai que dormi, ce qui est pardonnable а un homme venu tout d’une
traite de Paris а Glasgow. А quelle heure dйjeune-t-on, s’il vous
plaоt?

-- А neuf heures», rйpondit machinalement Olbinett.

L’йtranger voulut consulter sa montre, mais cela ne laissa pas de
prendre un temps long, car il ne la trouva qu’а sa neuviиme poche.

«Bon, fit-il, il n’est pas encore huit heures. Eh bien, alors,
Olbinett, un biscuit et un verre de sherry pour attendre, car je
tombe d’inanition.»

Olbinett йcoutait sans comprendre; d’ailleurs l’inconnu parlait
toujours et passait d’un sujet а un autre avec une extrкme
volubilitй.

«Eh bien, dit-il, et le capitaine? Le capitaine n’est pas encore
levй! Et le second? Que fait-il le second? Est-ce qu’il dort
aussi? Le temps est beau, heureusement, le vent favorable, et le
navire marche tout seul.»

Prйcisйment, et comme il parlait ainsi, John Mangles parut а
l’escalier de la dunette.

«Voici le capitaine, dit Olbinett.

-- Ah! Enchantй, s’йcria l’inconnu, enchantй, capitaine Burton, de
faire votre connaissance!»

Si quelqu’un fut stupйfait, ce fut а coup sыr John Mangles, non
moins de s’entendre appeler «capitaine Burton» que de voir cet
йtranger а son bord.

L’autre continuait de plus belle:

«Permettez-moi de vous serrer la main, dit-il, et si je ne l’ai
pas fait avant-hier soir, c’est qu’au moment d’un dйpart il ne
faut gкner personne. Mais aujourd’hui, capitaine, je suis
vйritablement heureux d’entrer en relation avec vous.»

John Mangles ouvrait des yeux dйmesurйs, regardant tantфt
Olbinett, et tantфt ce nouveau venu.

«Maintenant, reprit celui-ci, la prйsentation est faite, mon cher
capitaine, et nous voilа de vieux amis. Causons donc, et dites-moi
si vous кtes content du _Scotia?_

-- Qu’entendez-vous par le _Scotia?_ dit enfin John Mangles.

-- Mais le _Scotia_ qui nous porte, un bon navire dont on m’a
vantй les qualitйs physiques non moins que les qualitйs morales de
son commandant, le brave capitaine Burton. Seriez-vous parent du
grand voyageur africain de ce nom? Un homme audacieux. Mes
compliments, alors!

-- Monsieur, reprit John Mangles, non seulement je ne suis pas
parent du voyageur Burton, mais je ne suis mкme pas le capitaine
Burton.

-- Ah! fit l’inconnu, c’est donc au second du _Scotia_, Mr
Burdness, que je m’adresse en ce moment?

-- Mr Burdness?» rйpondit John Mangles qui commenзait а soupзonner
la vйritй.

Seulement, avait-il affaire а un fou ou а un йtourdi? Cela faisait
question dans son esprit, et il allait s’expliquer
catйgoriquement, quand lord Glenarvan, sa femme et miss Grant
remontиrent sur le pont.

L’йtranger les aperзut, et s’йcria:

«Ah! Des passagers! Des passagиres! Parfait. J’espиre, Monsieur
Burdness, que vous allez me prйsenter...»

Et s’avanзant avec une parfaite aisance, sans attendre
l’intervention de John Mangles:

«Madame, dit-il а miss Grant, miss, dit-il а lady Helena,
monsieur... Ajouta-t-il en s’adressant а lord Glenarvan.

-- Lord Glenarvan, dit John Mangles.

-- _Mylord_, reprit alors l’inconnu, je vous demande pardon de me
prйsenter moi-mкme; mais, а la mer, il faut bien se relвcher un
peu de l’йtiquette; j’espиre que nous ferons rapidement
connaissance, et que dans la compagnie de ces dames la traversйe
du _Scotia_ nous paraоtra aussi courte qu’agrйable.»

Lady Helena et miss Grant n’auraient pu trouver un seul mot а
rйpondre. Elles ne comprenaient rien а la prйsence de cet intrus
sur la dunette du _Duncan_.

«Monsieur, dit alors Glenarvan, а qui ai-je l’honneur de parler?

-- А Jacques-Йliacin-Franзois-Marie Paganel, secrйtaire de la
sociйtй de gйographie de Paris, membre correspondant des sociйtйs
de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de
Pйtersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de
l’institut royal gйographique et ethnographique des Indes
orientales, qui, aprиs avoir passй vingt ans de sa vie а faire de
la gйographie de cabinet, a voulu entrer dans la science
militante, et se dirige vers l’Inde pour y relier entre eux les
travaux des grands voyageurs.»


Chapitre VII
_D’oщ vient et oщ va Jacques Paganel_

Le secrйtaire de la sociйtй de gйographie devait кtre un aimable
personnage, car tout cela fut dit avec beaucoup de grвce. Lord
Glenarvan, d’ailleurs, savait parfaitement а qui il avait affaire;
le nom et le mйrite de Jacques Paganel lui йtaient parfaitement
connus; ses travaux gйographiques, ses rapports sur les
dйcouvertes modernes insйrйs aux bulletins de la sociйtй, sa
correspondance avec le monde entier, en faisaient l’un des savants
les plus distinguйs de la France. Aussi Glenarvan tendit
cordialement la main а son hфte inattendu.

«Et maintenant que nos prйsentations sont faites, ajouta-t-il,
voulez-vous me permettre, Monsieur Paganel, de vous adresser une
question?

-- Vingt questions, _mylord_, rйpondit Jacques Paganel; ce sera
toujours un plaisir pour moi de m’entretenir avec vous.

-- C’est avant-hier soir que vous кtes arrivй а bord de ce navire?

-- Oui, _mylord_, avant-hier soir, а huit heures. J’ai sautй du
_caledonian-railway_ dans un cab, et du cab dans le _Scotia_, oщ
j’avais fait retenir de Paris la cabine numйro six. La nuit йtait
sombre. Je ne vis personne а bord. Or, me sentant fatiguй par
trente heures de route, et sachant que pour йviter le mal de mer
c’est une prйcaution bonne а prendre de se coucher en arrivant et
de ne pas bouger de son cadre pendant les premiers jours de la
traversйe, je me suis mis au lit incontinent, et j’ai
consciencieusement dormi pendant trente-six heures, je vous prie
de le croire.»

Les auditeurs de Jacques Paganel savaient dйsormais а quoi s’en
tenir sur sa prйsence а bord.

Le voyageur franзais, se trompant de navire, s’йtait embarquй
pendant que l’йquipage du _Duncan_ assistait а la cйrйmonie de
Saint-Mungo. Tout s’expliquait. Mais qu’allait dire le savant
gйographe, lorsqu’il apprendrait le nom et la destination du
navire sur lequel il avait pris passage?

«Ainsi, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, c’est Calcutta que vous
avez choisi pour point de dйpart de vos voyages?

-- Oui, _mylord_. Voir l’Inde est une idйe que j’ai caressйe
pendant toute ma vie. C’est mon plus beau rкve qui va se rйaliser
enfin dans la patrie des йlйphants et des _taugs_.

-- Alors, Monsieur Paganel, il ne vous serait point indiffйrent de
visiter un autre pays?

-- Non, _mylord_, cela me serait dйsagrйable, car j’ai des
recommandations pour lord Sommerset, le gouverneur gйnйral des
indes, et une mission de la sociйtй de gйographie que je tiens а
remplir.

-- Ah! vous avez une mission?

-- Oui, un utile et curieux voyage а tenter, et dont le programme
a йtй rйdigй par mon savant ami et collиgue M Vivien De Saint-
Martin. Il s’agit, en effet, de s’йlancer sur les traces des
frиres Schlaginweit, du colonel Waugh, de Webb, d’Hodgson, des
missionnaires Huc et Gabet, de Moorcroft, de M Jules Remy, et de
tant d’autres voyageurs cйlиbres. Je veux rйussir lа oщ le
missionnaire Krick a malheureusement йchouй en 1846; en un mot,
reconnaоtre le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui arrose le Tibet
pendant un espace de quinze cents kilomиtres, en longeant la base
septent_rio_nale de l’Himalaya, et savoir enfin si cette riviиre
ne se joint pas au Brahmapoutre dans le nord-est de l’Assam. La
mйdaille d’or, _mylord_, est assurйe au voyageur qui parviendra а
rйaliser ainsi l’un des plus vifs _desiderata_ de la gйographie
des Indes.»

Paganel йtait magnifique. Il parlait avec une animation superbe.
Il se laissait emporter sur les ailes rapides de l’imagination. Il
eыt йtй aussi impossible de l’arrкter que le Rhin aux chutes de
Schaffouse.

«Monsieur Jacques Paganel, dit lord Glenarvan, aprиs un instant de
silence, c’est lа certainement un beau voyage et dont la science
vous sera fort reconnaissante; mais je ne veux pas prolonger plus
longtemps votre erreur, et, pour le moment du moins, vous devez
renoncer au plaisir de visiter les Indes.

-- Y renoncer! Et pourquoi?

-- Parce que vous tournez le dos а la pйninsule indienne.

-- Comment! Le capitaine Burton...

-- Je ne suis pas le capitaine Burton, rйpondit John Mangles.

-- Mais le _Scotia?_

-- Mais ce navire n’est pas le _Scotia_!»

L’йtonnement de Paganel ne saurait se dйpeindre.

Il regarda tour а tour lord Glenarvan, toujours sйrieux, lady
Helena et Mary Grant, dont les traits exprimaient un sympathique
chagrin, John Mangles qui souriait, et le major qui ne bronchait
pas; puis, levant les йpaules et ramenant ses lunettes de son
front а ses yeux:

«Quelle plaisanterie!» s’йcria-t-il.

Mais en ce moment ses yeux rencontrиrent la roue du gouvernail qui
portait ces deux mots en exergue:

_Duncan Glasgow_

«Le _Duncan!_ le _Duncan!_» fit-il en poussant un vйritable cri de
dйsespoir!

Puis, dйgringolant l’escalier de la dunette, il se prйcipita vers
sa cabine.

Dиs que l’infortunй savant eut disparu, personne а bord, sauf le
major, ne put garder son sйrieux, et le rire gagna jusqu’aux
matelots. Se tromper de railway! Bon! Prendre le train d’Йdimbourg
pour celui de Dumbarton. Passe encore! Mais se tromper de navire,
et voguer vers le Chili quand on veut aller aux Indes, c’est lа le
fait d’une haute distraction.

«Au surplus, cela ne m’йtonne pas de la part de Jacques Paganel,
dit Glenarvan; il est fort citй pour de pareilles mйsaventures. Un
jour, il a publiй une cйlиbre carte d’Amйrique, dans laquelle il
avait mis le Japon. Cela ne l’empкche pas d’кtre un savant
distinguй, et l’un des meilleurs gйographes de France.

-- Mais qu’allons-nous faire de ce pauvre monsieur? dit lady
Helena. Nous ne pouvons l’emmener en Patagonie.

-- Pourquoi non? rйpondit gravement Mac Nabbs; nous ne sommes pas
responsables de ses distractions. Supposez qu’il soit dans un
train de chemin de fer, le ferait-il arrкter?

-- Non, mais il descendrait а la station prochaine, reprit lady
Helena.

-- Eh bien, dit Glenarvan, c’est ce qu’il pourra faire, si cela
lui plaоt, а notre prochaine relвche.»

En ce moment, Paganel, piteux et honteux, remontait sur la
dunette, aprиs s’кtre assurй de la prйsence de ses bagages а bord.
Il rйpйtait incessamment ces mots malencontreux; le _Duncan!_ le
_Duncan!_

Il n’en eыt pas trouvй d’autres dans son vocabulaire. Il allait et
venait, examinant la mвture du yacht, et interrogeant le muet
horizon de la pleine mer. Enfin, il revint vers lord Glenarvan:

«Et ce _Duncan_ va?... Dit-il.

-- En Amйrique, Monsieur Paganel.

-- Et plus spйcialement?...

-- А Concepcion.

-- Au Chili! Au Chili! s’йcria l’infortunй gйographe. Et ma
mission des Indes! Mais que vont dire M De Quatrefages, le
prйsident de la commission centrale! Et M D’Avezac! Et M
Cortambert! Et M Vivien De Saint-Martin! Comment me reprйsenter
aux sйances de la sociйtй!

-- Voyons, Monsieur Paganel, rйpondit Glenarvan, ne vous
dйsespйrez pas. Tout peut s’arranger, et vous n’aurez subi qu’un
retard relativement de peu d’importance. Le Yarou-Dzangbo-Tchou
vous attendra toujours dans les montagnes du Tibet. Nous
relвcherons bientфt а Madиre, et lа vous trouverez un navire qui
vous ramиnera en Europe.

-- Je vous remercie, _mylord_, il faudra bien se rйsigner. Mais,
on peut le dire, voilа une aventure extraordinaire, et il n’y a
qu’а moi que ces choses arrivent. Et ma cabine qui est retenue а
bord du _Scotia!_

-- Ah! Quant au _Scotia_, je vous engage а y renoncer
provisoirement.

-- Mais, dit Paganel, aprиs avoir examinй de nouveau le navire, le
_Duncan_ est un yacht de plaisance?

-- Oui, monsieur, rйpondit John Mangles, et il appartient а son
honneur lord Glenarvan.

-- Qui vous prie d’user largement de son hospitalitй, dit
Glenarvan.

-- Mille grвces, _mylord_, rйpondit Paganel; je suis vraiment
sensible а votre courtoisie; mais permettez-moi une simple
observation: c’est un beau pays que l’Inde; il offre aux voyageurs
des surprises merveilleuses; les dames ne le connaissent pas sans
doute... Eh bien, l’homme de la barre n’aurait qu’а donner un tour
de roue, et le yacht le _Duncan_ voguerait aussi facilement vers
Calcutta que vers Concepcion; or, puisqu’il fait un voyage
d’agrйment...»

Les hochements de tкte qui accueillirent la proposition de Paganel
ne lui permirent pas d’en continuer le dйveloppement. Il s’arrкta
court.

«Monsieur Paganel, dit alors lady Helena, s’il ne s’agissait que
d’un voyage d’agrйment, je vous rйpondrais: Allons tous ensemble
aux grandes-Indes, et lord Glenarvan ne me dйsapprouverait pas.
Mais le _Duncan_ va rapatrier des naufragйs abandonnйs sur la cфte
de la Patagonie, et il ne peut changer une si humaine
destination...»

En quelques minutes, le voyageur franзais fut mis au courant de la
situation; il apprit, non sans йmotion, la providentielle
rencontre des documents, l’histoire du capitaine Grant, la
gйnйreuse proposition de lady Helena.

«Madame, dit-il, permettez-moi d’admirer votre conduite en tout
ceci, et de l’admirer sans rйserve. Que votre yacht continue sa
route, je me reprocherais de le retarder d’un seul jour.

-- Voulez-vous donc vous associer а nos recherches? demanda lady
Helena.

-- C’est impossible, madame, il faut que je remplisse ma mission.
Je dйbarquerai а votre prochaine relвche...

-- А Madиre alors, dit John Mangles.

-- А Madиre, soit. Je ne serai qu’а cent quatre-vingts lieues de
Lisbonne, et j’attendrai lа des moyens de transport.

-- Eh bien, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, il sera fait suivant
votre dйsir, et pour mon compte, je suis heureux de pouvoir vous
offrir pendant quelques jours l’hospitalitй а mon bord. Puissiez-
vous ne pas trop vous ennuyer dans notre compagnie!

-- Oh! _Mylord_, s’йcria le savant, je suis encore trop heureux de
m’кtre trompй d’une si agrйable faзon! Nйanmoins, c’est une
situation fort ridicule que celle d’un homme qui s’embarque pour
les Indes et fait voile pour l’Amйrique!»

Malgrй cette rйflexion mйlancolique, Paganel prit son parti d’un
retard qu’il ne pouvait empкcher.

Il se montra aimable, gai et mкme distrait; il enchanta les dames
par sa bonne humeur; avant la fin de la journйe, il йtait l’ami de
tout le monde. Sur sa demande, le fameux document lui fut
communiquй. Il l’йtudia avec soin, longuement, minutieusement.
Aucune autre interprйtation ne lui parut possible. Mary Grant et
son frиre lui inspirиrent le plus vif intйrкt.

Il leur donna bon espoir. Sa faзon d’entrevoir les йvйnements et
le succиs indiscutable qu’il prйdit au _Duncan_ arrachиrent un
sourire а la jeune fille. Vraiment, sans sa mission, il se serait
lancй а la recherche du capitaine Grant!

En ce qui concerne lady Helena, quand il apprit qu’elle йtait
fille de William Tuffnel, ce fut une explosion d’interjections
admiratives. Il avait connu son pиre. Quel savant audacieux! Que
de lettres ils йchangиrent, quand William Tuffnel fut membre
correspondant de la sociйtй! C’йtait lui, lui-mкme, qui l’avait
prйsentй avec M Malte-Brun! Quelle rencontre, et quel plaisir de
voyager avec la fille de William Tuffnel!

Finalement, il demanda а lady Helena la permission de l’embrasser.
А quoi consentit lady Glenarvan quoique de fыt peut-кtre un peu
«improper.»


Chapitre VIII
_Un brave homme de plus а bord du «Duncan»_

Cependant le yacht, favorisй par les courants du nord de
l’Afrique, marchait rapidement vers l’йquateur. Le 30 aoыt, on eut
connaissance du groupe de Madиre. Glenarvan, fidиle а sa promesse,
offrit а son nouvel hфte de relвcher pour le mettre а terre.

«Mon cher lord, rйpondit Paganel, je ne ferai point de cйrйmonies
avec vous. Avant mon arrivйe а bord, aviez-vous l’intention de
vous arrкter а Madиre?

-- Non, dit Glenarvan.

-- Eh bien, permettez-moi de mettre а profit les consйquences de
ma malencontreuse distraction. Madиre est une оle trop connue.
Elle n’offre plus rien d’intйressant а un gйographe. On a tout
dit, tout йcrit sur ce groupe, qui est, d’ailleurs, en pleine
dйcadence au point de vue de la viticulture. Imaginez-vous qu’il
n’y a plus de vignes а Madиre! La rйcolte de vin qui, en 1813,
s’йlevait а vingt-deux mille pipes, est tombйe, en 1845, а deux
mille six cent soixante-neuf. Aujourd’hui, elle ne va pas а cinq
cents! C’est un affligeant spectacle. Si donc il vous est
indiffйrent de relвcher aux Canaries?...

-- Relвchons aux Canaries, rйpondit Glenarvan. Cela ne nous йcarte
pas de notre route.

-- Je le sais, mon cher lord. Aux Canaries, voyez-vous, il y a
trois groupes а йtudier, sans parler du pic de Tйnйriffe, que j’ai
toujours dйsirй voir. C’est une occasion. J’en profite, et, en
attendant le passage d’un navire qui me ramиne en Europe, je ferai
l’ascension de cette montagne cйlиbre.

-- Comme il vous plaira, mon cher Paganel», rйpondit lord
Glenarvan, qui ne put s’empкcher de sourire.

Et il avait raison de sourire.

Les Canaries sont peu йloignйes de Madиre. Deux cent cinquante
milles а peine sйparent les deux groupes, distance insignifiante
pour un aussi bon marcheur que le _Duncan_.

Le 31 aoыt, а deux heures du soir, John Mangles et Paganel se
promenaient sur la dunette. Le franзais pressait son compagnon de
vives questions sur le Chili; tout а coup le capitaine
l’interrompit, et montrant dans le sud un point de l’horizon:

«Monsieur Paganel? dit-il.

-- Mon cher capitaine, rйpondit le savant.

-- Veuillez porter vos regards de ce cфtй. Ne voyez-vous rien?

-- Rien.

-- Vous ne regardez pas oщ il faut. Ce n’est pas а l’horizon, mais
au-dessus, dans les nuages.

-- Dans les nuages? J’ai beau chercher...

-- Tenez, maintenant, par le bout-dehors de beauprй.

-- Je ne vois rien.

-- C’est que vous ne voulez pas voir. Quoi qu’il en soit, et bien
que nous en soyons а quarante milles, vous m’entendez, le pic de
Tйnйriffe est parfaitement visible au-dessus de l’horizon.»

Que Paganel voulыt voir ou non, il dut se rendre а l’йvidence
quelques heures plus tard, а moins de s’avouer aveugle.

«Vous l’apercevez enfin? lui dit John Mangles.

-- Oui, oui, parfaitement, rйpondit Paganel; et c’est lа, ajouta-
t-il d’un ton dйdaigneux, c’est lа ce qu’on appelle le pic de
Tйnйriffe?

-- Lui-mкme.

-- Il paraоt avoir une hauteur assez mйdiocre.

-- Cependant il est йlevй de onze mille pieds au-dessus du niveau
de la mer.

-- Cela ne vaut pas le Mont Blanc.

-- C’est possible, mais quand il s’agira de le gravir, vous le
trouverez peut-кtre suffisamment йlevй.

-- Oh! le gravir! Le gravir, mon cher capitaine, а quoi bon, je
vous prie, aprиs MM De Humboldt et Bonplan? Un grand gйnie, ce
Humboldt! Il a fait l’ascension de cette montagne; il en a donnй
une description qui ne laisse rien а dйsirer; il en a reconnu les
cinq zones: la zone des vins, la zone des lauriers, la zone des
pins, la zone des bruyиres alpines, et enfin la zone de la
stйrilitй. C’est au sommet du piton mкme qu’il a posй le pied, et
lа, il n’avait mкme pas la place de s’asseoir. Du haut de la
montagne, sa vue embrassait un espace йgal au quart de l’Espagne.
Puis il a visitй le volcan jusque dans ses entrailles, et il a
atteint le fond de son cratиre йteint. Que voulez-vous que je
fasse aprиs ce grand homme, je vous le demande?

-- En effet, rйpondit John Mangles, il ne reste plus rien а
glaner. C’est fвcheux, car vous vous ennuierez fort а attendre un
navire dans le port de Tйnйriffe. Il n’y a pas lа beaucoup de
distractions а espйrer.

-- Exceptй les miennes, dit Paganel en riant. Mais, mon cher
Mangles, est-ce que les оles du Cap-Vert n’offrent pas des points
de relвche importants?

-- Si vraiment. Rien de plus facile que de s’embarquer а Villa-
Praпa.

-- Sans parler d’un avantage qui n’est point а dйdaigner, rйpliqua
Paganel, c’est que les оles du Cap-Vert sont peu йloignйes du
Sйnйgal, oщ je trouverai des compat_rio_tes. Je sais bien que l’on
dit ce groupe mйdiocrement intйressant, sauvage, malsain; mais
tout est curieux а l’oeil du gйographe. Voir est une science. Il y
a des gens qui ne savent pas voir, et qui voyagent avec autant
d’intelligence qu’un crustacй. Croyez bien que je ne suis pas de
leur йcole.

-- А votre aise, monsieur Paganel, rйpondit John Mangles; je suis
certain que la science gйographique gagnera а votre sйjour dans
les оles du Cap-Vert. Nous devons prйcisйment y relвcher pour
faire du charbon. Votre dйbarquement ne nous causera donc aucun
retard.»

Cela dit, le capitaine donna la route de maniиre а passer dans
l’ouest des Canaries; le cйlиbre pic fut laissй sur bвbord, et le
_Duncan_, continuant sa marche rapide, coupa le tropique du Cancer
le 2 septembre, а cinq heures du matin.

Le temps vint alors а changer. C’йtait l’atmosphиre humide et
pesante de la saison des pluies, «le tempo das aguas», suivant
l’expression espagnole, saison pйnible aux voyageurs, mais utile
aux habitants des оles africaines, qui manquent d’arbres, et
consйquemment qui manquent d’eau. La mer, trиs houleuse, empкcha
les passagers de se tenir sur le pont; mais les conversations du
carrй n’en furent pas moins fort animйes.

Le 3 septembre, Paganel se mit а rassembler ses bagages pour son
prochain dйbarquement. Le _Duncan_ йvoluait entre les оles du Cap-
Vert; il passa devant l’оle du sel, vйritable tombe de sable,
infertile et dйsolйe; aprиs avoir longй de vastes bancs de corail,
il laissa par le travers l’оle Saint-Jacques, traversйe du nord au
midi par une chaоne de montagnes basaltiques que terminent deux
mornes йlevйs. Puis John Mangles embouqua la baie de Villa-Praпa,
et mouilla bientфt devant la ville par huit brasses de fond. Le
temps йtait affreux et le ressac excessivement violent, bien que
la baie fыt abritйe contre les vents du large. La pluie tombait а
torrents et permettait а peine de voir la ville, йlevйe sur une
plaine en forme de terrasse qui s’appuyait а des contreforts de
roches volcaniques hauts de trois cents pieds. L’aspect de l’оle а
travers cet йpais rideau de pluie йtait navrant.

Lady Helena ne put donner suite а son projet de visiter la ville;
l’embarquement du charbon ne se faisait pas sans de grandes
difficultйs. Les passagers du _Duncan_ se virent donc consignйs
sous la dunette, pendant que la mer et le ciel mкlaient leurs eaux
dans une inexprimable confusion. La question du temps fut
naturellement а l’ordre du jour dans les conversations du bord.
Chacun dit son mot, sauf le major, qui eыt assistй au dйluge
universel avec une indiffйrence complиte. Paganel allait et venait
en hochant la tкte.

«C’est un fait exprиs, disait-il.

-- Il est certain, rйpondit Glenarvan, que les йlйments se
dйclarent contre vous.

-- J’en aurai pourtant raison.

-- Vous ne pouvez affronter pareille pluie, dit lady Helena.

-- Moi, madame, parfaitement. Je ne la crains que pour mes bagages
et mes instruments. Tout sera perdu.

-- Il n’y a que le dйbarquement а redouter, reprit Glenarvan. Une
fois а Villa-Praпa, vous ne serez pas trop mal logй; peu
proprement, par exemple: En compagnie de singes et de porcs dont
les relations ne sont pas toujours agrйables. Mais un voyageur n’y
regarde pas de si prиs. D’abord il faut espйrer que dans sept ou
huit mois vous pourrez vous embarquer pour l’Europe.

-- Sept ou huit mois! s’йcria Paganel.

-- Au moins. Les оles du Cap-Vert ne sont pas trиs frйquentйes des
navires pendant la saison des pluies. Mais vous pourrez employer
votre temps d’une faзon utile. Cet archipel est encore peu connu;
en topographie, en climatologie, en ethnographie, en hypsomйtrie,
il y a beaucoup а faire.

-- Vous aurez des fleuves а reconnaоtre, dit lady Helena.

-- Il n’y en a pas, madame, rйpondit Paganel.

-- Eh bien, des riviиres?

-- Il n’y en a pas non plus.

-- Des cours d’eau alors?

-- Pas davantage.

-- Bon, fit le major, vous vous rabattrez sur les forкts.

-- Pour faire des forкts, il faut des arbres; or, il n’y a pas
d’arbres.

-- Un joli pays! rйpliqua le major.

-- Consolez-vous, mon cher Paganel, dit alors Glenarvan, vous
aurez du moins des montagnes.

-- Oh! peu йlevйes et peu intйressantes, _mylord_. D’ailleurs, ce
travail a йtй fait.

-- Fait! dit Glenarvan.

-- Oui, voilа bien ma chance habituelle. Si, aux Canaries, je me
voyais en prйsence des travaux de Humboldt, ici, je me trouve
devancй par un gйologue, M Charles Sainte-Claire Deville!

-- Pas possible?

-- Sans doute, rйpondit Paganel d’un ton piteux. Ce savant se
trouvait а bord de la corvette de l’йtat _la dйcidйe_, pendant sa
relвche aux оles du Cap-Vert, et il a visitй le sommet le plus
intйressant du groupe, le volcan de l’оle Fogo. Que voulez-vous
que je fasse aprиs lui?

-- Voilа qui est vraiment regrettable, rйpondit lady Helena.
Qu’allez-vous devenir, Monsieur Paganel?»

Paganel garda le silence pendant quelques instants.

«Dйcidйment, reprit Glenarvan, vous auriez mieux fait de dйbarquer
а Madиre, quoiqu’il n’y ait plus de vin!»

Nouveau silence du savant secrйtaire de la sociйtй de gйographie.

«Moi, j’attendrais», dit le major, exactement comme s’il avait
dit: je n’attendrais pas.

«Mon cher Glenarvan, reprit alors Paganel, oщ comptez-vous
relвcher dйsormais?

-- Oh! Pas avant Concepcion.

-- Diable! Cela m’йcarte singuliиrement des Indes.

-- Mais non, du moment que vous avez passй le cap Horn, vous vous
en rapprochez.

-- Je m’en doute bien.

-- D’ailleurs, reprit Glenarvan avec le plus grand sйrieux, quand
on va aux Indes, qu’elles soient orientales ou occidentales, peu
importe.

-- Comment, peu importe!

-- Sans compter que les habitants des pampas de la Patagonie sont
aussi bien des indiens que les indigиnes du Pendjaub.

-- Ah! parbleu, _mylord_, s’йcria Paganel, voilа une raison que je
n’aurais jamais imaginйe!

-- Et puis, mon cher Paganel, on peut gagner la mйdaille d’or en
quelque lieu que ce soit; il y a partout а faire, а chercher, а
dйcouvrir, dans les chaоnes des Cordillиres comme dans les
montagnes du Tibet.

-- Mais le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou?

-- Bon! vous le remplacerez par le Rio-Colorado! Voilа un fleuve
peu connu, et qui sur les cartes coule un peu trop а la fantaisie
des gйographes.

-- Je le sais, mon cher lord, il y a lа des erreurs de plusieurs
degrйs. Oh! je ne doute pas que sur ma demande la sociйtй de
Gйographie ne m’eыt envoyй dans la Patagonie aussi bien qu’aux
Indes. Mais je n’y ai pas songй.

-- Effet de vos distractions habituelles.

-- Voyons, Monsieur Paganel, nous accompagnez-vous? dit lady
Helena de sa voix la plus engageante.

-- Madame, et ma mission?

-- Je vous prйviens que nous passerons par le dйtroit de Magellan,
reprit Glenarvan.

-- _Mylord_, vous кtes un tentateur.

-- J’ajoute que nous visiterons le Port-Famine!

-- Le Port-Famine, s’йcria le franзais, assailli de toutes parts,
ce port cйlиbre dans les fastes gйographiques!

-- Considйrez aussi, Monsieur Paganel, reprit lady Helena, que,
dans cette entreprise, vous aurez le droit d’associer le nom de la
France а celui de l’йcosse.

-- Oui, sans doute!

-- Un gйographe peut servir utilement notre expйdition, et quoi de
plus beau que de mettre la science au service de l’humanitй?

-- Voilа qui est bien dit, madame!

-- Croyez-moi. Laissez faire le hasard, ou plutфt la providence.
Imitez-nous. Elle nous a envoyй ce document, nous sommes partis.
Elle vous jette а bord du _Duncan_, ne le quittez plus.

-- Voulez-vous que je vous le dise, mes braves amis? reprit alors
Paganel; eh bien, vous avez grande envie que je reste!

-- Et vous, Paganel, vous mourez d’envie de rester, repartit
Glenarvan.

-- Parbleu! s’йcria le savant gйographe, mais je craignais d’кtre
indiscret!»


Chapitre IX
_Le dйtroit de Magellan_

La joie fut gйnйrale а bord, quand on connut la rйsolution de
Paganel. Le jeune Robert lui sauta au cou avec une vivacitй fort
dйmonstrative. Le digne secrйtaire faillit tomber а la renverse.

«Un rude petit bonhomme, dit-il, je lui apprendrai la gйographie.»

Or, comme John Mangles se chargeait d’en faire un marin, Glenarvan
un homme de coeur, le major un garзon de sang-froid, lady Helena
un кtre bon et gйnйreux, Mary Grant un йlиve reconnaissant envers
de pareils maоtres, Robert devait йvidemment devenir un jour un
gentleman accompli.

Le _Duncan_ termina rapidement son chargement de charbon, puis,
quittant ces tristes parages, il gagna vers l’ouest le courant de
la cфte du Brйsil, et, le 7 septembre, aprиs avoir franchi
l’йquateur sous une belle brise du nord, il entra dans
l’hйmisphиre austral.

La traversйe se faisait donc sans peine. Chacun avait bon espoir.
Dans cette expйdition а la recherche du capitaine Grant, la somme
des probabilitйs semblait s’accroоtre chaque jour.

L’un des plus confiants du bord, c’йtait le capitaine. Mais sa
confiance venait surtout du dйsir qui le tenait si fort au coeur
de voir miss Mary heureuse et consolйe. Il s’йtait pris d’un
intйrкt tout particulier pour cette jeune fille; et ce sentiment,
il le cacha si bien, que, sauf Mary Grant et lui, tout le monde
s’en aperзut а bord du _Duncan_.

Quant au savant gйographe, c’йtait probablement l’homme le plus
heureux de l’hйmisphиre austral; il passait ses journйes а йtudier
les cartes dont il couvrait la table du carrй; de lа des
discussions quotidiennes avec Mr Olbinett, qui ne pouvait mettre
le couvert. Mais Paganel avait pour lui tous les hфtes de la
dunette, sauf le major, que les questions gйographiques laissaient
fort indiffйrent, surtout а l’heure du dоner. De plus, ayant
dйcouvert toute une cargaison de livres fort dйpareillйs dans les
coffres du second, et parmi eux un certain nombre d’ouvrages
espagnols, Paganel rйsolut d’apprendre la langue de Cervantes, que
personne ne savait а bord. Cela devait faciliter ses recherches
sur le littoral chilien. Grвce а ses dispositions au
polyglottisme, il ne dйsespйrait pas de parler couramment ce
nouvel idiome en arrivant а Concepcion. Aussi йtudiait-il avec
acharnement, et on l’entendait marmotter incessamment des syllabes
hйtйrogиnes.

Pendant ses loisirs, il ne manquait pas de donner une instruction
pratique au jeune Robert, et il lui apprenait l’histoire de ces
cфtes dont le _Duncan_ s’approchait si rapidement.

On se trouvait alors, le 10 septembre, par 57°3’ de latitude et
31°15’ de longitude, et ce jour-lа Glenarvan apprit une chose que
de plus instruits ignorent probablement. Paganel racontait
l’histoire de l’Amйrique, et pour arriver aux grands navigateurs,
dont le yacht suivait alors la route, il remonta а Christophe
Colomb; puis il finit en disant que le cйlиbre gйnois йtait mort
sans savoir qu’il avait dйcouvert un nouveau monde. Tout
l’auditoire se rйcria. Paganel persista dans son affirmation.

«Rien n’est plus certain, ajouta-t-il. Je ne veux pas diminuer la
gloire de Colomb, mais le fait est acquis. А la fin du quinziиme
siиcle, les esprits n’avaient qu’une prйoccupation: faciliter les
communications avec l’Asie, et chercher l’orient par les routes de
l’occident; en un mot, aller par le plus court «au pays des
йpices». C’est ce que tenta Colomb. Il fit quatre voyages; il
toucha l’Amйrique aux cфtes de Cumana, de Honduras, de Mosquitos,
de Nicaragua, de Veragua, de Costa-Rica, de Panama, qu’il prit
pour les terres du Japon et de la Chine, et mourut sans s’кtre
rendu compte de l’existence du grand continent auquel il ne devait
pas mкme lйguer son nom!

-- Je veux vous croire, mon cher Paganel, rйpondit Glenarvan;
cependant vous me permettrez d’кtre surpris, et de vous demander
quels sont les navigateurs qui ont reconnu la vйritй sur les
dйcouvertes de Colomb?

-- Ses successeurs, Ojeda, qui l’avait dйjа accompagnй dans ses
voyages, ainsi que Vincent Pinzon, Vespuce, Mendoza, Bastidas,
Cabral, Solis, Balboa. Ces navigateurs longиrent les cфtes
orientales de l’Amйrique; ils les dйlimitиrent en descendant vers
le sud, emportйs, eux aussi, trois cent soixante ans avant nous,
par ce courant qui nous entraоne! Voyez, mes amis, nous avons
coupй l’йquateur а l’endroit mкme oщ Pinzon le passa dans la
derniиre annйe du quinziиme siиcle, et nous approchons de ce
huitiиme degrй de latitude australe sous lequel il accosta les
terres du Brйsil. Un an aprиs, le portugais Cabral descendit
jusqu’au port Sйguro. Puis Vespuce, dans sa troisiиme expйdition
en 1502, alla plus loin encore dans le sud. En 1508, Vincent
Pinzon et Solis s’associиrent pour la reconnaissance des rivages
amйricains, et en 1514, Solis dйcouvrit l’embouchure du _rio_ de
la Plata, oщ il fut dйvorй par les indigиnes, laissant а Magellan
la gloire de contourner le continent. Ce grand navigateur, en
1519, partit avec cinq bвtiments, suivit les cфtes de la
Patagonie, dйcouvrit le port Dйsirй, le port San-Julian, oщ il fit
de longues relвches, trouva par cinquante-deux degrйs de latitude
ce dйtroit des Onze-mille-vierges qui devait porter son nom, et,
le 28 novembre 1520, il dйboucha dans l’ocйan Pacifique. Ah!
Quelle joie il dut йprouver, et quelle йmotion fit battre son
coeur, lorsqu’il vit une mer nouvelle йtinceler а l’horizon sous
les rayons du soleil!

-- Oui, M Paganel, s’йcria Robert Grant, enthousiasmй par les
paroles du gйographe, j’aurais voulu кtre lа!

-- Moi aussi, mon garзon, et je n’aurais pas manquй une occasion
pareille, si le ciel m’eыt fait naоtre trois cents ans plus tфt!

-- Ce qui eыt йtй fвcheux pour nous, Monsieur Paganel, rйpondit
lady Helena, car vous ne seriez pas maintenant sur la dunette du
_Duncan_ а nous raconter cette histoire.

-- Un autre l’eыt dite а ma place, madame, et il aurait ajoutй que
la reconnaissance de la cфte occidentale est due aux frиres
Pizarre. Ces hardis aventuriers furent de grands fondateurs de
villes. Cusco, Quito, Lima, Santiago, Villarica, Valparaiso et
Concepcion, oщ le _Duncan_ nous mиne, sont leur ouvrage. А cette
йpoque, les dйcouvertes de Pizarre se reliиrent а celles de
Magellan, et le dйveloppement des cфtes amйricaines figura sur les
cartes, а la grande satisfaction des savants du vieux monde.

-- Eh bien, moi, dit Robert, je n’aurais pas encore йtй satisfait.

-- Pourquoi donc? rйpondit Mary, en considйrant son jeune frиre
qui se passionnait а l’histoire de ces dйcouvertes.

-- Oui, mon garзon, pourquoi? demanda lord Glenarvan avec le plus
encourageant sourire.

-- Parce que j’aurais voulu savoir ce qu’il y avait au delа du
dйtroit de Magellan.

-- Bravo, mon ami, rйpondit Paganel, et moi aussi, j’aurais voulu
savoir si le continent se prolongeait jusqu’au pфle, ou s’il
existait une mer libre, comme le supposait Drake, un de vos
compat_rio_tes, _mylord_. Il est donc йvident que si Robert Grant
et Jacques Paganel eussent vйcu au XVIIe siиcle, ils se seraient
embarquйs а la suite de Shouten et de Lemaire, deux hollandais
fort curieux de connaоtre le dernier mot de cette йnigme
gйographique.

-- Йtaient-ce des savants? demanda lady Helena.

-- Non, mais d’audacieux commerзants, que le cфtй scientifique des
dйcouvertes inquiйtait assez peu. Il existait alors une compagnie
hollandaise des Indes orientales, qui avait un droit absolu sur
tout le commerce fait par le dйtroit de Magellan. Or, comme а
cette йpoque on ne connaissait pas d’autre passage pour se rendre
en Asie par les routes de l’occident, ce privilиge constituait un
accaparement vйritable. Quelques nйgociants voulurent donc lutter
contre ce monopole, en dйcouvrant un autre dйtroit, et de ce
nombre fut un certain Isaac Lemaire, homme intelligent et
instruit. Il fit les frais d’une expйdition commandйe par son
neveu, Jacob Lemaire, et Shouten, un bon marin, originaire de
Horn. Ces hardis navigateurs partirent au mois de juin 1615, prиs
d’un siиcle aprиs Magellan; ils dйcouvrirent le dйtroit de
Lemaire, entre la Terre de Feu et la terre des йtats, et, le 12
fйvrier 1616, ils doublиrent ce fameux cap Horn, qui, mieux que
son frиre, le cap de Bonne-Espйrance, eыt mйritй de s’appeler le
cap des tempкtes!

-- Oui, certes, j’aurais voulu кtre lа! s’йcria Robert.

-- Et tu aurais puisй а la source des йmotions les plus vives, mon
garзon, reprit Paganel en s’animant. Est-il, en effet, une
satisfaction plus vraie, un plaisir plus rйel que celui du
navigateur qui pointe ses dйcouvertes sur la carte du bord? Il
voit les terres se former peu а peu sous ses regards, оle par оle,
promontoire par promontoire, et, pour ainsi dire, йmerger du sein
des flots! D’abord, les lignes terminales sont vagues, brisйes,
interrompues! Ici un cap solitaire, lа une baie isolйe, plus loin
un golfe perdu dans l’espace. Puis les dйcouvertes se complиtent,
les lignes se rejoignent, le pointillй des cartes fait place au
trait; les baies йchancrent des cфtes dйterminйes, les caps
s’appuient sur des rivages certains; enfin le nouveau continent,
avec ses lacs, ses riviиres et ses fleuves, ses montagnes, ses
vallйes et ses plaines, ses villages, ses villes et ses capitales,
se dйploie sur le globe dans toute sa splendeur magnifique! Ah!
Mes amis, un dйcouvreur de terres est un vйritable inventeur! Il
en a les йmotions et les surprises! Mais maintenant cette mine est
а peu prиs йpuisйe! on a tout vu, tout reconnu, tout inventй en
fait de continents ou de nouveaux mondes, et nous autres, derniers
venus dans la science gйographique, nous n’avons plus rien а
faire?

-- Si, mon cher Paganel, rйpondit Glenarvan.

-- Et quoi donc?

-- Ce que nous faisons!»

Cependant le _Duncan_ filait sur cette route des Vespuce et des
Magellan avec une rapiditй merveilleuse. Le 15 septembre, il coupa
le tropique du Capricorne, et le cap fut dirigй vers l’entrйe du
cйlиbre dйtroit. Plusieurs fois les cфtes basses de la Patagonie
furent aperзues, mais comme une ligne а peine visible а l’horizon;
on les rangeait а plus de dix milles, et la fameuse longue-vue de
Paganel ne lui donna qu’une vague idйe de ces rivages amйricains.

Le 25 septembre, le _Duncan_ se trouvait а la hauteur du dйtroit
de Magellan. Il s’y engagea sans hйsiter. Cette voie est
gйnйralement prйfйrйe par les navires а vapeur qui se rendent dans
l’ocйan Pacifique. Sa longueur exacte n’est que de trois cent
soixante-seize milles; les bвtiments du plus fort tonnage y
trouvent partout une eau profonde, mкme au ras de ses rivages, un
fond d’une excellente tenue, de nombreuses aiguades, des riviиres
abondantes en poissons, des forкts riches en gibier, en vingt
endroits des relвches sыres et faciles, enfin mille ressources qui
manquent au dйtroit de Lemaire et aux terribles rochers du cap
Horn, incessamment visitйs par les ouragans et les tempкtes.

Pendant les premiиres heures de navigation, c’est-а-dire sur un
espace de soixante а quatre-vingts milles, jusqu’au cap Gregory,
les cфtes sont basses et sablonneuses. Jacques Paganel ne voulait
perdre ni un point de vue, ni un dйtail du dйtroit. La traversйe
devait durer trente-six heures а peine, et ce panorama mouvant des
deux rives valait bien la peine que le savant s’imposвt de
l’admirer sous les splendides clartйs du soleil austral. Nul
habitant ne se montra sur les terres du nord; quelques misйrables
Fuegiens seulement erraient sur les rocs dйcharnйs de la Terre de
Feu. Paganel eut donc а regretter de ne pas voir de patagons, ce
qui le fвcha fort, au grand amusement de ses compagnons de route.

«Une Patagonie sans patagons, disait-il, ce n’est plus une
Patagonie.

-- Patience, mon digne gйographe, rйpondit Glenarvan, nous verrons
des patagons.

-- Je n’en suis pas certain.

-- Mais il en existe, dit lady Helena.

-- J’en doute fort, madame, puisque je n’en vois pas.

-- Enfin, ce nom de patagons, qui signifie «grands pieds» en
espagnol, n’a pas йtй donnй а des кtres imaginaires.

-- Oh! le nom n’y fait rien, rйpondit Paganel, qui s’entкtait dans
son idйe pour animer la discussion, et d’ailleurs, а vrai dire, on
ignore comment ils se nomment!

-- Par exemple! s’йcria Glenarvan. Saviez-vous cela, major?

-- Non, rйpondit Mac Nabbs, et je ne donnerais pas une livre
d’йcosse pour le savoir.

-- Vous l’entendrez pourtant, reprit Paganel, major indiffйrent!
Si Magellan a nommй Patagons les indigиnes de ces contrйes, les
Fuegiens les appellent Tiremenen, les Chiliens Caucalhues, les
colons du Carmen Tehuelches, les Araucans Huiliches; Bougainville
leur donne le nom de Chaouha, Falkner celui de Tehuelhets! Eux-
mкmes ils se dйsignent sous la dйnomination gйnйrale d’Inaken! Je
vous demande comment vous voulez que l’on s’y reconnaisse, et si
un peuple qui a tant de noms peut exister!

-- Voilа un argument! rйpondit lady Helena.

-- Admettons-le, reprit Glenarvan; mais notre ami Paganel avouera,
je pense, que s’il y a doute sur le nom des patagons, il y a au
moins certitude sur leur taille!

-- Jamais je n’avouerai une pareille йnormitй, rйpondit Paganel.

-- Ils sont grands, dit Glenarvan.

-- Je l’ignore.

-- Petits? demanda lady Helena.

-- Personne ne peut l’affirmer.

-- Moyens, alors? dit Mac Nabbs pour tout concilier.

-- Je ne le sais pas davantage.

-- Cela est un peu fort, s’йcria Glenarvan; les voyageurs qui les
ont vus...

-- Les voyageurs qui les ont vus, rйpondit le gйographe, ne
s’entendent en aucune faзon. Magellan dit que sa tкte touchait а
peine а leur ceinture!

-- Eh bien!

-- Oui, mais Drake prйtend que les anglais sont plus grands que le
plus grand patagon!

-- Oh! des anglais, c’est possible, rйpliqua dйdaigneusement le
major; mais s’il s’agissait d’йcossais!

-- Cavendish assure qu’ils sont grands et robustes, reprit
Paganel. Hawkins en fait des gйants. Lemaire et Shouten leur
donnent onze pieds de haut.

-- Bon, voilа des gens dignes de foi, dit Glenarvan.

-- Oui, tout autant que Wood, Narborough et Falkner, qui leur ont
trouvй une taille moyenne. Il est vrai que Byron, la Giraudais,
Bougainville, Wallis et Carteret affirment que les patagons ont
six pieds six pouces, tandis que M D’Orbigny, le savant qui
connaоt le mieux ces contrйes, leur attribue une taille moyenne de
cinq pieds quatre pouces.

-- Mais alors, dit lady Helena, quelle est la vйritй au milieu de
tant de contradictions?

-- La vйritй, madame, rйpondit Paganel, la voici: C’est que les
patagons ont les jambes courtes et le buste dйveloppй. On peut
donc formuler son opinion d’une maniиre plaisante, en disant que
ces gens-lа ont six pieds quand ils sont assis, et cinq seulement
quand ils sont debout.

-- Bravo! Mon cher savant, rйpondit Glenarvan. Voilа qui est dit.

-- А moins, reprit Paganel, qu’ils n’existent pas, ce qui mettrait
tout le monde d’accord. Mais pour finir, mes amis, j’ajouterai
cette remarque consolante: c’est que le dйtroit de Magellan est
magnifique, mкme sans patagons!»

En ce moment, le _Duncan_ contournait la presqu’оle de Brunswick,
entre deux panoramas splendides. Soixante-dix milles aprиs avoir
doublй le cap Gregory, il laissa sur tribord le pйnitencier de
Punta Arena. Le pavillon chilien et le clocher de l’йglise
apparurent un instant entre les arbres.

Alors le dйtroit courait entre des masses granitiques d’un effet
imposant; les montagnes cachaient leur pied au sein de forкts
immenses, et perdaient dans les nuages leur tкte poudrйe d’une
neige йternelle; vers le sud-ouest, le mont Tarn se dressait а six
mille cinq cents pieds dans les airs; la nuit vint, prйcйdйe d’un
long crйpuscule; la lumiиre se fondit insensiblement en nuances
douces; le ciel se constella d’йtoiles brillantes, et la croix du
sud vint marquer aux yeux des navigateurs la route du pфle
austral. Au milieu de cette obscuritй lumineuse, а la clartй de
ces astres qui remplacent les phares des cфtes civilisйes, le
yacht continua audacieusement sa route sans jeter l’ancre dans ces
baies faciles dont le rivage abonde; souvent l’extrйmitй de ses
vergues frфla les branches des hкtres antarctiques qui se
penchaient sur les flots; souvent aussi son hйlice battit les eaux
des grandes riviиres, en rйveillant les oies, les canards, les
bйcassines, les sarcelles, et tout ce monde emplumй des humides
parages.

Bientфt des ruines apparurent, et quelques йcroulements auxquels
la nuit prкtait un aspect grandiose, triste reste d’une colonie
abandonnйe, dont le nom protestera йternellement contre la
fertilitй de ces cфtes et la richesse de ces forкts giboyeuses. Le
_Duncan_ passait devant le Port-Famine.

Ce fut а cet endroit mкme que l’espagnol Sarmiento, en 1581, vint
s’йtablir avec quatre cents йmigrants.

Il y fonda la ville de Saint-Philippe; des froids extrкmement
rigoureux dйcimиrent la colonie, la disette acheva ceux que
l’hiver avait йpargnйs, et, en 1587, le corsaire Cavendish trouva
le dernier de ces quatre cents malheureux qui mourait de faim sur
les ruines d’une ville vieille de six siиcles aprиs six ans
d’existence.

Le _Duncan_ longea ces rivages dйserts; au lever du jour, il
naviguait au milieu des passes rйtrйcies, entre des forкts de
hкtres, de frкnes et de bouleaux, du sein desquelles йmergeaient
des dфmes verdoyants, des mamelons tapissйs d’un houx vigoureux et
des pics aigus, parmi lesquels l’obйlisque de Buckland se dressait
а une grande hauteur. Il passa а l’ouvert de la baie Saint-
Nicolas, autrefois la baie des franзais, ainsi nommйe par
Bougainville; au loin, se jouaient des troupeaux de phoques et de
baleines d’une grande taille, а en juger par leurs jets, qui
йtaient visibles а une distance de quatre milles.

Enfin, il doubla le cap Froward, tout hйrissй encore des derniиres
glaces de l’hiver. De l’autre cфtй du dйtroit, sur la Terre de
Feu, s’йlevait а six milles pieds le mont Sarmiento, йnorme
agrйgation de roches sйparйes par des bandes de nuages, et qui
formaient dans le ciel comme un archipel aйrien.

C’est au cap Froward que finit vйritablement le continent
amйricain, car le cap Horn n’est qu’un rocher perdu en mer sous le
cinquante-sixiиme degrй de latitude.

Ce point dйpassй, le dйtroit se rйtrйcit entre la presqu’оle de
Brunswick et la terre de la dйsolation, longue оle allongйe entre
mille оlots, comme un йnorme cйtacй йchouй au milieu des galets.

Quelle diffйrence entre cette extrйmitй si dйchiquetйe de
l’Amйrique et les pointes franches et nettes de l’Afrique, de
l’Australie ou des Indes! Quel cataclysme inconnu a ainsi
pulvйrisй cet immense promontoire jetй entre deux ocйans?

Alors, aux rivages fertiles succйdait une suite de cфtes dйnudйes,
а l’aspect sauvage, йchancrйes par les mille pertuis de cet
inextricable labyrinthe.

Le _Duncan_, sans une erreur, sans une hйsitation, suivait de
capricieuses sinuositйs en mкlant les tourbillons de sa fumйe aux
brumes dйchirйes par les rocs. Il passa, sans ralentir sa marche,
devant quelques factoreries espagnoles йtablies sur ces rives
abandonnйes. Au cap Tamar, le dйtroit s’йlargit; le yacht put
prendre du champ pour tourner la cфte accore des оles Narborough
et se rapprocha des rivages du sud. Enfin, trente-six heures aprиs
avoir embouquй le dйtroit, il vit surgir le rocher du cap Pilares
sur l’extrкme pointe de la terre de la dйsolation. Une mer
immense, libre, йtincelante, s’йtendait devant son йtrave, et
Jacques Paganel, la saluant d’un geste enthousiaste, se sentit йmu
comme le fut Fernand de Magellan lui-mкme, au moment oщ la
_Trinidad_ s’inclina sous les brises de l’ocйan Pacifique.


Chapitre X
_Le trente-septiиme parallиle_

Huit jours aprиs avoir doublй le cap Pilares, le _Duncan_ donnait
а pleine vapeur dans la baie de Talcahuano, magnifique estuaire
long de douze milles et large de neuf. Le temps йtait admirable.
Le ciel de ce pays n’a pas un nuage de novembre а mars, et le vent
du sud rиgne invariablement le long des cфtes abritйes par la
chaоne des Andes. John Mangles, suivant les ordres d’Edward
Glenarvan, avait serrй de prиs l’archipel des Chiloй et les
innombrables dйbris de tout ce continent amйricain. Quelque йpave,
un espars brisй, un bout de bois travaillй de la main des hommes,
pouvaient mettre le _Duncan_ sur les traces du naufrage; mais on
ne vit rien, et le yacht, continuant sa route, mouilla dans le
port de Talcahuano, quarante-deux jours aprиs avoir quittй les
eaux brumeuses de la Clyde.

Aussitфt Glenarvan fit mettre son canot а la mer, et, suivi de
Paganel, il dйbarqua au pied de l’estacade. Le savant gйographe,
profitant de la circonstance, voulut se servir de la langue
espagnole qu’il avait si consciencieusement йtudiйe; mais, а son
grand йtonnement, il ne put se faire comprendre des indigиnes.

«C’est l’accent qui me manque, dit-il.

-- Allons а la douane», rйpondit Glenarvan.

Lа, on lui apprit, au moyen de quelques mots d’anglais accompagnйs
de gestes expressifs, que le consul britannique rйsidait а
Concepcion. C’йtait une course d’une heure. Glenarvan trouva
aisйment deux chevaux d’allure rapide, et peu de temps aprиs
Paganel et lui franchissaient les murs de cette grande ville, due
au gйnie entreprenant de Valdivia, le vaillant compagnon des
Pizarre.

Combien elle йtait dйchue de son ancienne splendeur! Souvent
pillйe par les indigиnes, incendiйe en 1819, dйsolйe, ruinйe, ses
murs encore noircis par la flamme des dйvastations, йclipsйe dйjа
par Talcahuano, elle comptait а peine huit mille вmes.

Sous le pied paresseux des habitants, ses rues se transformaient
en prairies. Pas de commerce, activitй nulle, affaires
impossibles. La mandoline rйsonnait а chaque balcon; des chansons
langoureuses s’йchappaient а travers la jalousie des fenкtres, et
Concepcion, l’antique citй des hommes, йtait devenue un village de
femmes et d’enfants.

Glenarvan se montra peu dйsireux de rechercher les causes de cette
dйcadence, bien que Jacques Paganel l’entreprоt а ce sujet, et,
sans perdre un instant, il se rendit chez J R Bentock, esq, consul
de sa majestй britannique. Ce personnage le reзut fort civilement,
et se chargea, lorsqu’il connut l’histoire du capitaine Grant, de
prendre des informations sur tout le littoral.

Quant а la question de savoir si le trois-mвts _Britannia_ avait
fait cфte vers le trente-septiиme parallиle le long des rivages
chiliens ou araucaniens, elle fut rйsolue nйgativement. Aucun
rapport sur un йvйnement de cette nature n’йtait parvenu ni au
consul, ni а ses collиgues des autres nations.

Glenarvan ne se dйcouragea pas. Il revint а Talcahuano, et
n’йpargnant ni dйmarches, ni soins, ni argent, il expйdia des
agents sur les cфtes.

Vaines recherches. Les enquкtes les plus minutieuses faites chez
les populations riveraines ne produisirent pas de rйsultat. Il
fallut en conclure que le _Britannia_ n’avait laissй aucune trace
de son naufrage.

Glenarvan instruisit alors ses compagnons de l’insuccиs de ses
dйmarches. Mary Grant et son frиre ne purent contenir l’expression
de leur douleur. C’йtait six jours aprиs l’arrivйe du _Duncan_ а
Talcahuano. Les passagers se trouvaient rйunis dans la dunette.

Lady Helena consolait, non par ses paroles, -- qu’aurait-elle pu
dire? -- mais par ses caresses, les deux enfants du capitaine.
Jacques Paganel avait repris le document, et il le considйrait
avec une profonde attention, comme s’il eыt voulu lui arracher de
nouveaux secrets. Depuis une heure, il l’examinait ainsi, lorsque
Glenarvan, l’interpellant, lui dit:

«Paganel! Je m’en rapporte а votre sagacitй. Est-ce que
l’interprйtation que nous avons faite de ce document est erronйe?
Est-ce que le sens de ces mots est illogique?»

Paganel ne rйpondit pas. Il rйflйchissait.

«Est-ce que nous nous trompons sur le thйвtre prйsumй de la
catastrophe? reprit Glenarvan. Est-ce que le nom de _Patagonie_ ne
saute pas aux yeux des gens les moins perspicaces?»

Paganel se taisait toujours.

«Enfin, dit Glenarvan, le mot _indien_ ne vient-il pas encore nous
donner raison?

-- Parfaitement, rйpondit Mac Nabbs.

-- Et, dиs lors, n’est-il pas йvident que les naufragйs, au moment
oщ ils йcrivaient ces lignes, s’attendaient а devenir prisonniers
des indiens?

-- Je vous arrкte lа, mon cher lord, rйpondit enfin Paganel, et si
vos autres conclusions sont justes, la derniиre, du moins, ne me
paraоt pas rationnelle.

-- Que voulez-vous dire? demanda lady Helena, tandis que tous les
regards se fixaient sur le gйographe.

-- Je veux dire, rйpondit Paganel, en accentuant ses paroles, que
le capitaine Grant _est maintenant prisonnier des indiens_, et
j’ajouterai que le document ne laisse aucun doute sur cette
situation.

-- Expliquez-vous, monsieur, dit Miss Grant.

-- Rien de plus facile, ma chиre Mary; au lieu de lire sur le
document _seront prisonniers_, lisons _sont prisonniers_, et tout
devient clair.

-- Mais cela est impossible! rйpondit Glenarvan.

-- Impossible! Et pourquoi, mon noble ami? demanda Paganel en
souriant.

-- Parce que la bouteille n’a pu кtre lancйe qu’au moment oщ le
navire se brisait sur les rochers. De lа cette consйquence, que
les degrйs de longitude et de latitude s’appliquent au lieu mкme
du naufrage.

-- Rien ne le prouve, rйpliqua vivement Paganel, et je ne vois pas
pourquoi les naufragйs, aprиs avoir йtй entraоnйs par les indiens
dans l’intйrieur du continent, n’auraient pas cherchй а faire
connaоtre, au moyen de cette bouteille, le lieu de leur captivitй.

-- Tout simplement, mon cher Paganel, parce que, pour lancer une
bouteille а la mer, il faut au moins que la mer soit lа.

-- Ou, а dйfaut de la mer, repartit Paganel, les fleuves qui s’y
jettent!»

Un silence d’йtonnement accueillit cette rйponse inattendue, et
admissible cependant. А l’йclair qui brilla dans les yeux de ses
auditeurs, Paganel comprit que chacun d’eux se rattachait а une
nouvelle espйrance. Lady Helena fut la premiиre а reprendre la
parole.

«Quelle idйe! s’йcria-t-elle.

-- Et quelle bonne idйe, ajouta naпvement le gйographe.

-- Alors, votre avis?... Demanda Glenarvan.

-- Mon avis est de chercher le trente-septiиme parallиle а
l’endroit oщ il rencontre la cфte amйricaine et de le suivre sans
s’йcarter d’un demi-degrй jusqu’au point oщ il se plonge dans
l’Atlantique. Peut-кtre trouverons-nous sur son parcours les
naufragйs du _Britannia_.

-- Faible chance! rйpondit le major.

-- Si faible qu’elle soit, reprit Paganel, nous ne devons pas la
nйgliger. Que j’aie raison, par hasard, que cette bouteille soit
arrivйe а la mer en suivant le courant d’un fleuve de ce
continent, nous ne pouvons manquer, dиs lors, de tomber sur les
traces des prisonniers. Voyez, mes amis, voyez la carte de ce
pays, et je vais vous convaincre jusqu’а l’йvidence!»

Ce disant, Paganel йtala sur la table une carte du Chili et des
provinces argentines.

«Regardez, dit-il, et suivez-moi dans cette promenade а travers le
continent amйricain. Enjambons l’йtroite bande chilienne.
Franchissons la Cordillиre des Andes. Descendons au milieu des
pampas. Les fleuves, les riviиres, les cours d’eau manquent-ils а
ces rйgions? Non. Voici le Rio Negro, voici le Rio Colorado, voici
leurs affluents coupйs par le trente-septiиme degrй de latitude,
et qui tous ont pu servir au transport du document. Lа, peut-кtre,
au sein d’une tribu, aux mains d’indiens sйdentaires, au bord de
ces riviиres peu connues, dans les gorges des sierras, ceux que
j’ai le droit de nommer nos amis attendent une intervention
providentielle! Devons-nous donc tromper leur espйrance? N’est-ce
pas votre avis а tous de suivre а travers ces contrйes la ligne
rigoureuse que mon doigt trace en ce moment sur la carte, et si,
contre toute prйvision, je me trompe encore, n’est-ce pas notre
devoir de remonter jusqu’au bout le trente-septiиme parallиle, et,
s’il le faut, pour retrouver les naufragйs, de faire avec lui le
tour du monde?»

Ces paroles prononcйes avec une gйnйreuse animation, produisirent
une йmotion profonde parmi les auditeurs de Paganel. Tous se
levиrent et vinrent lui serrer la main.

«Oui! Mon pиre est lа! s’йcriait Robert Grant, en dйvorant la
carte des yeux.

-- Et oщ il est, rйpondit Glenarvan, nous saurons le retrouver,
mon enfant! Rien de plus logique que l’interprйtation de notre ami
Paganel, et il faut, sans hйsiter, suivre la voie qu’il nous
trace. Ou le capitaine est entre les mains d’indiens nombreux, ou
il est prisonnier d’une faible tribu. Dans ce dernier cas, nous le
dйlivrerons. Dans l’autre, aprиs avoir reconnu sa situation, nous
rejoignons le _Duncan_ sur la cфte orientale, nous gagnons Buenos-
Ayres, et lа, un dйtachement organisй par le major Mac Nabbs aura
raison de tous les indiens des provinces argentines.

-- Bien! Bien! Votre honneur! rйpondit John Mangles, et
j’ajouterai que cette traversйe du continent amйricain se fera
sans pйrils.

-- Sans pйrils et sans fatigues, reprit Paganel. Combien l’ont
accomplie dйjа qui n’avaient guиre nos moyens d’exйcution, et dont
le courage n’йtait pas soutenu par la grandeur de l’entreprise!
Est-ce qu’en 1872 un certain Basilio Villarmo n’est pas allй de
Carmen aux cordillиres? Est-ce qu’en 1806 un chilien, alcade de la
province de Concepcion, don Luiz de la Cruz, parti d’Antuco, n’a
pas prйcisйment suivi ce trente-septiиme degrй, et, franchissant
les Andes, n’est-il pas arrivй а Buenos-Ayres, aprиs un trajet
accompli en quarante jours? Enfin le colonel Garcia, M Alcide
d’Orbigny, et mon honorable collиgue, le docteur Martin de Moussy,
n’ont-ils pas parcouru ce pays en tous les sens, et fait pour la
science ce que nous allons faire pour l’humanitй?

-- Monsieur! Monsieur, dit Mary Grant d’une voix brisйe par
l’йmotion, comment reconnaоtre un dйvouement qui vous expose а
tant de dangers?

-- Des dangers! s’йcria Paganel. Qui a prononcй le mot _danger_?

-- Ce n’est pas moi! rйpondit Robert Grant, l’oeil brillant, le
regard dйcidй.

-- Des dangers! reprit Paganel, est-ce que cela existe?
D’ailleurs, de quoi s’agit-il? D’un voyage de trois cent cinquante
lieues а peine, puisque nous irons en ligne droite, d’un voyage
qui s’accomplira sous une latitude йquivalente а celle de
l’Espagne, de la Sicile, de la Grиce dans l’autre hйmisphиre, et
par consйquent sous un climat а peu prиs identique, d’un voyage
enfin dont la durйe sera d’un mois au plus! C’est une promenade!

-- Monsieur Paganel, demanda alors lady Helena, vous pensez donc
que si les naufragйs sont tombйs au pouvoir des indiens, leur
existence a йtй respectйe?

-- Si je le pense, madame! Mais les indiens ne sont pas des
anthropophages! Loin de lа. Un de mes compat_rio_tes, que j’ai
connu а la sociйtй de gйographie, M Guinnard, est restй pendant
trois ans prisonnier des indiens des pampas. Il a souffert, il a
йtй fort maltraitй, mais enfin il est sorti victorieux de cette
йpreuve. Un europйen est un кtre utile dans ces contrйes; les
indiens en connaissent la valeur, et ils le soignent comme un
animal de prix.

-- Eh bien, il n’y a plus а hйsiter, dit Glenarvan, il faut
partir, et partir sans retard. Quelle route devons-nous suivre?

-- Une route facile et agrйable, rйpondit Paganel. Un peu de
montagnes en commenзant, puis une pente douce sur le versant
oriental des Andes, et enfin une plaine unie, gazonnйe, sablйe, un
vrai jardin.

-- Voyons la carte, dit le major.

-- La voici, mon cher Mac Nabbs. Nous irons prendre l’extrйmitй du
trente-septiиme parallиle sur la cфte chilienne, entre la pointe
Rumena et la baie de Carnero. Aprиs avoir traversй la capitale de
l’Araucanie, nous couperons la cordillиre par la passe d’Antuco,
en laissant le volcan au sud; puis, glissant sur les dйclivitйs
allongйes des montagnes, franchissant le Neuquem, le Rio Colorado,
nous atteindrons les pampas, le Salinas, la riviиre Guamini, la
sierra Tapalquen. Lа se prйsentent les frontiиres de la province
de Buenos-Ayres. Nous les passerons, nous gravirons la sierra
Tandil, et nous prolongerons nos recherches jusqu’а la pointe
Medano sur les rivages de l’Atlantique.»

En parlant ainsi, en dйveloppant le programme de l’expйdition,
Paganel ne prenait mкme pas la peine de regarder la carte dйployйe
sous ses yeux; il n’en avait que faire. Nourrie des travaux de
Frйzier, de Molina, de Humboldt, de Miers, de D’Orbigny, sa
mйmoire ne pouvait кtre ni trompйe, ni surprise. Aprиs avoir
terminй cette nomenclature gйographique, il ajouta:

«Donc, mes chers amis, la route est droite. En trente jours nous
l’aurons franchie, et nous serons arrivйs avant le _Duncan_ sur la
cфte orientale, pour peu que les vents d’aval retardent sa marche.

-- Ainsi le _Duncan_, dit John Mangles, devra croiser entre le cap
Corrientes et le cap Saint-Antoine?

-- Prйcisйment.

-- Et comment composeriez-vous le personnel d’une pareille
expйdition? demanda Glenarvan.

-- Le plus simplement possible. Il s’agit seulement de reconnaоtre
la situation du capitaine Grant, et non de faire le coup de fusil
avec les indiens. Je crois que lord Glenarvan, notre chef naturel;
le major, qui ne voudra cйder sa place а personne; votre
serviteur, Jacques Paganel...

-- Et moi! s’йcria le jeune Grant.

-- Robert! Robert! dit Mary.

-- Et pourquoi pas? rйpondit Paganel. Les voyages forment la
jeunesse. Donc, nous quatre, et trois marins du _Duncan_...

-- Comment, dit John Mangles en s’adressant а son maоtre, votre
honneur ne rйclame pas pour moi?

-- Mon cher John, rйpondit Glenarvan, nous laissons nos passagиres
а bord, c’est-а-dire ce que nous avons de plus cher au monde! Qui
veillerait sur elles, si ce n’est le dйvouй capitaine du _Duncan_?

-- Nous ne pouvons donc pas vous accompagner? dit lady Helena,
dont les yeux se voilиrent d’un nuage de tristesse.

-- Ma chиre Helena, rйpondit Glenarvan, notre voyage doit
s’accomplir dans des conditions exceptionnelles de cйlйritй; notre
sйparation sera courte, et...

-- Oui, mon ami, je vous comprends, rйpondit lady Helena; allez
donc, et rйussissez dans votre entreprise!

-- D’ailleurs, ce n’est pas un voyage, dit Paganel.

-- Et qu’est-ce donc? demanda lady Helena.

-- Un passage, rien de plus. Nous passerons, voilа tout, comme
l’honnкte homme sur terre, en faisant le plus de bien possible.
_Transire benefaciendo_, c’est lа notre devise.»

Sur cette parole de Paganel se termina la discussion, si l’on peut
donner ce nom а une conversation dans laquelle tout le monde fut
du mкme avis. Les prйparatifs commencиrent le jour mкme. On
rйsolut de tenir l’expйdition secrиte, pour ne pas donner l’йveil
aux indiens.

Le dйpart fut fixй au 14 octobre. Quand il s’agit de choisir les
matelots destinйs а dйbarquer, tous offrirent leurs services, et
Glenarvan n’eut que l’embarras du choix. Il prйfйra donc s’en
remettre au sort, pour ne pas dйsobliger de si braves gens.

C’est ce qui eut lieu, et le second, Tom Austin, Wilson, un
vigoureux gaillard, et Mulrady, qui eыt dйfiй а la boxe Tom Sayers
lui-mкme, n’eurent point а se plaindre de la chance.

Glenarvan avait dйployй une extrкme activitй dans ses prйparatifs.
Il voulait кtre prкt au jour indiquй, et il le fut. Concurremment,
John Mangles s’approvisionnait de charbon, de maniиre а pouvoir
reprendre immйdiatement la mer. Il tenait а devancer les voyageurs
sur la cфte argentine. De lа, une vйritable rivalitй entre
Glenarvan et le jeune capitaine, qui tourna au profit de tous.

En effet, le 14 octobre, а l’heure dite, chacun йtait prкt. Au
moment du dйpart, les passagers du yacht se rйunirent dans le
carrй. Le _Duncan_ йtait en mesure d’appareiller, et les branches
de son hйlice troublaient dйjа les eaux limpides de Talcahuano.

Glenarvan, Paganel, Mac Nabbs, Robert Grant, Tom Austin, Wilson,
Mulrady, armйs de carabines et de revolvers Colt, se prйparиrent а
quitter le bord. Guides et mulets les attendaient а l’extrйmitй de
l’estacade.

«Il est temps, dit enfin lord Edward.

-- Allez donc, mon ami!» rйpondit lady Helena en contenant son
йmotion.

Lord Glenarvan la pressa sur son coeur, tandis que Robert se
jetait au cou de Mary Grant.

«Et maintenant, chers compagnons, dit Jacques Paganel, une
derniиre poignйe de main qui nous dure jusqu’aux rivages de
l’Atlantique!»

C’йtait beaucoup demander. Cependant il y eut lа des йtreintes
capables de rйaliser les voeux du digne savant.

On remonta sur le pont, et les sept voyageurs quittиrent le
_Duncan_. Bientфt ils atteignirent le quai, dont le yacht en
йvoluant se rapprocha а moins d’une demi-encablure.

Lady Helena, du haut de la dunette, s’йcria une derniиre fois:

«Mes amis, Dieu vous aide!

-- Et il nous aidera, madame, rйpondit Jacques Paganel, car je
vous prie de le croire, nous nous aiderons nous-mкmes!

-- En avant! cria John Mangles а son mйcanicien.

-- En route!» rйpondit lord Glenarvan.

Et а l’instant mкme oщ les voyageurs, rendant la bride а leurs
montures, suivaient le chemin du rivage, le _Duncan_, sous
l’action de son hйlice, reprenait а toute vapeur la route de
l’ocйan.


Chapitre XI
_Traversйe du Chili_

La troupe indigиne organisйe par Glenarvan se composait de trois
hommes et d’un enfant. Le muletier-chef йtait un anglais
naturalisй dans ce pays depuis vingt ans. Il faisait le mйtier de
louer des mulets aux voyageurs et de les guider а travers les
diffйrents passages des cordillиres.

Puis, il les remettait entre les mains d’un «baqueano», guide
argentin, auquel le chemin des pampas йtait familier. Cet anglais
n’avait pas tellement oubliй sa langue maternelle dans la
compagnie des mulets et des indiens qu’il ne pыt s’entretenir avec
les voyageurs. De lа, une facilitй pour la manifestation de ses
volontйs et l’exйcution de ses ordres, dont Glenarvan s’empressa
de profiter, puisque Jacques Paganel ne parvenait pas encore а se
faire comprendre.

Ce muletier-chef, ce «catapaz», suivant la dйnomination chilienne,
йtait secondй par deux pйons indigиnes et un enfant de douze ans.
Les pйons surveillaient les mulets chargйs du bagage de la troupe,
et l’enfant conduisait la «madrina», petite jument qui, portant
grelots et sonnette, marchait en avant et entraоnait dix mules а
sa suite. Les voyageurs en montaient sept, le catapaz une; les
deux autres transportaient les vivres et quelques rouleaux
d’йtoffes destinйs а assurer le bon vouloir des caciques de la
plaine. Les pйons allaient а pied, suivant leur habitude. Cette
traversйe de l’Amйrique mйridionale devait donc s’exйcuter dans
les conditions les meilleures, au point de vue de la sыretй et de
la cйlйritй.

Ce n’est pas un voyage ordinaire que ce passage а travers la
chaоne des Andes. On ne peut l’entreprendre sans employer ces
robustes mulets dont les plus estimйs sont de provenance
argentine. Ces excellentes bкtes ont acquis dans le pays un
dйveloppement supйrieur а celui de la race primitive. Elles sont
peu difficiles sur la question de nourriture. Elles ne boivent
qu’une seule fois par jour, font aisйment dix lieues en huit
heures, et portent sans se plaindre une charge de quatorze
arrobes.

Il n’y a pas d’auberges sur cette route d’un ocйan а l’autre. On
mange de la viande sйchйe, du riz assaisonnй de piment, et le
gibier qui consent а se laisser tuer en route. On boit l’eau des
torrents dans la montagne, l’eau des ruisseaux dans la plaine,
relevйe de quelques gouttes de rhum, dont chacun a sa provision
contenue dans une corne de boeuf appelйe «chiffle». Il faut avoir
soin, d’ailleurs, de ne pas abuser des boissons alcooliques, peu
favorables dans une rйgion oщ le systиme nerveux de l’homme est
particuliиrement exaltй. Quant а la literie, elle est contenue
tout entiиre dans la selle indigиne nommйe «recado». Cette selle
est faite de «pelions», peaux de moutons tannйes d’un cфtй et
garnies de laine de l’autre, que maintiennent de larges sangles
luxueusement brodйes. Un voyageur roulй dans ces chaudes
couvertures brave impunйment les nuits humides et dort du meilleur
sommeil.

Glenarvan en homme qui sait voyager et se conformer aux usages des
divers pays, avait adoptй le costume chilien pour lui et les
siens. Paganel et Robert, deux enfants, -- un grand et un petit, -
- ne se sentirent pas de joie, quand ils introduisirent leur tкte
а travers le puncho national, vaste tartan percй d’un trou а son
centre, et leurs jambes dans des bottes de cuir faites de la patte
de derriиre d’un jeune cheval. Il fallait voir leur mule richement
harnachйe, ayant а la bouche le mors arable, la longue bride en
cuir tressй servant de fouet, la tкtiиre enjolivйe d’ornements de
mйtal, et les «alforjas», doubles sacs en toile de couleur
йclatante qui contenaient les vivres du jour.

Paganel, toujours distrait, faillit recevoir trois ou quatre
ruades de son excellente monture au moment de l’enfourcher. Une
fois en selle, son insйparable longue-vue en bandouliиre, les
pieds cramponnйs aux йtriers, il se confia а la sagacitй de sa
bкte et n’eut pas lieu de s’en repentir.

Quant au jeune Robert, il montra dиs ses dйbuts de remarquables
dispositions а devenir un excellent cavalier.

On partit. Le temps йtait superbe, le ciel d’une limpiditй
parfaite, et l’atmosphиre suffisamment rafraоchie par les brises
de la mer, malgrй les ardeurs du soleil. La petite troupe suivit
d’un pas rapide les sinueux rivages de la baie de Talcahuano, afin
de gagner а trente milles au sud l’extrйmitй du parallиle. On
marcha rapidement pendant cette premiиre journйe а travers les
roseaux d’anciens marais dessйchйs, mais on parla peu. Les adieux
du dйpart avaient laissй une vive impression dans l’esprit des
voyageurs. Ils pouvaient voir encore la fumйe du _Duncan_ qui se
perdait а l’horizon.

Tous se taisaient, а l’exception de Paganel; ce studieux gйographe
se posait а lui-mкme des questions en espagnol, et se rйpondait
dans cette langue nouvelle.

Le catapaz, au surplus, йtait un homme assez taciturne, et que sa
profession n’avait pas dы rendre bavard. Il parlait а peine а ses
pйons.

Ceux-ci, en gens du mйtier, entendaient fort bien leur service. Si
quelque mule s’arrкtait, ils la stimulaient d’un cri guttural, si
le cri ne suffisait pas, un bon caillou, lancй d’une main sыre,
avait raison de son entкtement. Qu’une sangle vоnt а se dйtacher,
une bride а manquer, le pйon, se dйbarrassant de son puncho,
enveloppait la tкte de la mule, qui, l’accident rйparй, reprenait
aussitфt sa marche.

L’habitude des muletiers est de partir а huit heures, aprиs le
dйjeuner du matin, et d’aller ainsi jusqu’au moment de la couchйe,
а quatre heures du soir.

Glenarvan s’en tint а cet usage. Or, prйcisйment, quand le signal
de halte fut donnй par le catapaz, les voyageurs arrivaient а la
ville d’Arauco, situйe а l’extrйmitй sud de la baie, sans avoir
abandonnй la lisiиre йcumeuse de l’ocйan. Il eыt alors fallu
marcher pendant une vingtaine de milles dans l’ouest jusqu’а la
baie Carnero pour y trouver l’extrйmitй du trente-septiиme degrй.
Mais les agents de Glenarvan avaient dйjа parcouru cette partie du
littoral sans rencontrer aucun vestige du naufrage. Une nouvelle
exploration devenait donc inutile, et il fut dйcidй que la ville
d’Arauco serait prise pour point de dйpart. De lа, la route devait
кtre tenue vers l’est, suivant une ligne rigoureusement droite.

La petite troupe entra dans la ville pour y passer la nuit, et
campa en pleine cour d’une auberge dont le confortable йtait
encore а l’йtat rudimentaire.

Arauco est la capitale de l’Araucanie, un йtat long de cent
cinquante lieues, large de trente, habitй par les molouches, ces
fils aоnйs de la race chilienne chantйs par le poиte Ercilla. Race
fiиre et forte, la seule des deux Amйriques qui n’ait jamais subi
une domination йtrangиre. Si Arauco a jadis appartenu aux
espagnols, les populations, du moins, ne se soumirent pas; elles
rйsistиrent alors comme elles rйsistent aujourd’hui aux
envahissantes entreprises du Chili, et leur drapeau indйpendant, -
- une йtoile blanche sur champ d’azur, -- flotte encore au sommet
de la colline fortifiйe qui protиge la ville.

Tandis que l’on prйparait le souper, Glenarvan, Paganel et le
catapaz se promenиrent entre les maisons coiffйes de chaumes. Sauf
une йglise et les restes d’un couvent de franciscains, Arauco
n’offrait rien de curieux. Glenarvan tenta de recueillir quelques
renseignements qui n’aboutirent pas. Paganel йtait dйsespйrй de ne
pouvoir se faire comprendre des habitants; mais, puisque ceux-ci
parlaient l’araucanien, -- une langue mиre dont l’usage est
gйnйral jusqu’au dйtroit de Magellan, -- l’espagnol de Paganel lui
servait autant que de l’hйbreu. Il occupa donc ses yeux а dйfaut
de ses oreilles, et, somme toute, il йprouva une vraie joie de
savant а observer les divers types de la race molouche qui
posaient devant lui. Les hommes avaient une taille йlevйe, le
visage plat, le teint cuivrй, le menton йpilй, l’oeil mйfiant, la
tкte large et perdue dans une longue chevelure noire. Ils
paraissaient vouйs а cette fainйantise spйciale des gens de guerre
qui ne savent que faire en temps de paix. Leurs femmes, misйrables
et courageuses, s’employaient aux travaux pйnibles du mйnage,
pansaient les chevaux, nettoyaient les armes, labouraient,
chassaient pour leurs maоtres, et trouvaient encore le temps de
fabriquer ces _punchos_ bleu-turquoise qui demandent deux annйes
de travail, et dont le moindre prix atteint cent dollars.

En rйsumй, ces molouches forment un peuple peu intйressant et de
moeurs assez sauvages. Ils ont а peu prиs tous les vices humains,
contre une seule vertu, l’amour de l’indйpendance.

«De vrais spartiates», rйpйtait Paganel, quand, sa promenade
terminйe, il vint prendre place au repas du soir.

Le digne savant exagйrait, et on le comprit encore moins quand il
ajouta que son coeur de franзais battait fort pendant sa visite а
la ville d’Arauco.

Lorsque le major lui demanda la raison de ce «battement»
inattendu, il rйpondit que son йmotion йtait bien naturelle,
puisqu’un de ses compat_rio_tes occupait naguиre le trфne
d’Araucanie. Le major le pria de vouloir bien faire connaоtre le
nom de ce souverain. Jacques Paganel nomma fiиrement le brave M De
Tonneins, un excellent homme, ancien avouй de Pйrigueux, un peu
trop barbu, et qui avait subi ce que les rois dйtrфnйs appellent
volontiers «l’ingratitude de leurs sujets». Le major ayant
lйgиrement souri а l’idйe d’un ancien avouй chassй du trфne,
Paganel rйpondit fort sйrieusement qu’il йtait peut-кtre plus
facile а un avouй de faire un bon roi, qu’а un roi de faire un bon
avouй. Et sur cette remarque, chacun de rire et de boire quelques
gouttes de «chicha» а la santй d’Orellie-Antoine 1er, ex-roi
d’Araucanie. Quelques minutes plus tard, les voyageurs, roulйs
dans leur puncho, dormaient d’un profond sommeil. Le lendemain, а
huit heures, la madrina en tкte, les pйons en queue, la petite
troupe reprit а l’est la route du trente-septiиme parallиle. Elle
traversait alors le fertile territoire de l’Araucanie, riche en
vignes et en troupeaux. Mais, peu а peu, la solitude se fit.

А peine, de mille en mille, une hutte de «ras-treadores», indiens
dompteurs de chevaux, cйlиbres dans toute l’Amйrique. Parfois, un
relais de poste abandonnй, qui servait d’abri а l’indigиne errant
des plaines. Deux riviиres pendant cette journйe barrиrent la
route aux voyageurs, le Rio De Raque et le Rio De Tubal. Mais le
catapaz dйcouvrit un guй qui permit de passer outre. La chaоne des
Andes se dйroulait а l’horizon, enflant ses croupes et multipliant
ses pics vers le nord. Ce n’йtaient encore lа que les basses
vertиbres de l’йnorme йpine dorsale sur laquelle s’appuie la
charpente du nouveau-monde.

А quatre heures du soir, aprиs un trajet de trente-cinq milles, on
s’arrкta en pleine campagne sous un bouquet de myrtes gйants. Les
mules furent dйbridйes, et allиrent paоtre en libertй l’herbe
йpaisse de la prairie. Les alforjas fournirent la viande et le riz
accoutumйs. Les pelions йtendus sur le sol servirent de
couverture, d’oreillers, et chacun trouva sur ces lits improvisйs
un repos rйparateur, tandis que les pйons et le catapaz veillaient
а tour de rфle.

Puisque le temps devenait si favorable, puisque tous les
voyageurs, sans en excepter Robert, se maintenaient en bonne
santй, puisqu’enfin ce voyage dйbutait sous de si heureux
auspices, il fallait en profiter et pousser en avant comme un
joueur «pousse dans la veine». C’йtait l’avis de tous. La journйe
suivante, on marcha vivement, on franchit sans accident le rapide
de Bell et le soir, en campant sur les bords du Rio Biobio, qui
sйpare le Chili espagnol du Chili indйpendant, Glenarvan put
encore inscrire trente-cinq milles de plus а l’actif de
l’expйdition. Le pays n’avait pas changй. Il йtait toujours
fertile et riche en amaryllis, violettes arborescentes,
_fluschies_, daturas et cactus а fleurs d’or. Quelques animaux se
tenaient tapis dans les fourrйs. Mais d’indigиnes, on voyait peu.
А peine quelques «guassos», enfants dйgйnйrйs des indiens et des
espagnols galopant sur des chevaux ensanglantйs par l’йperon
gigantesque qui chaussait leur pied nu et passant comme des
ombres. On ne trouvait а qui parler sur la route et les
renseignements manquaient absolument, Glenarvan en prenait son
parti. Il se disait que le capitaine Grant, prisonnier des
Indiens, devait avoir йtй entraоnй par eux au delа de la chaоne
des Andes. Les recherches ne pouvaient кtre fructueuses que dans
les pampas, non en deза. Il fallait donc patienter, aller en
avant, vite et toujours.

Le 17, on repartit а l’heure habituelle et dans l’ordre accoutumй.
Un ordre que Robert ne gardait pas sans peine, car son ardeur
l’entraоnait а devancer la madrina, au grand dйsespoir de sa mule.

Il ne fallait rien de moins qu’un rappel sйvиre de Glenarvan pour
maintenir le jeune garзon а son poste de marche.

Le pays devint alors plus accidentй; quelques ressauts de terrains
indiquaient de prochaines montagnes; les _rio_s se multipliaient,
en obйissant bruyamment aux caprices des pentes. Paganel
consultait souvent ses cartes; quand l’un de ces ruisseaux n’y
figurait pas, ce qui arrivait frйquemment, son sang de gйographe
bouillonnait dans ses veines, et il se fвchait de la plus
charmante faзon du monde.

«Un ruisseau qui n’a pas de nom, disait-il, c’est comme s’il
n’avait pas d’йtat civil! Il n’existe pas aux yeux de la loi
gйographique.»

Aussi ne se gкnait-il pas pour baptiser ces _rio_s innommйs; il
les notait sur sa carte et les affublait des qualificatifs les
plus retentissants de la langue espagnole.

«Quelle langue! rйpйtait-il, quelle langue pleine et sonore! C’est
une langue de mйtal, et je suis sыr qu’elle est composйe de
soixante-dix-huit parties de cuivre et de vingt-deux d’йtain,
comme le bronze des cloches!

-- Mais au moins, faites-vous des progrиs? lui rйpondit Glenarvan.

-- Certes! Mon cher lord! Ah! S’il n’y avait pas l’accent! Mais il
y a l’accent!»

Et en attendant mieux, Paganel, chemin faisant, travaillait а
rompre son gosier aux difficultйs de la prononciation, sans
oublier ses observations gйographiques. Lа, par exemple, il йtait
йtonnamment fort et n’eыt pas trouvй son maоtre. Lorsque Glenarvan
interrogeait le catapaz sur une particularitй du pays, son savant
compagnon devanзait toujours la rйponse du guide. Le catapaz le
regardait d’un air йbahi.

Ce jour-lа mкme, vers dix heures, une route se prйsenta, qui
coupait la ligne suivie jusqu’alors.

Glenarvan en demanda naturellement le nom, et naturellement aussi,
ce fut Jacques Paganel qui rйpondit:

«C’est la route de Yumbel а Los Angeles.»

Glenarvan regarda le catapaz.

«Parfaitement», rйpondit celui-ci.

Puis, s’adressant au gйographe:

«Vous avez donc traversй ce pays? dit-il.

-- Parbleu! rйpondit sйrieusement Paganel.

-- Sur un mulet?

-- Non, dans un fauteuil.»

Le catapaz ne comprit pas, car il haussa les йpaules et revint en
tкte de la troupe. А cinq heures du soir, il s’arrкtait dans une
gorge peu profonde, а quelques milles au-dessus de la petite ville
de Loja; et cette nuit-lа, les voyageurs campиrent au pied des
sierras, premiers йchelons de la grande cordillиre.


Chapitre XII
_А douze mille pieds dans les airs_

La traversйe du Chili n’avait prйsentй jusqu’ici aucun incident
grave. Mais alors ces obstacles et ces dangers que comporte un
passage dans les montagnes s’offraient а la fois. La lutte avec
les difficultйs naturelles allait vйritablement commencer.

Une question importante dut кtre rйsolue avant le dйpart. Par quel
passage pouvait-on franchir la chaоne des Andes, sans s’йcarter de
la route dйterminйe? Le catapaz fut interrogй а ce sujet:

«Je ne connais, rйpondit-il, que deux passages praticables dans
cette partie des cordillиres.

-- Le passage d’Arica, sans doute, dit Paganel, qui a йtй
dйcouvert par Valdivia Mendoza?

-- Prйcisйment.

-- Et celui de Villarica, situй au sud du Nevado de ce nom?

-- Juste.

-- Eh bien, mon ami, ces deux passages n’ont qu’un tort, c’est de
nous entraоner au nord ou au sud plus qu’il ne convient.

-- Avez-vous un autre paso а nous proposer? demanda le major.

-- Parfaitement, rйpondit Paganel, le paso d’Antuco, situй sur le
penchant volcanique, par trente-sept degrйs trente minutes, c’est-
а-dire а un demi-degrй prиs de notre route. Il se trouve а mille
toises de hauteur seulement et a йtй reconnu par Zamudio De Cruz.

-- Bon, fit Glenarvan, mais ce paso d’Antuco, le connaissez-vous,
catapaz?

-- Oui, _mylord_, je l’ai traversй, et si je ne le proposais pas,
c’est que c’est tout au plus une voie de bйtail qui sert aux
indiens pasteurs des versants orientaux.

-- Eh bien, mon ami, rйpondit Glenarvan, lа oщ passent les
troupeaux de juments, de moutons et de boeufs, des _pehuenches_,
nous saurons passer aussi.

Et puisqu’il nous maintient dans la ligne droite, va pour le paso
d’Antuco.»

Le signal du dйpart fut aussitфt donnй, et l’on s’enfonзa dans la
vallйe de las Lejas, entre de grandes masses de calcaire
cristallisй. On montait suivant une pente presque insensible. Vers
onze heures, il fallut contourner les bords d’un petit lac,
rйservoir naturel et rendez-vous pittoresque de tous les _rio_s du
voisinage; ils y arrivaient en murmurant et s’y confondaient dans
une limpide tranquillitй. Au-dessus du lac s’йtendaient de vastes
«ilanos», hautes plaines couvertes de graminйes, oщ paissaient des
troupeaux indiens.

Puis, un marais se rencontra qui courait sud et nord, et dont on
se tira, grвce а l’instinct des mules. А une heure, le fort
Ballenare apparut sur un roc а pic qu’il couronnait de ses
courtines dйmantelйes. On passa outre. Les pentes devenaient dйjа
raides, pierreuses, et les cailloux, dйtachйs par le sabot des
mules, roulaient sous leurs pas en formant de bruyantes cascades
de pierres. Vers trois heures, nouvelles ruines pittoresques d’un
fort dйtruit dans le soulиvement de 1770.

«Dйcidйment, dit Paganel, les montagnes ne suffisent pas а sйparer
les hommes, il faut encore les fortifier!»

А partir de ce point, la route devint difficile, pйrilleuse mкme;
l’angle des pentes s’ouvrit davantage, les corniches se
rйtrйcirent de plus en plus, les prйcipices se creusиrent
effroyablement.

Les mules avanзaient prudemment, le nez а terre, flairant le
chemin. On marchait en file. Parfois, а un coude brusque, la
madrina disparaissait, et la petite caravane se guidait alors au
bruit lointain de sa sonnette. Souvent aussi, les capricieuses
sinuositйs du sentier ramenaient la colonne sur deux lignes
parallиles, et le catapaz pouvait parler aux pйons, tandis qu’une
crevasse, large de deux toises а peine, mais profonde de deux
cents, creusait entre eux un infranchissable abоme.

La vйgйtation herbacйe luttait encore cependant contre les
envahissements de la pierre, mais on sentait dйjа le rиgne minйral
aux prises avec le rиgne vйgйtal. Les approches du volcan d’Antuco
se reconnaissaient а quelques traоnйes de lave d’une couleur
ferrugineuse et hйrissйes de cristaux jaunes en forme d’aiguilles.
Les rocs, entassйs les uns sur les autres, et prкts а choir, se
tenaient contre toutes les lois de l’йquilibre. йvidemment, les
cataclysmes devaient facilement modifier leur aspect, et, а
considйrer ces pics sans aplomb, ces dфmes gauches, ces mamelons
mal assis, il йtait facile de voir que l’heure du tassement
dйfinitif n’avait pas encore sonnй pour cette montagneuse rйgion.

Dans ces conditions, la route devait кtre difficile а reconnaоtre.
L’agitation presque incessante de la charpente andine en change
souvent le tracй, et les points de repиre ne sont plus а leur
place. Aussi le catapaz hйsitait-il; il s’arrкtait; il regardait
autour de lui; il interrogeait la forme des rochers; il cherchait
sur la pierre friable des traces d’indiens. Toute orientation
devenait impossible.

Glenarvan suivait son guide pas а pas; il comprenait, il sentait
son embarras croissant avec les difficultйs du chemin; il n’osait
l’interroger et pensait, non sans raison peut-кtre, qu’il en est
des muletiers comme de l’instinct des mulets et qu’il vaut mieux
s’en rapporter а lui.

Pendant une heure encore, le catapaz erra pour ainsi dire а
l’aventure, mais toujours en gagnant des zones plus йlevйes de la
montagne. Enfin il fut forcй de s’arrкter court. On se trouvait au
fond d’une vallйe de peu de largeur, une de ces gorges йtroites
que les indiens appellent «quebradas». Un mur de porphyre, taillй
а pic, en fermait l’issue. Le catapaz, aprиs avoir cherchй
vainement un passage, mit pied а terre, se croisa les bras, et
attendit. Glenarvan vint а lui.

«Vous vous кtes йgarй? demanda-t-il.

-- Non, _mylord_, rйpondit le catapaz.

-- Cependant, nous ne sommes pas dans le passage d’Antuco?

-- Nous y sommes.

-- Vous ne vous trompez pas?

-- Je ne me trompe pas. Voici les restes d’un feu qui a servi aux
indiens, et voilа les traces laissйes par les troupeaux de juments
et de moutons.

-- Eh bien, on a passй par cette route!

-- Oui, mais on n’y passera plus. Le dernier tremblement de terre
l’a rendue impraticable...

-- Aux mulets, rйpondit le major, mais non aux hommes.

-- Ah! Ceci vous regarde, rйpondit le catapaz, j’ai fait ce que
j’ai pu. Mes mules et moi, nous sommes prкts а retourner en
arriиre, s’il vous plaоt de revenir sur vos pas et de chercher les
autres passages de la cordillиre.

-- Et ce sera un retard?...

-- De trois jours, au moins.»

Glenarvan йcoutait en silence les paroles du catapaz. Celui-ci
йtait йvidemment dans les conditions de son marchй. Ses mules ne
pouvaient aller plus loin. Cependant, quand la proposition fut
faite de rebrousser chemin, Glenarvan se retourna vers ses
compagnons, et leur dit:

«Voulez-vous passer quand mкme?

-- Nous voulons vous suivre, rйpondit Tom Austin.

-- Et mкme vous prйcйder, ajouta Paganel. De quoi s’agit-il, aprиs
tout? De franchir une chaоne de montagnes, dont les versants
opposйs offrent une descente incomparablement plus facile! Cela
fait, nous trouverons les _baqueanos_ argentins qui nous guideront
а travers les pampas, et des chevaux rapides habituйs а galoper
dans les plaines. En avant donc, et sans hйsiter.

-- En avant! s’йcriиrent les compagnons de Glenarvan.

-- Vous ne nous accompagnez pas? demanda celui-ci au catapaz.

-- Je suis conducteur de mules, rйpondit le muletier.

-- А votre aise.

-- On se passera de lui, dit Paganel; de l’autre cфtй de cette
muraille, nous retrouverons les sentiers d’Antuco, et je me fais
fort de vous conduire au bas de la montagne aussi directement que
le meilleur guide des cordillиres.»

Glenarvan rйgla donc avec le catapaz, et le congйdia, lui, ses
pйons et ses mules. Les armes, les instruments et quelques vivres
furent rйpartis entre les sept voyageurs. D’un commun accord, on
dйcida que l’ascension serait immйdiatement reprise, et que, s’il
le fallait, on voyagerait une partie de la nuit. Sur le talus de
gauche serpentait un sentier abrupt que des mules n’auraient pu
franchir.

Les difficultйs furent grandes, mais, aprиs deux heures de
fatigues et de dйtours, Glenarvan et ses compagnons se
retrouvиrent sur le passage d’Antuco.

Ils йtaient alors dans la partie andine proprement dite, qui n’est
pas йloignйe de l’arкte supйrieure des cordillиres; mais de
sentier frayй, de paso dйterminй, il n’y avait plus apparence.
Toute cette rйgion venait d’кtre bouleversйe dans les derniers
tremblements de terre, et il fallut s’йlever de plus en plus sur
les croupes de la chaоne. Paganel fut assez dйcontenancй de ne pas
trouver la route libre, et il s’attendit а de rudes fatigues pour
gagner le sommet des Andes, car leur hauteur moyenne est comprise
entre onze mille et douze mille six cents pieds. Fort
heureusement, le temps йtait calme, le ciel pur, la saison
favorable; mais en hiver, de mai а octobre, une pareille ascension
eыt йtй impraticable; les froids intenses tuent rapidement les
voyageurs, et ceux qu’ils йpargnent n’йchappent pas, du moins, aux
violences des «temporales», sortes d’ouragans particuliers а ces
rйgions, et qui, chaque annйe, peuplent de cadavres les gouffres
de la cordillиre.

On monta pendant toute la nuit; on se hissait а force de poignets
sur des plateaux presque inaccessibles; on sautait des crevasses
larges et profondes; les bras ajoutйs aux bras remplaзaient les
cordes, et les йpaules servaient d’йchelons; ces hommes intrйpides
ressemblaient а une troupe de clowns livrйs а toute la folie des
jeux icariens. Ce fut alors que la vigueur de Mulrady et l’adresse
de Wilson eurent mille occasions de s’exercer. Ces deux braves
йcossais se multipliиrent; maintes fois, sans leur dйvouement et
leur courage, la petite troupe n’aurait pu passer.

Glenarvan ne perdait pas de vue le jeune Robert, que son вge et sa
vivacitй portaient aux imprudences. Paganel, lui, s’avanзait avec
une furie toute franзaise. Quant au major, il ne se remuait
qu’autant qu’il le fallait, pas plus, pas moins, et il s’йlevait
par un mouvement insensible.

S’apercevait-il qu’il montait depuis plusieurs heures? Cela n’est
pas certain. Peut-кtre s’imaginait-il descendre.

А cinq heures du matin, les voyageurs avaient atteint une hauteur
de sept mille cinq cents pieds, dйterminйe par une observation
baromйtrique. Ils se trouvaient alors sur les plateaux
secondaires, derniиre limite de la rйgion arborescente. Lа
bondissaient quelques animaux qui eussent fait la joie ou la
fortune d’un chasseur; ces bкtes agiles le savaient bien, car
elles fuyaient, et de loin, l’approche des hommes. C’йtait le
lama, animal prйcieux des montagnes, qui remplace le mouton, le
boeuf et le cheval, et vit lа oщ ne vivrait pas le mulet. C’йtait
le chinchilla, petit rongeur doux et craintif, riche en fourrure,
qui tient le milieu entre le liиvre et la gerboise, et auquel ses
pattes de derriиre donnent l’apparence d’un kangourou. Rien de
charmant а voir comme ce lйger animal courant sur la cime des
arbres а la faзon d’un йcureuil.

«Ce n’est pas encore un oiseau, disait Paganel, mais ce n’est dйjа
plus un quadrupиde.»

Cependant, ces animaux n’йtaient pas les derniers habitants de la
montagne. А neuf mille pieds, sur la limite des neiges
perpйtuelles, vivaient encore, et par troupes, des ruminants d’une
incomparable beautй, l’alpaga au pelage long et soyeux, puis cette
sorte de chиvre sans cornes, йlйgante et fiиre, dont la laine est
fine, et que les naturalistes ont nommйe vigogne. Mais il ne
fallait pas songer а l’approcher, et c’est а peine s’il йtait
donnй de la voir; elle s’enfuyait, on pourrait dire а tire-d’aile,
et glissait sans bruit sur les tapis йblouissants de blancheur.

А cette heure, l’aspect des rйgions йtait entiиrement
mйtamorphosй. De grands blocs de glace йclatants, d’une teinte
bleuвtre dans certains escarpements, se dressaient de toutes parts
et rйflйchissaient les premiers rayons du jour. L’ascension devint
trиs pйrilleuse alors. On ne s’aventurait plus sans sonder
attentivement pour reconnaоtre les crevasses. Wilson avait pris la
tкte de la file, et du pied il йprouvait le sol des glaciers. Ses
compagnons marchaient exactement sur les empreintes de ses pas, et
йvitaient d’йlever la voix, car le moindre bruit agitant les
couches d’air pouvait provoquer la chute des masses neigeuses
suspendues а sept ou huit cents pieds au-dessus de leur tкte.

Ils йtaient alors parvenus а la rйgion des arbrisseaux, qui, deux
cent cinquante toises plus haut, cйdиrent la place aux graminйes
et aux cactus. А onze mille pieds, ces plantes elles-mкmes
abandonnиrent le sol aride, et toute trace de vйgйtation disparut.
Les voyageurs ne s’йtaient arrкtйs qu’une seule fois, а huit
heures, pour rйparer leurs forces par un repas sommaire, et, avec
un courage surhumain, ils reprirent l’ascension, bravant des
dangers toujours croissants. Il fallut enfourcher des arкtes
aiguлs et passer au-dessus de gouffres que le regard n’osait
sonder. En maint endroit, des croix de bois jalonnaient la route
et marquaient la place de catastrophes multipliйes. Vers deux
heures, un immense plateau, sans trace de vйgйtation, une sorte de
dйsert, s’йtendit entre des pics dйcharnйs. L’air йtait sec, le
ciel d’un bleu cru; а cette hauteur, les pluies sont inconnues, et
les vapeurs ne s’y rйsolvent qu’en neige ou en grкle. За et lа,
quelques pics de porphyre ou de basalte trouaient le suaire blanc
comme les os d’un squelette, et, par instants, des fragments de
quartz ou de gneiss, dйsunis sous l’action de l’air, s’йboulaient
avec un bruit mat, qu’une atmosphиre peu dense rendait presque
imperceptible.

Cependant, la petite troupe, malgrй son courage, йtait а bout de
forces. Glenarvan, voyant l’йpuisement de ses compagnons,
regrettait de s’кtre engagй si avant dans la montagne. Le jeune
Robert se raidissait contre la fatigue, mais il ne pouvait aller
plus loin. А trois heures, Glenarvan s’arrкta.

«Il faut prendre du repos, dit-il, car il vit bien que personne ne
ferait cette proposition.

-- Prendre du repos? rйpondit Paganel, mais nous n’avons pas
d’abri.

-- Cependant, c’est indispensable, ne fыt-ce que pour Robert.

-- Mais non, _mylord_, rйpondit le courageux enfant, je puis
encore marcher... Ne vous arrкtez pas...

-- On te portera, mon garзon, rйpondit Paganel, mais il faut
gagner а tout prix le versant oriental. Lа nous trouverons peut-
кtre quelque hutte de refuge. Je demande encore deux heures de
marche.

-- Est-ce votre avis, а tous? demanda Glenarvan.

-- Oui», rйpondirent ses compagnons.

Mulrady ajouta:

«Je me charge de l’enfant.»

Et l’on reprit la direction de l’est. Ce furent encore deux heures
d’une ascension effrayante. On montait toujours pour atteindre les
derniиres sommitйs de la montagne.

La rarйfaction de l’air produisait cette oppression douloureuse
connue sous le nom de «puna «. Le sang suintait а travers les
gencives et les lиvres par dйfaut d’йquilibre, et peut-кtre aussi
sous l’influence des neiges, qui а une grande hauteur vicient
йvidemment l’atmosphиre. Il fallait supplйer au dйfaut de sa
densitй par des inspirations frйquentes, et activer ainsi la
circulation, ce qui fatiguait non moins que la rйverbйration des
rayons du soleil sur les plaques de neige. Quelle que fыt la
volontй de ces hommes courageux, le moment vint donc oщ les plus
vaillants dйfaillirent, et le vertige, ce terrible mal des
montagnes, dйtruisit non seulement leurs forces physiques, mais
aussi leur йnergie morale. On ne lutte pas impunйment contre des
fatigues de ce genre. Bientфt les chutes devinrent frйquentes, et
ceux qui tombaient n’avanзaient qu’en se traоnant sur les genoux.

Or, l’йpuisement allait mettre un terme а cette ascension trop
prolongйe, et Glenarvan ne considйrait pas sans terreur
l’immensitй des neiges, le froid dont elles imprйgnaient cette
rйgion funeste, l’ombre qui montait vers ces cimes dйsolйes, le
dйfaut d’abri pour la nuit, quand le major l’arrкta, et d’un ton
calme:

«Une hutte», dit-il.


Chapitre XIII
_Descente de la cordillиre_

Tout autre que Mac Nabbs eыt passй cent fois а cфtй, autour, au-
dessus mкme de cette hutte, sans en soupзonner l’existence. Une
extumescence du tapis de neige la distinguait а peine des rocs
environnants. Il fallut la dйblayer. Aprиs une demi-heure d’un
travail opiniвtre, Wilson et Mulrady eurent dйgagй l’entrйe de la
«_casucha_». Et la petite troupe s’y blottit avec empressement.

Cette _casucha_, construite par les indiens, йtait faite
«d’adobes», espиce de briques cuites au soleil; elle avait la
forme d’un cube de douze pieds sur chaque face, et se dressait au
sommet d’un bloc de basalte. Un escalier de pierre conduisait а la
porte, seule ouverture de la cahute, et, quelque йtroite qu’elle
fыt, les ouragans, la neige ou la grкle, savaient bien s’y frayer
un passage, lorsque les temporales les dйchaоnaient dans la
montagne.

Dix personnes pouvaient aisйment y tenir place, et si ses murs
n’eussent pas йtй suffisamment йtanches dans la saison des pluies,
а cette йpoque du moins ils garantissaient а peu prиs contre un
froid intense que le thermomиtre portait а dix degrйs au-dessous
de zйro. D’ailleurs, une sorte de foyer avec tuyau de briques fort
mal rejointoyйes permettait d’allumer du feu et de combattre
efficacement la tempйrature extйrieure.

«Voilа un gоte suffisant, dit Glenarvan, s’il n’est pas
confortable. La providence nous y a conduits, et nous ne pouvons
faire moins que de l’en remercier.

-- Comment donc, rйpondit Paganel, mais c’est un palais! Il n’y
manque que des factionnaires et des courtisans. Nous serons
admirablement ici.

-- Surtout quand un bon feu flambera dans l’вtre, dit Tom Austin,
car si nous avons faim nous n’avons pas moins froid, il me semble,
et, pour ma part, un bon fagot me rйjouirait plus qu’une tranche
de venaison.

-- Eh bien, Tom, rйpondit Paganel, on tвchera de trouver du
combustible.

-- Du combustible au sommet des cordillиres! dit Mulrady en
secouant la tкte d’un air de doute.

-- Puisqu’on a fait une cheminйe dans cette _casucha_, rйpondit le
major, c’est probablement parce qu’on trouve ici quelque chose а
brыler.

-- Notre ami Mac Nabbs a raison, dit Glenarvan; disposez tout pour
le souper; je vais aller faire le mйtier de bыcheron.

-- Je vous accompagne avec Wilson, rйpondit Paganel.

-- Si vous avez besoin de moi?... Dit Robert en se levant.

-- Non, repose-toi, mon brave garзon, rйpondit Glenarvan. Tu seras
un homme а l’вge oщ d’autres ne sont encore que des enfants!»

Glenarvan, Paganel et Wilson sortirent de la _casucha_. Il йtait
six heures du soir. Le froid piquait vivement malgrй le calme
absolu de l’atmosphиre. Le bleu du ciel s’assombrissait dйjа, et
le soleil effleurait de ses derniers rayons les hauts pics des
plateaux andins. Paganel, ayant emportй son baromиtre, le
consulta, et vit que le mercure se maintenait а 0, 495
millimиtres. La dйpression de la colonne baromйtrique
correspondait а une йlйvation de onze mille sept cents pieds.
Cette rйgion des cordillиres avait donc une altitude infйrieure de
neuf cent dix mиtres seulement а celle du Mont Blanc. Si ces
montagnes eussent prйsentй les difficultйs dont est hйrissй le
gйant de la Suisse, si seulement les ouragans et les tourbillons
se fussent dйchaоnйs contre eux, pas un des voyageurs n’eыt
franchi la grande chaоne du nouveau-monde.

Glenarvan et Paganel, arrivйs sur un monticule de porphyre,
portиrent leurs regards а tous les points de l’horizon. Ils
occupaient alors le sommet des _nevados_ de la Cordillиre, et
dominaient un espace de quarante milles carrйs. А l’est, les
versants s’abaissaient en rampes douces par des pentes praticables
sur lesquelles les pйons se laissent glisser pendant l’espace de
plusieurs centaines de toises. Au loin, des traоnйes
longitudinales de pierre et de blocs erratiques, repoussйs par le
glissement des glaciers, formaient d’immenses lignes de moraines.
Dйjа la vallйe du Colorado se noyait dans une ombre montante,
produite par l’abaissement du soleil; les reliefs du terrain, les
saillies, les aiguilles, les pics, йclairйs par ses rayons,
s’йteignaient graduellement, et l’assombrissement se faisait peu а
peu sur tout le versant oriental des Andes. Dans l’ouest, la
lumiиre йclairait encore les contreforts qui soutiennent la paroi
а pic des flancs occidentaux.

C’йtait un йblouissement de voir les rocs et les glaciers baignйs
dans cette irradiation de l’astre du jour. Vers le nord ondulait
une succession de cimes qui se confondaient insensiblement et
formaient comme une ligne tremblйe sous un crayon inhabile. L’oeil
s’y perdait confusйment. Mais au sud, au contraire, le spectacle
devenait splendide, et, avec la nuit tombante, il allait prendre
de sublimes proportions. En effet, le regard s’enfonзant dans la
vallйe sauvage du Torbido, dominait l’Antuco, dont le cratиre
bйant se creusait а deux milles de lа. Le volcan rugissait comme
un monstre йnorme, semblable aux lйviathans des jours
apocalyptiques, et vomissait d’ardentes fumйes mкlйes а des
torrents d’une flamme fuligineuse. Le cirque de montagnes qui
l’entourait paraissait кtre en feu; des grкles de pierres
incandescentes, des nuages de vapeurs rougeвtres, des fusйes de
laves, se rйunissaient en gerbes йtincelantes. Un immense йclat,
qui s’accroissait d’instant en instant, une dйflagration
йblouissante emplissait ce vaste circuit de ses rйverbйrations
intenses, tandis que le soleil, dйpouillй peu а peu de ses lueurs
crйpusculaires, disparaissait comme un astre йteint dans les
ombres de l’horizon.

Paganel et Glenarvan seraient restйs longtemps а contempler cette
lutte magnifique des feux de la terre et des feux du ciel; les
bыcherons improvisйs faisaient place aux artistes; mais Wilson,
moins enthousiaste, les rappela au sentiment de la situation. Le
bois manquait, il est vrai; heureusement, un lichen maigre et sec
revкtait les rocs; on en fit une ample provision, ainsi que d’une
certaine plante nommйe «ilaretta», dont la racine pouvait brыler
suffisamment. Ce prйcieux combustible rapportй а la _casucha_, on
l’entassa dans le foyer. Le feu fut difficile а allumer et surtout
а entretenir. L’air trиs rarйfiй ne fournissait plus assez
d’oxygиne а son alimentation; du moins ce fut la raison donnйe par
le major.

«En revanche, ajoutait-il, l’eau n’aura pas besoin de cent degrйs
de chaleur pour bouillir; ceux qui aiment le cafй fait avec de
l’eau а cent degrйs seront forcйs de s’en passer, car а cette
hauteur l’йbullition se manifestera avant quatre-vingt-dix
degrйs.»

Mac Nabbs ne se trompait pas, et le thermomиtre plongй dans l’eau
de la chaudiиre, dиs qu’elle fut bouillante, ne marqua que quatre-
vingt-sept degrйs. Ce fut avec voluptй que chacun but quelques
gorgйes de cafй brыlant; quant а la viande sиche, elle parut un
peu insuffisante, ce qui provoqua de la part de Paganel une
rйflexion aussi sensйe qu’inutile.

«Parbleu, dit-il, il faut avouer qu’une grillade de lama ne serait
pas а dйdaigner! on dit que cet animal remplace le boeuf et le
mouton, et je serais bien aise de savoir si c’est au point de vue
alimentaire!

-- Comment! dit le major, vous n’кtes pas content de notre souper,
savant Paganel?

-- Enchantй, mon brave major; cependant j’avoue qu’un plat de
venaison serait le bienvenu.

-- Vous кtes un sybarite, dit Mac Nabbs.

-- J’accepte le qualificatif, major; mais vous-mкme, et quoique
vous en disiez, vous ne bouderiez pas devant un beefsteak
quelconque!

-- Cela est probable, rйpondit le major.

-- Et si l’on vous priait d’aller vous poster а l’affыt malgrй le
froid et la nuit, vous iriez sans faire une rйflexion?

-- Йvidemment, et pour peu que cela vous plaise...»

Les compagnons de Mac Nabbs n’avaient pas eu le temps de le
remercier et d’enrayer son incessante obligeance, que des
hurlements lointains se firent entendre. Ils se prolongeaient
longuement. Ce n’йtaient pas lа des cris d’animaux isolйs, mais
ceux d’un troupeau qui s’approchait avec rapiditй.

La providence, aprиs avoir fourni la cahute, voulait-elle donc
offrir le souper? Ce fut la rйflexion du gйographe. Mais Glenarvan
rabattit un peu de sa joie en lui faisant observer que les
quadrupиdes de la cordillиre ne se rencontrent jamais sur une zone
si йlevйe.

«Alors, d’oщ vient ce bruit? dit Tom Austin. Entendez-vous comme
il s’approche!

-- Une avalanche? dit Mulrady.

-- Impossible! Ce sont de vйritables hurlements, rйpliqua Paganel.

-- Voyons, dit Glenarvan.

-- Et voyons en chasseurs», rйpondit le major qui prit sa
carabine.

Tous s’йlancиrent hors de la _casucha_. La nuit йtait venue,
sombre et constellйe. La lune ne montrait pas encore le disque а
demi rongй de sa derniиre phase.

Les sommets du nord et de l’est disparaissaient dans les tйnиbres,
et le regard ne percevait plus que la silhouette fantastique de
quelques rocs dominants. Les hurlements, -- des hurlements de
bкtes effarйes, -- redoublaient. Ils venaient de la partie
tйnйbreuse des cordillиres. Que se passait-il?

Soudain, une avalanche furieuse arriva, mais une avalanche d’кtres
animйs et fous de terreur. Tout le plateau sembla s’agiter. De ces
animaux, il en venait des centaines, des milliers peut-кtre, qui,
malgrй la rarйfaction de l’air, produisaient un vacarme
assourdissant. Йtaient-ce des bкtes fauves de la pampa ou
seulement une troupe de lamas et de vigognes? Glenarvan, Mac
Nabbs, Robert, Austin, les deux matelots, n’eurent que le temps de
se jeter а terre, pendant que ce tourbillon vivant passait а
quelques pieds au-dessus d’eux.

Paganel, qui, en sa qualitй de nyctalope, se tenait debout pour
mieux voir, fut culbutй en un clin d’oeil.

En ce moment la dйtonation d’une arme а feu йclata.

Le major avait tirй au jugй. Il lui sembla qu’un animal tombait а
quelques pas de lui, tandis que toute la bande, emportйe par son
irrйsistible йlan et redoublant ses clameurs, disparaissait sur
les pentes йclairйes par la rйverbйration du volcan.

«Ah! Je les tiens, dit une voix, -- la voix de Paganel.

-- Et que tenez-vous? demanda Glenarvan.

-- Mes lunettes, parbleu! C’est bien le moins qu’on perde ses
lunettes dans une pareille bagarre!

-- Vous n’кtes pas blessй?...

-- Non, un peu piйtinй. Mais par qui?

-- Par ceci», rйpondit le major, en traоnant aprиs lui l’animal
qu’il avait abattu.

Chacun se hвta de regagner la cahute, et а la lueur du foyer on
examina le «coup de fusil» de Mac Nabbs.

C’йtait une jolie bкte, ressemblant а un petit chameau sans bosse;
elle avait la tкte fine, le corps aplati, les jambes longues et
grкles, le poil fin, le pelage cafй au lait, et le dessous du
ventre tachetй de blanc. А peine Paganel l’eut-il regardйe, qu’il
s’йcria:

«C’est un guanaque!

-- Qu’est-ce que c’est qu’un guanaque? demanda Glenarvan.

-- Une bкte qui se mange, rйpondit Paganel.

-- Et c’est bon?

-- Savoureux. Un mets de l’olympe. Je savais bien que nous
au_rio_ns de la viande fraоche pour souper. Et quelle viande! Mais
qui va dйcouper l’animal?

-- Moi, dit Wilson.

-- Bien, je me charge de le faire griller, rйpliqua Paganel.

-- Vous кtes donc cuisinier, Monsieur Paganel? dit Robert.

-- Parbleu, mon garзon, puisque je suis franзais! Dans un franзais
il y a toujours un cuisinier.»

Cinq minutes aprиs, Paganel dйposa de larges tranches de venaison
sur les charbons produits par la racine de _ilaretta_. Dix minutes
plus tard, il servit а ses compagnons cette viande fort
appйtissante sous le nom de «filets de guanaque».

Personne ne fit de faзons, et chacun y mordit а pleines dents.

Mais, а la grande stupйfaction du gйographe, une grimace gйnйrale,
accompagnйe d’un «pouah» unanime, accueillit la premiиre bouchйe.

«C’est horrible! dit l’un.

-- Ce n’est pas mangeable!» rйpliqua l’autre.

Le pauvre savant, quoi qu’il en eыt, dut convenir que cette
grillade ne pouvait кtre acceptйe, mкme par des affamйs. On
commenзait donc а lui lancer quelques plaisanteries, qu’il
entendait parfaitement, du reste, et а dauber son «mets de
l’olympe»; lui-mкme cherchait la raison pour laquelle cette chair
de guanaque, vйritablement bonne et trиs estimйe, йtait devenue
dйtestable entre ses mains, quand une rйflexion subite traversa
son cerveau.

«J’y suis, s’йcria-t-il! Eh parbleu! J’y suis, j’ai trouvй!

-- Est-ce que c’est de la viande trop avancйe? demanda
tranquillement Mac Nabbs.

-- Non, major intolйrant, mais de la viande qui a trop marchй!
Comment ai-je pu oublier cela?

-- Que voulez-vous dire? Monsieur Paganel, demanda Tom Austin.

-- Je veux dire que le guanaque n’est bon que lorsqu’il a йtй tuй
au repos; si on le chasse longtemps, s’il fournit une longue
course, sa chair n’est plus mangeable. Je puis donc affirmer au
goыt que cet animal venait de loin, et par consйquent le troupeau
tout entier.

-- Vous кtes certain de ce fait? dit Glenarvan.

-- Absolument certain.

-- Mais quel йvйnement, quel phйnomиne a pu effrayer ainsi ces
animaux et les chasser а l’heure oщ ils devraient кtre
paisiblement endormis dans leur gоte?

-- А cela, mon cher Glenarvan, dit Paganel, il m’est impossible de
vous rйpondre. Si vous m’en croyez, allons dormir sans en chercher
plus long. Pour mon compte, je meurs de sommeil. Dormons-nous,
major?

-- Dormons, Paganel.»

Sur ce, chacun s’enveloppa de son _poncho_, le feu fut ravivй pour
la nuit, et bientфt dans tous les tons et sur tous les rythmes
s’йlevиrent des ronflements formidables, au milieu desquels la
basse du savant gйographe soutenait l’йdifice harmonique.

Seul, Glenarvan ne dormit pas. De secrиtes inquiйtudes le tenaient
dans un йtat de fatigante insomnie. Il songeait involontairement а
ce troupeau fuyant dans une direction commune, а son effarement
inexplicable. Les guanaques ne pouvaient кtre poursuivis par des
bкtes fauves.

А cette hauteur, il n’y en a guиre, et de chasseurs encore moins.
Quelle terreur les prйcipitait donc vers les abоmes de l’Antuco,
et quelle en йtait la cause? Glenarvan avait le pressentiment d’un
danger prochain.

Cependant, sous l’influence d’un demi-assoupissement, ses idйes se
modifiиrent peu а peu, et les craintes firent place а l’espйrance.
Il se vit au lendemain, dans la plaine des Andes. Lа devaient
commencer vйritablement ses recherches, et le succиs n’йtait peut-
кtre pas loin. Il songea au capitaine Grant, а ses deux matelots
dйlivrйs d’un dur esclavage.

Ces images passaient rapidement devant son esprit, а chaque
instant distrait par un pйtillement du feu, une йtincelle
crйpitant dans l’air, une flamme vivement oxygйnйe qui йclairait
la face endormie de ses compagnons, et agitait quelque ombre
fuyante sur les murs de la _casucha_. Puis, ses pressentiments
revenaient avec plus d’intensitй. Il йcoutait vaguement les bruits
extйrieurs, difficiles а expliquer sur ces cimes solitaires?

А un certain moment, il crut surprendre des grondements йloignйs,
sourds, menaзants, comme les roulements d’un tonnerre qui ne
viendrait pas du ciel. Or, ces grondements ne pouvaient appartenir
qu’а un orage dйchaоnй sur les flancs de la montagne, а quelques
milles pieds au-dessous de son sommet.

Glenarvan voulut constater le fait, et sortit.

La lune se levait alors. L’atmosphиre йtait limpide et calme. Pas
un nuage, ni en haut, ni en bas. За et lа, quelques reflets
mobiles des flammes de l’Antuco. Nul orage, nul йclair. Au zйnith
йtincelaient des milliers d’йtoiles. Pourtant les grondements
duraient toujours: ils semblaient se rapprocher et courir а
travers la chaоne des Andes. Glenarvan rentra plus inquiet, se
demandant quel rapport existait entre ces ronflements souterrains
et la fuite des guanaques. Y avait-il lа un effet et une cause? Il
regarda sa montre, qui marquait deux heures du matin.

Cependant, n’ayant point la certitude d’un danger immйdiat, il
n’йveilla pas ses compagnons, que la fatigue tenait pesamment
endormis, et il tomba lui-mкme dans une lourde somnolence qui dura
plusieurs heures.

Tout d’un coup, de violents fracas le remirent sur pied. C’йtait
un assourdissant vacarme, comparable au bruit saccadй que feraient
d’innombrables caissons d’artillerie roulant sur un pavй sonore.
Soudain Glenarvan sentit le sol manquer а ses pieds; il vit la
_casucha_ osciller et s’entr’ouvrir.

«Alerte!» s’йcria-t-il.

Ses compagnons, tous rйveillйs et renversйs pкle-mкle, йtaient
entraоnйs sur une pente rapide.

Le jour se levait alors, et la scиne йtait effrayante. La forme
des montagnes changeait subitement: les cфnes se tronquaient; les
pics chancelants disparaissaient comme si quelque trappe
s’entr’ouvrait sous leur base. Par suite d’un phйnomиne
particulier aux cordillиres, un massif, large de plusieurs milles,
se dйplaзait tout entier et glissait vers la plaine.

«Un tremblement de terre!» s’йcria Paganel.

Il ne se trompait pas. C’йtait un de ces cataclysmes frйquents sur
la lisiиre montagneuse du Chili, et prйcisйment dans cette rйgion
oщ Copiapo a йtй deux fois dйtruit, et Santiago renversй quatre
fois en quatorze ans. Cette portion du globe est travaillйe par
les feux de la terre, et les volcans de cette chaоne d’origine
rйcente n’offrent que d’insuffisantes soupapes а la sortie des
vapeurs souterraines. De lа ces secousses incessantes, connues
sous le nom de «tremblores».

Cependant, ce plateau auquel se cramponnaient sept hommes
accrochйs а des touffes de lichen, йtourdis, йpouvantйs, glissait
avec la rapiditй d’un express, c’est-а-dire une vitesse de
cinquante milles а l’heure. Pas un cri n’йtait possible, pas un
mouvement pour fuir ou s’enrayer. On n’aurait pu s’entendre. Les
roulements intйrieurs, le fracas des avalanches, le choc des
masses de granit et de basalte, les tourbillons d’une neige
pulvйrisйe, rendaient toute communication impossible. Tantфt, le
massif dйvalait sans heurts ni cahots; tantфt, pris d’un mouvement
de tangage et de roulis comme le pont d’un navire secouй par la
houle, cфtoyant des gouffres dans lesquels tombaient des morceaux
de montagne, dйracinant les arbres sйculaires, il nivelait avec la
prйcision d’une faux immense toutes les saillies du versant
oriental.

Que l’on songe а la puissance d’une masse pesant plusieurs
milliards de tonnes, lancйe avec une vitesse toujours croissante
sous un angle de cinquante degrйs.

Ce que dura cette chute indescriptible, nul n’aurait pu l’йvaluer.
А quel abоme elle devait aboutir, nul n’eыt osй le prйvoir. Si
tous йtaient lа, vivants, ou si l’un d’eux gisait dйjа au fond
d’un abоme, nul encore n’aurait pu le dire. Йtouffйs par la
vitesse de la course, glacйs par l’air froid qui les pйnйtrait,
aveuglйs par les tourbillons de neige, ils haletaient, anйantis,
presque inanimйs, et ne s’accrochaient aux rocs que par un suprкme
instinct de conservation.

Tout d’un coup, un choc d’une incomparable violence les arracha de
leur glissant vйhicule. Ils furent lancйs en avant et roulиrent
sur les derniers йchelons de la montagne. Le plateau s’йtait
arrкtй net.

Pendant quelques minutes, nul ne bougea. Enfin, l’un se releva
йtourdi du coup, mais ferme encore, -- le major. Il secoua la
poussiиre qui l’aveuglait, puis il regarda autour de lui. Ses
compagnons, йtendus dans un cercle restreint, comme les grains de
plomb d’un fusil qui ont fait balle, йtaient renversйs les uns sur
les autres.

Le major les compta. Tous, moins un, gisaient sur le sol. Celui
qui manquait, c’йtait Robert Grant.


Chapitre XIV
_Le coup de fusil de la providence_

Le versant oriental de la cordillиre des Andes est fait de longues
pentes qui vont se perdre insensiblement а la plaine, sur laquelle
une portion du massif s’йtait subitement arrкtйe. Dans cette
contrйe nouvelle, tapissйe de pвturages йpais, hйrissйe d’arbres
magnifiques, un nombre incalculable de ces pommiers plantйs au
temps de la conquкte йtincelaient de fruits dorйs et formaient des
forкts vйritables. C’йtait un coin de l’opulente Normandie jetй
dans les rйgions platйennes, et, en toute autre circonstance,
l’oeil d’un voyageur eыt йtй frappй de cette transition subite du
dйsert а l’oasis, des cimes neigeuses aux prairies verdoyantes, de
l’hiver а l’йtй.

Le sol avait repris, d’ailleurs, une immobilitй absolue. Le
tremblement de terre s’йtait apaisй, et sans doute les forces
souterraines exerзaient plus loin leur action dйvastatrice, car la
chaоne des Andes est toujours en quelque endroit agitйe ou
tremblante. Cette fois, la commotion avait йtй d’une violence
extrкme. La ligne des montagnes se trouvait entiиrement modifiйe.
Un panorama nouveau de cimes, de crкtes et de pics se dйcoupait
sur le fond bleu du ciel, et le guide des pampas y eыt en vain
cherchй ses points de repиre accoutumйs.

Une admirable journйe se prйparait; les rayons du soleil, sorti de
son lit humide du Pacifique, glissaient sur les plaines argentines
et se plongeaient dйjа dans les flots de l’autre ocйan. Il йtait
huit heures du matin.

Lord Glenarvan et ses compagnons, ranimйs par les soins du major,
revinrent peu а peu а la vie. En somme, ils avaient subi un
йtourdissement effroyable, mais rien de plus. La cordillиre йtait
descendue, et ils n’auraient eu qu’а s’applaudir d’un moyen de
locomotion dont la nature avait fait tous les frais, si l’un
d’eux, le plus faible, un enfant, Robert Grant, n’eыt manquй а
l’appel.

Chacun l’aimait, ce courageux garзon, Paganel qui s’йtait
particuliиrement attachй а lui, le major malgrй sa froideur, tous,
et surtout Glenarvan.

Ce dernier, quand il apprit la disparition de Robert, fut
dйsespйrй. Il se reprйsentait le pauvre enfant englouti dans
quelque abоme, et appelant d’une voix inutile celui qu’il nommait
son second pиre.

«Mes amis, mes amis, dit-il en retenant а peine ses larmes, il
faut le chercher, il faut le retrouver! Nous ne pouvons
l’abandonner ainsi! Pas une vallйe, pas un prйcipice, pas un abоme
qui ne doive кtre fouillй jusqu’au fond! on m’attachera par une
corde! on m’y descendra! Je le veux, vous m’entendez! Je le veux!
Fasse le ciel que Robert respire encore! Sans lui, comment
ose_rio_ns-nous retrouver son pиre, et de quel droit sauver le
capitaine Grant, si son salut a coыtй la vie а son enfant!»

Les compagnons de Glenarvan l’йcoutaient sans rйpondre; ils
sentaient qu’il cherchait dans leur regard quelque lueur
d’espйrance, et ils baissaient les yeux.

«Eh bien, reprit Glenarvan, vous m’avez entendu! Vous vous taisez!
Vous n’espйrez plus rien! Rien!»

Il y eut quelques instants de silence; puis, Mac Nabbs prit la
parole et dit:

«Qui de vous, mes amis, se rappelle а quel instant Robert a
disparu?»

А cette demande, aucune rйponse ne fut faite.

«Au moins, reprit le major, vous me direz prиs de qui se trouvait
l’enfant pendant la descente de la cordillиre?

-- Prиs de moi, rйpondit Wilson.

-- Eh bien, jusqu’а quel moment l’as-tu vu prиs de toi? Rappelle
tes souvenirs. Parle.

-- Voici tout ce dont je me souviens, rйpondit Wilson. Robert
Grant йtait encore а mes cфtйs, la main crispйe а une touffe de
lichen, moins de deux minutes avant le choc qui a terminй notre
descente.

-- Moins de deux minutes! Fais bien attention, Wilson, les minutes
ont dы te paraоtre longues!

-- Ne te trompes-tu pas?

-- Je ne crois pas me tromper... C’est bien cela... Moins de deux
minutes!

-- Bon! dit Mac Nabbs. Et Robert se trouvait-il placй а ta gauche
ou а ta droite?

-- А ma gauche. Je me rappelle que son _poncho_ fouettait ma
figure.

-- Et toi, par rapport а nous, tu йtais placй?...

-- Йgalement sur la gauche.

-- Ainsi, Robert n’a pu disparaоtre que de ce cфtй, dit le major,
se tournant vers la montagne et indiquant sa droite. J’ajouterai
qu’en tenant compte du temps йcoulй depuis sa disparition,
l’enfant doit кtre tombй sur la partie de la montagne comprise
entre le sol et deux milles de hauteur. C’est lа qu’il faut le
chercher, en nous partageant les diffйrentes zones, et c’est lа
que nous le retrouverons.»
$$$
Pas une parole ne fut ajoutйe. Les six hommes, gravissant les
pentes de la cordillиre, s’йchelonnиrent sur sa croupe а diverses
hauteurs et commencиrent leur exploration. Ils se maintenaient
constamment а droite de la ligne de descente, fouillant les
moindres fissures, descendant au fond des prйcipices comblйs en
partie par les dйbris du massif, et plus d’un en sortit les
vкtements en lambeaux, les pieds et les mains ensanglantйs, aprиs
avoir exposй sa vie. Toute cette portion des Andes, sauf quelques
plateaux inaccessibles, fut scrupuleusement fouillйe pendant de
longues heures, sans qu’aucun de ces braves gens songeвt а prendre
du repos. Vaines recherches.

L’enfant avait trouvй non seulement la mort dans la montagne, mais
aussi un tombeau dont la pierre, faite de quelque roc йnorme,
s’йtait а jamais refermйe sur lui.

Vers une heure, Glenarvan et ses compagnons, brisйs, anйantis, se
retrouvaient au fond de la vallйe.

Glenarvan йtait en proie а une douleur violente; il parlait а
peine, et de ses lиvres sortaient ces seuls mots entrecoupйs de
soupirs:

«Je ne m’en irai pas! Je ne m’en irai pas!»

Chacun comprit cette obstination devenue une idйe fixe, et la
respecta.

«Attendons, dit Paganel au major et а Tom Austin. Prenons quelque
repos, et rйparons nos forces. Nous en avons besoin, soit pour
recommencer nos recherches, soit pour continuer notre route.

-- Oui, rйpondit Mac Nabbs, et restons, puisque Edward veut
demeurer! Il espиre. Mais qu’espиre-t-il?

-- Dieu le sait, dit Tom Austin.

-- Pauvre Robert!» rйpondit Paganel en s’essuyant les yeux.

Les arbres poussaient en grand nombre dans la vallйe.

Le major choisit un groupe de hauts caroubiers, sous lesquels il
fit йtablir un campement provisoire.

Quelques couvertures, les armes, un peu de viande sйchйe et du
riz, voilа ce qui restait aux voyageurs. Un _rio_ coulait non
loin, qui fournit une eau encore troublйe par l’avalanche. Mulrady
alluma du feu sur l’herbe, et bientфt il offrit а son maоtre une
boisson chaude et rйconfortante. Mais Glenarvan la refusa et
demeura йtendu sur son _poncho_ dans une profonde prostration.

La journйe se passa ainsi. La nuit vint, calme et tranquille comme
la nuit prйcйdente. Pendant que ses compagnons demeuraient
immobiles, quoique inassoupis, Glenarvan remonta les pentes de la
cordillиre. Il prкtait l’oreille, espйrant toujours qu’un dernier
appel parviendrait jusqu’а lui. Il s’aventura loin, haut, seul,
collant son oreille contre terre, йcoutant et comprimant les
battements de son coeur, appelant d’une voix dйsespйrйe.

Pendant toute la nuit, le pauvre lord erra dans la montagne.
Tantфt Paganel, tantфt le major le suivaient, prкts а lui porter
secours sur les crкtes glissantes et au bord des gouffres oщ
l’entraоnait son inutile imprudence. Mais ses derniers efforts
furent stйriles, et а ces cris mille fois jetйs de «Robert!
Robert!» l’йcho seul rйpondit en rйpйtant ce nom regrettй.

Le jour se leva. Il fallut aller chercher Glenarvan sur les
plateaux йloignйs, et, malgrй lui, le ramener au campement. Son
dйsespoir йtait affreux. Qui eыt osй lui parler de dйpart et lui
proposer de quitter cette vallйe funeste? Cependant, les vivres
manquaient. Non loin devaient se rencontrer les guides argentins
annoncйs par le muletier, et les chevaux nйcessaires а la
traversйe des pampas. Revenir sur ses pas offrait plus de
difficultйs que marcher en avant. D’ailleurs, c’йtait а l’ocйan
Atlantique que rendez-vous avait йtй donnй au _Duncan_. Toutes les
raisons graves ne permettaient pas un plus long retard, et, dans
l’intйrкt de tous, l’heure de partir ne pouvait кtre reculйe.

Ce fut Mac Nabbs qui tenta d’arracher Glenarvan а sa douleur.
Longtemps il parla sans que son ami parыt l’entendre. Glenarvan
secouait la tкte.

Quelques mots, cependant, entr’ouvrirent ses lиvres.

«Partir? dit-il.

-- Oui! Partir.

-- Encore une heure!

-- Oui, encore une heure», rйpondit le digne major.

Et, l’heure йcoulйe, Glenarvan demanda en grвce qu’une autre heure
lui fыt accordйe. On eыt dit un condamnй implorant une
prolongation d’existence.

Ce fut ainsi jusqu’а midi environ. Alors Mac Nabbs, de l’avis de
tous, n’hйsita plus, et dit а Glenarvan qu’il fallait partir, et
que d’une prompte rйsolution dйpendait la vie de ses compagnons.

«Oui! oui! rйpondit Glenarvan. Partons! partons!»

Mais, en parlant ainsi, ses yeux se dйtournaient de Mac Nabbs; son
regard fixait un point noir dans les airs. Soudain, sa main se
leva et demeura immobile comme si elle eыt йtй pйtrifiйe.

«Lа! Lа, dit-il, voyez! Voyez!»

Tous les regards se portиrent vers le ciel, et dans la direction
si impйrieusement indiquйe. En ce moment, le point noir
grossissait visiblement. C’йtait un oiseau qui planait а une
hauteur incommensurable.

«Un condor, dit Paganel.

-- Oui, un condor, rйpondit Glenarvan. Qui sait? Il vient! Il
descend! Attendons!»

Qu’espйrait Glenarvan? Sa raison s’йgarait-elle?

«Qui sait?» avait-il dit.

Paganel ne s’йtait pas trompй. Le condor devenait plus visible
d’instants en instants. Ce magnifique oiseau, jadis rйvйrй des
incas, est le roi des Andes mйridionales. Dans ces rйgions, il
atteint un dйveloppement extraordinaire.

Sa force est prodigieuse, et souvent il prйcipite des boeufs au
fond des gouffres. Il s’attaque aux moutons, aux chevaux, aux
jeunes veaux errants par les plaines, et les enlиve dans ses
serres а de grandes hauteurs. Il n’est pas rare qu’il plane а
vingt mille pieds au-dessus du sol, c’est-а-dire а cette limite
que l’homme ne peut pas franchir. De lа, invisible aux meilleures
vues, ce roi des airs promиne un regard perзant sur les rйgions
terrestres, et distingue les plus faibles objets avec une
puissance de vision qui fait l’йtonnement des naturalistes.

Qu’avait donc vu ce condor? Un cadavre, celui de Robert Grant!»
Qui sait?» rйpйtait Glenarvan, sans le perdre du regard. L’йnorme
oiseau s’approchait, tantфt planant, tantфt tombant avec la
vitesse des corps inertes abandonnйs dans l’espace. Bientфt il
dйcrivit des cercles d’un large rayon, а moins de cent toises du
sol. On le distinguait parfaitement. Il mesurait plus de quinze
pieds d’envergure. Ses ailes puissantes le portaient sur le fluide
aйrien presque sans battre, car c’est le propre des grands oiseaux
de voler avec un calme majestueux, tandis que pour les soutenir
dans l’air il faut aux insectes mille coups d’ailes par seconde.

Le major et Wilson avaient saisi leur carabine, Glenarvan les
arrкta d’un geste. Le condor enlaзait dans les replis de son vol
une sorte de plateau inaccessible situй а un quart de mille sur
les flancs de la cordillиre. Il tournait avec une rapiditй
vertigineuse, ouvrant, refermant ses redoutables serres, et
secouant sa crкte cartilagineuse.

«C’est lа! Lа!» s’йcria Glenarvan.

Puis, soudain, une pensйe traversa son esprit.

«Si Robert est encore vivant! s’йcria-t-il en poussant une
exclamation terrible, cet oiseau... Feu! Mes amis! Feu!»

Mais il йtait trop tard. Le condor s’йtait dйrobй derriиre de
hautes saillies de roc. Une seconde s’йcoula, une seconde que
l’aiguille dut mettre un siиcle а battre! Puis l’йnorme oiseau
reparut pesamment chargй et s’йlevant d’un vol plus lourd.

Un cri d’horreur se fit entendre. Aux serres du condor un corps
inanimй apparaissait suspendu et ballottй, celui de Robert Grant.
L’oiseau l’enlevait par ses vкtements et se balanзait dans les
airs а moins de cent cinquante pieds au-dessus du campement; il
avait aperзu les voyageurs, et, cherchant а s’enfuir avec sa
lourde proie, il battait violemment de l’aile les couches
atmosphйriques.

«Ah! s’йcria Glenarvan, que le cadavre de Robert se brise sur ces
rocs, plutфt que de servir...»

Il n’acheva pas, et, saisissant la carabine de Wilson, il essaya
de coucher en joue le condor.

Mais son bras tremblait. Il ne pouvait fixer son arme. Ses yeux se
troublaient.

«Laissez-moi faire», dit le major.

Et l’oeil calme, la main assurйe, le corps immobile, il visa
l’oiseau qui se trouvait dйjа а trois cents pieds de lui.

Mais il n’avait pas encore pressй la gвchette de sa carabine,
qu’une dйtonation retentit dans le fond de la vallйe; une fumйe
blanche fusa entre deux masses de basalte, et le condor, frappй а
la tкte, tomba peu а peu en tournoyant, soutenu par ses grandes
ailes dйployйes qui formaient parachute. Il n’avait pas lвchй sa
proie, et ce fut avec une certaine lenteur qu’il s’affaissa sur le
sol, а dix pas des berges du ruisseau.

«А nous! а nous!» dit Glenarvan.

Et sans chercher d’oщ venait ce coup de fusil providentiel, il se
prйcipita vers le condor. Ses compagnons le suivirent en courant.

Quand ils arrivиrent, l’oiseau йtait mort, et le corps de Robert
disparaissait sous ses larges ailes. Glenarvan se jeta sur le
cadavre de l’enfant, l’arracha aux serres de l’oiseau, l’йtendit
sur l’herbe, et pressa de son oreille la poitrine de ce corps
inanimй.

Jamais plus terrible cri de joie ne s’йchappa de lиvres humaines,
qu’а ce moment oщ Glenarvan se releva en rйpйtant:

«Il vit! Il vit encore!»

En un instant, Robert fut dйpouillй de ses vкtements, et sa figure
baignйe d’eau fraоche. Il fit un mouvement, il ouvrit les yeux, il
regarda, il prononзa quelques paroles, et ce fut pour dire:

«Ah! vous, _mylord_... Mon pиre!...»

Glenarvan ne put rйpondre; l’йmotion l’йtouffait, et,
s’agenouillant, il pleura prиs de cet enfant si miraculeusement
sauvй.


Chapitre XV
_L’espagnol de Jacques Paganel_

Aprиs l’immense danger auquel il venait d’йchapper, Robert en
courut un autre, non moins grand, celui d’кtre dйvorй de caresses.
Quoiqu’il fыt bien faible encore, pas un de ces braves gens ne
rйsista au dйsir de le presser sur son coeur. Il faut croire que
ces bonnes йtreintes ne sont pas fatales aux malades, car l’enfant
n’en mourut pas. Au contraire.

Mais aprиs le sauvй, on pensa au sauveur, et ce fut naturellement
le major qui eut l’idйe de regarder autour de lui. А cinquante pas
du _rio_, un homme d’une stature trиs йlevйe se tenait immobile
sur un des premiers йchelons de la montagne. Un long fusil
reposait а ses pieds. Cet homme, subitement apparu, avait les
йpaules larges, les cheveux longs et rattachйs avec des cordons de
cuir. Sa taille dйpassait six pieds. Sa figure bronzйe йtait rouge
entre les yeux et la bouche, noire а la paupiиre infйrieure, et
blanche au front. Vкtu а la faзon des patagons des frontiиres,
l’indigиne portait un splendide manteau dйcorй d’arabesques
rouges, fait avec le dessous du cou et des jambes d’un guanaque,
cousu de tendons d’autruche, et dont la laine soyeuse йtait
retournйe а l’extйrieur. Sous son manteau s’appliquait un vкtement
de peau de renard serrй а la taille, et qui par devant se
terminait en pointe. А sa ceinture pendait un petit sac renfermant
les couleurs qui lui servaient а peindre son visage. Ses bottes
йtaient formйes d’un morceau de cuir de boeuf, et fixйes а la
cheville par des courroies croisйes rйguliиrement.

La figure de ce patagon йtait superbe et dйnotait une rйelle
intelligence, malgrй le ba_rio_lage qui la dйcorait. Il attendait
dans une pose pleine de dignitй. А le voir immobile et grave sur
son piйdestal de rochers, on l’eыt pris pour la statue du sang-
froid.

Le major, dиs qu’il l’eut aperзu, le montra а Glenarvan, qui
courut а lui. Le patagon fit deux pas en avant. Glenarvan prit sa
main et la serra dans les siennes. Il y avait dans le regard du
lord, dans l’йpanouissement de sa figure, dans toute sa
physionomie un tel sentiment de reconnaissance, une telle
expression de gratitude, que l’indigиne ne put s’y tromper. Il
inclina doucement la tкte, et prononзa quelques paroles que ni le
major ni son ami ne purent comprendre.

Alors, le patagon, aprиs avoir regardй attentivement les
йtrangers, changea de langage; mais, quoi qu’il fоt, ce nouvel
idiome ne fut pas plus compris que le premier. Cependant,
certaines expressions dont se servit l’indigиne frappиrent
Glenarvan. Elles lui parurent appartenir а la langue espagnole,
dont il connaissait quelques mots usuels.

«_Espanol?_» dit-il.

Le patagon remua la tкte de haut en bas, mouvement alternatif qui
a la mкme signification affirmative chez tous les peuples.

«Bon, fit le major, voilа l’affaire de notre ami Paganel. Il est
heureux qu’il ait eu l’idйe d’apprendre l’espagnol!»

On appela Paganel. Il accourut aussitфt, et salua le Patagon avec
une grвce toute franзaise, а laquelle celui-ci n’entendit
probablement rien. Le savant gйographe fut mis au courant de la
situation.

«Parfait», dit-il.

Et, ouvrant largement la bouche afin de mieux articuler, il dit:

«_Vos sois un homem de bem!_»

L’indigиne tendit l’oreille, et ne rйpondit rien.

«Il ne comprend pas, dit le gйographe.

-- Peut-кtre n’accentuez-vous pas bien? Rйpliqua le major.

-- C’est juste. Diable d’accent!»

Et de nouveau Paganel recommenзa son compliment.

Il obtint le mкme succиs.

«Changeons de phrase», dit-il, et, prononзant avec une lenteur
magistrale, il fit entendre ces mots:

«_Sem duvida, um patagвo_.»

L’autre resta muet comme devant.

«_Dizeime!_» ajouta Paganel.

Le patagon ne rйpondit pas davantage.

«_Vos compriendeis?_» cria Paganel si violemment qu’il faillit
s’en rompre les cordes vocales.

Il йtait йvident que l’indien ne comprenait pas, car il rйpondit,
mais en espagnol:

«_No comprendo_.»

Ce fut au tour de Paganel d’кtre йbahi, et il fit vivement aller
ses lunettes de son front а ses yeux, comme un homme agacй.

«Que je sois pendu, dit-il, si j’entends un mot de ce patois
infernal! C’est de l’araucanien, bien sыr!

-- Mais non, rйpondit Glenarvan, cet homme a certainement rйpondu
en espagnol.»

Et se tournant vers le patagon:

«_Espanol?_ rйpйta-t-il.

-- _Si, si!_» rйpondit l’indigиne.

La surprise de Paganel devint de la stupйfaction.

Le major et Glenarvan se regardaient du coin de l’oeil.

«Ah за! Mon savant ami, dit le major, pendant qu’un demi-sourire
se dessinait sur ses lиvres, est-ce que vous auriez commis une de
ces distractions dont vous me paraissez avoir le monopole?

-- Hein! fit le gйographe en dressant l’oreille.

-- Oui! Il est йvident que ce patagon parle l’espagnol...

-- Lui?

-- Lui! Est-ce que, par hasard, vous auriez appris une autre
langue, en croyant йtudier...»

Mac Nabbs n’acheva pas. Un «oh!» vigoureux du savant, accompagnй
de haussements d’йpaules, le coupa net.

«Major, vous allez un peu loin, dit Paganel d’un ton assez sec.

-- Enfin, puisque vous ne comprenez pas! rйpondit Mac Nabbs.

-- Je ne comprends pas, parce que cet indigиne parle mal! rйpliqua
le gйographe, qui commenзait а s’impatienter.

-- C’est-а-dire qu’il parle mal parce que vous ne comprenez pas,
riposta tranquillement le major.

-- Mac Nabbs, dit alors Glenarvan, c’est lа une supposition
inadmissible. Quelque distrait que soit notre ami Paganel, on ne
peut supposer que ses distractions aient йtй jusqu’а apprendre une
langue pour une autre!

-- Alors, mon cher Edward, ou plutфt vous, mon brave Paganel,
expliquez-moi ce qui se passe ici.

-- Je n’explique pas, rйpondit Paganel, je constate. Voici le
livre dans lequel je m’exerce journellement aux difficultйs de la
langue espagnole! Examinez-le, major, et vous verrez si je vous en
impose!»

Ceci dit, Paganel fouilla dans ses nombreuses poches; aprиs
quelques minutes de recherches, il en tira un volume en fort
mauvais йtat, et le prйsenta d’un air assurй.

Le major prit le livre et le regarda:

«Eh bien, quel est cet ouvrage? demanda-t-il.

-- Ce sont les _Lusiades_, rйpondit Paganel, une admirable йpopйe,
qui...

-- Les _Lusiades!_ s’йcria Glenarvan.

-- Oui, mon ami, les _Lusiades_ du grand Camoлns, ni plus ni
moins!

-- Camoлns, rйpйta Glenarvan, mais, malheureux ami, Camoлns est un
portugais! C’est le portugais que vous apprenez depuis six
semaines!

-- Camoлns! _Lusiades!_ portugais!...»

Paganel ne put pas en dire davantage. Ses yeux se troublиrent sous
ses lunettes, tandis qu’un йclat de rire homйrique йclatait а ses
oreilles, car tous ses compagnons йtaient lа qui l’entouraient.

Le patagon ne sourcillait pas; il attendait patiemment
l’explication d’un incident absolument incomprйhensible pour lui.

«Ah! Insensй! Fou! dit enfin Paganel. Comment! Cela est ainsi? Ce
n’est point une invention faite а plaisir? J’ai fait cela, moi?
Mais c’est la confusion des langues, comme а Babel! Ah! Mes amis!
Mes amis! Partir pour les Indes et arriver au Chili! Apprendre
l’espagnol et parler le portugais, cela est trop fort, et si cela
continue, un jour il m’arrivera de me jeter par la fenкtre au lieu
de jeter mon cigare!»

А entendre Paganel prendre ainsi sa mйsaventure, а voir sa comique
dйconvenue, il йtait impossible de garder son sйrieux. D’ailleurs,
il donnait l’exemple.

«Riez, mes amis! disait-il, riez de bon coeur! Vous ne rirez pas
tant de moi que j’en ris moi-mкme!»

Et il fit entendre le plus formidable йclat de rire qui soit
jamais sorti de la bouche d’un savant.

«Il n’en est pas moins vrai que nous sommes sans interprиte, dit
le major.

-- Oh! Ne vous dйsolez pas, rйpondit Paganel; le portugais et
l’espagnol se ressemblent tellement que je m’y suis trompй; mais
aussi, cette ressemblance me servira а rйparer promptement mon
erreur, et avant peu je veux remercier ce digne patagon dans la
langue qu’il parle si bien.»

Paganel avait raison, car bientфt il put йchanger quelques mots
avec l’indigиne; il apprit mкme que le patagon se nommait
Thalcave, mot qui dans la langue araucanienne signifie «Le
Tonnant».

Ce surnom lui venait sans doute de son adresse а manier des armes
а feu.

Mais ce dont Glenarvan se fйlicita particuliиrement, ce fut
d’apprendre que le patagon йtait guide de son mйtier, et guide des
pampas. Il y avait dans cette rencontre quelque chose de si
providentiel, que le succиs de l’entreprise prit dйjа la forme
d’un fait accompli, et personne ne mit plus en doute le salut du
capitaine Grant. Cependant, les voyageurs et le patagon йtaient
retournйs auprиs de Robert.

Celui-ci tendit les bras vers l’indigиne, qui, sans prononcer une
parole, lui mit la main sur la tкte.

Il examina l’enfant et palpa ses membres endoloris.

Puis, souriant, il alla cueillir sur les bords du _rio_ quelques
poignйes de cйleri sauvage dont il frotta le corps du malade. Sous
ce massage fait avec une dйlicatesse infinie, l’enfant sentit ses
forces renaоtre, et il fut йvident que quelques heures de repos
suffiraient а le remettre.

On dйcida donc que cette journйe et la nuit suivante se
passeraient au campement. Deux graves questions, d’ailleurs,
restaient а rйsoudre, touchant la nourriture et le transport.
Vivres et mulets manquaient йgalement. Heureusement, Thalcave
йtait lа. Ce guide, habituй а conduire les voyageurs le long des
frontiиres patagones, et l’un des plus intelligents _baqueanos_ du
pays, se chargea de fournir а Glenarvan tout ce qui manquait а sa
petite troupe. Il lui offrit de le conduire а une «tolderia»
d’indiens, distante de quatre milles au plus, oщ se trouveraient
les choses nйcessaires а l’expйdition. Cette proposition fut faite
moitiй par gestes, moitiй en mots espagnols, que Paganel parvint а
comprendre. Elle fut acceptйe.

Aussitфt, Glenarvan et son savant ami, prenant congй de leurs
compagnons, remontиrent le _rio_ sous la conduite du patagon.

Ils marchиrent d’un bon pas pendant une heure et demie, et а
grandes enjambйes, pour suivre le gйant Thalcave. Toute cette
rйgion andine йtait charmante et d’une opulente fertilitй. Les
gras pвturages se succйdaient l’un а l’autre, et eussent nourri
sans peine une armйe de cent mille ruminants.

De larges йtangs, liйs entre eux par l’inextricable lacet des
_rio_s, procuraient а ces plaines une verdoyante humiditй. Des
cygnes а tкte noire s’y йbattaient capricieusement et disputaient
l’empire des eaux а de nombreuses autruches qui gambadaient а
travers les ilanos. Le monde des oiseaux йtait fort brillant, fort
bruyant aussi, mais d’une variйtй merveilleuse. Les «isacas»,
gracieuses tourterelles grisвtres au plumage striй de blanc, et
les cardinaux jaunes s’йpanouissaient sur les branches d’arbres
comme des fleurs vivantes; les pigeons voyageurs traversaient
l’espace, tandis que toute la gent emplumйe des moineaux, les
«chingolos», les «hilgueros» et les «monjitas», se poursuivant а
tire-d’aile, remplissaient l’air de cris pйtillants.

Jacques Paganel marchait d’admiration en admiration; les
interjections sortaient incessamment de ses lиvres, а l’йtonnement
du patagon, qui trouvait tout naturel qu’il y eыt des oiseaux par
les airs, des cygnes sur les йtangs et de l’herbe dans les
prairies. Le savant n’eut pas а regretter sa promenade, ni а se
plaindre de sa durйe. Il se croyait а peine parti, que le
campement des indiens s’offrait а sa vue.

Cette _tolderia_ occupait le fond d’une vallйe йtranglйe entre les
contreforts des Andes. Lа vivaient, sous des cabanes de
branchages, une trentaine d’indigиnes nomades paissant de grands
troupeaux de vaches laitiиres, de moutons, de boeufs et de
chevaux. Ils allaient ainsi d’un pвturage а un autre, et
trouvaient la table toujours servie pour leurs convives а quatre
pattes.

Type hybride des races d’Araucans, de Pehuenches et d’Aucas, ces
ando-pйruviens, de couleur olivвtre, de taille moyenne, de formes
massives, au front bas, а la face presque circulaire, aux lиvres
minces, aux pommettes saillantes, aux traits effйminйs, а la
physionomie froide, n’eussent pas offert aux yeux d’un
anthropologiste le caractиre des races pures.

C’йtaient, en somme, des indigиnes peu intйressants.

Mais Glenarvan en voulait а leur troupeau, non а eux. Du moment
qu’ils avaient des boeufs et des chevaux, il n’en demandait pas
davantage.

Thalcave se chargea de la nйgociation, qui ne fut pas longue. En
йchange de sept petits chevaux de race argentine tout harnachйs,
d’une centaine de livres de _charqui_ ou viande sйchйe, de
quelques mesures de riz et d’outres de cuir pour l’eau, les
indiens, а dйfaut de vin ou de rhum, qu’ils eussent prйfйrй,
acceptиrent vingt onces d’or, dont ils connaissaient parfaitement
la valeur. Glenarvan voulait acheter un huitiиme cheval pour le
patagon, mais celui-ci lui fit comprendre que c’йtait inutile.

Ce marchй terminй, Glenarvan prit congй de ses nouveaux
«fournisseurs», suivant l’expression de Paganel, et il revint au
campement en moins d’une demi-heure. Son arrivйe fut saluйe par
des acclamations qu’il voulut bien rapporter а qui de droit,
c’est-а-dire aux vivres et aux montures.

Chacun mangea avec appйtit. Robert prit quelques aliments; ses
forces lui йtaient presque entiиrement revenues.

La fin de la journйe se passa dans un repos complet.

On parla un peu de tout, des chиres absentes, du _Duncan_, du
capitaine John Mangles, de son brave йquipage, d’Harry Grant, qui
n’йtait pas loin peut-кtre.

Quant а Paganel, il ne quittait pas l’indien; il se faisait
l’ombre de Thalcave. Il ne se sentait pas d’aise de voir un vrai
patagon, auprиs duquel il eыt passй pour un nain, un patagon qui
pouvait presque rivaliser avec cet empereur Maximin et ce nиgre du
Congo vu par le savant Van Der Brock, hauts de huit pieds tous les
deux! Puis il assommait le grave indien de phrases espagnoles, et
celui-ci se laissait faire. Le gйographe йtudiait, sans livre
cette fois. On l’entendait articuler des mots retentissants а
l’aide du gosier, de la langue et des mвchoires.

«Si je n’attrape pas l’accent, rйpйtait-il au major, il ne faudra
pas m’en vouloir! Mais qui m’eыt dit qu’un jour ce serait un
patagon qui m’apprendrait l’espagnol?»


Chapitre XVI
_Le rio-Colorado_

Le lendemain 22 octobre, а huit heures, Thalcave donna le signal
du dйpart. Le sol argentin, entre le vingt-deuxiиme et le
quarante-deuxiиme degrй, s’incline de l’ouest а l’est; les
voyageurs n’avaient plus qu’а descendre une pente douce jusqu’а la
mer.

Quand le patagon refusa le cheval que lui offrait Glenarvan,
celui-ci pensa qu’il prйfйrait aller а pied, suivant l’habitude de
certains guides, et certes, ses longues jambes devaient lui rendre
la marche facile. Mais Glenarvan se trompait.

Au moment de partir, Thalcave siffla d’une faзon particuliиre.
Aussitфt un magnifique cheval argentin, de superbe taille, sortit
d’un petit bois peu йloignй, et se rendit а l’appel de son maоtre.

L’animal йtait d’une beautй parfaite; sa couleur brune indiquait
une bкte de fond, fiиre, courageuse et vive; il avait la tкte
lйgиre et finement attachйe, les naseaux largement ouverts, l’oeil
ardent, les jarrets larges, le garrot bien sorti, la poitrine
haute, les paturons longs, c’est-а-dire toutes les qualitйs qui
font la force et la souplesse. Le major, en parfait connaisseur,
admira sans rйserve cet йchantillon de la race pampйenne, auquel
il trouva certaines ressemblances avec le «hunter».

Anglais. Ce bel animal s’appelait «Thaouka», c’est-а-dire «oiseau»
en langue patagone, et il mйritait ce nom а juste titre.

Lorsque Thalcave fut en selle, son cheval bondit sous lui. Le
patagon, йcuyer consommй, йtait magnifique а voir. Son
harnachement comportait les deux instruments de chasse usitйs dans
la plaine argentine, les «bolas» et le «lazo». Les bolas
consistent en trois boules rйunies ensemble par une courroie de
cuir, attachйe а l’avant du recado.

L’indien les lance souvent а cent pas de distance sur l’animal ou
l’ennemi qu’il poursuit, et avec une prйcision telle, qu’elles
s’enroulent autour de ses jambes et l’abattent aussitфt. C’est
donc entre ses mains un instrument redoutable, et il le manie avec
une surprenante habiletй. Le _lazo_, au contraire, n’abandonne pas
la main qui le brandit. Il se compose uniquement d’une corde
longue de trente pieds, formйe par la rйunion de deux cuirs bien
tressйs, et terminйe par un noeud coulant qui glisse dans un
anneau de fer. C’est ce noeud coulant que lance la main droite,
tandis que la gauche tient le reste du _lazo_, dont l’extrйmitй
est fixйe fortement а la selle. Une longue carabine mise en
bandouliиre complйtait les armes offensives du patagon.

Thalcave, sans remarquer l’admiration produite par sa grвce
naturelle, son aisance et sa fiиre dйsinvolture, prit la tкte de
la troupe, et l’on partit, tantфt au galop, tantфt au pas des
chevaux, auxquels l’allure du trot semblait кtre inconnue.

Robert montait avec beaucoup de hardiesse, et rassura promptement
Glenarvan sur son aptitude а se tenir en selle.

Au pied mкme de la cordillиre commence la plaine des pampas. Elle
peut se diviser en trois parties.

La premiиre s’йtend depuis la chaоne des Andes sur un espace de
deux cent cinquante milles, couvert d’arbres peu йlevйs et de
buissons. La seconde, large de quatre cent cinquante milles, est
tapissйe d’une herbe magnifique, et s’arrкte а cent quatre-vingts
milles de Buenos-Ayres. De ce point а la mer, le pas du voyageur
foule d’immenses prairies de luzernes et de chardons.

C’est la troisiиme partie des pampas.

En sortant des gorges de la cordillиre, la troupe de Glenarvan
rencontra d’abord une grande quantitй de dunes de sable appelйes
«medanos», vйritables vagues incessamment agitйes par le vent,
lorsque la racine des vйgйtaux ne les enchaоne pas au sol.

Ce sable est d’une extrкme finesse; aussi le voyait-on, au moindre
souffle, s’envoler en йbroussins lйgers, ou former de vйritables
trombes qui s’йlevaient а une hauteur considйrable. Ce spectacle
faisait а la fois le plaisir et le dйsagrйment des yeux: le
plaisir, car rien n’йtait plus curieux que ces trombes errant par
la plaine, luttant, se confondant, s’abattant, se relevant dans un
dйsordre inexprimable; le dйsagrйment, car une poussiиre
impalpable se dйgageait de ces innombrables _medanos_, et
pйnйtrait а travers les paupiиres, si bien fermйes qu’elles
fussent.

Ce phйnomиne dura pendant une grande partie de la journйe sous
l’action des vents du nord. On marcha rapidement nйanmoins, et,
vers six heures, les cordillиres, йloignйes de quarante milles,
prйsentaient un aspect noirвtre dйjа perdu dans les brumes du
soir.

Les voyageurs йtaient un peu fatiguйs de leur route, qui pouvait
кtre estimйe а trente-huit milles. Aussi virent-ils avec plaisir
arriver l’heure du coucher.

Ils campиrent sur les bords du rapide Neuquem, un _rio_
torrentueux aux eaux troubles, encaissй dans de hautes falaises
rouges. Le Neuquem est nommй Ramid ou Comoe par certains
gйographes, et prend sa source au milieu de lacs que les indiens
seuls connaissent.

La nuit et la journйe suivante n’offrirent aucun incident digne
d’кtre relatй. On allait vite et bien. Un sol uni une tempйrature
supportable rendaient facile la marche en avant. Vers midi,
cependant, le soleil fut prodigue de rayons trиs chauds. Le soir
venu, une barre de nuages raya l’horizon du sud-ouest, symptфme
assurй d’un changement de temps. Le patagon ne pouvait s’y
mйprendre, et du doigt il indiqua au gйographe la zone occidentale
du ciel.

«Bon! Je sais», dit Paganel, et s’adressant а ses compagnons:
«voilа ajouta-t-il, un changement de temps qui se prйpare. Nous
allons avoir un coup de pampero.»

Et il expliqua que ce pampero est frйquent dans les plaines
argentines. C’est un vent du sud-ouest trиs sec. Thalcave ne
s’йtait pas trompй, et pendant la nuit, qui fut assez pйnible pour
des gens abritйs d’un simple _poncho_, le pampero souffla avec une
grande force. Les chevaux se couchиrent sur le sol, et les hommes
s’йtendirent prиs d’eux en groupe serrй. Glenarvan craignait
d’кtre retardй si cet ouragan se prolongeait; mais Paganel le
rassura, aprиs avoir consultй son baromиtre.

«Ordinairement, lui dit-il, le pampero crйe des tempкtes de trois
jours que la dйpression du mercure indique d’une faзon certaine.
Mais quand, au contraire, le baromиtre remonte, -- et c’est le
cas, -- On en est quitte pour quelques heures de rafales
furieuses. Rassurez-vous donc, mon cher ami, au lever du jour le
ciel aura repris sa puretй habituelle.

-- Vous parlez comme un livre, Paganel, rйpondit Glenarvan.

-- Et j’en suis un, rйpliqua Paganel. Libre а vous de me
feuilleter tant qu’il vous plaira.»

Le livre ne se trompait pas. А une heure du matin, le vent tomba
subitement, et chacun put trouver dans le sommeil un repos
rйparateur. Le lendemain, on se levait frais et dispos, Paganel
surtout, qui faisait craquer ses articulations avec un bruit
joyeux et s’йtirait comme un jeune chien.

Ce jour йtait le vingt-quatriиme d’octobre, et le dixiиme depuis
le dйpart de Talcahuano.

Quatre-vingt-treize milles sйparaient encore les voyageurs du
point oщ le _rio_-Colorado coupe le trente-septiиme parallиle,
c’est-а-dire trois jours de voyage. Pendant cette traversйe du
continent amйricain, lord Glenarvan guettait avec une scrupuleuse
attention l’approche des indigиnes. Il voulait les interroger au
sujet du capitaine Grant par l’intermйdiaire du patagon, avec
lequel Paganel, d’ailleurs, commenзait а s’entretenir
suffisamment. Mais on suivait une ligne peu frйquentйe des
indiens, car les routes de la pampa qui vont de la rйpublique
argentine aux cordillиres sont situйes plus au nord.

Aussi, indiens errants ou tribus sйdentaires vivant sous la loi
des caciques ne se rencontraient pas.

Si, d’aventure, quelque cavalier nomade apparaissait au loin, il
s’enfuyait rapidement, peu soucieux d’entrer en communication avec
des inconnus. Une pareille troupe devait sembler suspecte а
quiconque se hasardait seul dans la plaine, au bandit dont la
prudence s’alarmait а la vue de huit hommes bien armйs et bien
montйs, comme au voyageur qui, par ces campagnes dйsertes, pouvait
voir en eux des gens mal intentionnйs. De lа, une impossibilitй
absolue de s’entretenir avec les honnкtes gens ou les pillards.

C’йtait а regretter de ne pas se trouver en face d’une bande de
«rastreadores», dыt-on commencer la conversation а coups de fusil.
Cependant, si Glenarvan, dans l’intйrкt de ses recherches, eut а
regretter l’absence des indiens, un incident se produisit qui vint
singuliиrement justifier l’interprйtation du document.

Plusieurs fois la route suivie par l’expйdition coupa des sentiers
de la pampa, entre autres une route assez importante, -- celle de
Carmen а Mendoza, -- reconnaissable aux ossements d’animaux
domestiques, de mulets, de chevaux, de moutons ou de boeufs, qui
la jalonnaient de leurs dйbris dйsagrйgйs sous le bec des oiseaux
de proie et blanchis а l’action dйcolorante de l’atmosphиre. Ils
йtaient lа par milliers, et sans doute plus d’un squelette humain
y confondait sa poussiиre avec la poussiиre des plus humbles
animaux.

Jusqu’alors Thalcave n’avait fait aucune observation sur la route
rigoureusement suivie. Il comprenait, cependant, que, ne se
reliant а aucune voie des pampas, elle n’aboutissait ni aux
villes, ni aux villages, ni aux йtablissements des provinces
argentines.

Chaque matin, on marchait vers le soleil levant, sans s’йcarter de
la ligne droite, et chaque soir le soleil couchant se trouvait а
l’extrйmitй opposйe de cette ligne. En sa qualitй de guide,
Thalcave devait donc s’йtonner de voir que non seulement il ne
guidait pas, mais qu’on le guidait lui-mкme.

Cependant, s’il s’en йtonna, ce fut avec la rйserve naturelle aux
indiens, et а propos de simples sentiers nйgligйs jusqu’alors, il
ne fit aucune observation.

Mais ce jour-lа, arrivй а la susdite voie de communication, il
arrкta son cheval et se tourna vers Paganel:

«Route de Carmen, dit-il.

-- Eh bien, oui, mon brave patagon, rйpondit le gйographe dans son
plus pur espagnol, route de Carmen а Mendoza.

-- Nous ne la prenons pas? reprit Thalcave.

-- Non, rйpliqua Paganel.

-- Et nous allons?

-- Toujours а l’est.

-- C’est aller nulle part.

-- Qui sait?»

Thalcave se tut et regarda le savant d’un air profondйment
surpris. Il n’admettait pas, pourtant, que Paganel plaisantвt le
moins du monde. Un indien, toujours sйrieux, ne pense jamais qu’on
ne parle pas sйrieusement.

«Vous n’allez donc pas а Carmen? Ajouta-t-il aprиs un instant de
silence.

-- Non, rйpondit Paganel.

-- Ni а Mendoza?

-- Pas davantage.»

En ce moment, Glenarvan, ayant rejoint Paganel, lui demanda ce que
disait Thalcave, et pourquoi il s’йtait arrкtй.

«Il m’a demandй si nous allions soit а Carmen, soit а Mendoza,
rйpondit Paganel, et il s’йtonne fort de ma rйponse nйgative а sa
double question.

-- Au fait, notre route doit lui paraоtre fort йtrange reprit
Glenarvan.

-- Je le crois. Il dit que nous n’allons nulle part.

-- Eh bien, Paganel, est-ce que vous ne pourriez pas lui expliquer
le but de notre expйdition, et quel intйrкt nous avons а marcher
toujours vers l’est?

-- Ce sera fort difficile, rйpondit Paganel, car un indien
n’entend rien aux degrйs terrestres, et l’histoire du document
sera pour lui une histoire fantastique.

-- Mais, dit sйrieusement le major, sera-ce l’histoire qu’il ne
comprendra pas, ou l’historien?

-- Ah! Mac Nabbs, rйpliqua Paganel, voilа que vous doutez encore
de mon espagnol!

-- Eh bien, essayez, mon digne ami.

-- Essayons.»

Paganel retourna vers le patagon et entreprit un discours
frйquemment interrompu par le manque de mots, par la difficultй de
traduire certaines particularitйs, et d’expliquer а un sauvage а
demi ignorant des dйtails fort peu comprйhensibles pour lui.

Le savant йtait curieux а voir. Il gesticulait, il articulait, il
se dйmenait de cent faзons, et des gouttes de sueur tombaient en
cascade de son front а sa poitrine. Quand la langue n’alla plus,
le bras lui vint en aide. Paganel mit pied а terre, et lа, sur le
sable, il traзa une carte gйographique oщ se croisaient des
latitudes et des longitudes, oщ figuraient les deux ocйans, oщ
s’allongeait la route de Carmen. Jamais professeur ne fut dans un
tel embarras. Thalcave regardait ce manиge d’un air tranquille,
sans laisser voir s’il comprenait ou non. La leзon du gйographe
dura plus d’une demi-heure. Puis il se tut, йpongea son visage qui
fondait en eau, et regarda le patagon.

«A-t-il compris? demanda Glenarvan.

-- Nous verrons bien, rйpondit Paganel, mais s’il n’a pas compris,
j’y renonce.»

Thalcave ne bougeait pas. Il ne parlait pas davantage. Ses yeux
restaient attachйs aux figures tracйes sur le sable, que le vent
effaзait peu а peu.

«Eh bien?» lui demanda Paganel.

Thalcave ne parut pas l’entendre. Paganel voyait dйjа un sourire
ironique se dessiner sur les lиvres du major, et, voulant en venir
а son honneur, il allait recommencer avec une nouvelle йnergie ses
dйmonstrations gйographiques, quand le patagon l’arrкta d’un
geste.

«Vous cherchez un prisonnier? dit-il.

-- Oui, rйpondit Paganel.

-- Et prйcisйment sur cette ligne comprise entre le soleil qui se
couche et le soleil qui se lиve, ajouta Thalcave, en prйcisant par
une comparaison а la mode indienne la route de l’ouest а l’est.

-- Oui, oui, c’est cela.

-- Et c’est votre dieu, dit le patagon, qui a confiй aux flots de
la vaste mer les secrets du prisonnier?

-- Dieu lui-mкme.

-- Que sa volontй s’accomplisse alors, rйpondit Thalcave avec une
certaine solennitй, nous marcherons dans l’est, et s’il le faut,
jusqu’au soleil!»

Paganel, t_rio_mphant dans la personne de son йlиve, traduisit
immйdiatement а ses compagnons les rйponses de l’indien.

«Quelle race intelligente! Ajouta-t-il. Sur vingt paysans de mon
pays, dix-neuf n’auraient rien compris а mes explications.»

Glenarvan engagea Paganel а demander au patagon s’il avait entendu
dire que des йtrangers fussent tombйs entre les mains d’indiens
des pampas.

Paganel fit la demande, et attendit la rйponse.

«Peut-кtre», dit le patagon.

А ce mot immйdiatement traduit, Thalcave fut entourй des sept
voyageurs. On l’interrogeait du regard.

Paganel, йmu, et trouvant а peine ses mots, reprit cet
interrogatoire si intйressant, tandis que ses yeux fixйs sur le
grave indien essayaient de surprendre sa rйponse avant qu’elle ne
sortоt de ses lиvres.

Chaque mot espagnol du patagon, il le rйpйtait en anglais, de
telle sorte que ses compagnons l’entendaient parler, pour ainsi
dire, dans leur langue naturelle.

«Et ce prisonnier? demanda Paganel.

-- C’йtait un йtranger, rйpondit Thalcave, un europйen.

-- Vous l’avez vu?

-- Non, mais il est parlй de lui dans les rйcits des indiens.
C’йtait un brave! Il avait un coeur de taureau!

-- Un coeur de taureau! dit Paganel. Ah!

Magnifique langue patagone! Vous comprenez, mes amis! Un homme
courageux!

-- Mon pиre!» s’йcria Robert Grant.

Puis, s’adressant а Paganel:

«Comment dit-on «_c’est mon pиre_» en espagnol? lui demanda-t-il.

-- _Es mio padre_», rйpondit le gйographe.

Aussitфt Robert, prenant les mains de Thalcave, dit d’une voix
douce:

«_Es mio padre!_

-- _Suo padre!_» rйpondit le patagon, dont le regard s’йclaira.

Il prit l’enfant dans ses bras, l’enleva de son cheval, et le
considйra avec la plus curieuse sympathie. Son visage intelligent
йtait empreint d’une paisible йmotion.

Mais Paganel n’avait pas terminй son interrogatoire.

Ce prisonnier, oщ йtait-il? Que faisait-il? Quand Thalcave en
avait-il entendu parler? Toutes ces questions se pressaient а la
fois dans son esprit.

Les rйponses ne se firent pas attendre, et il apprit que
l’europйen йtait esclave de l’une des tribus indiennes qui
parcourent le pays entre le Colorado et le _rio _Negro.

«Mais oщ se trouvait-il en dernier lieu? demanda Paganel.

-- Chez le cacique Calfoucoura, rйpondit Thalcave.

-- Sur la ligne suivie par nous jusqu’ici?

-- Oui.

-- Et quel est ce cacique?

-- Le chef des indiens-poyuches, un homme а deux langues, un homme
а deux coeurs!

-- C’est-а-dire faux en parole et faux en action, dit Paganel,
aprиs avoir traduit а ses compagnons cette belle image de la
langue patagone. -- et pourrons-nous dйlivrer notre ami? Ajouta-t-
il.

-- Peut-кtre, s’il est encore aux mains des indiens.

-- Et quand en avez-vous entendu parler?

-- Il y a longtemps, et, depuis lors, le soleil a ramenй dйjа deux
йtйs dans le ciel des pampas!»

La joie de Glenarvan ne peut se dйcrire. Cette rйponse concordait
exactement avec la date du document. Mais une question restait а
poser а Thalcave. Paganel la fit aussitфt.

«Vous parlez d’un prisonnier, dit-il, est-ce qu’il n’y en avait
pas trois?

-- Je ne sais, rйpondit Thalcave.

-- Et vous ne connaissez rien de la situation actuelle?

-- Rien.»

Ce dernier mot termina la conversation. Il йtait possible que les
trois prisonniers fussent sйparйs depuis longtemps. Mais ce qui
rйsultait des renseignements donnйs par le patagon, c’est que les
indiens parlaient d’un europйen tombй en leur pouvoir. La date de
sa captivitй, l’endroit mкme oщ il devait кtre, tout, jusqu’а la
phrase patagone employйe pour exprimer son courage, se rapportait
йvidemment au capitaine Harry Grant. Le lendemain 25 octobre, les
voyageurs reprirent avec une animation nouvelle la route de l’est.
La plaine, toujours triste et monotone, formait un de ces espaces
sans fin qui se nomment «travesias» dans la langue du pays. Le sol
argileux, livrй а l’action des vents, prйsentait une horizontalitй
parfaite; pas une pierre, pas un caillou mкme, exceptй dans
quelques ravins arides et dessйchйs, ou sur le bord des mares
artificielles creusйes de la main des indiens. А de longs
intervalles apparaissaient des forкts basses а cimes noirвtres que
perзaient за et lа des caroubiers blancs dont la gousse renferme
une pulpe sucrйe, agrйable et rafraоchissante; puis, quelques
bouquets de tйrйbinthes, des «chanares», des genкts sauvages, et
toute espиce d’arbres йpineux dont la maigreur trahissait dйjа
l’infertilitй du sol.

Le 26, la journйe fut fatigante. Il s’agissait de gagner le _rio_-
Colorado. Mais les chevaux, excitйs par leurs cavaliers, firent
une telle diligence, que le soir mкme, par 69°45’ de longitude,
ils atteignirent le beau fleuve des rйgions pampйennes. Son nom
indien, le Cobu-Leubu, signifie «grande riviиre», et, aprиs un
long parcours, il va se jeter dans l’Atlantique. Lа, vers son
embouchure, se produit une particularitй curieuse, car alors la
masse de ses eaux diminue en s’approchant de la mer, soit par
imbibition, soit par йvaporation, et la cause de ce phйnomиne
n’est pas encore parfaitement dйterminйe.

En arrivant au Colorado, le premier soin de Paganel fut de se
baigner «gйographiquement».

Dans ses eaux colorйes par une argile rougeвtre. Il fut surpris de
les trouver aussi profondes, rйsultat uniquement dы а la fonte des
neiges sous le premier soleil de l’йtй. De plus, la largeur du
fleuve йtait assez considйrable pour que les chevaux ne pussent le
traverser а la nage. Fort heureusement, а quelques centaines de
toises en amont se trouvait un pont de clayonnage soutenu par des
laniиres de cuir et suspendu а la mode indienne. La petite troupe
put donc passer le fleuve et camper sur la rive gauche.

Avant de s’endormir, Paganel voulut prendre un relиvement exact du
Colorado, et il le pointa sur sa carte avec un soin particulier, а
dйfaut du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui coulait sans lui dans les
montagnes du Tibet.

Pendant les deux journйes suivantes, celles du 27 et du 28
octobre, le voyage s’accomplit sans incidents. Mкme monotonie et
mкme stйrilitй du terrain. Jamais paysage ne fut moins variй,
jamais panorama plus insignifiant.

Cependant, le sol devint trиs humide. Il fallut passer des
«canadas», sortes de bas-fonds inondйs, et des «esteros», lagunes
permanentes encombrйes d’herbes aquatiques. Le soir, les chevaux
s’arrкtиrent au bord d’un vaste lac, aux eaux fortement
minйralisйes, l’Ure-Lanquem, nommй «lac amer» par les indiens, qui
fut en 1862 tйmoin de cruelles reprйsailles des troupes
argentines.

On campa а la maniиre accoutumйe, et la nuit aurait йtй bonne,
n’eыt йtй la prйsence des singes, des allouates et des chiens
sauvages. Ces bruyants animaux, sans doute en l’honneur, mais, а
coup sыr, pour le dйsagrйment des oreilles europйennes,
exйcutиrent une de ces symphonies naturelles que n’eыt pas
dйsavouйe un compositeur de l’avenir.


Chapitre XVII
_Les pampas_

La Pampasie argentine s’йtend du trente-quatriиme au quarantiиme
degrй de latitude australe. Le mot «pampa», d’origine
araucanienne, signifie «plaine d’herbes», et s’applique justement
а cette rйgion.

Les mimosйes arborescentes de sa partie occidentale, les herbages
substantiels de sa partie orientale, lui donnent un aspect
particulier. Cette vйgйtation prend racine dans une couche de
terre qui recouvre le sol argilo-sableux, rougeвtre ou jaune. Le
gйologue trouverait des richesses abondantes, s’il interrogeait
ces terrains de l’йpoque tertiaire.

Lа gisent en quantitйs infinies des ossements antйdiluviens que
les indiens attribuent а de grandes races de tatous disparues, et
sous cette poussiиre vйgйtale est enfouie l’histoire primitive de
ces contrйes.

La pampa amйricaine est une spйcialitй gйographique, comme les
savanes des grands-lacs ou les steppes de la Sibйrie. Son climat a
des chaleurs et des froids plus extrкmes que celui de la province
de Buenos-Ayres, йtant plus continental. Car, suivant
l’explication que donna Paganel, la chaleur de l’йtй emmagasinйe
dans l’ocйan qui l’absorbe est lentement restituйe par lui pendant
l’hiver. De lа cette consйquence, que les оles ont une tempйrature
plus uniforme que l’intйrieur des continents. Aussi, le climat de
la Pampasie occidentale n’a-t-il pas cette йgalitй qu’il prйsente
sur les cфtes, grвce au voisinage de l’Atlantique. Il est soumis а
de brusques excиs, а des modifications rapides qui font
incessamment sauter d’un degrй а l’autre les colonnes
thermomйtriques. En automne, c’est-а-dire pendant les mois d’avril
et de mai, les pluies y sont frйquentes et torrentielles. Mais, а
cette йpoque de l’annйe, le temps йtait trиs sec et la tempйrature
fort йlevйe.

On partit dиs l’aube, vйrification faite de la route; le sol,
enchaоnй par les arbrisseaux et arbustes, offrait une fixitй
parfaite; plus de _mйdanos_, ni le sable dont ils se formaient, ni
la poussiиre que le vent tenait en suspension dans les airs. Les
chevaux marchaient d’un bon pas, entre les touffes de «paja-
brava», l’herbe pampйenne par excellence, qui sert d’abri aux
indiens pendant les orages. А de certaines distances, mais de plus
en plus rares, quelques bas-fonds humides laissaient pousser des
saules, et une certaine plante, le «gygnerium argenteum», qui se
plaоt dans le voisinage des eaux douces. Lа, les chevaux se
dйlectaient d’une bonne lampйe, prenant le bien quand il venait,
et se dйsaltйrant pour l’avenir.

Thalcave, en avant, battait les buissons. Il effrayait ainsi les
«cholinas», vipиres de la plus dangereuse espиce, dont la morsure
tue un boeuf en moins d’une heure. L’agile Thaouka bondissait au-
dessus des broussailles et aidait son maоtre а frayer un passage
aux chevaux qui le suivaient.

Le voyage, sur ces plaines unies et droites, s’accomplissait donc
facilement et rapidement.

Aucun changement ne se produisait dans la nature de la prairie;
pas une pierre, pas un caillou, mкme а cent milles а la ronde.
Jamais pareille monotonie ne se rencontra, ni si obstinйment
prolongйe. De paysages, d’incidents, de surprises naturelles, il
n’y avait pas l’ombre! Il fallait кtre un Paganel, un de ces
enthousiastes savants qui voient lа oщ il n’y a rien а voir, pour
prendre intйrкt aux dйtails de la route. А quel propos? Il
n’aurait pu le dire. Un buisson tout au plus! Un brin d’herbe
peut-кtre. Cela lui suffisait pour exciter sa faconde inйpuisable,
et instruire Robert, qui se plaisait а l’йcouter.

Pendant cette journйe du 29 octobre, la plaine se dйroula devant
les voyageurs avec son uniformitй infinie. Vers deux heures, de
longues traces d’animaux se rencontrиrent sous les pieds des
chevaux. C’йtaient les ossements d’un innombrable troupeau de
boeufs, amoncelйs et blanchis. Ces dйbris ne s’allongeaient pas en
ligne sinueuse, telle que la laissent aprиs eux des animaux а bout
de forces et tombant peu а peu sur la route.

Aussi, personne ne savait comment expliquer cette rйunion de
squelettes dans un espace relativement restreint, et Paganel, quoi
qu’il fоt, pas plus que les autres. Il interrogea donc Thalcave,
qui ne fut point embarrassй de lui rйpondre.

Un «pas possible!» du savant et un signe trиs affirmatif du
patagon intriguиrent fort leurs compagnons.

«Qu’est-ce donc? demandиrent-ils.

-- Le feu du ciel, rйpondit le gйographe.

-- Quoi! La foudre aurait produit un tel dйsastre! dit Tom Austin;
un troupeau de cinq cents tкtes йtendu sur le sol!

-- Thalcave l’affirme, et Thalcave ne se trompe pas. Je le crois,
d’ailleurs, car les orages des pampas se signalent, entre tous,
par leurs fureurs.

Puissions-nous ne pas les йprouver un jour!

-- Il fait bien chaud, dit Wilson.

-- Le thermomиtre, rйpondit Paganel, doit marquer trente degrйs а
l’ombre.

-- Cela ne m’йtonne pas, dit Glenarvan, je sens l’йlectricitй qui
me pйnиtre. Espйrons que cette tempйrature ne se maintiendra pas.

-- Oh! Oh! fit Paganel, il ne faut pas compter sur un changement
de temps, puisque l’horizon est libre de toute brume.

-- Tant pis, rйpondit Glenarvan, car nos chevaux sont trиs
affectйs par la chaleur. Tu n’as pas trop chaud, mon garзon?
Ajouta-t-il en s’adressant а Robert.

-- Non, _mylord_, rйpondit le petit bonhomme. J’aime la chaleur,
c’est une bonne chose.

-- L’hiver surtout», fit observer judicieusement le major, en
lanзant vers le ciel la fumйe de son cigare.

Le soir, on s’arrкta prиs d’un «rancho» abandonnй, un
entrelacement de branchages mastiquйs de boue et recouverts de
chaume; cette cabane attenait а une enceinte de pieux а demi
pourris, qui suffit, cependant, а protйger les chevaux pendant la
nuit contre les attaques des renards. Non qu’ils eussent rien а
redouter personnellement de la part de ces animaux, mais les
malignes bкtes rongent leurs licous, et les chevaux en profitent
pour s’йchapper.

А quelques pas du rancho йtait creusй un trou qui servait de
cuisine et contenait des cendres refroidies. А l’intйrieur, il y
avait un banc, un grabat de cuir de boeuf, une marmite, une broche
et une bouilloire а matй. Le matй est une boisson fort en usage
dans l’Amйrique du sud. C’est le thй des indiens. Il consiste en
une infusion de feuilles sйchйes au feu, et on l’aspire comme les
boissons amйricaines au moyen d’un tube de paille. А la demande de
Paganel, Thalcave prйpara quelques tasses de ce breuvage, qui
accompagna fort avantageusement les comestibles ordinaires et fut
dйclarй excellent.

Le lendemain, 30 octobre, le soleil se leva dans une brume ardente
et versa sur le sol ses rayons les plus chauds. La tempйrature de
cette journйe devait кtre excessive, en effet, et malheureusement
la plaine n’offrait aucun abri. Cependant, on reprit
courageusement la route de l’est. Plusieurs fois se rencontrиrent
d’immenses troupeaux qui, n’ayant pas la force de paоtre sous
cette chaleur accablante, restaient paresseusement йtendus. De
gardiens, de bergers, pour mieux dire, il n’йtait pas question.
Des chiens habituйs а tйter les brebis, quand la soif les
aiguillonne, surveillaient seuls ces nombreuses agglomйrations de
vaches, de taureaux et de boeufs. Ces animaux sont d’ailleurs
d’humeur douce, et n’ont pas cette horreur instinctive du rouge
qui distingue leurs congйnиres europйens.

«Cela vient sans doute de ce qu’ils paissent l’herbe d’une
rйpublique!» dit Paganel, enchantй de sa plaisanterie, un peu trop
franзaise peut-кtre.

Vers le milieu de la journйe, quelques changements se produisirent
dans la pampa, qui ne pouvaient йchapper а des yeux fatiguйs de sa
monotonie. Les graminйes devinrent plus rares. Elles firent place
а de maigres bardanes, et а des chardons gigantesques, hauts de
neuf pieds, qui eussent fait le bonheur de tous les вnes de la
terre. Des _chanares_ rabougris et autres arbrisseaux йpineux d’un
vert sombre, plantes chиres aux terrains dessйchйs, poussaient за
et lа. Jusqu’alors une certaine humiditй conservйe dans l’argile
de la prairie entretenait les pвturages; le tapis d’herbe йtait
йpais et luxueux; mais alors, sa moquette, usйe par places,
arrachйe en maint endroit, laissait voir la trame et йtalait aux
regards la misиre du sol. Ces symptфmes d’une croissante
sйcheresse ne pouvaient кtre mйconnus, et Thalcave les fit
remarquer.

«Je ne suis pas fвchй de ce changement, dit Tom Austin; toujours
de l’herbe, toujours de l’herbe, cela devient йcoeurant а la
longue.

-- Oui, mais toujours de l’herbe, toujours de l’eau, rйpondit le
major.

-- Oh! Nous ne sommes pas а court, dit Wilson, et nous trouverons
bien quelque riviиre sur notre route.»

Si Paganel avait entendu cette rйponse, il n’eыt pas manquй de
dire que les riviиres йtaient rares entre le Colorado et les
sierras de la province argentine; mais en ce moment il expliquait
а Glenarvan un fait sur lequel celui-ci venait d’attirer son
attention.

Depuis quelque temps, l’atmosphиre semblait кtre imprйgnйe d’une
odeur de fumйe. Cependant, nul feu n’йtait visible а l’horizon;
nulle fumйe ne trahissait un incendie йloignй. On ne pouvait donc
assigner а ce phйnomиne une cause naturelle. Bientфt cette odeur
d’herbe brыlйe devint si forte qu’elle йtonna les voyageurs, moins
Paganel et Thalcave. Le gйographe, que l’explication d’un fait
quelconque ne pouvait embarrasser, fit а ses amis la rйponse
suivante:

«Nous ne voyons pas le feu, dit-il, et nous sentons la fumйe. Or,
pas de fumйe sans feu, et le proverbe est vrai en Amйrique comme
en Europe. Il y a donc un feu quelque part. Seulement, ces pampas
sont si unies que rien n’y gкne les courants de l’atmosphиre, et
l’on y sent souvent l’odeur d’herbes qui brыlent а une distance de
prиs de soixante-quinze milles.

-- Soixante-quinze milles? Rйpliqua le major d’un ton peu
convaincu.

-- Tout autant, affirma Paganel. Mais j’ajoute que ces
conflagrations se propagent sur une grande йchelle et atteignent
souvent un dйveloppement considйrable.

-- Qui met le feu aux prairies? demanda Robert.

-- Quelquefois la foudre, quand l’herbe est dessйchйe par les
chaleurs; quelquefois aussi la main des indiens.

-- Et dans quel but?

-- Ils prйtendent, -- je ne sais jusqu’а quel point cette
prйtention est fondйe, -- qu’aprиs un incendie des pampas les
graminйes y poussent mieux. Ce serait alors un moyen de revivifier
le sol par l’action des cendres. Pour mon compte, je crois plutфt
que ces incendies sont destinйs а dйtruire des milliards d’ixodes,
sorte d’insectes parasites qui incommodent particuliиrement les
troupeaux.

-- Mais ce moyen йnergique, dit le major, doit coыter la vie а
quelques-uns des bestiaux qui errent par la plaine?

-- Oui, il en brыle; mais qu’importe dans le nombre?

-- Je ne rйclame pas pour eux, reprit Mac Nabbs, c’est leur
affaire, mais pour les voyageurs qui traversent la pampa. Ne peut-
il arriver qu’ils soient surpris et enveloppйs par les flammes?

-- Comment donc! s’йcria Paganel avec un air de satisfaction
visible, cela arrive quelquefois, et, pour ma part, je ne serais
pas fвchй d’assister а un pareil spectacle.

-- Voilа bien notre savant, rйpondit Glenarvan, il pousserait la
science jusqu’а se faire brыler vif.

-- Ma foi non, mon cher Glenarvan, mais on a lu son Cooper, et Bas
De Cuir nous a enseignй le moyen d’arrкter la marche des flammes
en arrachant l’herbe autour de soi dans un rayon de quelques
toises. Rien n’est plus simple. Aussi, je ne redoute pas
l’approche d’un incendie, et je l’appelle de tous mes voeux!»

Mais les dйsirs de Paganel ne devaient pas se rйaliser, et s’il
rфtit а moitiй, ce fut uniquement а la chaleur des rayons du
soleil, qui versait une insoutenable ardeur. Les chevaux
haletaient sous l’influence de cette tempйrature tropicale. Il n’y
avait pas d’ombre а espйrer, а moins qu’elle ne vоnt de quelque
rare nuage voilant le disque enflammй; l’ombre courait alors sur
le sol uni, et les cavaliers, poussant leur monture, essayaient de
se maintenir dans la nappe fraоche que les vents d’ouest
chassaient devant eux. Mais les chevaux, bientфt distancйs,
demeuraient en arriиre, et l’astre dйvoilй arrosait d’une nouvelle
pluie de feu le terrain calcinй des pampas.

Cependant, quand Wilson avait dit que la provision d’eau ne
manquerait pas, il comptait sans la soif inextinguible qui dйvora
ses compagnons pendant cette journйe; quand il avait ajoutй que
l’on rencontrerait quelque _rio_ sur la route, il s’йtait trop
avancй. En effet, non seulement les _rio_s manquaient, car la
planйitй du sol ne leur offrait aucun lit favorable, mais les
mares artificielles creusйes de la main des indiens йtaient
йgalement taries.

En voyant les symptфmes de sйcheresse s’accroоtre de mille en
mille, Paganel fit quelques observations а Thalcave, et lui
demanda oщ il comptait trouver de l’eau.

«Au lac Salinas, rйpondit l’indien.

-- Et quand y arriverons-nous?

-- Demain soir.»

Le soir, on fit halte aprиs une traite de trente milles. Chacun
comptait sur une bonne nuit pour se remettre des fatigues du jour,
et elle fut prйcisйment troublйe par une nuйe de moustiques et de
maringouins. Leur prйsence indiquait un changement du vent, qui,
en effet, tourna d’un quart et passa dans le nord. Ces maudits
insectes disparaissent gйnйralement avec les brises du sud ou du
sud-ouest.

Si le major gardait son calme, mкme au milieu des petites misиres
de la vie, Paganel, au contraire, s’indignait des taquineries du
sort. Il donna au diable moustiques et maringouins, et regretta
fort l’eau acidulйe qui eыt calmй les mille cuissons de ses
piqыres. Bien que le major essayвt de le consoler en lui disant
que sur les trois cent mille espиces d’insectes que comptent les
naturalistes on devait s’estimer heureux de n’avoir affaire qu’а
deux seulement, il se rйveilla de fort mauvaise humeur.

Cependant, il ne se fit point prier pour repartir dиs l’aube
naissante, car il s’agissait d’arriver le jour mкme au lac
Salinas. Les chevaux йtaient trиs fatiguйs; ils mouraient de soif,
et quoique leurs cavaliers se fussent privйs pour eux, leur ration
avait йtй trиs restreinte. La sйcheresse йtait encore plus forte,
et la chaleur non moins intolйrable sous le souffle poussiйreux du
vent du nord, ce simoun des pampas.

Pendant cette journйe, la monotonie du voyage fut un instant
interrompue. Mulrady, qui marchait en avant, revint sur ses pas en
signalant l’approche d’un parti d’indiens. Cette rencontre fut
apprйciйe diversement. Glenarvan songea aux renseignements que ces
indigиnes pourraient lui fournir sur les naufragйs du _Britannia_.
Thalcave, pour son compte, ne se rйjouit guиre de trouver sur sa
route les indiens nomades de la prairie; il les tenait pour
pillards et voleurs, et ne cherchait qu’а les йviter. Suivant ses
ordres, la petite troupe se massa, et les armes furent mises en
йtat.

Bientфt, on aperзut le dйtachement indien. Il se composait
seulement d’une dizaine d’indigиnes, ce qui rassura le patagon.
Les indiens s’approchиrent а une centaine de pas. On pouvait
facilement les distinguer. C’йtaient des naturels appartenant а
cette race pampйenne, balayйe en 1833 par le gйnйral Rosas. Leur
front йlevй, bombй et non fuyant, leur haute taille, leur couleur
olivвtre, en faisaient de beaux types de la race indienne.

Ils йtaient vкtus de peaux de guanaques ou de mouffettes, et
portaient avec la lance, longue de vingt pieds, couteaux, frondes,
_bolas_ et _lazos_.

Leur dextйritй а manier le cheval indiquait d’habiles cavaliers.

Ils s’arrкtиrent а cent pas et parurent confйrer, criant et
gesticulant. Glenarvan s’avanзa vers eux.

Mais il n’avait pas franchi deux toises, que le dйtachement,
faisant volte-face, disparut avec une incroyable vйlocitй.

«Les lвches! s’йcria Paganel.

-- Ils s’enfuient trop vite pour d’honnкtes gens, dit Mac Nabbs.

-- Quels sont ces indiens? demanda Paganel а Thalcave.

-- Gauchos, rйpondit le patagon.

-- Des gauchos! reprit Paganel, en se tournant vers ses
compagnons, des gauchos! Alors nous n’avions pas besoin de prendre
tant de prйcautions!

-- Pourquoi cela? dit le major.

-- Parce que les gauchos sont des paysans inoffensifs.

-- Vous croyez, Paganel?

-- Sans doute, ceux-ci nous ont pris pour des voleurs et ils se
sont enfuis.

-- Je crois plutфt qu’ils n’ont pas osй nous attaquer, rйpondit
Glenarvan, trиs vexй de n’avoir pu communiquer avec ces indigиnes,
quels qu’ils fussent.

-- C’est mon avis, dit le major, car, si je ne me trompe, loin
d’кtre inoffensifs, les gauchos sont, au contraire, de francs et
redoutables bandits.

-- Par exemple!» s’йcria Paganel.

Et il se mit а discuter vivement cette thиse ethnologique, si
vivement mкme, qu’il trouva moyen d’йmouvoir le major, et s’attira
cette rйpartie peu habituelle dans les discussions de Mac Nabbs:

«Je crois que vous avez tort, Paganel.

-- Tort? Rйpliqua le savant.

-- Oui. Thalcave lui-mкme a pris ces indiens pour des voleurs, et
Thalcave sait а quoi s’en tenir.

-- Eh bien, Thalcave s’est trompй cette fois, riposta Paganel avec
une certaine aigreur. Les gauchos sont des agriculteurs, des
pasteurs, pas autre chose, et moi-mкme, je l’ai йcrit dans une
brochure assez remarquйe sur les indigиnes des pampas.

-- Eh bien, vous avez commis une erreur, Monsieur Paganel.

-- Moi, une erreur, Monsieur Mac Nabbs?

-- Par distraction, si vous voulez, rйpliqua le major en
insistant, et vous en serez quitte pour faire quelques errata а
votre prochaine йdition.»

Paganel, trиs mortifiй d’entendre discuter et mкme plaisanter ses
connaissances gйographiques, sentit la mauvaise humeur le gagner.

«Sachez, monsieur, dit-il, que mes livres n’ont pas besoin
d’errata de cette espиce!

-- Si! а cette occasion, du moins, riposta Mac Nabbs.

-- Monsieur, je vous trouve taquin aujourd’hui! rйpartit Paganel.

-- Et moi, je vous trouve aigre!» riposta le major.

La discussion prenait, on le voit, des proportions inattendues, et
sur un sujet qui, certes, n’en valait pas la peine. Glenarvan
jugea а propos d’intervenir.

«Il est certain, dit-il, qu’il y a d’un cфtй taquinerie et de
l’autre aigreur, ce qui m’йtonne de votre part а tous deux.»

Le patagon, sans comprendre le sujet de la querelle, avait
facilement devinй que les deux amis se disputaient. Il se mit а
sourire et dit tranquillement:

«C’est le vent du nord.

-- Le vent du nord! s’йcria Paganel. Qu’est-ce que le vent du nord
a а faire dans tout ceci?

-- Eh! c’est cela mкme, rйpondit Glenarvan, c’est le vent du nord
qui est la cause de votre mauvaise humeur! J’ai entendu dire qu’il
irritait particuliиrement le systиme nerveux dans le sud de
l’Amйrique.

-- Par saint Patrick, Edward, vous avez raison! dit le major, et
il partit d’un йclat de rire.

Mais Paganel, vraiment montй, ne voulut pas dйmordre de la
discussion, et il se rabattit sur Glenarvan, dont l’intervention
lui parut un peu trop plaisante.

«Ah! vraiment, _mylord_, dit-il, j’ai le systиme nerveux irritй?

-- Oui, Paganel, c’est le vent du nord, un vent qui fait commettre
bien des crimes dans la pampa, comme la tramontane dans la
campagne de Rome!

-- Des crimes! rйpartit le savant. J’ai l’air d’un homme qui veut
commettre des crimes?

-- Je ne dis pas prйcisйment cela.

-- Dites tout de suite que je veux vous assassiner!

-- Eh! rйpondit Glenarvan, qui riait sans pouvoir se contenir,
j’en ai peur. Heureusement que le vent du nord ne dure qu’un
jour!»

Tout le monde, а cette rйponse, fit chorus avec Glenarvan. Alors
Paganel piqua des deux, et s’en alla en avant passer sa mauvaise
humeur. Un quart d’heure aprиs, il n’y pensait plus.

А huit heures du soir, Thalcave ayant poussй une pointe en avant,
signala les _barrancas_ du lac tant dйsirй. Un quart d’heure
aprиs, la petite troupe descendait les berges du Salinas. Mais lа
l’attendait une grave dйception. Le lac йtait а sec.


Chapitre XVIII
_А la recherche d’une aiguade_

Le lac Salinas termine le chapelet de lagunes qui se rattachent
aux sierras Ventana et Guamini. De nombreuses expйditions venaient
autrefois de Buenos-Ayres y faire provision de sel, car ses eaux
contiennent du chlorure de sodium dans une remarquable proportion.
Mais alors, l’eau volatilisйe par une chaleur ardente avait dйposй
tout le sel qu’elle contenait en suspension, et le lac ne formait
plus qu’un immense miroir resplendissant.

Lorsque Thalcave annonзa la prйsence d’un liquide potable au lac
Salinas il entendait parler des _rio_s d’eau douce qui s’y
prйcipitent en maint endroit.

Mais, en ce moment, ses affluents йtaient taris comme lui.
L’ardent soleil avait tout bu. De lа, consternation gйnйrale,
quand la troupe altйrйe arriva sur les rives dessйchйes du
Salinas. Il fallait prendre un parti. Le peu d’eau conservйe dans
les outres йtait а demi corrompue, et ne pouvait dйsaltйrer. La
soif commenзait а se faire cruellement sentir. La faim et la
fatigue disparaissaient devant cet impйrieux besoin. Un «roukah»,
sorte de tente de cuir dressйe dans un pli de terrain et
abandonnйe des indigиnes, servit de retraite aux voyageurs
йpuisйs, tandis que leurs chevaux, йtendus sur les bords vaseux du
lac, broyaient avec rйpugnance les plantes marines et les roseaux
secs.

Lorsque chacun eut pris place dans le _roukah_, Paganel interrogea
Thalcave et lui demanda son avis sur ce qu’il convenait de faire.
Une conversation rapide, dont Glenarvan saisit quelques mots,
cependant, s’йtablit entre le gйographe et l’indien. Thalcave
parlait avec calme. Paganel gesticulait pour deux.

Ce dialogue dura quelques minutes, et le patagon se croisa les
bras.

«Qu’a-t-il dit? demanda Glenarvan. J’ai cru comprendre qu’il
conseillait de nous sйparer.

-- Oui, en deux troupes, rйpondit Paganel. Ceux de nous dont les
chevaux, accablйs de fatigue et de soif, peuvent а peine mettre un
pied devant l’autre, continueront tant bien que mal la route du
trente-septiиme parallиle. Les mieux montйs, au contraire, les
devanзant sur cette route, iront reconnaоtre la riviиre Guamini,
qui se jette dans le lac San-Lucas, а trente et un milles d’ici.
Si l’eau s’y trouve en quantitй suffisante, ils attendront leurs
compagnons sur les bords de la Guamini. Si l’eau manque, ils
reviendront au-devant d’eux pour leur йpargner un voyage inutile.

-- Et alors? demanda Tom Austin.

-- Alors, il faudra se rйsoudre а descendre pendant soixante-
quinze milles vers le sud, jusqu’aux premiиres ramifications de la
sierra Ventana, oщ les riviиres sont nombreuses.

-- L’avis est bon, rйpondit Glenarvan, et nous le suivrons sans
retard. Mon cheval n’a pas encore trop souffert du manque d’eau,
et j’offre d’accompagner Thalcave.

-- Oh! _Mylord_, emmenez-moi, dit Robert, comme s’il se fыt agi
d’une partie de plaisir.

-- Mais pourras-tu nous suivre, mon enfant?

-- Oui! J’ai une bonne bкte qui ne demande pas mieux que d’aller
en avant. Voulez-vous... _Mylord_?... Je vous en prie.

-- Viens donc, mon garзon, dit Glenarvan, enchantй de ne pas se
sйparer de Robert. А nous trois, ajouta-t-il, nous serons bien
maladroits si nous ne dйcouvrons pas quelque aiguade fraоche et
limpide.

-- Eh bien, et moi? dit Paganel.

-- Oh! Vous, mon cher Paganel, rйpondit le major, vous resterez
avec le dйtachement de rйserve. Vous connaissez trop bien le
trente-septiиme parallиle, et la riviиre Guamini et la pampa tout
entiиre pour nous abandonner. Ni Mulrady, ni Wilson, ni moi, nous
ne sommes capables de rejoindre Thalcave а son rendez-vous, tandis
que nous marcherons avec confiance sous la banniиre du brave
Jacques Paganel.

-- Je me rйsigne, rйpondit le gйographe, trиs flattй d’obtenir un
commandement supйrieur.

-- Mais pas de distractions! Ajouta le major. N’allez pas nous
conduire oщ nous n’avons que faire, et nous ramener, par exemple,
sur les bords de l’ocйan Pacifique!

-- Vous le mйriteriez, major insupportable, rйpondit en riant
Paganel. Cependant, dites-moi, mon cher Glenarvan, comment
comprendrez-vous le langage de Thalcave?

-- Je suppose, rйpondit Glenarvan, que le patagon et moi nous
n’aurons pas besoin de causer. D’ailleurs, avec quelques mots
espagnols que je possиde, je parviendrais bien dans une
circonstance pressante а lui exprimer ma pensйe et а comprendre la
sienne.

-- Allez donc, mon digne ami, rйpondit Paganel.

-- Soupons d’abord, dit Glenarvan, et dormons, s’il se peut,
jusqu’а l’heure du dйpart.»

On soupa sans boire, ce qui parut peu rafraоchissant, et l’on
dormit, faute de mieux. Paganel rкva de torrents, de cascades, de
riviиres, de fleuves, d’йtangs, de ruisseaux, voire mкme de
carafes pleines, en un mot, de tout ce qui contient habituellement
une eau potable. Ce fut un vrai cauchemar.

Le lendemain, а six heures, les chevaux de Thalcave, de Glenarvan
et de Robert Grant furent sellйs; on leur fit boire la derniиre
ration d’eau, et ils l’avalиrent avec plus d’envie que de
satisfaction, car elle йtait trиs nausйabonde. Puis les trois
cavaliers se mirent en selle.

«Au revoir, dirent le major, Austin, Wilson et Mulrady.

-- Et surtout, tвchez de ne pas revenir!» ajouta Paganel.

Bientфt, le patagon, Glenarvan et Robert perdirent de vue, non
sans un certain serrement de coeur, le dйtachement confiй а la
sagacitй du gйographe.

Le «desertio de las Salinas», qu’ils traversaient alors, est une
plaine argileuse, couverte d’arbustes rabougris hauts de dix
pieds, de petites mimosйes que les indiens appellent «curra-
mammel», et de «jumes», arbustes buissonneux, riches en soude.

За et lа, de larges plaques de sel rйverbйraient les rayons
solaires avec une йtonnante intensitй.

L’oeil eыt aisйment confondu ces «barreros» avec des surfaces
glacйes par un froid violent; mais l’ardeur du soleil avait vite
fait de le dйtromper.

Nйanmoins, ce contraste d’un sol aride et brыlй avec ces nappes
йtincelantes donnait а ce dйsert une physionomie trиs particuliиre
qui intйressait le regard.

А quatre-vingts milles dans le sud, au contraire, cette sierra
Ventana, vers laquelle le dessиchement possible de la Guamini
forcerait peut-кtre les voyageurs de descendre, prйsentait un
aspect diffйrent. Ce pays, reconnu en 1835 par le capitaine Fitz-
Roy, qui commandait alors l’expйdition du _Beagle_, est d’une
fertilitй superbe. Lа poussent avec une vigueur sans йgale les
meilleurs pвturages du territoire indien; le versant nord-ouest
des sierras s’y revкt d’une herbe luxuriante, et descend au milieu
de forкts riches en essences diverses; lа se voient «l’algarrobo»,
sorte de caroubier, dont le fruit sйchй et rйduit en poussiиre
sert а confectionner un pain assez estimй des indiens; le
«quebracho blanc», aux branches longues et flexibles qui pleurent
а la maniиre du saule europйen; le «quebracho rouge», d’un bois
indestructible; le «naudubay», qui prend feu avec une extrкme
facilitй, et cause souvent de terribles incendies; le «viraro»,
dont les fleurs violettes s’йtagent en forme de pyramide, et enfin
le «timbo», qui йlиve jusqu’а quatre-vingts pieds dans les airs
son immense parasol, sous lequel des troupeaux entiers peuvent
s’abriter contre les rayons du soleil. Les argentins ont tentй
souvent de coloniser ce riche pays, sans rйussir а vaincre
l’hostilitй des indiens.

Certes, on devait croire que des _rio_s abondants descendaient des
croupes de la sierra, pour fournir l’eau nйcessaire а tant de
fertilitй, et, en effet, les sйcheresses les plus grandes n’ont
jamais vaporisй ces riviиres; mais, pour les atteindre, il fallait
faire une pointe de cent trente milles dans le sud. Thalcave avait
donc raison de se diriger d’abord vers la Guamini, qui, sans
l’йcarter de sa route, se trouvait а une distance beaucoup plus
rapprochйe.

Les trois chevaux galopaient avec entrain. Ces excellentes bкtes
sentaient d’instinct sans doute oщ les menaient leurs maоtres.
Thaouka, surtout, montrait une vaillance que ni les fatigues ni
les besoins ne pouvaient diminuer; il franchissait comme un oiseau
les canadas dessйchйes et les buissons de curra-mammel, en
poussant des hennissements de bon augure. Les chevaux de Glenarvan
et de Robert, d’un pas plus lourd, mais entraоnйs par son exemple,
le suivaient courageusement. Thalcave, immobile sur sa selle,
donnait а ses compagnons, l’exemple que Thaouka donnait aux siens.

Le patagon tournait souvent la tкte pour considйrer Robert Grant.

En voyant le jeune garзon, ferme et bien assis, les reins souples,
les йpaules effacйes, les jambes tombant naturellement, les genoux
fixйs а la selle, il tйmoignait sa satisfaction par un cri
encourageant. En vйritй, Robert Grant devenait un excellent
cavalier et mйritait les compliments de l’indien.

«Bravo, Robert, disait Glenarvan, Thalcave a l’air de te
fйliciter! Il t’applaudit, mon garзon.

-- Et а quel propos, _mylord_?

-- А propos de la bonne faзon dont tu montes а cheval.

-- Oh! je me tiens solidement, et voilа tout, rйpondit Robert, qui
rougit de plaisir а s’entendre complimenter.

-- C’est le principal, Robert, rйpondit Glenarvan, mais tu es trop
modeste, et, je te le prйdis, tu ne peux manquer de devenir un
sportsman accompli.

-- Bon, fit Robert en riant, et papa qui veut faire de moi un
marin, que dira-t-il?

-- L’un n’empкche pas l’autre. Si tous les cavaliers ne font pas
de bons marins, tous les marins sont capables de faire de bons
cavaliers. А chevaucher sur les vergues on apprend а se tenir
solidement. Quant а savoir rassembler son cheval, а exйcuter les
mouvements obliques ou circulaires, cela vient tout seul, car rien
n’est plus naturel.

-- Pauvre pиre! rйpondit Robert, ah! Que de grвces il vous rendra,
_mylord_, quand vous l’aurez sauvй!

-- Tu l’aimes bien, Robert?

-- Oui, _mylord_. Il йtait si bon pour ma soeur et pour moi! Il ne
pensait qu’а nous! Chaque voyage nous valait un souvenir de tous
les pays qu’il visitait, et mieux encore, de bonnes caresses, de
bonnes paroles а son retour. Ah! vous l’aimerez, vous aussi, quand
vous le connaоtrez! Mary lui ressemble. Il a la voix douce comme
elle! Pour un marin, c’est singulier, n’est-ce pas?

-- Oui, trиs singulier, Robert, rйpondit Glenarvan.

-- Je le vois encore, reprit l’enfant, qui semblait alors se
parler а lui-mкme. Bon et brave papa! Il m’endormait sur ses
genoux, quand j’йtais petit, et il murmurait toujours un vieux
refrain йcossais oщ l’on chante les lacs de notre pays. L’air me
revient parfois, mais confusйment. А Mary aussi. Ah! _Mylord_, que
nous l’aimions! Tenez, je crois qu’il faut кtre petit pour bien
aimer son pиre!

-- Et grand pour le vйnйrer, mon enfant», rйpondit Glenarvan, tout
йmu des paroles йchappйes de ce jeune coeur.

Pendant cette conversation, les chevaux avaient ralenti leur
allure et cheminaient au pas.

«Nous le retrouverons, n’est-ce pas? dit Robert, aprиs quelques
instants de silence.

-- Oui, nous le retrouverons, rйpondit Glenarvan. Thalcave nous a
mis sur ses traces, et j’ai confiance en lui.

-- Un brave indien, Thalcave, dit l’enfant.

-- Certes.

-- Savez-vous une chose, _mylord_?

-- Parle d’abord, et je te rйpondrai.

-- C’est qu’il n’y a que des braves gens avec vous! Mme Helena que
j’aime tant, le major avec son air tranquille, le capitaine
Mangles, et M Paganel, et les matelots du _Duncan_, si courageux
et si dйvouйs!

-- Oui, je sais cela, mon garзon, rйpondit Glenarvan.

-- Et savez-vous que vous кtes le meilleur de tous?

-- Non, par exemple, je ne le sais pas!

-- Eh bien, il faut l’apprendre, _mylord_», rйpondit Robert, qui
saisit la main du lord et la porta а ses lиvres.

Glenarvan secoua doucement la tкte, et si la conversation ne
continua pas, c’est qu’un geste de Thalcave rappela les
retardataires. Ils s’йtaient laissй devancer. Or, il fallait ne
pas perdre de temps et songer а ceux qui restaient en arriиre.

On reprit donc une allure rapide, mais il fut bientфt йvident que,
Thaouka exceptй, les chevaux ne pourraient longtemps la soutenir.
А midi, il fallut leur donner une heure de repos. Ils n’en
pouvaient plus et refusaient de manger les touffes d’_alfafares_,
sorte de luzerne maigre et torrйfiйe par les rayons du soleil.

Glenarvan devint inquiet. Les symptфmes de stйrilitй ne
diminuaient pas, et le manque d’eau pouvait amener des
consйquences dйsastreuses.

Thalcave ne disait rien, et pensait probablement que si la Guamini
йtait dessйchйe, il serait alors temps de se dйsespйrer, si
toutefois un coeur indien a jamais entendu sonner l’heure du
dйsespoir.

Il se remit donc en marche, et, bon grй mal grй, le fouet et
l’йperon aidant, les chevaux durent reprendre la route, mais au
pas, ils ne pouvaient faire mieux.

Thalcave aurait bien йtй en avant, car, en quelques heures,
Thaouka pouvait le transporter aux bords du _rio_. Il y songea
sans doute; mais, sans doute aussi, il ne voulut pas laisser ses
deux compagnons seuls au milieu de ce dйsert, et, pour ne pas les
devancer, il forзa Thaouka de prendre une allure plus modйrйe.

Ce ne fut pas sans rйsister, sans se cabrer, sans hennir
violemment, que le cheval de Thalcave se rйsigna а garder le pas;
il fallut non pas tant la vigueur de son maоtre pour l’y
contraindre que ses paroles. Thalcave causait vйritablement avec
son cheval, et Thaouka, s’il ne lui rйpondait pas, le comprenait
du moins. Il faut croire que le patagon lui donna d’excellentes
raisons, car, aprиs avoir pendant quelque temps «discutй», Thaouka
se rendit а ses arguments et obйit, non sans ronger son frein.

Mais si Thaouka comprit Thalcave, Thalcave n’avait pas moins
compris Thaouka. L’intelligent animal, servi par des organes
supйrieurs, sentait quelque humiditй dans l’air; il l’aspirait
avec frйnйsie, agitant et faisant claquer sa langue, comme si elle
eыt trempй dans un bienfaisant liquide. Le patagon ne pouvait s’y
mйprendre: l’eau n’йtait pas loin.

Il encouragea donc ses compagnons en interprйtant les impatiences
de Thaouka, que les deux autres chevaux ne tardиrent pas а
comprendre. Ils firent un dernier effort, et galopиrent а la suite
de l’indien. Vers trois heures, une ligne blanche apparut dans un
pli de terrain. Elle tremblotait sous les rayons du soleil.

«L’eau! dit Glenarvan.

-- L’eau! oui, l’eau!» s’йcria Robert.

Ils n’avaient plus besoin d’exciter leurs montures; les pauvres
bкtes, sentant leurs forces ranimйes, s’emportиrent avec une
irrйsistible violence. En quelques minutes, elles eurent atteint
le _rio_ de Guamini, et, toutes harnachйes, se prйcipitиrent
jusqu’au poitrail dans ses eaux bienfaisantes.

Leurs maоtres les imitиrent, un peu malgrй eux, et prirent un bain
involontaire, dont ils ne songиrent pas а se plaindre.

«Ah! Que c’est bon! disait Robert, se dйsaltйrant en plein _rio_.

-- Modиre-toi, mon garзon», rйpondait Glenarvan, qui ne prкchait
pas d’exemple.

On n’entendait plus que le bruit de rapides lampйes.

Pour son compte, Thalcave but tranquillement, sans se presser, а
petites gorgйes, mais «long comme un _lazo_», suivant l’expression
patagone. Il n’en finissait pas, et l’on pouvait craindre que le
_rio_ n’y passвt tout entier.

«Enfin, dit Glenarvan, nos amis ne seront pas dйзus dans leur
espйrance; ils sont assurйs, en arrivant а la Guamini, de trouver
une eau limpide et abondante, si Thalcave en laisse, toutefois!

-- Mais ne pourrait-on pas aller au-devant d’eux? demanda Robert.
On leur йpargnerait quelques heures d’inquiйtudes et de
souffrances.

-- Sans doute, mon garзon, mais comment transporter cette eau? Les
outres sont restйes entre les mains de Wilson. Non, il vaut mieux
attendre comme c’est convenu. En calculant le temps nйcessaire, et
en comptant sur des chevaux qui ne marchent qu’au pas, nos amis
seront ici dans la nuit. Prйparons-leur donc bon gоte et bon
repas.»

Thalcave n’avait pas attendu la proposition de Glenarvan pour
chercher un lieu de campement. Il avait fort heureusement trouvй
sur les bords du _rio_ une «_ramada_», sorte d’enceinte destinйe а
parquer les troupeaux et fermйe sur trois cфtйs. L’emplacement
йtait excellent pour s’y йtablir, du moment qu’on ne craignait pas
de dormir а la belle йtoile, et c’йtait le moindre souci des
compagnons de Thalcave.

Aussi ne cherchиrent-ils pas mieux, et ils s’йtendirent en plein
soleil pour sйcher leurs vкtements imprйgnйs d’eau.

«Eh bien, puisque voilа le gоte, dit Glenarvan, pensons au souper.
Il faut que nos amis soient satisfaits des courriers qu’ils ont
envoyйs en avant, et je me trompe fort, ou ils n’auront pas а se
plaindre. Je crois qu’une heure de chasse ne sera pas du temps
perdu. Es-tu prкt, Robert?

-- Oui, _mylord_», rйpondit le jeune garзon en se levant, le fusil
а la main.

Si Glenarvan avait eu cette idйe, c’est que les bords de la
Guamini semblaient кtre le rendez-vous de tout le gibier des
plaines environnantes; on voyait s’enlever par compagnies les
«tinamous», sorte de bartavelles particuliиres aux pampas, des
gelinottes noires, une espиce de pluvier, nommй «teru-teru», des
rвles aux couleurs jaunes, et des poules d’eau d’un vert
magnifique.

Quant aux quadrupиdes, ils ne se laissaient pas apercevoir; mais
Thalcave, indiquant les grandes herbes et les taillis йpais, fit
comprendre qu’ils s’y tenaient cachйs. Les chasseurs n’avaient que
quelques pas а faire pour se trouver dans le pays le plus giboyeux
du monde.

Ils se mirent donc en chasse, et, dйdaignant d’abord la plume pour
le poil, leurs premiers coups s’adressиrent au gros gibier de la
pampa.

Bientфt, se levиrent devant eux, et par centaines, des chevreuils
et des guanaques, semblables а ceux qui les assaillirent si
violemment sur les cimes de la cordillиre; mais ces animaux, trиs
craintifs, s’enfuirent avec une telle vitesse, qu’il fut
impossible de les approcher а portйe de fusil. Les chasseurs se
rabattirent alors sur un gibier moins rapide, qui, d’ailleurs, ne
laissait rien а dйsirer au point de vue alimentaire. Une douzaine
de bartavelles et de rвles furent dйmontйs, et Glenarvan tua fort
adroitement un pйcari «tay-tetre», pachyderme а poil fauve trиs
bon а manger, qui valait son coup de fusil.

En moins d’une demi-heure, les chasseurs, sans se fatiguer,
abattirent tout le gibier dont ils avaient besoin; Robert, pour sa
part, s’empara d’un curieux animal appartenant а l’ordre des
йdentйs, «un armadillo», sorte de tatou couvert d’une carapace а
piиces osseuses et mobiles, qui mesurait un pied et demi de long.
Quant а Thalcave, il donna а ses compagnons le spectacle d’une
chasse au «nandou», espиce d’autruche particuliиre а la pampa, et
dont la rapiditй est merveilleuse.

L’indien ne chercha pas а ruser avec un animal si prompt а la
course; il poussa Thaouka au galop, droit а lui, de maniиre а
l’atteindre aussitфt, car, la premiиre attaque manquйe, le nandou
eыt bientфt fatiguй cheval et chasseur dans l’inextricable lacet
de ses dйtours. Thalcave, arrivй а bonne distance, lanзa ses bolas
d’une main vigoureuse, et si adroitement, qu’elles s’enroulиrent
autour des jambes de l’autruche et paralysиrent ses efforts. En
quelques secondes, elle gisait а terre.

On rapporta donc а la _ramada_, le chapelet de bartavelles,
l’autruche de Thalcave, le pйcari de Glenarvan et le tatou de
Robert. L’autruche et le pйcari furent prйparйs aussitфt, c’est-а-
dire dйpouillйs de leur peau coriace et coupйs en tranches minces.
Quant au tatou, c’est un animal prйcieux, qui porte sa rфtissoire
avec lui, et on le plaзa dans sa propre carapace sur des charbons
ardents.

Les trois chasseurs se contentиrent, pour le souper, de dйvorer
les bartavelles, et ils gardиrent а leurs amis les piиces de
rйsistance.

Les chevaux n’avaient pas йtй oubliйs. Une grande quantitй de
fourrage sec, amassй dans la _ramada_, leur servit а la fois de
nourriture et de litiиre.

Quand tout fut prйparй, Glenarvan, Robert et l’indien
s’enveloppиrent de leur _poncho_, et s’йtendirent sur un йdredon
d’_alfafares_, le lit habituel des chasseurs pampйens.


Chapitre XIX
_Les loups rouges_

La nuit vint. Une nuit de nouvelle lune, pendant laquelle l’astre
des nuits devait rester invisible а tous les habitants de la
terre. L’indйcise clartй des йtoiles йclairait seule la plaine. А
l’horizon, les constellations zodiacales s’йteignaient dans une
brume plus foncйe. Les eaux de la Guamini coulaient sans murmurer
comme une longue nappe d’huile qui glisse sur un plan de marbre.
Oiseaux, quadrupиdes et reptiles se reposaient des fatigues du
jour, et un silence de dйsert s’йtendait sur l’immense territoire
des pampas.

Glenarvan, Robert et Thalcave avaient subi la loi commune.
Allongйs sur l’йpaisse couche de luzerne, ils dormaient d’un
profond sommeil. Les chevaux, accablйs de lassitude, s’йtaient
couchйs а terre; seul, Thaouka, en vrai cheval de sang, dormait
debout, les quatre jambes posйes d’aplomb, fier au repos comme а
l’action, et prкt а s’йlancer au moindre signe de son maоtre. Un
calme complet rйgnait а l’intйrieur de l’enceinte, et les charbons
du foyer nocturne, s’йteignant peu а peu, jetaient leurs derniиres
lueurs dans la silencieuse obscuritй.

Cependant, vers dix heures environ, aprиs un assez court sommeil,
l’indien se rйveilla. Ses yeux devinrent fixes sous ses sourcils
abaissйs, et son oreille se tendit vers la plaine. Il cherchait
йvidemment а surprendre quelque son imperceptible.

Bientфt une vague inquiйtude apparut sur sa figure, si impassible
qu’elle fыt d’habitude.

Avait-il senti l’approche d’indiens rфdeurs, ou la venue des
jaguars, des tigres d’eau et autres bкtes redoutables, qui ne sont
pas rares dans le voisinage des riviиres? Cette derniиre
hypothиse, sans doute, lui parut plausible, car il jeta un rapide
regard sur les matiиres combustibles entassйes dans l’enceinte, et
son inquiйtude s’accrut encore.

En effet, toute cette litiиre sиche d’_alfafares_ devait se
consumer vite et ne pouvait arrкter longtemps des animaux
audacieux.

Dans cette conjoncture, Thalcave n’avait qu’а attendre les
йvйnements, et il attendit, а demi couchй, la tкte reposant sur
les mains, les coudes appuyйs aux genoux, l’oeil immobile, dans la
posture d’un homme qu’une anxiйtй subite vient d’arracher au
sommeil.

Une heure se passa. Tout autre que Thalcave, rassurй par le
silence extйrieur, se fыt rejetй sur sa couche. Mais oщ un
йtranger n’eыt rien soupзonnй, les sens surexcitйs et l’instinct
naturel de l’indien pressentaient quelque danger prochain.

Pendant qu’il йcoutait et йpiait, Thaouka fit entendre un
hennissement sourd; ses naseaux s’allongиrent vers l’entrйe de la
_ramada_. Le patagon se redressa soudain.

«Thaouka a senti quelque ennemi», dit-il.

Il se leva et vint examiner attentivement la plaine.

Le silence y rйgnait encore, mais non la tranquillitй. Thalcave
entrevit des ombres se mouvant sans bruit а travers les touffes de
_curra-mammel_. За et lа йtincelaient des points lumineux, qui se
croisaient dans tous les sens, s’йteignaient et se rallumaient
tour а tour. On eыt dit une danse de falots fantastiques sur le
miroir d’une immense lagune. Quelque йtranger eыt pris sans doute
ces йtincelles volantes pour des lampyres qui brillent, la nuit
venue, en maint endroit des rйgions pampйennes, mais Thalcave ne
s’y trompa pas; il comprit а quels ennemis il avait affaire; il
arma sa carabine, et vint se placer en observation prиs des
premiers poteaux de l’enceinte.

Il n’attendit pas longtemps. Un cri йtrange, un mйlange
d’aboiements et de hurlements retentit dans la pampa. La
dйtonation de la carabine lui rйpondit, et fut suivie de cent
clameurs йpouvantables.

Glenarvan et Robert, subitement rйveillйs, se relevиrent.

«Qu’y a-t-il? demanda le jeune Grant.

-- Des indiens? dit Glenarvan.

-- Non, rйpondit Thalcave, des «aguaras.»

Robert regarda Glenarvan.

«Des _aguaras_? dit-il.

-- Oui, rйpondit Glenarvan, les loups rouges de la pampa.»

Tous deux saisirent leurs armes et rejoignirent l’indien. Celui-ci
leur montra la plaine, d’oщ s’йlevait un formidable concert de
hurlements.

Robert fit involontairement un pas en arriиre.

«Tu n’as pas peur des loups, mon garзon? Lui dit Glenarvan.

-- Non, _mylord_, rйpondit Robert d’une voix ferme. Auprиs de
vous, d’ailleurs, je n’ai peur de rien.

-- Tant mieux. Ces _aguaras_ sont des bкtes assez peu redoutables,
et, n’йtait leur nombre, je ne m’en prйoccuperais mкme pas.

-- Qu’importe! rйpondit Robert. Nous sommes bien armйs, qu’ils y
viennent!

-- Et ils seront bien reзus!»

En parlant ainsi, Glenarvan voulait rassurer l’enfant; mais il ne
songeait pas sans une secrиte terreur а cette lйgion de
carnassiers dйchaоnйs dans la nuit. Peut-кtre йtaient-ils lа par
centaines, et trois hommes, si bien armйs qu’ils fussent, ne
pouvaient lutter avec avantage contre un tel nombre d’animaux.

Lorsque le patagon prononзa le mot «aguara», Glenarvan reconnut
aussitфt le nom donnй au loup rouge par les indiens de la pampa.
Ce carnassier, le «canis-jubatus» des naturalistes, a la taille
d’un grand chien et la tкte d’un renard; son pelage est rouge
cannelle, et sur son dos flotte une criniиre noire qui lui court
tout le long de l’йchine. Cet animal est trиs leste et trиs
vigoureux; il habite gйnйralement les endroits marйcageux et
poursuit а la nage les bкtes aquatiques; la nuit le chasse de sa
taniиre, oщ il dort pendant le jour; on le redoute
particuliиrement dans les estancias oщ s’йlиvent les troupeaux,
car, pour peu que la faim l’aiguillonne, il s’en prend au gros
bйtail et commet des ravages considйrables. Isolй, l’aguara n’est
pas а craindre; mais il en est autrement d’un grand nombre de ces
animaux affamйs, et mieux vaudrait avoir affaire а quelque couguar
ou jaguar que l’on peut attaquer face а face.

Or, aux hurlements dont retentissait la pampa, а la multitude des
ombres qui bondissaient dans la plaine, Glenarvan ne pouvait se
mйprendre sur la quantitй de loups rouges rassemblйs au bord de la
Guamini; ces animaux avaient senti lа une proie sыre, chair de
cheval ou chair humaine, et nul d’entre eux ne regagnerait son
gоte sans en avoir eu sa part. La situation йtait donc trиs
alarmante.

Cependant le cercle des loups se restreignit peu а peu. Les
chevaux rйveillйs donnиrent des signes de la plus vive terreur.
Seul, Thaouka frappait du pied, cherchant а rompre son licol et
prкt а s’йlancer au dehors. Son maоtre ne parvenait а le calmer
qu’en faisant entendre un sifflement continu.

Glenarvan et Robert s’йtaient postйs de maniиre а dйfendre
l’entrйe de la _ramada_. Leurs carabines armйes, ils allaient
faire feu sur le premier rang des _aguaras_, quand Thalcave releva
de la main leur arme dйjа mise en joue.

«Que veut Thalcave? dit Robert.

-- Il nous dйfend de tirer! rйpondit Glenarvan.

-- Pourquoi?

-- Peut-кtre ne juge-t-il pas le moment opportun!»

Ce n’йtait pas ce motif qui faisait agir l’indien, mais une raison
plus grave, et Glenarvan la comprit, quand Thalcave, soulevant sa
poudriиre et la retournant, montra qu’elle йtait а peu prиs vide.

«Eh bien? dit Robert.

-- Eh bien, il faut mйnager nos munitions. Notre chasse
aujourd’hui nous a coыtй cher, et nous sommes а court de plomb et
de poudre. Il ne nous reste pas vingt coups а tirer!»

L’enfant ne rйpondit rien.

«Tu n’as pas peur, Robert?

-- Non, _mylord_.

-- Bien, mon garзon.»

En ce moment, une nouvelle dйtonation retentit.

Thalcave avait jetй а terre un ennemi trop audacieux; les loups,
qui s’avanзaient en rangs pressйs, reculиrent et se massиrent а
cent pas de l’enceinte.

Aussitфt, Glenarvan, sur un signe de l’indien, prit sa place;
celui-ci, ramassant la litiиre, les herbes, en un mot toutes les
matiиres combustibles, les entassa а l’entrйe de la _ramada_, et y
jeta un charbon encore incandescent.

Bientфt un rideau de flammes se tendit sur le fond noir du ciel,
et, а travers ses dйchirures, la plaine se montra vivement
йclairйe par de grands reflets mobiles. Glenarvan put juger alors
de l’innombrable quantitй d’animaux auxquels il fallait rйsister.
Jamais tant de loups ne s’йtaient vus ensemble, ni si excitйs par
la convoitise. La barriиre de feu que venait de leur opposer
Thalcave avait redoublй leur colиre en les arrкtant net.

Quelques-uns, cependant, s’avancиrent jusqu’au brasier mкme, et
s’y brыlиrent les pattes.

De temps а autre, il fallait un nouveau coup de fusil pour arrкter
cette horde hurlante, et, au bout d’une heure, une quinzaine de
cadavres jonchaient dйjа la prairie.

Les assiйgйs se trouvaient alors dans une situation relativement
moins dangereuse; tant que dureraient les munitions, tant que la
barriиre de feu se dresserait а l’entrйe de la _ramada_,
l’envahissement n’йtait pas а craindre. Mais aprиs, que faire,
quand tous ces moyens de repousser la bande de loups manqueraient
а la fois?

Glenarvan regarda Robert et sentit son coeur se gonfler. Il
s’oublia, lui, pour ne songer qu’а ce pauvre enfant qui montrait
un courage au-dessus de son вge. Robert йtait pвle, mais sa main
n’abandonnait pas son arme, et il attendait de pied ferme l’assaut
des loups irritйs.

Cependant Glenarvan, aprиs avoir froidement envisagй la situation,
rйsolut d’en finir.

«Dans une heure, dit-il, nous n’aurons plus ni poudre, ni plomb,
ni feu. Eh bien, il ne faut pas attendre а ce moment pour prendre
un parti.»

Il retourna donc vers Thalcave, et rassemblant les quelques mots
d’espagnol que lui fournit sa mйmoire, il commenзa avec l’indien
une conversation souvent interrompue par les coups de feu.

Ce ne fut pas sans peine que ces deux hommes parvinrent а se
comprendre. Glenarvan, fort heureusement, connaissait les moeurs
du loup rouge. Sans cette circonstance, il n’aurait su interprйter
les mots et les gestes du patagon.

Nйanmoins, un quart d’heure se passa avant qu’il pыt transmettre а
Robert la rйponse de Thalcave.

Glenarvan avait interrogй l’indien sur leur situation presque
dйsespйrйe.

«Et qu’a-t-il rйpondu? demanda Robert Grant.

-- Il a dit que, coыte que coыte, il fallait tenir jusqu’au lever
du jour. L’aguara ne sort que la nuit, et, le matin venu, il
rentre dans son repaire. C’est le loup des tйnиbres, une bкte
lвche qui a peur du grand jour, un hibou а quatre pattes!

-- Eh bien, dйfendons-nous jusqu’au jour!

-- Oui, mon garзon, et а coups de couteau, quand nous ne pourrons
plus le faire а coups de fusil.»

Dйjа Thalcave avait donnй l’exemple, et lorsqu’un loup
s’approchait du brasier, le long bras armй du patagon traversait
la flamme et en ressortait rouge de sang.

Cependant les moyens de dйfense allaient manquer.

Vers deux heures du matin, Thalcave jetait dans le brasier la
derniиre brassйe de combustible, et il ne restait plus aux
assiйgйs que cinq coups а tirer.

Glenarvan porta autour de lui un regard douloureux.

Il songea а cet enfant qui йtait lа, а ses compagnons, а tous ceux
qu’il aimait. Robert ne disait rien. Peut-кtre le danger
n’apparaissait-il pas imminent а sa confiante imagination. Mais
Glenarvan y pensait pour lui, et se reprйsentait cette perspective
horrible, maintenant inйvitable, d’кtre dйvorй vivant! Il ne fut
pas maоtre de son йmotion; il attira l’enfant sur sa poitrine, il
le serra contre son coeur, il colla ses lиvres а son front, tandis
que des larmes involontaires coulaient de ses yeux.

Robert le regarda en souriant.

«Je n’ai pas peur! dit-il.

-- Non! mon enfant, non, rйpondit Glenarvan, et tu as raison. Dans
deux heures, le jour viendra, et nous serons sauvйs! -- bien,
Thalcave, bien, mon brave patagon!» s’йcria-t-il au moment oщ
l’indien tuait а coups de crosse deux йnormes bкtes qui tentaient
de franchir la barriиre ardente.

Mais, en ce moment, la lueur mourante du foyer lui montra la bande
des _aguaras_ qui marchait en rangs pressйs а l’assaut de la
_ramada_.

Le dйnoыment de ce drame sanglant approchait; le feu tombait peu а
peu, faute de combustible; la flamme baissait; la plaine, йclairйe
jusqu’alors, rentrait dans l’ombre, et dans l’ombre aussi
reparaissaient les yeux phosphorescents des loups rouges. Encore
quelques minutes, et toute la horde se prйcipiterait dans
l’enceinte.

Thalcave dйchargea pour la derniиre fois sa carabine, jeta un
ennemi de plus а terre, et, ses munitions йpuisйes, il se croisa
les bras. Sa tкte s’inclina sur sa poitrine. Il parut mйditer
silencieusement. Cherchait-il donc quelque moyen hardi,
impossible, insensй, de repousser cette troupe furieuse? Glenarvan
n’osait l’interroger.

En ce moment, un changement se produisit dans l’attaque des loups.
Ils semblиrent s’йloigner, et leurs hurlements, si assourdissants
jusqu’alors, cessиrent subitement. Un morne silence s’йtendit sur
la plaine.

«Ils s’en vont! dit Robert.

-- Peut-кtre», rйpondit Glenarvan, qui prкta l’oreille aux bruits
du dehors.

Mais Thalcave, devinant sa pensйe, secoua la tкte.

Il savait bien que les animaux n’abandonneraient pas une proie
assurйe, tant que le jour ne les aurait pas ramenйs а leurs
sombres taniиres.

Cependant la tactique de l’ennemi s’йtait йvidemment modifiйe.

Il n’essayait plus de forcer l’entrйe de la _ramada_, mais ses
nouvelles manoeuvres allaient crйer un danger plus pressant
encore. Les _aguaras_, renonзant а pйnйtrer par cette entrйe que
dйfendaient obstinйment le fer et le feu, tournиrent la _ramada_,
et d’un commun accord ils cherchиrent а l’assaillir par le cфtй
opposй.

Bientфt on entendit leurs griffes s’incruster dans le bois а demi
pourri. Entre les poteaux йbranlйs passaient dйjа des pattes
vigoureuses, des gueules sanglantes. Les chevaux, effarйs, rompant
leur licol, couraient dans l’enceinte, pris d’une terreur folle.
Glenarvan saisit entre ses bras le jeune enfant, afin de le
dйfendre jusqu’а la derniиre extrйmitй. Peut-кtre mкme, tentant
une fuite impossible, allait-il s’йlancer au dehors, quand ses
regards se portиrent sur l’indien.

Thalcave, aprиs avoir tournй comme une bкte fauve dans la
_ramada_, s’йtait brusquement rapprochй de son cheval qui
frйmissait d’impatience, et il commenзa а le seller avec soin,
n’oubliant ni une courroie, ni un ardillon. Il ne semblait plus
s’inquiйter des hurlements qui redoublaient alors. Glenarvan le
regardait faire avec une sinistre йpouvante.

«Il nous abandonne! s’йcria-t-il, en voyant Thalcave rassembler
ses guides, comme un cavalier qui va se mettre en selle.

-- Lui! Jamais!» dit Robert.

Et en effet, l’indien allait tenter, non d’abandonner ses amis,
mais de les sauver en se sacrifiant pour eux.

Thaouka йtait prкt; il mordait son mors; il bondissait; ses yeux,
pleins d’un feu superbe, jetaient des йclairs; il avait compris
son maоtre.

Glenarvan, au moment oщ l’indien saisissait la criniиre de son
cheval, lui prit le bras d’une main convulsive.

«Tu pars? dit-il en montrant la plaine libre alors.

-- Oui», fit l’indien, qui comprit le geste de son compagnon.

Puis il ajouta quelques mots espagnols qui signifiaient:

«Thaouka! Bon cheval. Rapide. Entraоnera les loups а sa suite.

-- Ah! Thalcave! s’йcria Glenarvan.

-- Vite! Vite!» rйpondit l’indien, pendant que Glenarvan disait а
Robert d’une voix brisйe par l’йmotion:

«Robert! Mon enfant! Tu l’entends! Il veut se dйvouer pour nous!
Il veut s’йlancer dans la pampa, et dйtourner la rage des loups en
l’attirant sur lui!

-- Ami Thalcave, rйpondit Robert en se jetant aux pieds du
patagon, ami Thalcave, ne nous quitte pas!

-- Non! dit Glenarvan, il ne nous quittera pas.»

Et se tournant vers l’indien:

«Partons ensemble, dit-il, en montrant les chevaux йpouvantйs et
serrйs contre les poteaux.

-- Non, fit l’indien, qui ne se mйprit pas sur le sens de ces
paroles. Mauvaises bкtes. Effrayйes. Thaouka. Bon cheval.

-- Eh bien soit! dit Glenarvan, Thalcave ne te quittera pas,
Robert! Il m’apprend ce que j’ai а faire! а moi de partir! а lui
de rester prиs de toi.»

Puis, saisissant la bride de Thaouka:

«Ce sera moi, dit-il, qui partirai!

-- Non, rйpondit tranquillement le patagon.

-- Moi, te dis-je, s’йcria Glenarvan, en lui arrachant la bride
des mains, ce sera moi! Sauve cet enfant! Je te le confie,
Thalcave!»

Cependant Thalcave rйsistait. Cette discussion se prolongeait, et
le danger croissait de seconde en seconde. Dйjа les pieux rongйs
cйdaient aux dents et aux griffes des loups. Ni Glenarvan ni
Thalcave ne paraissaient vouloir cйder. L’indien avait entraоnй
Glenarvan vers l’entrйe de l’enceinte; il lui montrait la plaine
libre de loups; dans son langage animй il lui faisait comprendre
qu’il ne fallait pas perdre un instant; que le danger, si la
manoeuvre ne rйussissait pas, serait plus grand pour ceux qui
restaient; enfin que seul il connaissait assez Thaouka pour
employer au salut commun ses merveilleuses qualitйs de lйgиretй et
de vitesse. Glenarvan, aveuglй, s’entкtait et voulait se dйvouer,
quand soudain il fut repoussй violemment. Thaouka bondissait; il
se dressait sur ses pieds de derriиre, et tout d’un coup, emportй,
il franchit la barriиre de feu et la lisiиre de cadavres, tandis
qu’une voix d’enfant s’йcriait:» Dieu vous sauve, _mylord_!»

Et c’est а peine si Glenarvan et Thalcave eurent le temps
d’apercevoir Robert qui, cramponnй а la criniиre de Thaouka,
disparaissait dans les tйnиbres.

«Robert! Malheureux!» s’йcria Glenarvan.

Mais ces paroles, l’indien lui-mкme ne put les entendre. Un
hurlement йpouvantable йclata. Les loups rouges, lancйs sur les
traces du cheval, s’enfuyaient dans l’ouest avec une fantastique
rapiditй.

Thalcave et Glenarvan se prйcipitиrent hors de la _ramada_. Dйjа
la plaine avait repris sa tranquillitй, et c’est а peine s’ils
purent entrevoir une ligne mouvante qui ondulait au loin dans les
ombres de la nuit.

Glenarvan tomba sur le sol, accablй, dйsespйrй, joignant les
mains. Il regarda Thalcave. L’indien souriait avec son calme
accoutumй.

«Thaouka. Bon cheval! Enfant brave! Il se sauvera! rйpйtait-il en
approuvant d’un signe de la tкte.

-- Et s’il tombe? dit Glenarvan.

-- Il ne tombera pas!»

Malgrй la confiance de Thalcave, la nuit s’acheva pour le pauvre
lord dans d’affreuses angoisses. Il voulait courir а la recherche
de Robert; mais l’indien l’arrкta; il lui fit comprendre que les
chevaux ne pouvaient le rejoindre, que Thaouka avait dы distancer
ses ennemis, qu’on ne pourrait le retrouver dans les tйnиbres, et
qu’il fallait attendre le jour pour s’йlancer sur les traces de
Robert.

А quatre heures du matin, l’aube commenзa а poindre.

Le moment de partir йtait arrivй.

«En route», dit l’indien.

Glenarvan ne rйpondit pas, mais il sauta sur le cheval de Robert.
Bientфt les deux cavaliers galopaient vers l’ouest, remontant la
ligne droite dont leurs compagnons ne devaient pas s’йcarter.
Pendant une heure, ils allиrent ainsi а une vitesse prodigieuse,
cherchant Robert des yeux, craignant а chaque pas de rencontrer
son cadavre ensanglantй. Glenarvan dйchirait les flancs de son
cheval sous l’йperon.

Enfin des coups de fusil se firent entendre, des dйtonations
rйguliиrement espacйes comme un signal de reconnaissance.

«Ce sont eux», s’йcria Glenarvan.

Thalcave et lui communiquиrent а leurs chevaux une allure plus
rapide encore, et, quelques instants aprиs, ils rejoignirent le
dйtachement conduit par Paganel. Un cri s’йchappa de la poitrine
de Glenarvan. Robert йtait lа, vivant, bien vivant, portй par le
superbe Thaouka, qui hennit de plaisir en revoyant son maоtre.

«Ah! Mon enfant! Mon enfant!» s’йcria Glenarvan, avec une
indicible expression de tendresse.

Et Robert et lui, mettant pied а terre, se prйcipitиrent dans les
bras l’un de l’autre. Puis, ce fut au tour de l’indien de serrer
sur sa poitrine le courageux fils du capitaine Grant.

«Il vit! Il vit! s’йcriait Glenarvan.

-- Oui! rйpondit Robert, et grвce а Thaouka!»

L’indien n’avait pas attendu cette parole de reconnaissance pour
remercier son cheval, et, en ce moment, il lui parlait, il
l’embrassait, comme si un sang humain eыt coulй dans les veines du
fier animal.

Puis, se retournant vers Paganel, il lui montra le jeune Robert:

«Un brave!» dit-il.

Cependant, Glenarvan disait а Robert en l’entourant de ses bras:

«Pourquoi, mon fils, pourquoi n’as-tu pas laissй Thalcave ou moi
tenter cette derniиre chance de te sauver?

-- _Mylord_, rйpondit l’enfant avec l’accent de la plus vive
reconnaissance, n’йtait-ce pas а moi de me dйvouer? Thalcave m’a
dйjа sauvй la vie! Et vous, vous allez sauver mon pиre.»


Chapitre XX
_Les plaines argentines_

Aprиs les premiers йpanchements du retour, Paganel, Austin,
Wilson, Mulrady, tous ceux qui йtaient restйs en arriиre, sauf
peut-кtre le major Mac Nabbs, s’aperзurent d’une chose, c’est
qu’ils mouraient de soif. Fort heureusement, la Guamini coulait а
peu de distance. On se remit donc en route, et а sept heures du
matin la petite troupe arriva prиs de l’enceinte. А voir ses
abords jonchйs des cadavres des loups, il fut facile de comprendre
la violence de l’attaque et la vigueur de la dйfense.

Bientфt les voyageurs, abondamment rafraоchis, se livrиrent а un
dйjeuner phйnomйnal dans l’enceinte de la _ramada_. Les filets de
nandou furent dйclarйs excellents, et le tatou, rфti dans sa
carapace, un mets dйlicieux.

«En manger raisonnablement, dit Paganel, ce serait de
l’ingratitude envers la providence, il faut en manger trop.»

Et il en mangea trop, et ne s’en porta pas plus mal, grвce а l’eau
limpide de la Guamini, qui lui parut possйder des qualitйs
digestives d’une grande supй_rio_ritй.

А dix heures du matin, Glenarvan, ne voulant pas renouveler les
fautes d’Annibal а Capoue, donna le signal du dйpart. Les outres
de cuir furent remplies d’eau, et l’on partit. Les chevaux bien
restaurйs montrиrent beaucoup d’ardeur, et, presque tout le temps,
ils se maintinrent а l’allure du petit galop de chasse. Le pays
plus humide devenait aussi plus fertile, mais toujours dйsert. Nul
incident ne se produisit pendant les journйes du 2 et du 3
novembre, et le soir, les voyageurs, rompus dйjа aux fatigues des
longues marches, campиrent а la limite des pampas, sur les
frontiиres de la province de Buenos-Ayres. Ils avaient quittй la
baie de Talcahuano le 14 octobre; ainsi donc, en vingt-deux jours,
quatre cent cinquante milles, c’est-а-dire prиs des deux tiers du
chemin, se trouvaient heureusement franchis.

Le lendemain matin, on dйpassa la ligne conventionnelle qui sйpare
les plaines argentines de la rйgion des pampas. C’est lа que
Thalcave espйrait rencontrer les caciques aux mains desquels il ne
doutait pas de trouver Harry Grant et ses deux compagnons
d’esclavage.

Des quatorze provinces qui composent la rйpublique argentine,
celle de Buenos-Ayres est а la fois la plus vaste et la plus
peuplйe. Sa frontiиre confine aux territoires indiens du sud,
entre le soixante-quatriиme et le soixante-cinquiиme degrй.

Son territoire est йtonnamment fertile. Un climat particuliиrement
salubre rиgne sur cette plaine couverte de graminйes et de plantes
arborescentes lйgumineuses, qui prйsente une horizontalitй presque
parfaite jusqu’au pied des sierras Tandil et Tapalquem.

Depuis qu’ils avaient quittй la Guamini, les voyageurs
constataient, non sans grande satisfaction, une amйlioration
notable dans la tempйrature. Sa moyenne ne dйpassait pas dix-sept
degrйs centigrades, grвce aux vents violents et froids de la
Patagonie qui agitent incessamment les ondes atmosphйriques. Bкtes
et gens n’avaient donc aucun motif de se plaindre, aprиs avoir
tant souffert de la sйcheresse et de la chaleur. On s’avanзait
avec ardeur et confiance. Mais, quoi qu’en eыt dit Thalcave, le
pays semblait кtre entiиrement inhabitй, ou, pour employer un mot
plus juste, «dйshabitй.»

Souvent la ligne de l’est cфtoya ou coupa des petites lagunes,
faites tantфt d’eaux douces, tantфt d’eaux saumвtres.

Sur les bords et а l’abri des buissons sautillaient de lйgers
roitelets et chantaient de joyeuses alouettes, en compagnie des
«tangaras», ces rivaux en couleurs des colibris йtincelants. Ces
jolis oiseaux battaient gaiement de l’aile sans prendre garde aux
йtourneaux militaires qui paradaient sur les berges avec leurs
йpaulettes et leurs poitrines rouges. Aux buissons йpineux se
balanзait, comme un hamac de crйole, le nid mobile des «annubis»,
et sur le rivage des lagunes, de magnifiques flamants, marchant en
troupe rйguliиre, dйployaient au vent leurs ailes couleur de feu.
On apercevait leurs nids groupйs par milliers, en forme de cфnes
tronquйs d’un pied de haut, qui formaient comme une petite ville.
Les flamants ne se dйrangeaient pas trop а l’approche des
voyageurs. Ce qui ne fit pas le compte du savant Paganel.

«Depuis longtemps, dit-il au major, je suis curieux de voir voler
un flamant.

-- Bon! dit le major.

-- Or, puisque j’en trouve l’occasion, j’en profite.

-- Profitez-en, Paganel.

-- Venez avec moi, major. Viens aussi, Robert. J’ai besoin de
tйmoins.»

Et Paganel, laissant ses compagnons marcher en avant, se dirigea,
suivi de Robert Grant et du major, vers la troupe des
phйnicoptиres.

Arrivй а bonne portйe, il tira un coup de fusil а poudre, car il
n’aurait pas versй inutilement le sang d’un oiseau, et tous les
flamants de s’envoler d’un commun accord, pendant que Paganel les
observait attentivement а travers ses lunettes.

«Eh bien, dit-il au major quand la troupe eut disparu, les avez-
vous vus voler?

-- Oui certes, rйpondit Mac Nabbs, et, а moins d’кtre aveugle, on
ne pouvait faire moins.

-- Avez-vous trouvй qu’en volant ils ressemblaient а des flиches
empennйes?

-- Pas le moins du monde.

-- Pas du tout, ajouta Robert.

-- J’en йtais sыr! reprit le savant d’un air de satisfaction. Cela
n’a pas empкchй le plus orgueilleux des gens modestes, mon
illustre compat_rio_te Chateaubriand, d’avoir fait cette
comparaison inexacte entre les flamants et les flиches! Ah!
Robert, la comparaison, vois-tu bien, c’est la plus dangereuse
figure de rhйtorique que je connaisse. Dйfie-t’en toute la vie, et
ne l’emploie qu’а la derniиre extrйmitй.

-- Ainsi vous кtes satisfait de votre expйrience? dit le major.

-- Enchantй.

-- Et moi aussi; mais pressons nos chevaux, car votre illustre
Chateaubriand nous a mis d’un mille en arriиre.»

Lorsqu’il eut rejoint ses compagnons, Paganel trouva Glenarvan en
grande conversation avec l’indien qu’il ne semblait pas
comprendre. Thalcave s’йtait souvent arrкtй pour observer
l’horizon, et chaque fois son visage avait exprimй un assez vif
йtonnement. Glenarvan, ne voyant pas auprиs de lui son interprиte
ordinaire, avait essayй, mais en vain, d’interroger l’indien.
Aussi, du plus loin qu’il aperзut le savant, il lui cria:

«Arrivez donc, ami Paganel, Thalcave et moi, nous ne parvenons
guиre а nous entendre!»

Paganel s’entretint pendant quelques minutes avec le patagon, et
se retournant vers Glenarvan:

«Thalcave, lui dit-il, s’йtonne d’un fait qui est vйritablement
bizarre.

-- Lequel?

-- C’est de ne rencontrer ni indiens ni traces d’indiens dans ces
plaines, qui sont ordinairement sillonnйes de leurs bandes, soit
qu’ils chassent devant eux le bйtail volй aux estancias, soit
qu’ils aillent jusqu’aux Andes vendre leurs tapis de _zorillo_ et
leurs fouets en cuir tressй.

-- Et а quoi Thalcave attribue-t-il cet abandon?

-- Il ne saurait le dire; il s’en йtonne, voilа tout.

-- Mais quels indiens comptait-il trouver dans cette partie des
pampas?

-- Prйcisйment ceux qui ont eu des prisonniers йtrangers entre
leurs mains, ces indigиnes que commandent les caciques
Calfoucoura, Catriel ou Yanchetruz.

-- Quels sont ces gens-lа?

-- Des chefs de bandes qui йtaient tout-puissants il y a une
trentaine d’annйes, avant qu’ils eussent йtй rejetйs au delа des
sierras. Depuis cette йpoque, ils se sont soumis autant qu’un
indien peut se soumettre, et ils battent la plaine de la Pampasie
aussi bien que la province de Buenos-Ayres. Je m’йtonne donc avec
Thalcave de ne pas rencontrer leurs traces dans un pays oщ ils
font gйnйralement le mйtier de _salteadores_.

-- Mais alors, demanda Glenarvan, quel parti devons-nous prendre?

-- Je vais le savoir», rйpondit Paganel.

Et aprиs quelques instants de conversation avec Thalcave, il dit:

«Voici son avis, qui me paraоt fort sage. Il faut continuer notre
route а l’est jusqu’au fort indйpendance, -- c’est notre chemin, -
- et lа, si nous n’avons pas de nouvelles du capitaine Grant, nous
saurons du moins ce que sont devenus les indiens de la plaine
argentine.

-- Ce fort indйpendance est-il йloignй? rйpondit Glenarvan.

-- Non, il est situй dans la sierra Tandil, а une soixantaine de
milles.

-- Et nous y arriverons?...

-- Aprиs-demain soir.»

Glenarvan fut assez dйconcertй de cet incident. Ne pas trouver un
indien dans les pampas, c’йtait а quoi on se fыt le moins attendu.
Il y en a trop ordinairement. Il fallait donc qu’une circonstance
toute spйciale les eыt йcartйs. Mais, chose grave surtout, si
Harry Grant йtait prisonnier de l’une de ces tribus, il avait йtй
entraоnй dans le nord ou dans le sud? Ce doute ne laissa pas
d’inquiйter Glenarvan. Il s’agissait de conserver а tout prix la
piste du capitaine. Enfin, le mieux йtait de suivre l’avis de
Thalcave et d’atteindre le village de Tandil. Lа, du moins, on
trouverait а qui parler.

Vers quatre heures du soir, une colline, qui pouvait passer pour
une montagne dans un pays si plat, fut signalйe а l’horizon.
C’йtait la sierra Tapalquem, au pied de laquelle les voyageurs
campиrent la nuit suivante. Le passage de cette sierra se fit le
lendemain le plus facilement du monde. On suivait des ondulations
sablonneuses d’un terrain а pentes douces. Une pareille sierra ne
pouvait кtre prise au sйrieux par des gens qui avaient franchi la
cordillиre des Andes, et les chevaux ralentirent а peine leur
rapide allure.

А midi, on dйpassait le fort abandonnй de Tapalquem, premier
anneau de cette chaоne de fortins tendue sur la lisiиre du sud
contre les indigиnes pillards. Mais d’indiens, on n’en rencontra
pas l’ombre, а la surprise croissante de Thalcave. Cependant, vers
le milieu du jour, trois coureurs des plaines, bien montйs et bien
armйs, observиrent un instant la petite troupe; mais ils ne se
laissиrent pas approcher, et s’enfuirent avec une incroyable
rapiditй. Glenarvan йtait furieux.

«Des gauchos», dit le patagon, en donnant а ces indigиnes la
dйnomination qui avait amenй une discussion entre le major et
Paganel.

«Ah! Des gauchos, rйpondit Mac Nabbs. Eh bien, Paganel, le vent du
nord ne souffle pas aujourd’hui. Qu’est-ce que vous pensez de ces
animaux-lа?

-- Je pense qu’ils ont l’air de fameux bandits, rйpondit Paganel.

-- Et de lа а en кtre, mon cher savant?

-- Il n’y a qu’un pas, mon cher major!»

L’aveu de Paganel fut suivi d’un rire gйnйral qui ne le dйconcerta
point, et il fit mкme, а l’occasion de ces indiens, une trиs
curieuse observation.

«J’ai lu quelque part, dit-il, que chez l’arabe la bouche a une
rare expression de fйrocitй, tandis que l’expression humaine se
trouve dans le regard. Eh bien, chez le sauvage amйricain, c’est
tout le contraire. Ces gens-lа ont l’oeil particuliиrement
mйchant.»

Un physionomiste de profession n’eыt pas mieux dit pour
caractйriser la race indienne.

Cependant, d’aprиs les ordres de Thalcave, on marchait en peloton
serrй; quelque dйsert que fыt le pays, il fallait se dйfier des
surprises; mais la prйcaution fut inutile, et le soir mкme on
campait dans une vaste _tolderia_ abandonnйe, oщ le cacique
Catriel rйunissait ordinairement ses bandes d’indigиnes. А
l’inspection du terrain, au dйfaut de traces rйcentes, le patagon
reconnut que la _tolderia_ n’avait pas йtй occupйe depuis
longtemps.

Le lendemain, Glenarvan et ses compagnons se retrouvaient dans la
plaine: les premiиres estancias qui avoisinent la sierra Tandil
furent aperзues; mais Thalcave rйsolut de ne pas s’y arrкter et de
marcher droit au fort indйpendance, oщ il voulait se renseigner,
particuliиrement sur la situation singuliиre de ce pays abandonnй.

Les arbres, si rares, depuis la cordillиre, reparurent alors, la
plupart plantйs aprиs l’arrivйe des europйens sur le territoire
amйricain. Il y avait lа des _azedarachs_, des pкchers, des
peupliers, des saules, des acacias, qui poussaient tout seuls,
vite et bien. Ils entouraient gйnйralement les «corrales», vastes
enceintes а bйtail garnies de pieux. Lа paissaient et
s’engraissaient par milliers boeufs, moutons, vaches et chevaux,
marquйs au fer chaud de l’estampille du maоtre, tandis que de
grands chiens vigilants et nombreux veillaient aux alentours. Le
sol un peu salin qui s’йtend au pied des montagnes convient
admirablement aux troupeaux et produit un fourrage excellent. On
le choisit donc de prйfйrence pour l’йtablissement des estancias,
qui sont dirigйes par un majordome et un contremaоtre, ayant sous
leurs ordres quatre pйons pour mille tкtes de bйtail.

Ces gens-lа mиnent la vie des grands pasteurs de la bible; leurs
troupeaux sont aussi nombreux, plus nombreux peut-кtre, que ceux
dont s’emplissaient les plaines de la Mйsopotamie; mais ici la
famille manque au berger, et les grands «estanceros» de la pampa
ont tout du grossier marchand de boeufs, rien du patriarche des
temps bibliques.

C’est ce que Paganel expliqua fort bien а ses compagnons, et, а ce
sujet, il se livra а une discussion anthropologique pleine
d’intйrкt sur la comparaison des races. Il parvint mкme а
intйresser le major, qui ne s’en cacha point.

Paganel eut aussi l’occasion de faire observer un curieux effet de
mirage trиs commun dans ces plaines horizontales: les estancias,
de loin, ressemblaient а de grandes оles; les peupliers et les
saules de leur lisiиre semblaient rйflйchis dans une eau limpide
qui fuyait devant les pas des voyageurs; mais l’illusion йtait si
parfaite que l’oeil ne pouvait s’y habituer.

Pendant cette journйe du 6 novembre, on rencontra plusieurs
estancias, et aussi un ou deux saladeros.

C’est lа que le bйtail, aprиs avoir йtй engraissй au milieu de
succulents pвturages, vient tendre la gorge au couteau du boucher.
Le saladero, ainsi que son nom l’indique, est l’endroit oщ se
salent les viandes. C’est а la fin du printemps que commencent ces
travaux rйpugnants. Les «saladeros» vont alors chercher les
animaux au corral; ils les saisissent avec le _lazo_, qu’ils
manient habilement, et les conduisent au saladero; lа, boeufs,
taureaux, vaches, moutons sont abattus par centaines, йcorchйs et
dйcharnйs. Mais souvent les taureaux ne se laissent pas prendre
sans rйsistance.

L’йcorcheur se transforme alors en torйador, et ce mйtier
pйrilleux, il le fait avec une adresse et, il faut le dire, une
fйrocitй peu communes. En somme, cette boucherie prйsente un
affreux spectacle. Rien de repoussant comme les environs d’un
saladero; de ces enceintes horribles s’йchappent, avec une
atmosphиre chargйe d’йmanations fйtides, des cris fйroces
d’йcorcheurs, des aboiements sinistres de chiens, des hurlements
prolongйs de bкtes expirantes, tandis que les urubus et les auras,
grands vautours de la plaine argentine, venus par milliers de
vingt lieues а la ronde, disputent aux bouchers les dйbris encore
palpitants de leurs victimes. Mais en ce moment les saladeros
йtaient muets, paisibles et inhabitйs.

L’heure de ces immenses tueries n’avait pas encore sonnй.

Thalcave pressait la marche; il voulait arriver le soir mкme au
fort indйpendance; les chevaux, excitйs par leurs maоtres et
suivant l’exemple de Thaouka, volaient а travers les hautes
graminйes du sol. On rencontra plusieurs fermes crйnelйes et
dйfendues par des fossйs profonds; la maison principale йtait
pourvue d’une terrasse du haut de laquelle les habitants,
organisйs militairement, peuvent faire le coup de fusil avec les
pillards de la plaine. Glenarvan eыt peut-кtre trouvй lа les
renseignements qu’il cherchait, mais le plus sыr йtait d’arriver
au village de Tandil. On ne s’arrкta pas. On passa а guй le _rio_
de los Huesos, et, quelques milles plus loin, le Chapalйofu.
Bientфt la sierra Tandil offrit au pied des chevaux le talus
gazonnй de ses premiиres pentes, et, une heure aprиs, le village
apparut au fond d’une gorge йtroite, dominйe par les murs crйnelйs
du fort indйpendance.


Chapitre XXI
_Le fort indйpendance_

La sierra Tandil est йlevйe de mille pieds au-dessus du niveau de
la mer; c’est une chaоne primordiale, c’est-а-dire antйrieure а
toute crйation organique et mйtamorphique, en ce sens que sa
texture et sa composition se sont peu а peu modifiйes sous
l’influence de la chaleur interne.

Elle est formйe d’une succession semi-circulaire de collines de
gneiss couvertes de gazon. Le district de Tandil, auquel elle a
donnй son nom, comprend tout le sud de la province de Buenos-
Ayres, et se dйlimite par un versant qui envoie vers le nord les
_rio_s nйs sur ses pentes.

Ce district renferme environ quatre mille habitants, et son chef-
lieu est le village de Tandil, situй au pied des croupes
septent_rio_nales de la sierra, sous la protection du fort
indйpendance; sa position est assez heureuse sur l’important
ruisseau du Chapalйofu. Particularitй singuliиre et que ne pouvait
ignorer Paganel, ce village est spйcialement peuplй de basques
franзais et de colons italiens. Ce fut en effet la France qui
fonda les premiers йtablissements йtrangers dans cette portion
infйrieure de la Plata. En 1828, le fort indйpendance, destinй а
protйger le pays contre les invasions rйitйrйes des indiens, fut
йlevй par les soins du franзais Parchappe. Un savant de premier
ordre le seconda dans cette entreprise, Alcide d’Orbigny, qui a le
mieux connu, йtudiй et dйcrit tous les pays mйridionaux de
l’Amйrique du sud.

C’est un point assez important que ce village de Tandil. Au moyen
de ses «galeras», grandes charrettes а boeufs trиs propres а
suivre les routes de la plaine, il communique en douze jours avec
Buenos-Ayres; de lа un commerce assez actif:

Le village envoie а la ville le bйtail de ses estancias, les
salaisons de ses saladeros, et les produits trиs curieux de
l’industrie indienne, tels que les йtoffes de coton, les tissus de
laine, les ouvrages si recherchйs des tresseurs de cuir, etc.

Aussi Tandil, sans compter un certain nombre de maisons assez
confortables, renferme-t-il des йcoles et des йglises, pour
s’instruire dans ce monde et dans l’autre.

Paganel, aprиs avoir donnй ces dйtails, ajouta que les
renseignements ne pourraient manquer au village de Tandil; le
fort, d’ailleurs, est toujours occupй par un dйtachement de
troupes nationales. Glenarvan fit donc mettre les chevaux а
l’йcurie d’une «fonda» d’assez bonne apparence; puis Paganel, le
major, Robert et lui, sous la conduite de Thalcave, se dirigиrent
vers le fort indйpendance. Aprиs quelques minutes d’ascension sur
une des croupes de la sierra, ils arrivиrent а la poterne, assez
mal gardйe par une sentinelle argentine. Ils passиrent sans
difficultй, ce qui indiquait une grande incurie ou une extrкme
sйcuritй.

Quelques soldats faisaient alors l’exercice sur l’esplanade du
fort; mais le plus вgй de ces soldats avait vingt ans, et le plus
jeune sept а peine. А vrai dire, c’йtait une douzaine d’enfants et
de jeunes garзons, qui s’escrimaient assez proprement. Leur
uniforme consistait en une chemise rayйe, nouйe а la taille par
une ceinture de cuir; de pantalon, de culotte ou de kilt йcossais,
il n’йtait point question; la douceur de la tempйrature autorisait
d’ailleurs la lйgиretй relative de ce costume. Et d’abord, Paganel
eut bonne idйe d’un gouvernement qui ne se ruinait pas en galons.
Chacun de ces jeunes bambins portait un fusil а percussion et un
sabre, le sabre trop long et le fusil trop lourd pour les petits.

Tous avaient la figure basanйe, et un certain air de famille. Le
caporal instructeur qui les commandait leur ressemblait aussi. Ce
devaient кtre, et c’йtaient en effet, douze frиres qui paradaient
sous les ordres du treiziиme.

Paganel ne s’en йtonna pas; il connaissait sa statistique
argentine, et savait que dans le pays la moyenne des enfants
dйpasse neuf par mйnage; mais ce qui le surprit fort, ce fut de
voir ces petits une prйcision parfaite les principaux mouvements
de la charge en douze temps. Souvent mкme, les commandements du
caporal se faisaient dans la langue maternelle du savant
gйographe.

«Voilа qui est particulier», dit-il.

Mais Glenarvan n’йtait pas venu au fort indйpendance pour voir des
bambins faire l’exercice, encore moins pour s’occuper de leur
nationalitй ou de leur origine. Il ne laissa donc pas а Paganel le
temps de s’йtonner davantage, et il le pria de demander le chef de
la garnison. Paganel s’exйcuta, et l’un des soldats argentins se
dirigea vers une petite maison qui servait de caserne.

Quelques instants aprиs, le commandant parut en personne. C’йtait
un homme de cinquante ans, vigoureux, l’air militaire, les
moustaches rudes, la pommette des joues saillante, les cheveux
grisonnants, l’oeil impйrieux, autant du moins qu’on en pouvait
juger а travers les tourbillons de fumйe qui s’йchappaient de sa
pipe а court tuyau. Sa dйmarche rappela fort а Paganel la tournure
_sui generis_ des vieux sous-officiers de son pays.

Thalcave, s’adressant au commandant, lui prйsenta lord Glenarvan
et ses compagnons. Pendant qu’il parlait, le commandant ne cessait
de dйvisager Paganel avec une persistance assez embarrassante.

Le savant ne savait oщ le troupier voulait en venir, et il allait
l’interroger, quand l’autre lui prit la main sans faзon, et dit
d’une voix joyeuse dans la langue du gйographe:

«Un franзais?

-- Oui! Un franзais! rйpondit Paganel.

-- Ah! Enchantй! Bienvenu! Bienvenu! Suis franзais aussi, rйpйta
le commandant en secouant le bras du savant avec une vigueur
inquiйtante.

-- Un de vos amis? demanda le major а Paganel.

-- Parbleu! rйpondit celui-ci avec une certaine fiertй, on a des
amis dans les cinq parties du monde.»

Et aprиs avoir dйgagй sa main, non sans peine, de l’йtau vivant
qui la broyait, il entra en conversation rйglйe avec le vigoureux
commandant.

Glenarvan aurait bien voulu placer un mot qui eыt rapport а ses
affaires, mais le militaire racontait son histoire, et il n’йtait
pas d’humeur а s’arrкter en route. On voyait que ce brave homme
avait quittй la France depuis longtemps; sa langue maternelle ne
lui йtait plus familiиre, et il avait oubliй sinon les mots, du
moins la maniиre de les assembler. Il parlait а peu prиs comme un
nиgre des colonies franзaises. En effet, et ainsi que ses
visiteurs ne tardиrent pas а l’apprendre, le commandant du fort
indйpendance йtait un sergent franзais, ancien compagnon de
Parchappe.

Depuis la fondation du fort, en 1828, il ne l’avait plus quittй,
et actuellement il le commandait avec l’agrйment du gouvernement
argentin. C’йtait un homme de cinquante ans, un basque; il se
nommait Manuel Ipharaguerre. On voit que, s’il n’йtait pas
espagnol, il l’avait йchappй belle. Un an aprиs son arrivйe dans
le pays, le sergent Manuel se fit naturaliser, prit du service
dans l’armйe argentine et йpousa une brave indienne, qui
nourrissait alors deux jumeaux de six mois. Deux garзons, bien
entendu, car la digne compagne du sergent ne se serait pas permis
de lui donner des filles. Manuel ne concevait pas d’autre йtat que
l’йtat militaire, et il espйrait bien, avec le temps et l’aide de
Dieu, offrir а la rйpublique une compagnie de jeunes soldats tout
entiиre.

«Vous avez vu! dit-il. Charmants! Bons soldats. Josй! Juan!
Miquele! Pepe! Pepe, sept ans! mвche dйjа sa cartouche!»

Pepe, s’entendant complimenter, rassembla ses deux petits pieds et
prйsenta les armes avec une grвce parfaite.

«Il ira bien! Ajouta le sergent. Un jour, colonel major ou
brigadier gйnйral!»

Le sergent Manuel se montrait si enchantй qu’il n’y avait а le
contredire ni sur la supй_rio_ritй du mйtier des armes, ni sur
l’avenir rйservй а sa belliqueuse progйniture. Il йtait heureux,
et, comme l’a dit Goethe: «Rien de ce qui nous rend heureux n’est
illusion.»

Toute cette histoire dura un bon quart d’heure, au grand
йtonnement de Thalcave. L’indien ne pouvait comprendre que tant de
paroles sortissent d’un seul gosier. Personne n’interrompit le
commandant.

Mais comme il faut bien qu’un sergent, mкme un sergent franзais
finisse par se taire, Manuel se tut enfin, non sans avoir obligй
ses hфtes а le suivre dans sa demeure. Ceux-ci se rйsignиrent а
кtre prйsentйs а Mme Ipharaguerre, qui leur parut кtre «une bonne
personne», si cette expression du vieux monde peut s’employer
toutefois, а propos d’une indienne.

Puis, quand on eut fait toutes ses volontйs, le sergent demanda а
ses hфtes ce qui lui procurait l’honneur de leur visite. C’йtait
l’instant ou jamais de s’expliquer. Paganel lui raconta en
franзais tout ce voyage а travers les pampas et termina en
demandant la raison pour laquelle les indiens avaient abandonnй le
pays.

«Ah!... Personne!... Rйpondit le sergent en haussant les йpaules.
Effectivement!... Personne!... Nous autres, bras croisйs... Rien а
faire!

-- Mais pourquoi?

-- Guerre.

-- Guerre?

-- Oui! Guerre civile...

-- Guerre civile?... Reprit Paganel, qui, sans y prendre garde, se
mettait а «parler nиgre.»

-- Oui, guerre entre Paraguayens et Buenos-Ayriens, rйpondit le
sergent.

-- Eh bien?

-- Eh bien, indiens tous dans le nord, sur les derriиres du
gйnйral Flores. Indiens pillards, pillent.

-- Mais les caciques?

-- Caciques avec eux.

-- Quoi! Catriel.

-- Pas de Catriel.

-- Et Calfoucoura?

-- Point de Calfoucoura.

-- Et Yanchetruz?

-- Plus de Yanchetruz!»

Cette rйponse fut rapportйe а Thalcave, qui secoua la tкte d’un
air approbatif. En effet, Thalcave l’ignorait ou l’avait oubliй,
une guerre civile, qui devait entraоner plus tard l’intervention
du Brйsil, dйcimait les deux partis de la rйpublique.

Les indiens ont tout а gagner а ces luttes intestines, et ils ne
pouvaient manquer de si belles occasions de pillage. Aussi le
sergent ne se trompait-il pas en donnant а l’abandon des pampas
cette raison d’une guerre civile qui se faisait dans le nord des
provinces argentines.

Mais cet йvйnement renversait les projets de Glenarvan, dont les
plans se trouvaient ainsi dйjouйs. En effet, si Harry Grant йtait
prisonnier des caciques, il avait dы кtre entraоnй avec eux
jusqu’aux frontiиres du nord.

Dиs lors, oщ et comment le retrouver? Fallait-il tenter une
recherche pйrilleuse, et presque inutile, jusqu’aux limites
septent_rio_nales de la pampa?

C’йtait une rйsolution grave, qui devait кtre sйrieusement
dйbattue.

Cependant, une question importante pouvait encore кtre posйe au
sergent, et ce fut le major qui songea а la faire pendant que ses
amis se regardaient en silence.

«Le sergent avait-il entendu dire que des europйens fussent
retenus prisonniers par les caciques de la pampa?»

Manuel rйflйchit pendant quelques instants, en homme qui fait
appel а ses souvenirs.

«Oui, dit-il enfin.

-- Ah!» fit Glenarvan, se rattachant а un nouvel espoir.

Paganel, Mac Nabbs, Robert et lui entouraient le sergent.

«Parlez! Parlez! disaient-ils en le considйrant d’un oeil avide.

-- Il y a quelques annйes, rйpondit Manuel, oui... C’est cela...
Prisonniers europйens... Mais jamais vus...

-- Quelques annйes, reprit Glenarvan, vous vous trompez... La date
du naufrage est prйcise... Le _Britannia_ s’est perdu en juin
1862... Il y a donc moins de deux ans.

-- Oh! Plus que cela, _mylord_.

-- Impossible, s’йcria Paganel.

-- Si vraiment! C’йtait а la naissance de Pepe... Il s’agissait de
deux hommes.

-- Non, trois! dit Glenarvan.

-- Deux! rйpliqua le sergent d’un ton affirmatif.

-- Deux! dit Glenarvan trиs surpris. Deux anglais?

-- Non pas, rйpondit le sergent. Qui parle d’anglais? Non... Un
franзais et un italien.

-- Un italien qui fut massacrй par les Poyuches? s’йcria Paganel.

-- Oui! Et j’ai appris depuis... Franзais sauvй.

-- Sauvй! s’йcria le jeune Robert, dont la vie йtait suspendue aux
lиvres du sergent.

-- Oui, sauvй des mains des indiens», rйpondit Manuel.

Chacun regardait le savant, qui se frappait le front d’un air
dйsespйrй.

«Ah! Je comprends, dit-il enfin, tout est clair, tout s’explique!

-- Mais de quoi s’agit-il? demanda Glenarvan, aussi inquiet
qu’impatientй.

-- Mes amis, rйpondit Paganel, en prenant les mains de Robert, il
faut nous rйsigner а une grave dйconvenue! Nous avons suivi une
fausse piste! Il ne s’agit point ici du capitaine, mais d’un de
mes compat_rio_tes, dont le compagnon, Marco Vazello, fut
effectivement assassinй par les Poyuches, d’un franзais qui
plusieurs fois accompagna ces cruels indiens jusqu’aux rives du
Colorado, et qui, aprиs s’кtre heureusement йchappй de leurs
mains, a revu la France. En croyant suivre les traces d’Harry
Grant, nous sommes tombйs sur celles du jeune Guinnard.»

Un profond silence accueillit cette dйclaration.

L’erreur йtait palpable. Les dйtails donnйs par le sergent, la
nationalitй du prisonnier, le meurtre de son compagnon, son
йvasion des mains des indiens, tout s’accordait pour la rendre
йvidente.

Glenarvan regardait Thalcave d’un air dйcontenancй. L’indien prit
alors la parole:

«N’avez-vous jamais entendu parler de trois anglais captifs?
demanda-t-il au sergent franзais.

-- Jamais, rйpondit Manuel... On l’aurait appris а Tandil... Je le
saurais... Non, cela n’est pas...»

Glenarvan, aprиs cette rйponse formelle, n’avait rien а faire au
fort indйpendance. Ses amis et lui se retirиrent donc, non sans
avoir remerciй le sergent et йchangй quelques poignйes de main
avec lui.

Glenarvan йtait dйsespйrй de ce renversement complet de ses
espйrances. Robert marchait prиs de lui sans rien dire, les yeux
humides de larmes.

Glenarvan ne trouvait pas une seule parole pour le consoler.
Paganel gesticulait en se parlant а lui-mкme. Le major ne
desserrait pas les lиvres. Quant а Thalcave, il paraissait froissй
dans son amour-propre d’indien de s’кtre йgarй sur une fausse
piste. Personne, cependant, ne songeait а lui reprocher une erreur
si excusable.

On rentra а la fonda.

Le souper fut triste. Certes, aucun de ces hommes courageux et
dйvouйs ne regrettait tant de fatigues inutilement supportйes,
tant de dangers vainement encourus. Mais chacun voyait s’anйantir
en un instant tout espoir de succиs. En effet, pouvait-on
rencontrer le capitaine Grant entre la sierra Tandil et la mer?
Non. Le sergent Manuel, si quelque prisonnier fыt tombй aux mains
des indiens sur les cфtes de l’Atlantique, en aurait йtй
certainement informй. Un йvйnement de cette nature ne pouvait
йchapper а l’attention des indigиnes qui font un commerce suivi de
Tandil а Carmen, а l’embouchure de _rio_ Negro. Or, entre
trafiquants de la plaine argentine, tout se sait, et tout se dit.
Il n’y avait donc plus qu’un parti а prendre: rejoindre, et sans
tarder, le _Duncan_, au rendez-vous assignй de la pointe Medano.

Cependant, Paganel avait demandй а Glenarvan le document sur la
foi duquel leurs recherches s’йtaient si malheureusement йgarйes.
Il le relisait avec une colиre peu dissimulйe. Il cherchait а lui
arracher une interprйtation nouvelle.

«Ce document est pourtant bien clair! rйpйtait Glenarvan. Il
s’explique de la maniиre la plus catйgorique sur le naufrage du
capitaine et sur le lieu de sa captivitй!

-- Eh bien, non! rйpondit le gйographe en frappant la table du
poing, cent fois non! Puisque Harry Grant n’est pas dans les
pampas, il n’est pas en Amйrique. Or, oщ il est, ce document doit
le dire, et il le dira, mes amis, ou je ne suis plus Jacques
Paganel!»


Chapitre XXII
_La crue_

Une distance de cent cinquante milles sйpare le fort indйpendance
des rivages de l’Atlantique.

А moins de retards imprйvus, et certainement improbables,
Glenarvan, en quatre jours, devait avoir rejoint le _Duncan_. Mais
revenir а bord sans le capitaine Grant, aprиs avoir si
complиtement йchouй dans ses recherches, il ne pouvait se faire а
cette idйe. Aussi, le lendemain, ne songea-t-il pas а donner ses
ordres pour le dйpart. Ce fut le major qui prit sur lui de faire
seller les chevaux, de renouveler les provisions, et d’йtablir les
relиvements de route. Grвce а son activitй, la petite troupe, а
huit heures du matin, descendait les croupes gazonnйes de la
sierra Tandil.

Glenarvan, Robert а ses cфtйs, galopait sans mot dire; son
caractиre audacieux et rйsolu ne lui permettait pas d’accepter cet
insuccиs d’une вme tranquille; son coeur battait а se rompre, et
sa tкte йtait en feu. Paganel, agacй par la difficultй, retournait
de toutes les faзons les mots du document pour en tirer un
enseignement nouveau.

Thalcave, muet, laissait а Thaouka le soin de le conduire. Le
major, toujours confiant, demeurait solide au poste, comme un
homme sur lequel le dйcouragement ne saurait avoir de prise. Tom
Austin et ses deux matelots partageaient l’ennui de leur maоtre. А
un moment oщ un timide lapin traversa devant eux les sentiers de
la sierra, les superstitieux йcossais se regardиrent.

«Un mauvais prйsage, dit Wilson.

-- Oui, dans les Highlands, rйpondit Mulrady.

-- Ce qui est mauvais dans les Highlands n’est pas meilleur ici»,
rйpliqua sentencieusement Wilson.

Vers midi, les voyageurs avaient franchi la sierra Tandil et
retrouvaient les plaines largement ondulйes qui s’йtendent jusqu’а
la mer. А chaque pas, des _rio_s limpides arrosaient cette fertile
contrйe et allaient se perdre au milieu de hauts pвturages. Le sol
reprenait son horizontalitй normale, comme l’ocйan aprиs une
tempкte. Les derniиres montagnes de la Pampasie argentine йtaient
passйes, et la prairie monotone offrait au pas des chevaux son
long tapis de verdure.

Le temps jusqu’alors avait йtй beau. Mais le ciel, ce jour-lа,
prit un aspect peu rassurant. Les masses de vapeurs, engendrйes
par la haute tempйrature des journйes prйcйdentes et disposйes par
nuages йpais, promettaient de se rйsoudre en pluies torrentielles.
D’ailleurs, le voisinage de l’Atlantique et le vent d’ouest qui y
rиgne en maоtre rendaient le climat de cette contrйe
particuliиrement humide. On le voyait bien а sa fertilitй, а la
grasse abondance de ses pвturages et а leur sombre verdeur.
Cependant, ce jour-lа du moins, les larges nues ne crevиrent pas,
et, le soir, les chevaux, aprиs avoir allйgrement fourni une
traite de quarante milles, s’arrкtиrent au bord de profondes
«canadas», immenses fossйs naturels remplis d’eau. Tout abri
manquait. Les _poncho_s servirent а la fois de tentes et de
couvertures, et chacun s’endormit sous un ciel menaзant, qui s’en
tint aux menaces, fort heureusement.

Le lendemain, а mesure que la plaine s’abaissait, la prйsence des
eaux souterraines se trahit plus sensiblement encore; l’humiditй
suintait par tous les pores du sol. Bientфt de larges йtangs, les
uns dйjа profonds, les autres commenзant а se former, coupиrent la
route de l’est. Tant qu’il ne s’agit que de «lagunas», amas d’eau
bien circonscrits et libres de plantes aquatiques, les chevaux
purent aisйment s’en tirer; mais avec ces bourbiers mouvants,
nommйs «penganos», ce fut plus difficile; de hautes herbes les
obstruaient, et pour reconnaоtre le pйril, il fallait y кtre
engagй.

Ces fondriиres avaient йtй dйjа fatales а plus d’un кtre vivant.
En effet, Robert, qui s’йtait portй en avant d’un demi-mille,
revint au galop, et s’йcria:

«Monsieur Paganel! Monsieur Paganel! Une forкt de cornes!

-- Quoi! rйpondit le savant, tu as trouvй une forкt de cornes?

-- Oui, oui, tout au moins un taillis.

-- Un taillis! Tu rкves, mon garзon, rйpliqua Paganel en haussant
les йpaules.

-- Je ne rкve pas, reprit Robert, et vous verrez vous-mкme! Voilа
un singulier pays! on y sиme des cornes, et elles poussent comme
du blй! Je voudrais bien en avoir de la graine!

-- Mais il parle sйrieusement, dit le major.

-- Oui, monsieur le major, vous allez bien voir.»

Robert ne s’йtait pas trompй, et bientфt on se trouva devant un
immense champ de cornes, rйguliиrement plantйes, qui s’йtendait а
perte de vue. C’йtait un vйritable taillis, bas et serrй, mais
йtrange.

«Eh bien? dit Robert.

-- Voilа qui est particulier, rйpondit Paganel en se tournant vers
l’indien et l’interrogeant.

-- Les cornes sortent de terre, dit Thalcave, mais les boeufs sont
dessous.

-- Quoi! s’йcria Paganel, il y a lа tout un troupeau enlisй dans
cette boue?

-- Oui», fit le patagon.

En effet, un immense troupeau avait trouvй la mort sous ce sol
йbranlй par sa course; des centaines de boeufs venaient de pйrir
ainsi, cфte а cфte, йtouffйs dans la vaste fondriиre. Ce fait, qui
se produit quelquefois dans la plaine argentine, ne pouvait кtre
ignorй de l’indien, et c’йtait un avertissement dont il convenait
de tenir compte. On tourna l’immense hйcatombe, qui eыt satisfait
les dieux les plus exigeants de l’antiquitй, et, une heure aprиs,
le champ de cornes restait а deux milles en arriиre.

Thalcave observait avec une certaine anxiйtй cet йtat de choses
qui ne lui semblait pas ordinaire.

Il s’arrкtait souvent et se dressait sur ses йtriers. Sa grande
taille lui permettait d’embrasser du regard un vaste horizon;
mais, n’apercevant rien qui pыt l’йclairer, il reprenait bientфt
sa marche interrompue. Un mille plus loin, il s’arrкtait encore,
puis, s’йcartant de la ligne suivie, il faisait une pointe de
quelques milles, tantфt au nord, tantфt au sud, et revenait
prendre la tкte de la troupe, sans dire ni ce qu’il espйrait ni ce
qu’il craignait. Ce manиge, maintes fois rйpйtй, intrigua Paganel
et inquiйta Glenarvan.

Le savant fut donc invitй а interroger l’indien.

Ce qu’il fit aussitфt.

Thalcave lui rйpondit qu’il s’йtonnait de voir la plaine imprйgnйe
d’eau. Jamais, а sa connaissance, et depuis qu’il exerзait le
mйtier de guide, ses pieds n’avaient foulй un sol si dйtrempй.
Mкme а la saison des grandes pluies, la campagne argentine offrait
toujours des passes praticables.

«Mais а quoi attribuer cette humiditй croissante? demanda Paganel.

-- Je ne sais, rйpondit l’indien, et quand je le saurais!...

-- Est-ce que les _rio_s des sierras grossis par les pluies ne
dйbordent jamais?

-- Quelquefois.

-- Et maintenant, peut-кtre?

-- Peut-кtre!» dit Thalcave.

Paganel dut se contenter de cette demi-rйponse, et il fit
connaоtre а Glenarvan le rйsultat de sa conversation.

«Et que conseille Thalcave? dit Glenarvan.

-- Qu’y a-t-il а faire? demanda Paganel au patagon.

-- Marcher vite», rйpondit l’indien.

Conseil plus facile а donner qu’а suivre. Les chevaux se
fatiguaient promptement а fouler un sol qui fuyait sous eux, la
dйpression s’accusait de plus en plus, et cette partie de la
plaine pouvait кtre assimilйe а un immense bas-fond, oщ les eaux
envahissantes devaient rapidement s’accumuler. Il importait donc
de franchir sans retard ces terrains en contre-bas qu’une
inondation eыt immйdiatement transformйs en lac.

On hвta le pas. Mais ce ne fut pas assez de cette eau qui se
dйroulait en nappes sous le pied des chevaux. Vers deux heures,
les cataractes du ciel s’ouvrirent, et des torrents d’une pluie
tropicale se prйcipitиrent sur la plaine. Jamais plus belle
occasion ne se prйsenta de se montrer philosophe.

Nul moyen de se soustraire а ce dйluge, et mieux valait le
recevoir stoпquement. Les _poncho_s йtaient ruisselants; les
chapeaux les arrosaient comme un toit dont les gouttiиres sont
engorgйes; la frange des _recados_ semblait faite de filets
liquides, et les cavaliers, йclaboussйs par leurs montures dont le
sabot frappait а chaque pas les torrents du sol, chevauchaient
dans une double averse qui venait а la fois de la terre et du
ciel.

Ce fut ainsi que, trempйs, transis et brisйs de fatigue, ils
arrivиrent le soir а un rancho fort misйrable. Des gens peu
difficiles pouvaient seuls lui donner le nom d’abri, et des
voyageurs aux abois consentir а s’y abriter. Mais Glenarvan et ses
compagnons n’avaient pas le choix. Ils se blottirent donc dans
cette cahute abandonnйe, dont n’aurait pas voulu un pauvre indien
des pampas.

Un mauvais feu d’herbe qui donnait plus de fumйe que de chaleur
fut allumй, non sans peine. Les rafales de pluie faisaient rage au
dehors, et а travers le chaume pourri suintaient de larges
gouttes. Si le foyer ne s’йteignit pas vingt fois, c’est que vingt
fois Mulrady et Wilson luttиrent contre l’envahissement de l’eau.
Le souper, trиs mйdiocre et peu rйconfortant, fut assez triste.

L’appйtit manquait. Seul le major fit honneur au _charqui_ humide
et ne perdit pas un coup de dent.

L’impassible Mac Nabbs йtait supйrieur aux йvйnements. Quant а
Paganel, en sa qualitй de franзais, il essaya de plaisanter. Mais
cela ne prit pas.

«Mes plaisanteries sont mouillйes, dit-il, elles ratent!»

Cependant, comme ce qu’il y avait de plus plaisant dans cette
circonstance йtait de dormir, chacun chercha dans le sommeil un
oubli momentanй de ses fatigues. La nuit fut mauvaise; les ais du
rancho craquaient а se rompre; il s’inclinait sous les poussйes du
vent et menaзait de s’en aller а chaque rafale; les malheureux
chevaux gйmissaient au dehors, exposйs а toute l’inclйmence du
ciel, et leurs maоtres ne souffraient pas moins dans leur mйchante
cahute. Cependant le sommeil finit par l’emporter. Robert le
premier, fermant les yeux, laissa reposer sa tкte sur l’йpaule de
lord Glenarvan, et bientфt tous les hфtes du rancho dormaient sous
la garde de Dieu.

Il paraоt que Dieu fit bonne garde, car la nuit s’acheva sans
accident. On se rйveilla а l’appel de Thaouka, qui, toujours
veillant, hennissait au dehors et frappait d’un sabot vigoureux le
mur de la cahute. А dйfaut de Thalcave, il savait au besoin donner
le signal du dйpart. On lui devait trop pour ne pas lui obйir, et
l’on partit. La pluie avait diminuй, mais le terrain йtanche
conservait l’eau versйe; sur son impermйable argile, les flaques,
les marais, les йtangs dйbordaient et formaient d’immenses
«banados» d’une perfide profondeur. Paganel, consultant sa carte,
pensa, non sans raison, que les _rio_s Grande et Vivarota, oщ se
drainent habituellement les eaux de cette plaine, devaient s’кtre
confondus dans un lit large de plusieurs milles.

Une extrкme vitesse de marche devint alors nйcessaire. Il
s’agissait du salut commun. Si l’inondation croissait, oщ trouver
asile?

L’immense cercle tracй par l’horizon n’offrait pas un seul point
culminant, et sur cette plaine horizontale l’envahissement des
eaux devait кtre rapide.

Les chevaux furent donc poussйs а fond de train.

Thaouka tenait la tкte, et, mieux que certains amphibies aux
puissantes nageoires, il mйritait le nom de cheval marin, car il
bondissait comme s’il eыt йtй dans son йlйment naturel.

Tout d’un coup, vers dix heures du matin, Thaouka donna les signes
d’une extrкme agitation. Il se retournait frйquemment vers les
planes immensitйs du sud; ses hennissements se prolongeaient; ses
naseaux aspiraient fortement l’air vif. Il se cabrait avec
violence. Thalcave, que ses bonds ne pouvaient dйsarзonner, ne le
maintenait pas sans peine. L’йcume de sa bouche se mйlangeait de
sang sous l’action du mors vigoureusement serrй, et cependant
l’ardent animal ne se calmait pas; libre, son maоtre sentait bien
qu’il se fыt enfui vers le nord de toute la rapiditй de ses
jambes.

«Qu’a donc Thaouka? demanda Paganel; est-il mordu par les sangsues
si voraces des eaux argentines?

-- Non, rйpondit l’indien.

-- Il s’effraye donc de quelque danger?

-- Oui, il a senti le danger.

-- Lequel?

-- Je ne sais.»

Si l’oeil ne rйvйlait pas encore ce pйril que devinait Thaouka,
l’oreille, du moins, pouvait dйjа s’en rendre compte. En effet, un
murmure sourd, pareil au bruit d’une marйe montante, se faisait
entendre au delа des limites de l’horizon. Le vent soufflait par
rafales humides et chargйes d’une poussiиre aqueuse; les oiseaux,
fuyant quelque phйnomиne inconnu, traversaient l’air а tire-
d’aile; les chevaux, immergйs jusqu’а mi-jambe, ressentaient les
premiиres poussйes du courant. Bientфt un bruit formidable, des
beuglements, des hennissements, des bкlements retentirent а un
demi-mille dans le sud, et d’immenses troupeaux apparurent, qui,
se renversant, se relevant, se prйcipitant, mйlange incohйrent de
bкtes effarйes, fuyaient avec une effroyable rapiditй.

C’est а peine s’il fut possible de les distinguer au milieu des
tourbillons liquides soulevйs dans leur course. Cent baleines de
la plus forte taille n’auraient pas refoulй avec plus de violence
les flots de l’ocйan.

«_Anda, anda!_ cria Thalcave d’une voix йclatante.

-- Qu’est-ce donc? dit Paganel.

-- La crue! La crue! rйpondit Thalcave en йperonnant son cheval
qu’il lanзa dans la direction du nord.

-- L’inondation!» s’йcria Paganel, et ses compagnons, lui en tкte,
volиrent sur les traces de Thaouka.

Il йtait temps. En effet, а cinq milles vers le sud, un haut et
large mascaret dйvalait sur la campagne, qui se changeait en
ocйan. Les grandes herbes disparaissaient comme fauchйes. Les
touffes de mimosйes, arrachйes par le courant, dйrivaient et
formaient des оlots flottants. La masse liquide se dйbitait par
nappes йpaisses d’une irrйsistible puissance. Il y avait
йvidemment eu rupture des _barrancas_ des grands fleuves de la
Pampasie, et peut-кtre les eaux du Colorado au nord et du _rio_
Negro au sud se rйunissaient-elles alors dans un lit commun.

La barre signalйe par Thalcave arrivait avec la vitesse d’un
cheval de course. Les voyageurs fuyaient devant elle comme une
nuйe chassйe par un vent d’orage. Leurs yeux cherchaient en vain
un lieu de refuge. Le ciel et l’eau se confondaient а l’horizon.
Les chevaux, surexcitйs par le pйril, s’emportaient dans un galop
йchevelй, et leurs cavaliers pouvaient а peine se tenir en selle.

Glenarvan regardait souvent en arriиre.

«L’eau nous gagne, pensait-il.

-- _Anda, anda!_» criait Thalcave.

Et l’on pressait encore les malheureuses bкtes.

De leur flanc labourй par l’йperon s’йchappait un sang vif qui
traзait sur l’eau de longs filets rouges. Ils trйbuchaient dans
les crevasses du sol.

Ils s’embarrassaient dans les herbes cachйes. Ils s’abattaient. On
les relevait. Ils s’abattaient encore. On les relevait toujours.
Le niveau des eaux montait sensiblement. De longues ondulations
annonзaient l’assaut de cette barre qui agitait а moins de deux
milles sa tкte йcumante. Pendant un quart d’heure se prolongea
cette lutte suprкme contre le plus terrible des йlйments. Les
fugitifs n’avaient pu se rendre compte de la distance qu’ils
venaient de parcourir, mais, а en juger par la rapiditй de leur
course, elle devait кtre considйrable. Cependant, les chevaux,
noyйs jusqu’au poitrail, n’avanзaient plus qu’avec une extrкme
difficultй. Glenarvan, Paganel, Austin, tous se crurent perdus et
vouйs а cette mort horrible des malheureux abandonnйs en mer.
Leurs montures commenзaient а perdre le sol de la plaine, et six
pieds d’eau suffisaient а les noyer. Il faut renoncer а peindre
les poignantes angoisses de ces huit hommes envahis par une marйe
montante. Ils sentaient leur impuissance а lutter contre ces
cataclysmes de la nature, supйrieurs aux forces humaines. Leur
salut n’йtait plus dans leurs mains.

Cinq minutes aprиs, les chevaux йtaient а la nage; le courant seul
les entraоnait avec une incomparable violence et une vitesse йgale
а celle de leur galop le plus rapide, qui devait dйpasser vingt
milles а l’heure.

Tout salut semblait impossible, quand la voix du major se fit
entendre.

«Un arbre, dit-il.

-- Un arbre? s’йcria Glenarvan.

-- Lа, lа!» rйpondit Thalcave.

Et, du doigt, il montra а huit cents brasses dans le nord une
espиce de noyer gigantesque qui s’йlevait solitairement du milieu
des eaux.

Ses compagnons n’avaient pas besoin d’кtre excitйs.

Cet arbre qui s’offrait si inopinйment а eux, il fallait le gagner
а tout prix. Les chevaux ne l’atteindraient pas sans doute, mais
les hommes, du moins, pouvaient кtre sauvйs. Le courant les
portait. En ce moment, le cheval de Tom Austin fit entendre un
hennissement йtouffй et disparut.

Son maоtre, dйgagй de ses йtriers se mit а nager vigoureusement.

«Accroche-toi а ma selle, lui cria Glenarvan.

-- Merci, votre honneur, rйpondit Tom Austin, les bras sont
solides.

-- Ton cheval, Robert?... Reprit Glenarvan, se tournant vers le
jeune Grant.

-- Il va, _mylord_! Il va! Il nage comme un poisson!

-- Attention!» dit le major d’une voix forte.

Ce mot йtait а peine prononcй, que l’йnorme mascaret arriva. Une
vague monstrueuse, haute de quarante pieds, dйferla sur les
fugitifs avec un bruit йpouvantable. Hommes et bкtes, tout
disparut dans un tourbillon d’йcume. Une masse liquide pesant
plusieurs millions de tonnes les roula dans ses eaux furieuses.
Lorsque la barre fut passйe, les hommes revinrent а la surface des
eaux et se comptиrent rapidement; mais les chevaux, sauf Thaouka
portant son maоtre, avaient pour jamais disparu.

«Hardi! Hardi! rйpйtait Glenarvan, qui soutenait Paganel d’un bras
et nageait de l’autre.

-- Cela va! Cela va!... Rйpondit le digne savant, et mкme, je ne
suis pas fвchй...»

De quoi n’йtait-il pas fвchй? on ne le sut jamais, car le pauvre
homme fut forcй d’avaler la fin de sa phrase avec une demi-pinte
d’eau limoneuse. Le major s’avanзait tranquillement, en tirant une
coupe rйguliиre qu’un maоtre nageur n’eыt pas dйsavouйe.

Les matelots se faufilaient comme deux marsouins dans leur liquide
йlйment. Quant а Robert, accrochй а la criniиre de Thaouka, il se
laissait emporter avec lui. Thaouka fendait les eaux avec une
йnergie superbe, et se maintenait instinctivement dans la ligne de
l’arbre oщ portait le courant.

L’arbre n’йtait plus qu’а vingt brasses. En quelques instants, il
fut atteint par la troupe entiиre.

Heureusement, car, ce refuge manquй, toute chance de salut
s’йvanouissait, et il fallait pйrir dans les flots.

L’eau s’йlevait jusqu’au sommet du tronc, а l’endroit oщ les
branches mиres prenaient naissance.

Il fut donc facile de s’y accrocher. Thalcave, abandonnant son
cheval et hissant Robert, grimpa le premier, et bientфt ses bras
puissants eurent mis en lieu sыr les nageurs йpuisйs. Mais
Thaouka, entraоnй par le courant, s’йloignait rapidement.

Il tournait vers son maоtre sa tкte intelligente, et, secouant sa
longue criniиre, il l’appelait en hennissant.

«Tu l’abandonnes! dit Paganel а Thalcave.

-- Moi!» s’йcria l’indien.

Et, plongeant dans les eaux torrentueuses, il reparut а dix
brasses de l’arbre. Quelques instants aprиs, son bras s’appuyait
au cou de Thaouka, et cheval et cavalier dйrivaient ensemble vers
le brumeux horizon du nord.


Chapitre XXIII
_Oщ l’on mиne la vie des oiseaux_

L’arbre sur lequel Glenarvan et ses compagnons venaient de trouver
refuge ressemblait а un noyer.

Il en avait le feuillage luisant et la forme arrondie.

En rйalitй, c’йtait «l’ombu», qui se rencontre isolйment dans les
plaines argentines. Cet arbre au tronc tortueux et йnorme est fixй
au sol non seulement par ses grosses racines, mais encore par des
rejetons vigoureux qui l’y attachent de la plus tenace faзon.
Aussi avait-il rйsistй а l’assaut du mascaret.

Cet _ombu_ mesurait en hauteur une centaine de pieds, et pouvait
couvrir de son ombre une circonfйrence de soixante toises. Tout
cet йchafaudage reposait sur trois grosses branches qui se
trifurquaient au sommet du tronc large de six pieds. Deux de ces
branches s’йlevaient presque perpendiculairement, et supportaient
l’immense parasol de feuillage, dont les rameaux croisйs, mкlйs,
enchevкtrйs comme par la main d’un vannier, formaient un
impйnйtrable abri.

La troisiиme branche, au contraire, s’йtendait а peu prиs
horizontalement au-dessus des eaux mugissantes; ses basses
feuilles s’y baignaient dйjа; elle figurait un cap avancй de cette
оle de verdure entourйe d’un ocйan. L’espace ne manquait pas а
l’intйrieur de cet arbre gigantesque; le feuillage, repoussй а la
circonfйrence, laissait de grands intervalles largement dйgagйs,
de vйritables clairiиres, de l’air en abondance, de la fraоcheur
partout. А voir ces branches йlever jusqu’aux nues leurs rameaux
innombrables, tandis que des lianes parasites les rattachaient
l’une а l’autre, et que des rayons de soleil se glissaient а
travers les trouйes du feuillage, on eыt vraiment dit que le tronc
de cet _ombu_ portait а lui seul une forкt tout entiиre.

А l’arrivйe des fugitifs, un monde ailй s’enfuit sur les hautes
ramures, protestant par ses cris contre une si flagrante
usurpation de domicile.

Ces oiseaux qui, eux aussi, avaient cherchй refuge sur cet _ombu_
solitaire, йtaient lа par centaines, des merles, des йtourneaux,
des _isacas_, des _hilgueros_ et surtout les _picaflors_, oiseaux-
mouches aux couleurs resplendissantes; et, quand ils s’envolиrent,
il sembla qu’un coup de vent dйpouillait l’arbre de toutes ses
fleurs.

Tel йtait l’asile offert а la petite troupe de Glenarvan. Le jeune
Grant et l’agile Wilson, а peine juchйs dans l’arbre, se hвtиrent
de grimper jusqu’а ses branches supйrieures. Leur tкte trouait
alors le dфme de verdure. De ce point culminant, la vue embrassait
un vaste horizon. L’ocйan crйй par l’inondation les entourait de
toutes parts, et les regards, si loin qu’ils s’йtendissent, ne
purent en apercevoir la limite. Aucun arbre ne sortait de la
plaine liquide; l’_ombu_, seul au milieu des eaux dйbordйes,
frйmissait а leur choc. Au loin, dйrivant du sud au nord,
passaient, emportйs par l’impйtueux courant, des troncs dйracinйs,
des branches tordues, des chaumes arrachйs а quelque rancho
dйmoli, des poutres de hangars volйes par les eaux aux toits des
estancias, des cadavres d’animaux noyйs, des peaux sanglantes, et
sur un arbre vacillant toute une famille de jaguars rugissants qui
se cramponnaient des griffes а leur radeau fragile.

Plus loin encore un point noir, presque invisible dйjа, attira
l’attention de Wilson. C’йtait Thalcave et son fidиle Thaouka, qui
disparaissaient dans l’йloignement.

«Thalcave, ami Thalcave! s’йcria Robert, en tendant la main vers
le courageux patagon.

-- Il se sauvera, Monsieur Robert, rйpondit Wilson; mais allons
rejoindre son honneur.»

Un instant aprиs, Robert Grant et le matelot descendaient les
trois йtages de branches et se trouvaient au sommet du tronc. Lа,
Glenarvan, Paganel, le major, Austin et Mulrady йtaient assis, а
cheval ou accrochйs, suivant leurs aptitudes naturelles. Wilson
rendit compte de sa visite а la cime de l’_ombu_. Tous partagиrent
son opinion а l’йgard de Thalcave. Il n’y eut doute que sur la
question de savoir si ce serait Thalcave qui sauverait Thaouka, ou
Thaouka qui sauverait Thalcave. La situation des hфtes de l’_ombu_
йtait, sans contredit, beaucoup plus alarmante. L’arbre ne
cйderait pas sans doute а la force du courant, mais l’inondation
croissante pouvait gagner ses hautes branches, car la dйpression
du sol faisait de cette partie de la plaine un profond rйservoir.

Le premier soin de Glenarvan fut donc d’йtablir, au moyen
d’entailles, des points de repиre qui permissent d’observer les
divers niveaux d’eau.

La crue, stationnaire alors, paraissait avoir atteint sa plus
grande йlйvation. C’йtait dйjа rassurant.

«Et maintenant, qu’allons-nous faire? dit Glenarvan.

-- Faire notre nid, parbleu! rйpondit gaiement Paganel.

-- Faire notre nid! s’йcria Robert.

-- Sans doute, mon garзon, et vivre de la vie des oiseaux, puisque
nous ne pouvons vivre de la vie des poissons.

-- Bien! dit Glenarvan, mais qui nous donnera la becquйe?

-- Moi», rйpondit le major.

Tous les regards se portиrent sur Mac Nabbs; le major йtait
confortablement assis dans un fauteuil naturel formй de deux
branches йlastiques, et d’une main il tendait ses alforjas
mouillйes, mais rebondies.

«Ah! Mac Nabbs, s’йcria Glenarvan, je vous reconnais bien lа! Vous
songez а tout, mкme dans des circonstances oщ il est permis de
tout oublier.

-- Du moment qu’on йtait dйcidй а ne pas se noyer, rйpondit le
major, ce n’йtait pas dans l’intention de mourir de faim!

-- J’y aurais bien songй, dit naпvement Paganel, mais je suis si
distrait!

-- Et que contiennent les alforjas? demanda Tom Austin.

-- La nourriture de sept hommes pendant deux jours, rйpondit Mac
Nabbs.

-- Bon, dit Glenarvan, j’espиre que l’inondation aura suffisamment
diminuй d’ici vingt-quatre heures.

-- Ou que nous aurons trouvй un moyen de regagner la terre ferme,
rйpliqua Paganel.

-- Notre premier devoir est donc de dйjeuner, dit Glenarvan.

-- Aprиs nous кtre sйchйs toutefois, fit observer le major.

-- Et du feu? dit Wilson.

-- Eh bien! Il faut en faire, rйpondit Paganel.

-- Oщ?

-- Au sommet du tronc, parbleu!

-- Avec quoi?

-- Avec du bois mort que nous irons couper dans l’arbre.

-- Mais comment l’allumer? dit Glenarvan. Notre amadou ressemble а
une йponge mouillйe!

-- On s’en passera! rйpondit Paganel; un peu de mousse sиche, un
rayon de soleil, la lentille de ma longue-vue, et vous allez voir
de quel feu je me chauffe. Qui va chercher du bois dans la forкt?

-- Moi!» s’йcria Robert.

Et, suivi de son ami Wilson, il disparut comme un jeune chat dans
les profondeurs de l’arbre. Pendant leur absence, Paganel trouva
de la mousse sиche en quantitй suffisante; il se procura un rayon
de soleil, ce qui fut facile, car l’astre du jour brillait alors
d’un vif йclat; puis, sa lentille aidant, il enflamma sans peine
ces matiиres c_ombu_stibles, qui furent dйposйes sur une couche de
feuilles humides а la trifurcation des grosses branches de
l’_ombu_. C’йtait un foyer naturel qui n’offrait aucun danger
d’incendie. Bientфt Wilson et Robert revinrent avec une brassйe de
bois mort, qui fut jetй sur la mousse. Paganel, afin de dйterminer
le tirage, se plaзa au-dessus du foyer, ses deux longues jambes
йcartйes, а la maniиre arabe; puis, se baissant et se relevant par
un mouvement rapide, il fit au moyen de son _poncho_ un violent
appel d’air.

Le bois s’enflamma, et bientфt une belle flamme ronflante s’йleva
du brasero improvisй. Chacun se sйcha а sa fantaisie, tandis que
les _poncho_s accrochйs dans l’arbre se balanзaient au souffle du
vent; puis on dйjeuna, tout en se rationnant, car il fallait
songer au lendemain; l’immense bassin se viderait moins vite peut-
кtre que l’espйrait Glenarvan, et, en somme, les provisions
йtaient fort restreintes. L’_ombu_ ne produisait aucun fruit;
heureusement, il pouvait offrir un remarquable contingent d’oeufs
frais, grвce aux nids nombreux qui poussaient sur ses branches,
sans compter leurs hфtes emplumйs.

Ces ressources n’йtaient nullement а dйdaigner.

Maintenant donc, dans la prйvision d’un sйjour prolongй, il
s’agissait de procйder а une installation confortable.

«Puisque la cuisine et la salle а manger sont au rez-de-chaussйe,
dit Paganel, nous irons nous coucher au premier йtage; la maison
est vaste; le loyer n’est pas cher; il ne faut pas se gкner.
J’aperзois lа-haut des berceaux naturels dans lesquels, une fois
bien attachйs, nous dormirons comme dans les meilleurs lits du
monde. Nous n’avons rien а craindre; d’ailleurs, on veillera, et
nous sommes en nombre pour repousser des flottes d’indiens et
autres animaux.

-- Il ne nous manque que des armes, dit Tom Austin.

-- J’ai mes revolvers, dit Glenarvan.

-- Et moi, les miens, rйpondit Robert.

-- А quoi bon, reprit Tom Austin, si M Paganel ne trouve pas le
moyen de fabriquer la poudre?

-- C’est inutile, rйpondit Mac Nabbs, en montrant une poudriиre en
parfait йtat.

-- Et d’oщ vous vient-elle, major? demanda Paganel.

-- De Thalcave. Il a pensй qu’elle pouvait nous кtre utile, et il
me l’a remise avant de se prйcipiter au secours de Thaouka.

-- Gйnйreux et brave indien! s’йcria Glenarvan.

-- Oui, rйpondit Tom Austin, si tous les patagons sont taillйs sur
ce modиle, j’en fais mon compliment а la Patagonie.

-- Je demande qu’on n’oublie pas le cheval! dit Paganel. Il fait
partie du patagon, et je me trompe fort, ou nous les reverrons,
l’un portant l’autre.

-- А quelle distance sommes-nous de l’Atlantique? demanda le
major.

-- А une quarantaine de milles tout au plus, rйpondit Paganel. Et
maintenant, mes amis, puisque chacun est libre de ses actions, je
vous demande la permission de vous quitter; je vais me choisir lа-
haut un observatoire, et, ma longue-vue aidant, je vous tiendrai
au courant des choses de ce monde.»

On laissa faire le savant, qui, fort adroitement, se hissa de
branche en branche et disparut derriиre l’йpais rideau de
feuillage. Ses compagnons s’occupиrent alors d’organiser la
couchйe et de prйparer leur lit. Ce ne fut ni difficile ni long.

Pas de couvertures а faire, ni de meubles а ranger, et bientфt
chacun vint reprendre sa place autour du brasero. On causa alors,
mais non plus de la situation prйsente, qu’il fallait supporter
avec patience. On en revint а ce thиme inйpuisable du capitaine
Grant. Si les eaux se retiraient, le _Duncan_, avant trois jours,
reverrait les voyageurs а son bord. Mais Harry Grant, ses deux
matelots, ces malheureux naufragйs, ne seraient pas avec eux. Il
semblait mкme, aprиs cet insuccиs, aprиs cette inutile traversйe
de l’Amйrique, que tout espoir de les retrouver йtait
irrйvocablement perdu. Oщ diriger de nouvelles recherches? Quelle
serait donc la douleur de lady Helena et de Mary Grant en
apprenant que l’avenir ne leur gardait plus aucune espйrance!

«Pauvre soeur! dit Robert, tout est fini, pour nous!»

Glenarvan, pour la premiиre fois, ne trouva pas un mot consolant а
rйpondre. Quel espoir pouvait-il donner au jeune enfant? N’avait-
il pas suivi avec une rigoureuse exactitude les indications du
document?

«Et pourtant, dit-il, ce trente-septiиme degrй de latitude n’est
pas un vain chiffre! Qu’il s’applique au naufrage ou а la
captivitй d’Harry Grant, il n’est pas supposй, interprйtй, devinй!
Nous l’avons lu de nos propres yeux!

-- Tout cela est vrai, votre honneur, rйpondit Tom Austin, et
cependant nos recherches n’ont pas rйussi.

-- C’est irritant et dйsespйrant а la fois, s’йcria Glenarvan.

-- Irritant, si vous voulez, rйpondit Mac Nabbs d’un ton
tranquille, mais non pas dйsespйrant. C’est prйcisйment parce que
nous avons un chiffre indiscutable, qu’il faut йpuiser jusqu’au
bout tous ses enseignements.

-- Que voulez-vous dire, demanda Glenarvan, et, а votre avis, que
peut-il rester а faire?

-- Une chose trиs simple et trиs logique, mon cher Edward. Mettons
le cap а l’est, quand nous serons а bord du _Duncan_, et suivons
jusqu’а notre point de dйpart, s’il le faut, ce trente-septiиme
parallиle.

-- Croyez-vous donc Mac Nabbs, que je n’y aie pas songй? rйpondit
Glenarvan. Si! Cent fois! Mais quelle chance avons-nous de
rйussir? Quitter le continent amйricain, n’est-ce pas s’йloigner
de l’endroit indiquй par Harry Grant lui-mкme, de cette Patagonie
si clairement nommйe dans le document?

-- Voulez-vous donc recommencer vos recherches dans les pampas,
rйpondit le major, quand vous avez la certitude que le naufrage du
_Britannia_ n’a eu lieu ni sur les cфtes du Pacifique ni sur les
cфtes de l’Atlantique?»

Glenarvan ne rйpondit pas.

«Et si faible que soit la chance de retrouver Harry Grant en
remontant le parallиle indiquй par lui, ne devons-nous pas la
tenter?

-- Je ne dis pas non... Rйpondit Glenarvan.

-- Et vous, mes amis, ajouta le major en s’adressant aux marins,
ne partagez-vous pas mon opinion?

-- Entiиrement, rйpondit Tom Austin, que Mulrady et Wilson
approuvиrent d’un signe de tкte.

-- Йcoutez-moi, mes amis, reprit Glenarvan aprиs quelques instants
de rйflexion, et entends bien, Robert, car ceci est une grave
discussion. Je ferai tout au monde pour retrouver le capitaine
Grant, je m’y suis engagй, et j’y consacrerai ma vie entiиre, s’il
le faut. Toute l’йcosse se joindrait а moi pour sauver cet homme
de coeur qui s’est dйvouй pour elle. Moi aussi, je pense que, si
faible que soit cette chance, nous devons faire le tour du monde
par ce trente-septiиme parallиle, et je le ferai. Mais la question
а rйsoudre n’est pas celle-lа. Elle est beaucoup plus importante
et la voici: devons-nous abandonner dйfinitivement et dиs а
prйsent nos recherches sur le continent amйricain?»

La question, catйgoriquement posйe, resta sans rйponse. Personne
n’osait se prononcer.

«Eh bien! reprit Glenarvan en s’adressant plus spйcialement au
major.

-- Mon cher Edward, rйpondit Mac Nabbs, c’est encourir une assez
grande responsabilitй que de vous rйpondre _hic et nunc_. Cela
demande rйflexion. Avant tout, je dйsire savoir quelles sont les
contrйes que traverse le trente-septiиme degrй de latitude
australe.

-- Cela, c’est l’affaire de Paganel, rйpondit Glenarvan.

-- Interrogeons-le donc», rйpliqua le major.

On ne voyait plus le savant, cachй par le feuillage йpais de
l’_ombu_. Il fallut le hйler.

«Paganel! Paganel! s’йcria Glenarvan.

-- Prйsent, rйpondit une voix qui venait du ciel.

-- Oщ кtes-vous?

-- Dans ma tour.

-- Que faites-vous lа?

-- J’examine l’immense horizon.

-- Pouvez-vous descendre un instant?

-- Vous avez besoin de moi?

-- Oui.

-- А quel propos?

-- Pour savoir quels pays traverse le trente-septiиme parallиle.

-- Rien de plus aisй, rйpondit Paganel; inutile mкme de me
dйranger pour vous le dire.

-- Eh bien, allez.

-- Voilа. En quittant l’Amйrique, le trente-septiиme parallиle sud
traverse l’ocйan Atlantique.

-- Bon.

-- Il rencontre les оles Tristan d’Acunha.

-- Bien.

-- Il passe а deux degrйs au-dessous du cap de Bonne-Espйrance.

-- Aprиs?

-- Il court а travers la mer des Indes.

-- Ensuite?

-- Il effleure l’оle Saint-Pierre du groupe des оles Amsterdam.

-- Allez toujours.

-- Il coupe l’Australie par la province de Victoria.

-- Continuez.

-- En sortant de l’Australie...»

Cette derniиre phrase ne fut pas achevйe. Le gйographe hйsitait-
il? Le savant ne savait-il plus?

Non; mais un cri formidable se fit entendre dans les hauteurs de
l’_ombu_. Glenarvan et ses amis pвlirent en se regardant. Une
nouvelle catastrophe venait-elle d’arriver? Le malheureux Paganel
s’йtait-il laissй choir? Dйjа Wilson et Mulrady volaient а son
secours, quand un long corps apparut. Paganel dйgringolait de
branche en branche.

Йtait-il vivant? йtait-il mort? on ne savait, mais il allait
tomber dans les eaux mugissantes, quand le major, l’arrкta au
passage.

«Bien obligй, Mac Nabbs! s’йcria Paganel.

-- Quoi? Qu’avez-vous? dit le major. Qu’est-ce qui vous a pris?
Encore une de vos йternelles distractions?

-- Oui! oui! rйpondit Paganel d’une voix йtranglйe par l’йmotion.
Oui! Une distraction... Phйnomйnale cette fois!

-- Laquelle?

-- Nous nous sommes trompйs! Nous nous trompons encore! Nous nous
trompons toujours!

-- Expliquez-vous!

-- Glenarvan, major, Robert, mes amis, s’йcria Paganel, nous
cherchons le capitaine Grant oщ il n’est pas!

-- Que dites-vous? s’йcria Glenarvan.

-- Non seulement oщ il n’est pas, ajouta Paganel, mais encore oщ
il n’a jamais йtй!»


Chapitre XXIV
_Oщ l’on continue de mener la vie des oiseaux_

Un profond йtonnement accueillit ces paroles inattendues. Que
voulait dire le gйographe?

Avait-il perdu l’esprit? Il parlait cependant avec une telle
conviction, que tous les regards se portиrent sur Glenarvan. Cette
affirmation de Paganel йtait une rйponse directe а la question
qu’il venait de poser. Mais Glenarvan se borna а faire un geste de
dйnйgation qui ne prouvait pas en faveur du savant.

Cependant celui-ci, maоtre de son йmotion, reprit la parole.

«Oui! dit-il d’une voix convaincue, oui! Nous nous sommes йgarйs
dans nos recherches, et nous avons lu sur le document ce qui n’y
est pas!

-- Expliquez-vous, Paganel, dit le major, et avec plus de calme.

-- C’est trиs simple, major. Comme vous j’йtais dans l’erreur,
comme vous j’йtais lancй dans une interprйtation fausse, quand, il
n’y a qu’un instant, au haut de cet arbre, rйpondant а vos
questions, et m’arrкtant sur le mot «Australie», un йclair a
traversй mon cerveau et la lumiиre s’est faite.

-- Quoi! s’йcria Glenarvan, vous prйtendez que Harry Grant?...

-- Je prйtends, rйpondit Paganel, que le mot _austral_ qui se
trouve dans le document n’est pas un mot complet, comme nous
l’avons cru jusqu’ici, mais bien le radical du mot _Australie_.

-- Voilа qui serait particulier! rйpondit le major.

-- Particulier! rйpliqua Glenarvan, en haussant les йpaules, c’est
tout simplement impossible.

-- Impossible! reprit Paganel. C’est un mot que nous n’admettons
pas en France.

-- Comment! Ajouta Glenarvan du ton de la plus profonde
incrйdulitй, vous osez prйtendre, le document en main, que le
naufrage du _Britannia_ a eu lieu sur les cфtes de l’Australie?

-- J’en suis sыr! rйpondit Paganel.

-- Ma foi, Paganel, dit Glenarvan, voilа une prйtention qui
m’йtonne beaucoup, venant du secrйtaire d’une sociйtй
gйographique.

-- Pour quelle raison? demanda Paganel, touchй а son endroit
sensible.

-- Parce que, si vous admettez le mot _Australie_, vous admettez
en mкme temps qu’il s’y trouve des _indiens_, ce qui ne s’est
jamais vu jusqu’ici.»

Paganel ne fut nullement surpris de l’argument. Il s’y attendait
sans doute, et se mit а sourire.

«Mon cher Glenarvan, dit-il, ne vous hвtez pas de t_rio_mpher; je
vais vous «battre а plates coutures», comme nous disons, nous
autres franзais, et jamais anglais n’aura йtй si bien battu! Ce
sera la revanche de Crйcy et d’Azincourt!

-- Je ne demande pas mieux. Battez-moi, Paganel.

-- Йcoutez donc. Il n’y a pas plus d’indiens dans le texte du
document que de Patagonie! Le mot incomplet _indi... N_e signifie
pas _indiens_; mais bien _indigиnes!_ or, admettez-vous qu’il y
ait des «indigиnes» en Australie?»

Il faut avouer qu’en ce moment Glenarvan regarda fixement Paganel.

«Bravo! Paganel dit le major, -- admettez-vous mon interprйtation,
mon cher lord?

-- Oui! rйpondit Glenarvan, si vous me prouvez que ce reste de mot
_gonie_ ne s’applique pas au pays des patagons!

-- Non! Certes, s’йcria Paganel, il ne s’agit pas de _Patagonie!_
lisez tout ce que vous voudrez, exceptй cela.

-- Mais quoi?

-- _Cosmogonie! Thйogonie! Agonie!_...

-- _Agonie! dit_ le major.

-- Cela m’est indiffйrent, rйpondit Paganel; le mot n’a aucune
importance. Je ne chercherai mкme pas ce qu’il peut signifier. Le
point principal, c’est que _austral_ indique l’_Australie_, et il
fallait кtre aveuglйment engagй dans une voie fausse, pour n’avoir
pas dйcouvert, dиs l’abord, une explication si йvidente. Si
j’avais trouvй le document, moi, si mon jugement n’avait pas йtй
faussй par votre interprйtation, je ne l’aurais jamais compris
autrement!»

Cette fois, les hurrahs, les fйlicitations, les compliments
accueillirent ces paroles de Paganel.

Austin, les matelots, le major, Robert surtout, si heureux de
renaоtre а l’espoir, applaudirent le digne savant. Glenarvan, dont
les yeux se dessillaient peu а peu, йtait, dit-il, tout prиs de se
rendre.

«Une derniиre observation, mon cher Paganel, et je n’aurai plus
qu’а m’incliner devant votre perspicacitй.

-- Parlez, Glenarvan.

-- Comment assemblez-vous entre eux ces mots nouvellement
interprйtйs, et de quelle maniиre lisez-vous le document?

-- Rien n’est plus facile. Voici le document», dit Paganel, en
prйsentant le prйcieux papier qu’il йtudiait si consciencieusement
depuis quelques jours.

Un profond silence se fit, pendant que le gйographe, rassemblant
ses idйes, prenait son temps pour rйpondre. Son doigt suivait sur
le document les lignes interrompues, tandis que d’une voix sыre,
et soulignant certains mots, il s’exprima en ces termes: «_le 7
juin 1862, le trois-mвts Britannia de Glasgow a sombrй aprиs_...»
Mettons, si vous voulez, «de_ux jours, trois jours_» ou «_une
longue agonie_», peu importe, c’est tout а fait indiffйrent, «_sur
les cфtes de l’Australie. Se dirigeant а terre, deux matelots et
le capitaine Grant vont essayer d’aborder_» ou «_ont abordй le
continent, oщ ils seront_» ou «_sont prisonniers de cruels
indigиnes. Ils ont jetй ce document_», etc., etc. Est-ce clair?

-- C’est clair, rйpondit Glenarvan, si le nom de «continent» peut
s’appliquer а l’Australie, qui n’est qu’une оle!

-- Rassurez-vous, mon cher Glenarvan, les meilleurs gйographes
sont d’accord pour nommer cette оle «le continent australien.»

-- Alors, je n’ai plus qu’une chose а dire, mes amis, s’йcria
Glenarvan. En Australie! Et que le ciel nous assiste!

-- En Australie! rйpйtиrent ses compagnons d’une voix unanime.

-- Savez-vous bien, Paganel, ajouta Glenarvan, que votre prйsence
а bord du _Duncan_ est un fait providentiel?

-- Bon, rйpondit Paganel. Mettons que je suis un envoyй de la
providence, et n’en parlons plus!»

Ainsi se termina cette conversation qui, dans l’avenir, eut de si
grandes consйquences. Elle modifia complиtement la situation
morale des voyageurs. Ils venaient de ressaisir le fil de ce
labyrinthe dans lequel ils se croyaient а jamais йgarйs. Une
nouvelle espйrance s’йlevait sur les ruines de leurs projets
йcroulйs. Ils pouvaient sans crainte laisser derriиre eux ce
continent amйricain, et toutes leurs pensйes s’envolaient dйjа
vers la terre australienne. En remontant а bord du _Duncan_, ses
passagers n’y apporteraient pas le dйsespoir а son bord, et lady
Helena, Mary Grant, n’auraient pas а pleurer l’irrйvocable perte
du capitaine Grant! Aussi, ils oubliиrent les dangers de leur
situation pour se livrer а la joie, et ils n’eurent qu’un seul
regret, celui de ne pouvoir partir sans retard.

Il йtait alors quatre heures du soir. On rйsolut de souper а six.
Paganel voulut cйlйbrer par un festin splendide cette heureuse
journйe. Or, le menu йtait trиs restreint, il proposa а Robert
d’aller chasser «dans la forкt prochaine.» Robert battit des mains
а cette bonne idйe. On prit la poudriиre de Thalcave, on nettoya
les revolvers, on les chargea de petit plomb, et l’on partit.

«Ne vous йloignez pas», dit gravement le major aux deux chasseurs.

Aprиs leur dйpart, Glenarvan et Mac Nabbs allиrent consulter les
marques entaillйes dans l’arbre, tandis que Wilson et Mulrady
rallumaient les charbons du brasero.

Glenarvan, descendu а la surface de l’immense lac, ne vit aucun
symptфme de dйcroissance. Cependant les eaux semblaient avoir
atteint leur maximum d’йlйvation; mais la violence avec laquelle
elles s’йcoulaient du sud au nord prouvait que l’йquilibre ne
s’йtait pas encore йtabli entre les fleuves argentins. Avant de
baisser, il fallait d’abord que cette masse liquide demeurвt
йtale, comme la mer au moment oщ le flot finit et le jusant
commence. On ne pouvait donc pas compter sur un abaissement des
eaux tant qu’elles courraient vers le nord avec cette torrentueuse
rapiditй.

Pendant que Glenarvan et le major faisaient leurs observations,
des coups de feu retentirent dans l’arbre, accompagnйs de cris de
joie presque aussi bruyants. Le soprano de Robert jetait de fines
roulades sur la basse de Paganel. C’йtait а qui serait le plus
enfant. La chasse s’annonзait bien, et laissait pressentir des
merveilles culinaires.

Lorsque le major et Glenarvan furent revenus auprиs du brasera,
ils eurent d’abord а fйliciter Wilson d’une excellente idйe. Ce
brave marin, au moyen d’une йpingle et d’un bout de ficelle,
s’йtait livrй а une pкche miraculeuse. Plusieurs douzaines de
petits poissons, dйlicats comme les йperlans, et nommйs
«mojarras», frйtillaient dans un pli de son _poncho_, et
promettaient de faire un plat exquis.

En ce moment, les chasseurs redescendirent des cimes de l’_ombu_.
Paganel portait prudemment des oeufs d’hirondelle noire, et un
chapelet de moineaux qu’il devait prйsenter plus tard sous le nom
de mauviettes. Robert avait adroitement abattu plusieurs paires
«d’hilgueros», petits oiseaux verts et jaunes, excellents а
manger, et fort demandйs sur le marchй de Montevideo.

Paganel, qui connaissait cinquante et une maniиres de prйparer les
oeufs, dut se borner cette fois а les faire durcir sous les
cendres chaudes.

Nйanmoins, le repas fut aussi variй que dйlicat.

La viande sиche, les oeufs durs, les _mojarras_ grillйs, les
moineaux et les _hilgueros_ rфtis composиrent un de ces festins
dont le souvenir est impйrissable.

La conversation fut trиs gaie. On complimenta fort Paganel en sa
double qualitй de chasseur et de cuisinier. Le savant accepta ces
congratulations avec la modestie qui sied au vrai mйrite. Puis, il
se livra а des considйrations curieuses sur ce magnifique _ombu_
qui l’abritait de son feuillage, et dont, selon lui, les
profondeurs йtaient immenses.

«Robert et moi, ajouta-t-il plaisamment, nous nous croyions en
pleine forкt pendant la chasse. J’ai cru un moment que nous
allions nous perdre. Je ne pouvais plus retrouver mon chemin! Le
soleil dйclinait а l’horizon! Je cherchais en vain la trace de mes
pas. La faim se faisait cruellement sentir! Dйjа les sombres
taillis retentissaient du rugissement des bкtes fйroces... C’est-
а-dire, non! Il n’y a pas de bкtes fйroces, et je le regrette!

-- Comment! dit Glenarvan, vous regrettez les bкtes fйroces?

-- Oui! Certes.

-- Cependant, quand on a tout а craindre de leur fйrocitй...

-- La fйrocitй n’existe pas... Scientifiquement parlant, rйpondit
le savant.

-- Ah! Pour le coup, Paganel, dit le major, vous ne me ferez
jamais admettre l’utilitй des bкtes fйroces! а quoi servent-elles?

-- Major! s’йcria Paganel, mais elles servent а faire des
classifications, des ordres, des familles, des genres, des sous-
genres, des espиces...

-- Bel avantage! dit Mac Nabbs. Je m’en passerais bien! Si j’avais
йtй l’un des compagnons de Noй au moment du dйluge, j’aurais
certainement empкchй cet imprudent patriarche de mettre dans
l’arche des couples de lions, de tigres, de panthиres, d’ours et
autres animaux aussi malfaisants qu’inutiles.

-- Vous auriez fait cela? demanda Paganel.

-- Je l’aurais fait.

-- Eh bien! Vous auriez eu tort au point de vue zoologique!

-- Non pas au point de vue humain, rйpondit le major.

-- C’est rйvoltant! reprit Paganel, et pour mon compte, au
contraire, j’aurais prйcisйment conservй les mйgatheriums, les
ptйrodactyles, et tous les кtres antйdiluviens dont nous sommes si
malheureusement privйs...

-- Je vous dis, moi, que Noй a mal agi, repartit le major, et
qu’il a mйritй jusqu’а la fin des siиcles la malйdiction des
savants!»

Les auditeurs de Paganel et du major ne pouvaient s’empкcher de
rire en voyant les deux amis se disputer sur le dos du vieux Noй.
Le major, contrairement а tous ses principes, lui qui de sa vie
n’avait discutй avec personne, йtait chaque jour aux prises avec
Paganel. Il faut croire que le savant l’excitait particuliиrement.
Glenarvan, suivant son habitude, intervint dans le dйbat et dit:

«Qu’il soit regrettable ou non, au point de vue scientifique comme
au point de vue humain, d’кtre privй d’animaux fйroces, il faut
nous rйsigner aujourd’hui а leur absence. Paganel ne pouvait
espйrer en rencontrer dans cette forкt aйrienne.

-- Pourquoi pas? rйpondit le savant.

-- Des bкtes fauves sur un arbre? dit Tom Austin.

-- Eh! Sans doute! Le tigre d’Amйrique, le jaguar, lorsqu’il est
trop vivement pressй par les chasseurs, se rйfugie sur les arbres!
Un de ces animaux, surpris par l’inondation, aurait parfaitement
pu chercher asile entre les branches de l’_ombu_.

-- Enfin, vous n’en avez pas rencontrй, je suppose? dit le major.

-- Non, rйpondit Paganel, bien que nous ayons battu tout le bois.
C’est fвcheux, car з’eыt йtй lа une chasse superbe. Un fйroce
carnassier que ce jaguar! D’un seul coup de patte, il tord le cou
а un cheval! Quand il a goыtй de la chair humaine, il y revient
avec sensualitй. Ce qu’il aime le mieux, c’est l’indien, puis le
nиgre, puis le mulвtre, puis le blanc.

-- Enchantй de ne venir qu’au quatriиme rang! rйpondit Mac Nabbs.

-- Bon! Cela prouve tout simplement que vous кtes fade! riposta
Paganel d’un air de dйdain!

-- Enchantй d’кtre fade! riposta le major.

-- Eh bien, c’est humiliant! rйpondit l’intraitable Paganel. Le
blanc se proclame le premier des hommes! Il paraоt que ce n’est
pas l’avis de messieurs les jaguars!

-- Quoi qu’il en soit, mon brave Paganel, dit Glenarvan, attendu
qu’il n’y a parmi nous ni indiens, ni nиgres, ni mulвtres, je me
rйjouis de l’absence de vos chers jaguars. Notre situation n’est
pas tellement agrйable...

-- Comment! Agrйable, s’йcria Paganel, en sautant sur ce mot qui
pouvait donner un nouveau cours а la conversation, vous vous
plaignez de votre sort, Glenarvan?

-- Sans doute, rйpondit Glenarvan. Est-ce que vous кtes а votre
aise dans ces branches incommodes et peu capitonnйes?

-- Je n’ai jamais йtй mieux, mкme dans mon cabinet. Nous menons la
vie des oiseaux, nous chantons, nous voltigeons! Je commence а
croire que les hommes sont destinйs а vivre sur les arbres.

-- Il ne leur manque que des ailes! dit le major.

-- Ils s’en feront quelque jour!

-- En attendant, rйpondit Glenarvan, permettez-moi, mon cher ami,
de prйfйrer а cette demeure aйrienne le sable d’un parc, le
parquet d’une maison ou le pont d’un navire!

-- Glenarvan, rйpondit Paganel, il faut accepter les choses comme
elles viennent! Bonnes, tant mieux. Mauvaises, on n’y prend garde.
Je vois que vous regrettez le confortable de Malcolm-Castle!

-- Non, mais...

-- Je suis certain que Robert est parfaitement heureux, se hвta de
dire Paganel, pour assurer au moins un partisan а ses thйories.

-- Oui, Monsieur Paganel! s’йcria Robert d’un ton joyeux.

-- C’est de son вge, rйpondit Glenarvan.

-- Et du mien! riposta le savant. Moins on a d’aises, moins on a
de besoins. Moins on a de besoins, plus on est heureux.

-- Allons, dit le major, voilа Paganel qui va faire une sortie
contre les richesses et les lambris dorйs.

-- Non, Mac Nabbs, rйpondit le savant, mais si vous le voulez
bien, je vais vous raconter, а ce propos, une petite histoire
arabe qui me revient а l’esprit.

-- Oui! oui! Monsieur Paganel, dit Robert.

-- Et que prouvera votre histoire? demanda le major.

-- Ce que prouvent toutes les histoires, mon brave compagnon.

-- Pas grand’chose alors, rйpondit Mac Nabbs. Enfin, allez
toujours, Shйhйrazade, et contez-nous un de ces contes que vous
racontez si bien.

-- Il y avait une fois, dit Paganel, un fils du grand Haroun-Al-
Raschild qui n’йtait pas heureux. Il alla consulter un vieux
derviche. Le sage vieillard lui rйpondit que le bonheur йtait
chose difficile а trouver en ce monde. «cependant», ajouta-t-il,
je connais un moyen infaillible de «vous procurer le bonheur. --
Quel est-il?» demanda le jeune prince. -- C’est, rйpondit le
derviche, de «mettre sur vos йpaules la chemise d’un homme
«heureux!» -- lа-dessus, le prince embrassa le vieillard, et s’en
fut а la recherche de son talisman. Le voilа parti. Il visite
toutes les capitales de la terre! Il essaye des chemises de roi,
des chemises d’empereurs, des chemises de princes, des chemises de
seigneurs. Peine inutile. Il n’en est pas plus heureux! Il endosse
alors des chemises d’artistes, des chemises de guerriers, des
chemises de marchands. Pas davantage. Il fit ainsi bien du chemin
sans trouver le bonheur. Enfin, dйsespйrй d’avoir essayй tant de
chemises, il revenait fort triste, un beau jour, au palais de son
pиre, quand il avisa dans la campagne un brave laboureur, tout
joyeux et tout chantant, qui poussait sa charrue. «Voilа pourtant
un homme qui possиde le bonheur, se dit-il, ou le bonheur n’existe
pas sur terre.» Il va а lui. «Bonhomme, dit-il, es-tu heureux? --
Oui! fait l’autre. -- Tu ne dйsires rien? -- Non. -- Tu ne
changerais pas ton sort pour celui d’un roi? -- Jamais! -- Eh
bien, vends-moi ta chemise! -- Ma chemise! Je n’en ai point!»


Chapitre XXXV
_Entre le feu et l’eau_

L’histoire de Jacques Paganel eut un trиs grand succиs. On
l’applaudit fort, mais chacun garda son opinion, et le savant
obtint ce rйsultat ordinaire а toute discussion, celui de ne
convaincre personne.

Cependant, on demeura d’accord sur ce point, qu’il faut faire
contre fortune bon coeur, et se contenter d’un arbre, quand on n’a
ni palais ni chaumiиre.

Pendant ces discours et autres, le soir йtait venu.

Un bon sommeil pouvait seul terminer dignement cette йmouvante
journйe. Les hфtes de l’_ombu_ se sentaient non seulement fatiguйs
des pйripйties de l’inondation, mais surtout accablйs par la
chaleur du jour, qui avait йtй excessive. Leurs compagnons ailйs
donnaient dйjа l’exemple du repos; les _hilgueros_, ces rossignols
de la pampa, cessaient leurs mйlodieuses roulades, et tous les
oiseaux de l’arbre avaient disparu dans l’йpaisseur du feuillage
assombri. Le mieux йtait de les imiter.

Cependant, avant de se «mettre au nid», comme dit Paganel,
Glenarvan, Robert et lui grimpиrent а l’observatoire pour examiner
une derniиre fois la plaine liquide. Il йtait neuf heures environ.
Le soleil venait de se coucher dans les brumes йtincelantes de
l’horizon occidental. Toute cette moitiй de la sphиre cйleste
jusqu’au zйnith se noyait dans une vapeur chaude. Les
constellations si brillantes de l’hйmisphиre austral semblaient
voilйes d’une gaze lйgиre et apparaissaient confusйment.
Nйanmoins, on les distinguait assez pour les reconnaоtre, et
Paganel fit observer а son ami Robert, au profit de son ami
Glenarvan, cette zone circumpolaire oщ les йtoiles sont
splendides. Entre autres, il lui montra la croix du sud, groupe de
quatre йtoiles de premiиre et de seconde grandeur, disposйes en
losange, а peu prиs а la hauteur du pфle; le Centaure, oщ brille
l’йtoile la plus rapprochйe de la terre, а huit mille milliards de
lieues seulement; les nuйes de Magellan, deux vastes nйbuleuses,
dont la plus йtendue couvre un espace deux cents fois grand comme
la surface apparente de la lune; puis, enfin, ce «trou noir» oщ
semble manquer absolument la matiиre stellaire.

А son grand regret, O_rio_n, qui se laisse voir des deux
hйmisphиres, n’apparaissait pas encore; mais Paganel apprit а ses
deux йlиves une particularitй curieuse de la cosmographie
patagone. Aux yeux de ces poйtiques indiens, O_rio_n reprйsente un
immense _lazo_ et trois bolas lancйes par la main du chasseur qui
parcourt les cйlestes prairies. Toutes ces constellations,
reflйtйes dans le miroir des eaux, provoquaient les admirations du
regard en crйant autour de lui comme un double ciel.

Pendant que le savant Paganel discourait ainsi, tout l’horizon de
l’est prenait un aspect orageux.

Une barre йpaisse et sombre, nettement tranchйe, y montait peu а
peu en йteignant les йtoiles. Ce nuage, d’apparence sinistre,
envahit bientфt une moitiй de la voыte qu’il semblait combler. Sa
force motrice devait rйsider en lui, car il n’y avait pas un
souffle de vent. Les couches atmosphйriques conservaient un calme
absolu. Pas une feuille ne remuait а l’arbre, pas une ride ne
plissait la surface des eaux. L’air mкme paraissait manquer, comme
si queue vaste machine pneumatique l’eыt rarйfiй. Une йlectricitй
а haute tension saturait l’atmosphиre, et tout кtre vivant la
sentait courir le long de ses nerfs.

Glenarvan, Paganel et Robert furent sensiblement impressionnйs par
ces ondes йlectriques.

«Nous allons avoir de l’orage, dit Paganel.

-- Tu n’as pas peur du tonnerre? demanda Glenarvan au jeune
garзon.

-- Oh! _Mylord_, rйpondit Robert.

-- Eh bien, tant mieux, car l’orage n’est pas loin.

-- Et il sera fort, reprit Paganel, si j’en juge par l’йtat du
ciel.

-- Ce n’est pas l’orage qui m’inquiиte, reprit Glenarvan, mais
bien des torrents de pluie dont il sera accompagnй. Nous serons
trempйs jusqu’а la moelle des os. Quoi que vous disiez, Paganel,
un nid ne peut suffire а un homme, et vous l’apprendrez bientфt а
vos dйpens.

-- Oh! avec de la philosophie! rйpondit le savant.

-- La philosophie, зa n’empкche pas d’кtre mouillй!

-- Non, mais зa rйchauffe.

-- Enfin, dit Glenarvan, rejoignons nos amis et engageons-les а
s’envelopper de leur philosophie et de leurs _poncho_s le plus
йtroitement possible, et surtout а faire provision de patience,
car nous en aurons besoin!»

Glenarvan jeta un dernier regard sur le ciel menaзant. La masse
des nuages le couvrait alors tout entier. А peine une bande
indйcise vers le couchant s’йclairait-elle de lueurs
crйpusculaires.

L’eau revкtait une teinte sombre et ressemblait а un grand nuage
infйrieur prкt а se confondre avec les lourdes vapeurs. L’ombre
mкme n’йtait plus visible. Les sensations de lumiиre ou de bruit
n’arrivaient ni aux yeux ni aux oreilles. Le silence devenait
aussi profond que l’obscuritй.

«Descendons, dit Glenarvan, la foudre ne tardera pas а йclater!»

Ses deux amis et lui se laissиrent glisser sur les branches
lisses, et furent assez surpris de rentrer dans une sorte de demi-
clartй trиs surprenante; elle йtait produite par une myriade de
points lumineux qui se croisaient en bourdonnant а la surface des
eaux.

«Des phosphorescences? dit Glenarvan.

-- Non, rйpondit Paganel, mais des insectes phosphorescents, de
vйritables lampyres, des diamants vivants et pas chers, dont les
dames de Buenos-Ayres se font de magnifiques parures!

-- Quoi! s’йcria Robert, ce sont des insectes qui volent ainsi
comme des йtincelles?

-- Oui, mon garзon.»

Robert s’empara d’un de ces brillants insectes.

Paganel ne s’йtait pas trompй. C’йtait une sorte de gros bourdon,
long d’un pouce, auquel les indiens ont donnй le nom de «tuco-
tuco». Ce curieux colйoptиre jetait des lueurs par deux taches
situйes en avant de son corselet, et sa lumiиre assez vive eыt
permis de lire dans l’obscuritй. Paganel, approchant l’insecte de
sa montre, put voir qu’elle marquait dix heures du soir.

Glenarvan, ayant rejoint le major et les trois marins, leur fit
des recommandations pour la nuit.

Il fallait s’attendre а un violent orage. Aprиs les premiers
roulements du tonnerre, le vent se dйchaоnerait sans doute, et
l’_ombu_ serait fort secouй. Chacun fut donc invitй а s’attacher
fortement dans le lit de branches qui lui avait йtй dйvolu. Si
l’on ne pouvait йviter les eaux du ciel, au moins fallait-il se
garer des eaux de la terre, et ne point tomber dans ce rapide
courant qui se brisait au pied de l’arbre.

On se souhaita une bonne nuit sans trop l’espйrer.

Puis, chacun se glissant dans sa couche aйrienne, s’enveloppa de
son _poncho_ et attendit le sommeil.

Mais l’approche des grands phйnomиnes de la nature jette au coeur
de tout кtre sensible une vague inquiйtude, dont les plus forts ne
sauraient se dйfendre. Les hфtes de l’_ombu_, agitйs, oppressйs,
ne purent clore leur paupiиre, et le premier coup de tonnerre les
trouva tout йveillйs. Il se produisit un peu avant onze heures
sous la forme d’un roulement йloignй. Glenarvan gagna l’extrйmitй
de la branche horizontale et hasarda sa tкte hors du feuillage.

Le fond noir du soir йtait dйjа scarifiй d’incisions vives et
brillantes que les eaux du lac rйverbйraient avec nettetй. La nue
se dйchirait en maint endroit, mais comme un tissu mou et
cotonneux, sans bruit strident.

Glenarvan, aprиs avoir observй le zйnith et l’horizon qui se
confondaient dans une йgale obscuritй, revint au sommet du tronc.

«Qu’en dites-vous, Glenarvan? demanda Paganel.

-- Je dis que cela commence bien, mes amis, et si cela continue,
l’orage sera terrible.

-- Tant mieux, rйpondit l’enthousiaste Paganel, j’aime autant un
beau spectacle, puisque je ne puis le fuir.

-- Voilа encore une de vos thйories qui va йclater, dit le major.

-- Et l’une de mes meilleures, Mac Nabbs. Je suis de l’avis de
Glenarvan, l’orage sera superbe. Tout а l’heure, pendant que
j’essayais de dormir, plusieurs faits me sont revenus а la
mйmoire, qui me le font espйrer, car nous sommes ici dans la
rйgion des grandes tempкtes йlectriques. J’ai lu quelque part, en
effet, qu’en 1793, prйcisйment dans la province de Buenos-Ayres,
le tonnerre est tombй trente-sept fois pendant un seul orage. Mon
collиgue, M Martin De Moussy, a comptй jusqu’а cinquante-cinq
minutes de roulement non interrompu.

-- Montre en main? dit le major.

-- Montre en main. Une seule chose m’inquiйterait, ajouta Paganel,
si l’inquiйtude servait а йviter le danger, c’est que l’unique
point culminant de cette plaine est prйcisйment l’_ombu_ oщ nous
sommes. Un paratonnerre serait ici fort utile, car prйcisйment cet
arbre est, entre tous ceux de la pampa, celui que la foudre
affectionne particuliиrement. Et puis, vous ne l’ignorez pas, mes
amis, les savants recommandent de ne point chercher refuge sous
les arbres pendant l’orage.

-- Bon, dit le major, voilа une recommandation qui vient а propos!

-- Il faut avouer, Paganel, rйpondit Glenarvan, que vous
choisissez bien le moment pour nous conter ces choses rassurantes!

-- Bah! rйpliqua Paganel, tous les moments sont bons pour
s’instruire. Ah! Cela commence!»

Des йclats de tonnerre plus violents interrompirent cette
inopportune conversation; leur intensitй croissait en gagnant des
tons plus йlevйs; ils se rapprochaient et passaient du grave au
mйdium, pour emprunter а la musique une trиs juste comparaison.

Bientфt ils devinrent stridents et firent vibrer avec de rapides
oscillations les cordes atmosphйriques. L’espace йtait en feu, et
dans cet embrasement, on ne pouvait reconnaоtre а quelle йtincelle
йlectrique appartenaient ces roulements indйfiniment prolongйs,
qui se rйpercutaient d’йcho en йcho jusque dans les profondeurs du
ciel.

Les йclairs incessants affectaient des formes variйes. Quelques-
uns, lancйs perpendiculairement au sol, se rйpйtaient cinq ou six
fois а la mкme place. D’autres auraient excitй au plus haut point
la cu_rio_sitй d’un savant, car si Arago, dans ses curieuses
statistiques, n’a relevй que deux exemples d’йclairs fourchus, ils
se reproduisaient ici par centaines. Quelques-uns, divisйs en
mille branches diverses, se dйbitaient sous l’aspect de zigzags
coralliformes, et produisaient sur la voыte obscure des jeux
йtonnants de lumiиre arborescente.

Bientфt tout le ciel, de l’est au nord, fut sous-tendu par une
bande phosphorique d’un йclat intense. Cet incendie gagna peu а
peu l’horizon entier, enflammant les nuages comme un amas de
matiиres c_ombu_stibles, et, bientфt reflйtй par les eaux
miroitantes, il forma une immense sphиre de feu dont l’_ombu_
occupait le point central.

Glenarvan et ses compagnons regardaient silencieusement ce
terrifiant spectacle. Ils n’auraient pu se faire entendre. Des
nappes de lumiиre blanche glissaient jusqu’а eux, et dans ces
rapides йclats apparaissaient et disparaissaient vivement tantфt
la figure calme du major, tantфt la face curieuse de Paganel ou
les traits йnergiques de Glenarvan, tantфt la tкte effarйe de
Robert ou la physionomie insouciante des matelots animйs
subitement d’une vie spectrale.

Cependant, la pluie ne tombait pas encore, et le vent se taisait
toujours. Mais bientфt les cataractes du ciel s’entr’ouvrirent, et
des raies verticales se tendirent comme les fils d’un tisseur sur
le fond noir du ciel. Ces larges gouttes d’eau, frappant la
surface du lac, rejaillissaient en milliers d’йtincelles
illuminйes par le feu des йclairs.

Cette pluie annonзait-elle la fin de l’orage?

Glenarvan et ses compagnons devaient-ils en кtre quittes pour
quelques douches vigoureusement administrйes? Non. Au plus fort de
cette lutte des feux aйriens, а l’extrйmitй de cette branche mиre
qui s’йtendait horizontalement, apparut subitement un globe
enflammй de la grosseur du poing et entourй d’une fumйe noire.
Cette boule, aprиs avoir tournй sur elle-mкme pendant quelques
secondes, йclata comme une bombe, et avec un bruit tel qu’il fut
perceptible au milieu du fracas gйnйral. Une vapeur sulfureuse
remplit l’atmosphиre.

Il se fit un instant de silence, et la voix de Tom Austin put кtre
entendue, qui criait:

«L’arbre est en feu.»

Tom Austin ne se trompait pas. En un moment, la flamme, comme si
elle eыt йtй communiquйe а une immense piиce d’artifice, se
propagea sur le cфtй ouest de l’_ombu_; le bois mort, les nids
d’herbes dessйchйe, et enfin tout l’aubier, de nature spongieuse,
fournirent un aliment favorable а sa dйvorante activitй.

Le vent se levait alors et souffla sur cet incendie. Il fallait
fuir. Glenarvan et les siens se rйfugiиrent en toute hвte dans la
partie orientale de l’_ombu_ respectйe par la flamme, muets,
troublйs, effarйs, se hissant, se glissant, s’aventurant sur des
rameaux qui pliaient sous leur poids. Cependant, les branchages
grйsillaient, craquaient et se tordaient dans le feu comme des
serpents brыlйs vifs; leurs dйbris incandescents tombaient dans
les eaux dйbordйes et s’en allaient au courant en jetant des
йclats fauves. Les flammes, tantфt s’йlevaient а une prodigieuse
hauteur et se perdaient dans l’embrasement de l’atmosphиre;
tantфt, rabattues par l’ouragan dйchaоnй, elles enveloppaient
l’_ombu_ comme une robe de Nessus. Glenarvan, Robert, le major,
Paganel, les matelots йtaient terrifiйs; une йpaisse fumйe les
suffoquait; une intolйrable ardeur les brыlait; l’incendie gagnait
de leur cфtй la charpente infйrieure de l’arbre; rien ne pouvait
l’arrкter ni l’йteindre! Enfin, la situation ne fut plus tenable,
et de deux morts, il fallut choisir la moins cruelle.

«А l’eau!» cria Glenarvan.

Wilson, que les flammes atteignaient, venait dйjа de se prйcipiter
dans le lac, quand on l’entendit s’йcrier avec l’accent de la plus
violente terreur:

«А moi! а moi!»

Austin se prйcipita vers lui, et l’aida а regagner le sommet du
tronc.

«Qu’y a-t-il?

-- Les caпmans! Les caпmans!» rйpondit Wilson.

Et le pied de l’arbre apparut entourй des plus redoutables animaux
de l’ordre des sauriens. Leurs йcailles miroitaient dans les
larges plaques de lumiиre dessinйes par l’incendie; leur queue
aplatie dans le sens vertical, leur tкte semblable а un fer de
lance, leurs yeux saillants, leurs mвchoires fendues jusqu’en
arriиre de l’oreille, tous ces signes caractйristiques ne purent
tromper Paganel. Il reconnut ces fйroces alligators particuliers а
l’Amйrique, et nommйs caпmans dans les pays espagnols. Ils йtaient
lа une dizaine qui battaient l’eau de leur queue formidable, et
attaquaient l’_ombu_ avec les longues dents de leur mвchoire
infйrieure.

А cette vue, les malheureux se sentirent perdus. Une mort
йpouvantable leur йtait rйservйe, qu’ils dussent pйrir dйvorйs par
les flammes ou par la dent des caпmans. Et l’on entendit le major
lui-mкme, d’une voix calme, dire:

«Il se pourrait bien que ce fыt la fin de la fin.»

L’orage йtait alors dans sa pй_rio_de dйcroissante, mais il avait
dйveloppй dans l’atmosphиre une considйrable quantitй de vapeurs
auxquelles les phйnomиnes йlectriques allaient communiquer une
violence extrкme. Dans le sud se formait peu а peu une йnorme
trombe, un cфne de brouillards, la pointe en bas, la base en haut,
qui reliait les eaux bouillonnantes aux nuages orageux. Ce mйtйore
s’avanзa bientфt en tournant sur lui-mкme avec une rapiditй
vertigineuse; il refoulait vers son centre une colonne liquide
enlevйe au lac, et un appel йnergique, produit par son mouvement
giratoire, prйcipitait vers lui tous les courants d’air
environnants.

En peu d’instants, la gigantesque trombe se jeta sur l’_ombu_ et
l’enlaзa de ses replis. L’arbre fut secouй jusque dans ses
racines. Glenarvan put croire que les caпmans l’attaquaient de
leurs puissantes mвchoires et l’arrachaient du sol. Ses compagnons
et lui, se tenant les uns les autres, sentirent que le robuste
arbre cйdait et se culbutait; ses branches enflammйes plongиrent
dans les eaux tumultueuses avec un sifflement terrible. Ce fut
l’oeuvre d’une seconde. La trombe, dйjа passйe, portait ailleurs
sa violence dйsastreuse, et, pompant les eaux du lac, semblait le
vider sur son passage.

Alors l’_ombu_, couchй sur les eaux, dйriva sous les efforts
combinйs du vent et du courant. Les caпmans avaient fui, sauf un
seul, qui rampait sur les racines retournйes et s’avanзait les
mвchoires ouvertes; mais Mulrady saisissant une branche а demi
entamйe par le feu, en assomma l’animal d’un si rude coup qu’il
lui cassa les reins. Le caпman culbutй s’abоma dans les remous du
torrent. Glenarvan et ses compagnons, dйlivrйs de ses voraces
sauriens, gagnиrent les branches situйes au vent de l’incendie,
tandis que l’_ombu_, dont les flammes, au souffle de l’ouragan,
s’arrondissaient en voiles incandescentes, dйriva comme un brыlot
en feu dans les ombres de la nuit.


Chapitre XXVI
_L’Atlantique_

Pendant deux heures, l’_ombu_ navigua sur l’immense lac sans
atteindre la terre ferme. Les flammes qui le rongeaient s’йtaient
peu а peu йteintes.

Le principal danger de cette йpouvantable traversйe avait disparu.
Le major se borna а dire qu’il n’y aurait pas lieu de s’йtonner si
l’on se sauvait.

Le courant, conservant sa direction premiиre, allait toujours du
sud-ouest au nord-est.

L’obscuritй, а peine illuminйe за et lа de quelque tardif йclair,
йtait redevenue profonde, et Paganel cherchait en vain des points
de repиre а l’horizon.

L’orage touchait а sa fin. Les larges gouttes de pluie faisaient
place а de lйgers embruns qui s’йparpillaient au souffle du vent,
et les gros nuages dйgonflйs se coupaient par bandes dans les
hauteurs du ciel.

La marche de l’_ombu_ йtait rapide sur l’impйtueux torrent; il
glissait avec une surprenante vitesse, et comme si quelque
puissant engin de locomotion eut йtй renfermй sous son йcorce.
Rien ne prouvait qu’il ne dыt pas dйriver ainsi pendant des jours
entiers. Vers trois heures du matin, cependant, le major fit
observer que ses racines frфlaient le sol.

Tom Austin, au moyen d’une longue branche dйtachйe, sonda avec
soin et constata que le terrain allait en pente remontante. En
effet, vingt minutes plus tard, un choc eut lieu, et l’_ombu_
s’arrкta net.

«Terre! Terre!» s’йcria Paganel d’une voix retentissante.

L’extrйmitй des branches calcinйes avait donnй contre une
extumescence du sol. Jamais navigateurs ne furent plus satisfaits
de toucher. L’йcueil, ici, c’йtait le port. Dйjа Robert et Wilson,
lancйs sur un plateau solide, poussaient un hurrah de joie, quand
un sifflement bien connu se fit entendre. Le galop d’un cheval
retentit sur la plaine, et la haute taille de l’indien se dressa
dans l’ombre.

«Thalcave! s’йcria Robert.

-- Thalcave! rйpondirent ses compagnons.

-- _Amigos!_» dit le patagon, qui avait attendu les voyageurs lа
oщ le courant devait les amener, puisqu’il l’y avait conduit lui-
mкme.

En ce moment, il enleva Robert Grant dans ses bras sans se douter
que Paganel pendait aprиs lui, et il le serra sur sa poitrine.
Bientфt, Glenarvan, le major et les marins heureux de revoir leur
fidиle guide, lui pressaient les mains avec une vigoureuse
cordialitй. Puis, le patagon les conduisit dans le hangar d’une
estancia abandonnйe.

Lа flambait un bon feu qui les rйchauffa, lа rфtissaient de
succulentes tranches de venaison dont ils ne laissиrent pas
miette. Et quand leur esprit reposй se prit а rйflйchir, aucun
d’eux ne put croire qu’il eыt йchappй а cette aventure faite de
tant de dangers divers, l’eau, le feu et les redoutables caпmans
des riviиres argentines.

Thalcave, en quelques mots, raconta son histoire а Paganel, et
reporta au compte de son intrйpide cheval tout l’honneur de
l’avoir sauvй. Paganel essaya alors de lui expliquer la nouvelle
interprйtation du document, et quelles espйrances elle permettait
de concevoir. L’indien comprit-il bien les ingйnieuses hypothиses
du savant? On peut en douter, mais il vit ses amis heureux et
confiants, et il ne lui en fallait pas davantage.

On croira sans peine que ces intrйpides voyageurs aprиs leur
journйe de repos passйe sur l’_ombu_, ne se firent pas prier pour
se remettre en route.

А huit heures du matin, ils йtaient prкts а partir.

On se trouvait trop au sud des estancias et des saladeros pour se
procurer des moyens de transport.

Donc, nйcessitй absolue d’aller а pied. Il ne s’agissait, en
somme, que d’une quarantaine de milles, et Thaouka ne se
refuserait pas а porter de temps en temps un piйton fatiguй, et
mкme deux au besoin.

En trente-six heures on pouvait atteindre les rivages de
l’Atlantique.

Le moment venu, le guide et ses compagnons laissиrent derriиre eux
l’immense bas-fond encore noyй sous les eaux, et se dirigиrent а
travers des plaines plus йlevйes. Le territoire argentin reprenait
sa monotone physionomie; quelques bouquets de bois, plantйs par
des mains europйennes, se hasardaient за et lа au-dessus des
pвturages, aussi rares, d’ailleurs, qu’aux environs des sierras
Tandil et Tapalquem; les arbres indigиnes ne se permettent de
pousser qu’а la lisiиre de ces longues prairies et aux approches
du cap Corrientes.

Ainsi se passa cette journйe. Le lendemain, quinze milles avant
d’кtre atteints, le voisinage de l’ocйan se fit sentir. La
_virazon_, un vent singulier qui souffle rйguliиrement pendant les
deuxiиmes moitiйs du jour et de la nuit, courbait les grandes
herbes. Du sol amaigri s’йlevaient des bois clairsemйs, de petites
mimosйes arborescentes, des buissons d’acacias et des bouquets de
_curra-mabol_.

Quelques lagunes salines miroitaient comme des morceaux de verre
cassй, et rendirent la marche pйnible, car il fallut les tourner.
On pressait le pas, afin d’arriver le jour mкme au lac Salado sur
les rivages de l’ocйan, et, pour tout dire, les voyageurs йtaient
passablement fatiguйs, quand, а huit heures du soir, ils
aperзurent les dunes de sable, hautes de vingt toises, qui en
dйlimitent la lisiиre йcumeuse. Bientфt, le long murmure de la mer
montante frappa leurs oreilles.

«L’ocйan! s’йcria Paganel.

-- Oui, l’ocйan!» rйpondit Thalcave.

Et ces marcheurs, auxquels la force semblait prиs de manquer,
escaladaient bientфt les dunes avec une remarquable agilitй.

Mais l’obscuritй йtait grande dйjа. Les regards se promenиrent en
vain sur l’immensitй sombre. Ils cherchиrent le _Duncan_, sans
l’apercevoir.

«Il est pourtant lа, s’йcria Glenarvan, nous attendant et courant
bord sur bord!

-- Nous le verrons demain», rйpondit Mac Nabbs.

Tom Austin hйla au juger le yacht invisible, mais sans obtenir de
rйponse. Le vent йtait d’ailleurs trиs fort, et la mer assez
mauvaise. Les nuages chassaient de l’ouest, et la crкte йcumante
des vagues s’envolait en fine poussiиre jusqu’au-dessus des dunes.
Si donc le _Duncan_ йtait au rendez-vous assignй, l’homme du
bossoir ne pouvait ni кtre entendu ni entendre. La cфte n’offrait
aucun abri. Nulle baie, nulle anse, nul port. Pas mкme une crique.
Elle se composait de longs bancs de sable qui allaient se perdre
en mer, et dont l’approche est plus dangereuse que celle des
rochers а fleur d’eau. Les bancs, en effet, irritent la lame; la
mer y est particuliиrement mauvaise, et les navires sont а coup
sыr perdus, qui par les gros temps viennent s’йchouer sur ces
tapis de sable.

Il йtait donc fort naturel que le _Duncan_, jugeant cette cфte
dйtestable et sans port de refuge, se tоnt йloignй. John Mangles,
avec sa prudence habituelle, devait s’en йlever le plus possible.
Ce fut l’opinion de Tom Austin, et il affirma que le _Duncan_ ne
pouvait tenir la mer а moins de cinq bons milles.

Le major engagea donc son impatient ami а se rйsigner. Il
n’existait aucun moyen de dissiper ces йpaisses tйnиbres. А quoi
bon, dиs lors, fatiguer ses regards а les promener sur le sombre
horizon?

Ceci dit, il organisa une sorte de campement а l’abri des dunes;
les derniиres provisions servirent au dernier repas du voyage;
puis chacun, suivant l’exemple du major, se creusa un lit
improvisй dans un trou assez confortable, et, ramenant jusqu’а son
menton l’immense couverture de sable, s’endormit d’un lourd
sommeil. Seul Glenarvan veilla. Le vent se maintenait en grande
brise, et l’ocйan se ressentait encore de l’orage passй. Ses
vagues, toujours tumultueuses, se brisaient au pied des bancs avec
un bruit de tonnerre. Glenarvan ne pouvait se faire а l’idйe de
savoir le _Duncan_ si prиs de lui. Quant а supposer qu’il ne fыt
pas arrivй au rendez-vous convenu, c’йtait inadmissible. Glenarvan
avait quittй la baie de Talcahuano le 14 octobre, et il arrivait
le 12 novembre aux rivages de l’Atlantique. Or, pendant cet espace
de trente jours employйs а traverser le Chili, la cordillиre, les
pampas, la plaine argentine, le _Duncan_ avait eu le temps de
doubler le cap Horn et d’arriver а la cфte opposйe.

Pour un tel marcheur, les retards n’existaient pas; la tempкte
avait йtй certainement violente et ses fureurs terribles sur le
vaste champ de l’Atlantique, mais le yacht йtait un bon navire et
son capitaine un bon marin. Donc, puisqu’il devait кtre lа, il y
йtait.

Ces rйflexions, quoi qu’il en soit, ne parvinrent pas а calmer
Glenarvan. Quand le coeur et la raison se dйbattent, celle-ci
n’est pas la plus forte. Le «laird» de Malcolm-Castle sentait dans
cette obscuritй tous ceux qu’il aimait, sa chиre Helena, Mary
Grant, l’йquipage de son _Duncan_. Il errait sur le rivage dйsert
que les flots couvraient de leurs paillettes phosphorescentes. Il
regardait, il йcoutait. Il crut mкme, а de certains moments,
surprendre en mer une lueur indйcise.

«Je ne me trompe pas, se dit-il, j’ai vu un feu de navire, le feu
du _Duncan_. Ah! Pourquoi mes regards ne peuvent-ils percer ces
tйnиbres!»

Une idйe lui vint alors. Paganel se disait nyctalope, Paganel y
voyait la nuit. Il alla rйveiller Paganel. Le savant dormait dans
son trou du sommeil des taupes, quand un bras vigoureux l’arracha
de sa couche de sable.

«Qui va lа? s’йcria-t-il.

-- C’est moi, Paganel.

-- Qui, vous?

-- Glenarvan. Venez, j’ai besoin de vos yeux.

-- Mes yeux? rйpondit Paganel, qui les frottait vigoureusement.

-- Oui, vos yeux, pour distinguer notre _Duncan_ dans cette
obscuritй. Allons, venez.

-- Au diable la nyctalopie!» se dit Paganel, enchantй d’ailleurs,
d’кtre utile а Glenarvan.

Et se relevant, secouant ses membres engourdis, «broumbroumant»
comme les gens qui s’йveillent, il suivit son ami sur le rivage.

Glenarvan le pria d’examiner le sombre horizon de la mer. Pendant
quelques minutes, Paganel se livra consciencieusement а cette
contemplation.

«Eh bien! N’apercevez-vous rien? demanda Glenarvan.

-- Rien! Un chat lui-mкme n’y verrait pas а deux pas de lui.

-- Cherchez un feu rouge ou un feu vert, c’est-а-dire un feu de
bвbord ou de tribord.

-- Je ne vois ni feu vert ni feu rouge! Tout est noir!» rйpondit
Paganel, dont les yeux se fermaient involontairement.

Pendant une demi-heure, il suivit son impatient ami,
machinalement, laissant tomber sa tкte sur sa poitrine, puis la
relevant brusquement. Il ne rйpondait pas, il ne parlait plus. Ses
pas mal assurйs le laissaient rouler comme un homme ivre.

Glenarvan regarda Paganel. Paganel dormait en marchant.

Glenarvan le prit alors par le bras, et, sans le rйveiller, le
reconduisit а son trou, oщ il l’enterra confortablement. А l’aube
naissante, tout le monde fut mis sur pied а ce cri:

«Le _Duncan!_ le _Duncan!_

-- Hurrah! Hurrah!» rйpondirent а Glenarvan ses compagnons, se
prйcipitant sur le rivage.

En effet, а cinq milles au large, le yacht, ses basses voiles
soigneusement serrйes, se maintenait sous petite vapeur. Sa fumйe
se perdait confusйment dans les brumes du matin. La mer йtait
forte, et un navire de ce tonnage ne pouvait sans danger approcher
le pied des bancs.

Glenarvan, armй de la longue-vue de Paganel, observait les allures
du _Duncan_. John Mangles ne devait pas avoir aperзu ses
passagers, car il n’йvoluait pas, et continuait de courir, bвbord
amures, sous son hunier au bas ris.

Mais en ce moment, Thalcave, aprиs avoir fortement bourrй sa
carabine, la dйchargea dans la direction du yacht.

On йcouta. On regarda surtout. Trois fois, la carabine de l’indien
retentit, rйveillant les йchos des dunes.

Enfin, une fumйe blanche apparut aux flancs du yacht.

«Ils nous ont vus! s’йcria Glenarvan. C’est le canon du _Duncan!_»

Et, quelques secondes aprиs, une sourde dйtonation venait mourir а
la limite du rivage. Aussitфt, le _Duncan_, changeant son hunier
et forзant le feu de ses fourneaux, йvolua de maniиre а ranger de
plus prиs la cфte.

Bientфt, la lunette aidant, on vit une embarcation se dйtacher du
bord.

«Lady Helena ne pourra venir, dit Tom Austin, la mer est trop
dure!

-- John Mangles non plus, rйpondit Mac Nabbs, il ne peut quitter
son navire.

-- Ma soeur! Ma soeur! disait Robert, tendant ses bras vers le
yacht qui roulait violemment.

-- Ah! Qu’il me tarde d’кtre а bord! s’йcria Glenarvan.

-- Patience, Edward. Vous y serez dans deux heures», rйpondit le
major.

Deux heures! En effet, l’embarcation, armйe de six avirons, ne
pouvait en moins de temps accomplir son trajet d’aller et de
retour.

Alors Glenarvan rejoignit Thalcave, qui les bras croisйs, Thaouka
prиs de lui, regardait tranquillement la mouvante surface des
flots.

Glenarvan prit sa main, et lui montrant le yacht:

«Viens», dit-il.

L’indien secoua doucement la tкte.

«Viens, ami, reprit Glenarvan.

-- Non, rйpondit doucement Thalcave. Ici est Thaouka, et lа, les
pampas!» ajouta-t-il, en embrassant d’un geste passionnй l’immense
йtendue des plaines.

Glenarvan comprit bien que l’indien ne voudrait jamais abandonner
la prairie oщ blanchissaient les os de ses pиres. Il connaissait
le religieux attachement de ces enfants du dйsert pour le pays
natal. Il serra donc la main de Thalcave, et n’insista pas. Il
n’insista pas, non plus, quand l’indien, souriant а sa maniиre,
refusa le prix de ses services en disant:

«Par amitiй.»

Glenarvan ne put lui rйpondre. Il aurait voulu laisser au moins un
souvenir au brave indien qui lui rappelвt ses amis de l’Europe.
Mais que lui restait-il? Ses armes, ses chevaux, il avait tout
perdu dans les dйsastres de l’inondation. Ses amis n’йtaient pas
plus riches que lui.

Il ne savait donc comment reconnaоtre le dйsintйressement du brave
guide, quand une idйe lui vint а l’esprit. Il tira de son
portefeuille un mйdaillon prйcieux qui entourait un admirable
portrait, un chef-d’oeuvre de Lawrence, et il l’offrit а l’indien.

«Ma femme», dit-il.

Thalcave considйra le portrait d’un oeil attendri, et prononзa ces
simples mots:

«Bonne et belle!»

Puis Robert, Paganel, le major, Tom Austin, les deux matelots,
vinrent avec de touchantes paroles faire leurs adieux au patagon.
Ces braves gens йtaient sincиrement йmus de quitter cet ami
intrйpide et dйvouй. Thalcave les pressa tous sur sa large
poitrine. Paganel lui fit accepter une carte de l’Amйrique
mйridionale et des deux ocйans que l’indien avait souvent regardйe
avec intйrкt. C’йtait ce que le savant possйdait de plus prйcieux.
Quant а Robert, il n’avait que ses caresses а donner; il les
offrit а son sauveur, et Thaouka ne fut pas oubliй dans sa
distribution.

En ce moment, l’embarcation du _Duncan_ approchait; elle se glissa
dans un йtroit chenal creusй entre les bancs, et vint bientфt
йchouer au rivage.

«Ma femme? demanda Glenarvan.

-- Ma soeur? s’йcria Robert.

-- Lady Helena et miss Grant vous attendent а bord, rйpondit le
patron du canot. Mais partons, votre honneur, nous n’avons pas une
minute а perdre, car le jusant commence а se faire sentir.»

Les derniers embrassements furent prodiguйs а l’indien. Thalcave
accompagna les amis jusqu’а l’embarcation, qui fut remise а flot.
Au moment oщ Robert montait а bord, l’indien le prit dans ses bras
et le regarda avec tendresse.

«Et maintenant va, dit-il, tu es un homme!

-- Adieu, ami! Adieu! dit encore une fois Glenarvan.

-- Ne nous reverrons-nous jamais? s’йcria Paganel.

-- _Quien sabe?»_ rйpondit Thalcave, en levant son bras vers le
ciel.

Ce furent les derniиres paroles de l’indien, qui se perdirent dans
le souffle du vent. On poussa au large. Le canot s’йloigna,
emportй par la mer descendante.

Longtemps, la silhouette immobile de Thalcave apparut а travers
l’йcume des vagues. Puis sa grande taille s’amoindrit, et il
disparut aux yeux de ses amis d’un jour. Une heure aprиs, Robert
s’йlanзait le premier а bord du _Duncan_ et se jetait au cou de
Mary Grant, pendant que l’йquipage du yacht remplissait l’air de
ses joyeux hurrahs.

Ainsi s’йtait accomplie cette traversйe de l’Amйrique du sud
suivant une ligne rigoureusement droite. Ni montagnes, ni fleuves
ne firent dйvier les voyageurs de leur imperturbable route, et,
s’ils n’eurent pas а combattre le mauvais vouloir des hommes, les
йlйments, souvent dйchaоnйs contre eux, soumirent а de rudes
йpreuves leur gйnйreuse intrйpiditй.


DEUXIИME PARTIE



Chapitre I
_Le retour а bord_

Les premiers instants furent consacrйs au bonheur de se revoir.
Lord Glenarvan n’avait pas voulu que l’insuccиs des recherches
refroidоt la joie dans le coeur de ses amis. Aussi ses premiиres
paroles furent-elles celles-ci: «Confiance, mes amis, confiance!
Le capitaine Grant n’est pas avec nous, mais nous avons la
certitude de le retrouver.»

Il ne fallait rien de moins qu’une telle assurance pour rendre
l’espoir aux passagиres du _Duncan_.

En effet, lady Helena et Mary Grant, pendant que l’embarcation
ralliait le yacht, avaient йprouvй les mille angoisses de
l’attente. Du haut de la dunette, elles essayaient de compter ceux
qui revenaient а bord.

Tantфt la jeune fille se dйsespйrait; tantфt, au contraire, elle
s’imaginait voir Harry Grant. Son coeur palpitait; elle ne pouvait
parler, elle se soutenait а peine. Lady Helena l’entourait de ses
bras. John Mangles, en observation prиs d’elle, se taisait; ses
yeux de marin, si habituйs а distinguer les objets йloignйs, ne
voyaient pas le capitaine.

«Il est lа! Il vient! Mon pиre!» murmurait la jeune fille. Mais,
la chaloupe se rapprochant peu а peu, l’illusion devint
impossible. Les voyageurs n’йtaient pas а cent brasses du bord,
que non seulement lady Helena et John Mangles, mais Mary elle-
mкme, les yeux baignйs de larmes, avaient perdu tout espoir. Il
йtait temps que lord Glenarvan arrivвt et fоt entendre ses
rassurantes paroles.

Aprиs les premiers embrassements, lady Helena, Mary Grant et John
Mangles furent instruits des principaux incidents de l’expйdition,
et, avant tout, Glenarvan leur fit connaоtre cette nouvelle
interprйtation du document due а la sagacitй de Jacques Paganel.
Il fit aussi l’йloge de Robert, dont Mary devait кtre fiиre а bon
droit. Son courage, son dйvouement, les dangers qu’il avait
courus, tout fut mis en relief par Glenarvan, au point que le
jeune garзon n’aurait su oщ se cacher, si les bras de sa soeur ne
lui eussent offert un refuge.

«Il ne faut pas rougir, Robert, dit John Mangles, tu t’es conduit
en digne fils du capitaine Grant!»

Il tendit ses bras au frиre de Mary, et appuya ses lиvres sur ses
joues encore humides des larmes de la jeune fille.

On ne parle ici que pour mйmoire de l’accueil que reзurent le
major et le gйographe, et du souvenir dont fut honorй le gйnйreux
Thalcave. Lady Helena regretta de ne pouvoir presser la main du
brave indien. Mac Nabbs, aprиs les premiers йpanchements, avait
gagnй sa cabine, oщ il se faisait la barbe d’une main calme et
assurйe. Quant а Paganel, il voltigeait de l’un а l’autre, comme
une abeille, butinant le suc des compliments et des sourires. Il
voulut embrasser tout l’йquipage du _Duncan_, et, soutenant que
lady Helena en faisait partie aussi bien que Mary Grant, il
commenзa sa distribution par elles pour finir а Mr Olbinett.

Le _stewart_ ne crut pouvoir mieux reconnaоtre une telle
politesse, qu’en annonзant le dйjeuner.

«Le dйjeuner? s’йcria Paganel.

-- Oui, monsieur Paganel, rйpondit Mr Olbinett.

-- Un vrai dйjeuner, sur une vraie table, avec un couvert et des
serviettes?

-- Sans doute, monsieur Paganel.

-- Et on ne mangera ni _charqui_, ni oeufs durs, ni filets
d’autruche?

-- Oh! monsieur! rйpondit le maоtre d’hфtel, humiliй dans son art.

-- Je n’ai pas voulu vous blesser, mon ami, dit le savant avec un
sourire. Mais, depuis un mois, tel йtait notre ordinaire, et nous
dоnions, non pas assis а table, mais йtendus sur le sol, а moins
que nous ne fussions а califourchon sur des arbres. Ce dйjeuner
que vous venez d’annoncer a donc pu me paraоtre un rкve, une
fiction, une chimиre!

-- Eh bien, allons constater sa rйalitй, monsieur Paganel,
rйpondit lady Helena, qui ne se retenait pas de rire.

-- Voici mon bras, dit le galant gйographe.

-- Votre honneur n’a pas d’ordres а me donner pour le _Duncan?_
demanda John Mangles.

-- Aprиs dйjeuner, mon cher John, rйpondit Glenarvan, nous
discuterons en famille le programme de notre nouvelle expйdition.»

Les passagers du yacht et le jeune capitaine descendirent dans le
carrй. Ordre fut donnй а l’ingйnieur de se maintenir en pression,
afin de partir au premier signal.

Le major, rasй de frais, et les voyageurs, aprиs une rapide
toilette, prirent place а la table.

On fit fкte au dйjeuner de Mr Olbinett. Il fut dйclarй excellent,
et mкme supйrieur aux splendides festins de la pampa, Paganel
revint deux fois а chacun des plats, «par distraction», dit-il.

Ce mot malencontreux amena lady Glenarvan а demander si l’aimable
franзais йtait quelquefois retombй dans son pйchй habituel. Le
major et lord Glenarvan se regardиrent en souriant. Quant а
Paganel, il йclata de rire, franchement, et s’engagea «sur
l’honneur» а ne plus commettre une seule distraction pendant tout
le voyage; puis il fit d’une trиs plaisante faзon le rйcit de sa
dйconvenue et de ses profondes йtudes sur l’oeuvre de Camoлns.

«Aprиs tout, ajouta-t-il en terminant, а quelque chose malheur est
bon, et je ne regrette pas mon erreur.

-- Et pourquoi, mon digne ami? demanda le major.

-- Parce que non seulement je sais l’espagnol, mais aussi le
portugais. Je parle deux langues au lieu d’une!

-- Par ma foi, je n’y avais pas songй, rйpondit Mac Nabbs. Mes
compliments, Paganel, mes sincиres compliments!»

On applaudit Paganel, qui ne perdait pas un coup de dent. Il
mangeait et causait tout ensemble. Mais il ne remarqua pas une
particularitй qui ne put йchapper а Glenarvan: ce furent les
attentions de John Mangles pour sa voisine Mary Grant. Un lйger
signe de lady Helena а son mari lui apprit que c’йtait «comme
cela!» Glenarvan regarda les deux jeunes gens avec une affectueuse
sympathie, et il interpella John Mangles, mais а un tout autre
propos.

«Et votre voyage, John, lui demanda-t-il, comment s’est-il
accompli?

-- Dans les meilleures conditions, rйpondit le capitaine.
Seulement j’apprendrai а votre honneur que nous n’avons pas repris
la route du dйtroit de Magellan.

-- Bon! s’йcria Paganel, vous avez doublй le cap Horn, et je
n’йtais pas lа!

-- Pendez-vous! dit le major.

-- Йgoпste! C’est pour avoir de ma corde, que vous me donnez ce
conseil! rйpliqua le gйographe.

-- Voyons, mon cher Paganel, rйpondit Glenarvan, а moins d’кtre
douй du don d’ubiquitй, on ne saurait кtre partout. Or, puisque
vous couriez la plaine des pampas, vous ne pouviez pas en mкme
temps doubler le cap Horn.

-- Cela ne m’empкche pas de le regretter», rйpliqua le savant.

Mais on ne le poussa pas davantage, et on le laissa sur cette
rйponse. John Mangles reprit alors la parole, et fit le rйcit de
sa traversйe. En prolongeant la cфte amйricaine, il avait observй
tous les archipels occidentaux sans trouver aucune trace du
_Britannia_. Arrivй au cap Pilares, а l’entrйe du dйtroit, et
trouvant les vents debout, il donna dans le sud; le _Duncan_
longea les оles de la Dйsolation, s’йleva jusqu’au soixante-
septiиme degrй de latitude australe, doubla le cap Horn, rangea la
Terre de Feu, et, passant le dйtroit de Lemaire, il suivit les
cфtes de la Patagonie.

Lа, il йprouva des coups de vent terribles а la hauteur du cap
Corrientes, ceux-lа mкmes qui assaillirent si violemment les
voyageurs pendant l’orage. Mais le yacht se comporta bien, et
depuis trois jours John Mangles courait des bordйes au large,
lorsque les dйtonations de la carabine lui signalиrent l’arrivйe
des voyageurs si impatiemment attendus. Quant а lady Glenarvan et
а miss Grant, le capitaine du _Duncan_ serait injuste en
mйconnaissant leur rare intrйpiditй. La tempкte ne les effraya
pas, et si elles manifestиrent quelques craintes, ce fut en
songeant а leurs amis, qui erraient alors dans les plaines de la
rйpublique Argentine.

Ainsi se termina le rйcit de John Mangles; il fut suivi des
fйlicitations de lord Glenarvan. Puis, celui-ci, s’adressant а
Mary Grant:

«Ma chиre miss, dit-il, je vois que le capitaine John rend hommage
а vos grandes qualitйs, et je suis heureux de penser que vous ne
vous dйplaisez point а bord de son navire!

-- Comment pourrait-il en кtre autrement? rйpondit Mary, en
regardant lady Helena, et peut-кtre aussi le jeune capitaine.

-- Oh! Ma soeur vous aime bien, monsieur John, s’йcria Robert, et
moi, je vous aime aussi!

-- Et je te le rends, mon cher enfant», rйpondit John Mangles, un
peu dйconcertй des paroles de Robert, qui amenиrent une lйgиre
rougeur au front de Mary Grant.

Puis, mettant la conversation sur un terrain moins brыlant, John
Mangles ajouta:

«Puisque j’ai fini de raconter le voyage du _Duncan_, votre
honneur voudra-t-il nous donner quelques dйtails sur sa traversйe
de l’Amйrique et sur les exploits de notre jeune hйros?»

Nul rйcit ne pouvait кtre plus agrйable а lady Helena et а miss
Grant. Aussi lord Glenarvan se hвta de satisfaire leur
cu_rio_sitй. Il reprit, incident par incident, tout son voyage
d’un ocйan а l’autre. Le passage de la Cordillиre Des Andes, le
tremblement de terre, la disparition de Robert, l’enlиvement du
condor, le coup de fusil de Thalcave, l’йpisode des loups rouges,
le dйvouement du jeune garзon, le sergent Manuel, l’inondation, le
refuge sur l’_ombu_, la foudre, l’incendie, les caпmans, la
trombe, la nuit au bord de l’Atlantique, ces divers dйtails, gais
ou terribles, vinrent tour а tour exciter la joie et l’effroi de
ses auditeurs.

Mainte circonstance fut rapportйe, qui valut а Robert les caresses
de sa soeur et de lady Helena.

Jamais enfant ne se vit si bien embrassй, et par des amies plus
enthousiastes.

Lorsque lord Glenarvan eut terminй son histoire, il ajouta ces
paroles:

«Maintenant, mes amis, songeons au prйsent; le passй est passй,
mais l’avenir est а nous; revenons au capitaine Harry Grant.»

Le dйjeuner йtait terminй; les convives rentrиrent dans le salon
particulier de lady Glenarvan; ils prirent place autour d’une
table chargйe de cartes et de plans, et la conversation s’engagea
aussitфt.

«Ma chиre Helena, dit lord Glenarvan, en montant а bord, je vous
ai annoncй que si les naufragйs du _Britannia_ ne revenaient pas
avec nous, nous avions plus que jamais l’espoir de les retrouver.
De notre passage а travers l’Amйrique est rйsultйe cette
conviction, je dirai mieux, cette certitude:

Que la catastrophe n’a eu lieu ni sur les cфtes du Pacifique, ni
sur les cфtes de l’Atlantique. De lа cette consйquence naturelle,
que l’interprйtation tirйe du document йtait erronйe en ce qui
touche la Patagonie.

Fort heureusement, notre ami Paganel, illuminй par une soudaine
inspiration, a dйcouvert l’erreur. Il a dйmontrй que nous suivions
une voie fausse, et il a interprйtй le document de maniиre а ne
plus laisser aucune hйsitation dans notre esprit. Il s’agit du
document йcrit en franзais, et je prierai Paganel de l’expliquer
ici, afin que personne ne conserve le moindre doute а cet йgard.»

Le savant, mis en demeure de parler, s’exйcuta aussitфt; il
disserta sur les mots _gonie_ et _indi_ de la faзon la plus
convaincante; il fit sortir rigoureusement du mot _austral_ le mot
Australie; il dйmontra que le capitaine Grant, en quittant la cфte
du Pйrou pour revenir en Europe, avait pu, sur un navire
dйsemparй, кtre entraоnй par les courants mйridionaux du Pacifique
jusqu’aux rivages australiens; enfin, ses ingйnieuses hypothиses,
ses plus fines dйductions, obtinrent l’approbation complиte de
John Mangles lui-mкme, juge difficile en pareille matiиre, et qui
ne se laissait pas entraоner а des йcarts d’imagination.

Lorsque Paganel eut achevй sa dissertation, Glenarvan annonзa que
le _Duncan_ allait faire immйdiatement route pour l’Australie.

Cependant le major, avant que l’ordre ne fыt donnй de mettre cap а
l’est, demanda а faire une simple observation.

«Parlez, Mac Nabbs, rйpondit Glenarvan.

-- Mon but, dit le major, n’est point d’affaiblir les arguments de
mon ami Paganel, encore moins de les rйfuter; je les trouve
sйrieux, sagaces, dignes de toute notre attention, et ils doivent
а juste titre former la base de nos recherches futures. Mais je
dйsire qu’ils soient soumis а un dernier examen afin que leur
valeur soit incontestable et incontestйe.»

On ne savait oщ voulait en venir le prudent Mac Nabbs, et ses
auditeurs l’йcoutaient avec une certaine anxiйtй.

«Continuez, major, dit Paganel. Je suis prкt а rйpondre а toutes
vos questions.

-- Rien ne sera plus simple, dit le major. Quand, il y a cinq
mois, dans le golfe de la Clyde, nous avons йtudiй les trois
documents, leur interprйtation nous a paru йvidente. Nulle autre
cфte que la cфte occidentale de la Patagonie ne pouvait avoir йtй
le thйвtre du naufrage. Nous n’avions mкme pas а ce sujet l’ombre
d’un doute.

-- Rйflexion fort juste, rйpondit Glenarvan.

-- Plus tard, reprit le major, lorsque Paganel, dans un moment de
providentielle distraction, s’embarqua а notre bord, les documents
lui furent soumis, et il approuva sans rйserve nos recherches sur
la cфte amйricaine.

-- J’en conviens, rйpondit le gйographe.

-- Et cependant, nous nous sommes trompйs, dit le major.

-- Nous nous sommes trompйs, rйpйta Paganel. Mais pour se tromper,
Mac Nabbs, il ne faut qu’кtre homme, tandis qu’il est fou celui
qui persiste dans son erreur.

-- Attendez, Paganel, rйpondit le major, ne vous animez pas. Je ne
veux point dire que nos recherches doivent se prolonger en
Amйrique.

-- Alors que demandez-vous? dit Glenarvan.

-- Un aveu, rien de plus, l’aveu que l’Australie paraоt кtre
maintenant le thйвtre du naufrage du _Britannia_ aussi йvidemment
que l’Amйrique le semblait naguиre.

-- Nous l’avouons volontiers, rйpondit Paganel.

-- J’en prends acte, reprit le major, et j’en profite pour engager
votre imagination а se dйfier de ces йvidences successives et
contradictoires. Qui sait si, aprиs l’Australie, un autre pays ne
nous offrira pas les mкmes certitudes, et si, ces nouvelles
recherches vainement faites, il ne semblera pas «йvident» qu’elles
doivent кtre recommencйes ailleurs?»

Glenarvan et Paganel se regardиrent. Les observations du major les
frappaient par leur justesse.

«Je dйsire donc, reprit Mac Nabbs, qu’une derniиre йpreuve soit
faite avant de faire route pour l’Australie. Voici les documents,
voici des cartes. Examinons successivement tous les points par
lesquels passe le trente-septiиme parallиle, et voyons si quelque
autre pays ne se rencontrerait pas, dont le document donnerait
l’indication prйcise.

-- Rien de plus facile et de moins long, rйpondit Paganel, car,
heureusement, les terres n’abondent pas sous cette latitude.

-- Voyons», dit le major, en dйployant un planisphиre anglais,
dressй suivant la projection de Mercator, et qui offrait а l’oeil
tout l’ensemble du globe terrestre.

La carte fut placйe devant lady Helena, et chacun se plaзa de
faзon а suivre la dйmonstration de Paganel.

«Ainsi que je vous l’ai dйjа appris, dit le gйographe, aprиs avoir
traversй l’Amйrique Du Sud, le trente-septiиme degrй de latitude
rencontre les оles Tristan d’Acunha. Or, je soutiens que pas un
des mots du document ne peut se rapporter а ces оles.»

Les documents scrupuleusement examinйs, on dut reconnaоtre que
Paganel avait raison.

Tristan d’Acunha fut rejetй а l’unanimitй.

«Continuons, reprit le gйographe. En sortant de l’Atlantique, nous
passons а deux degrйs au-dessous du cap de Bonne-Espйrance, et
nous pйnйtrons dans la mer des Indes. Un seul groupe d’оles se
trouve sur notre route, le groupe des оles Amsterdam. Soumettons-
les au mкme examen que Tristan d’Acunha.»

Aprиs un contrфle attentif, les оles Amsterdam furent йvincйes а
leur tour. Aucun mot, entier ou non, franзais, anglais ou
allemand, ne s’appliquait а ce groupe de l’ocйan Indien.

«Nous arrivons maintenant а l’Australie, reprit Paganel; le
trente-septiиme parallиle rencontre ce continent au cap
Bernouilli; il en sort par la baie Twofold. Vous conviendrez comme
moi, et sans forcer les textes, que le mot anglais _stra_ et le
mot franзais _austral_ peuvent s’appliquer а l’Australie. La chose
est assez йvidente pour que je n’insiste pas.»

Chacun approuva la conclusion de Paganel. Ce systиme rйunissait
toutes les probabilitйs en sa faveur.

«Allons au delа, dit le major.

-- Allons, rйpondit le gйographe, le voyage est facile. En
quittant la baie Twofold, on traverse le bras de mer qui s’йtend а
l’est de l’Australie et on rencontre la Nouvelle Zйlande. Tout
d’abord, je vous rappellerai que le mot _contin_ du document
franзais indique un «continent» d’une faзon irrйfragable. Le
capitaine Grant ne peut donc avoir trouvй refuge sur la Nouvelle
Zйlande qui n’est qu’une оle. Quoi qu’il en soit, examinez,
comparez, retournez les mots, et voyez si, par impossible, ils
pourraient convenir а cette nouvelle contrйe.

-- En aucune faзon, rйpondit John Mangles, qui fit une minutieuse
observation des documents et du planisphиre.

-- Non, dirent les auditeurs de Paganel et le major lui-mкme, non,
il ne peut s’agir de la Nouvelle Zйlande.

-- Maintenant, reprit le gйographe, sur tout cet immense espace
qui sйpare cette grande оle de la cфte amйricaine, le trente-
septiиme parallиle ne traverse qu’un оlot aride et dйsert.

-- Qui se nomme?... Demanda le major.

-- Voyez la carte. C’est Maria-Thйrйsa, nom dont je ne trouve
aucune trace dans les trois documents.

-- Aucune, rйpondit Glenarvan.

-- Je vous laisse donc, mes amis, а dйcider si toutes les
probabilitйs, pour ne pas dire les certitudes, ne sont point en
faveur du continent australien?

-- Йvidemment, rйpondirent а l’unanimitй les passagers et le
capitaine du _Duncan_.

-- John, dit alors Glenarvan, vous avez des vivres et du charbon
en suffisante quantitй?

-- Oui, votre honneur, je me suis amplement approvisionnй а
Talcahuano, et, d’ailleurs, la ville du Cap nous permettra de
renouveler trиs facilement notre c_ombu_stible.

-- Eh bien, alors, donnez la route...

-- Encore une observation, dit le major, interrompant son ami.

-- Faites, Mac Nabbs.

-- Quelles que soient les garanties de succиs que nous offre
l’Australie, ne serait-il pas а propos de relвcher un jour ou deux
aux оles Tristan d’Acunha et Amsterdam? Elles sont situйes sur
notre parcours, et ne s’йloignent aucunement de notre route. Nous
saurons alors si le _Britannia_ n’y a pas laissй trace de son
naufrage.

-- L’incrйdule major, s’йcria Paganel, il y tient!

-- Je tiens surtout а ne pas revenir sur nos pas, si l’Australie,
par hasard, ne rйalise pas les espйrances qu’elle fait concevoir.

-- La prйcaution me paraоt bonne, rйpondit Glenarvan.

-- Et ce n’est pas moi qui vous dissuaderai de la prendre,
rйpliqua Paganel. Au contraire.

-- Alors, John, dit Glenarvan, faites mettre le cap sur Tristan
d’Acunha.

-- А l’instant, votre honneur», rйpondit le capitaine, et il
remonta sur le pont, tandis que Robert et Mary Grant adressaient
les plus vives paroles de reconnaissance а lord Glenarvan.

Bientфt le _Duncan_, s’йloignant de la cфte amйricaine et courant
dans l’est, fendit de sa rapide йtrave les flots de l’ocйan
Atlantique.


Chapitre II
_Tristan d’Acunha_

Si le yacht eыt suivi la ligne de l’йquateur, les cent quatre-
vingt-seize degrйs qui sйparent l’Australie de l’Amйrique, ou pour
mieux dire, le cap Bernouilli du cap Corrientes, auraient valu
onze mille sept cent soixante milles gйographiques.

Mais, sur le trente-septiиme parallиle, ces cent quatre-vingt-
seize degrйs, par suite de la forme du globe, ne reprйsentent que
neuf mille quatre cent quatre-vingts milles. De la cфte amйricaine
а Tristan d’Acunha, on compte deux mille cent milles, distance que
John Mangles espйrait franchir en dix jours, si les vents d’est ne
retardaient pas la marche du yacht. Or, il eut prйcisйment lieu
d’кtre satisfait, car vers le soir la brise calmit sensiblement,
puis changea, et le _Duncan_ put dйployer sur une mer tranquille
toutes ses incomparables qualitйs.

Les passagers avaient repris le jour mкme leurs habitudes du bord.
Il ne semblait pas qu’ils eussent quittй le navire pendant un
mois. Aprиs les eaux du Pacifique, les eaux de l’Atlantique
s’йtendaient sous leurs yeux, et, а quelques nuances prиs, tous
les flots se ressemblent. Les йlйments, aprиs les avoir si
terriblement йprouvйs, unissaient maintenant leurs efforts pour
les favoriser. L’ocйan йtait paisible, le vent soufflait du bon
cфtй, et tout le jeu de voiles, tendu sous les brises de l’ouest,
vint en aide а l’infatigable vapeur emmagasinйe dans la chaudiиre.

Cette rapide traversйe s’accomplit donc sans accident ni incident.
On attendait avec confiance la cфte australienne. Les probabilitйs
se changeaient en certitudes. On causait du capitaine Grant comme
si le yacht allait le prendre dans un port dйterminй.

Sa cabine et les cadres de ses deux compagnons furent prйparйs а
bord. Mary Grant se plaisait а la disposer de ses mains, а
l’embellir. Elle lui avait йtй cйdйe par Mr Olbinett, qui
partageait actuellement la chambre de _mistress_ Olbinett. Cette
cabine confinait au fameux numйro six, retenu а bord du _Scotia_
par Jacques Paganel.

Le savant gйographe s’y tenait presque toujours enfermй. Il
travaillait du matin au soir а un ouvrage intitulй: _Sublimes
impressions d’un gйographe dans la Pampasie argentine_. On
l’entendait essayer d’une voix йmue ses pй_rio_des йlйgantes avant
de les confier aux blanches pages de son calepin, et plus d’une
fois, infidиle а Clio, la muse de l’histoire, il invoqua dans ses
transports la divine Calliope, qui prйside aux grandes choses
йpiques.

Paganel, d’ailleurs, ne s’en cachait pas. Les chastes filles
d’Apollon quittaient volontiers pour lui les sommets du Parnasse
ou de l’Hйlicon. Lady Helena lui en faisait ses sincиres
compliments.

Le major le fйlicitait aussi de ces visites mythologiques.

«Mais surtout, ajoutait-il, pas de distractions, mon cher Paganel,
et si, par hasard, il vous prend fantaisie d’apprendre
l’australien, n’allez pas l’йtudier dans une grammaire chinoise!»

Les choses allaient donc parfaitement а bord. Lord et lady
Glenarvan observaient avec intйrкt John Mangles et Mary Grant. Ils
n’y trouvaient rien а redire, et, dйcidйment, puisque John ne
parlait point, mieux valait n’y pas prendre garde.

«Que pensera le capitaine Grant? dit un jour Glenarvan а lady
Helena.

-- Il pensera que John est digne de Mary, mon cher Edward, et il
ne se trompera pas.»

Cependant, le yacht marchait rapidement vers son but. Cinq jours
aprиs avoir perdu de vue le cap Corrientes, le 16 novembre, de
belles brises d’ouest se firent sentir, celles-lа mкmes dont
s’accommodent fort les navires qui doublent la pointe africaine
contre les vents rйguliers du sud-est. Le _Duncan_ se couvrit de
toiles, et sous sa misaine, sa brigantine, son hunier, son
perroquet, ses bonnettes, ses voiles de flиche et d’йtais, il
courut bвbord amures avec une audacieuse rapiditй. C’est а peine
si son hйlice mordait sur les eaux fuyantes que coupait son
йtrave, et il semblait qu’il luttait alors avec les yachts de
course du royal-thames-club.

Le lendemain, l’ocйan se montra couvert d’immenses goйmons,
semblable а un vaste йtang obstruй par les herbes. On eыt dit une
de ces mers de sargasses formйes de tous les dйbris d’arbres et de
plantes arrachйs aux continents voisins. Le commandant Maury les a
spйcialement signalйes а l’attention des navigateurs. Le _Duncan_
paraissait glisser sur une longue prairie que Paganel compara
justement aux pampas, et sa marche fut un peu retardйe.

Vingt-quatre heures aprиs, au lever du jour, la voix du matelot de
vigie se fit entendre.

«Terre! Cria-t-il.

-- Dans quelle direction? demanda Tom Austin, qui йtait de quart.

-- Sous le vent а nous», rйpondit le matelot.

А ce cri toujours йmotionnant, le pont du yacht se peupla
subitement. Bientфt une longue-vue sortit de la dunette et fut
immйdiatement suivie de Jacques Paganel. Le savant braqua son
instrument dans la direction indiquйe, et ne vit rien qui
ressemblвt а une terre.

«Regardez dans les nuages, lui dit John Mangles.

-- En effet, rйpondit Paganel, on dirait une sorte de pic presque
imperceptible encore.

-- C’est Tristan d’Acunha, reprit John Mangles.

-- Alors, si j’ai bonne mйmoire, rйpliqua le savant, nous devons
en кtre а quatre-vingts milles, car le pic de Tristan, haut de
sept mille pieds, est visible а cette distance.

-- Prйcisйment», rйpondit le capitaine John.

Quelques heures plus tard, le groupe d’оles trиs hautes et trиs
escarpйes fut parfaitement visible а l’horizon. Le piton conique
de Tristan se dйtachait en noir sur le fond resplendissant du
ciel, tout ba_rio_lй des rayons du soleil levant. Bientфt l’оle
principale se dйgagea de la masse rocheuse, au sommet d’un
triangle inclinй vers le nord-est.

Tristan d’Acunha est situйe par 37° 8’ de latitude australe, et
10° 44’ de longitude а l’ouest du mйridien de Greenwich. А dix-
huit milles au sud-ouest, l’оle Inaccessible, et а dix milles au
sud-est, l’оle du Rossignol, complиtent ce petit groupe isolй dans
cette partie de l’Atlantique.

Vers midi, on releva les deux principaux amers qui servent aux
marins de point de reconnaissance, savoir, а un angle de l’оle
Inaccessible, une roche qui figure fort exactement un bateau sous
voile, et, а la pointe nord de l’оle du Rossignol, deux оlots
semblables а un fortin en ruine. А trois heures, le _Duncan_
donnait dans la baie Falmouth de Tristan d’Acunha, que la pointe
de Help ou de Bon-Secours abrite contre les vents d’ouest.

Lа, dormaient а l’ancre quelques baleiniers occupйs de la pкche
des phoques et autres animaux marins, dont ces cфtes offrent
d’innombrables йchantillons.

John Mangles s’occupa de chercher un bon mouillage, car ces rades
foraines sont trиs dangereuses par les coups de vents de nord-
ouest et de nord, et, prйcisйment а cette place, le brick anglais
_Julia_ se perdit corps et biens, en 1829. Le _Duncan_ s’approcha
а un demi-mille du rivage, et mouilla par vingt brasses sur fond
de roches. Aussitфt, passagиres et passagers s’embarquиrent dans
le grand canot et prirent pied sur un sable fin et noir,
impalpable dйbris des roches calcinйes de l’оle.

La capitale de tout le groupe de Tristan d’Acunha consiste en un
petit village situй au fond de la baie sur un gros ruisseau fort
murmurant. Il y avait lа une cinquantaine de maisons assez propres
et disposйes avec cette rйgularitй gйomйtrique qui paraоt кtre le
dernier mot de l’architecture anglaise. Derriиre cette ville en
miniature s’йtendaient quinze cents hectares de plaines, bornйes
par un immense remblai de laves; au-dessus de ce plateau, le piton
conique montait а sept mille pieds dans les airs.

Lord Glenarvan fut reзu par un gouverneur qui relиve de la colonie
anglaise du Cap. Il s’enquit immйdiatement d’Harry Grant et du
_Britannia_.

Ces noms йtaient entiиrement inconnus. Les оles Tristan d’Acunha
sont hors de la route des navires, et par consйquent peu
frйquentйes. Depuis le cйlиbre naufrage du _Blendon-Hall_, qui
toucha en 1821 sur les rochers de l’оle Inaccessible, deux
bвtiments avaient fait cфte а l’оle principale, le _Primauguet_ en
1845, et le trois-mвts amйricain _Philadelphia_ en 1857. La
statistique acunhienne des sinistres maritimes se bornait а ces
trois catastrophes.

Glenarvan ne s’attendait pas а trouver des renseignements plus
prйcis, et il n’interrogeait le gouverneur de l’оle que par acquit
de conscience.

Il envoya mкme les embarcations du bord faire le tour de l’оle,
dont la circonfйrence est de dix-sept milles au plus. Londres ou
Paris n’y tiendrait pas, quand mкme elle serait trois fois plus
grande.

Pendant cette reconnaissance, les passagers du _Duncan_ se
promenиrent dans le village et sur les cфtes voisines. La
population de Tristan d’Acunha ne s’йlиve pas а cent cinquante
habitants. Ce sont des anglais et des amйricains mariйs а des
nйgresses et а des hottentotes du Cap, qui ne laissent rien а
dйsirer sous le rapport de la laideur. Les enfants de ces mйnages
hйtйrogиnes prйsentaient un mйlange trиs dйsagrйable de la roideur
saxonne et de la noirceur africaine.

Cette promenade de touristes, heureux de sentir la terre ferme
sous leurs pieds, se prolongea sur le rivage auquel confine la
grande plaine cultivйe qui n’existe que dans cette partie de
l’оle. Partout ailleurs, la cфte est faite de falaises de laves,
escarpйes et arides. Lа, d’йnormes albatros et des pingouins
stupides se comptent par centaines de mille.

Les visiteurs, aprиs avoir examinй ces roches d’origine ignйe,
remontиrent vers la plaine; des sources vives et nombreuses,
alimentйes par les neiges йternelles du cфne, murmuraient за et
lа; de verts buissons oщ l’oeil comptait presque autant de
passereaux que de fleurs, йgayaient le sol; un seul arbre, sorte
de phylique, haut de vingt pieds, et le «tusseh», plante
arundinacйe gigantesque, а tige ligneuse, sortaient du verdoyant
pвturage; une acиne sarmenteuse а graine piquante, des lomaries
robustes а filaments enchevкtrйs, quelques plantes frutescentes
trиs vivaces, des ancйrines dont les parfums balsamiques
chargeaient la brise de senteurs pйnйtrantes, des mousses, des
cйleris sauvages et des fougиres formaient une flore peu
nombreuse, mais opulente. On sentait qu’un printemps йternel
versait sa douce influence sur cette оle privilйgiйe.

Paganel soutint avec enthousiasme que c’йtait lа cette fameuse
Ogygie chantйe par Fйnelon. Il proposa а lady Glenarvan de
chercher une grotte, de succйder а l’aimable Calypso, et ne
demanda d’autre emploi pour lui-mкme que d’кtre «une des nymphes
qui la servaient.»

Ce fut ainsi que, causant et admirant, les promeneurs revinrent au
yacht а la nuit tombante; aux environs du village paissaient des
troupeaux de boeufs et de moutons; les champs de blй, de maпs, et
de plantes potagиres importйes depuis quarante ans, йtalaient
leurs richesses jusque dans les rues de la capitale.

Au moment oщ lord Glenarvan rentrait а son bord, les embarcations
du _Duncan_ ralliaient le yacht.

Elles avaient fait en quelques heures le tour de l’оle. Aucune
trace du _Britannia_ ne s’йtait rencontrйe sur leur parcours. Ce
voyage de circumnavigation ne produisit donc d’autre rйsultat que
de faire rayer dйfinitivement l’оle Tristan du programme des
recherches.

Le _Duncan_ pouvait, dиs lors, quitter ce groupe d’оles africaines
et continuer sa route а l’est.

S’il ne partit pas le soir mкme, c’est que Glenarvan autorisa son
йquipage а faire la chasse aux phoques innombrables, qui, sous le
nom de veaux, de lions, d’ours et d’йlйphants marins, encombrent
les rivages de la baie Falmouth. Autrefois, les baleines franches
se plaisaient dans les eaux de l’оle; mais tant de pкcheurs les
avaient poursuivies et harponnйes, qu’il en restait а peine.

Les amphibies, au contraire, s’y rencontraient par troupeaux.
L’йquipage du yacht rйsolut d’employer la nuit а les chasser, et
le jour suivant а faire une ample provision d’huile.

Aussi le dйpart du _Duncan_ fut-il remis au surlendemain 20
novembre.

Pendant le souper, Paganel donna quelques dйtails sur les оles
Tristan qui intйressиrent ses auditeurs. Ils apprirent que ce
groupe, dйcouvert en 1506 par le portugais Tristan d’Acunha, un
des compagnons d’Albuquerque, demeura inexplorй pendant plus d’un
siиcle. Ces оles passaient, non sans raison, pour des nids а
tempкtes, et n’avaient pas meilleure rйputation que les Bermudes.
Donc, on ne les approchait guиre, et jamais navire n’y
atterrissait, qui n’y fыt jetй malgrй lui par les ouragans de
l’Atlantique.

En 1697, trois bвtiments hollandais de la compagnie des Indes y
relвchиrent, et en dйterminиrent les coordonnйes, laissant au
grand astronome Halley le soin de revoir leurs calculs en l’an
1700. De 1712 а 1767, quelques navigateurs franзais en eurent
connaissance, et principalement La Pйrouse, que ses instructions y
conduisirent pendant son cйlиbre voyage de 1785.

Ces оles, si peu visitйes jusqu’alors, йtaient demeurйes dйsertes,
quand, en 1811, un amйricain, Jonathan Lambert, entreprit de les
coloniser. Lui et deux compagnons y abordиrent au mois de janvier,
et firent courageusement leur mйtier de colons. Le gouverneur
anglais du cap de Bonne-Espйrance, ayant appris qu’ils
prospйraient, leur offrit le protectorat de l’Angleterre. Jonathan
accepta, et hissa sur sa cabane le pavillon britannique. Il
semblait devoir rйgner paisiblement sur «ses peuples», composйs
d’un vieil italien et d’un mulвtre portugais, quand, un jour, dans
une reconnaissance des rivages de son empire, il se noya ou fut
noyй, on ne sait trop. 1816 arriva. Napolйon fut emprisonnй а
Sainte-Hйlиne, et, pour le mieux garder, l’Angleterre йtablit une
garnison а l’оle de l’Ascension, et une autre а Tristan d’Acunha.

La garnison de Tristan consistait en une compagnie d’artillerie du
Cap et un dйtachement de hottentots. Elle y resta jusqu’en 1821,
et, а la mort du prisonnier de Sainte-Hйlиne, elle fut rapatriйe
au Cap.

«Un seul europйen, ajouta Paganel, un caporal, un йcossais...

-- Ah! Un йcossais! dit le major, que ses compat_rio_tes
intйressaient toujours plus spйcialement.

-- Il se nommait William Glass, rйpondit Paganel, et resta dans
l’оle avec sa femme et deux hottentots. Bientфt, deux anglais, un
matelot et un pкcheur de la Tamise, ex-dragon dans l’armйe
argentine, se joignirent а l’йcossais, et enfin en 1821, un des
naufragйs du _Blendon-Hall_, accompagnй de sa jeune femme, trouva
refuge dans l’оle Tristan. Ainsi donc, en 1821, l’оle comptait six
hommes et deux femmes. En 1829, elle eut jusqu’а sept hommes, six
femmes et quatorze enfants.

En 1835, le chiffre s’йlevait а quarante, et maintenant il est
triplй.

-- Ainsi commencent les nations, dit Glenarvan.

Pendant la nuit, l’йquipage du _Duncan_ fit bonne chasse, et une
cinquantaine de gros phoques passиrent de vie а trйpas. Aprиs
avoir autorisй la chasse, Glenarvan ne pouvait en interdire le
profit. La journйe suivante fut donc employйe а recueillir l’huile
et а prйparer les peaux de ces lucratifs amphibies. Les passagers
employиrent naturellement ce second jour de relвche а faire une
nouvelle excursion dans l’оle. Glenarvan et le major emportиrent
leur fusil pour tвter le gibier acunhien.

Pendant cette promenade, on poussa jusqu’au pied de la montagne,
sur un sol semй de dйbris dйcomposйs, de scories, de laves
poreuses et noires, et de tous les dйtritus volcaniques. Le pied
du mont sortait d’un chaos de roches branlantes. Il йtait
difficile de se mйprendre sur la nature de l’йnorme cфne, et le
capitaine anglais Carmichaлl avait eu raison de le reconnaоtre
pour un volcan йteint.

Les chasseurs aperзurent quelques sangliers. L’un d’eux tomba
frappй sous la balle du major. Glenarvan se contenta d’abattre
plusieurs couples de perdrix noires dont le cuisinier du bord
devait faire un excellent salmis. Une grande quantitй de chиvres
furent entrevues au sommet des plateaux йlevйs.

Quant aux chats sauvages, fiers, hardis et robustes, redoutables
aux chiens eux-mкmes, ils pullulaient et promettaient de faire un
jour des bкtes fйroces trиs distinguйes.

А huit heures, tout le monde йtait de retour а bord, et, dans la
nuit, le _Duncan_ quittait l’оle Tristan d’Acunha, qu’il ne devait
plus revoir.


Chapitre III
_L’оle Amsterdam_

L’intention de John Mangles йtait d’aller faire du charbon au cap
Espйrance. Il dut donc s’йcarter un peu du trente-septiиme
parallиle et remonter de deux degrйs vers le nord. Le _Duncan_ se
trouvait au-dessous de la zone des vents alizйs et rencontra de
grandes brises de l’ouest trиs favorables а sa marche. En moins de
six jours, il franchit les treize cents milles qui sйparent
Tristan d’Acunha de la pointe africaine. Le 24 novembre, а trois
heures du soir, on eut connaissance de la montagne de la Table, et
un peu plus tard John releva la montagne des Signaux, qui marque
l’entrйe de la baie. Il y donna vers huit heures, et jeta l’ancre
dans le port du Cap-Town.

Paganel, en sa qualitй de membre de la sociйtй de gйographie, ne
pouvait ignorer que l’extrйmitй de l’Afrique fut entrevue pour la
premiиre fois en 1486 par l’amiral portugais Barthйlemy Diaz, et
doublйe seulement en 1497 par le cйlиbre Vasco De Gama. Et comment
Paganel l’aurait-il ignorй, puisque Camoлns chanta dans ses
_lusiades_ la gloire du grand navigateur? Mais а ce propos il fit
une remarque curieuse: c’est que si Diaz, en 1486, six ans avant
le premier voyage de Christophe Colomb, eыt doublй le cap de
Bonne-Espйrance, la dйcouverte de l’Amйrique aurait pu кtre
indйfiniment retardйe. En effet, la route du cap йtait la plus
courte et la plus directe pour aller aux Indes orientales. Or, en
s’enfonзant vers l’ouest, que cherchait le grand marin gйnois,
sinon а abrйger les voyages au pays des йpices?

Donc, le cap une fois doublй, son expйdition demeurait sans but,
et il ne l’eыt probablement pas entreprise.

La ville du Cap, situйe au fond de Cap-Bay, fut fondйe en 1652 par
le hollandais Van Riebeck.

C’йtait la capitale d’une importante colonie, qui devint
dйcidйment anglaise aprиs les traitйs de 1815. Les passagers du
_Duncan_ profitиrent de leur relвche pour la visiter.

Ils n’avaient que douze heures а dйpenser en promenade, car un
jour suffisait au capitaine John pour renouveler ses
approvisionnements, et il voulait repartir le 26, dиs le matin.

Il n’en fallut pas davantage, d’ailleurs, pour parcourir les cases
rйguliиres de cet йchiquier qui s’appelle Cap-Town, sur lequel
trente mille habitants, les uns blancs et les autres noirs, jouent
le rфle de rois, de reines, de cavaliers, de pions, de fous peut-
кtre. C’est ainsi, du moins, que s’exprima Paganel. Quand on a vu
le chвteau qui s’йlиve au sud-est de la ville, la maison et le
jardin du gouvernement, la bourse, le musйe, la croix de pierre
plantйe par Barthйlemy Diaz au temps de sa dйcouverte, et
lorsqu’on a bu un verre de pontai, le premier cru des vins de
Constance, il ne reste plus qu’а partir. C’est ce que firent les
voyageurs, le lendemain, au lever du jour. Le _Duncan_ appareilla
sous son foc, sa trinquette, sa misaine, son hunier, et quelques
heures aprиs il doublait ce fameux cap des Tempкtes, auquel
l’optimiste roi de Portugal, Jean II, donna fort maladroitement le
nom de Bonne-Espйrance.

Deux mille neuf cents milles а franchir entre le Cap et l’оle
Amsterdam, par une belle mer, et sous une brise bien faite,
c’йtait l’affaire d’une dizaine de jours. Les navigateurs, plus
favorisйs que les voyageurs des pampas, n’avaient pas а se
plaindre des йlйments. L’air et l’eau, liguйs contre eux en terre
ferme, se rйunissaient alors pour les pousser en avant.

«Ah! La mer! La mer! rйpйtait Paganel, c’est le champ par
excellence oщ s’exercent les forces humaines, et le vaisseau est
le vйritable vйhicule de la civilisation! Rйflйchissez, mes amis.
Si le globe n’eыt йtй qu’un immense continent, on n’en connaоtrait
pas encore la milliиme partie au XIXe siиcle! Voyez ce qui se
passe а l’intйrieur des grandes terres. Dans les steppes de la
Sibйrie, dans les plaines de l’Asie centrale, dans les dйserts de
l’Afrique, dans les prairies de l’Amйrique, dans les vastes
terrains de l’Australie, dans les solitudes glacйes des pфles,
l’homme ose а peine s’y aventurer, le plus hardi recule, le plus
courageux succombe. On ne peut passer. Les moyens de transports
sont insuffisants. La chaleur, les maladies, la sauvagerie des
indigиnes, forment autant d’infranchissables obstacles. Vingt
milles de dйsert sйparent plus les hommes que cinq cent milles
d’ocйan! on est voisin d’une cфte а une autre; йtranger, pour peu
qu’une forкt vous sйpare!

L’Angleterre confine а l’Australie, tandis que l’Йgypte, par
exemple, semble кtre а des millions de lieues du Sйnйgal, et
Pйking aux antipodes de Saint-Pйtersbourg! La mer se traverse
aujourd’hui plus aisйment que le moindre Sahara, et c’est grвce а
elle, comme l’a fort justement dit un savant amйricain, qu’une
parentй universelle s’est йtablie entre toutes les parties du
monde.»

Paganel parlait avec chaleur, et le major lui-mкme ne trouva pas а
reprendre un seul mot de cet hymne а l’ocйan. Si, pour retrouver
Harry Grant, il eыt fallu suivre а travers un continent la ligne
du trente-septiиme parallиle, l’entreprise n’aurait pu кtre
tentйe; mais la mer йtait lа pour transporter les courageux
chercheurs d’une terre а l’autre, et, le 6 dйcembre, aux premiиres
lueurs du jour, elle laissa une montagne nouvelle йmerger du sein
de ses flots.

C’йtait l’оle Amsterdam, situйe par 37° 47’ de latitude, et 77°
24’ de longitude, dont le cфne йlevй est, par un temps serein,
visible а cinquante milles. А huit heures, sa forme encore
indйterminйe reproduisait assez exactement l’aspect de Tйnйriffe.

«Et par consйquent, dit Glenarvan, elle ressemble а Tristan
d’Acunha.

-- Trиs judicieusement conclu, rйpondit Paganel, d’aprиs cet
axiome gйomйtrographique, que deux оles semblables а une troisiиme
se ressemblent entre elles. J’ajouterai que, comme Tristan
d’Acunha, l’оle Amsterdam est et a йtй йgalement riche en phoques
et en Robinsons.

-- Il y a donc des Robinsons partout? demanda lady Helena.

-- Ma foi, madame, rйpondit Paganel, je connais peu d’оles qui
n’aient eu leur aventure en ce genre, et le hasard avait dйjа
rйalisй bien avant lui le roman de votre immortel compat_rio_te,
Daniel de Foe.

-- Monsieur Paganel, dit Mary Grant, voulez-vous me permettre de
vous faire une question?

-- Deux, ma chиre miss, et je m’engage а y rйpondre.

-- Eh bien, reprit la jeune fille, est-ce que vous vous
effrayeriez beaucoup а l’idйe d’кtre abandonnй dans une оle
dйserte?

-- Moi! s’йcria Paganel.

-- Allons, mon ami, dit le major, n’allez pas avouer que c’est
votre plus cher dйsir!

-- Je ne prйtends pas cela, rйpliqua le gйographe, mais, enfin,
l’aventure ne me dйplairait pas trop. Je me referais une vie
nouvelle. Je chasserais, je pкcherais, j’йlirais domicile dans une
grotte l’hiver, sur un arbre l’йtй; j’aurais des magasins pour mes
rйcoltes; enfin je coloniserais mon оle.

-- А vous tout seul?

-- А moi tout seul, s’il le fallait. D’ailleurs, est-on jamais
seul au monde? Ne peut-on choisir des amis dans la race animale,
apprivoiser un jeune chevreau, un perroquet йloquent, un singe
aimable? Et si le hasard vous envoie un compagnon, comme le fidиle
Vendredi, que faut-il de plus pour кtre heureux? Deux amis sur un
rocher, voilа le bonheur! Supposez le major et moi...

-- Merci, rйpondit le major, je n’ai aucun goыt pour les rфles de
Robinson, et je les jouerais fort mal.

-- Cher Monsieur Paganel, rйpondit lady Helena, voilа encore votre
imagination qui vous emporte dans les champs de la fantaisie. Mais
je crois que la rйalitй est bien diffйrente du rкve. Vous ne
songez qu’а ces Robinsons imaginaires soigneusement jetйs dans une
оle bien choisie, et que la nature traite en enfants gвtйs! Vous
ne voyez que le beau cфtй des choses!

-- Quoi! Madame, vous ne pensez pas qu’on puisse кtre heureux dans
une оle dйserte?

-- Je ne le crois pas. L’homme est fait pour la sociйtй, non pour
l’isolement. La solitude ne peut engendrer que le dйsespoir. C’est
une question de temps. Que d’abord les soucis de la vie
matйrielle, les besoins de l’existence, distraient le malheureux а
peine sauvй des flots, que les nйcessitйs du prйsent lui dйrobent
les menaces de l’avenir, c’est possible. Mais ensuite, quand il se
sent seul, loin de ses semblables, sans espйrance de revoir son
pays et ceux qu’il aime, que doit-il penser, que doit-il souffrir?
Son оlot, c’est le monde entier. Toute l’humanitй se renferme en
lui, et, lorsque la mort arrive, mort effrayante dans cet abandon,
il est lа comme le dernier homme au dernier jour du monde. Croyez-
moi, Monsieur Paganel, il vaut mieux ne pas кtre cet homme-lа!»

Paganel se rendit, non sans regrets, aux arguments de lady Helena,
et la conversation se prolongea ainsi sur les avantages et les
dйsagrйments de l’isolement, jusqu’au moment oщ le _Duncan_
mouilla а un mille du rivage de l’оle Amsterdam.

Ce groupe isolй dans l’ocйan Indien est formй de deux оles
distinctes situйes а trente-trois milles environ l’une de l’autre,
et prйcisйment sur le mйridien de la pйninsule indienne; au nord,
est l’оle Amsterdam ou Saint-Pierre; au sud, l’оle Saint-Paul;
mais il est bon de dire qu’elles ont йtй souvent confondues par
les gйographes et les navigateurs.

Ces оles furent dйcouvertes en dйcembre 1796 par le hollandais
Vlaming, puis reconnues par d’Entrecasteaux, qui menait alors
l’_espйrance_ et la _recherche_ а la dйcouverte de La Pйrouse.

C’est de ce voyage que date la confusion des deux оles. Le marin
Barrow, Beautemps-Beauprй dans l’atlas de d’Entrecasteaux, puis
Horsburg, Pinkerton, et d’autres gйographes, ont constamment
dйcrit l’оle Saint-Pierre pour l’оle Saint-Paul, et
rйciproquement. En 1859, les officiers de la frйgate autrichienne
la _Novara_, dans son voyage de circumnavigation, йvitиrent de
commettre cette erreur, que Paganel tenait particuliиrement а
rectifier.

L’оle Saint-Paul, situйe au sud de l’оle Amsterdam, n’est qu’un
оlot inhabitй, formй d’une montagne conique qui doit кtre un
ancien volcan.

L’оle Amsterdam, au contraire, а laquelle la chaloupe conduisit
les passagers du _Duncan_, peut avoir douze milles de
circonfйrence. Elle est habitйe par quelques exilйs volontaires
qui se sont faits а cette triste existence. Ce sont les gardiens
de la pкcherie, qui appartient, ainsi que l’оle, а un certain M
Otovan, nйgociant de la rйunion. Ce souverain, qui n’est pas
encore reconnu par les grandes puissances europйennes, se fait lа
une liste civile de soixante-quinze а quatre-vingt mille francs,
en pкchant, salant et expйdiant un «cheilodactylus», connu moins
savamment sous le nom de morue de mer.

Du reste, cette оle Amsterdam йtait destinйe а devenir et а
demeurer franзaise. En effet, elle appartint tout d’abord, par
droit de premier occupant, а M Camin, armateur de Saint-Denis, а
Bourbon; puis elle fut cйdйe, en vertu d’un contrat international
quelconque, а un polonais, qui la fit cultiver par des esclaves
malgaches. Qui dit polonais dit franзais, si bien que de polonaise
l’оle redevint franзaise entre les mains du sieur Otovan.

Lorsque le _Duncan_ l’accosta, le 6 dйcembre 1864, sa population
s’йlevait а trois habitants, un franзais et deux mulвtres, tous
les trois commis du nйgociant-propriйtaire. Paganel put donc
serrer la main а un compat_rio_te dans la personne du respectable
M Viot, alors trиs вgй. Ce «sage vieillard» fit avec beaucoup de
politesse les honneurs de son оle. C’йtait pour lui un heureux
jour que celui oщ il recevait d’aimables йtrangers.

Saint-Pierre n’est frйquentй que par des pкcheurs de phoques, de
rares baleiniers, gens fort grossiers d’habitude, et qui n’ont pas
beaucoup gagnй а la frйquentation des chiens de mer.

M Viot prйsenta ses sujets, les deux mulвtres; ils formaient toute
la population vivante de l’оle, avec quelques sangliers baugйs а
l’intйrieur et plusieurs milliers de pingouins naпfs. La petite
maison oщ vivaient les trois insulaires йtait situйe au fond d’un
port naturel du sud-ouest formй par l’йcroulement d’une portion de
la montagne.

Ce fut bien avant le rиgne d’Otovan Ier que l’оle Saint-Pierre
servit de refuge а des naufragйs.

Paganel intйressa fort ses auditeurs en commenзant son premier
rйcit par ces mots: _Histoire de deux йcossais abandonnйs dans
l’оle Amsterdam_.

C’йtait en 1827. Le navire anglais _Palmira_, passant en vue de
l’оle, aperзut une fumйe qui s’йlevait dans les airs. Le capitaine
s’approcha du rivage, et vit bientфt deux hommes qui faisaient des
signaux de dйtresse. Il envoya son canot а terre, qui recueillit
Jacques Paine, un garзon de vingt-deux ans, et Robert Proudfoot,
вgй de quarante-huit ans. Ces deux infortunйs йtaient
mйconnaissables. Depuis dix-huit mois, presque sans aliments,
presque sans eau douce, vivant de coquillages, pкchant avec un
mauvais clou recourbй, attrapant de temps а autre quelque
marcassin а la course, demeurant jusqu’а trois jours sans manger,
veillant comme des vestales prиs d’un feu allumй de leur dernier
morceau d’amadou, ne le laissant jamais s’йteindre et l’emportant
dans leurs excursions comme un objet du plus haut prix, ils
vйcurent ainsi de misиre, de privations, de souffrances. Paine et
Proudfoot avaient йtй dйbarquйs dans l’оle par un schooner qui
faisait la pкche des phoques. Suivant la coutume des pкcheurs, ils
devaient pendant un mois s’approvisionner de peaux et d’huile, en
attendant le retour du schooner. Le schooner ne reparut pas.

Cinq mois aprиs, le _Hope_, qui se rendait а Van-Diemen, vint
atterrir а l’оle; mais son capitaine, par un de ces barbares
caprices que rien n’explique, refusa de recevoir les deux
йcossais; il repartit sans leur laisser ni un biscuit, ni un
briquet, et certainement les deux malheureux fussent morts avant
peu, si la _Palmira_, passant en vue de l’оle Amsterdam, ne les
eыt recueillis а son bord.

La seconde aventure que mentionne l’histoire de l’оle Amsterdam, -
- si pareil rocher peut avoir une histoire, -- est celle du
capitaine Pйron, un franзais, cette fois. Cette aventure,
d’ailleurs, dйbute comme celle des deux йcossais et finit de mкme:
une relвche volontaire dans l’оle, un navire qui ne revient pas,
et un navire йtranger que le hasard des vents porte sur ce groupe,
aprиs quarante mois d’abandon. Seulement, un drame sanglant marqua
le sйjour du capitaine Pйron, et offre de curieux points de
ressemblance avec les йvйnements imaginaires qui attendaient а son
retour dans son оle le hйros de Daniel de Foe.

Le capitaine Pйron s’йtait fait dйbarquer avec quatre matelots,
deux anglais et deux franзais; il devait, pendant quinze mois, se
livrer а la chasse des lions marins. La chasse fut heureuse; mais
quand, les quinze mois йcoulйs, le navire ne reparut pas, lorsque
les vivres s’йpuisиrent peu а peu, les relations internationales
devinrent difficiles. Les deux anglais se rйvoltиrent contre le
capitaine Pйron, qui eыt pйri de leurs mains, sans le secours de
ses compat_rio_tes. А partir de ce moment, les deux partis, se
surveillant nuit et jour, sans cesse armйs, tantфt vainqueurs,
tantфt vaincus tour а tour, menиrent une йpouvantable existence de
misиre et d’angoisses. Et, certainement, l’un aurait fini par
anйantir l’autre, si quelque navire anglais n’eыt rapatriй ces
malheureux qu’une misйrable question de nationalitй divisait sur
un roc de l’ocйan Indien.

Telles furent ces aventures. Deux fois l’оle Amsterdam devint
ainsi la patrie de matelots abandonnйs, que la providence sauva
deux fois de la misиre et de la mort. Mais, depuis lors, aucun
navire ne s’йtait perdu sur ces cфtes. Un naufrage eыt jetй ses
йpaves а la grиve; des naufragйs seraient parvenus aux pкcheries
de M Viot. Or, le vieillard habitait l’оle depuis de longues
annйes, et jamais l’occasion ne s’offrit а lui d’exercer son
hospitalitй envers des victimes de la mer. Du _Britannia_ et du
capitaine Grant, il ne savait rien. Ni l’оle Amsterdam, ni l’оlot
Saint-Paul, que les baleiniers et pкcheurs visitaient souvent,
n’avaient йtй le thйвtre de cette catastrophe.

Glenarvan ne fut ni surpris ni attristй de sa rйponse. Ses
compagnons et lui, dans ces diverses relвches, cherchaient oщ
n’йtait pas le capitaine Grant, non oщ il йtait. Ils voulaient
constater son absence de ces diffйrents points du parallиle, voilа
tout. Le dйpart du _Duncan_ fut donc dйcidй pour le lendemain.

Vers le soir, aprиs une bonne promenade, Glenarvan fit ses adieux
а l’honnкte M Viot. Chacun lui souhaita tout le bonheur possible
sur son оlot dйsert. En retour, le vieillard fit des voeux pour le
succиs de l’expйdition, et l’embarcation du _Duncan_ ramena ses
passagers а bord.


Chapitre IV
_Les paris de Jacques Paganel et du major Mac Nabbs_

Le 7 dйcembre, а trois heures du matin, les fourneaux du _Duncan_
ronflaient dйjа; on vira au cabestan; l’ancre vint а pic, quitta
le fond sableux du petit port, remonta au bossoir, l’hйlice se mit
en mouvement, et le yacht prit le large. Lorsque les passagers
montиrent sur le pont, а huit heures, l’оle Amsterdam
disparaissait dans les brumes de l’horizon. C’йtait la derniиre
йtape sur la route du trente-septiиme parallиle, et trois mille
milles la sйparaient de la cфte australienne. Que le vent d’ouest
tоnt bon une douzaine de jours encore, que la mer se montrвt
favorable, et le _Duncan_ atteindrait le but de son voyage.

Mary Grant et Robert ne considйraient pas sans йmotion ces flots
que le _Britannia_ sillonnait sans doute quelques jours avant son
naufrage. Lа, peut-кtre, le capitaine Grant, son navire dйjа
dйsemparй, son йquipage rйduit, luttait contre les redoutables
ouragans de la mer des Indes, et se sentait entraоnй а la cфte
avec une irrйsistible force. John Mangles montrait а la jeune
fille les courants indiquйs sur les cartes du bord; il lui
expliquait leur direction constante. L’un, entre autres, le
courant traversier de l’ocйan Indien, porte au continent
australien, et son action se fait sentir de l’ouest а l’est dans
le Pacifique non moins que dans l’Atlantique. Ainsi donc, le
_Britannia_, rasй de sa mвture, dйmontй de son gouvernail, c’est-
а-dire dйsarmй contre les violences de la mer et du ciel, avait dы
courir а la cфte et s’y briser.

Cependant, une difficultй se prйsentait ici. Les derniиres
nouvelles du capitaine Grant йtaient du Callao, 30 mai 1862,
d’aprиs la _mercantile and shipping gazette_. Comment, le 7 juin,
huit jours aprиs avoir quittй la cфte du Pйrou, le _Britannia_
pouvait-il se trouver dans la mer des Indes? Paganel, consultй а
ce sujet, fit une rйponse trиs plausible, et dont de plus
difficiles se fussent montrйs satisfaits.

C’йtait un soir, le 12 dйcembre, six jours aprиs le dйpart de
l’оle Amsterdam. Lord et lady Glenarvan, Robert et Mary Grant, le
capitaine John, Mac Nabbs et Paganel, causaient sur la dunette.

Suivant l’habitude, on parlait du _Britannia_, car c’йtait
l’unique pensйe du bord. Or, prйcisйment, la difficultй susdite
fut soulevйe incidemment, et eut pour effet immйdiat d’enrayer les
esprits sur cette route de l’espйrance.

Paganel, а cette remarque inattendue que fit Glenarvan, releva
vivement la tкte. Puis, sans rйpondre, il alla chercher le
document. Lorsqu’il revint, il se contenta de hausser les йpaules,
comme un homme honteux d’avoir pu кtre arrкtй un instant par une
«semblable misиre.»

«Bon, mon cher ami, dit Glenarvan, mais faites-nous au moins une
rйponse.

-- Non, rйpondit Paganel, je ferai une question seulement, et je
l’adresserai au capitaine John.

-- Parlez, Monsieur Paganel, dit John Mangles.

-- Un navire bon marcheur peut-il traverser en un mois toute la
partie de l’ocйan Pacifique comprise entre l’Amйrique et
l’Australie?

-- Oui, en faisant deux cents milles par vingt-quatre heures.

-- Est-ce une marche extraordinaire?

-- Nullement. Les clippers а voiles obtiennent souvent des
vitesses supйrieures.

-- Eh bien, reprit Paganel, au lieu de lire «7 juin» sur le
document, supposez que la mer ait rongй un chiffre de cette date,
lisez «17 juin» ou «27 juin», et tout s’explique.

-- En effet, rйpondit lady Helena, du 31 mai au 27 juin...

-- Le capitaine Grant a pu traverser le Pacifique et se trouver
dans la mer des Indes!»

Un vif sentiment de satisfaction accueillit cette conclusion de
Paganel.

«Encore un point йclairci! dit Glenarvan, et grвce а notre ami. Il
ne nous reste donc plus qu’а atteindre l’Australie, et а
rechercher les traces du _Britannia_ sur sa cфte occidentale.

-- Ou sa cфte orientale, dit John Mangles.

-- En effet, vous avez raison, John. Rien n’indique dans le
document que la catastrophe ait eu lieu plutфt sur les rivages de
l’ouest que sur ceux de l’est. Nos recherches devront donc porter
а ces deux points oщ l’Australie est coupйe par le trente-septiиme
parallиle.

-- Ainsi, _mylord_, dit la jeune fille, il y a doute а cet йgard?

-- Oh! Non, miss, se hвta de rйpondre John Mangles, qui voulut
dissiper cette apprйhension de Mary Grant. Son honneur voudra bien
remarquer que si le capitaine Grant eыt atterri aux rivages est de
l’Australie, il aurait presque aussitфt trouvй secours et
assistance. Toute cette cфte est anglaise, pour ainsi dire, et
peuplйe de colons. L’йquipage du _Britannia_ n’avait pas dix
milles а faire pour rencontrer des compat_rio_tes.

-- Bien, capitaine John, rйpliqua Paganel. Je me range а votre
opinion. А la cфte orientale, а la baie Twofold, а la ville
d’Eden, Harry Grant eыt non seulement reзu asile dans une colonie
anglaise, mais les moyens de transport ne lui auraient pas manquй
pour retourner en Europe.

-- Ainsi, dit lady Helena, les naufragйs n’ont pu trouver les
mкmes ressources sur cette partie de l’Australie vers laquelle le
_Duncan_ nous mиne?

-- Non, madame, rйpondit Paganel, la cфte est dйserte. Nulle voie
de communication ne la relie а Melbourne ou Adйlaпde. Si le
_Britannia_ s’est perdu sur les rйcifs qui la bordent, tout
secours lui a manquй, comme s’il se fыt brisй sur les plages
inhospitaliиres de l’Afrique.

-- Mais alors, demanda Mary Grant, qu’est devenu mon pиre, depuis
deux ans?

-- Ma chиre Mary, rйpondit Paganel, vous tenez pour certain,
n’est-il pas vrai, que le capitaine Grant a gagnй la terre
australienne aprиs son naufrage?

-- Oui, Monsieur Paganel, rйpondit la jeune fille.

-- Eh bien, une fois sur ce continent, qu’est devenu le capitaine
Grant? Les hypothиses ici ne sont pas nombreuses. Elles se
rйduisent а trois. Ou Harry Grant et ses compagnons ont atteint
les colonies anglaises, ou ils sont tombйs aux mains des
indigиnes, ou enfin ils se sont perdus dans les immenses solitudes
de l’Australie.»

Paganel se tut, et chercha dans les yeux de ses auditeurs une
approbation de son systиme.

«Continuez, Paganel, dit lord Glenarvan.

-- Je continue, rйpondit Paganel; et d’abord, je repousse la
premiиre hypothиse. Harry Grant n’a pu arriver aux colonies
anglaises, car son salut йtait assurй, et depuis longtemps dйjа il
serait auprиs de ses enfants dans sa bonne ville de Dundee.

-- Pauvre pиre! Murmura Mary Grant, depuis deux ans sйparй de
nous!

-- Laisse parler Monsieur Paganel, ma soeur, dit Robert, il finira
par nous apprendre...

-- Hйlas! Non, mon garзon! Tout ce que je puis affirmer, c’est que
le capitaine Grant est prisonnier des australiens, ou...

-- Mais ces indigиnes, demanda vivement lady Glenarvan, sont-
ils?...

-- Rassurez-vous, madame, rйpondit le savant, qui comprit la
pensйe de lady Helena, ces indigиnes sont sauvages, abrutis, au
dernier йchelon de l’intelligence humaine, mais de moeurs douces,
et non sanguinaires comme leurs voisins de la Nouvelle Zйlande.
S’ils ont fait prisonniers les naufragйs du _Britannia_, ils n’ont
jamais menacй leur existence, vous pouvez m’en croire. Tous les
voyageurs sont unanimes sur ce point que les australiens ont
horreur de verser le sang, et maintes fois ils ont trouvй en eux
de fidиles alliйs pour repousser l’attaque des bandes de convicts,
bien autrement cruels.

-- Vous entendez ce que dit Monsieur Paganel, reprit lady Helena
en s’adressant а Mary Grant. Si votre pиre est entre les mains des
indigиnes, ce que fait pressentir d’ailleurs le document, nous le
retrouverons.

-- Et s’il est perdu dans cet immense pays? rйpondit la jeune
fille dont les regards interrogeaient Paganel.

-- Eh bien! s’йcria le gйographe d’un ton confiant, nous le
retrouverons encore! N’est-ce pas, mes amis?

-- Sans doute, rйpondit Glenarvan, qui voulut donner а la
conversation une moins triste allure. Je n’admets pas qu’on se
perde...

-- Ni moi non plus, rйpliqua Paganel.

-- Est-ce grand, l’Australie? demanda Robert.

-- L’Australie, mon garзon, a quelque chose comme sept cent
soixante-quinze millions d’hectares, autant dire les quatre
cinquiиmes de l’Europe.

-- Tant que cela? dit le major.

-- Oui, Mac Nabbs, а un yard prиs. Croyez-vous qu’un pareil pays
ait le droit de prendre la qualification de «continent» que le
document lui donne?

-- Certes, Paganel.

-- J’ajouterai, reprit le savant, que l’on cite peu de voyageurs
qui se soient perdus dans cette vaste contrйe. Je crois mкme que
Leichardt est le seul dont le sort soit ignorй, et encore j’avais
йtй informй а la sociйtй de gйographie, quelque temps avant mon
dйpart, que Mac Intyre croyait avoir retrouvй ses traces.

-- Est-ce que l’Australie n’a pas йtй parcourue dans toutes ses
parties? demanda lady Glenarvan.

-- Non, madame, rйpondit Paganel, tant s’en faut! Ce continent
n’est pas mieux connu que l’intйrieur de l’Afrique, et, cependant,
ce n’est pas faute de voyageurs entreprenants. De 1606 jusqu’en
1862, plus de cinquante, а l’intйrieur et sur les cфtes, ont
travaillй а la reconnaissance de l’Australie.

-- Oh! cinquante, dit le major d’un air de doute.

-- Oui! Mac Nabbs, tout autant. J’entends parler des marins qui
ont dйlimitй les rivages australiens au milieu des dangers d’une
navigation inconnue, et des voyageurs qui se sont lancйs а travers
ce continent.

-- Nйanmoins, cinquante, c’est beaucoup dire, rйpliqua le major.

-- Et j’irai plus loin, Mac Nabbs, reprit le gйographe, toujours
excitй par la contradiction.

-- Allez plus loin, Paganel.

-- Si vous m’en dйfiez, je vous citerai ces cinquante noms sans
hйsiter.

-- Oh! fit tranquillement le major. Voilа bien les savants! Ils ne
doutent de rien.

-- Major, dit Paganel, pariez-vous votre carabine de Purdey Moore
et Dickson contre ma longue-vue de Secretan?

-- Pourquoi pas, Paganel, si cela vous fait plaisir? rйpondit Mac
Nabbs.

-- Bon! Major, s’йcria le savant, voilа une carabine avec laquelle
vous ne tuerez plus guиre de chamois ou de renards, а moins que je
ne vous la prкte, ce que je ferai toujours avec plaisir!

-- Paganel, rйpondit sйrieusement le major, quand vous aurez
besoin de ma longue-vue, elle sera toujours а votre disposition.

-- Commenзons donc, rйpliqua Paganel. Mesdames et messieurs, vous
composez la galerie qui nous juge. Toi, Robert, tu marqueras les
points.»

Lord et lady Glenarvan, Mary et Robert, le major et John Mangles,
que la discussion amusait, se prйparиrent а йcouter le gйographe.
Il s’agissait, d’ailleurs, de l’Australie, vers laquelle les
conduisait le _Duncan_, et son histoire ne pouvait venir plus а
propos. Paganel fut donc invitй а commencer sans retard ses tours
de mnйmotechnie.

» Mnйmosyne! s’йcria-t-il, dйesse de la mйmoire, mиre des chastes
muses, inspire ton fidиle et fervent adorateur! Il y a deux cent
cinquante-huit ans, mes amis, l’Australie йtait encore inconnue.
On soupзonnait bien l’existence d’un grand continent austral; deux
cartes conservйes dans la bibliothиque de votre musйe britannique,
mon cher Glenarvan, et datйes de 1550, mentionnent une terre au
sud de l’Asie, qu’elles appellent la Grande Java des portugais.
Mais ces cartes ne sont pas suffisamment authentiques. J’arrive
donc au XVIIIe siиcle, en 1606. Cette annйe-lа, un navigateur
espagnol, Quiros, dйcouvrit une terre qu’il nomma Australia de
Espiritu Santo. Quelques auteurs ont prйtendu qu’il s’agissait du
groupe des Nouvelles Hйbrides, et non de l’Australie. Je ne
discuterai pas la question. Compte ce Quiros, Robert, et passons а
un autre.

-- Un, dit Robert.

-- Dans la mкme annйe, Luiz Vaz De Torres, qui commandait en
second la flotte de Quiros, poursuivit plus au sud la
reconnaissance des nouvelles terres. Mais c’est au hollandais
Thйodoric Hertoge que revient l’honneur de la grande dйcouverte.
Il atterrit а la cфte occidentale de l’Australie par 25 degrйs de
latitude, et lui donna le nom d’_Eendracht_, que portait son
navire. Aprиs lui, les navigateurs se multiplient. En 1618,
Zeachen reconnaоt sur la cфte septent_rio_nale les terres
d’Arnheim et de Diemen. En 1619, Jean Edels prolonge et baptise de
son propre nom une portion de la cфte ouest. En 1622, Leuwin
descend jusqu’au cap devenu son homonyme. En 1627, De Nuitz et De
Witt, l’un а l’ouest, l’autre au sud, complиtent les dйcouvertes
de leurs prйdйcesseurs, et sont suivis par le commandant
Carpenter, qui pйnиtre avec ses vaisseaux dans cette vaste
йchancrure encore nommйe golfe de Carpentarie. Enfin, en 1642, le
cйlиbre marin Tasman contourne l’оle de Van-Diemen, qu’il croit
rattachйe au continent, et lui donne le nom du gouverneur gйnйral
de Batavia, nom que la postйritй, plus juste, a changй pour celui
de Tasmanie. Alors le continent australien йtait tournй; on savait
que l’ocйan Indien et le Pacifique l’entouraient de leurs eaux,
et, en 1665, le nom de Nouvelle Hollande qu’elle ne devait pas
garder, йtait imposй а cette grande оle australe, prйcisйment а
l’йpoque oщ le rфle des navigateurs hollandais allait finir. А
quel nombre sommes-nous?

-- А dix, rйpondit Robert.

-- Bien, reprit Paganel, je fais une croix, et je passe aux
anglais. En 1686, un chef de boucaniers, un frиre de la cфte, un
des plus cйlиbres flibustiers des mers du sud, Williams Dampier,
aprиs de nombreuses aventures mкlйes de plaisirs et de misиres,
arriva sur le navire le _Cygnet_ au rivage nord-ouest de la
Nouvelle Hollande par 16 degrйs 50 de latitude; il communiqua avec
les naturels, et fit de leurs moeurs, de leur pauvretй, de leur
intelligence, une description trиs complиte. Il revint, en 1689, а
la baie mкme oщ Hertoge avait dйbarquй, non plus en flibustier,
mais en commandant du _Roebuck_, un bвtiment de la marine royale.
Jusqu’ici, cependant, la dйcouverte de la Nouvelle Hollande
n’avait eu d’autre intйrкt que celui d’un fait gйographique. On ne
pensait guиre а la coloniser, et pendant trois quarts de siиcle,
de 1699 а 1770, aucun navigateur n’y vint aborder. Mais alors
apparut le plus illustre des marins du monde entier, le capitaine
Cook, et le nouveau continent ne tarda pas а s’ouvrir aux
йmigrations europйennes. Pendant ses trois voyages cйlиbres, James
Cook accosta les terres de la Nouvelle Hollande, et pour la
premiиre fois, le 31 mars 1770. Aprиs avoir heureusement observй а
Otahiti le passage de Vйnus sur le soleil, Cook lanзa son petit
navire l’_Endeavour_ dans l’ouest de l’ocйan Pacifique. Ayant
reconnu la Nouvelle Zйlande, il arriva dans une baie de la cфte
ouest de l’Australie, et il la trouva si riche en plantes
nouvelles qu’il lui donna le nom de Baie Botanique. C’est le
_Botany-Bay_ actuel. Ses relations avec des naturels а demi
abrutis furent peu intйressantes. Il remonta vers le nord, et par
16 degrйs de latitude, prиs du cap Tribulation, l’_Endeavour_
toucha sur un fond de corail, а huit lieues de la cфte. Le danger
de couler bas йtait imminent. Vivres et canons furent jetйs а la
mer; mais dans la nuit suivante la marйe remit а flot le navire
allйgй, et s’il ne coula pas, c’est qu’un morceau de corail,
engagй dans l’ouverture, aveugla suffisamment sa voie d’eau. Cook
put conduire son bвtiment а une petite crique oщ se jetait une
riviиre qui fut nommйe Endeavour. Lа, pendant trois mois que
durиrent leurs rйparations, les anglais essayиrent d’йtablir des
communications utiles avec les indigиnes; mais ils y rйussirent
peu, et remirent а la voile. L’_Endeavour_ continua sa route vers
le nord. Cook voulait savoir si un dйtroit existait entre la
Nouvelle Guinйe et la Nouvelle Hollande; aprиs de nouveaux
dangers, aprиs avoir sacrifiй vingt fois son navire, il aperзut la
mer, qui s’ouvrait largement dans le sud-ouest. Le dйtroit
existait. Il fut franchi. Cook descendit dans une petite оle, et,
prenant possession au nom de l’Angleterre de la longue йtendue de
cфtes qu’il avait reconnues, il leur donna le nom trиs britannique
de Nouvelle Galles Du Sud. Trois ans plus tard, le hardi marin
commandait l’_Aventure_ et la _Rйsolution_; le capitaine Furneaux
alla sur l’_Aventure_ reconnaоtre les cфtes de la terre de Van-
Diemen, et revint en supposant qu’elle faisait partie de la
Nouvelle Hollande. Ce ne fut qu’en 1777, lors de son troisiиme
voyage, que Cook mouilla avec ses vaisseaux la _Rйsolution_ et la
_Dйcouverte_ dans la baie de l’Aventure sur la terre de Van-
Diemen, et c’est de lа qu’il partit pour aller, quelques mois plus
tard, mourir aux оles Sandwich.

-- C’йtait un grand homme, dit Glenarvan.

-- Le plus illustre marin qui ait jamais existй. Ce fut Banks, son
compagnon, qui suggйra au gouvernement anglais la pensйe de fonder
une colonie а Botany-Bay. Aprиs lui, s’йlancent des navigateurs de
toutes les nations. Dans la derniиre lettre reзue de La Pйrouse,
йcrite de Botany-Bay et datйe du 7 fйvrier 1787, l’infortunй marin
annonce son intention de visiter le golfe de Carpentarie et toute
la cфte de la Nouvelle Hollande jusqu’а la terre de Van-Diemen. Il
part, et ne revient plus. En 1788, le capitaine Philipp йtablit а
Port-Jackson la premiиre colonie anglaise. En 1791, Vancouver
relиve un pйriple considйrable de cфtes mйridionales du nouveau
continent. En 1792, d’Entrecasteaux, expйdiй а la recherche de La
Pйrouse, fait le tour de la Nouvelle Hollande, а l’ouest et au
sud, dйcouvrant des оles inconnues sur sa route. En 1795 et 1797,
Flinders et Bass, deux jeunes gens, poursuivent courageusement
dans une barque longue de huit pieds la reconnaissance des cфtes
du sud, et, en 1797, Bass passe entre la terre de Van-Diemen et la
Nouvelle Hollande, par le dйtroit qui porte son nom. Cette mкme
annйe, Vlaming, le dйcouvreur de l’оle Amsterdam, reconnaissait
sur les rivages orientaux la riviиre Swan-River, oщ s’йbattaient
des cygnes noirs de la plus belle espиce. Quant а Flinders, il
reprit en 1801 ses curieuses explorations, et par 138° 58’ de
longitude et 35° 40’ de latitude, il se rencontra dans Encounter-
Bay avec le _gйographe_ et le _naturaliste_, deux navires franзais
que commandaient les capitaines Baudin et Hamelin.

-- Ah! Le capitaine Baudin? dit le major.

-- Oui! Pourquoi cette exclamation? demanda Paganel.

-- Oh! Rien. Continuez, mon cher Paganel.

-- Je continue donc en ajoutant aux noms de ces navigateurs celui
du capitaine King, qui, de 1817 а 1822, complйta la reconnaissance
des cфtes intertropicales de la Nouvelle Hollande.

-- Cela fait vingt-quatre noms, dit Robert.

-- Bon, rйpondit Paganel, j’ai dйjа la moitiй de la carabine du
major. Et maintenant que j’en ai fini avec les marins, passons aux
voyageurs.

-- Trиs bien, Monsieur Paganel, dit lady Helena. Il faut avouer
que vous avez une mйmoire йtonnante.

-- Ce qui est fort singulier, ajouta Glenarvan, chez un homme
si...

-- Si distrait, se hвta de dire Paganel. Oh! je n’ai que la
mйmoire des dates et des faits. Voilа tout.

-- Vingt-quatre, rйpйta Robert.

-- Eh bien, vingt-cinq, le lieutenant Daws. C’йtait en 1789, un an
aprиs l’йtablissement de la colonie а Port-Jackson. On avait fait
le tour du nouveau continent; mais ce qu’il renfermait, personne
n’eыt pu le dire. Une longue rangйe de montagnes parallиles au
rivage oriental semblait interdire tout accиs а l’intйrieur. Le
lieutenant Daws, aprиs neuf journйes de marche, dut rebrousser
chemin et revenir а Port-Jackson. Pendant la mкme annйe, le
capitaine Tench essaya de franchir cette haute chaоne, et ne put y
parvenir. Ces deux insuccиs dйtournиrent pendant trois ans les
voyageurs de reprendre cette tвche difficile. En 1792, le colonel
Paterson, un hardi explorateur africain cependant, йchoua dans la
mкme tentative. L’annйe suivante, un simple quartier-maоtre de la
marine anglaise, le courageux Hawkins, dйpassa de vingt milles la
ligne que ses devanciers n’avaient pu franchir. Pendant dix-huit
ans, je n’ai que deux noms а citer, ceux du cйlиbre marin Bass et
de M Bareiller, un ingйnieur de la colonie, qui ne furent pas plus
heureux que leurs prйdйcesseurs, et j’arrive а l’annйe 1813 oщ un
passage fut enfin dйcouvert а l’ouest de Sydney. Le gouverneur
Macquarie s’y hasarda en 1815, et la ville de Bathurst fut fondйe
au delа des montagnes bleues. А partir de ce moment, Throsby en
1819, Oxley qui traversa trois cents milles de pays, Howel et Hune
dont le point de dйpart fut prйcisйment Twofold-Bay, oщ passe le
trente-septiиme parallиle, et le capitaine Sturt, qui, en 1829 et
1830, reconnut les cours du Darling et du Murray, enrichirent la
gйographie de faits nouveaux et aidиrent au dйveloppement des
colonies.

-- Trente-six, dit Robert.

-- Parfait! J’ai de l’avance, rйpondit Paganel. Je cite pour
mйmoire Eyre et Leichardt, qui pat une portion du pays en 1840 et
1841; Sturt, en 1845; les frиres Grйgory et Helpmann, en 1846,
dans l’Australie occidentale; Kennedy, en 1847, sur le fleuve
Victoria, et, en 1848, dans l’Australie du nord; Grйgory, en 1852;
Austin, en 1854; les Grйgory, de 1855 а 1858, dans le nord-ouest
du continent; Babbage, du lac Torrens au lac Eyre, et j’arrive
enfin а un voyageur cйlиbre dans les fastes australiens, а Stuart,
qui traзa trois fois ses audacieux itinйraires а travers le
continent. Sa premiиre expйdition а l’intйrieur est de 1860. Plus
tard, si vous le voulez, je vous raconterai comment l’Australie
fut quatre fois traversйe du sud au nord. Aujourd’hui, je me borne
а achever cette longue nomenclature, et, de 1860 а 1862,
j’ajouterai aux noms de tant de hardis pionniers de la science
ceux des frиres Dempster, de Clarkson et Harper, ceux de Burke et
Wills, ceux de Neilson, de Walker, Landsborough, Mackinlay,
Howit...

-- Cinquante-six! s’йcria Robert.

-- Bon! Major, reprit Paganel, je vais vous faire bonne mesure,
car je ne vous ai citй ni Duperrey, ni Bougainville, ni Fitz-Roy,
ni De Wickam, ni Stokes...

-- Assez, fit le major, accablй sous le nombre.

-- Ni Pйrou, ni Quoy, reprit Paganel, lancй comme un express, ni
Bennett, ni Cuningham, ni Nutchell, ni Tiers...

-- Grвce!...

-- Ni Dixon, ni Strelesky, ni Reid, ni Wilkes, ni Mitchell...

-- Arrкtez, Paganel, dit Glenarvan, qui riait de bon coeur,
n’accablez pas l’infortunй Mac Nabbs. Soyez gйnйreux! Il s’avoue
vaincu.

-- Et sa carabine? demanda le gйographe d’un air t_rio_mphant.

-- Elle est а vous, Paganel, rйpondit le major, et je la regrette
bien. Mais vous avez une mйmoire а gagner tout un musйe
d’artillerie.

-- Il est certainement impossible, dit lady Helena, de mieux
connaоtre son Australie. Ni le plus petit nom, ni le plus petit
fait...

-- Oh! le plus petit fait! dit le major en secouant la tкte.

-- Hein! Qu’est-ce, Mac Nabbs? s’йcria Paganel.

-- Je dis que les incidents relatifs а la dйcouverte de
l’Australie ne vous sont peut-кtre pas tous connus.

-- Par exemple! fit Paganel avec un suprкme mouvement de fiertй.

-- Et si je vous en cite un que vous ne sachiez pas, me rendrez-
vous ma carabine? demanda Mac Nabbs.

-- А l’instant, major.

-- Marchй conclu?

-- Marchй conclu.

-- Bien. Savez-vous, Paganel, pourquoi l’Australie n’appartient
pas а la France?

-- Mais, il me semble...

-- Ou, tout au moins, quelle raison en donnent les anglais?

-- Non, major, rйpondit Paganel d’un air vexй.

-- C’est tout simplement parce que le capitaine Baudin, qui
n’йtait pourtant pas timide, eut tellement peur en 1802 du
croassement des grenouilles australiennes, qu’il leva l’ancre au
plus vite et s’enfuit pour ne jamais revenir.

-- Quoi! s’йcria le savant, dit-on cela en Angleterre? Mais c’est
une mauvaise plaisanterie!

-- Trиs mauvaise, je l’avoue, rйpondit le major, mais elle est
historique dans le royaume-uni.

-- C’est une indignitй! s’йcria le pat_rio_tique gйographe. Et
cela se rйpиte sйrieusement?

-- Je suis forcй d’en convenir, mon cher Paganel, rйpondit
Glenarvan au milieu d’un йclat de rire gйnйral. Comment! Vous
ignoriez cette particularitй?

-- Absolument. Mais je proteste! d’ailleurs, les anglais nous
appellent «mangeurs de grenouilles!» Or, gйnйralement, on n’a pas
peur de ce que l’on mange.

-- Cela ne se dit pas moins, Paganel», rйpondit le major en
souriant modestement.

Et voilа comment cette fameuse carabine de Purdey Moore et Dikson
resta la propriйtй du major Mac Nabbs.


Chapitre V
_Les colиres de l’ocйan Indien_

Deux jours aprиs cette conversation, John Mangles ayant fait son
point а midi, annonзa que le _Duncan_ se trouvait par 113° 37’ de
longitude. Les passagers consultиrent la carte du bord et virent,
non sans grande satisfaction, que cinq degrйs а peine les
sйparaient du cap Bernouilli.

Entre ce cap et la pointe d’Entrecasteaux, la cфte australienne
dйcrit un arc que sous-tend le trente-septiиme parallиle. Si alors
le _Duncan_ fыt remontй vers l’йquateur, il aurait eu promptement
connaissance du cap Chatham, qui lui restait а cent vingt milles
dans le nord. Il naviguait alors dans cette partie de la mer des
Indes abritйe par le continent australien.

On pouvait donc espйrer que, sous quatre jours, le cap Bernouilli
se relиverait а l’horizon.

Le vent d’ouest avait jusqu’alors favorisй la marche du yacht;
mais depuis quelques jours il montrait une tendance а diminuer;
peu а peu, il calmit. Le 13 dйcembre, il tomba tout а fait, et les
voiles inertes pendirent le long des mвts.

Le _Duncan_, sans sa puissante hйlice, eыt йtй enchaоnй par les
calmes de l’ocйan.

Cet йtat de l’atmosphиre pouvait se prolonger indйfiniment. Le
soir, Glenarvan s’entretenait а ce sujet avec John Mangles. Le
jeune capitaine, qui voyait se vider ses soutes а charbon,
paraissait fort contrariй de cette tombйe du vent. Il avait
couvert son navire de voiles, hissй ses bonnettes et ses voiles
d’йtai pour profiter des moindres souffles; mais, suivant
l’expression des matelots, il n’y avait pas de quoi remplir un
chapeau.

«En tout cas, dit Glenarvan, il ne faut pas trop se plaindre,
mieux vaut absence de vent que vent contraire.

-- Votre honneur a raison, rйpondit John Mangles; mais
prйcisйment, ces calmes subits amиnent des changements de temps.
Aussi je les redoute; nous naviguons sur la limite des moussons
qui, d’octobre а avril, soufflent du nord-est, et pour peu
qu’elles nous prennent debout, notre marche sera fort retardйe.

-- Que voulez-vous, John? Si cette contrariйtй arrivait, il
faudrait bien s’y soumettre. Ce ne serait qu’un retard, aprиs
tout.

-- Sans doute, si la tempкte ne s’en mкlait pas.

-- Est-ce que vous craignez le mauvais temps? dit Glenarvan en
examinant le ciel, qui, cependant, de l’horizon au zйnith,
apparaissait libre de nuages.

-- Oui, rйpondit le capitaine, je le dis а votre honneur, mais je
ne voudrais pas effrayer lady Glenarvan ni miss Grant.

-- Et vous agissez sagement. Qu’y a-t-il?

-- Des menaces certaines de gros temps. Ne vous fiez pas а
l’apparence du ciel, _mylord_. Rien n’est plus trompeur. Depuis
deux jours, le baromиtre baisse d’une maniиre inquiйtante; il est
en ce moment а vingt-sept pouces. C’est un avertissement que je ne
puis nйgliger. Or je redoute particuliиrement les colиres de la
mer australe, car je me suis dйjа trouvй aux prises avec elles.
Les vapeurs qui vont se condenser dans les immenses glaciers du
pфle sud produisent un appel d’air d’une extrкme violence. De lа
une lutte des vents polaires et йquatoriaux qui crйe les cyclones,
les tornades, et ces formes multiples des tempкtes contre
lesquelles un navire ne lutte pas sans dйsavantage.

-- John, rйpondit Glenarvan, le _Duncan_ est un bвtiment solide,
son capitaine un habile marin. Que l’orage vienne, et nous saurons
nous dйfendre!»

John Mangles, en exprimant ses craintes, obйissait а son instinct
d’homme de mer. C’йtait un habile «weatherwise», expression
anglaise qui s’applique aux observateurs du temps. La baisse
persistante du baromиtre lui fit prendre toutes les mesures de
prudence а son bord.

Il s’attendait а une tempкte violente que l’йtat du ciel
n’indiquait pas encore, mais son infaillible instrument ne pouvait
le tromper; les courants atmosphйriques accourent des lieux oщ la
colonne de mercure est haute vers ceux oщ elle s’abaisse; plus ces
lieux sont rapprochйs, plus le niveau se rйtablit rapidement dans
les couches aйriennes, et plus la vitesse du vent est grande.

John resta sur le pont pendant toute la nuit. Vers onze heures, le
ciel s’encrassa dans le sud. John fit monter tout son monde en
haut et amener ses petites voiles; il ne conserva que sa misaine,
sa brigantine, son hunier et ses focs. А minuit, le vent fraоchit.
Il ventait grand frais, c’est-а-dire que les molйcules d’air
йtaient chassйes avec une vitesse de six toises par seconde. Le
craquement des mвts, le battement des manoeuvres courantes, le
bruit sec des voiles parfois prises en ralingues, le gйmissement
des cloisons intйrieures, apprirent aux passagers ce qu’ils
ignoraient encore. Paganel, Glenarvan, le major, Robert,
apparurent sur le pont, les uns en curieux, les autres prкts а
agir.

Dans ce ciel qu’ils avaient laissй limpide et constellй roulaient
des nuages йpais, sйparйs par des bandes tachetйes comme une peau
de lйopard.

«L’ouragan? demanda simplement Glenarvan а John Mangles.

-- Pas encore, mais bientфt», rйpondit le capitaine.

En ce moment, il donna l’ordre de prendre le bas ris du hunier.
Les matelots s’йlancиrent dans les enflйchures du vent, et, non
sans peine, ils diminuиrent la surface de la voile en l’enroulant
de ses garcettes sur la vergue amenйe. John Mangles tenait а
conserver le plus de toile possible, afin d’appuyer le yacht et
d’adoucir ses mouvements de roulis.

Puis, ces prйcautions prises, il donna des ordres а Austin et au
maоtre d’йquipage, pour parer а l’assaut de l’ouragan, qui ne
pouvait tarder а se dйchaоner. Les saisines des embarcations et
les amarres de la drome furent doublйes. On renforзa les palans de
cфtй du canon. On roidit les haubans et galhaubans. Les йcoutilles
furent condamnйes.

John, comme un officier sur le couronnement d’une brиche, ne
quittait pas le bord du vent, et du haut de la dunette il essayait
d’arracher ses secrets а ce ciel orageux.

En ce moment, le baromиtre йtait tombй а vingt-six pouces,
abaissement qui se produit rarement dans la colonne baromйtrique,
et le _storm-glass_ indiquait la tempкte.

Il йtait une heure du matin. Lady Helena et miss Grant, violemment
secouйes dans leur cabine, se hasardиrent а venir sur le pont. Le
vent avait alors une vitesse de quatorze toises par seconde. Il
sifflait dans des manoeuvres dormantes avec une extrкme violence.
Ces cordes de mйtal, pareilles а celles d’un instrument,
rйsonnaient comme si quelque gigantesque archet eыt provoquй leurs
rapides oscillations; les poulies se choquaient; les manoeuvres
couraient avec un bruit aigu dans leurs gorges rugueuses; les
voiles dйtonaient comme des piиces d’artillerie; des vagues dйjа
monstrueuses accouraient а l’assaut du yacht, qui se jouait comme
un alcyon sur leur crкte йcumante.

Lorsque le capitaine John aperзut les passagиres, il alla
rapidement а elles, et les pria de rentrer dans la dunette;
quelques paquets de mer embarquaient dйjа, et le pont pouvait кtre
balayй d’un instant а l’autre. Le fracas des йlйments йtait si
йclatant alors, que lady Helena entendait а peine le jeune
capitaine.

«Il n’y a aucun danger? Put-elle cependant lui dire pendant une
lйgиre accalmie.

-- Aucun, madame, rйpondit John Mangles; mais vous ne pouvez
rester sur le pont, ni vous, miss Mary.»

Lady Glenarvan et miss Grant ne rйsistиrent pas а un ordre qui
ressemblait а une priиre, et elles rentrиrent sous la dunette au
moment oщ une vague, dйferlant au-dessus du tableau d’arriиre, fit
tressaillir dans leurs compartiments les vitres du capot. En ce
moment, la violence du vent redoubla; les mвts pliиrent sous la
pression des voiles, et le yacht sembla se soulever sur les flots.

«Cargue la misaine! Cria John Mangles; amиne le hunier et les
focs!»

Les matelots se prйcipitиrent а leur poste de manoeuvre; les
drisses furent larguйes, les cargues pesйes, les focs halйs bas
avec un bruit qui dominait celui du ciel, et le _Duncan_, dont la
cheminйe vomissait des torrents d’une fumйe noire, frappa
inйgalement la mer des branches parfois йmergйes de son hйlice.

Glenarvan, le major, Paganel et Robert contemplaient avec une
admiration mкlйe d’effroi cette lutte du _Duncan_ contre les
flots; ils se cramponnaient fortement aux rвteliers des
bastingages sans pouvoir йchanger un seul mot, et regardaient les
bandes de pйtrels-satanicles, ces funиbres oiseaux des tempкtes,
qui se jouaient dans les vents dйchaоnйs.

En ce moment, un sifflement assourdissant se fit entendre au-
dessus des bruits de l’ouragan. La vapeur fusa avec violence, non
du tuyau d’йchappement, mais des soupapes de la chaudiиre; le
sifflet d’alarme retentit avec une force inaccoutumйe; le yacht
donna une bande effroyable, et Wilson, qui tenait la roue, fut
renversй par un coup de barre inattendu. Le _Duncan_ venait en
travers а la lame et ne gouvernait plus.

«Qu’y a-t-il? s’йcria John Mangles en se prйcipitant sur la
passerelle.

-- Le navire se couche! rйpondit Tom Austin.

-- Est-ce que nous sommes dйmontйs de notre gouvernail?

-- А la machine! а la machine!» cria la voix de l’ingйnieur.

John se prйcipita vers la machine et s’affala par l’йchelle. Une
nuйe de vapeur remplissait la chambre; les pistons йtaient
immobiles dans les cylindres; les bielles n’imprimaient aucun
mouvement а l’arbre de couche. En ce moment, le mйcanicien, voyant
leurs efforts inutiles et craignant pour ses chaudiиres, ferma
l’introduction et laissa fuir la vapeur par le tuyau
d’йchappement.

«Qu’est-ce donc? demanda le capitaine.

-- L’hйlice est faussйe, ou engagйe, rйpondit le mйcanicien; elle
ne fonctionne plus.

-- Quoi? Il est impossible de la dйgager?

-- Impossible.»

Ce n’йtait pas le moment de chercher а remйdier а cet accident; il
y avait un fait incontestable:

L’hйlice ne pouvait marcher, et la vapeur, ne travaillant plus,
s’йtait йchappйe par les soupapes.

John devait donc en revenir а ses voiles, et chercher un
auxiliaire dans ce vent qui s’йtait fait son plus dangereux
ennemi.

Il remonta, et dit en deux mots la situation а lord Glenarvan;
puis il le pressa de rentrer dans la dunette avec les autres
passagers, Glenarvan voulut rester sur le pont.

«Non, votre honneur, rйpondit John Mangles d’une voix ferme, il
faut que je sois seul ici avec mon йquipage. Rentrez! Le navire
peut s’engager et les lames vous balayeraient sans merci.

-- Mais nous pouvons кtre utiles...

-- Rentrez, rentrez, _mylord_, il le faut! Il y a des
circonstances oщ je suis le maоtre а bord! Retirez-vous, je le
veux!»

Pour que John Mangles s’exprimвt avec une telle autoritй, il
fallait que la situation fыt suprкme.

Glenarvan comprit que c’йtait а lui de donner l’exemple de
l’obйissance. Il quitta donc le pont, suivi de ses trois
compagnons, et rejoignit les deux passagиres, qui attendaient avec
anxiйtй le dйnoыment de cette lutte avec les йlйments.

«Un homme йnergique que mon brave John! dit Glenarvan, en entrant
dans le carrй.

-- Oui, rйpondit Paganel, il m’a rappelй ce bosseman de votre
grand Shakespeare, quand il s’йcrie dans le drame de _la tempкte_,
au roi qu’il porte а son bord:

«Hors d’ici! Silence! а vos cabanes! Si vous ne pouvez imposer
silence а ces йlйments, taisez-vous! Hors de mon chemin, vous dis-
je!»

Cependant John Mangles n’avait pas perdu une seconde pour tirer le
navire de la pйrilleuse situation que lui faisait son hйlice
engagйe. Il rйsolut de se tenir а la cape pour s’йcarter le moins
possible de sa route. Il s’agissait donc de conserver des voiles
et de les brasser obliquement, de maniиre а prйsenter le travers а
la tempкte. On йtablit le hunier au bas ris, une sorte de
trinquette sur l’йtai du grand mвt, et la barre fut mise sous le
vent.

Le yacht, douй de grandes qualitйs nautiques, йvolua comme un
cheval rapide qui sent l’йperon, et il prкta le flanc aux lames
envahissantes. Cette voilure si rйduite tiendrait-elle? Elle йtait
faite de la meilleure toile de Dundee; mais quel tissu peut
rйsister а de pareilles violences?

Cette allure de la cape avait l’avantage d’offrir aux vagues les
portions les plus solides du yacht, et de le maintenir dans sa
direction premiиre.

Cependant, elle n’йtait pas sans pйril, car le navire pouvait
s’engager dans ces immenses vides laissйs entre les lames et ne
pas s’en relever. Mais John Mangles n’avait pas le choix des
manoeuvres et il rйsolut de garder la cape, tant que la mвture et
les voiles ne viendraient pas en bas. Son йquipage se tenait lа
sous ses yeux, prкt а se porter oщ sa prйsence serait nйcessaire.
John, attachй aux haubans, surveillait la mer courroucйe.

Le reste de la nuit se passa dans cette situation. On espйrait que
la tempкte diminuerait au lever du jour.

Vain espoir. Vers huit heures du matin, il surventa encore, et le
vent, avec une vitesse de dix-huit toises par seconde, se fit
ouragan.

John ne dit rien, mais il trembla pour son navire et ceux qu’il
portait. Le _Duncan_ donnait une bande effroyable; ses йpontilles
en craquaient, et parfois les bouts-dehors de misaine venaient
fouetter la crкte des vagues. Il y eut un instant oщ l’йquipage
crut que le yacht ne se relиverait pas. Dйjа les matelots, la
hache а la main, s’йlanзaient pour couper les haubans du grand
mвt, quand les voiles, arrachйes а leurs ralingues, s’envolиrent
comme de gigantesques albatros.

Le _Duncan_ se redressa; mais, sans appui sur les flots, sans
direction, il fut ballottй йpouvantablement, au point que les mвts
menaзaient de se rompre jusque dans leur emplanture. Il ne pouvait
longtemps supporter un pareil roulis, il fatiguait dans ses hauts,
et bientфt ses bordages disjoints, ses coutures crevйes, devaient
livrer passage aux flots.

John Mangles n’avait plus qu’une ressource, йtablir un tourmentin
et fuir devant le temps. Il y parvint aprиs plusieurs heures d’un
travail vingt fois dйfait avant d’кtre achevй. Ce ne fut pas avant
trois heures du soir que la trinquette put кtre hissйe sur l’йtai
de misaine et livrйe а l’action du vent.

Alors, sous ce morceau de toile, le _Duncan_ laissa porter et se
prit а fuir vent arriиre avec une incalculable rapiditй. Il allait
ainsi dans le nord-est oщ le poussait la tempкte. Il lui fallait
conserver le plus de vitesse possible, car d’elle seule dйpendait
sa sйcuritй. Quelquefois, dйpassant les lames emportйes avec lui,
il les tranchait de son avant effilй, s’y enfonзait comme un
йnorme cйtacй, et laissait balayer son pont de l’avant а
l’arriиre. En d’autres moments, sa vitesse йgalait celle des
flots, son gouvernail perdait toute action, et il faisait
d’йnormes embardйes qui menaзaient de le rejeter en travers.
Enfin, il arrivait aussi que les vagues couraient plus vite que
lui sous le souffle de l’ouragan; elles sautaient alors par-dessus
le couronnement, et tout le pont йtait balayй de l’arriиre а
l’avant avec une irrйsistible violence.

Ce fut dans cette alarmante situation, au milieu d’alternatives
d’espoir et de dйsespoir, que se passиrent la journйe du 15
dйcembre et la nuit qui suivit. John Mangles ne quitta pas un
instant son poste; il ne prit aucune nourriture; il йtait torturй
par des craintes que son impassible figure ne voulait pas trahir,
et son regard cherchait obstinйment а percer les brumes amoncelйes
dans le nord.

En effet, il pouvait tout craindre. Le _Duncan_, rejetй hors de sa
route, courait а la cфte australienne avec une vitesse que rien ne
pouvait enrayer. John Mangles sentait aussi par instinct, non
autrement, qu’un courant de foudre l’entraоnait.

А chaque instant, il redoutait le choc d’un йcueil sur lequel le
yacht se fыt brisй en mille piиces. Il estimait que la cфte ne
devait pas se rencontrer а moins de douze milles sous le vent. Or,
la terre c’est le naufrage, c’est la perte d’un bвtiment.

Cent fois mieux vaut l’immense ocйan, contre les fureurs duquel un
navire peut se dйfendre, fыt-ce en lui cйdant. Mais lorsque la
tempкte le jette sur des atterrages, il est perdu.

John Mangles alla trouver lord Glenarvan; il l’entretint en
particulier; il lui dйpeignit la situation sans diminuer sa
gravitй; il l’envisagea avec le sang-froid d’un marin prкt а tout,
et termina en disant qu’il serait peut-кtre obligй de jeter le
_Duncan_ а la cфte.

«Pour sauver ceux qu’il porte, si c’est possible, _mylord_.

-- Faites, John, rйpondit Glenarvan.

-- Et lady Helena? Miss Grant?

-- Je ne les prйviendrai qu’au dernier moment, lorsque tout espoir
sera perdu de tenir la mer. Vous m’avertirez.

-- Je vous avertirai, _mylord_.»

Glenarvan revint auprиs des passagиres, qui, sans connaоtre tout
le danger, le sentaient imminent.

Elles montraient un grand courage, йgal au moins а celui de leurs
compagnons. Paganel se livrait aux thйories les plus inopportunes
sur la direction des courants atmosphйriques; il faisait а Robert,
qui l’йcoutait, d’intйressantes comparaisons entre les tornades,
les cyclones et les tempкtes rectilignes. Quant au major, il
attendait la fin avec le fatalisme d’un musulman. Vers onze
heures, l’ouragan parut mollir un peu, les humides brumes se
dissipиrent, et, dans une rapide йclaircie, John put voir une
terre basse qui lui restait а six milles sous le vent. Il y
courait en plein. Des lames monstrueuses dйferlaient а une
prodigieuse hauteur, jusqu’а cinquante pieds et plus. John comprit
qu’elles trouvaient lа un point d’appui solide pour rebondir а une
telle йlйvation.

«Il y a des bancs de sable, dit-il а Austin.

-- C’est mon avis, rйpondit le second.

-- Nous sommes dans la main de Dieu, reprit John.

S’il n’offre pas une passe praticable au _Duncan_, et s’il ne l’y
conduit lui-mкme, nous sommes perdus.

-- La marйe est haute en ce moment, capitaine, peut-кtre pourrons-
nous franchir ces bancs?

-- Mais voyez donc, Austin, la fureur de ces lames. Quel navire
pourrait leur rйsister? P_rio_ns Dieu qu’il nous aide, mon ami!»

Cependant le _Duncan_, sous son tourmentin, portait а la cфte avec
une vitesse effrayante. Bientфt il ne fut plus qu’а deux milles
des accores du banc. Les vapeurs cachaient а chaque instant la
terre.

Nйanmoins, John crut apercevoir au delа de cette lisiиre йcumeuse
un bassin plus tranquille. Lа, le _Duncan_ se fыt trouvй dans une
sыretй relative.

Mais comment passer?

John fit monter ses passagers sur le pont; il ne voulait pas que,
l’heure du naufrage venue, ils fussent renfermйs dans la dunette.
Glenarvan et ses compagnons regardиrent la mer йpouvantable. Mary
Grant pвlit.

«John, dit tout bas Glenarvan au jeune capitaine, j’essayerai de
sauver ma femme, ou je pйrirai avec elle. Charge-toi de miss
Grant.

-- Oui, votre honneur», rйpondit John Mangles, en portant la main
du lord а ses yeux humides.

Le _Duncan_ n’йtait plus qu’а quelques encablures du pied des
bancs. La mer, haute alors, eыt sans doute laissй assez d’eau sous
la quille du yacht pour lui permettre de franchir ces dangereux
bas-fonds. Mais alors les vagues йnormes, le soulevant et
l’abandonnant tour а tour, devaient le faire immanquablement
talonner. Y avait-il donc un moyen d’adoucir les mouvements de ces
lames, de faciliter le glissement de leurs molйcules liquides, en
un mot, de calmer cette mer tumultueuse?

John Mangles eut une derniиre idйe.

«L’huile! s’йcria-t-il; mes enfants, filez de l’huile! Filez de
l’huile!»

Ces paroles furent rapidement comprises de tout l’йquipage. Il
s’agissait d’employer un moyen qui rйussit quelquefois; on peut
apaiser la fureur des vagues, en les couvrant d’une nappe d’huile;
cette nappe surnage, et dйtruit le choc des eaux, qu’elle
lubrifie. L’effet en est immйdiat, mais il passe vite.

Quand un navire a franchi cette mer factice, elle redouble ses
fureurs, et malheur а qui se hasarderait а sa suite. Les barils
contenant la provision d’huile de phoque furent hissйs sur le
gaillard d’avant par l’йquipage, dont le danger centuplait les
forces. Lа, ils furent dйfoncйs а coups de hache, et suspendus au-
dessus des bastingages de tribord et de bвbord.

«Tiens bon!» cria John Mangles, йpiant le moment favorable.

En vingt secondes, le yacht atteignit l’entrйe de la passe barrйe
par un mascaret mugissant. C’йtait l’instant.

«А dieu vat!» cria le jeune capitaine.

Les barils furent chavirйs, et de leurs flancs s’йchappиrent des
flots d’huile. Instantanйment, la nappe onctueuse nivela, pour
ainsi dire, l’йcumeuse surface de la mer. Le _Duncan_ vola sur les
eaux calmйes et se trouva bientфt dans un bassin paisible, au delа
des redoutables bancs.


Chapitre VI
_Le cap Bernouilli_

Le premier soin de John Mangles fut d’affourcher solidement son
navire sur deux ancres. Il mouilla par cinq brasses d’eau. Le fond
йtait bon, un gravier dur qui donnait une excellente tenue. Donc,
nulle crainte de chasser ou de s’йchouer а mer basse. Le _Duncan_,
aprиs tant d’heures pйrilleuses, se trouvait dans une sorte de
crique abritйe par une haute pointe circulaire contre les vents du
large.

Lord Glenarvan avait serrй la main du jeune capitaine en disant:
«Merci, John.»

Et John se sentit gйnйreusement rйcompensй avec ces deux seuls
mots. Glenarvan garda pour lui le secret de ses angoisses, et ni
lady Helena, ni Mary Grant, ni Robert ne soupзonnиrent la gravitй
des pйrils auxquels ils venaient d’йchapper.

Un point important restait а йclaircir. А quel endroit de la cфte
le _Duncan_ avait-il йtй jetй par cette formidable tempкte? Oщ
reprendrait-il son parallиle accoutumй? А quelle distance le cap
Bernouilli lui restait-il dans le sud-ouest? Telles furent les
premiиres questions adressйes а John Mangles. Celui-ci fit
aussitфt ses relиvements, et pointa ses observations sur la carte
du bord.

En somme, le _Duncan_ n’avait pas trop dйviй de sa route: de deux
degrйs а peine. Il se trouvait par 13612 de longitude et 3507 de
latitude, au cap Catastrophe, situй а l’une des pointes de
l’Australie mйridionale, et а trois cents milles du cap
Bernouilli.

Le cap Catastrophe, au nom de funeste augure, a pour pendant le
cap Borda, formй par un promontoire de l’оle Kanguroo. Entre ces
deux caps s’ouvre le dйtroit de l’Investigator, qui conduit а deux
golfes assez profonds, l’un au nord, le golfe Spencer, l’autre au
sud, le golfe Saint-Vincent.

Sur la cфte orientale de ce dernier est creusй le port d’Adйlaпde,
capitale de cette province nommйe Australie mйridionale. Cette
ville, fondйe en 1836, compte quarante mille habitants, et offre
des ressources assez complиtes. Mais elle est plus occupйe de
cultiver un sol fйcond, d’exploiter ses raisins et ses oranges, et
toutes ses richesses agricoles, que de crйer de grandes
entreprises industrielles. Sa population compte moins d’ingйnieurs
que d’agriculteurs, et l’esprit gйnйral est peu tournй vers les
opйrations commerciales ou les arts mйcaniques.

Le _Duncan_ pourrait-il rйparer ses avaries? C’йtait la question а
dйcider. John Mangles voulut savoir а quoi s’en tenir. Il fit
plonger а l’arriиre du yacht; ses plongeurs lui rapportиrent
qu’une des branches de l’hйlice avait йtй faussйe, et portait
contre l’йtambot: de lа, l’impossibilitй du mouvement de rotation.
Cette avarie fut jugйe grave, assez grave mкme pour nйcessiter un
outillage qui ne se rencontrerait pas а Adйlaпde.

Glenarvan et le capitaine John, aprиs mыres rйflexions, prirent la
rйsolution suivante: le _Duncan_ suivrait а la voile le contour
des rivages australiens, en cherchant les traces du _Britannia_;
il s’arrкterait au cap Bernouilli, oщ seraient prises les
derniиres informations, et continuerait sa route au sud jusqu’а
Melbourne, oщ ses avaries pourraient кtre facilement rйparйes.

L’hйlice remise en йtat, le _Duncan_ irait croiser sur les cфtes
orientales pour achever la sйrie de ses recherches.

Cette proposition fut approuvйe. John Mangles rйsolut de profiter
du premier bon vent pour appareiller. Il n’attendit pas longtemps.
Vers le soir, l’ouragan йtait entiиrement tombй. Une brise
maniable lui succйda, qui soufflait du sud-ouest. On fit les
dispositions pour l’appareillage. De nouvelles voiles furent
enverguйes. А quatre heures du matin, les matelots virиrent au
cabestan. Bientфt l’ancre fut а pic, elle dйrapa, et le _Duncan_,
sous sa misaine, son hunier, son perroquet, ses focs, sa
brigantine et sa voile de flиche, courut au plus prиs, tribord
amures, au vent des rivages australiens.

Deux heures aprиs, il perdit de vue le cap Catastrophe, et se
trouva par le travers du dйtroit de l’Investigator. Le soir, le
cap Borda fut doublй, et l’оle Kanguroo prolongйe а quelques
encablures. C’est la plus grande des petites оles australiennes,
et elle sert de refuge aux dйportйs fugitifs. Son aspect йtait
enchanteur. D’immenses tapis de verdure revкtaient les rocs
stratifiйs de ses rivages. On voyait comme au temps de sa
dйcouverte, en 1802, d’innombrables bandes de _kanguroos_ bondir а
travers les bois et les plaines.

Le lendemain, pendant que le _Duncan_ courait bord sur bord, ses
embarcations furent envoyйes а terre avec mission de visiter les
accores de la cфte.

Il se trouvait alors sur le trente-sixiиme parallиle, et, jusqu’au
trente-huitiиme, Glenarvan ne voulait pas laisser un point
inexplorй.

Pendant la journйe du 18 dйcembre, le yacht, qui boulinait comme
un vrai clipper sous sa voilure entiиrement dйployйe, rasa le
rivage de la baie Encounter. C’est lа qu’en 1828 le voyageur Sturt
arriva aprиs avoir dйcouvert le Murray, le plus grand fleuve de
l’Australie mйridionale. Ce n’йtaient dйjа plus les rives
verdoyantes de l’оle Kanguroo, mais des mornes arides, rompant
parfois l’uniformitй d’une cфte basse et dйchiquetйe, за et lа
quelque falaise grise, ou des promontoires de sable, enfin toute
la sйcheresse d’un continent polaire.

Les embarcations pendant cette navigation firent un rude service.
Les marins ne s’en plaignirent pas.

Presque toujours Glenarvan, son insйparable Paganel et le jeune
Robert les accompagnaient. Ils voulaient de leurs propres yeux
chercher quelques vestiges du _Britannia_. Mais cette scrupuleuse
exploration ne rйvйla rien du naufrage. Les rivages australiens
furent aussi muets а cet йgard que les terres patagones.
Cependant, il ne fallait pas perdre tout espoir tant que ne serait
pas atteint le point prйcis indiquй par le document. On n’agissait
ainsi que par surcroоt de prudence, et pour ne rien abandonner au
hasard. Pendant la nuit, le _Duncan_ mettait en panne, de maniиre
а se maintenir sur place autant que possible, et, le jour, la cфte
йtait fouillйe avec soin.

Ce fut ainsi que, le 20 dйcembre, on arriva par le cap Bernouilli,
qui termine la baie Lacйpиde, sans avoir trouvй la moindre йpave.
Mais cet insuccиs ne prouvait rien contre le capitaine du
_Britannia_.

En effet, depuis deux ans, йpoque а laquelle remontait la
catastrophe, la mer avait pu, avait dы

Disperser, ronger les restes du trois-mвts et les arracher de
l’йcueil. D’ailleurs, les indigиnes, qui sentent les naufrages
comme un vautour sent un cadavre, devaient avoir recueilli les
plus minces dйbris. Puis, Harry Grant et ses deux compagnons,
faits prisonniers au moment oщ les vagues les jetaient а la cфte,
avaient йtй sans nul doute entraоnйs dans l’intйrieur du
continent.

Mais alors tombait une des ingйnieuses hypothиses de Jacques
Paganel. Tant qu’il s’agissait du territoire argentin, le
gйographe pouvait а bon droit prйtendre que les chiffres du
document se rapportaient, non au thйвtre du naufrage, mais au lieu
mкme de la captivitй. En effet, les grands fleuves de la Pampasie,
leurs nombreux affluents, йtaient lа pour porter а la mer le
prйcieux document. Ici, au contraire, dans cette partie de
l’Australie, les cours d’eau sont peu abondants qui coupent le
trente-septiиme parallиle; de plus, le Rio-Colorado, le Rio-Negro,
vont se jeter а la mer а travers des plages dйsertes, inhabitables
et inhabitйes, tandis que les principales riviиres australiennes,
le Murray, la Yarra, le Torrens, le Darling, ou affluent les unes
aux autres, ou se prйcipitent dans l’ocйan par des embouchures qui
sont devenues des rades frйquentйes, des ports oщ la navigation
est active. Quelle probabilitй, dиs lors, qu’une fragile bouteille
eыt pu descendre le cours de ces eaux incessamment parcourues et
arriver а l’ocйan Indien?

Cette impossibilitй ne pouvait йchapper а des esprits perspicaces.
L’hypothиse de Paganel, plausible en Patagonie dans les provinces
argentines, eыt donc йtй illogique en Australie. Paganel le
reconnut dans une discussion qui fut soulevйe а ce sujet par le
major Mac Nabbs. Il devint йvident que les degrйs relatйs au
document ne s’appliquaient qu’au lieu du naufrage, que par
consйquent la bouteille avait йtй jetйe а la mer а l’endroit oщ se
brisa le _Britannia_, sur la cфte occidentale de l’Australie.

Cependant, et comme le fit justement observer Glenarvan, cette
interprйtation dйfinitive n’excluait pas l’hypothиse de la
captivitй du capitaine Grant. Celui-ci, d’ailleurs, le faisait
pressentir dans son document par ces mots, dont il fallait tenir
compte: _oщ ils seront prisonniers de cruels indigиnes_. Mais il
n’existait plus aucune raison pour rechercher les prisonniers sur
le trente-septiиme parallиle plutфt que sur un autre.

Cette question, longtemps dйbattue, reзut ainsi sa solution
dйfinitive, et donna les consйquences suivantes: si des traces du
_Britannia_ ne se rencontraient pas au cap Bernouilli, lord
Glenarvan n’avait plus qu’а revenir en Europe. Ses recherches
auraient йtй infructueuses, mais il avait rempli son devoir
courageusement et consciencieusement.

Cela ne laissa pas d’attrister particuliиrement les passagers du
yacht, et de dйsespйrer Mary et Robert Grant. En se rendant au
rivage avec lord et lady Glenarvan, John Mangles, Mac Nabbs et
Paganel, les deux enfants du capitaine se disaient que la question
du salut de leur pиre allait irrйvocablement se dйcider.
Irrйvocablement, on peut le dire, car Paganel, dans une prйcйdente
discussion avait judicieusement dйmontrй que les naufragйs
seraient rapatriйs depuis longtemps dйjа, si leur navire se fыt
brisй sur les йcueils de la cфte orientale.

«Espoir! Espoir! Toujours espoir! rйpйtait lady Helena а la jeune
fille, assise prиs d’elle dans l’embarcation qui les conduisait а
terre. La main de Dieu ne nous abandonnera pas!

-- Oui, miss Mary, dit le capitaine John, c’est au moment oщ les
hommes ont йpuisй les ressources humaines, que le ciel intervient,
et, par quelque fait imprйvu, leur ouvre des voies nouvelles.

-- Dieu vous entende, Monsieur John!» rйpondit Mary Grant.

Le rivage n’йtait plus qu’а une encablure; il terminait par des
pentes assez douces l’extrйmitй du cap qui s’avanзait de deux
milles en mer.

L’embarcation accosta dans une petite crique naturelle entre des
bancs de corail en voie de formation, qui, le temps aidant,
doivent former une ceinture de rйcifs а la partie sud de
l’Australie.

Tels ils йtaient dйjа, tels ils suffisaient а dйtruire la coque
d’un navire, et le _Britannia_ pouvait s’кtre perdu lа corps et
biens.

Les passagers du _Duncan_ dйbarquиrent sans difficultй sur un
rivage absolument dйsert. Des falaises а bandes stratifiйes
formaient une ligne cфtiиre haute de soixante а quatre-vingts
pieds. Il eыt йtй difficile d’escalader cette courtine naturelle
sans йchelles ni crampons. John Mangles, heureusement, dйcouvrit
fort а propos une brиche produite а un demi-mille au sud par un
йboulement partiel de la falaise. La mer, sans doute, battait
cette barriиre de tuf friable pendant ses grandes colиres
d’йquinoxe, et dйterminait ainsi la chute des portions supйrieures
du massif.

Glenarvan et ses compagnons s’engagиrent dans la tranchйe, et
arrivиrent au sommet de la falaise par une pente assez raide.
Robert, comme un jeune chat, grimpa un talus fort а pic, et arriva
le premier а la crкte supйrieure, au dйsespoir de Paganel, humiliй
de voir ses grandes jambes de quarante ans vaincues par de petites
jambes de douze ans. Cependant, il distanзa, et de loin, le
paisible major, qui n’y tenait pas autrement.

La petite troupe, bientфt rйunie, examina la plaine qui s’йtendait
sous ses regards. C’йtait un vaste terrain inculte avec des
buissons et des broussailles, une contrйe stйrile, que Glenarvan
compara aux _glens_ des basses terres d’йcosse, et Paganel aux
landes infertiles de la Bretagne. Mais si cette contrйe paraissait
inhabitйe le long de la cфte, la prйsence de l’homme, non du
sauvage, mais du travailleur, se rйvйla au loin par quelques
constructions de bon augure.

«Un moulin!» s’йcria Robert.

А trois milles, en effet, les ailes d’un moulin tournaient au
vent.

«C’est bien un moulin, rйpondit Paganel, qui venait de braquer sa
longue-vue sur l’objet en question. Voilа un petit monument aussi
modeste qu’utile, dont la vue a le privilиge d’enchanter mes
regards.

-- C’est presque un clocher, dit lady Helena.

-- Oui, madame, et si l’un moud le pain du corps, l’autre moud le
pain de l’вme. А ce point de vue ils se ressemblent encore.

-- Allons au moulin», rйpliqua Glenarvan.

On se mit en route. Aprиs une demi-heure de marche, le sol,
travaillй par la main de l’homme, se montra sous un nouvel aspect.
La transition de la contrйe stйrile а la campagne cultivйe fut
brusque. Au lieu de broussailles, des haies vives entouraient un
enclos rйcemment dйfrichй; quelques boeufs et une demi-douzaine de
chevaux pвturaient dans des prairies entourйes de robustes acacias
pris dans les vastes pйpiniиres de l’оle Kanguroo. Peu а peu
apparurent des champs couverts de cйrйales, quelques acres de
terrains hйrissйs de blonds йpis, des meules de foin dressйes
comme de grandes ruches, des vergers aux fraоches clфtures, un
beau jardin digne d’Horace, oщ l’agrйable se mкlait а l’utile,
puis des hangars, des communs sagement distribuйs, enfin une
habitation simple et confortable, que le joyeux moulin dominait
avec son pignon aigu et caressait de l’ombre mobile de ses grandes
ailes.

En ce moment, un homme d’une cinquantaine d’annйes, d’une
physionomie prйvenante, sortit de la maison principale, aux
aboiements de quatre grands chiens qui annonзaient la venue des
йtrangers. Cinq beaux et forts garзons, ses fils, le suivirent
avec leur mиre, une grande et robuste femme. On ne pouvait s’y
mйprendre: cet homme, entourй de sa vaillante famille, au milieu
de ces constructions encore neuves, dans cette campagne presque
vierge, prйsentait le type accompli du colon irlandais qui, las
des misиres de son pays, est venu chercher la fortune et le
bonheur au delа des mers.

Glenarvan et les siens ne s’йtaient pas encore prйsentйs, ils
n’avaient eu le temps de dйcliner ni leurs noms, ni leurs
qualitйs, que ces cordiales paroles les saluaient dйjа:

«Йtrangers, soyez les bienvenus dans la maison de Paddy O’Moore.

-- Vous кtes irlandais? dit Glenarvan en prenant la main que lui
offrait le colon.

-- Je l’ai йtй, rйpondit Paddy O’Moore. Maintenant, je suis
australien. Entrez, qui que vous soyez, messieurs, cette maison
est la vфtre.»

Il n’y avait qu’а accepter sans cйrйmonie une invitation faite de
si bonne grвce. Lady Helena et Mary Grant, conduites par
_mistress_ O’Moore, entrиrent dans l’habitation, pendant que les
fils du colon dйbarrassaient les visiteurs de leurs armes.

Une vaste salle, fraоche et claire, occupait le rez-de-chaussйe de
la maison construite en forts madriers disposйs horizontalement.
Quelques bancs de bois rivйs aux murailles peintes de couleurs
gaies, une dizaine d’escabeaux, deux bahuts en chкne oщ
s’йtalaient une faпence blanche et des brocs d’йtain brillant, une
large et longue table а laquelle vingt convives se seraient assis
а l’aise, formaient un ameublement digne de la solide maison et de
ses robustes habitants.

Le dоner de midi йtait servi. La soupiиre fumait entre le rosbeef
et le gigot de mouton, entourйs de larges assiettes d’olives, de
raisins et d’oranges; le nйcessaire йtait lа; le superflu ne
manquait pas.

L’hфte et l’hфtesse avaient un air si engageant, la table а
l’aspect tentateur йtait si vaste et si abondamment fournie, qu’il
eыt йtй malsйant de ne point s’y asseoir. Dйjа les domestiques de
la ferme, les йgaux de leur maоtre, venaient y partager leur
repas. Paddy O’Moore indiqua de la main la place rйservйe aux
йtrangers.

«Je vous attendais, dit-il simplement а lord Glenarvan.

-- Vous? rйpondit celui-ci fort surpris.

-- J’attends toujours ceux qui viennent», rйpondit l’irlandais.

Puis, d’une voix grave, pendant que sa famille et ses serviteurs
se tenaient debout respectueusement, il rйcita le bйnйdicitй. Lady
Helena se sentit tout йmue d’une si parfaite simplicitй de moeurs,
et un regard de son mari lui fit comprendre qu’il l’admirait comme
elle.

On fit fкte au repas. La conversation s’engagea sur toute la
ligne. D’йcossais а irlandais, il n’y a que la main. La Tweed,
large de quelques toises, creuse un fossй plus profond entre
l’йcosse et l’Angleterre que les vingt lieues du canal d’Irlande
qui sйparent la vieille Calйdonie de la verte Erin. Paddy O’Moore
raconta son histoire.

C’йtait celle de tous les йmigrants que la misиre chasse de leur
pays. Beaucoup viennent chercher au loin la fortune, qui n’y
trouvent que dйboires et malheurs. Ils accusent la chance,
oubliant d’accuser leur inintelligence, leur paresse et leurs
vices. Quiconque est sobre et courageux, йconome et brave,
rйussit.

Tel fut et tel йtait Paddy O’Moore. Il quitta Dundalk, oщ il
mourait de faim, emmena sa famille vers les contrйes
australiennes, dйbarqua а Adйlaпde, dйdaigna les travaux du mineur
pour les fatigues moins alйatoires de l’agriculteur, et, deux mois
aprиs, il commenзa son exploitation, si prospиre aujourd’hui.

Tout le territoire de l’Australie du sud est divisй par portions
d’une contenance de quatre-vingts acres chacune. Ces divers lots
sont cйdйs aux colons par le gouvernement, et par chaque lot un
laborieux agriculteur peut gagner de quoi vivre et mettre de cфtй
une somme nette de quatre-vingts livres sterling.

Paddy O’Moore savait cela. Ses connaissances agronomiques le
servirent fort. Il vйcut, il йconomisa, et acquit de nouveaux lots
avec les profits du premier. Sa famille prospйra, son exploitation
aussi. Le paysan irlandais devint propriйtaire foncier, et quoique
son йtablissement ne comptвt pas encore deux ans d’existence, il
possйdait alors cinq cents acres d’un sol vivifiй par ses soins,
et cinq cents tкtes de bйtail. Il йtait son maоtre, aprиs avoir
йtй l’esclave des europйens, et indйpendant comme on peut l’кtre
dans le plus libre pays du monde.

Ses hфtes, а ce rйcit de l’йmigrant irlandais, rйpondirent par de
sincиres et franches fйlicitations.

Paddy O’Moore, son histoire terminйe, attendait, sans doute
confidences pour confidences, mais sans les provoquer. Il йtait de
ces gens discrets qui disent: voilа ce que je suis, mais je ne
vous demande pas qui vous кtes. Glenarvan, lui, avait un intйrкt
immйdiat а parler du _Duncan_, de sa prйsence au cap Bernouilli,
et des recherches qu’il poursuivait avec une infatigable
persйvйrance. Mais, en homme qui va droit au but, il interrogea
d’abord Paddy O’Moore sur le naufrage du _Britannia_.

La rйponse de l’irlandais ne fut pas favorable. Il n’avait jamais
entendu parler de ce navire. Depuis deux ans, aucun bвtiment
n’йtait venu se perdre а la cфte, ni au-dessus du cap, ni au-
dessous. Or, la catastrophe datait de deux annйes seulement. Il
pouvait donc affirmer avec la plus entiиre certitude que les
naufragйs n’avaient pas йtй jetйs sur cette partie des rivages de
l’ouest.

«Maintenant, _mylord_, ajouta-t-il, je vous demanderai quel
intйrкt vous avez а m’adresser cette question.»

Alors, Glenarvan raconta au colon l’histoire du document, le
voyage du yacht, les tentatives faites pour retrouver le capitaine
Grant; il ne cacha pas que ses plus chиres espйrances tombaient
devant des affirmations aussi nettes, et qu’il dйsespйrait de
retrouver jamais les naufragйs du _Britannia_.

De telles paroles devaient produire une douloureuse impression sur
les auditeurs de Glenarvan. Robert et Mary йtaient lа qui
l’йcoutaient, les yeux mouillйs de larmes. Paganel ne trouvait pas
un mot de consolation et d’espoir. John Mangles souffrait d’une
douleur qu’il ne pouvait adoucir. Dйjа le dйsespoir envahissait
l’вme de ces hommes gйnйreux que le _Duncan_ venait de porter
inutilement а ces lointains rivages, quand ces paroles se firent
entendre:

«_Mylord_, louez et remerciez Dieu. Si le capitaine Grant est
vivant, il est vivant sur la terre australienne!»


Chapitre VII
_Ayrton_

La surprise que produisirent ces paroles ne saurait se dйpeindre.
Glenarvan s’йtait levй d’un bond, et, repoussant son siиge:

«Qui parle ainsi? s’йcria-t-il.

-- Moi, rйpondit un des serviteurs de Paddy O’Moore, assis au bout
de la table.

-- Toi, Ayrton! dit le colon, non moins stupйfait que Glenarvan.

-- Moi, rйpondit Ayrton d’une voix йmue, mais ferme, moi, йcossais
comme vous, _mylord_, moi, un des naufragйs du _Britannia!_»

Cette dйclaration produisit un indescriptible effet.

Mary Grant, а demi pвmйe par l’йmotion, а demi mourante de
bonheur, cette fois, se laissa aller dans les bras de lady Helena.
John Mangles, Robert, Paganel, quittant leur place, se
prйcipitиrent vers celui que Paddy O’Moore venait de nommer
Ayrton.

C’йtait un homme de quarante-cinq ans, d’une rude physionomie,
dont le regard trиs brillant se perdait sous une arcade
sourciliиre profondйment enfoncйe.

Sa vigueur devait кtre peu commune, malgrй la maigreur de son
corps. Il йtait tout os et tout nerfs, et, suivant une expression
йcossaise, il ne perdait pas son temps а faire de la chair grasse.

Une taille moyenne, des йpaules larges, une allure dйcidйe, une
figure pleine d’intelligence et d’йnergie, quoique les traits en
fussent durs, prйvenaient en sa faveur. La sympathie qu’il
inspirait йtait encore accrue par les traces d’une rйcente misиre
empreinte sur son visage. On voyait qu’il avait souffert et
beaucoup, bien qu’il parыt homme а supporter les souffrances, а
les braver, а les vaincre.

Glenarvan et ses amis avaient senti cela а premiиre vue.

La personnalitй d’Ayrton s’imposait dиs l’abord.

Glenarvan, se faisant l’interprиte de tous, le pressa de questions
auxquelles Ayrton rйpondit. La rencontre de Glenarvan et Ayrton
avait йvidemment produit chez tous deux une йmotion rйciproque.

Aussi les premiиres questions de Glenarvan se pressиrent-elles
sans ordre, et comme malgrй lui.

«Vous кtes un des naufragйs du _Britannia_? demanda-t-il.

-- Oui, _mylord_, le quartier-maоtre du capitaine Grant, rйpondit
Ayrton.

-- Sauvй avec lui aprиs le naufrage?

-- Non, _mylord_, non. А ce moment terrible, j’ai йtй sйparй,
enlevй du pont du navire, jetй а la cфte.

-- Vous n’кtes donc pas un des deux matelots dont le document fait
mention?

-- Non. Je ne connaissais pas l’existence de ce document. Le
capitaine l’a lancй а la mer quand je n’йtais plus а bord.

-- Mais le capitaine? Le capitaine?

-- Je le croyais noyй, disparu, abоmй avec tout l’йquipage du
_Britannia_. Je pensais avoir survйcu seul.

-- Mais vous avez dit que le capitaine Grant йtait vivant!

-- Non. J’ai dit: si le capitaine est vivant...

-- Vous avez ajoutй: il est sur le continent australien!...

-- Il ne peut кtre que lа, en effet.

-- Vous ne savez donc pas oщ il est?

-- Non, _mylord_, je vous le rйpиte, je le croyais enseveli dans
les flots ou brisй sur les rocs. C’est vous qui m’apprenez que
peut-кtre il vit encore.

-- Mais alors que savez-vous? demanda Glenarvan.

-- Ceci seulement. Si le capitaine Grant est vivant, il est en
Australie.

-- Oщ donc a eu lieu le naufrage?» dit alors le major Mac Nabbs.

C’йtait la premiиre question а poser, mais, dans le trouble causй
par cet incident, Glenarvan, pressй de savoir avant tout oщ se
trouvait le capitaine Grant, ne s’informa pas de l’endroit oщ le
_Britannia_ s’йtait perdu. А partir de ce moment, la conversation,
jusque-lа vague, illogique, procйdant par bonds, effleurant les
sujets sans les approfondir, mкlant les faits, intervertissant les
dates, prit une allure plus raisonnable, et bientфt les dйtails de
cette obscure histoire apparurent nets et prйcis а l’esprit de ses
auditeurs.

А la question faite par Mac Nabbs, Ayrton rйpondit en ces termes:

«Lorsque je fus arrachй du gaillard d’avant oщ je halais bas le
foc, le _Britannia_ courait vers la cфte de l’Australie. Il n’en
йtait pas а deux encablures. Le naufrage a donc eu lieu а cet
endroit mкme.

-- Par trente-sept degrйs de latitude? demanda John Mangles.

-- Par trente-sept degrйs, rйpondit Ayrton.

-- Sur la cфte ouest?

-- Non pas! Sur la cфte est, rйpliqua vivement le quartier-maоtre.

-- Et а quelle йpoque?

-- Dans la nuit du 27 juin 1862.

-- C’est cela! C’est cela mкme! s’йcria Glenarvan.

-- Vous voyez donc bien, _mylord_, ajouta Ayrton, que j’ai pu
justement dire: si le capitaine Grant vit encore, c’est sur le
continent australien qu’il faut le chercher, non ailleurs.

-- Et nous le chercherons, et nous le trouverons, et nous le
sauverons, mon ami! s’йcria Paganel. Ah! prйcieux document,
ajouta-t-il avec une naпvetй parfaite, il faut avouer que tu es
tombй entre les mains de gens bien perspicaces!»

Personne, sans doute, n’entendit les flatteuses paroles de
Paganel. Glenarvan et lady Helena, Mary et Robert s’йtaient
empressйs autour d’Ayrton.

Ils lui serraient les mains. Il semblait que la prйsence de cet
homme fыt un gage assurй du salut d’Harry Grant. Puisque le
matelot avait йchappй aux dangers du naufrage, pourquoi le
capitaine ne se serait-il pas tirй sain et sauf de cette
catastrophe? Ayrton rйpйtait volontiers que le capitaine Grant
devait кtre vivant comme lui. Oщ, il ne saurait le dire, mais
certainement sur ce continent. Il rйpondait aux mille questions
dont il йtait assailli avec une intelligence et une prйcision
remarquables. Miss Mary, pendant qu’il parlait, tenait une de ses
mains dans les siennes. C’йtait un compagnon de son pиre, ce
matelot, un des marins du _Britannia!_ Il avait vйcu prиs d’Harry
Grant, courant avec lui les mers, bravant les mкmes dangers!

Mary ne pouvait dйtacher ses regards de cette rude physionomie et
pleurait de bonheur.

Jusqu’ici, personne n’avait eu la pensйe de mettre en doute la
vйracitй et l’identitй du quartier-maоtre.

Seuls, le major et peut-кtre John Mangles, moins prompts а se
rendre, se demandaient si les paroles d’Ayrton mйritaient une
entiиre confiance. Sa rencontre imprйvue pouvait exciter quelques
soupзons.

Certainement, Ayrton avait citй des faits et des dates
concordantes, de frappantes particularitйs. Mais les dйtails, si
exacts qu’ils soient, ne forment pas une certitude, et
gйnйralement, on l’a remarquй, le mensonge s’affirme par la
prйcision des dйtails. Mac Nabbs rйserva donc son opinion, et
s’abstint de se prononcer.

Quant а John Mangles, ses doutes ne rйsistиrent pas longtemps aux
paroles du matelot, et il le tint pour un vrai compagnon du
capitaine Grant, quand il l’eut entendu parler de son pиre а la
jeune fille.

Ayrton connaissait parfaitement Mary et Robert. Il les avait vus а
Glasgow au dйpart du _Britannia_. Il rappela leur prйsence а ce
dйjeuner d’adieu donnй а bord aux amis du capitaine. Le shйrif Mac
Intyre y assistait.

On avait confiй Robert, -- il avait dix ans а peine, -- aux soins
de Dick Turner, le maоtre d’йquipage, et il lui йchappa pour
grimper aux barres du perroquet.

«C’est vrai, c’est vrai,» disait Robert Grant.

Et Ayrton rappelait ainsi mille petits faits, sans paraоtre y
attacher l’importance que leur donnait John Mangles. Et, quand il
s’arrкtait, Mary lui disait de sa douce voix:

«Encore, Monsieur Ayrton, parlez-nous encore de notre pиre!»

Le quartier-maоtre satisfit de son mieux aux dйsirs de la jeune
fille. Glenarvan ne voulait pas l’interrompre, et cependant, vingt
questions plus utiles se pressaient dans son esprit; mais lady
Helena, lui montrant la joyeuse йmotion de Mary, arrкtait ses
paroles.

Ce fut dans cette conversation qu’Ayrton raconta l’histoire du
_Britannia_ et son voyage а travers les mers du Pacifique. Mary
Grant en connaissait une grande partie, puisque les nouvelles du
navire allaient jusqu’au mois de mai de l’annйe 1862. Pendant
cette pй_rio_de d’un an Harry Grant atterrit aux principales
terres de l’Ocйanie. Il toucha aux Hйbrides, а la Nouvelle Guinйe,
а la Nouvelle Zйlande, а la Nouvelle Calйdonie, se heurtant а des
prises de possession souvent peu justifiйes, subissant le mauvais
vouloir des autoritйs anglaises, car son navire йtait signalй dans
les colonies britanniques. Cependant il avait trouvй un point
important sur la cфte occidentale de la Papouasie; lа,
l’йtablissement d’une colonie йcossaise lui parut facile et sa
prospйritй assurйe; en effet, un bon port de relвche sur la route
des Moluques et des Philippines devait attirer des navires,
surtout quand le percement de l’isthme de Suez aurait supprimй la
voie du cap de Bonne-Espйrance. Harry Grant йtait de ceux qui
prйconisaient en Angleterre l’oeuvre de M De Lesseps et ne
jetaient pas des rivalitйs politiques au travers d’un grand
intйrкt international.

Aprиs cette reconnaissance de la Papouasie, le _Britannia_ alla se
ravitailler au Callao, et il quitta ce port le 30 mai 1862, pour
revenir en Europe par l’ocйan Indien et la route du Cap. Trois
semaines aprиs son dйpart, une tempкte йpouvantable dйsempara le
navire. Il s’engagea. Il fallut couper la mвture. Une voie d’eau
se dйclara dans les fonds, qu’on ne parvint pas а aveugler.
L’йquipage fut bientфt extйnuй, а bout de forces. On ne put pas
affranchir les pompes. Pendant huit jours, le _Britannia_ fut le
jouet des ouragans. Il avait six pieds d’eau dans sa cale. Il
s’enfonзait peu а peu. Les embarcations avaient йtй enlevйes
pendant la tempкte. Il fallait pйrir а bord, quand, dans la nuit
du 27 juin, comme l’avait parfaitement compris Paganel, on eut
connaissance du rivage oriental de l’Australie. Bientфt le navire
fit cфte. Un choc violent eut lieu. En ce moment, Ayrton enlevй
par une vague, fut jetй au milieu des brisants et perdit
connaissance. Quand il revint а lui, il йtait entre les mains des
indigиnes qui l’entraоnиrent dans l’intйrieur du continent. Depuis
lors, il n’entendit plus parler du _Britannia_ et supposa, non
sans raison, qu’il avait pйri corps et biens sur les dangereux
rйcifs de Twofold-Bay. Ici se terminait le rйcit relatif au
capitaine Grant. Il provoqua plus d’une fois de douloureuses
exclamations. Le major n’aurait pu sans injustice douter de son
authenticitй. Mais, aprиs l’histoire du _Britannia_, l’histoire
particuliиre d’Ayrton devait prйsenter un intйrкt plus actuel
encore. En effet, Grant, on n’en doutait pas, grвce au document,
avait survйcu au naufrage avec deux de ses matelots, comme Ayrton
lui-mкme. Du sort de l’un on pouvait raisonnablement conclure au
sort de l’autre. Ayrton fut donc invitй а faire le rйcit de ses
aventures.

Il fut trиs simple et trиs court.

Le matelot naufragй, prisonnier d’une tribu indigиne, se vit
emmenй dans ces rйgions intйrieures arrosйes par le Darling,
c’est-а-dire а quatre cents milles au nord du trente-septiиme
parallиle. Lа, il vйcut fort misйrable, parce que la tribu йtait
misйrable elle-mкme, mais non maltraitй. Ce furent deux longues
annйes d’un pйnible esclavage. Cependant, l’espoir de recouvrer sa
libertй le tenait au coeur.

Il йpiait la moindre occasion de se sauver, bien que sa fuite dыt
le jeter au milieu de dangers innombrables.

Une nuit d’octobre 1864, il trompa la vigilance des naturels et
disparut dans la profondeur de forкts immenses. Pendant un mois,
vivant de racines, de fougиres comestibles, de gommes de mimosas,
il erra au milieu de ces vastes solitudes, se guidant le jour sur
le soleil, la nuit sur les йtoiles, souvent abattu par le
dйsespoir. Il traversa ainsi des marais, des riviиres, des
montagnes, toute cette portion inhabitйe du continent que de rares
voyageurs ont sillonnйe de leurs hardis itinйraires. Enfin,
mourant, йpuisй, il arriva а l’habitation hospitaliиre de Paddy
O’Moore, oщ il trouva une existence heureuse en йchange de son
travail.

«Et si Ayrton se loue de moi, dit le colon irlandais, quand ce
rйcit fut achevй, je n’ai qu’а me louer de lui. C’est un homme
intelligent, brave, un bon travailleur, et, s’il lui plaоt, la
demeure de Paddy O’Moore sera longtemps la sienne.»

Ayrton remercia l’irlandais d’un geste, et il attendit que de
nouvelles questions lui fussent adressйes. Il se disait,
cependant, que la lйgitime cu_rio_sitй de ses auditeurs devait
кtre satisfaite. А quoi eыt-il rйpondu dйsormais qui n’eыt йtй
cent fois dit dйjа? Glenarvan allait donc ouvrir la discussion sur
un nouveau plan а combiner, en profitant de la rencontre d’Ayrton
et de ses renseignements, quand le major, s’adressant au matelot,
lui dit:

«Vous йtiez quartier-maоtre а bord du _Britannia_?

-- Oui», rйpondit Ayrton sans hйsiter.

Mais, comprenant qu’un certain sentiment de dйfiance, un doute, si
lйger qu’il fыt, avait dictй cette demande au major, il ajouta:

«J’ai d’ailleurs sauvй du naufrage mon engagement а bord.»

Et il sortit immйdiatement de la salle commune pour aller chercher
cette piиce officielle. Son absence ne dura pas une minute. Mais
Paddy O’Moore eut le temps de dire:

«_Mylord_, je vous donne Ayrton pour un honnкte homme. Depuis deux
mois qu’il est а mon service, je n’ai pas un seul reproche а lui
faire. Je connaissais l’histoire de son naufrage et de sa
captivitй. C’est un homme loyal, digne de toute votre confiance.»

Glenarvan allait rйpondre qu’il n’avait jamais doutй de la bonne
foi d’Ayrton, quand celui-ci rentra et prйsenta son engagement en
rиgle. C’йtait un papier signй des armateurs du _Britannia_ et du
capitaine Grant, dont Mary reconnut parfaitement l’йcriture.

Il constatait que «Tom Ayrton, matelot de premiиre classe, йtait
engagй comme quartier-maоtre а bord du trois-mвts _Britannia_, de
Glasgow.» il n’y avait donc plus de doute possible sur l’identitй
d’Ayrton, car il eыt йtй difficile d’admettre que cet engagement
fыt entre ses mains et ne lui appartоnt pas.

«Maintenant, dit Glenarvan, je fais appel aux conseils de tous, et
je provoque une discussion immйdiate sur ce qu’il convient de
faire. Vos avis, Ayrton, nous seront particuliиrement prйcieux, et
je vous serai fort obligй de nous les donner.»

Ayrton rйflйchit quelques instants, puis il rйpondit en ces
termes:

«Je vous remercie, _mylord_, de la confiance que vous avez en moi,
et j’espиre m’en montrer digne. J’ai quelque connaissance de ce
pays, des moeurs des indigиnes, et si je puis vous кtre utile...

-- Bien certainement, rйpondit Glenarvan.

-- Je pense comme vous, rйpondit Ayrton, que le capitaine Grant et
ses deux matelots ont йtй sauvйs du naufrage; mais, puisqu’ils
n’ont pas gagnй les possessions anglaises, puisqu’ils n’ont pas
reparu, je ne doute pas que leur sort n’ait йtй le mien, et qu’ils
ne soient prisonniers d’une tribu de naturels.

-- Vous rйpйtez lа, Ayrton, les arguments que j’ai dйjа fait
valoir, dit Paganel. Les naufragйs sont йvidemment prisonniers des
indigиnes, ainsi qu’ils le craignaient. Mais devons-nous penser
que, comme vous, ils ont йtй entraоnйs au nord du trente-septiиme
degrй?

-- C’est а supposer, monsieur, rйpondit Ayrton; les tribus
ennemies ne demeurent guиre dans le voisinage des districts soumis
aux anglais.

-- Voilа qui compliquera nos recherches, dit Glenarvan, assez
dйconcertй. Comment retrouver les traces des prisonniers dans
l’intйrieur d’un aussi vaste continent?»

Un silence prolongй accueillit cette observation.

Lady Helena interrogeait souvent du regard tous ses compagnons
sans obtenir une rйponse. Paganel lui-mкme restait muet, contre
son habitude. Son ingйniositй ordinaire lui faisait dйfaut. John
Mangles arpentait а grands pas la salle commune, comme s’il eыt
йtй sur le pont de son navire, et dans quelque embarras.

«Et vous, Monsieur Ayrton, dit alors lady Helena au matelot, que
feriez-vous?

-- Madame, rйpondit assez vivement Ayrton, je me rembarquerais а
bord du _Duncan_, et j’irais droit au lieu du naufrage. Lа, je
prendrais conseil des circonstances, et peut-кtre des indices que
le hasard pourrait fournir.

-- Bien, dit Glenarvan; seulement, il faudra attendre que le
_Duncan_ soit rйparй.

-- Ah! vous avez йprouvй des avaries? demanda Ayrton.

-- Oui, rйpondit John Mangles.

-- Graves?

-- Non, mais elles nйcessitent un outillage que nous ne possйdons
pas а bord. Une des branches de l’hйlice est faussйe, et ne peut
кtre rйparйe qu’а Melbourne.

-- Ne pouvez-vous aller а la voile? demanda le quartier-maоtre.

-- Si, mais, pour peu que les vents contrarient le _Duncan_, il
mettrait un temps considйrable а gagner Twofold-Bay, et, en tout
cas, il faudra qu’il revienne а Melbourne.

-- Eh bien, qu’il y aille, а Melbourne! s’йcria Paganel, et allons
sans lui а la baie Twofold.

-- Et comment? demanda John Mangles.

-- En traversant l’Australie comme nous avons traversй l’Amйrique,
en suivant le trente-septiиme parallиle.

-- Mais le _Duncan?_ reprit Ayrton, insistant d’une faзon toute
particuliиre.

-- Le _Duncan_ nous rejoindra, ou nous rejoindrons le _Duncan_,
suivant le cas. Le capitaine Grant est-il retrouvй pendant notre
traversйe, nous revenons ensemble а Melbourne. Poursuivons-nous,
au contraire, nos recherches jusqu’а la cфte, le _Duncan_ viendra
nous y rejoindre. Qui a des objections а faire а ce plan? Est-ce
le major?

-- Non, rйpondit Mac Nabbs, si la traversйe de l’Australie est
praticable.

-- Tellement praticable, rйpondit Paganel, que je propose а lady
Helena et а miss Grant de nous accompagner.

-- Parlez-vous sйrieusement, Paganel? demanda Glenarvan.

-- Trиs sйrieusement, mon cher lord. C’est un voyage de trois cent
cinquante milles, pas davantage! А douze milles par jour, il
durera un mois а peine, c’est-а-dire le temps nйcessaire aux
rйparations du _Duncan_. Ah! S’il s’agissait de traverser le
continent australien sous une plus basse latitude, s’il fallait le
couper dans sa plus grande largeur, passer ces immenses dйserts oщ
la chaleur est torride, faire enfin ce que n’ont pas encore tentй
les plus hardis voyageurs, ce serait diffйrent! Mais ce trente-
septiиme parallиle coupe la province de Victoria, un pays anglais
s’il en fut, avec des routes, des chemins de fer, et peuplй en
grande partie sur ce parcours. C’est un voyage qui se fait en
calиche, si l’on veut, ou en charrette, ce qui est encore
prйfйrable. C’est une promenade de Londres а Йdimbourg. Ce n’est
pas autre chose.

-- Mais les animaux fйroces? dit Glenarvan, qui voulait exposer
toutes les objections possibles.

-- Il n’y a pas d’animaux fйroces en Australie.

-- Mais les sauvages?

-- Il n’y a pas de sauvages sous cette latitude, et en tout cas,
ils n’ont pas la cruautй des nouveaux zйlandais.

-- Mais les convicts?

-- Il n’y a pas de convicts dans les provinces mйridionales de
l’Australie, mais seulement dans les colonies de l’est. La
province de Victoria les a non seulement repoussйs, mais elle a
fait une loi pour exclure de son territoire les condamnйs libйrйs
des autres provinces. Le gouvernement victorien a mкme, cette
annйe, menacй la compagnie pйninsulaire de lui retirer son
subside, si ses navires continuaient а prendre du charbon dans les
ports de l’Australie occidentale oщ les convicts sont admis.
Comment! Vous ne savez pas cela, vous, un anglais!

-- D’abord, je ne suis pas un anglais, rйpondit Glenarvan.

-- Ce qu’a dit M Paganel est parfaitement juste, dit alors Paddy
O’Moore. Non seulement la province de Victoria, mais l’Australie
mйridionale, le Queensland, la Tasmanie mкme, sont d’accord pour
repousser les dйportйs de leur territoire. Depuis que j’habite
cette ferme, je n’ai pas entendu parler d’un seul convict.

-- Et pour mon compte, je n’en ai jamais rencontrй, rйpondit
Ayrton.

-- Vous le voyez, mes amis, reprit Jacques Paganel, trиs peu de
sauvages, pas de bкtes fйroces, point de convicts, il n’y a pas
beaucoup de contrйes de l’Europe dont on pourrait en dire autant!
Eh bien, est-ce convenu?

-- Qu’en pensez-vous, Helena? demanda Glenarvan.

-- Ce que nous pensons tous, mon cher Edward, rйpondit lady
Helena, se tournant vers ses compagnons: en route! En route!»


Chapitre VIII
_Le dйpart_

Glenarvan n’avait pas l’habitude de perdre du temps entre
l’adoption d’une idйe et son exйcution. La proposition de Paganel
une fois admise, il donna immйdiatement ses ordres afin que les
prйparatifs du voyage fussent achevйs dans le plus bref dйlai. Le
dйpart fut fixй au surlendemain 22 dйcembre.

Quels rйsultats devait produire cette traversйe de l’Australie? La
prйsence d’Harry Grant йtant devenue un fait indiscutable, les
consйquences de cette expйdition pouvaient кtre grandes. Elle
accroissait la somme des chances favorables. Nul ne se flattait de
trouver le capitaine prйcisйment sur cette ligne du trente-
septiиme parallиle qui allait кtre rigoureusement suivie; mais
peut-кtre coupait-elle ses traces, et en tout cas elle menait
droit au thйвtre de son naufrage. Lа йtait le principal point.

De plus, si Ayrton consentait а se joindre aux voyageurs, а les
guider а travers les forкts de la province Victoria, а les
conduire jusqu’а la cфte orientale, il y avait lа une nouvelle
chance de succиs. Glenarvan le sentait bien; il tenait
particuliиrement а s’assurer l’utile concours du compagnon d’Harry
Grant, et il demanda а son hфte s’il ne lui dйplairait pas trop
qu’il fоt а Ayrton la proposition de l’accompagner.

Paddy O’Moore y consentit, non sans regretter de perdre cet
excellent serviteur.

«Eh bien, nous suivrez-vous, Ayrton, dans cette expйdition а la
recherche des naufragйs du _Britannia_?»

Ayrton ne rйpondit pas immйdiatement а cette demande; il parut
mкme hйsiter pendant quelques instants; puis, toute rйflexion
faite, il dit:

«Oui, _mylord_, je vous suivrai, et si je ne vous mиne pas sur les
traces du capitaine Grant, au moins vous conduirai-je а l’endroit
mкme oщ s’est brisй son navire.

-- Merci, Ayrton, rйpondit Glenarvan.

-- Une seule question, _mylord_.

-- Faites, mon ami.

-- Oщ retrouverez-vous le _Duncan?_

-- А Melbourne, si nous ne traversons pas l’Australie d’un rivage
а l’autre. А la cфte orientale, si nos recherches se prolongent
jusque-lа.

-- Mais alors son capitaine?...

-- Son capitaine attendra mes instructions dans le port de
Melbourne.

-- Bien, _mylord_, dit Ayrton, comptez sur moi.

-- J’y compte, Ayrton», rйpondit Glenarvan.

Le contremaоtre du _Britannia_ fut vivement remerciй par les
passagers du _Duncan_. Les enfants de son capitaine lui
prodiguиrent leurs meilleures caresses. Tous йtaient heureux de sa
dйcision, sauf l’irlandais, qui perdait en lui un aide intelligent
et fidиle. Mais Paddy comprit l’importance que Glenarvan devait
attacher а la prйsence du quartier-maоtre, et il se rйsigna.

Glenarvan le chargea de lui fournir des moyens de transport pour
ce voyage а travers l’Australie, et, cette affaire conclue, les
passagers revinrent а bord, aprиs avoir pris rendez-vous avec
Ayrton.

Le retour se fit joyeusement. Tout йtait changй.

Toute hйsitation disparaissait. Les courageux chercheurs ne
devaient plus aller en aveugles sur cette ligne du trente-septiиme
parallиle. Harry Grant, on ne pouvait en douter, avait trouvй
refuge sur le continent, et chacun se sentait le coeur plein de
cette satisfaction que donne la certitude aprиs le doute.

Dans deux mois, si les circonstances le favorisaient, le _Duncan_
dйbarquerait Harry Grant sur les rivages d’йcosse!

Quand John Mangles appuya la proposition de tenter avec les
passagers la traversйe de l’Australie, il supposait bien que,
cette fois, il accompagnerait l’expйdition. Aussi en confйra-t-il
avec Glenarvan.

Il fit valoir toutes sortes d’arguments en sa faveur, son
dйvouement pour lady Helena, pour son honneur lui-mкme, son
utilitй comme organisateur de la caravane, et son inutilitй comme
capitaine а bord du _Duncan_, enfin mille excellentes raisons,
exceptй la meilleure, dont Glenarvan n’avait pas besoin pour кtre
convaincu.

«Une seule question, John, dit Glenarvan. Vous avez une confiance
absolue dans votre second?

-- Absolue, rйpondit John Mangles. Tom Austin est un bon marin. Il
conduira le _Duncan_ а sa destination, il le rйparera habilement
et le ramиnera au jour dit. Tom est un homme esclave du devoir et
de la discipline. Jamais il ne prendra sur lui de modifier ou de
retarder l’exйcution d’un ordre. Votre honneur peut donc compter
sur lui comme sur moi-mкme.

-- C’est entendu, John, rйpondit Glenarvan, vous nous
accompagnerez; car il sera bon, ajouta-t-il en souriant, que vous
soyez lа quand nous retrouverons le pиre de Mary Grant.

-- Oh! Votre honneur!...» murmura John Mangles.

Ce fut tout ce qu’il put dire. Il pвlit un instant et saisit la
main que lui tendait lord Glenarvan.

Le lendemain, John Mangles, accompagnй du charpentier et de
matelots chargйs de vivres, retourna а l’йtablissement de Paddy
O’Moore. Il devait organiser les moyens de transport de concert
avec l’irlandais.

Toute la famille l’attendait, prкte а travailler sous ses ordres.
Ayrton йtait lа et ne mйnagea pas les conseils que lui fournit son
expйrience.

Paddy et lui furent d’accord sur ce point: que les voyageuses
devaient faire la route en charrette а boeufs, et les voyageurs а
cheval. Paddy йtait en mesure de procurer les bкtes et le
vйhicule.

Le vйhicule йtait un de ces cha_rio_ts longs de vingt pieds et
recouverts d’une bвche que supportent quatre roues pleines, sans
rayons, sans jantes, sans cerclure de fer, de simples disques de
bois, en un mot. Le train de devant, fort йloignй du train de
derriиre, se rattachait par un mйcanisme rudimentaire qui ne
permettait pas de tourner court.

А ce train йtait fixй un timon de trente-cinq pieds, le long
duquel six boeufs accouplйs devaient prendre place. Ces animaux,
ainsi disposйs, tiraient de la tкte et du cou par la double
combinaison d’un joug attachй sur leur nuque et d’un collier fixй
au joug par une clavette de fer. Il fallait une grande adresse
pour conduire cette machine йtroite, longue, oscillante, prompte
aux dйviations, et pour guider cet attelage au moyen de
l’aiguillon. Mais Ayrton avait fait son apprentissage а la ferme
irlandaise, et Paddy rйpondait de son habiletй. А lui donc fut
dйvolu le rфle de conducteur.

Le vйhicule, dйpourvu de ressorts, n’offrait aucun confort; mais
tel il йtait, tel il le fallait prendre. John Mangles, ne pouvant
rien changer а sa construction grossiиre, le fit disposer а
l’intйrieur de la plus convenable faзon. Tout d’abord, on le
divisa en deux compartiments au moyen d’une cloison en planches.
L’arriиre fut destinй а recevoir les vivres, les bagages, et la
cuisine portative de Mr Olbinett. L’avant dut appartenir
entiиrement aux voyageuses. Sous la main du charpentier, ce
premier compartiment se transforma en une chambre commode,
couverte d’un йpais tapis, munie d’une toilette et de deux
couchettes rйservйes а lady Helena et а Mary Grant. D’йpais
rideaux de cuir fermaient, au besoin, ce premier compartiment et
le dйfendaient contre la fraоcheur des nuits. А la rigueur, les
hommes pourraient y trouver un refuge pendant les grandes pluies;
mais une tente devait habituellement les abriter а l’heure du
campement.

John Mangles s’ingйnia а rйunir dans un йtroit espace tous les
objets nйcessaires а deux femmes, et il y rйussit.

Lady Helena et Mary Grant ne devaient pas trop regretter dans
cette chambre roulante les confortables cabines du _Duncan_.

Quant aux voyageurs, ce fut plus simple: sept chevaux vigoureux
йtaient destinйs а lord Glenarvan, Paganel, Robert Grant, Mac
Nabbs, John Mangles, et les deux marins Wilson et Mulrady qui
accompagnaient leur maоtre dans cette nouvelle expйdition. Ayrton
avait sa place naturelle sur le siиge du cha_rio_t, et Mr Olbinett
que l’йquitation ne tentait guиre, s’arrangerait trиs bien de
voyager dans le compartiment aux bagages.

Chevaux et boeufs paissaient dans les prairies de l’habitation, et
pouvaient кtre facilement rassemblйs au moment du dйpart.

Ses dispositions prises et ses ordres donnйs au maоtre
charpentier, John Mangles revint а bord avec la famille
irlandaise, qui voulut rendre visite а lord Glenarvan. Ayrton
avait jugй convenable de se joindre а eux, et, vers quatre heures,
John et ses compagnons franchissaient la coupйe du _Duncan_.

Ils furent reзus а bras ouverts. Glenarvan leur offrit de dоner а
son bord. Il ne voulait pas кtre en reste de politesse, et ses
hфtes acceptиrent volontiers la revanche de leur hospitalitй
australienne dans le carrй du yacht.

Paddy O’Moore fut йmerveillй. L’ameublement des cabines, les
tentures, les tapisseries, tout l’accastillage d’йrable et de
palissandre excita son admiration. Ayrton, au contraire, ne donna
qu’une approbation modйrйe а ces superfluitйs coыteuses.

Mais, en revanche, le quartier-maоtre du _Britannia_ examina le
yacht а un point de vue plus marin; il le visita jusqu’а fond de
cale; il descendit а la chambre de l’hйlice; il observa la
machine, s’enquit de sa force effective, de sa consommation; il
explora les soutes au charbon, la cambuse, l’approvisionnement de
poudre; il s’intйressa particuliиrement au magasin d’armes, au
canon montй sur le gaillard d’avant, а sa portйe.

Glenarvan avait affaire а un homme qui s’y connaissait; il le vit
bien aux demandes spйciales d’Ayrton. Enfin, celui-ci termina sa
tournйe par l’inspection de la mвture et du grйement.

«Vous avez lа un beau navire, _mylord_, dit-il.

-- Un bon navire surtout, rйpondit Glenarvan.

-- Et quel est son tonnage?

-- Il jauge deux cent dix tonneaux.

-- Me tromperai-je beaucoup, ajouta Ayrton, en affirmant que le
_Duncan_ file aisйment ses quinze noeuds а toute vapeur?

-- Mettez-en dix-sept, rйpliqua John Mangles, et vous compterez
juste.

-- Dix-sept! s’йcria le quartier-maоtre, mais alors pas un navire
de guerre, j’entends des meilleurs qui soient, n’est capable de
lui donner la chasse?

-- Pas un! rйpondit John Mangles. Le _Duncan_ est un vйritable
yacht de course, qui ne se laisserait battre sous aucune allure.

-- Mкme а la voile? demanda Ayrton.

-- Mкme а la voile.

-- Eh bien, _mylord_, et vous, capitaine, rйpondit Ayrton, recevez
les compliments d’un marin qui sait ce que vaut un navire.

-- Bien, Ayrton, rйpondit Glenarvan; restez donc а notre bord, et
il ne tiendra qu’а vous que ce bвtiment devienne le vфtre.

-- J’y songerai, _mylord_», rйpondit simplement le quartier-
maоtre.

Mr Olbinett vint en ce moment prйvenir son honneur que le dоner
йtait servi. Glenarvan et ses hфtes se dirigиrent vers la dunette.

«Un homme intelligent, cet Ayrton, dit Paganel au major.

-- Trop intelligent!» murmura Mac Nabbs, а qui, sans apparence de
raison, il faut bien le dire, la figure et les maniиres du
quartier-maоtre ne revenaient pas.

Pendant le dоner, Ayrton donna d’intйressants dйtails sur le
continent australien, qu’il connaissait parfaitement. Il s’informa
du nombre de matelots que lord Glenarvan emmenait dans son
expйdition.

Lorsqu’il apprit que deux d’entre eux seulement, Mulrady et
Wilson, devaient l’accompagner, il parut йtonnй. Il engagea
Glenarvan а former sa troupe des meilleurs marins du _Duncan_. Il
insista mкme а cet йgard, insistance qui, soit dit en passant, dut
effacer tout soupзon de l’esprit du major.

«Mais, dit Glenarvan, notre voyage а travers l’Australie
mйridionale n’offre aucun danger?

-- Aucun, se hвta de rйpondre Ayrton.

-- Eh bien, laissons а bord le plus de monde possible. Il faut des
hommes pour manoeuvrer le _Duncan_ а la voile, et pour le rйparer.
Il importe, avant tout, qu’il se trouve exactement au rendez-vous
qui lui sera ultйrieurement assignй. Donc, ne diminuons pas son
йquipage.»

Ayrton parut comprendre l’observation de lord Glenarvan et
n’insista plus.

Le soir venu, йcossais et irlandais se sйparиrent.

Ayrton et la famille de Paddy O’Moore retournиrent а leur
habitation. Chevaux et cha_rio_t devaient кtre prкts pour le
lendemain. Le dйpart fut fixй а huit heures du matin.

Lady Helena et Mary Grant firent alors leurs derniers prйparatifs.
Ils furent courts, et surtout moins minutieux que ceux de Jacques
Paganel. Le savant passa une partie de la nuit а dйvisser,
essuyer, visser et revisser les verres de sa longue-vue. Aussi
dormait-il encore quand le lendemain, а l’aube, le major l’йveilla
d’une voix retentissante.

Dйjа les bagages avaient йtй transportйs а la ferme par les soins
de John Mangles. Une embarcation attendait les voyageurs, qui ne
tardиrent pas а y prendre place. Le jeune capitaine donna ses
derniers ordres а Tom Austin. Il lui recommanda par-dessus tout
d’attendre les ordres de lord Glenarvan а Melbourne, et de les
exйcuter scrupuleusement quels qu’ils fussent. Le vieux marin
rйpondit а John Mangles qu’il pouvait compter sur lui. Au nom de
l’йquipage, il prйsenta а son honneur ses voeux pour le succиs de
l’expйdition. Le canot dйborda, et un tonnerre de hurrahs йclata
dans les airs.

En dix minutes, l’embarcation atteignit le rivage. Un quart
d’heure plus tard, les voyageurs arrivaient а la ferme irlandaise.
Tout йtait prкt. Lady Helena fut enchantйe de son installation.
L’immense cha_rio_t avec ses roues primitives et ses ais massifs
lui plut particuliиrement. Ces six boeufs attelйs par paires
avaient un air patriarcal qui lui seyait fort.

«Parbleu! dit Paganel, voilа un admirable vйhicule, et qui vaut
tous les _mail-coachs_ du monde. Une maison qui se dйplace, qui
marche, qui s’arrкte oщ bon vous semble, que peut-on dйsirer de
mieux?

-- Monsieur Paganel, rйpondit lady Helena, j’espиre avoir le
plaisir de vous recevoir dans mes salons?

-- Comment donc, madame, rйpliqua le savant, mais ce sera un
honneur pour moi! Avez-vous pris un jour?

-- J’y serai tous les jours pour mes amis, rйpondit en riant lady
Helena, et vous кtes...

-- Le plus dйvouй de tous, madame», rйpliqua galamment Paganel.

Cet йchange de politesses fut interrompu par l’arrivйe de sept
chevaux tout harnachйs que conduisait un des fils de Paddy. Lord
Glenarvan rйgla avec l’irlandais le prix de ces diverses
acquisitions, en y ajoutant force remercоments que le brave colon
estimait au moins а l’йgal des guinйes.

On donna le signal du dйpart. Lady Helena et miss Grant prirent
place dans leur compartiment, Ayrton sur le siиge, Olbinett а
l’arriиre du cha_rio_t; Glenarvan, le major, Paganel, Robert, John
Mangles, les deux matelots, tous armйs de carabines et de
revolvers, enfourchиrent leurs chevaux. Un «Dieu vous assiste!»
fut lancй par Paddy O’Moore, et repris en choeur par sa famille.
Ayrton fit entendre un cri particulier, et piqua son long
attelage. Le cha_rio_t s’йbranla, ses ais craquиrent, les essieux
grincиrent dans le moyeu des roues, et bientфt disparut au
tournant de la route la ferme hospitaliиre de l’honnкte irlandais.


Chapitre IX
_La province de Victoria_

On йtait au 23 dйcembre 1864. Ce dйcembre, si triste, si maussade,
si humide dans l’hйmisphиre borйal, aurait dы s’appeler juin sur
ce continent.

Astronomiquement, l’йtй comptait dйjа deux jours d’existence, car,
le 21, le soleil venait d’atteindre le capricorne, et sa prйsence
au-dessus de l’horizon diminuait dйjа de quelques minutes. Ainsi
donc, c’йtait dans la plus chaude saison de l’annйe et sous les
rayons d’un soleil presque tropical que devait s’accomplir ce
nouveau voyage de lord Glenarvan.

L’ensemble des possessions anglaises dans cette partie de l’ocйan
Pacifique est appelй Australasie. Il comprend la Nouvelle
Hollande, la Tasmanie, la Nouvelle Zйlande, et quelques оles
circonvoisines.

Quant au continent australien, il est divisй en vastes colonies de
grandeur et de richesses fort inйgales. Quiconque jette les yeux
sur les cartes modernes dressйes par MM Petermann ou Preschoell
est d’abord frappй de la rectitude de ces divisions.

Les anglais ont tirй au cordeau les lignes conventionnelles qui
sйparent ces grandes provinces.

Ils n’ont tenu compte ni des versants orographiques, ni du cours
des riviиres, ni des variйtйs de climats, ni des diffйrences de
races. Ces colonies confinent rectangulairement l’une а l’autre et
s’emboоtent comme les piиces d’une marqueterie. А cette
disposition de lignes droites, d’angles droits, on reconnaоt
l’oeuvre du gйomиtre, non l’oeuvre du gйographe. Seules, les
cфtes, avec leurs sinuositйs variйes, leurs fiords, leurs baies,
leurs caps, leurs estuaires, protestent au nom de la nature par
leur irrйgularitй charmante.

Cet aspect d’йchiquier excitait toujours, et а bon droit, la verve
de Jacques Paganel. Si l’Australie eыt йtй franзaise, trиs
certainement les gйographes franзais n’auraient pas poussй jusqu’а
ce point la passion de l’йquerre et du tire-ligne.

Les colonies de la grande оle ocйanienne sont actuellement au
nombre de six: la Nouvelle Galles du sud, capitale Sydney; le
Queensland, capitale Brisbane; la province de Victoria, capitale
Melbourne; l’Australie mйridionale, capitale Adйlaпde; l’Australie
occidentale, capitale Perth; et enfin l’Australie
septent_rio_nale, encore sans capitale. Les cфtes seules sont
peuplйes par les colons. C’est а peine si quelque ville importante
s’est hasardйe а deux cents milles dans les terres.

Quant а l’intйrieur du continent, c’est-а-dire sur une surface
йgale aux deux tiers de l’Europe, il est а peu prиs inconnu.

Fort heureusement, le trente-septiиme parallиle ne traverse pas
ces immenses solitudes, ces inaccessibles contrйes, qui ont dйjа
coыtй de nombreuses victimes а la science. Glenarvan n’aurait pu
les affronter.

Il n’avait affaire qu’а la partie mйridionale de l’Australie, qui
se dйcomposait ainsi: une йtroite portion de la province
d’Adйlaпde, la province de Victoria dans toute sa largeur, et
enfin le sommet du triangle renversй que forme la Nouvelle Galles
du sud.

Or, du cap Bernouilli а la frontiиre de Victoria, on mesure
soixante-deux milles а peine. C’йtait deux jours de marche, pas
plus, et Ayrton comptait coucher le lendemain soir а Aspley, la
ville la plus occidentale de la province de Victoria.

Les dйbuts d’un voyage sont toujours marquйs par l’entrain des
cavaliers et des chevaux. А l’animation des premiers, rien а dire,
mais il parut convenable de modйrer l’allure des seconds. Qui veut
aller loin doit mйnager sa monture. Il fut donc dйcidй que chaque
journйe ne comporterait pas plus de vingt-cinq а trente milles en
moyenne.

D’ailleurs, le pas des chevaux devait se rйgler sur le pas plus
lent des boeufs, vйritables engins mйcaniques qui perdent en temps
ce qu’ils gagnent en force. Le cha_rio_t, avec ses passagers, ses
approvisionnements, c’йtait le noyau de la caravane, la forteresse
ambulante. Les cavaliers pouvaient battre l’estrade sur ses
flancs, mais ils ne devaient jamais s’en йloigner.

Ainsi donc, aucun ordre de marche n’йtant spйcialement adoptй,
chacun fut libre de faire а sa guise dans une certaine limite, les
chasseurs de courir la plaine, les gens aimables de converser avec
les habitantes du cha_rio_t, les philosophes de philosopher
ensemble. Paganel, qui possйdait toutes ces qualitйs diverses,
devait кtre partout а la fois.

La traversйe de la province d’Adйlaпde n’offrit rien
d’intйressant. Une suite de coteaux peu йlevйs, mais riches en
poussiиre, une longue йtendue de terrains vagues dont l’ensemble
constitue ce qu’on appelle le «bush» dans le pays, quelques
prairies, couvertes par touffes d’un arbuste salй aux feuilles
anguleuses dont la gent ovine se montre fort friande, se
succйdиrent pendant plusieurs milles. За et lа se voyaient
quelques «pig’s-faces», moutons а tкte de porc d’une espиce
particuliиre а la Nouvelle Hollande, qui paissaient entre les
poteaux de la ligne tйlйgraphique rйcemment йtablie d’Adйlaпde а
la cфte.

Jusqu’alors ces plaines rappelaient singuliиrement les monotones
йtendues de la Pampasie argentine.

Mкme sol herbeux et uni. Mкme horizon nettement tranchй sur le
ciel. Mac Nabbs soutenait que l’on n’avait pas changй de pays;
mais Paganel affirma que la contrйe se modifierait bientфt. Sur sa
garantie, on s’attendit а de merveilleuses choses.

Vers trois heures, le cha_rio_t traversa un large espace dйpourvu
d’arbres, connu sous le nom de «mosquitos plains.» Le savant eut
la satisfaction gйographique de constater qu’il mйritait son nom.
Les voyageurs et leurs montures souffrirent beaucoup des morsures
rйitйrйes de ces importuns diptиres; les йviter йtait impossible;
les calmer fut plus facile, grвce aux flacons d’ammoniaque de la
pharmacie portative.

Paganel ne put s’empкcher de donner а tous les diables ces
moustiques acharnйs qui lardиrent sa longue personne de leurs
agaзantes piqыres.

Vers le soir, quelques haies vives d’acacias йgayиrent la plaine;
за et lа, des bouquets de gommiers blancs; plus loin, une orniиre
fraоchement creusйe; puis, des arbres d’origine europйenne,
oliviers, citronniers et chкnes verts, enfin des palissades bien
entretenues. А huit heures, les boeufs, pressant leur marche sous
l’aiguillon d’Ayrton, arrivиrent а la station de Red-Gum.

Ce mot «station «s’applique aux йtablissements de l’intйrieur oщ
se fait l’йlиve du bйtail, cette principale richesse de
l’Australie. Les йleveurs, ce sont les «squatters», c’est-а-dire
les gens qui s’assoient sur le sol. En effet, c’est la premiиre
position que prend tout colon fatiguй de ses pйrйgrinations а
travers ces contrйes immenses.

Red-Gum-Station йtait un йtablissement de peu d’importance. Mais
Glenarvan y trouva la plus franche hospitalitй. La table est
invariablement servie pour le voyageur sous le toit de ces
habitations solitaires, et dans un colon australien on rencontre
toujours un hфte obligeant.

Le lendemain, Ayrton attela ses boeufs dиs le point du jour. Il
voulait arriver le soir mкme sur le territoire de Victoria. Le sol
se montra peu а peu plus accidentй. Une succession de petites
collines ondulait а perte de vue, toutes saupoudrйes de sable
йcarlate. On eыt dit un immense drapeau rouge jetй sur la plaine,
dont les plis se gonflaient au souffle du vent. Quelques
«malleys», sortes de sapins tachetйs de blanc, au tronc droit et
lisse, йtendaient leurs branches et leur feuillage d’un vert foncй
sur de grasses prairies oщ pullulaient des bandes joyeuses de
gerboises. Plus tard, ce furent de vastes champs de broussailles
et de jeunes gommiers; puis les groupes s’йcartиrent, les arbustes
isolйs se firent arbres, et prйsentиrent le premier spйcimen des
forкts de l’Australie.

Cependant, aux approches de la frontiиre victorienne, l’aspect du
pays se modifiait sensiblement. Les voyageurs sentaient qu’ils
foulaient du pied une terre nouvelle. Leur imperturbable
direction, c’йtait toujours la ligne droite sans qu’aucun
obstacle, lac ou montagne, les obligeвt а la changer en ligne
courbe ou brisйe. Ils mettaient invariablement en pratique le
premier thйorиme de la gйomйtrie, et suivaient, sans se dйtourner,
le plus court chemin d’un point а un autre. De fatigue et de
difficultйs, ils ne s’en doutaient pas.

Leur marche se conformait а la lente allure des boeufs, et si ces
tranquilles animaux n’allaient pas vite, du moins allaient-ils
sans jamais s’arrкter.

Ce fut ainsi qu’aprиs une traite de soixante milles fournie en
deux jours, la caravane atteignit, le 23

Au soir, la paroisse d’Aspley, premiиre ville de la province de
Victoria, situйe sur le cent quarante et uniиme degrй de
longitude, dans le district de Wimerra.

Le cha_rio_t fut remisй, par les soins d’Ayrton, а Crown’s Inn,
une auberge qui, faute de mieux, s’appelait l’_hфtel de la
couronne_. Le souper, uniquement composй de mouton accommodй sous
toutes les formes, fumait sur la table.

On mangea beaucoup, mais l’on causa plus encore.

Chacun, dйsireux de s’instruire sur les singularitйs du continent
australien, interrogea avidement le gйographe. Paganel ne se fit
pas prier, et dйcrivit cette province victorienne, qui fut nommйe
l’Australie-Heureuse.

«Fausse qualification! dit-il. On eыt mieux fait de l’appeler
l’Australie riche, car il en est des pays comme des individus: la
richesse ne fait pas le bonheur. L’Australie, grвce а ses mines
d’or, a йtй livrйe а la bande dйvastatrice et fйroce des
aventuriers. Vous verrez cela quand nous traverserons les terrains
aurifиres.

-- La colonie de Victoria n’a-t-elle pas une origine assez
rйcente? demanda lady Glenarvan.

-- Oui, madame, elle ne compte encore que trente ans d’existence.
Ce fut le 6 juin 1835, un mardi...

-- А sept heures un quart du soir, ajouta le major, qui aimait а
chicaner Paganel sur la prйcision de ses dates.

-- Non, а sept heures dix minutes, reprit sйrieusement le
gйographe, que Batman et Falckner fondиrent un йtablissement а
Port-Philippe, sur cette baie oщ s’йtend aujourd’hui la grande
ville de Melbourne. Pendant quinze ans, la colonie fit partie de
la Nouvelle Galles du sud, et releva de Sydney, sa capitale. Mais,
en 1851, elle fut dйclarйe indйpendante et prit le nom de
Victoria.

-- Et depuis elle a prospйrй? demanda Glenarvan.

-- Jugez-en, mon noble ami, rйpondit Paganel. Voici les chiffres
fournis par la derniиre statistique, et, quoi qu’en pense Mac
Nabbs, je ne sais rien de plus йloquent que les chiffres.

-- Allez, dit le major.

-- Je vais. En 1836, la colonie de Port-Philippe avait deux cent
quarante-quatre habitants. Aujourd’hui, la province de Victoria en
compte cinq cent cinquante mille. Sept millions de pieds de vigne
lui rendent annuellement cent vingt et un mille gallons de vin.
Cent trois mille chevaux galopent а travers ses plaines, et six
cent soixante-quinze mille deux cent soixante-douze bкtes а cornes
se nourrissent sur ses immenses pвturages.

-- Bravo! Monsieur Paganel! s’йcria lady Helena, en riant de bon
coeur. Il faut convenir que vous кtes ferrй sur ces questions
gйographiques, et mon cousin Mac Nabbs aura beau faire, il ne vous
prendra pas en dйfaut.

-- Mais c’est mon mйtier, madame, de savoir ces choses-lа et de
vous les apprendre au besoin. Aussi, vous pouvez me croire, quand
je vous dis que cet йtrange pays nous rйserve des merveilles.

-- Jusqu’ici, cependant... Rйpondit Mac Nabbs, qui prenait plaisir
а pousser le gйographe pour surexciter sa verve.

-- Mais attendez donc, impatient major! s’йcria Paganel. Vous avez
а peine un pied sur la frontiиre, et vous vous dйpitez dйjа! Eh
bien! Je vous dis, moi, je vous rйpиte, je vous soutiens que cette
contrйe est la plus curieuse qui soit sur terre. Sa formation, sa
nature, ses produits, son climat, et jusqu’а sa disparition
future, ont йtonnй, йtonnent et йtonneront tous les savants du
monde. Imaginez-vous, mes amis, un continent dont les bords, et
non le centre, se sont йlevйs primitivement au-dessus des flots
comme un anneau gigantesque; qui renferme peut-кtre а sa partie
centrale une mer intйrieure а demi йvaporйe; dont les fleuves se
dessиchent de jour en jour; oщ l’humiditй n’existe pas, ni dans
l’air, ni dans le sol; oщ les arbres perdent annuellement leur
йcorce au lieu de perdre leurs feuilles; oщ les feuilles se
prйsentent de profil au soleil, non de face, et ne donnent pas
d’ombre; oщ le bois est souvent inc_ombu_stible; oщ les pierres de
taille fondent sous la pluie; oщ les forкts sont basses et les
herbes gigantesques; oщ les animaux sont йtranges; oщ les
quadrupиdes ont des becs, comme l’йchidnй et l’ornithorynque, et
ont obligй les naturalistes а crйer spйcialement pour eux le genre
nouveau des monothrиmes; oщ le _kanguroo_ bondit sur ses pattes
inйgales; oщ les moutons ont des tкtes de porc; oщ les renards
voltigent d’arbre en arbre; oщ les cygnes sont noirs; oщ les rats
font des nids; oщ le «bower bird» ouvre ses salons aux visites de
ses amis ailйs; oщ les oiseaux йtonnent l’imagination par la
diversitй de leurs chants et de leurs aptitudes; oщ l’un sert
d’horloge et l’autre fait claquer un fouet de postillon, l’un
imite le rйmouleur, l’autre bat les secondes, comme un balancier
de pendule, oщ l’un rit le matin quand le soleil se lиve, et
l’autre pleure le soir quand il se couche! Oh! Contrйe bizarre,
illogique, s’il en fut jamais, terre paradoxale et formйe contre
nature! C’est а bon droit que le savant botaniste Grimard a pu
dire de toi: «voilа donc cette Australie, sorte de parodie des
lois universelles, ou de dйfi plutфt, jetй а la face du reste du
monde!»

La tirade de Paganel, lancйe а toute vitesse, semblait ne pouvoir
s’arrкter. L’йloquent secrйtaire de la sociйtй gйographique ne se
possйdait plus. Il allait, il allait, gesticulant а tout rompre et
brandissant sa fourchette au grand danger de ses voisins de table.
Mais enfin sa voix fut couverte par un tonnerre de bravos, et il
parvint а se taire. Certainement, aprиs cette йnumйration des
singularitйs australiennes, on ne songeait pas а lui en demander
davantage. Et cependant le major, de sa voix calme ne put
s’empкcher de dire:

«Et c’est tout, Paganel?

-- Eh bien! Non, ce n’est pas tout! riposta le savant avec une
nouvelle vйhйmence.

-- Quoi? demanda lady Helena trиs intriguйe, il y a encore quelque
chose de plus йtonnant en Australie?

-- Oui, madame, son climat! Il l’emporte encore sur ses
productions par son йtrangetй.

-- Par exemple! s’йcria-t-on.

-- Je ne parle pas des qualitйs hygiйniques du continent
australien si riche en oxygиne et si pauvre en azote; il n’a pas
de vents humides, puisque les alizйs soufflent parallиlement а ses
cфtes, et la plupart des maladies y sont inconnues, depuis le
typhus jusqu’а la rougeole et aux affections chroniques.

-- Cependant ce n’est pas un mince avantage, dit Glenarvan.

-- Sans doute, mais je n’en parle pas, rйpondit Paganel. Ici, le
climat a une qualitй... Invraisemblable.

-- Laquelle? demanda John Mangles.

-- Il est moralisateur!

-- Moralisateur?

-- Oui, rйpondit le savant avec conviction. Oui, moralisateur! Ici
les mйtaux ne s’oxydent pas а l’air, les hommes non plus. Ici
l’atmosphиre pure et sиche blanchit tout rapidement, le linge et
les вmes! Et on avait bien remarquй en Angleterre les vertus de ce
climat, quand on rйsolut d’envoyer dans ce pays les gens а
moraliser.

-- Quoi! Cette influence se fait rйellement sentir? demanda lady
Glenarvan.

-- Oui, madame, sur les animaux et les hommes.

-- Vous ne plaisantez pas, Monsieur Paganel?

-- Je ne plaisante pas. Les chevaux et les bestiaux y sont d’une
docilitй remarquable. Vous le verrez.

-- Ce n’est pas possible!

-- Mais cela est! Et les malfaiteurs, transportйs dans cet air
vivifiant et salubre, s’y rйgйnиrent en quelques annйes. Cet effet
est connu des philanthropes.

En Australie, toutes les natures s’amйliorent.

-- Mais alors, vous, Monsieur Paganel, vous qui кtes dйjа si bon,
dit lady Helena, qu’allez-vous devenir sur cette terre
privilйgiйe?

-- Excellent, madame, rйpondit Paganel, tout simplement
excellent!»


Chapitre X
_Wimerra river_

Le lendemain, 24 dйcembre, le dйpart eut lieu dиs l’aube. La
chaleur йtait dйjа forte, mais supportable, la route presque unie
et propice au pas des chevaux.

La petite troupe s’engagea sous un taillis assez clairsemй. Le
soir, aprиs une bonne journйe de marche, elle campa sur les bords
du lac Blanc, aux eaux saumвtres et impotables.

Lа, Jacques Paganel fut forcй de convenir que ce lac n’йtait pas
plus blanc que la mer Noire n’est noire, que la mer Rouge n’est
rouge, que le fleuve Jaune n’est jaune, et que les montagnes
Bleues ne sont bleues. Cependant, il discuta fort, par amour-
propre de gйographe; mais ses arguments ne prйvalurent pas.

Mr Olbinett prйpara le repas du soir avec sa ponctualitй
habituelle; puis les voyageurs, les uns dans le cha_rio_t, les
autres sous la tente, ne tardиrent pas а s’endormir, malgrй les
hurlements lamentables des «dingos», qui sont les chacals de
l’Australie.

Une plaine admirable, toute diaprйe de chrysanthиmes, s’йtendait
au delа du lac Blanc. Le lendemain, Glenarvan et ses compagnons,
au rйveil, auraient volontiers applaudi le magnifique dйcor offert
а leurs regards. Ils partirent. Quelques gibbositйs lointaines
trahissaient seules le relief du sol. Jusqu’а l’horizon, tout
йtait prairie et fleurs dans leur printaniиre йrubescence. Les
reflets bleus du lin а feuilles menues se mariaient au rouge
йcarlate d’un acanthus particulier а cette contrйe. De nombreuses
variйtйs d’йmйrophilis йgayaient cette verdure, et les terrains
imprйgnйs de sel disparaissaient sous les ansйrines, les arroches,
les bettes, celles-ci glauques, celles-lа rougeвtres, de
l’envahissante famille des salsolacйes. Plantes utiles а
l’industrie, car elles donnent une soude excellente par
l’incinйration et le lavage de leurs cendres.

Paganel, qui devenait botaniste au milieu des fleurs, appelait de
leurs noms ces productions variйes, et, avec sa manie de tout
chiffrer, il ne manqua pas de dire que l’on comptait jusqu’ici
quatre mille deux cents espиces de plantes rйparties en cent vingt
familles dans la flore australienne.

Plus tard, aprиs une dizaine de milles rapidement franchis, le
cha_rio_t circula entre de hauts bouquets d’acacias, de mimosas et
de gommiers blancs, dont l’inflorescence est si variable. Le rиgne
vйgйtal, dans cette contrйe des «spring plains», ne se montrait
pas ingrat envers l’astre du jour, et il rendait en parfums et en
couleurs ce que le soleil lui donnait en rayons.

Quant au rиgne animal, il йtait plus avare de ses produits.
Quelques casoars bondissaient dans la plaine, sans qu’il fыt
possible de les approcher. Cependant le major fut assez adroit
pour frapper d’une balle au flanc un animal fort rare, et qui tend
а disparaоtre. C’йtait un «jabiru», la grue gйante des colons
anglais. Ce volatile avait cinq pieds de haut, et son bec noir,
large, conique, а bout trиs pointu, mesurait dix-huit pouces de
longueur. Les reflets violets et pourpres de sa tкte contrastaient
vivement avec le vert lustrй de son cou, l’йclatante blancheur de
sa gorge et le rouge vif de ses longues jambes.

La nature semblait avoir йpuisй en sa faveur toute la palette des
couleurs primitives.

On admira beaucoup cet oiseau, et le major aurait eu les honneurs
de la journйe, si le jeune Robert n’eыt rencontrй, quelques milles
plus loin, et bravement assommй une bкte informe, moitiй hйrisson,
moitiй fourmilier, un кtre а demi йbauchй comme les animaux des
premiers вges de la crйation. Une langue extensible, longue et
gluante, pendait hors de sa gueule entйe, et pкchait les fourmis,
qui forment sa principale nourriture.

«C’est un йchidnй! dit Paganel, donnant а ce monothrиme son
vйritable nom. Avez-vous jamais vu un pareil animal?

-- Il est horrible, rйpondit Glenarvan.

-- Horrible, mais curieux, reprit Paganel; de plus, particulier а
l’Australie, et on le chercherait en vain dans toute autre partie
du monde.»

Naturellement, Paganel voulut emporter le hideux йchidnй et le
mettre dans le compartiment des bagages. Mais Mr Olbinett rйclama
avec une telle indignation, que le savant renonзa а conserver cet
йchantillon des monothrиmes.

Ce jour-lа, les voyageurs dйpassиrent de trente minutes le cent
quarante et uniиme degrй de longitude. Jusqu’ici, peu de colons,
peu de squatters s’йtaient offerts а leur vue. Le pays semblait
dйsert. D’aborigиnes, il n’y en avait pas l’ombre, car les tribus
sauvages errent plus au nord а travers les immenses solitudes
arrosйes par les affluents du Darling et du Murray.

Mais un curieux spectacle intйressa la troupe de Glenarvan. Il lui
fut donnй de voir un de ces immenses troupeaux que de hardis
spйculateurs amиnent des montagnes de l’est jusqu’aux provinces de
Victoria et de l’Australie mйridionale.

Vers quatre heures du soir, John Mangles signala а trois milles en
avant une йnorme colonne de poussiиre qui se dйroulait а
l’horizon. D’oщ venait ce phйnomиne? on fut fort embarrassй de le
dire.

Paganel penchait pour un mйtйore quelconque, auquel sa vive
imagination cherchait dйjа une cause naturelle. Mais Ayrton
l’arrкta dans le champ des conjectures oщ il s’aventurait, en
affirmant que ce soulиvement de poussiиre provenait d’un troupeau
en marche.

Le quartier-maоtre ne se trompait pas. L’йpaisse nuйe s’approcha.
Il s’en йchappait tout un concert de bкlements, de hennissements
et de beuglements.

La voix humaine sous forme de cris, de sifflets, de vocifйrations,
se mкlait aussi а cette symphonie pastorale.

Un homme sortit du nuage bruyant. C’йtait le conducteur en chef de
cette armйe а quatre pattes.

Glenarvan s’avanзa au-devant de lui, et les relations s’йtablirent
sans plus de faзons. Le conducteur, ou, pour lui donner son
vйritable titre, le «stockeeper», йtait propriйtaire d’une partie
du troupeau. Il se nommait Sam Machell, et venait, en effet, des
provinces de l’est, se dirigeant vers la baie Portland.

Son troupeau comprenait douze mille soixante-quinze tкtes, soit
mille boeufs, onze mille moutons et soixante-quinze chevaux. Tous
ces animaux, achetйs maigres dans les plaines des montagnes
Bleues, allaient s’engraisser au milieu des pвturages salutaires
de l’Australie mйridionale, oщ ils sont revendus avec grand
bйnйfice. Ainsi, Sam Machell, gagnant deux livres par boeuf et une
demi-livre par mouton, devait rйaliser un bйnйfice de cinquante
mille francs. C’йtait une grosse affaire. Mais quelle patience,
quelle йnergie pour conduire а destination cette troupe rйtive, et
quelles fatigues а braver!

Le gain est pйniblement acquis que ce dur mйtier rapporte!

Sam Machell raconta en peu de mots son histoire, tandis que le
troupeau continuait sa marche entre les bouquets de mimosas. Lady
Helena, Mary Grant, les cavaliers avaient mis pied а terre, et,
assis а l’ombre d’un vaste gommier, ils йcoutaient le rйcit du
_stockeeper_.

Sam Machell йtait parti depuis sept mois. Il faisait environ dix
milles par jour, et son interminable voyage devait durer trois
mois encore. Il avait avec lui, pour l’aider dans cette laborieuse
tвche, vingt chiens et trente hommes, dont cinq noirs fort habiles
а retrouver les traces des bкtes йgarйes.

Six cha_rio_ts suivaient l’armйe. Les conducteurs, armйs de
_stockwhipps_, fouets dont le manche a dix-huit pouces et la
laniиre neuf pieds de longueur, circulaient entre les rangs,
rйtablissant за et lа l’ordre souvent troublй, tandis que la
cavalerie lйgиre des chiens voltigeait sur les ailes.

Les voyageurs admirиrent la discipline йtablie dans le troupeau.
Les diverses races marchaient sйparйment, car boeufs et moutons
sauvages s’entendent assez mal; les premiers ne consentent jamais
а paоtre oщ les seconds ont passй. De lа, nйcessitй de placer les
boeufs en tкte, et ceux-ci, divisйs en deux bataillons, allaient
en avant.

Suivaient cinq rйgiments de moutons commandйs par vingt
conducteurs, et le peloton des chevaux marchait а l’arriиre-garde.

Sam Machell fit remarquer а ses auditeurs que les guides de
l’armйe n’йtaient ni des chiens ni des hommes, mais bien des
boeufs, des «leaders» intelligents, dont leurs congйnиres
reconnaissaient la supй_rio_ritй. Ils s’avanзaient au premier
rang, avec une gravitй parfaite, prenant la bonne route par
instinct, et trиs convaincus de leur droit а кtre traitйs avec
йgards. Aussi les mйnageait-on, car le troupeau leur obйissait
sans conteste. Leur convenait-il de s’arrкter, il fallait cйder а
ce bon plaisir, et vainement essayait-on de se remettre en marche
aprиs une halte, s’ils ne donnaient eux-mкmes le signal du dйpart.

Quelques dйtails ajoutйs par le _stockeeper_ complйtиrent
l’histoire de cette expйdition, digne d’кtre йcrite, sinon
commandйe, par Xйnophon lui-mкme. Tant que l’armйe marchait en
plaine, c’йtait bien. Peu d’embarras, peu de fatigues. Les bкtes
paissaient sur la route, se dйsaltйraient aux nombreux creeks des
pвturages, dormaient la nuit, voyageaient le jour, et se
rassemblaient docilement а la voix des chiens. Mais dans les
grandes forкts du continent, а travers les taillis d’eucalyptus et
de mimosas, les difficultйs croissaient. Pelotons, bataillons et
rйgiments se mйlangeaient ou s’йcartaient, et il fallait un temps
considйrable pour les rйunir. Que par malheur un leader vоnt а
s’йgarer, on devait le retrouver а tout prix sous peine d’une
dйbandade gйnйrale, et les noirs employaient souvent plusieurs
jours а ces difficiles recherches. Que les grandes pluies vinssent
а tomber, les bкtes paresseuses refusaient d’avancer, et par les
violents orages une panique dйsordonnйe s’emparait de ces animaux
fous de terreur.

Cependant, а force d’йnergie et d’activitй, le _stockeeper_
t_rio_mphait de ces difficultйs sans cesse renaissantes. Il
marchait; les milles s’ajoutaient aux milles; les plaines, les
bois, les montagnes restaient en arriиre. Mais oщ il fallait
joindre а tant de qualitйs cette qualitй supйrieure, qui s’appelle
la patience, -- une patience а toute йpreuve, une patience que non
seulement des heures, non seulement des jours, mais des semaines
ne doivent pas abattre, -- c’йtait au passage des riviиres. Lа, le
_stockeeper_ se voyait retenu devant un cours d’eau, sur ses bords
non pas infranchissables, mais infranchis. L’obstacle venait
uniquement de l’entкtement du troupeau qui se refusait а passer.
Les boeufs, aprиs avoir humй l’eau, revenaient sur leurs pas. Les
moutons fuyaient dans toutes les directions plutфt que d’affronter
l’йlйment liquide. On attendait la nuit pour entraоner la troupe а
la riviиre, cela ne rйussissait pas. On y jetait les bйliers de
force, les brebis ne se dйcidaient pas а les suivre. On essayait
de prendre le troupeau par la soif en le privant d’eau pendant
plusieurs jours, le troupeau se passait de boire et ne
s’aventurait pas davantage. On transportait les agneaux sur
l’autre rive, dans l’espoir que les mиres viendraient а leurs
cris; les agneaux bкlaient, et les mиres ne bougeaient pas de la
rive opposйe. Cela durait quelquefois tout un mois, et le
_stockeeper_ ne savait plus que faire de son armйe bкlante,
hennissante et beuglante. Puis, un beau jour, sans raison, par
caprice, on ne sait pourquoi ni comment, un dйtachement
franchissait la riviиre, et alors c’йtait une autre difficultй
d’empкcher le troupeau de s’y jeter en dйsordre. La confusion se
mettait dans les rangs, et beaucoup d’animaux se noyaient dans les
rapides.

Tels furent les dйtails donnйs par Sam Machell.

Pendant son rйcit, une grande partie du troupeau avait dйfilй en
bon ordre. Il йtait temps qu’il allвt rejoindre la tкte de son
armйe et choisir les meilleurs pвturages. Il prit donc congй de
lord Glenarvan, enfourcha un excellent cheval indigиne qu’un de
ses hommes tenait en laisse, et reзut les adieux de tous avec de
cordiales poignйes de main.

Quelques instants plus tard, il avait disparu dans le tourbillon
de poussiиre.

Le cha_rio_t reprit en sens inverse sa marche un moment
interrompue, et ne s’arrкta que le soir au pied du mont Talbot.

Paganel fit alors observer judicieusement qu’on йtait au 25
dйcembre, le jour de Noлl, le Christmas tant fкtй des familles
anglaises. Mais le _stewart_ ne l’avait pas oubliй, et un souper
succulent, servi sous la tente, lui valut les compliments sincиres
des convives. Il faut le dire, Mr Olbinett s’йtait vйritablement
surpassй. Sa rйserve avait fourni un contingent de mets europйens
qui se rencontrent rarement dans les dйserts de l’Australie. Un
jambon de renne, des tranches de boeuf salй, du saumon fumй, un
gвteau d’orge et d’avoine, du thй а discrйtion, du _wisky_ en
abondance, quelques bouteilles de porto, composиrent ce repas
йtonnant. On se serait cru dans la grande salle а manger de
Malcolm-Castle, au milieu des Highlands, en pleine йcosse.

Certes, rien ne manquait а ce festin, depuis la soupe au gingembre
jusqu’au _minced-pies_ du dessert.

Cependant, Paganel crut devoir y joindre les fruits d’un oranger
sauvage qui croissait au pied des collines. C’йtait le «moccaly»
des indigиnes; ses oranges faisaient un fruit assez insipide, mais
ses pйpins йcrasйs emportaient la bouche comme du piment de
Cayenne. Le gйographe s’obstina а les manger si consciencieusement
par amour de la science, qu’il se mit le palais en feu, et ne put
rйpondre aux questions dont le major l’accabla sur les
particularitйs des dйserts australiens.

La journйe du lendemain, 26 dйcembre, n’offrit aucun incident
utile а relater. On rencontra les sources du Norton-Creek, et plus
tard la Mackensie-river а demi dessйchйe. Le temps se tenait au
beau avec une chaleur trиs supportable; le vent soufflait du sud,
et rafraоchissait l’atmosphиre comme eыt fait le vent du nord dans
l’hйmisphиre borйal: ce que fit remarquer Paganel а son ami Robert
Grant.

«Circonstance heureuse, ajouta-t-il, car la chaleur est plus forte
en moyenne dans l’hйmisphиre austral que dans l’hйmisphиre borйal.

-- Et pourquoi? demanda le jeune garзon.

-- Pourquoi, Robert? rйpondit Paganel. N’as-tu donc jamais entendu
dire que la terre йtait plus rapprochйe du soleil pendant l’hiver?

-- Si, Monsieur Paganel.

-- Et que le froid de l’hiver n’est dы qu’а l’obliquitй des rayons
solaires?

-- Parfaitement.

-- Eh bien, mon garзon, c’est pour cette raison mкme qu’il fait
plus chaud dans l’hйmisphиre austral.

-- Je ne comprends pas, rйpondit Robert, qui ouvrait de grands
yeux.

-- Rйflйchis donc, reprit Paganel, quand nous sommes en hiver, lа-
bas, en Europe, quelle est la saison qui rиgne ici, en Australie,
aux antipodes?

-- L’йtй, dit Robert.

-- Eh bien, puisque prйcisйment а cette йpoque la terre se trouve
plus rapprochйe du soleil... Comprends-tu?

-- Je comprends...

-- Que l’йtй des rйgions australes est plus chaud par suite de
cette proximitй que l’йtй des rйgions borйales.

-- En effet, Monsieur Paganel.

-- Donc, quand on dit que le soleil est plus prиs de la terre «en
hiver», ce n’est vrai que pour nous autres, qui habitons la partie
borйale du globe.

-- Voilа une chose а laquelle je n’avais pas songй, rйpondit
Robert.

-- Et maintenant, va, mon garзon, et ne l’oublie plus.»

Robert reзut de bonne grвce sa petite leзon de cosmographie, et
finit par apprendre que la tempйrature moyenne de la province de
Victoria atteignait soixante-quatorze degrйs fahrenheit (plus 23°
33 centigrades).

Le soir, la troupe campa а cinq milles au delа du lac Lonsdale,
entre le mont Drummond qui se dressait au nord, et le mont Dryden
dont le mйdiocre sommet йcornait l’horizon du sud.

Le lendemain, а onze heures, le cha_rio_t atteignit les bords de
la Wimerra, sur le cent quarante-troisiиme mйridien.

La riviиre, large d’un demi-mille, s’en allait par nappes limpides
entre deux hautes rangйes de gommiers et d’acacias. Quelques
magnifiques myrtacйes, le «metrosideros speciosa» entre autres,
йlevaient а une quinzaine de pieds leurs branches longues et
pleurantes, agrйmentйes de fleurs rouges. Mille oiseaux, des
lo_rio_ts, des pinsons, des pigeons aux ailes d’or, sans parler
des perroquets babillards, voletaient dans les vertes ramilles.
Au-dessous, а la surface des eaux, s’йbattait un couple de cygnes
noirs, timides et inabordables. Ce «rara avis» des riviиres
australiennes se perdit bientфt dans les mйandres de la Wimerra,
qui arrosait capricieusement cette campagne attrayante.

Cependant, le cha_rio_t s’йtait arrкtй sur un tapis de gazon dont
les franges pendaient sur les eaux rapides. Lа, ni radeau, ni
pont. Il fallait passer pourtant. Ayrton s’occupa de chercher un
guй praticable. La riviиre, un quart de mille en amont, lui parut
moins profonde, et ce fut en cet endroit qu’il rйsolut d’atteindre
l’autre rive. Divers sondages n’accusиrent que trois pieds d’eau.
Le cha_rio_t pouvait donc s’engager sur ce haut-fond sans courir
de grands risques.

«Il n’existe aucun autre moyen de franchir cette riviиre? demanda
Glenarvan au quartier-maоtre.

-- Non, _mylord_, rйpondit Ayrton, mais ce passage ne me semble
pas dangereux. Nous nous en tirerons.

-- Lady Glenarvan et miss Grant doivent-elles quitter le
cha_rio_t!

-- Aucunement. Mes boeufs ont le pied sыr, et je me charge de les
maintenir dans la bonne voie.

-- Allez, Ayrton, rйpondit Glenarvan, je me fie а vous.»

Les cavaliers entourиrent le lourd vйhicule, et l’on entra
rйsolument dans la riviиre. Les cha_rio_ts, ordinairement, quand
ils tentent ces passages а guй, sont entourйs d’un chapelet de
tonnes vides qui les soutient а la surface des eaux. Mais ici
cette ceinture natatoire manquait; il fallait donc se confier а la
sagacitй des boeufs tenus en main par le prudent Ayrton. Celui-ci,
de son siиge, dirigeait l’attelage; le major et les deux matelots
fendaient le rapide courant а quelques toises en tкte.

Glenarvan et John Mangles, de chaque cфtй du cha_rio_t, se
tenaient prкts а secourir les voyageuses, Paganel et Robert
fermaient la ligne.

Tout alla bien jusqu’au milieu de la Wimerra. Mais alors, le creux
s’accusa davantage, et l’eau monta au-dessus des jantes. Les
boeufs, rejetйs hors du guй, pouvaient perdre pied et entraоner
avec eux l’oscillante machine. Ayrton se dйvoua courageusement; il
se mit а l’eau, et, s’accrochant aux cornes des boeufs, il parvint
а les remettre en droit chemin.

En ce moment, un heurt impossible а prйvoir eut lieu; un
craquement se fit; le cha_rio_t s’inclina sous un angle
inquiйtant; l’eau gagna les pieds des voyageuses; tout l’appareil
commenзa а dйriver, en dйpit de Glenarvan et de John Mangles,
cramponnйs aux ridelles. Ce fut un moment plein d’anxiйtй.

Fort heureusement, un vigoureux coup de collier rapprocha le
vйhicule de la rive opposйe. La riviиre offrit aux pieds des
boeufs et des chevaux une pente remontante, et bientфt hommes et
bкtes se trouvиrent en sыretй sur l’autre bord, non moins
satisfaits que trempйs.

Seulement l’avant-train du cha_rio_t avait йtй brisй par le choc,
et le cheval de Glenarvan se trouvait dйferrй des pieds de devant.

Cet accident demandait une rйparation prompte. On se regardait
donc d’un air assez embarrassй, quand Ayrton proposa d’aller а la
station de Black-Point, situйe а vingt milles au nord, et d’en
ramener un marйchal ferrant.

«Allez, allez, mon brave Ayrton, lui dit Glenarvan. Que vous faut-
il de temps pour faire ce trajet et revenir au campement?

-- Quinze heures peut-кtre, rйpondit Ayrton, mais pas plus.

-- Partez donc, et, en attendant votre retour, nous camperons au
bord de la Wimerra.»

Quelques minutes aprиs, le quartier-maоtre, montй sur le cheval de
Wilson, disparaissait derriиre un йpais rideau de mimosas.


Chapitre XI
_Burke et Stuart_

Le reste de la journйe fut employй en conversations et en
promenades. Les voyageurs, causant et admirant, parcoururent les
rives de la Wimerra. Les grues cendrйes et les ibis, poussant des
cris rauques, s’enfuyaient а leur approche. L’oiseau-satin se
dйrobait sur les hautes branches du figuier sauvage, les
lo_rio_ts, les traquets, les йpimaques voltigeaient entre les
tiges superbes des liliacйes, les martins-pкcheurs abandonnaient
leur pкche habituelle, tandis que toute la famille plus civilisйe
des perroquets, le «blue-mountain» parй des sept couleurs du
prisme, le petit «roschill» а la tкte йcarlate, а la gorge jaune,
et le «lori» au plumage rouge et bleu, continuaient leur
assourdissant bavardage au sommet des gommiers en fleur.

Ainsi, tantфt couchйs sur l’herbe au bord des eaux murmurantes,
tantфt errant а l’aventure entre les touffes de mimosas, les
promeneurs admirиrent cette belle nature jusqu’au coucher du jour.
La nuit, prйcйdйe d’un rapide crйpuscule, les surprit а un demi-
mille du campement. Ils revinrent en se guidant non sur l’йtoile
polaire, invisible de l’hйmisphиre austral, mais sur la croix du
sud, qui brillait а mi-chemin de l’horizon au zйnith.

Mr Olbinett avait dressй le souper sous la tente. On se mit а
table. Le succиs du repas fut un certain salmis de perroquets
adroitement tuйs par Wilson et habilement prйparйs par le
_stewart_.

Le souper terminй, ce fut а qui trouverait un prйtexte pour ne
point donner au repos les premiиres heures de cette nuit si belle.
Lady Helena mit tout son monde d’accord, en demandant а Paganel de
raconter l’histoire des grands voyageurs australiens, une histoire
promise depuis longtemps dйjа.

Paganel ne demandait pas mieux. Ses auditeurs s’йtendirent au pied
d’un _banksia_ magnifique; la fumйe des cigares s’йleva bientфt
jusqu’au feuillage perdu dans l’ombre, et le gйographe, se fiant а
son inйpuisable mйmoire, prit aussitфt la parole.

«Vous vous rappelez, mes amis, et le major n’a point oubliй sans
doute, l’йnumйration de voyageurs que je vous fis а bord du
_Duncan_. De tous ceux qui cherchиrent а pйnйtrer а l’intйrieur du
continent, quatre seulement sont parvenus а le traverser du sud au
nord ou du nord au sud. Ce sont: Burke, en 1860 et 1861; Mac
Kinlay, en 1861 et 1862; Landsborough, en 1862, et Stuart, aussi
en 1862. De Mac Kinlay, et de Landsborough, je vous dirai peu de
chose. Le premier alla d’Adйlaпde au golfe Carpentarie; le second,
du golfe Carpentarie а Melbourne, tous deux envoyйs par des
comitйs australiens а la recherche de Burke, qui ne reparaissait
plus et ne devait jamais reparaоtre.

«Burke et Stuart, tels sont les deux hardis explorateurs dont je
vais vous parler, et je commence sans prйambule.

«Le 20 aoыt 1860, sous les auspices de la sociйtй royale de
Melbourne, partait un ex-officier irlandais, ancien inspecteur de
police а Castlemaine, nommй Robert O’Hara Burke. Onze hommes
l’accompagnaient, William John Wills, jeune astronome distinguй,
le docteur Beckler, un botaniste, Gray, King, jeune militaire de
l’armйe des Indes, Landells, Brahe, et plusieurs cipayes. Vingt-
cinq chevaux et vingt-cinq chameaux portaient les voyageurs, leurs
bagages et des provisions pour dix-huit mois. L’expйdition devait
se rendre au golfe de Carpentarie, sur la cфte septent_rio_nale,
en suivant d’abord la riviиre Cooper.

«Elle franchit sans peine les lignes du Murray et du Darling, et
arriva а la station de Menindiй, sur la limite des colonies.

«Lа, on reconnut que les nombreux bagages йtaient trиs
embarrassants. Cette gкne et une certaine duretй de caractиre de
Burke mirent la mйsintelligence dans la troupe. Landells, le
directeur des chameaux, suivi de quelques serviteurs hindous, se
sйpara de l’expйdition, et revint sur les bords du Darling.

«Burke poursuivit sa route en avant. Tantфt par de magnifiques
pвturages largement arrosйs, tantфt par des chemins pierreux et
privйs d’eau, il descendit vers le Cooper’s-creek. Le 20 novembre,
trois mois aprиs son dйpart, il йtablissait un premier dйpфt de
provisions au bord de la riviиre.

«Ici, les voyageurs furent retenus quelque temps sans trouver une
route praticable vers le nord, une route oщ l’eau fыt assurйe.
Aprиs de grandes difficultйs, ils arrivиrent а un campement qu’ils
nommиrent le fort Wills. Ils en firent un poste entourй de
palissades, situй а mi-chemin de Melbourne au golfe de
Carpentarie. Lа, Burke divisa sa troupe en deux parts. L’une, sous
les ordres de Brahe, dut rester au fort Wills pendant trois mois
et plus, si les provisions ne lui manquaient pas, et attendre le
retour de l’autre. Celle-ci ne comprit que Burke, King, Gray et
Wills. Ils emmenaient six chameaux.

«Ils emportaient pour trois mois de vivres, c’est-а-dire trois
quintaux de farine, cinquante livres de riz, cinquante livres de
farine d’avoine, un quintal de viande de cheval sйchйe, cent
livres de porc salй et de lard, et trente livres de biscuit, le
tout pour faire un voyage de six cents lieues, aller et retour.

«Ces quatre hommes partirent. Aprиs la pйnible traversйe d’un
dйsert pierreux, ils arrivиrent sur la riviиre d’Eyre, au point
extrкme atteint par Sturt, en 1845, et, remontant le cent
quarantiиme mйridien aussi exactement que possible, ils pointиrent
vers le nord.

«Le 7 janvier, ils passиrent le tropique sous un soleil de feu,
trompйs par des mirages dйcevants, souvent privйs d’eau,
quelquefois rafraоchis par de grands orages, trouvant за et lа
quelques indigиnes errants dont ils n’eurent point а se plaindre;
en somme, peu gкnйs par les difficultйs d’une route que ne
barraient ni lacs, ni fleuves, ni montagnes.

«Le 12 janvier, quelques collines de grиs apparurent vers le nord,
entre autres le mont Forbes, et une succession de chaоnes
granitiques, qu’on appelle des «ranges.» Lа, les fatigues furent
grandes. On avanзait а peine. Les animaux refusaient de se porter
en avant: «toujours dans les ranges! Les chameaux suent de
crainte!» йcrit Burke sur son carnet de voyage. Nйanmoins, а force
d’йnergie, les explorateurs arrivent sur les bords de la riviиre
Turner, puis au cours supйrieur du fleuve Flinders, vu par Stokes
en 1841, qui va se jeter dans le golfe de Carpentarie, entre des
rideaux de palmiers et d’eucalyptus.

«Les approches de l’ocйan se manifestиrent par une suite de
terrains marйcageux. Un des chameaux y pйrit. Les autres
refusиrent d’aller au delа. King et Gray durent rester avec eux.
Burke et Wills continuиrent de marcher au nord, et, aprиs de
grandes difficultйs fort obscurйment relatйes dans leurs notes,
ils arrivиrent а un point oщ le flux de la mer couvrait les
marйcages, mais ils ne virent point l’ocйan. C’йtait le 11 fйvrier
1861.

-- Ainsi, dit lady Glenarvan, ces hommes hardis ne purent aller au
delа?

-- Non, madame, rйpondit Paganel. Le sol des marais fuyait sous
leurs pieds, et ils durent songer а rejoindre leurs compagnons du
fort Wills. Triste retour, je vous jure! Ce fut en se traоnant,
faibles et йpuisйs, que Burke et son camarade retrouvиrent Gray et
King. Puis l’expйdition, descendant au sud par la route dйjа
suivie, se dirigea vers le Cooper’s-creek.

«Les pйripйties, les dangers, les souffrances de ce voyage, nous
ne les connaissons pas exactement, car les notes manquent au
carnet des explorateurs. Mais cela a dы кtre terrible.

«En effet, au mois d’avril, arrivйs dans la vallйe de Cooper, ils
n’йtaient plus que trois. Gray venait de succomber а la peine.
Quatre chameaux avaient pйri. Cependant, si Burke parvient а
gagner le fort Wills, oщ l’attend Brahe avec son dйpфt de
provisions, ses compagnons et lui sont sauvйs. Ils redoublent
d’йnergie; ils se traоnent pendant quelques jours encore; le 21
avril, ils aperзoivent les palissades du fort, ils
l’atteignent!... Ce jour-lа, aprиs cinq mois d’une vaine attente,
Brahe йtait parti.

-- Parti! s’йcria le jeune Robert.

-- Oui, parti! Le jour mкme, par une dйplorable fatalitй! La note
laissйe par Brahe n’avait pas sept heures de date! Burke ne
pouvait songer а le rejoindre. Les malheureux abandonnйs se
refirent un peu avec les provisions du dйpфt. Mais les moyens de
transport leur manquaient, et cent cinquante lieues les sйparaient
encore du Darling.

«C’est alors que Burke, contrairement а l’opinion de Wills, songe
а gagner les йtablissements australiens, situйs prиs du mont
Hopeless, а soixante lieues du fort Wills. On se met en route.

«Des deux chameaux qui restent, l’un pйrit dans un affluent
fangeux du Cooper’s-creek; l’autre ne peut plus faire un pas, il
faut l’abattre, et se nourrir de sa chair. Bientфt les vivres sont
dйvorйs.

«Les trois infortunйs sont rйduits а se nourrir de «_nardou_»,
plante aquatique dont les sporules sont comestibles. Faute d’eau,
faute de moyens pour la transporter, ils ne peuvent s’йloigner des
rives du Cooper. Un incendie brыle leur cabane et leurs effets de
campement. Ils sont perdus! Ils n’ont plus qu’а mourir!

«Burke appela King prиs de lui: «je n’ai plus que quelques heures
а vivre, lui dit-il; voilа ma montre et mes notes. Quand je serai
mort, je dйsire que vous placiez un pistolet dans ma main droite,
et que vous me laissiez tel que je serai, sans me mettre en
terre!», cela dit, Burke ne parla plus, et il expira le lendemain
matin а huit heures.

«King, йpouvantй, йperdu, alla а la recherche d’une tribu
australienne. Lorsqu’il revint, Wills venait de succomber aussi.
Quant а King, il fut recueilli par des indigиnes et, au mois de
septembre, retrouvй par l’expйdition de M Howitt, envoyйe а la
recherche de Burke en mкme temps que Mac Kinlay et Landsborough.
Ainsi donc, des quatre explorateurs, un seul survйcut а cette
traversйe du continent australien.»

Le rйcit de Paganel avait laissй une impression douloureuse dans
l’esprit de ses auditeurs. Chacun songeait au capitaine Grant, qui
errait peut-кtre comme Burke et les siens au milieu de ce
continent funeste. Les naufragйs avaient-ils йchappй aux
souffrances qui dйcimиrent ces hardis pionniers? Ce rapprochement
fut si naturel, que les larmes vinrent aux yeux de Mary Grant.

«Mon pиre! Mon pauvre pиre! Murmura-t-elle.

-- Miss Mary! Miss Mary! s’йcria John Mangles, pour endurer de
tels maux, il faut affronter les contrйes de l’intйrieur! Le
capitaine Grant, lui, est entre les mains des indigиnes, comme
King, et, comme King, il sera sauvй! Il ne s’est jamais trouvй
dans d’aussi mauvaises conditions!

-- Jamais, ajouta Paganel, et je vous le rйpиte, ma chиre miss,
les australiens sont hospitaliers.

-- Dieu vous entende! rйpondit la jeune fille.

-- Et Stuart? demanda Glenarvan, qui voulait dйtourner le cours de
ces tristes pensйes.

-- Stuart? rйpondit Paganel. Oh! Stuart a йtй plus heureux, et son
nom est cйlиbre dans les annales australiennes. Dиs l’annйe 1848,
John Mac Douall Stuart, votre compat_rio_te, mes amis, prйludait а
ses voyages, en accompagnant Sturt dans les dйserts situйs au nord
d’Adйlaпde. En 1860, suivi de deux hommes seulement, il tenta,
mais en vain, de pйnйtrer dans l’intйrieur de l’Australie. Ce
n’йtait pas un homme а se dйcourager. En 1861, le 1er janvier, il
quitta le Chambers-Creek, а la tкte de onze compagnons dйterminйs,
et ne s’arrкta qu’а soixante lieues du golfe de Carpentarie; mais,
les provisions manquant, il dut revenir а Adйlaпde sans avoir
traversй le redoutable continent. Cependant, il osa tenter encore
la fortune, et organiser une troisiиme expйdition qui, cette fois,
devait atteindre le but si ardemment dйsirй.

«Le parlement de l’Australie mйridionale patronna chaudement cette
nouvelle exploration, et vota un subside de deux mille livres
sterling. Stuart prit toutes les prйcautions que lui suggйra son
expйrience de pionnier. Ses amis, Waterhouse le naturaliste,
Thring, Kekwick, ses anciens compagnons, Woodforde, Auld, dix en
tout, se joignirent а lui. Il emporta vingt outres de cuir
d’Amйrique, pouvant contenir sept gallons chacune, et, le 5 avril
1862, l’expйdition se trouvait rйunie au bassin de Newcastle-
Water, au delа du dix-huitiиme degrй de latitude, а ce point mкme
que Stuart n’avait pu dйpasser. La ligne de son itinйraire suivait
а peu prиs le cent trente et uniиme mйridien, et, par consйquent,
faisait un йcart de sept degrйs а l’ouest de celui de Burke.

«Le bassin de Newcastle-Water devait кtre la base des explorations
nouvelles. Stuart, entourй de bois йpais, essaya vainement de
passer au nord et au nord-est. Mкme insuccиs pour gagner а l’ouest
la riviиre de Victoria; d’impйnйtrables buissons fermaient toute
issue.

«Stuart rйsolut alors de changer son campement, et il parvint а le
transporter un peu plus au nord, dans les marais d’Hower. Alors,
tendant vers l’est, il rencontra au milieu de plaines herbeuses le
ruisseau Daily, qu’il remonta pendant une trentaine de milles.

«La contrйe devenait magnifique; ses pвturages eussent fait la
joie et la fortune d’un squatter; les eucalyptus y poussaient а
une prodigieuse hauteur. Stuart, йmerveillй, continua de se porter
en avant; il atteignit les rives de la riviиre Strangway et du
Roper’s-Creek dйcouvert par Leichardt; leurs eaux coulaient au
milieu de palmiers dignes de cette rйgion tropicale; lа vivaient
des tribus d’indigиnes qui firent bon accueil aux explorateurs.

«De ce point, l’expйdition inclina vers le nord-nord-ouest,
cherchant а travers un terrain couvert de grиs et de roches
ferrugineuses les sources de la riviиre Adйlaпde, qui se jette
dans le golfe de Van-Diemen. Elle traversait alors la terre
d’Arnhem, au milieu des choux-palmistes, des bambous, des pins et
des pendanus. L’Adйlaпde s’йlargissait; ses rives devenaient
marйcageuses; la mer йtait proche.

«Le mardi, 22 juillet, Stuart campa dans les marais de Fresh-
Water, trиs gкnй par d’innombrables ruisseaux qui coupaient sa
route. Il envoya trois de ses compagnons chercher des chemins
praticables; le lendemain, tantфt tournant d’infranchissables
criques, tantфt s’embourbant dans les terrains fangeux, il
atteignit quelques plaines йlevйes et revкtues de gazon oщ
croissaient des bouquets de gommiers et des arbres а йcorce
fibreuse; lа volaient par bandes des oies, des ibis, des oiseaux
aquatiques d’une sauvagerie extrкme. D’indigиnes, il y avait peu
ou point. Seulement quelques fumйes de campements lointains.

«Le 24 juillet, neuf mois aprиs son dйpart d’Adйlaпde, Stuart part
а huit heures vingt minutes du matin dans la direction du nord; il
veut atteindre la mer le jour mкme; le pays est lйgиrement йlevй,
parsemй de minerai de fer et de roches volcaniques; les arbres
deviennent petits; ils prennent un air maritime; une large vallйe
alluvionnaire se prйsente, bordйe au delа par un rideau
d’arbustes. Stuart entend distinctement le bruit des vagues qui
dйferlent, mais il ne dit rien а ses compagnons. On pйnиtre dans
un taillis obstruй de sarments de vigne sauvage.

«Stuart fait quelques pas. Il est sur les bords de l’ocйan indien!
«La mer! La mer!» s’йcrie Thring stupйfait! Les autres accourent,
et trois hurrahs prolongйs saluent l’ocйan indien.

«Le continent venait d’кtre traversй pour la quatriиme fois!

«Stuart, suivant la promesse faite au gouverneur sir Richard
Macdonnell, se baigna les pieds et se lava la face et les mains
dans les flots de la mer.

«Puis il revint а la vallйe et inscrivit sur un arbre ses
initiales J M D S. Un campement fut organisй prиs d’un petit
ruisseau aux eaux courantes.

«Le lendemain, Thring alla reconnaоtre si l’on pouvait gagner par
le sud-ouest l’embouchure de la riviиre Adйlaпde; mais le sol
йtait trop marйcageux pour le pied des chevaux; il fallut y
renoncer.

«Alors Stuart choisit dans une clairiиre un arbre йlevй. Il en
coupa les branches basses, et а la cime il fit dйployer le drapeau
australien. Sur l’arbre ces mots furent inscrits dans l’йcorce:
_c’est а un pied au sud que tu dois fouiller le sol_.

«Et si quelque voyageur creuse, un jour, la terre а l’endroit
indiquй, il trouvera une boоte de fer-blanc, et dans cette boоte
ce document dont les mots sont gravйs dans ma mйmoire: _Grande
exploration et traversйe du sud au nord de l’Australie_.

«Les explorateurs aux ordres de John Mac Douall Stuart sont
arrivйs ici le 25 juillet 1862, aprиs avoir traversй toute
l’Australie de la mer du sud aux rives de l’ocйan Indien, en
passant par le centre du continent. Ils avaient quittй Adйlaпde le
26 octobre 1861, et ils sortaient le 21 janvier 1862 de la
derniиre station de la colonie dans la direction du nord. En
mйmoire de cet heureux йvйnement, ils ont dйployй ici le drapeau
australien avec le nom du chef de l’expйdition. Tout est bien.
Dieu protиge la reine.»

«Suivent les signatures de Stuart et de ses compagnons.

«Ainsi fut constatй ce grand йvйnement qui eut un retentissement
immense dans le monde entier.

-- Et ces hommes courageux ont-ils tous revu leurs amis du sud?
demanda lady Helena.

-- Oui, madame, rйpondit Paganel; tous, mais non pas sans de
cruelles fatigues. Stuart fut le plus йprouvй; sa santй йtait
gravement compromise par le scorbut, quand il reprit son
itinйraire vers Adйlaпde. Au commencement de septembre, sa maladie
avait fait de tels progrиs, qu’il ne croyait pas revoir les
districts habitйs. Il ne pouvait plus se tenir en selle; il
allait, couchй dans un palanquin suspendu entre deux chevaux. А la
fin d’octobre, des crachements de sang le mirent а toute
extrйmitй. On tua un cheval pour lui faire du bouillon; le 28
octobre, il pensait mourir, quand une crise salutaire le sauva,
et, le 10 dйcembre, la petite troupe tout entiиre atteignit les
premiers йtablissements.

«Ce fut le 17 dйcembre que Stuart entra а Adйlaпde au milieu d’une
population enthousiasmйe. Mais sa santй йtait toujours dйlabrйe,
et bientфt, aprиs avoir obtenu la grande mйdaille d’or de la
sociйtй de gйographie, il s’embarqua sur l’_Indus_ pour sa chиre
йcosse, sa patrie, oщ nous le reverrons а notre retour.

-- C’йtait un homme qui possйdait au plus haut degrй l’йnergie
morale, dit Glenarvan, et, mieux encore que la force physique,
elle conduit а l’accomplissement des grandes choses. L’йcosse est
fiиre а bon droit de le compter au nombre de ses enfants.

-- Et depuis Stuart, demanda lady Helena, aucun voyageur n’a-t-il
tentй de nouvelles dйcouvertes?

-- Si, madame, rйpondit Paganel. Je vous ai parlй souvent de
Leichardt. Ce voyageur avait dйjа fait en 1844 une remarquable
exploration dans l’Australie septent_rio_nale. En 1848, il
entreprit une seconde expйdition vers le nord-est. Depuis dix-sept
ans, il n’a pas reparu. L’annйe derniиre, le cйlиbre botaniste, le
docteur Muller, de Melbourne, a provoquй une souscription publique
destinйe aux frais d’une expйdition. Cette expйdition a йtй
rapidement couverte, et une troupe de courageux squatters,
commandйe par l’intelligent et audacieux Mac Intyre, a quittй le
21 juin 1864 les pвturages de la riviиre de Paroo. Au moment oщ je
vous parle, il doit s’кtre profondйment enfoncй, а la recherche de
Leichardt, dans l’intйrieur du continent. Puisse-t-il rйussir, et
nous-mкmes puissions-nous, comme lui, retrouver les amis qui nous
sont chers!»

Ainsi finit le rйcit du gйographe. L’heure йtait avancйe. On
remercia Paganel, et chacun, quelques instants plus tard, dormait
paisiblement, tandis que l’oiseau-horloge, cachй dans le feuillage
des gommiers blancs, battait rйguliиrement les secondes de cette
nuit tranquille.


Chapitre XII
_Le railway de Melbourne а Sandhurst_

Le major n’avait pas vu sans une certaine apprйhension Ayrton
quitter le campement de Wimerra pour aller chercher un marйchal
ferrant а cette station de Black-Point. Mais il ne souffla mot de
ses dйfiances personnelles, et il se contenta de surveiller les
environs de la riviиre. La tranquillitй de ces paisibles campagnes
ne fut aucunement troublйe, et, aprиs quelques heures de nuit, le
soleil reparut au-dessus de l’horizon.

Pour son compte, Glenarvan n’avait d’autre crainte que de voir
Ayrton revenir seul. Faute d’ouvriers, le cha_rio_t ne pouvait se
remettre en route. Le voyage йtait arrкtй pendant plusieurs jours
peut-кtre, et Glenarvan impatient de rйussir, avide d’atteindre
son but, n’admettait aucun retard.

Ayrton, fort heureusement, n’avait perdu ni son temps ni ses
dйmarches. Le lendemain il reparut au lever du jour. Un homme
l’accompagnait, qui se disait marйchal ferrant de la station de
Black-Point.

C’йtait un gaillard vigoureux, de haute stature, mais d’une
physionomie basse et bestiale qui ne prйvenait pas en sa faveur.
Peu importait, en somme, s’il savait son mйtier. En tout cas, il
ne parlait guиre, et sa bouche ne s’usait pas en paroles inutiles.

«Est-ce un ouvrier capable? demanda John Mangles au quartier-
maоtre.

-- Je ne le connais pas plus que vous, capitaine, rйpondit Ayrton.
Nous verrons.»

Le marйchal ferrant se mit а l’ouvrage. C’йtait un homme du
mйtier, on le vit bien а la faзon dont il rйpara l’avant-train du
cha_rio_t. Il travaillait adroitement, avec une vigueur peu
commune. Le major observa que la chair de ses poignets, fortement
йrodйe, prйsentait un collier noirвtre de sang extravasй. C’йtait
l’indice d’une blessure rйcente que les manches d’une mauvaise
chemise de laine dissimulaient assez mal. Mac Nabbs interrogea le
marйchal ferrant au sujet de ces йrosions qui devaient кtre trиs
douloureuses. Mais celui-ci ne rйpondit pas et continua son
travail.

Deux heures aprиs, les avaries du cha_rio_t йtaient rйparйes.

Quant au cheval de Glenarvan, ce fut vite fait. Le marйchal
ferrant avait eu soin d’apporter des fers tout prйparйs. Ces fers
offraient une particularitй qui n’йchappa point au major. C’йtait
un trиfle grossiиrement dйcoupй а leur partie antйrieure. Mac
Nabbs le fit voir а Ayrton.

«C’est la marque de Black-Point, rйpondit le quartier-maоtre. Cela
permet de suivre la trace des chevaux qui s’йcartent de la
station, et de ne point la confondre avec d’autres.»

Bientфt les fers furent ajustйs aux sabots du cheval.

Puis le marйchal ferrant rйclama son salaire, et s’en alla sans
avoir prononcй quatre paroles.

Une demi-heure plus tard, les voyageurs йtaient en marche. Au delа
des rideaux de mimosas s’йtendait un espace largement dйcouvert
qui mйritait bien son nom «d’open plain.» Quelques dйbris de
quartz et de roches ferrugineuses gisaient entre les buissons, les
hautes herbes et les palissades oщ parquaient de nombreux
troupeaux. Quelques milles plus loin, les roues du cha_rio_t
sillonnиrent assez profondйment des terrains lacustres, oщ
murmuraient des creeks irrйguliers, а demi cachйs sous un rideau
de roseaux gigantesques.

Puis on cфtoya de vastes lagunes salйes, en pleine йvaporation. Le
voyage se faisait sans peine, et, il faut ajouter, sans ennui.

Lady Helena invitait les cavaliers а lui rendre visite tour а
tour, car son salon йtait fort exigu.

Mais chacun se dйlassait ainsi des fatigues du cheval et se
rйcrйait а la conversation de cette aimable femme. Lady Helena,
secondйe par miss Mary, faisait avec une grвce parfaite les
honneurs de sa maison ambulante. John Mangles n’йtait pas oubliй
dans ces invitations quotidiennes, et sa conversation un peu
sйrieuse ne dйplaisait point. Au contraire.

Ce fut ainsi que l’on coupa diagonalement le _mail-road_ de
Growland а Horsham, une route trиs poussiйreuse que les piйtons
n’usaient guиre. Quelques croupes de collines peu йlevйes furent
effleurйes en passant а l’extrйmitй du comtй de Talbot, et le soir
la troupe arriva а trois milles au-dessus de Maryborough. Il
tombait une pluie fine, qui en tout autre pays eыt dйtrempй le
sol; mais ici l’air absorbait l’humiditй si merveilleusement, que
le campement n’en souffrit pas.

Le lendemain, 29 dйcembre, la marche fut un peu retardйe par une
suite de monticules qui formaient une petite Suisse en miniature.
C’йtaient de perpйtuelles montйes ou descentes, et force cahots
peu agrйables. Les voyageurs firent une partie de la route а pied,
et ne s’en plaignirent pas.

А onze heures, on arriva а Carlsbrook, municipalitй assez
importante. Ayrton йtait d’avis de tourner la ville sans y
pйnйtrer, afin, disait-il, de gagner du temps. Glenarvan partagea
son opinion, mais Paganel, toujours friand de cu_rio_sitйs,
dйsirait visiter Carlsbrook. On le laissa faire, et le cha_rio_t
continua lentement son voyage.

Paganel, suivant son habitude, emmena Robert avec lui. Sa visite а
la municipalitй fut rapide, mais elle suffit а lui donner un
aperзu exact des villes australiennes. Il y avait lа une banque,
un palais de justice, un marchй, une йcole, une йglise, et une
centaine de maisons de brique parfaitement uniformes.

Le tout disposй dans un quadrilatиre rйgulier coupй de rues
parallиles, d’aprиs la mйthode anglaise. Rien de plus simple, mais
de moins rйcrйatif. Quand la ville augmente, on allonge ses rues
comme les culottes d’un enfant qui grandit, et la symйtrie
primitive n’est aucunement dйrangйe.

Une grande activitй rйgnait а Carlsbrook, symptфme remarquable
dans ces citйs nйes d’hier. Il semble qu’en Australie les villes
poussent comme des arbres, а la chaleur du soleil. Des gens
affairйs couraient les rues; des expйditeurs d’or se pressaient
aux bureaux d’arrivage, le prйcieux mйtal, escortй par la police
indigиne, venait des usines de Bendigo et du mont Alexandre. Tout
ce monde йperonnй par l’intйrкt ne songeait qu’а ses affaires, et
les йtrangers passиrent inaperзus au milieu de cette population
laborieuse.

Aprиs une heure employйe а parcourir Carlsbrook, les deux
visiteurs rejoignirent leurs compagnons а travers une campagne
soigneusement cultivйe. De longues prairies, connues sous le nom
de «low level plains», lui succйdиrent avec d’innombrables
troupeaux de moutons et des huttes de bergers. Puis le dйsert se
montra, sans transition, avec cette brusquerie particuliиre а la
nature australienne. Les collines de Simpson et le mont
Tarrangower marquaient la pointe que fait au sud le district de
Loddo sur le cent quarante-quatriиme degrй de longitude.

Cependant, on n’avait rencontrй jusqu’ici aucune de ces tribus
d’aborigиnes qui vivent а l’йtat sauvage.

Glenarvan se demandait si les australiens manqueraient а
l’Australie comme avaient manquй les indiens dans la Pampasie
argentine. Mais Paganel lui apprit que, sous cette latitude, les
sauvages frйquentaient principalement les plaines du Murray,
situйes а cent milles dans l’est.

«Nous approchons du pays de l’or, dit-il. Avant deux jours nous
traverserons cette opulente rйgion du mont Alexandre. C’est lа que
s’est abattue en 1852 la nuйe des mineurs. Les naturels ont dы
s’enfuir vers les dйserts de l’intйrieur. Nous sommes en pays
civilisй sans qu’il y paraisse, et notre route, avant la fin de
cette journйe, aura coupй le railway qui met en communication le
Murray et la mer. Eh bien, faut-il le dire, mes amis, un chemin de
fer en Australie, voilа qui me paraоt une chose surprenante!

-- Et pourquoi donc, Paganel? demanda Glenarvan.

-- Pourquoi! Parce que cela jure! Oh! je sais bien que vous
autres, habituйs а coloniser des possessions lointaines, vous qui
avez des tйlйgraphes йlectriques et des expositions universelles
dans la Nouvelle Zйlande, vous trouverez cela tout simple! Mais
cela confond l’esprit d’un franзais comme moi et brouille toutes
ses idйes sur l’Australie.

-- Parce que vous regardez le passй et non le prйsent», rйpondit
John Mangles.

Un vigoureux coup de sifflet interrompit la discussion. Les
voyageurs n’йtaient pas а un mille du chemin de fer. Une
locomotive, venant du sud et marchant а petite vitesse, s’arrкta
prйcisйment au point d’intersection de la voie ferrйe et de la
route suivie par le cha_rio_t. Ce chemin de fer, ainsi que l’avait
dit Paganel, reliait la capitale de Victoria au Murray, le plus
grand fleuve de l’Australie.

Cet immense cours d’eau, dйcouvert par Sturt en 1828, sorti des
Alpes australiennes, grossi du Lachlan et du Darling, couvre toute
la frontiиre septent_rio_nale de la province Victoria, et va se
jeter dans la baie Encounter, auprиs d’Adйlaпde. Il traverse des
pays riches, fertiles, et les stations des squatters se
multiplient sur son parcours, grвce aux communications faciles que
le railway йtablit avec Melbourne.

Ce chemin de fer йtait alors exploitй sur une longueur de cent
cinq milles entre Melbourne et Sandhurst, desservant Kyneton et
Castlemaine. La voie, en construction, se poursuivait pendant
soixante-dix milles jusqu’а Echuca, capitale de la colonie la
Riverine, fondйe cette annйe mкme sur le Murray.

Le trente-septiиme parallиle coupait la voie ferrйe а quelques
milles au-dessus de Castlemaine, et prйcisйment а Camden-Bridge,
pont jetй sur la Lutton, un des nombreux affluents du Murray.

C’est vers ce point qu’Ayrton dirigea son cha_rio_t, prйcйdй des
cavaliers, qui se permirent un temps de galop jusqu’а Camden-
Bridge. Ils y йtaient attirйs, d’ailleurs, par un vif sentiment de
cu_rio_sitй.

En effet, une foule considйrable se portait vers le pont du chemin
de fer. Les habitants des stations voisines abandonnaient leurs
maisons; les bergers, laissant leurs troupeaux, encombraient les
abords de la voie. On pouvait entendre ces cris souvent rйpйtйs:

«Au railway! Au railway!»

Quelque йvйnement grave devait s’кtre produit, qui causait toute
cette agitation. Une grande catastrophe peut-кtre.

Glenarvan, suivi de ses compagnons, pressa le pas de son cheval.
En quelques minutes, il arriva а Camden-Bridge. Lа, il comprit la
cause du rassemblement.

Un effroyable accident avait eu lieu, non une rencontre de trains,
mais un dйraillement et une chute qui rappelaient les plus graves
dйsastres des _railways_ amйricains. La riviиre que traversait la
voie ferrйe йtait comblйe de dйbris de wagons et de locomotive.
Soit que le pont eыt cйdй sous la charge du train, soit que le
convoi se fыt jetй hors des rails, cinq voitures sur six avaient
йtй prйcipitйes dans le lit de la Lutton а la suite de la
locomotive.

Seul, le dernier wagon, miraculeusement prйservй par la rupture de
sa chaоne, restait sur la voie а une demi-toise de l’abоme. Au-
dessous, ce n’йtait qu’un sinistre amoncellement d’essieux noircis
et faussйs, de caissons dйfoncйs, de rails tordus, de traverses
calcinйes. La chaudiиre йclatant au choc, avait projetй ses dйbris
de plaques а d’йnormes distances.

De toute cette agglomйration d’objets informes sortaient encore
quelques flammes et des spirales de vapeur mкlйes а une fumйe
noire. Aprиs l’horrible chute, l’incendie plus horrible encore! De
larges traces de sang, des membres йpars, des tronзons de cadavres
carbonisйs apparaissaient за et lа, et personne n’osait calculer
le nombre de victimes entassйes sous ces dйbris.

Glenarvan, Paganel, le major, Mangles, mкlйs а la foule,
йcoutaient les propos qui couraient de l’un а l’autre. Chacun
cherchait а expliquer la catastrophe, tandis que l’on travaillait
au sauvetage.

«Le pont s’est rompu, disait celui-ci.

-- Rompu! rйpondaient ceux-lа. Il s’est si peu rompu qu’il est
encore intact. On a oubliй de le fermer au passage du train. Voilа
tout.»

C’йtait, en effet, un pont tournant qui s’ouvrait pour le service
de la batellerie. Le garde, par une impardonnable nйgligence,
avait-il donc oubliй de le fermer, et le convoi lancй а toute
vitesse, auquel la voie venait а manquer subitement, s’йtait-il
ainsi prйcipitй dans le lit de la Lutton? Cette hypothиse semblait
trиs admissible, car si une moitiй du pont gisait sous les dйbris
de wagons, l’autre moitiй, ramenйe sur la rive opposйe, pendait
encore а ses chaоnes intactes. Plus de doute possible! Une incurie
du garde venait de causer cette catastrophe.

L’accident йtait arrivй dans la nuit, а l’express N° 37, parti de
Melbourne а onze heures quarante-cinq du soir. Il devait кtre
trois heures quinze du matin, quand le train, vingt-cinq minutes
aprиs avoir quittй la station de Castlemaine, arriva au passage de
Camden-Bridge et y demeura en dйtresse.

Aussitфt, les voyageurs et les employйs du dernier wagon
s’occupиrent de demander des secours; mais le tйlйgraphe, dont les
poteaux gisaient а terre, ne fonctionnait plus. Il fallut trois
heures aux autoritйs de Castlemaine pour arriver sur le lieu du
sinistre. Il йtait donc six heures du matin quand le sauvetage fut
organisй sous la direction de M Mitchell, _surveyor_ gйnйral de la
colonie, et d’une escouade de policemen commandйs par un officier
de police. Les squatters et leurs gens йtaient venus en aide, et
travaillиrent d’abord а йteindre l’incendie qui dйvorait cet
amoncellement de dйbris avec une insurmontable activitй.

Quelques cadavres mйconnaissables йtaient couchйs sur les talus du
remblai. Mais il fallait renoncer а retirer un кtre vivant de
cette fournaise. Le feu avait rapidement achevй l’oeuvre de
destruction. Des voyageurs du train, dont on ignorait le nombre,
dix survivaient seulement, ceux du dernier wagon.

L’administration du chemin de fer venait d’envoyer une locomotive
de secours pour les ramener а Castlemaine.

Cependant, lord Glenarvan, s’йtant fait connaоtre du _surveyor_
gйnйral, causait avec lui et l’officier de police. Ce dernier
йtait un homme grand et maigre, d’un imperturbable sang-froid, et
qui, s’il avait quelque sensibilitй dans le coeur, n’en laissait
rien voir sur ses traits impassibles. Il йtait, devant tout ce
dйsastre, comme un mathйmaticien devant un problиme; il cherchait
а le rйsoudre et а en dйgager l’inconnue. Aussi, а cette parole de
Glenarvan: «Voilа un grand malheur!» rйpondit-il tranquillement:

«Mieux que cela, _mylord_.

-- Mieux que cela! s’йcria Glenarvan, choquй de la phrase, et qu’y
a-t-il de mieux qu’un malheur?

-- Un crime!» rйpondit tranquillement l’officier de police.

Glenarvan, sans s’arrкter а l’impropriйtй de l’expression, se
retourna vers M Mitchell, l’interrogeant du regard.

«Oui, _mylord_, rйpondit le _surveyor_ gйnйral, notre enquкte nous
a conduits а cette certitude, que la catastrophe est le rйsultat
d’un crime. Le dernier wagon des bagages a йtй pillй. Les
voyageurs survivants ont йtй attaquйs par une troupe de cinq а six
malfaiteurs. C’est intentionnellement que le pont a йtй ouvert,
non par nйgligence, et si l’on rapproche ce fait de la disparition
du garde, on en doit conclure que ce misйrable s’est fait le
complice des criminels.»

L’officier de police, а cette dйduction du _surveyor_ gйnйral,
secoua la tкte.

«Vous ne partagez pas mon avis? lui demanda M Mitchell.

-- Non, en ce qui regarde la complicitй du garde.

-- Cependant, cette complicitй, reprit le _surveyor_ gйnйral,
permet d’attribuer le crime aux sauvages qui errent dans les
campagnes du Murray. Sans le garde, ces indigиnes n’ont pu ouvrir
ce pont tournant dont le mйcanisme leur est inconnu.

-- Juste, rйpondit l’officier de police.

-- Or, ajouta M Mitchell, il est constant, par la dйposition d’un
batelier dont le bateau a franchi Camden-Bridge а dix heures
quarante du soir, que le pont a йtй rйglementairement refermй
aprиs son passage.

-- Parfait.

-- Ainsi donc, la complicitй du garde me paraоt йtablie d’une
faзon pйremptoire.»

L’officier de police secouait la tкte par un mouvement continu.

«Mais alors, monsieur, lui demanda Glenarvan, vous n’attribuez
point le crime aux sauvages?

-- Aucunement.

-- А qui, alors?»

En ce moment, une assez grande rumeur s’йleva а un demi-mille en
amont de la riviиre. Un rassemblement s’йtait formй, qui se
grossit rapidement. Il arriva bientфt а la station. Au centre du
rassemblement, deux hommes portaient un cadavre. C’йtait le
cadavre du garde, dйjа froid. Un coup de poignard l’avait frappй
au coeur. Les assassins, en traоnant son corps loin de Camden-
Bridge, avaient voulu sans doute йgarer les soupзons de la police
pendant ses premiиres recherches. Or, cette dйcouverte justifiait
pleinement les doutes de l’officier. Les sauvages n’йtaient pour
rien dans le crime.

«Ceux qui ont fait le coup, dit-il, sont des gens familiarisйs
avec l’usage de ce petit instrument.»

Et parlant ainsi, il montra une paire de «darbies», espиce de
menottes faites d’un double anneau de fer muni d’une serrure.

«Avant peu, ajouta-t-il, j’aurai le plaisir de leur offrir ce
bracelet comme cadeau du nouvel an.

-- Mais alors vous soupзonnez?...

-- Des gens qui ont «voyagй gratis sur les bвtiments de sa
majestй.»

-- Quoi! Des convicts! s’йcria Paganel, qui connaissait cette
mйtaphore employйe dans les colonies australiennes.

-- Je croyais, fit observer Glenarvan, que les transportйs
n’avaient pas droit de sйjour dans la province de Victoria?

-- Peuh! rйpliqua l’officier de police, s’ils n’ont pas ce droit
ils le prennent! зa s’йchappe quelquefois, les convicts, et je me
trompe fort ou ceux-ci viennent en droite ligne de Perth. Eh bien,
ils y retourneront, vous pouvez m’en croire.»

M Mitchell approuva d’un geste les paroles de l’officier de
police. En ce moment, le cha_rio_t arrivait au passage а niveau de
la voie ferrйe.

Glenarvan voulut йpargner aux voyageuses l’horrible spectacle de
Camden-Bridge. Il salua le _surveyor_ gйnйral, prit congй de lui,
et fit signe а ses amis de le suivre.

«Ce n’est pas une raison, dit-il, pour interrompre notre voyage.»

Arrivй au cha_rio_t, Glenarvan parla simplement а lady Helena d’un
accident de chemin de fer, sans dire la part que le crime avait
prise а cette catastrophe; il ne mentionna pas non plus la
prйsence dans le pays d’une bande de convicts, se rйservant d’en
instruire Ayrton en particulier. Puis, la petite troupe traversa
le railway quelques centaines de toises au-dessus du pont, et
reprit vers l’est sa route accoutumйe.


Chapitre XIII
_Un premier prix de gйographie_

Quelques collines dйcoupaient а l’horizon leur profil allongй et
terminaient la plaine а deux mille du railway. Le cha_rio_t ne
tarda pas а s’engager au milieu de gorges йtroites et
capricieusement contournйes. Elles aboutissaient а une contrйe
charmante, oщ de beaux arbres, non rйunis en forкts, mais groupйs
par bouquets isolйs, poussaient avec une exubйrance toute
tropicale. Entre les plus admirables se distinguaient les
«casuarinas», qui semblent avoir empruntй au chкne la structure
robuste de son tronc, а l’acacia ses gousses odorantes, et au pin
la rudesse de ses feuilles un peu glauques. А leurs rameaux se
mкlaient les cфnes si curieux du «banksia latifolia», dont la
maigreur est d’une suprкme йlйgance. De grands arbustes а
brindilles retombantes faisaient dans les massifs l’effet d’une
eau verte dйbordant de vasques trop pleines. Le regard hйsitait
entre toutes ces merveilles naturelles, et ne savait oщ fixer son
admiration.

La petite troupe s’йtait arrкtйe un instant. Ayrton, sur l’ordre
de lady Helena, avait retenu son attelage. Les gros disques du
cha_rio_t cessaient de crier sur le sable quartzeux. De longs
tapis verts s’йtendaient sous les groupes d’arbres; seulement,
quelques extumescences du sol, des renflements rйguliers, les
divisaient en cases encore assez apparentes, comme un vaste
йchiquier.

Paganel ne se trompa pas а la vue de ces verdoyantes solitudes, si
poйtiquement disposйes pour l’йternel repos. Il reconnut ces
carrйs funйraires, dont l’herbe efface maintenant les derniиres
traces, et que le voyageur rencontre si rarement sur la terre
australienne.

«Les bocages de la mort», dit-il.

En effet, un cimetiиre indigиne йtait lа, devant ses yeux, mais si
frais, si ombragй, si йgayй par de joyeuses volйes d’oiseaux, si
engageant, qu’il n’йveillait aucune idйe triste. On l’eыt pris
volontiers pour un des jardins de l’Eden, alors que la mort йtait
bannie de la terre. Il semblait fait pour les vivants. Mais ces
tombes, que le sauvage entretenait avec un soin pieux,
disparaissaient dйjа sous une marйe montante de verdure. La
conquкte avait chassй l’australien loin de la terre oщ reposaient
ses ancкtres, et la colonisation allait bientфt livrer ces champs
de la mort а la dent des troupeaux. Aussi ces bocages sont-ils
devenus rares, et combien dйjа sont foulйs aux pieds du voyageur
indiffйrent, qui recouvrent toute une gйnйration rйcente!

Cependant Paganel et Robert, devanзant leurs compagnons, suivaient
entre les tumuli de petites allйes ombreuses. Ils causaient et
s’instruisaient l’un l’autre, car le gйographe prйtendait qu’il
gagnait beaucoup а la conversation du jeune Grant. Mais ils
n’avaient pas fait un quart de mille, que lord Glenarvan les vit
s’arrкter, puis descendre de cheval, et enfin se pencher vers la
terre. Ils paraissaient examiner un objet trиs curieux, а en
croire leurs gestes expressifs.

Ayrton piqua son attelage, et le cha_rio_t ne tarda pas а
rejoindre les deux amis. La cause de leur halte et de leur
йtonnement fut aussitфt reconnue. Un enfant indigиne, un petit
garзon de huit ans, vкtu d’habits europйens, dormait d’un paisible
sommeil а l’ombre d’un magnifique _banksia_. Il йtait difficile de
se mйprendre aux traits caractйristiques de sa race:

Ses cheveux crйpus, son teint presque noir, son nez йpatй, ses
lиvres йpaisses, une longueur peu ordinaire des bras, le
classaient immйdiatement parmi les naturels de l’intйrieur. Mais
une intelligente physionomie le distinguait, et certainement
l’йducation avait dйjа relevй ce jeune sauvage de sa basse
origine.

Lady Helena, trиs intйressйe а sa vue, mit pied а terre, et
bientфt toute la troupe entoura le petit indigиne, qui dormait
profondйment.

«Pauvre enfant, dit Mary Grant, est-il donc perdu dans ce dйsert?

-- Je suppose, rйpondit lady Helena, qu’il est venu de loin pour
visiter ces bocages de la mort! Ici reposent sans doute ceux qu’il
aime!

-- Mais il ne faut pas l’abandonner! dit Robert. Il est seul,
et...»

La charitable phrase de Robert fut interrompue par un mouvement du
jeune indigиne, qui se retourna sans se rйveiller; mais alors la
surprise de chacun fut extrкme de lui voir sur les йpaules un
йcriteau et d’y lire l’inscription suivante: _tolinй, to be
conducted to echuca, ... Etc_

«Voilа bien les anglais! s’йcria Paganel. Ils expйdient un enfant
comme un colis! Ils l’enregistrent comme un paquet! on me l’avait
bien dit, mais je ne voulais pas le croire.

-- Pauvre petit! fit lady Helena. йtait-il dans ce train qui a
dйraillй а Camden-Bridge? Peut-кtre ses parents ont-ils pйri, et
le voilа seul au monde!

-- Je ne crois pas, madame, rйpondit John Mangles. Cet йcriteau
indique, au contraire, qu’il voyageait seul.

-- Il s’йveille», dit Mary Grant.

En effet, l’enfant se rйveillait. Peu а peu ses yeux s’ouvrirent
et se refermиrent aussitфt, blessйs par l’йclat du jour. Mais lady
Helena lui prit la main; il se leva et jeta un regard йtonnй au
groupe des voyageurs.

Un sentiment de crainte altйra d’abord ses traits, mais la
prйsence de lady Glenarvan le rassura.

«Comprends-tu l’anglais, mon ami? lui demanda la jeune femme.

-- Je le comprends et je le parle», rйpondit l’enfant dans la
langue des voyageurs, mais avec un accent trиs marquй.

Sa prononciation rappelait celle des franзais qui s’expriment dans
la langue du royaume-uni.

«Quel est ton nom? demanda lady Helena.

-- Tolinй, rйpondit le petit indigиne.

-- Ah! Tolinй! s’йcria Paganel. Si je ne me trompe, ce mot
signifie «йcorce d’arbre» en australien?»

Tolinй fit un signe affirmatif et reporta ses regards sur les
voyageuses.

«D’oщ viens-tu, mon ami? reprit lady Helena.

-- De Melbourne, par le railway de Sandhurst.

-- Tu йtais dans ce train qui a dйraillй au pont de Camden?
demanda Glenarvan.

-- Oui, monsieur, rйpondit Tolinй, mais le Dieu de la bible m’a
protйgй.

-- Tu voyageais seul?

-- Seul. Le rйvйrend Paxton m’avait confiй aux soins de Jeffries
Smith. Malheureusement, le pauvre facteur a йtй tuй!

-- Et dans ce train, tu ne connaissais personne?

-- Personne, monsieur, mais Dieu veille sur les enfants et ne les
abandonne jamais!»

Tolinй disait ces choses d’une voix douce, qui allait au coeur.
Quand il parlait de Dieu, sa parole devenait plus grave, ses yeux
s’allumaient, et l’on sentait toute la ferveur contenue dans cette
jeune вme.

Cet enthousiasme religieux dans un вge si tendre s’expliquera
facilement. Cet enfant йtait un de ces jeunes indigиnes baptisйs
par les missionnaires anglais, et йlevйs par eux dans les
pratiques austиres de la religion mйthodiste. Ses rйponses calmes,
sa tenue propre, son costume sombre lui donnaient dйjа l’air d’un
petit rйvйrend.

Mais oщ allait-il ainsi а travers ces rйgions dйsertes, et
pourquoi avait-il quittй Camden-Bridge?

Lady Helena l’interrogea а ce sujet.

«Je retournais а ma tribu, dans le Lachlan, rйpondit-il. Je veux
revoir ma famille.

-- Des australiens? demanda John Mangles.

-- Des australiens du Lachlan, rйpondit Tolinй.

-- Et tu as un pиre, une mиre? dit Robert Grant.

-- Oui, mon frиre», rйpondit Tolinй, en offrant sa main au jeune
Grant, que ce nom de frиre touchait sensiblement. Il embrassa le
petit indigиne, et il n’en fallait pas plus pour faire d’eux une
paire d’amis.

Cependant les voyageurs, vivement intйressйs par les rйponses de
ce jeune sauvage, s’йtaient peu а peu assis autour de lui, et
l’йcoutaient parler. Dйjа le soleil s’abaissait derriиre les
grands arbres.

Puisque l’endroit paraissait propice а une halte, et qu’il
importait peu de faire quelques milles de plus avant la nuit
close, Glenarvan donna l’ordre de tout prйparer pour le campement.
Ayrton dйtela les boeufs; avec l’aide de Mulrady et de Wilson, il
leur mit les entraves et les laissa paоtre а leur fantaisie. La
tente fut dressйe. Olbinett prйpara le repas. Tolinй accepta d’en
prendre sa part, non sans faire quelque cйrйmonie, quoiqu’il eыt
faim. On se mit donc а table, les deux enfants l’un prиs de
l’autre. Robert choisissait les meilleurs morceaux pour son
nouveau camarade, et Tolinй les acceptait avec une grвce craintive
et pleine de charme.

La conversation, cependant, ne languissait pas. Chacun
s’intйressait а l’enfant et l’interrogeait. On voulait connaоtre
son histoire. Elle йtait bien simple. Son passй, ce fut celui de
ces pauvres indigиnes confiйs dиs leur bas вge aux soins des
sociйtйs charitables par les tribus voisines de la colonie. Les
australiens ont des moeurs douces. Ils ne professent pas envers
leurs envahisseurs cette haine farouche qui caractйrise les
nouveaux zйlandais, et peut-кtre quelques peuplades de l’Australie
septent_rio_nale. On les voit frйquenter les grandes villes,
Adйlaпde, Sydney, Melbourne, et s’y promener mкme dans un costume
assez primitif.

Ils y trafiquent des menus objets de leur industrie, d’instruments
de chasse ou de pкche, d’armes, et quelques chefs de tribu, par
йconomie sans doute, laissent volontiers leurs enfants profiter du
bйnйfice de l’йducation anglaise.

Ainsi firent les parents de Tolinй, vйritables sauvages du
Lachlan, vaste rйgion situйe au delа du Murray. Depuis cinq ans
qu’il demeurait а Melbourne, l’enfant n’avait revu aucun des
siens. Et pourtant, l’impйrissable sentiment de la famille vivait
toujours dans son coeur, et c’йtait pour revoir sa tribu,
dispersйe peut-кtre, sa famille, dйcimйe sans doute, qu’il avait
repris le pйnible chemin du dйsert.

«Et aprиs avoir embrassй tes parents tu reviendras а Melbourne,
mon enfant? lui demanda lady Glenarvan.

-- Oui, madame, rйpondit Tolinй en regardant la jeune femme avec
une sincиre expression de tendresse.

-- Et que veux-tu faire un jour?

-- Je veux arracher mes frиres а la misиre et а l’ignorance! Je
veux les instruire, les amener а connaоtre et а aimer Dieu! Je
veux кtre missionnaire!»

Ces paroles prononcйes avec animation par un enfant de huit ans,
pouvaient prкter а rire а des esprits lйgers et railleurs; mais
elles furent comprises et respectйes de ces graves йcossais; ils
admirиrent la religieuse vaillance de ce jeune disciple, dйjа prкt
au combat. Paganel se sentit remuй jusqu’au fond du coeur, et il
йprouva une vйritable sympathie pour le petit indigиne.

Faut-il le dire? Jusqu’ici, ce sauvage en habit europйen ne lui
plaisait guиre. Il ne venait pas en Australie pour voir des
australiens en redingote!

Il les voulait habillйs d’un simple tatouage. Cette mise
«convenable» dйroutait ses idйes. Mais du moment que Tolinй eut
parlй si ardemment, il revint sur son compte et se dйclara son
admirateur. La fin de cette conversation, d’ailleurs, devait faire
du brave gйographe le meilleur ami du petit australien.

En effet, а une question de lady Helena, Tolinй rйpondit qu’il
faisait ses йtudes «а l’йcole normale» de Melbourne, dirigйe par
le rйvйrend M Paxton.

«Et que t’apprend-on а cette йcole? demanda lady Glenarvan.

-- On m’apprend la bible, les mathйmatiques, la gйographie...

-- Ah! La gйographie! s’йcria Paganel, touchй dans son endroit
sensible.

-- Oui, monsieur, rйpondit Tolinй. J’ai mкme eu un premier prix de
gйographie avant les vacances de janvier.

-- Tu as eu un prix de gйographie, mon garзon?

-- Le voilа, monsieur», dit Tolinй, tirant un livre de sa poche.

C’йtait une bible in-32, bien reliйe. Au verso de la premiиre
page, on lisait cette mention: _йcole normale de Melbourne, 1er
prix de gйographie, Tolinй du Lachlan_.

Paganel n’y tint plus! Un australien fort en gйographie, cela
l’йmerveillait, et il embrassa Tolinй sur les deux joues, ni plus
ni moins que s’il eыt йtй le rйvйrend Paxton lui-mкme, un jour de
distribution de prix. Paganel, cependant, aurait dы savoir que ce
fait n’est pas rare dans les йcoles australiennes. Les jeunes
sauvages sont trиs aptes а saisir les sciences gйographiques; ils
y mordent volontiers, et montrent, au contraire, un esprit assez
rebelle aux calculs.

Tolinй, lui, n’avait rien compris aux caresses subites du savant.
Lady Helena dut lui expliquer que Paganel йtait un cйlиbre
gйographe, et, au besoin, un professeur distinguй.

«Un professeur de gйographie! rйpondit Tolinй. Oh! monsieur,
interrogez-moi!

-- T’interroger, mon garзon! dit Paganel, mais je ne demande pas
mieux! J’allais mкme le faire sans ta permission. Je ne suis pas
fвchй de voir comment on enseigne la gйographie а l’йcole normale
de Melbourne!

-- Et si Tolinй allait vous en remontrer, Paganel! dit Mac Nabbs.

-- Par exemple! s’йcria le gйographe, en remontrer au secrйtaire
de la sociйtй de gйographie de France!»

Puis, assurant ses lunettes sur son nez, redressant sa haute
taille, et prenant un ton grave, comme il convient а un
professeur, il commenзa son interrogation.

«Йlиve Tolinй, dit-il, levez-vous.»

Tolinй, qui йtait debout, ne pouvait se lever davantage. Il
attendit donc dans une posture modeste les questions du gйographe.

«Йlиve Tolinй, reprit Paganel, quelles sont les cinq parties du
monde?

-- L’Ocйanie, l’Asie, l’Afrique, l’Amйrique et l’Europe, rйpondit
Tolinй.

-- Parfait. Parlons d’abord de l’Ocйanie, puisque nous y sommes en
ce moment. Quelles sont ses principales divisions?

-- Elle se divise en Polynйsie, en Malaisie, en Micronйsie et en
Mйgalйsie. Ses principales оles sont l’Australie, qui appartient
aux anglais, la Nouvelle Zйlande, qui appartient aux anglais, la
Tasmanie, qui appartient aux anglais, les оles Chatham, Auckland,
Macquarie, Kermadec, Makin, Maraki, etc., qui appartiennent aux
anglais.

-- Bon, rйpondit Paganel, mais la Nouvelle Calйdonie, les
Sandwich, les Mendana, les Pomotou?

-- Ce sont des оles placйes sous le protectorat de la Grande-
Bretagne.

-- Comment! Sous le protectorat de la Grande-Bretagne! s’йcria
Paganel. Mais il me semble que la France, au contraire...

-- La France! fit le petit garзon d’un air йtonnй.

-- Tiens! Tiens! dit Paganel, voilа ce que l’on vous apprend а
l’йcole normale de Melbourne?

-- Oui, monsieur le professeur; est-ce que ce n’est pas bien?

-- Si! Si! Parfaitement, rйpondit Paganel. Toute l’Ocйanie est aux
anglais! C’est une affaire entendue! Continuons.»

Paganel avait un air demi-vexй, demi-surpris, qui faisait la joie
du major.

L’interrogation continua.

«Passons а l’Asie, dit le gйographe.

-- L’Asie, rйpondit Tolinй, est un pays immense.

Capitale: Calcutta. Villes principales: Bombay, Madras, Calicut,
Aden, Malacca, Singapoor, Pegou, Colombo; оles Laquedives, оles
Maldives, оles Chagos, etc., etc. Appartient aux anglais.

-- Bon! Bon! йlиve Tolinй. Et l’Afrique?

-- L’Afrique renferme deux colonies principales: au sud, celle du
Cap, avec Cape-Town pour capitale, et а l’ouest, les
йtablissements anglais, ville principale: Sierra-Leone.

-- Bien rйpondu! dit Paganel, qui commenзait а prendre son parti
de cette gйographie anglo-fantaisiste, parfaitement enseignй!
Quant а l’Algйrie, au Maroc, а l’Йgypte... Rayйs des atlas
britanniques! Je serais bien aise, maintenant, de parler un peu de
l’Amйrique!

-- Elle se divise, reprit Tolinй, en Amйrique septent_rio_nale et
en Amйrique mйridionale. La premiиre appartient aux anglais par le
Canada, le Nouveau Brunswick, la Nouvelle йcosse, et les Йtats-
Unis sous l’administration du gouverneur Johnson!

-- Le gouverneur Johnson! s’йcria Paganel, ce successeur du grand
et bon Lincoln assassinй par un fou fanatique de l’esclavage!
Parfait! on ne peut mieux. Et quant а l’Amйrique du Sud, avec sa
Guyane, ses Malouines, son archipel des Shetland, sa Gйorgie, sa
Jamaпque, sa Trinidad, etc., etc., elle appartient encore aux
anglais! Ce n’est pas moi qui disputerai а ce sujet. Mais, par
exemple, Tolinй, je voudrais bien connaоtre ton opinion sur
l’Europe, ou plutфt celle de tes professeurs?

-- L’Europe? rйpondit Tolinй, qui ne comprenait rien а l’animation
du gйographe.

-- Oui! L’Europe! а qui appartient l’Europe?

-- Mais l’Europe appartient aux anglais, rйpondit l’enfant d’un
ton convaincu.

-- Je m’en doute bien, reprit Paganel. Mais comment? Voilа ce que
je dйsire savoir.

-- Par l’Angleterre, l’йcosse, l’Irlande, Malte, les оles Jersey
et Guernesey, les оles Ioniennes, les Hйbrides, les Shetland, les
Orcades...

-- Bien! Bien, Tolinй, mais il y a d’autres йtats que tu oublies
de mentionner, mon garзon!

-- Lesquels? Monsieur, rйpondit l’enfant, qui ne se dйconcertait
pas.

-- L’Espagne, la Russie, l’Autriche, la Prusse, la France?

-- Ce sont des provinces et non des йtats, dit Tolinй.

-- Par exemple! s’йcria Paganel, en arrachant ses lunettes de ses
yeux.

-- Sans doute, l’Espagne, capitale Gibraltar.

-- Admirable! Parfait! Sublime! Et la France, car je suis franзais
et je ne serais pas fвchй d’apprendre а qui j’appartiens!

-- La France, rйpondit tranquillement Tolinй, c’est une province
anglaise, chef-lieu Calais.

-- Calais! s’йcria Paganel. Comment! Tu crois que Calais
appartient encore а l’Angleterre?

-- Sans doute.

-- Et que c’est le chef-lieu de la France?

-- Oui, monsieur, et c’est lа que rйside le gouverneur, lord
Napolйon...»

А ces derniers mots, Paganel йclata. Tolinй ne savait que penser.
On l’avait interrogй, il avait rйpondu de son mieux. Mais la
singularitй de ses rйponses ne pouvait lui кtre imputйe; il ne la
soupзonnait mкme pas. Cependant, il ne paraissait point
dйconcertй, et il attendait gravement la fin de ces
incomprйhensibles йbats.

«Vous le voyez, dit en riant le major а Paganel. N’avais-je pas
raison de prйtendre que l’йlиve Tolinй vous en remontrerait?

-- Certes! Ami major, rйpliqua le gйographe. Ah! Voilа comme on
enseigne la gйographie а Melbourne! Ils vont bien, les professeurs
de l’йcole normale! L’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amйrique,
l’Ocйanie, le monde entier, tout aux anglais! Parbleu, avec cette
йducation ingйnieuse, je comprends que les indigиnes se
soumettent! Ah за! Tolinй, et la lune, mon garзon, est-ce qu’elle
est anglaise aussi?

-- Elle le sera», rйpondit gravement le jeune sauvage.

Lа-dessus, Paganel se leva. Il ne pouvait plus tenir en place. Il
lui fallait rire tout а son aise, et il alla passer son accиs а un
quart de mille du campement.

Cependant, Glenarvan avait йtй chercher un livre dans la petite
bibliothиque de voyage. C’йtait le _prйcis de gйographie_ de
Samuel Richardson, un ouvrage estimй en Angleterre, et plus au
courant de la science que les professeurs de Melbourne.

«Tiens, mon enfant, dit-il а Tolinй, prends et garde ce livre. Tu
as quelques idйes fausses en gйographie qu’il est bon de rйformer.
Je te le donne en souvenir de notre rencontre.»

Tolinй prit le livre sans rйpondre; il le regarda attentivement,
remuant la tкte d’un air d’incrйdulitй, sans se dйcider а le
mettre dans sa poche.

Cependant, la nuit йtait tout а fait venue. Il йtait dix heures du
soir. Il fallait songer au repos afin de se lever de grand matin.
Robert offrit а son ami Tolinй la moitiй de sa couchette.

Le petit indigиne accepta.

Quelques instants aprиs, lady Helena et Mary Grant regagnиrent le
cha_rio_t, et les voyageurs s’йtendirent sous la tente, pendant
que les йclats de rire de Paganel se mкlaient encore au chant doux
et bas des pies sauvages.

Mais le lendemain, quand, а six heures, un rayon de soleil
rйveilla les dormeurs, ils cherchиrent en vain l’enfant
australien. Tolinй avait disparu.

Voulait-il gagner sans retard les contrйes du Lachlan? S’йtait-il
blessй des rires de Paganel?

On ne savait.

Mais, lorsque lady Helena s’йveilla, elle trouva sur sa poitrine
un frais bouquet de sensitives а feuilles simples, et Paganel,
dans la poche de sa veste, «_la gйographie_» de Samuel Richardson.


Chapitre XIV
_Les mines du mont Alexandre_

En 1814, sir Roderick Impey Murchison, actuellement prйsident de
la sociйtй royale gйographique de Londres, trouva, par l’йtude de
leur conformation, des rapports d’identitй remarquables entre la
chaоne de l’Oural et la chaоne qui s’йtend du nord au sud, non
loin de la cфte mйridionale de l’Australie.

Or, l’Oural йtant une chaоne aurifиre, le savant gйologue se
demanda si le prйcieux mйtal ne se rencontrerait pas dans la
cordillиre australienne. Il ne se trompait pas.

En effet, deux ans plus tard, quelques йchantillons d’or lui
furent envoyйs de la Nouvelle Galles du sud, et il dйcida
l’йmigration d’un grand nombre d’ouvriers du Cornouaille vers les
rйgions aurifиres de la Nouvelle Hollande.

C’йtait M Francis Dutton qui avait trouvй les premiиres pйpites de
l’Australie du sud. C’йtaient MM Forbes et Smyth qui avaient
dйcouvert les premiers placers de la Nouvelle Galles.

Le premier йlan donnй, les mineurs affluиrent de tous les points
du globe, anglais, amйricains, italiens, franзais, allemands,
chinois. Cependant, ce ne fut que le 3 avril 1851 que M Hargraves
reconnut des gоtes d’or trиs riches, et proposa au gouverneur de
la colonie de Sydney, sir Ch. Fitz-Roy, de lui en rйvйler
l’emplacement pour la modique somme de cinq cents livres sterling.

Son offre ne fut pas acceptйe, mais le bruit de la dйcouverte
s’йtait rйpandu. Les chercheurs se dirigиrent vers le Summerhill
et le Leni’s Pond. La ville d’Ophir fut fondйe, et, par la
richesse des exploitations, elle se montra bientфt digne de son
nom biblique.

Jusqu’alors il n’йtait pas question de la province de Victoria,
qui devait cependant l’emporter par l’opulence de ses gоtes.

En effet, quelques mois plus tard, au mois d’aoыt 1851, les
premiиres pйpites de la province furent dйterrйes, et bientфt
quatre districts se virent largement exploitйs. Ces quatre
districts йtaient ceux de Ballarat, de l’Ovens, de Bendigo et du
mont Alexandre, tous trиs riches; mais, sur la riviиre d’Ovens,
l’abondance des eaux rendait le travail pйnible; а Ballarat, une
rйpartition inйgale de l’or dйjouait souvent les calculs des
exploitants; а Bendigo, le sol ne se prкtait pas aux exigences du
travailleur. Au mont Alexandre, toutes les conditions de succиs se
trouvиrent rйunies sur un sol rйgulier, et ce prйcieux mйtal,
valant jusqu’а quatorze cent quarante et un francs la livre,
atteignit le taux le plus йlevй de tous les marchйs du monde.

C’йtait prйcisйment а ce lieu si fйcond en ruines funestes et en
fortunes inespйrйes que la route du trente-septiиme parallиle
conduisait les chercheurs du capitaine Harry Grant.

Aprиs avoir marchй pendant toute la journйe du 31 dйcembre sur un
terrain trиs accidentй qui fatigua les chevaux et les boeufs, ils
aperзurent les cimes arrondies du mont Alexandre. Le campement fut
йtabli dans une gorge йtroite de cette petite chaоne, et les
animaux allиrent, les entraves aux pieds, chercher leur nourriture
entre les blocs de quartz qui parsemaient le sol. Ce n’йtait pas
encore la rйgion des placers exploitйs. Le lendemain seulement,
premier jour de l’annйe 1866, le cha_rio_t creusa son orniиre dans
les routes de cette opulente contrйe.

Jacques Paganel et ses compagnons furent ravis de voir en passant
ce mont cйlиbre, appelй Geboor dans la langue australienne. Lа, se
prйcipita toute la horde des aventuriers, les voleurs et les
honnкtes gens, ceux qui font pendre et ceux qui se font pendre.
Aux premiers bruits de la grande dйcouverte, en cette annйe dorйe
de 1851, les villes, les champs, les navires, furent abandonnйs
des habitants, des squatters et des marins.

La fiиvre de l’or devint йpidйmique, contagieuse comme la peste,
et combien en moururent, qui croyaient dйjа tenir la fortune! La
prodigue nature avait, disait-on, semй des millions sur plus de
vingt-cinq degrйs de latitude dans cette merveilleuse Australie.

C’йtait l’heure de la rйcolte, et ces nouveaux moissonneurs
couraient а la moisson. Le mйtier du «digger», du bкcheur, primait
tous les autres, et, s’il est vrai que beaucoup succombиrent а la
tвche, brisйs par les fatigues, quelques-uns, cependant,
s’enrichirent d’un seul coup de pioche. On taisait les ruines, on
йbruitait les fortunes. Ces coups du sort trouvaient un йcho dans
les cinq parties du monde. Bientфt des flots d’ambitieux de toutes
castes refluиrent sur les rivages de l’Australie, et, pendant les
quatre derniers mois de l’annйe 1852, Melbourne, seule, reзut
cinquante-quatre mille йmigrants, une armйe, mais une armйe sans
chef, sans discipline, une armйe au lendemain d’une victoire qui
n’йtait pas encore remportйe, en un mot, cinquante-quatre mille
pillards de la plus malfaisante espиce.

Pendant ces premiиres annйes d’ivresse folle, ce fut un
inexprimable dйsordre. Cependant, les anglais, avec leur йnergie
accoutumйe, se rendirent maоtres de la situation. Les policemen et
les gendarmes indigиnes abandonnиrent le parti des voleurs pour
celui des honnкtes gens. Il y eut revirement. Aussi Glenarvan ne
devait-il rien retrouver des scиnes violentes de 1852. Treize ans
s’йtaient йcoulйs depuis cette йpoque, et maintenant
l’exploitation des terrains aurifиres se faisait avec mйthode,
suivant les rиgles d’une sйvиre organisation.

D’ailleurs, les placers s’йpuisaient dйjа. А force de les
fouiller, on en trouvait le fond. Et comment n’eыt-on pas tari ces
trйsors accumulйs par la nature, puisque, de 1852 а 1858, les
mineurs ont arrachй au sol de Victoria soixante-trois millions
cent sept mille quatre cent soixante-dix-huit livres sterling? Les
йmigrants ont donc diminuй dans une proportion notable, et ils se
sont jetйs sur des contrйes vierges encore. Aussi, les «gold
fields», les champs d’or, nouvellement dйcouverts а Otago et а
Marlborough dans la Nouvelle Zйlande, sont-ils actuellement percйs
а jour par des milliers de termites а deux pieds sans plumes.

Vers onze heures, on arriva au centre des exploitations. Lа,
s’йlevait une vйritable ville, avec usines, maison de banque,
йglise, caserne, cottage et bureaux de journal. Les hфtels, les
fermes, les villas, n’y manquaient point. Il y avait mкme un
thйвtre а dix shillings la place, et trиs suivi. On jouait avec un
grand succиs une piиce du cru intitulйe _Francis Obadiag, ou
l’heureux digger_. Le hйros, au dйnouement, donnait le dernier
coup de pioche du dйsespoir, et trouvait un «nugget» d’un poids
invraisemblable.

Glenarvan, curieux de visiter cette vaste exploitation du mont
Alexandre, laissa le cha_rio_t marcher en avant sous la conduite
d’Ayrton et de Mulrady. Il devait le rejoindre quelques heures
plus tard. Paganel fut enchantй de cette dйtermination, et suivant
son habitude, il se fit le guide et le _cicerone_ de la petite
troupe.

D’aprиs son conseil, on se dirigea vers la banque. Les rues
йtaient larges, macadamisйes et arrosйes soigneusement.

De gigantesques affiches des _golden company (limited)_, des
_digger’s general office_, des _nugget’s union_, sollicitaient le
regard.

L’association des bras et des capitaux s’йtait substituйe а
l’action isolйe du mineur. Partout on entendait fonctionner les
machines qui lavaient les sables et pulvйrisaient le quartz
prйcieux.

Au delа des habitations s’йtendaient les placers, c’est-а-dire de
vastes йtendues de terrains livrйs а l’exploitation. Lа piochaient
les mineurs engagйs pour le compte des compagnies et fortement
rйtribuйs par elles.

L’oeil n’aurait pu compter ces trous qui criblaient le sol. Le fer
des bкches йtincelait au soleil et jetait une incessante
irradiation d’йclairs. Il y avait parmi ces travailleurs des types
de toutes nations. Ils ne se querellaient point, et ils
accomplissaient silencieusement leur tвche, en gens salariйs.

«Il ne faudrait pas croire, cependant, dit Paganel, qu’il n’y a
plus sur le sol australien un de ces fiйvreux chercheurs qui
viennent tenter la fortune au jeu des mines. Je sais bien que la
plupart louent leurs bras aux compagnies, et il le faut, puisque
les terrains aurifиres sont tous vendus ou affermйs par le
gouvernement. Mais а celui qui n’a rien, qui ne peut ni louer ni
acheter, il reste encore une chance de s’enrichir.

-- Laquelle? demanda lady Helena.

-- La chance d’exercer le «jumping», rйpondit Paganel. Ainsi, nous
autres, qui n’avons aucun droit sur ces placers, nous pour_rio_ns
cependant, -- avec beaucoup de bonheur, s’entend, -- faire
fortune.

-- Mais comment? demanda le major.

-- Par le jumping, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire.

-- Qu’est-ce que le jumping? Redemanda le major.

-- C’est une convention admise entre les mineurs, qui amиne
souvent des violences et des dйsordres, mais que les autoritйs
n’ont jamais pu abolir.

-- Allez donc, Paganel, dit Mac Nabbs, vous nous mettez l’eau а la
bouche.

-- Eh bien, il est admis que toute terre du centre d’exploitation
а laquelle on n’a pas travaillй pendant vingt-quatre heures, les
grandes fкtes exceptйes, tombe dans le domaine public. Quiconque
s’en empare peut la creuser et s’enrichir, si le ciel lui vient en
aide. Ainsi, Robert, mon garзon, tвche de dйcouvrir un de ces
trous dйlaissйs, et il est а toi!

-- Monsieur Paganel, dit Mary Grant, ne donnez pas а mon frиre de
semblables idйes.

-- Je plaisante, ma chиre miss, rйpondit Paganel, et Robert le
sait bien. Lui, mineur! Jamais! Creuser la terre, la retourner, la
cultiver, puis l’ensemencer et lui demander toute une moisson pour
ses peines, bon. Mais la fouiller а la faзon des taupes, en
aveugle comme elles, pour lui arracher un peu d’or, c’est un
triste mйtier, et il faut кtre abandonnй de Dieu et des hommes
pour le faire!»

Aprиs avoir visitй le principal emplacement des mines et foulй un
terrain de transport, composй en grande partie de quartz, de
schiste argileux et de sable provenant de la dйsagrйgation des
roches, les voyageurs arrivиrent а la banque.

C’йtait un vaste йdifice, portant а son faоte le pavillon
national. Lord Glenarvan fut reзu par l’inspecteur gйnйral, qui
fit les honneurs de son йtablissement.

C’est lа que les compagnies dйposent contre un reзu l’or arrachй
aux entrailles du sol. Il y avait loin du temps oщ le mineur des
premiers jours йtait exploitй par les marchands de la colonie.
Ceux-ci lui payaient aux placers cinquante-trois shillings l’once
qu’ils revendaient soixante-cinq а Melbourne! Le marchand, il est
vrai, courait les risques du transport, et comme les spйculateurs
de grande route pullulaient, l’escorte n’arrivait pas toujours а
destination.

De curieux йchantillons d’or furent montrйs aux visiteurs, et
l’inspecteur leur donna d’intйressants dйtails sur les divers
modes d’exploitation de ce mйtal.

On le rencontre gйnйralement sous deux formes, l’or roulй et l’or
dйsagrйgй. Il se trouve а l’йtat de minerai, mйlangй avec les
terres d’alluvion, ou renfermй dans sa gangue de quartz. Aussi,
pour l’extraire, procиde-t-on suivant la nature du terrain, par
les fouilles de surface ou les fouilles de profondeur.

Quand c’est de l’or roulй, il gоt au fond des torrents, des
vallйes et des ravins, йtagй suivant sa grosseur, les grains
d’abord, puis les lamelles, et enfin les paillettes.

Si c’est au contraire de l’or dйsagrйgй, dont la gangue a йtй
dйcomposйe par l’action de l’air, il est concentrй sur place,
rйuni en tas, et forme ce que les mineurs appellent des
«pochettes». Il y a de ces pochettes qui renferment une fortune.

Au mont Alexandre, l’or se recueille plus spйcialement dans les
couches argileuses et dans l’interstice des roches ardoisiennes.
Lа, sont les nids а pйpites; lа, le mineur heureux a souvent mis
la main sur le gros lot des placers.

Les visiteurs, aprиs avoir examinй les divers spйcimens d’or,
parcoururent le musйe minйralogique de la banque. Ils virent,
йtiquetйs et classйs, tous les produits dont est formй le sol
australien. L’or ne fait pas sa seule richesse, et il peut passer
а juste titre pour un vaste йcrin oщ la nature renferme ses bijoux
prйcieux. Sous les vitrines йtincelaient la topaze blanche, rivale
des topazes brйsiliennes, le grenat almadin, l’йpidote, sorte de
silicate d’un beau vert, le rubis balais, reprйsentй par des
spinelles йcarlates et par une variйtй rose de la plus grande
beautй, des saphirs bleu clair et bleu foncй, tels que le
corindon, et aussi recherchйs que celui du Malabar ou du Tibet,
des rutiles brillants, et enfin un petit cristal de diamant qui
fut trouvй sur les bords du Turon. Rien ne manquait а cette
resplendissante collection de pierres fines, et il ne fallait pas
aller chercher loin l’or nйcessaire а les enchвsser. А moins de
les vouloir toutes montйes, on ne pouvait en demander davantage.

Glenarvan prit congй de l’inspecteur de la banque, aprиs l’avoir
remerciй de sa complaisance, dont il avait largement usй. Puis, la
visite des placers fut reprise.

Paganel, si dйtachй qu’il fыt des biens de ce monde, ne faisait
pas un pas sans fouiller du regard ce sol. C’йtait plus fort que
lui, et les plaisanteries de ses compagnons n’y pouvaient rien.

А chaque instant, il se baissait, ramassait un caillou, un morceau
de gangue, des dйbris de quartz; il les examinait avec attention
et les rejetait bientфt avec mйpris. Ce manиge dura pendant toute
la promenade.

«Ah за! Paganel, lui demanda le major, est-ce que vous avez perdu
quelque chose?

-- Sans doute, rйpondit Paganel, on a toujours perdu ce qu’on n’a
pas trouvй, dans ce pays d’or et de pierres prйcieuses. Je ne sais
pas pourquoi j’aimerais а emporter une pйpite pesant quelques
onces, ou mкme une vingtaine de livres, pas davantage.

-- Et qu’en feriez-vous, mon digne ami? dit Glenarvan.

-- Oh! je ne serais pas embarrassй, rйpondit Paganel. J’en ferais
hommage а mon pays! Je la dйposerais а la banque de France...

-- Qui l’accepterait?

-- Sans doute, sous la forme d’obligations de chemins de fer!»

On fйlicita Paganel sur la faзon dont il entendait offrir sa
pйpite «а son pays», et lady Helena lui souhaita de trouver le
plus gros _nugget_ du monde.

Tout en plaisantant, les voyageurs parcoururent la plus grande
partie des terrains exploitйs. Partout le travail se faisait
rйguliиrement, mйcaniquement, mais sans animation.

Aprиs deux heures de promenade, Paganel avisa une auberge fort
dйcente, oщ il proposa de s’asseoir en attendant l’heure de
rejoindre le cha_rio_t. Lady Helena y consentit, et comme
l’auberge ne va pas sans rafraоchissements, Paganel demanda а
l’aubergiste de servir quelque boisson du pays.

On apporta un «nobler» pour chaque personne. Or, le _nobler_,
c’est tout bonnement le grog, mais le grog retournй. Au lieu de
mettre un petit verre d’eau-de-vie dans un grand verre d’eau, on
met un petit verre d’eau dans un grand verre d’eau-de-vie, on
sucre et l’on boit. C’йtait un peu trop australien, et, au grand
йtonnement de l’aubergiste, le _nobler_, rafraоchi d’une grande
carafe d’eau, redevint le grog britannique.

Puis, on causa mine et mineurs. C’йtait le cas ou jamais.

Paganel, trиs satisfait de ce qu’il venait de voir, avoua
cependant que ce devait кtre plus curieux autrefois, pendant les
premiиres annйes d’exploitation du mont Alexandre.

«La terre, dit-il, йtait alors criblйe de trous et envahie par des
lйgions de fourmis travailleuses, et quelles fourmis! Tous les
йmigrants en avaient l’ardeur, mais non la prйvoyance! L’or s’en
allait en folies. On le buvait, on le jouait, et cette auberge oщ
nous sommes йtait un «enfer», comme on disait alors. Les coups de
dйs amenaient les coups de couteau. La police n’y pouvait rien, et
maintes fois le gouverneur de la colonie fut obligй de marcher
avec des troupes rйguliиres contre les mineurs rйvoltйs.
Cependant, il parvint а les mettre а la raison, il imposa un droit
de patente а chaque exploitant, il le fit percevoir non sans
peine, et, en somme, les dйsordres furent ici moins grands qu’en
Californie.

-- Ce mйtier de mineur, demanda lady Helena, tout individu peut
donc l’exercer?

-- Oui, madame. Il n’est pas nйcessaire d’кtre bachelier pour
cela. De bons bras suffisent. Les aventuriers, chassйs par la
misиre, arrivaient aux mines sans argent pour la plupart, les
riches avec une pioche, les pauvres avec un couteau, et tous
apportaient dans ce travail une rage qu’ils n’eussent pas mise а
un mйtier d’honnкte homme. C’йtait un singulier aspect que celui
de ces terrains aurifиres! Le sol йtait couvert de tentes, de
prйlarts, de cahutes, de baraques en terre, en planche, en
feuillage. Au milieu, dominait la marquise du gouvernement, ornйe
du pavillon britannique, les tentes en coutil bleu de ses agents,
et les йtablissements des changeurs, des marchands d’or, des
trafiquants, qui spйculaient sur cet ensemble de richesse et de
pauvretй. Ceux-lа se sont enrichis а coup sыr. Il fallait voir ces
_diggers_ а longue barbe et en chemise de laine rouge, vivant dans
l’eau et la boue. L’air йtait rempli du bruit continu des pioches,
et d’йmanations fйtides provenant des carcasses d’animaux qui
pourrissaient sur le sol. Une poussiиre йtouffante enveloppait
comme un nuage ces malheureux qui fournissaient а la mortalitй une
moyenne excessive, et certainement, dans un pays moins salubre,
cette population eыt йtй dйcimйe par le typhus. Et encore, si tous
ces aventuriers avaient rйussi! Mais tant de misиre n’йtait pas
compensйe, et, а bien compter, on verrait que, pour un mineur qui
s’est enrichi, cent, deux cent mille peut-кtre, sont morts pauvres
et dйsespйrйs.

-- Pourriez-vous nous dire, Paganel, demanda Glenarvan, comment on
procйdait а l’extraction de l’or?

-- Rien n’йtait plus simple, rйpondit Paganel. Les premiers
mineurs faisaient le mйtier d’orpailleurs, tel qu’il est encore
pratiquй dans quelques parties des Cйvennes, en France.
Aujourd’hui les compagnies procиdent autrement; elles remontent а
la source mкme, au filon qui produit les lamelles, les paillettes
et les pйpites. Mais les orpailleurs se contentaient de laver les
sables aurifиres, voilа tout. Ils creusaient le sol, ils
recueillaient les couches de terre qui leur semblaient
productives, et ils les traitaient par l’eau pour en sйparer le
minerai prйcieux. Ce lavage s’opйrait au moyen d’un instrument
d’origine amйricaine, appelй «craddle» ou berceau. C’йtait une
boоte longue de cinq а six pieds, une sorte de biиre ouverte et
divisйe en deux compartiments. Le premier йtait muni d’un crible
grossier, superposй а d’autres cribles а mailles plus serrйes; le
second йtait rйtrйci а sa partie infйrieure. On mettait le sable
sur le crible а une extrйmitй, on y versait de l’eau, et de la
main on agitait, ou plutфt on berзait l’instrument. Les pierres
restaient dans le premier crible, le minerai et le sable fin dans
les autres, suivant leur grosseur, et la terre dйlayйe s’en allait
avec l’eau par l’extrйmitй infйrieure. Voilа quelle йtait la
machine gйnйralement usitйe.

-- Mais encore fallait-il l’avoir, dit John Mangles.

-- On l’achetait aux mineurs enrichis ou ruinйs, suivant le cas,
rйpondit Paganel, ou l’on s’en passait.

-- Et comment la remplaзait-on? demanda Mary Grant.

-- Par un plat, ma chиre Mary, un simple plat de fer; on vannait
la terre comme on vanne le blй; seulement, au lieu de grains de
froment, on recueillait quelquefois des grains d’or. Pendant la
premiиre annйe plus d’un mineur a fait fortune sans autres frais.
Voyez-vous, mes amis, c’йtait le bon temps, bien que les bottes
valussent cent cinquante francs la paire, et qu’on payвt dix
shillings un verre de limonade! Les premiers arrivйs ont toujours
raison. L’or йtait partout, en abondance, а la surface du sol; les
ruisseaux coulaient sur un lit de mйtal; on en trouvait jusque
dans les rues de Melbourne; on macadamisait avec de la poudre
d’or.

Aussi, du 26 janvier au 24 fйvrier 1852, le prйcieux mйtal
transportй du mont Alexandre а Melbourne sous l’escorte du
gouvernement s’est йlevй а huit millions deux cent trente-huit
mille sept cent cinquante francs. Cela fait une moyenne de cent
soixante-quatre mille sept cent vingt-cinq francs par jour.

-- А peu prиs la liste civile de l’empereur de Russie, dit
Glenarvan.

-- Pauvre homme! rйpliqua le major.

-- Cite-t-on des coups de fortune subits? demanda lady Helena.

-- Quelques-uns, madame.

-- Et vous les connaissez? dit Glenarvan.

-- Parbleu! rйpondit Paganel. En 1852 dans le district de
Ballarat, on trouva un _nugget_ qui pesait cinq cent soixante-
treize onces, un autre dans le Gippsland de sept cent quatre-
vingt-deux onces, et, en 1861, un lingot de huit cent trente-
quatre onces.

Enfin, toujours а Ballarat, un mineur dйcouvrit un _nugget_ pesant
soixante-cinq kilogrammes, ce qui, а dix-sept cent vingt-deux
francs la livre, fait deux cent vingt-trois mille huit cent
soixante francs! Un coup de pioche qui rapporte onze mille francs
de rente, c’est un beau coup de pioche!

-- Dans quelle proportion s’est accrue la production de l’or
depuis la dйcouverte de ces mines? demanda John Mangles.

-- Dans une proportion йnorme, mon cher John. Cette production
n’йtait que de quarante-sept millions par an au commencement du
siиcle, et actuellement, en y comprenant le produit des mines
d’Europe, d’Asie et d’Amйrique, on l’йvalue а neuf cents millions,
autant dire un milliard.

-- Ainsi, Monsieur Paganel, dit le jeune Robert, а l’endroit mкme
oщ nous sommes, sous nos pieds, il y a peut-кtre beaucoup d’or?

-- Oui, mon garзon, des millions! Nous marchons dessus, c’est que
nous le mйprisons!

-- C’est donc un pays privilйgiй que l’Australie?

-- Non, Robert, rйpondit le gйographe. Les pays aurifиres ne sont
point privilйgiйs. Ils n’enfantent que des populations fainйantes,
et jamais les races fortes et laborieuses. Vois le Brйsil, le
Mexique, la Californie, l’Australie! Oщ en sont-ils au dix-
neuviиme siиcle? Le pays par excellence, mon garзon, ce n’est pas
le pays de l’or, c’est le pays du fer!»


Chapitre XV
_«Australian and New Zealand gazette»_

Le 2 janvier, au soleil levant, les voyageurs franchirent la
limite des rйgions aurifиres et les frontiиres du comtй de Talbot.
Le pied de leurs chevaux frappait alors les poudreux sentiers du
comtй de Dalhousie. Quelques heures aprиs, ils passaient а guй la
Colban et la Campaspe rivers par 144°35’ et 144°45’ de longitude.
La moitiй du voyage йtait accomplie. Encore quinze jours d’une
traversйe aussi heureuse, et la petite troupe atteindrait les
rivages de la baie Twofold.

Du reste, tout le monde йtait bien portant. Les promesses de
Paganel, relativement а cet hygiйnique climat, se rйalisaient. Peu
ou point d’humiditй, et une chaleur trиs supportable. Les chevaux
et les boeufs ne s’en plaignaient point. Les hommes, pas
davantage.

Une seule modification avait йtй apportйe а l’ordre de marche
depuis Camden-Bridge. La criminelle catastrophe du railway,
lorsqu’elle fut connue d’Ayrton, l’engagea а prendre quelques
prйcautions, jusque-lа fort inutiles. Les chasseurs durent ne
point perdre le cha_rio_t de vue. Pendant les heures de campement,
l’un d’eux fut toujours de garde.

Matin et soir, les amorces des armes furent renouvelйes. Il йtait
certain qu’une bande de malfaiteurs battait la campagne, et,
quoique rien ne fоt naоtre des craintes immйdiates, il fallait
кtre prкt а tout йvйnement.

Inutile d’ajouter que ces prйcautions furent prises а l’insu de
lady Helena et de Mary Grant, que Glenarvan ne voulait pas
effrayer.

Au fond, on avait raison d’agir ainsi. Une imprudence, une
nйgligence mкme pouvait coыter cher.

Glenarvan, d’ailleurs, n’йtait pas seul а se prйoccuper de cet
йtat de choses. Dans les bourgs isolйs, dans les stations, les
habitants et les squatters se prйcautionnaient contre toute
attaque ou surprise. Les maisons se fermaient а la nuit tombante.
Les chiens, lвchйs dans les palissades, aboyaient а la moindre
approche. Pas de berger rassemblant а cheval ses nombreux
troupeaux pour la rentrйe du soir, qui ne portвt une carabine
suspendue а l’arзon de sa selle. La nouvelle du crime commis au
pont de Camden motivait cet excиs de prйcaution, et maint colon se
verrouillait avec soin au crйpuscule, qui jusqu’alors dormait
fenкtres et portes ouvertes.

L’administration de la province elle-mкme fit preuve de zиle et de
prudence. Des dйtachements de gendarmes indigиnes furent envoyйs
dans les campagnes. On assura plus spйcialement le service des
dйpкches. Jusqu’а ce moment, le _mail-coach_ courait les grands
chemins sans escorte. Or, ce jour-lа, prйcisйment а l’instant oщ
la troupe de Glenarvan traversait la route de Kilmore а Heathcote,
la malle passa de toute la vitesse de ses chevaux en soulevant un
tourbillon de poussiиre. Mais si vite qu’elle eыt disparu,
Glenarvan avait vu reluire les carabines des policemen qui
galopaient а ses portiиres. On se serait cru reportй а cette
йpoque funeste oщ la dйcouverte des premiers placers jetait sur le
continent australien l’йcume des populations europйennes.

Un mille aprиs avoir traversй la route de Kilmore, le cha_rio_t
s’enfonзa sous un massif d’arbres gйants, et, pour la premiиre
fois depuis le cap Bernouilli, les voyageurs pйnйtrиrent dans une
de ces forкts qui couvrent une superficie de plusieurs degrйs.

Ce fut un cri d’admiration а la vue des eucalyptus hauts de deux
cents pieds, dont l’йcorce fongueuse mesurait jusqu’а cinq pouces
d’йpaisseur. Les troncs, de vingt pieds de tour, sillonnйs par les
baves d’une rйsine odorante, s’йlevaient а cent cinquante pieds
au-dessus du sol.

Pas une branche, pas un rameau, pas une pousse capricieuse, pas un
noeud mкme n’altйrait leur profil.

Ils ne seraient pas sortis plus lisses de la main du tourneur.

C’йtaient autant de colonnes exactement calibrйes qui se
comptaient par centaines. Elles s’йpanouissaient а une excessive
hauteur en chapiteaux de branches contournйes et garnies а leur
extrйmitй de feuilles alternes; а l’aisselle de ces feuilles
pendaient des fleurs solitaires dont le calice figurait une urne
renversйe.

Sous ce plafond toujours vert, l’air circulait librement; une
incessante ventilation buvait l’humiditй du sol; les chevaux, les
troupeaux de boeufs, les cha_rio_ts pouvaient passer а l’aise
entre ces arbres largement espacйs et amйnagйs comme les jalons
d’un taillis en coupe. Ce n’йtait lа ni le bois а bouquets pressйs
et obstruйs de ronces, ni la forкt vierge barricadйe de troncs
abattus et tendue de lianes inextricables, oщ, seuls, le fer et le
feu peuvent frayer la route aux pionniers. Un tapis d’herbe au
pied des arbres, une nappe de verdure а leur sommet, de longues
perspectives de piliers hardis, peu d’ombre, peu de fraоcheur en
somme, une clartй spйciale et semblable aux lueurs qui filtrent а
travers un mince tissu, des reflets rйguliers, des miroitements
nets sur le sol, tout cet ensemble constituait un spectacle
bizarre et riche en effets neufs. La forкt du continent ocйanien
ne rappelle en aucune faзon les forкts du nouveau monde, et
l’eucalyptus, le «tara» des aborigиnes, rangй dans cette famille
des myrtes dont les diffйrentes espиces peuvent а peine
s’йnumйrer, est l’arbre par excellence de la flore australienne.

Si l’ombre n’est pas йpaisse ni l’obscuritй profonde sous ces
dфmes de verdure, cela tient а ce que les arbres prйsentent une
anomalie curieuse dans la disposition de leurs feuilles. Aucune
n’offre sa face au soleil, mais bien sa tranche acйrйe. L’oeil
n’aperзoit que des profils dans ce singulier feuillage. Aussi, les
rayons du soleil glissent-ils jusqu’а terre, comme s’ils passaient
entre les lames relevйes d’une persienne.

Chacun fit cette remarque et parut surpris. Pourquoi cette
disposition particuliиre? Cette question s’adressait naturellement
а Paganel. Il rйpondit en homme que rien n’embarrasse.

«Ce qui m’йtonne ici, dit-il, ce n’est pas la bizarrerie de la
nature; la nature sait ce qu’elle fait, mais les botanistes ne
savent pas toujours ce qu’ils disent. La nature ne s’est pas
trompйe en donnant а ces arbres ce feuillage spйcial, mais les
hommes se sont fourvoyйs en les appelant des «eucalyptus.»

-- Que veut dire ce mot? demanda Mary Grant.

-- Il vient de (...), et signifie _je couvre bien_. On a eu soin
de commettre l’erreur en grec afin qu’elle fыt moins sensible,
mais il est йvident que l’eucalyptus couvre mal.

-- Accordй, mon cher Paganel, rйpondit Glenarvan, et maintenant,
apprenez-nous pourquoi les feuilles poussent ainsi.

-- Par une raison purement physique, mes amis, rйpondit Paganel,
et que vous comprendrez sans peine. Dans cette contrйe oщ l’air
est sec, oщ les pluies sont rares, oщ le sol est dessйchй, les
arbres n’ont besoin ni de vent ni de soleil. L’humiditй manquant,
la sиve manque aussi. De lа ces feuilles йtroites qui cherchent а
se dйfendre elles-mкmes contre le jour et а se prйserver d’une
trop grande йvaporation. Voilа pourquoi elles se prйsentent de
profil et non de face а l’action des rayons solaires. Il n’y a
rien de plus intelligent qu’une feuille.

-- Et rien de plus йgoпste! rйpliqua le major. Celles-ci n’ont
songй qu’а elles, et pas du tout aux voyageurs.»

Chacun fut un peu de l’avis de Mac Nabbs, moins Paganel, qui, tout
en s’essuyant le front, se fйlicitait de marcher sous des arbres
sans ombre.

Cependant, cette disposition du feuillage йtait regrettable; la
traversйe de ces forкts est souvent trиs longue, et pйnible par
consйquent, puisque rien ne protиge le voyageur contre les ardeurs
du jour.

Pendant toute la journйe, le cha_rio_t roula sous ces
interminables travйes d’eucalyptus. On ne rencontra ni un
quadrupиde, ni un indigиne. Quelques kakatoиs habitaient les cimes
de la forкt; mais, а cette hauteur, on les distinguait а peine, et
leur babillage se changeait en imperceptible murmure.

Parfois, un essaim de perruches traversait une allйe lointaine et
l’animait d’un rapide rayon multicolore.

Mais, en somme, un profond silence rйgnait dans ce vaste temple de
verdure, et le pas des chevaux, quelques mots йchangйs dans une
conversation dйcousue, les roues du cha_rio_t qui grinзaient, et,
de temps en temps, un cri d’Ayrton excitant son indolent attelage,
troublaient seuls ces immenses solitudes.

Le soir venu, on campa au pied d’eucalyptus qui portaient la
marque d’un feu assez rйcent. Ils formaient comme de hautes
cheminйes d’usines, car la flamme les avait creusйs intйrieurement
dans toute leur longueur. Avec le seul revкtement d’йcorce qui
leur restait, ils ne s’en portaient pas plus mal.

Cependant, cette fвcheuse habitude des squatters ou des indigиnes
finira par dйtruire ces magnifiques arbres, et ils disparaоtront
comme ces cиdres du Liban, vieux de quatre siиcles, que brыle la
flamme maladroite des campements. Olbinett, suivant le conseil de
Paganel, alluma le feu du souper dans un de ces troncs tubulaires;
il obtint aussitфt un tirage considйrable, et la fumйe alla se
perdre dans le massif assombri du feuillage. On prit les
prйcautions voulues pour la nuit, et Ayrton, Mulrady, Wilson, John
Mangles, se relayant tour а tour, veillиrent jusqu’au lever du
soleil.

Pendant toute la journйe du 3 janvier l’interminable forкt
multiplia ses longues avenues symйtriques.

C’йtait а croire qu’elle ne finirait pas. Cependant, vers le soir,
les rangs des arbres s’йclaircirent, et а quelques milles, dans
une petite plaine, apparut une agglomйration de maisons
rйguliиres.

«Seymour! s’йcria Paganel. Voilа la derniиre ville que nous devons
rencontrer avant de quitter la province de Victoria.

-- Est-elle importante? demanda lady Helena.

-- Madame, rйpondit Paganel, c’est une simple paroisse qui est en
train de devenir une municipalitй.

-- Y trouverons-nous un hфtel convenable? dit Glenarvan.

-- Je l’espиre, rйpondit le gйographe.

-- Eh bien, entrons dans la ville, car nos vaillantes voyageuses
ne seront pas fвchйes, j’imagine, de s’y reposer une nuit.

-- Mon cher Edward, rйpondit lady Helena, Mary et moi nous
acceptons, mais а la condition que cela ne causera ni un
dйrangement, ni un retard.

-- Aucunement, rйpondit lord Glenarvan; notre attelage est
fatiguй; d’ailleurs, demain, nous repartirons а la pointe du
jour.»

Il йtait alors neuf heures. La lune s’approchait de l’horizon et
ne jetait plus que des rayons obliques, noyйs dans la brume.
L’obscuritй se faisait peu а peu. Toute la troupe pйnйtra dans les
larges rues de Seymour sous la direction de Paganel, qui semblait
toujours parfaitement connaоtre ce qu’il n’avait jamais vu. Mais
son instinct le guidait, et il arriva droit а Campbell’s north
british hфtel.

Chevaux et boeufs furent menйs а l’йcurie, le cha_rio_t remisй, et
les voyageurs conduits а des chambres assez confortables. А dix
heures, les convives prenaient place а une table, sur laquelle
Olbinett avait jetй le coup d’oeil du maоtre. Paganel venait de
courir la ville en compagnie de Robert, et il raconta son
impression nocturne d’une trиs laconique faзon. Il n’avait
absolument rien vu.

Cependant, un homme moins distrait eыt remarquй certaine agitation
dans les rues de Seymour: des groupes йtaient formйs за et lа, qui
se grossissaient peu а peu; on causait а la porte des maisons; on
s’interrogeait avec une inquiйtude rйelle; quelques journaux du
jour йtaient lus а haute voix, commentйs, discutйs. Ces symptфmes
ne pouvaient йchapper а l’observateur le moins attentif. Cependant
Paganel n’avait rien soupзonnй.

Le major, lui, sans aller si loin, sans mкme sortir de l’hфtel, se
rendit compte des craintes qui prйoccupaient justement la petite
ville. Dix minutes de conversation avec le loquace Dickson, le
maоtre de l’hфtel, et il sut а quoi s’en tenir.

Mais il n’en souffla mot. Seulement, quand le souper fut terminй,
lorsque lady Glenarvan, Mary et Robert Grant eurent regagnй leurs
chambres, le major retint ses compagnons et leur dit:

«On connaоt les auteurs du crime commis sur le chemin de fer de
Sandhurst.

-- Et ils sont arrкtйs? demanda vivement Ayrton.

-- Non, rйpondit Mac Nabbs, sans paraоtre remarquer l’empressement
du quartier-maоtre, empressement trиs justifiй, d’ailleurs, dans
cette circonstance.

-- Tant pis, ajouta Ayrton.

-- Eh bien! demanda Glenarvan, а qui attribue-t-on ce crime?

-- Lisez, rйpondit le major, qui prйsenta а Glenarvan un numйro de
l’_Australian and New Zealand gazette_, et vous verrez que
l’inspecteur de police ne se trompait pas.»

Glenarvan lut а haute voix le passage suivant:

«Sydney, 2 janvier 1866. -- On se rappelle que, dans «la nuit du
29 au 30 dйcembre dernier, un accident eut lieu а Camden-Bridge, а
cinq milles au delа de la station de Castlemaine, railway de
Melbourne а Sandhurst. L’express de nuit de 11 h 45, lancй а toute
vitesse, est venu se prйcipiter dans la Lutton-river. Le pont de
Camden йtait restй ouvert au passage du train.

«Des vols nombreux commis aprиs l’accident, le «cadavre» du garde
retrouvй а un demi-mille de Camden-Bridge, prouvиrent que cette
catastrophe йtait le rйsultat d’un crime.

«En effet, d’aprиs l’enquкte du coroner, il rйsulte que ce crime
doit кtre attribuй а la bande de convicts йchappйs depuis six mois
du pйnitentiaire de Perth, Australie occidentale, au moment oщ ils
allaient кtre transfйrйs а l’оle Norfolk.

«Ces convicts sont au nombre de vingt-neuf; ils sont commandйs par
un certain Ben Joyce, malfaiteur de la plus dangereuse espиce,
arrivй depuis quelques mois en Australie, on ne sait par quel
navire, et sur lequel la justice n’a jamais pu mettre la main.

«Les habitants des villes, les colons et squatters des stations
sont invitйs а se tenir sur leurs gardes, et а faire parvenir au
_surveyor_ gйnйral tous les renseignements de nature а favoriser
ses recherches.

«J P Mitchell, S G»

Lorsque Glenarvan eut terminй la lecture de cet article, Mac Nabbs
se tourna vers le gйographe et lui dit:

«Vous voyez, Paganel, qu’il peut y avoir des convicts en
Australie.

-- Des йvadйs, c’est йvident! rйpondit Paganel, mais des
transportйs rйguliиrement admis, non. Ces gens-lа n’ont pas le
droit d’кtre ici.

-- Enfin, ils y sont, reprit Glenarvan; mais je ne suppose pas que
leur prйsence puisse modifier nos projets et arrкter notre voyage.
Qu’en penses-tu, John?»

John Mangles ne rйpondit pas immйdiatement; il hйsitait entre la
douleur que causerait aux deux enfants l’abandon des recherches
commencйes et la crainte de compromettre l’expйdition.

«Si lady Glenarvan et miss Grant n’йtaient pas avec nous, dit-il,
je me prйoccuperais fort peu de cette bande de misйrables.»

Glenarvan le comprit et ajouta:

«Il va sans dire qu’il ne s’agit pas de renoncer а accomplir notre
tвche; mais peut-кtre serait-il prudent, а cause de nos compagnes,
de rejoindre le _Duncan_ а Melbourne, et d’aller reprendre а l’est
les traces d’Harry Grant. Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs?

-- Avant de me prononcer, rйpondit le major, je dйsirerais
connaоtre l’opinion d’Ayrton.»

Le quartier-maоtre, directement interpellй, regarda Glenarvan.

«Je pense, dit-il, que nous sommes а deux cents milles de
Melbourne, et que le danger, s’il existe, est aussi grand sur la
route du sud que sur la route de l’est. Toutes deux sont peu
frйquentйes, toutes deux se valent. D’ailleurs, je ne crois pas
qu’une trentaine de malfaiteurs puissent effrayer huit hommes bien
armйs et rйsolus. Donc, sauf meilleur avis, j’irais en avant.

-- Bien parlй, Ayrton, rйpondit Paganel. En continuant, nous
pouvons couper les traces du capitaine Grant. En revenant au sud,
nous les fuyons au contraire. Je pense donc comme vous, et je fais
bon marchй de ces йchappйs de Perth, dont un homme de coeur ne
saurait tenir compte!»

Sur ce, la proposition de ne rien changer au programme du voyage
fut mise aux voix et passa а l’unanimitй.

«Une seule observation, _mylord_, dit Ayrton au moment oщ on
allait se sйparer.

-- Parlez, Ayrton.

-- Ne serait-il pas opportun d’envoyer au _Duncan_ l’ordre de
rallier la cфte?

-- А quoi bon? rйpondit John Mangles. Lorsque nous serons arrivйs
а la baie Twofold, il sera temps d’expйdier cet ordre. Si quelque
йvйnement imprйvu nous obligeait а gagner Melbourne, nous
pour_rio_ns regretter de ne plus y trouver le _Duncan_.
D’ailleurs, ses avaries ne doivent pas encore кtre rйparйes. Je
crois donc, par ces divers motifs, qu’il vaut mieux attendre.

-- Bien!» rйpondit Ayrton, qui n’insista pas.

Le lendemain, la petite troupe, armйe et prкte а tout йvйnement,
quitta Seymour. Une demi-heure aprиs, elle rentrait dans la forкt
d’eucalyptus, qui reparaissait de nouveau vers l’est. Glenarvan
eыt prйfйrй voyager en rase campagne. Une plaine est moins propice
aux embыches et guet-apens qu’un bois йpais. Mais on n’avait pas
le choix, et le cha_rio_t se faufila pendant toute la journйe
entre les grands arbres monotones. Le soir, aprиs avoir longй la
frontiиre septent_rio_nale du comtй d’Anglesey, il franchit le
cent quarante-sixiиme mйridien, et l’on campa sur la limite du
district de Murray.


Chapitre XVI
_Oщ le major soutient que ce sont des singes_

Le lendemain matin, 5 janvier, les voyageurs mettaient le pied sur
le vaste territoire de Murray. Ce district vague et inhabitй
s’йtend jusqu’а la haute barriиre des Alpes australiennes. La
civilisation ne l’a pas encore dйcoupй en comtйs distincts. C’est
la portion peu connue et peu frйquentйe de la province. Ses forкts
tomberont un jour sous la hache du bushman; ses prairies seront
livrйes au troupeau du squatter; mais jusqu’ici c’est le sol
vierge, tel qu’il йmergea de l’ocйan Indien, c’est le dйsert.

L’ensemble de ces terrains porte un nom significatif sur les
cartes anglaises: «reserve for the blacks», la rйserve pour les
noirs. C’est lа que les indigиnes ont йtй brutalement repoussйs
par les colons. On leur a laissй, dans les plaines йloignйes, sous
les bois inaccessibles, quelques places dйterminйes, oщ la race
aborigиne achиvera peu а peu de s’йteindre. Tout homme blanc,
colon, йmigrant, squatter, bushman, peut franchir les limites de
ces rйserves. Le noir seul n’en doit jamais sortir.

Paganel, tout en chevauchant, traitait cette grave question des
races indigиnes. Il n’y eut qu’un avis а cet йgard, c’est que le
systиme britannique poussait а l’anйantissement des peuplades
conquises, а leur effacement des rйgions oщ vivaient leurs
ancкtres. Cette funeste tendance fut partout marquйe, et en
Australie plus qu’ailleurs.

Aux premiers temps de la colonie, les dйportйs, les colons eux-
mкmes, considйraient les noirs comme des animaux sauvages. Ils les
chassaient et les tuaient а coups de fusil. On les massacrait, on
invoquait l’autoritй des jurisconsultes pour prouver que
l’australien йtant hors la loi naturelle, le meurtre de ces
misйrables ne constituait pas un crime. Les journaux de Sydney
proposиrent mкme un moyen efficace de se dйbarrasser des tribus du
lac Hunter:

C’йtait de les empoisonner en masse.

Les anglais, on le voit, au dйbut de leur conquкte, appelиrent le
meurtre en aide а la colonisation.

Leurs cruautйs furent atroces. Ils se conduisirent en Australie
comme aux Indes, oщ cinq millions d’indiens ont disparu; comme au
Cap, oщ une population d’un million de hottentots est tombйe а
cent mille. Aussi la population aborigиne, dйcimйe par les mauvais
traitements et l’ivrognerie, tend-elle а disparaоtre du continent
devant une civilisation homicide. Certains gouverneurs, il est
vrai, ont lancй des dйcrets contre les sanguinaires bushmen!

Ils punissaient de quelques coups de fouet le blanc qui coupait le
nez ou les oreilles а un noir, ou lui enlevait le petit doigt,
«pour s’en faire un bourre-pipe. «vaines menaces! Les meurtres
s’organisиrent sur une vaste йchelle et des tribus entiиres
disparurent. Pour ne citer que l’оle de Van-Diemen, qui comptait
cinq cent mille indigиnes au commencement du siиcle, ses
habitants, en 1863, йtaient rйduits а sept! Et derniиrement, le
_mercure_ a pu signaler l’arrivйe а Hobart-Town du dernier des
tasmaniens.

Ni Glenarvan, ni le major, ni John Mangles, ne contredirent
Paganel. Eussent-ils йtй anglais, ils n’auraient pas dйfendu leurs
compat_rio_tes. Les faits йtaient patents, incontestables.

«Il y a cinquante ans, ajouta Paganel, nous au_rio_ns dйjа
rencontrй sur notre route mainte tribu de naturels, et jusqu’ici
pas un indigиne n’est encore apparu. Dans un siиcle, ce continent
sera entiиrement dйpeuplй de sa race noire.»

En effet, la rйserve paraissait кtre absolument abandonnйe. Nulle
trace de campements ni de huttes.

Les plaines et les grands taillis se succйdaient, et peu а peu la
contrйe prit un aspect sauvage. Il semblait mкme qu’aucun кtre
vivant, homme ou bкte, ne frйquentait ces rйgions йloignйes, quand
Robert, s’arrкtant devant un bouquet d’eucalyptus, s’йcria:

«Un singe! Voilа un singe!»

Et il montrait un grand corps noir qui, se glissant de branche en
branche avec une surprenante agilitй, passait d’une cime а
l’autre, comme si quelque appareil membraneux l’eыt soutenu dans
l’air. En cet йtrange pays, les singes volaient-ils donc comme
certains renards auxquels la nature a donnй des ailes de chauve-
souris?

Cependant, le cha_rio_t s’йtait arrкtй, et chacun suivait des yeux
l’animal qui se perdit peu а peu dans les hauteurs de
l’eucalyptus. Bientфt, on le vit redescendre avec la rapiditй de
l’йclair, courir sur le sol avec mille contorsions et gambades,
puis saisir de ses longs bras le tronc lisse d’un йnorme gommier.
On se demandait comment il s’йlиverait sur cet arbre droit et
glissant qu’il ne pouvait embrasser. Mais le singe, frappant
alternativement le tronc d’une sorte de hache, creusa de petites
entailles, et par ces points d’appui rйguliиrement espacйs, il
atteignit la fourche du gommier. En quelques secondes, il disparut
dans l’йpaisseur du feuillage.

«Ah за, qu’est-ce que c’est que ce singe-lа? demanda le major.

-- Ce singe-lа, rйpondit Paganel, c’est un australien pur sang!»

Les compagnons du gйographe n’avaient pas encore eu le temps de
hausser les йpaules, que des cris qu’on pourrait orthographier
ainsi: «coo-eeh!

Coo-eeh!» retentirent а peu de distance. Ayrton piqua ses boeufs,
et, cent pas plus loin, les voyageurs arrivaient inopinйment а un
campement d’indigиnes.

Quel triste spectacle! Une dizaine de tentes se dressaient sur le
sol nu. Ces «gunyos», faits avec des bandes d’йcorce йtagйes comme
des tuiles, ne protйgeaient que d’un cфtй leurs misйrables
habitants. Ces кtres, dйgradйs par la misиre, йtaient repoussants.
Il y en avait lа une trentaine, hommes, femmes et enfants, vкtus
de peaux de _kanguroos_ dйchiquetйes comme des haillons. Leur
premier mouvement, а l’approche du cha_rio_t, fut de s’enfuir.
Mais quelques mots d’Ayrton prononcйs dans un inintelligible
patois parurent les rassurer. Ils revinrent alors, moitiй
confiants, moitiй craintifs, comme des animaux auxquels on tend
quelque morceau friand.

Ces indigиnes, hauts de cinq pieds quatre pouces а cinq pieds sept
pouces, avaient un teint fuligineux, non pas noir, mais couleur de
vieille suie, les cheveux floconneux, les bras longs, l’abdomen
proйminent, le corps velu et couturй par les cicatrices du
tatouage ou par les incisions pratiquйes dans les cйrйmonies
funиbres. Rien d’horrible comme leur figure monstrueuse, leur
bouche йnorme, leur nez йpatй et йcrasй sur les joues, leur
mвchoire infйrieure proйminente, armйe de dents blanches, mais
proclives. Jamais crйatures humaines n’avaient prйsentй а ce point
le type d’animalitй.

«Robert ne se trompait pas, dit le major, ce sont des singes, --
pur sang, si l’on veut, -- mais ce sont des singes!

-- Mac Nabbs, rйpondit lady Helena, donneriez-vous donc raison а
ceux qui les chassent comme des bкtes sauvages? Ces pauvres кtres
sont des hommes.

-- Des hommes! s’йcria Mac Nabbs! Tout au plus des кtres
intermйdiaires entre l’homme et l’orang-outang! Et encore, si je
mesurais leur angle facial, je le trouverais aussi fermй que celui
du singe!»

Mac Nabbs avait raison sous ce rapport; l’angle facial de
l’indigиne australien est trиs aigu et sensiblement йgal а celui
de l’orang-outang, soit soixante а soixante-deux degrйs. Aussi
n’est-ce pas sans raison que M De Rienzi proposa de classer ces
malheureux dans une race а part qu’il nommait les
«pithйcomorphes», c’est-а-dire hommes а formes de singes.

Mais lady Helena avait encore plus raison que Mac Nabbs, en tenant
pour des кtres douйs d’une вme ces indigиnes placйs au dernier
degrй de l’йchelle humaine. Entre la brute et l’australien existe
l’infranchissable abоme qui sйpare les genres. Pascal a justement
dit que l’homme n’est brute nulle part.

Il est vrai qu’il ajoute avec non moins de sagesse, «ni ange non
plus.»

Or, prйcisйment, lady Helena et Mary Grant donnaient tort а cette
derniиre partie de la proposition du grand penseur. Ces deux
charitables femmes avaient quittй le cha_rio_t; elles tendaient
une main caressante а ces misйrables crйatures; elles leur
offraient des aliments que ces sauvages avalaient avec une
rйpugnante gloutonnerie. Les indigиnes devaient d’autant mieux
prendre lady Helena pour une divinitй, que, suivant leur religion,
les blancs sont d’anciens noirs, blanchis aprиs leur mort.

Mais ce furent les femmes, surtout, qui excitиrent la pitiй des
voyageuses. Rien n’est comparable а la condition de
l’australienne; une nature marвtre lui a mкme refusй le moindre
charme; c’est une esclave, enlevйe par la force brutale, qui n’a
eu d’autre prйsent de noce que des coups de «waddie», sorte de
bвton rivй а la main de son maоtre. Depuis ce moment, frappйe
d’une vieillesse prйcoce et foudroyante, elle a йtй accablйe de
tous les pйnibles travaux de la vie errante, portant avec ses
enfants enroulйs dans un paquet de jonc les instruments de pкche
et de chasse, les provisions de «phormium tenax», dont elle
fabrique des filets. Elle doit procurer des vivres а sa famille;
elle chasse les lйzards, les opossums et les serpents jusqu’а la
cime des arbres; elle coupe le bois du foyer; elle arrache les
йcorces de la tente; pauvre bкte de somme, elle ignore le repos,
et ne mange qu’aprиs son maоtre les restes dйgoыtants dont il ne
veut plus.

En ce moment, quelques-unes de ces malheureuses, privйes de
nourriture depuis longtemps peut-кtre, essayaient d’attirer les
oiseaux en leur prйsentant des graines.

On les voyait йtendues sur le sol brыlant, immobiles, comme
mortes, attendre pendant des heures entiиres qu’un naпf oiseau
vоnt а portйe de leur main! Leur industrie en fait de piиges
n’allait pas plus loin, et il fallait кtre un volatile australien
pour s’y laisser prendre.

Cependant les indigиnes, apprivoisйs par les avances des
voyageurs, les entouraient, et l’on dut se garder alors contre
leurs instincts йminemment pillards. Ils parlaient un idiome
sifflant, fait de battements de langue. Cela ressemblait а des
cris d’animaux. Cependant, leur voix avait souvent des inflexions
cвlines d’une grande douceur; le mot «noki, noki», se rйpйtait
souvent, et les gestes le faisaient suffisamment comprendre.
C’йtait le «Donnez-moi! Donnez-moi!» qui s’appliquait aux plus
menus objets des voyageurs. Mr Olbinett eut fort а faire pour
dйfendre le compartiment aux bagages et surtout les vivres de
l’expйdition.

Ces pauvres affamйs jetaient sur le cha_rio_t un regard effrayant
et montraient des dents aiguлs qui s’йtaient peut-кtre exercйes
sur des lambeaux de chair humaine. La plupart des tribus
australiennes ne sont pas anthropophages, sans doute, en temps de
paix, mais il est peu de sauvages qui se refusent а dйvorer la
chair d’un ennemi vaincu.

Cependant, а la demande d’Helena, Glenarvan donna ordre de
distribuer quelques aliments. Les naturels comprirent son
intention et se livrиrent а des dйmonstrations qui eussent йmu le
coeur le plus insensible. Ils poussиrent aussi des rugissements
semblables а ceux des bкtes fauves, quand le gardien leur apporte
la pitance quotidienne. Sans donner raison au major, on ne pouvait
nier pourtant que cette race ne touchвt de prиs а l’animal.

Mr Olbinett, en homme galant, avait cru devoir servir d’abord les
femmes. Mais ces malheureuses crйatures n’osиrent manger avant
leurs redoutables maоtres. Ceux-ci se jetиrent sur le biscuit et
la viande sиche comme sur une proie.

Mary Grant, songeant que son pиre йtait prisonnier d’indigиnes
aussi grossiers, sentit les larmes lui venir aux yeux. Elle se
reprйsentait tout ce que devait souffrir un homme tel qu’Harry
Grant, esclave de ces tribus errantes, en proie а la misиre, а la
faim, aux mauvais traitements.

John Mangles, qui l’observait avec la plus inquiиte attention,
devina les pensйes dont son coeur йtait plein, et il alla au-
devant de ses dйsirs en interrogeant le quartier-maоtre du
_Britannia_.

«Ayrton, lui dit-il, est-ce des mains de pareils sauvages que vous
vous кtes йchappй?

-- Oui, capitaine, rйpondit Ayrton. Toutes ces peuplades de
l’intйrieur se ressemblent. Seulement, vous ne voyez ici qu’une
poignйe de ces pauvres diables, tandis qu’il existe sur les bords
du Darling des tribus nombreuses et commandйes par des chefs dont
l’autoritй est redoutable.

-- Mais, demanda John Mangles, que peut faire un europйen au
milieu de ces naturels?

-- Ce que je faisais moi-mкme, rйpondit Ayrton; il chasse, il
pкche avec eux, il prend part а leurs combats; comme je vous l’ai
dйjа dit, il est traitй en raison des services qu’il rend, et pour
peu que ce soit un homme intelligent et brave, il prend dans la
tribu une situation considйrable.

-- Mais il est prisonnier? dit Mary Grant.

-- Et surveillй, ajouta Ayrton, de faзon а ne pouvoir faire un
pas, ni jour ni nuit!

-- Cependant, vous кtes parvenu а vous йchapper, Ayrton, dit le
major, qui vint se mкler а la conversation.

-- Oui, Monsieur Mac Nabbs, а la faveur d’un combat entre ma tribu
et une peuplade voisine. J’ai rйussi.

Bien. Je ne le regrette pas. Mais si c’йtait а refaire, je
prйfйrerais, je crois, un йternel esclavage aux tortures que j’ai
йprouvйes en traversant les dйserts de l’intйrieur. Dieu garde le
capitaine Grant de tenter une pareille chance de salut!

-- Oui, certes, rйpondit John Mangles, nous devons dйsirer, miss
Mary, que votre pиre soit retenu dans une tribu indigиne. Nous
trouverons ses traces plus aisйment que s’il errait dans les
forкts du continent.

-- Vous espйrez toujours? demanda la jeune fille.

-- J’espиre toujours, miss Mary, vous voir heureuse un jour, avec
l’aide de Dieu!»

Les yeux humides de Mary Grant purent seuls remercier le jeune
capitaine.

Pendant cette conversation, un mouvement inaccoutumй s’йtait
produit parmi les sauvages; ils poussaient des cris retentissants;
ils couraient dans diverses directions; ils saisissaient leurs
armes et semblaient pris d’une fureur farouche.

Glenarvan ne savait oщ ils voulaient en venir, quand le major,
interpellant Ayrton, lui dit:

«Puisque vous avez vйcu pendant longtemps chez les australiens,
vous comprenez sans doute le langage de ceux-ci?

-- А peu prиs, rйpondit le quartier-maоtre, car, autant de tribus,
autant d’idiomes. Cependant, je crois deviner que, par
reconnaissance, ces sauvages veulent montrer а son honneur le
simulacre d’un combat.»

C’йtait en effet la cause de cette agitation. Les indigиnes, sans
autre prйambule, s’attaquиrent avec une fureur parfaitement
simulйe, et si bien mкme, qu’а moins d’кtre prйvenu on eыt pris au
sйrieux cette petite guerre. Mais les australiens sont des mimes
excellents, au dire des voyageurs, et, en cette occasion, ils
dйployиrent un remarquable talent.

Leurs instruments d’attaque et de dйfense consistaient en un
casse-tкte, sorte de massue de bois qui a raison des crвnes les
plus йpais, et une espиce de «tomahawk», pierre aiguisйe trиs
dure, fixйe entre deux bвtons par une gomme adhйrente. Cette hache
a une poignйe longue de dix pieds. C’est un redoutable instrument
de guerre et un utile instrument de paix, qui sert а abattre les
branches ou les tкtes, а entailler les corps ou les arbres,
suivant le cas.

Toutes ces armes s’agitaient dans des mains frйnйtiques, au bruit
des vocifйrations; les combattants se jetaient les uns sur les
autres; ceux-ci tombaient comme morts, ceux-lа poussaient le cri
du vainqueur. Les femmes, les vieilles principalement, possйdйes
du dйmon de la guerre, les excitaient au combat, se prйcipitaient
sur les faux cadavres, et les mutilaient en apparence avec une
fйrocitй qui, rйelle, n’eыt pas йtй plus horrible. А chaque
instant, lady Helena craignait que le jeu ne dйgйnйrвt en bataille
sйrieuse. D’ailleurs, les enfants, qui avaient pris part au
combat, y allaient franchement. Les petits garзons et les petites
filles, plus rageuses, surtout, s’administraient des taloches
superbes avec un entrain fйroce.

Ce combat simulй durait dйjа depuis dix minutes, quand soudain les
combattants s’arrкtиrent. Les armes tombиrent de leurs mains. Un
profond silence succйda au bruyant tumulte. Les indigиnes
demeurиrent fixes dans leur derniиre attitude, comme des
personnages de tableaux vivants.

On les eыt dit pйtrifiйs.

Quelle йtait la cause de ce changement, et pourquoi tout d’un coup
cette immobilitй marmorйenne. On ne tarda pas а le savoir.

Une bande de kakatoиs se dйployait en ce moment а la hauteur des
gommiers. Ils remplissaient l’air de leurs babillements et
ressemblaient, avec les nuances vigoureuses de leur plumage, а un
arc-en-ciel volant. C’йtait l’apparition de cette йclatante nuйe
d’oiseaux qui avait interrompu le combat. La chasse, plus utile
que la guerre, lui succйdait.

Un des indigиnes, saisissant un instrument peint en rouge, d’une
structure particuliиre, quitta ses compagnons toujours immobiles,
et se dirigea entre les arbres et les buissons vers la bande de
kakatoиs.

Il ne faisait aucun bruit en rampant, il ne frфlait pas une
feuille, il ne dйplaзait pas un caillou.

C’йtait une ombre qui glissait.

Le sauvage, arrivй а une distance convenable, lanзa son instrument
suivant une ligne horizontale а deux pieds du sol. Cette arme
parcourut ainsi un espace de quarante pieds environ; puis,
soudain, sans toucher la terre, elle se releva subitement par un
angle droit, monta а cent pieds dans l’air, frappa mortellement
une douzaine d’oiseaux, et, dйcrivant une parabole, revint tomber
aux pieds du chasseur.

Glenarvan et ses compagnons йtaient stupйfaits; ils ne pouvaient
en croire leurs yeux.

«C’est le «boomerang!» dit Ayrton.

-- Le boomerang! s’йcria Paganel, le boomerang australien.»

Et, comme un enfant, il alla ramasser l’instrument merveilleux,
«pour voir ce qu’il y avait dedans.»

On aurait pu penser, en effet, qu’un mйcanisme intйrieur, un
ressort subitement dйtendu, en modifiait la course. Il n’en йtait
rien.

Ce boomerang consistait tout uniment en une piиce de bois dur et
recourbй, longue de trente а quarante pouces. Son йpaisseur au
milieu йtait de trois pouces environ, et ses deux extrйmitйs se
terminaient en pointes aiguлs. Sa partie concave rentrait de six
lignes et sa partie convexe prйsentait deux rebords trиs affilйs.
C’йtait aussi simple qu’incomprйhensible.

«Voilа donc ce fameux boomerang! dit Paganel aprиs avoir
attentivement examinй le bizarre instrument.

Un morceau de bois et rien de plus. Pourquoi, а un certain moment
de sa course horizontale, remonte-t-il dans les airs pour revenir
а la main qui l’a jetй?

Les savants et les voyageurs n’ont jamais pu donner l’explication
de ce phйnomиne.

-- Ne serait-ce pas un effet semblable а celui du cerceau qui,
lancй d’une certaine faзon, revient а son point de dйpart? dit
John Mangles.

-- Ou plutфt, ajouta Glenarvan, un effet rйtrograde, pareil а
celui d’une bille de billard frappйe en un point dйterminй?

-- Aucunement, rйpondit Paganel; dans ces deux cas, il y a un
point d’appui qui dйtermine la rйaction:

C’est le sol pour le cerceau, et le tapis pour la bille. Mais,
ici, le point d’appui manque, l’instrument ne touche pas la terre,
et cependant il remonte а une hauteur considйrable!

-- Alors comment expliquez-vous ce fait, Monsieur Paganel? demanda
lady Helena.

-- Je ne l’explique pas, madame, je le constate une fois de plus;
l’effet tient йvidemment а la maniиre dont le boomerang est lancй
et а sa conformation particuliиre. Mais, quant а ce lancement,
c’est encore le secret des australiens.

-- En tout cas, c’est bien ingйnieux... Pour des singes, «ajouta
lady Helena, en regardant le major qui secoua la tкte d’un air peu
convaincu.

Cependant, le temps s’йcoulait, et Glenarvan pensa qu’il ne devait
pas retarder davantage sa marche vers l’est; il allait donc prier
les voyageurs de remonter dans leur cha_rio_t, quand un sauvage
arriva tout courant, et prononзa quelques mots avec une grande
animation.

«Ah! fit Ayrton, ils ont aperзu des casoars!

-- Quoi! Il s’agit d’une chasse? dit Glenarvan.

-- Il faut voir cela, s’йcria Paganel. Ce doit кtre curieux! Peut-
кtre le boomerang va-t-il fonctionner encore.

-- Qu’en pensez-vous, Ayrton?

-- Ce ne sera pas long, _mylord_», rйpondit le quartier-maоtre.

Les indigиnes n’avaient pas perdu un instant. C’est pour eux un
coup de fortune de tuer des casoars. La tribu a ses vivres assurйs
pour quelques jours. Aussi les chasseurs emploient-ils toute leur
adresse а s’emparer d’une pareille proie. Mais comment, sans
fusils, parviennent-ils а abattre, et, sans chiens, а atteindre un
animal si agile? C’йtait le cфtй trиs intйressant du spectacle
rйclamй par Paganel.

L’йmu ou casoar sans casque, nommй «moureuk» par les naturels, est
un animal qui commence а se faire rare dans les plaines de
l’Australie. Ce gros oiseau, haut de deux pieds et demi, a une
chair blanche qui rappelle beaucoup celle du dindon; il porte sur
la tкte une plaque cornйe; ses yeux sont brun clair, son bec noir
et courbй de haut en bas; ses doigts armйs d’ongles puissants; ses
ailes, de vйritables moignons, ne peuvent lui servir а voler; son
plumage, pour ne pas dire son pelage, est plus foncй au cou et а
la poitrine. Mais, s’il ne vole pas, il court et dйfierait sur le
turf le cheval le plus rapide. On ne peut donc le prendre que par
la ruse, et encore faut-il кtre singuliиrement rusй.

C’est pourquoi, а l’appel de l’indigиne, une dizaine d’australiens
se dйployиrent comme un dйtachement de tirailleurs. C’йtait dans
une admirable plaine, oщ l’indigo croissait naturellement et
bleuissait le sol de ses fleurs. Les voyageurs s’arrкtиrent sur la
lisiиre d’un bois de mimosas.

А l’approche des naturels, une demi-douzaine d’йmus se levиrent,
prirent la fuite, et allиrent se remiser а un mille. Quand le
chasseur de la tribu eut reconnu leur position, il fit signe а ses
camarades de s’arrкter. Ceux-ci s’йtendirent sur le sol, tandis
que lui, tirant de son filet deux peaux de casoar fort adroitement
cousues, s’en affubla sur-le-champ.

Son bras droit passait au-dessus de sa tкte, et il imitait en
remuant la dйmarche d’un йmu qui cherche sa nourriture.

L’indigиne se dirigea vers le troupeau; tantфt il s’arrкtait,
feignant de picorer quelques graines; tantфt il faisait voler la
poussiиre avec ses pieds et s’entourait d’un nuage poudreux. Tout
ce manиge йtait parfait. Rien de plus fidиle que cette
reproduction des allures de l’йmu. Le chasseur poussait des
grognements sourds auxquels l’oiseau lui-mкme se fыt laissй
prendre. Ce qui arriva. Le sauvage se trouva bientфt au milieu de
la bande insoucieuse. Soudain, son bras brandit la massue, et cinq
йmus sur six tombиrent а ses cфtйs.

Le chasseur avait rйussi; la chasse йtait terminйe.

Alors Glenarvan, les voyageuses, toute la petite troupe prit congй
des indigиnes. Ceux-ci montrиrent peu de regrets de cette
sйparation. Peut-кtre le succиs de la chasse aux casoars leur
faisait-il oublier leur fringale satisfaite. Ils n’avaient mкme
pas la reconnaissance de l’estomac, plus vivace que celle du
coeur, chez les natures incultes et chez les brutes.

Quoi qu’il en soit, on ne pouvait, en de certaines occasions, ne
point admirer leur intelligence et leur adresse.


Chapitre XVII
_Les йleveurs millionnaires_

Aprиs une nuit tranquillement passйe par 14615 de longitude, les
voyageurs, le 6 janvier, а sept heures du matin, continuиrent а
traverser le vaste district. Ils marchaient toujours vers le
soleil levant, et les empreintes de leurs pas traзaient sur la
plaine une ligne rigoureusement droite. Deux fois, ils coupиrent
des traces de squatters qui se dirigeaient vers le nord, et alors
ces diverses empreintes se seraient confondues, si le cheval de
Glenarvan n’eыt laissй sur la poussiиre la marque de Black-Point,
reconnaissable а ses deux trиfles.

La plaine йtait parfois sillonnйe de creeks capricieux, entourйs
de buis, aux eaux plutфt temporaires que permanentes. Ils
prenaient naissance sur les versants des «Buffalos-Ranges», chaоne
de mйdiocres montagnes dont la ligne pittoresque ondulait а
l’horizon.

On rйsolut d’y camper le soir mкme. Ayrton pressa son attelage,
et, aprиs une journйe de trente-cinq milles, les boeufs
arrivиrent, un peu fatiguйs. La tente fut dressйe sous de grands
arbres; la nuit йtait venue, le souper fut rapidement expйdiй. On
songeait moins а manger qu’а dormir, aprиs une marche pareille.

Paganel, а qui revenait le premier quart, ne se coucha pas, et, sa
carabine а l’йpaule, il veilla sur le campement, se promenant de
long en large pour mieux rйsister au sommeil.

Malgrй l’absence de la lune, la nuit йtait presque lumineuse sous
l’йclat des constellations australes.

Le savant s’amusait а lire dans ce grand livre du firmament
toujours ouvert et si intйressant pour qui sait le comprendre. Le
profond silence de la nature endormie n’йtait interrompu que par
le bruit des entraves qui retentissaient aux pieds des chevaux.

Paganel se laissait donc entraоner а ses mйditations
astronomiques, et il s’occupait plus des choses du ciel que des
choses de la terre, quand un son lointain le tira de sa rкverie.

Il prкta une oreille attentive, et, а sa grande stupйfaction, il
crut reconnaоtre les sons d’un piano; quelques accords, largement
arpйgйs, envoyaient jusqu’а lui leur sonoritй frйmissante.

Il ne pouvait s’y tromper.

«Un piano dans le dйsert! Se dit Paganel. Voilа ce que je
n’admettrai jamais.»

C’йtait trиs surprenant, en effet, et Paganel aima mieux croire
que quelque йtrange oiseau d’Australie imitait les sons d’un
Pleyel ou d’un Йrard, comme d’autres imitent des bruits d’horloge
et de rйmouleur.

Mais, en ce moment, une voix purement timbrйe s’йleva dans les
airs. Le pianiste йtait doublй d’un chanteur. Paganel йcouta sans
vouloir se rendre.

Cependant aprиs quelques instants, il fut forcй de reconnaоtre
l’air sublime qui frappait son oreille.

C’йtait _il mio tesoro tanto_, du _Don Juan_.

«Parbleu! Pensa le gйographe, si bizarres que soient les oiseaux
australiens, et quand ce seraient les perroquets les plus
musiciens du monde, ils ne peuvent pas chanter du Mozart!»

Puis il йcouta jusqu’au bout cette sublime inspiration du maоtre.
L’effet de cette suave mйlodie, portйe а travers une nuit limpide,
йtait indescriptible.

Paganel demeura longtemps sous ce charme inexprimable; puis la
voix se tut, et tout rentra dans le silence.

Quand Wilson vint relever Paganel, il le trouva plongй dans une
rкverie profonde. Paganel ne dit rien au matelot; il se rйserva
d’instruire Glenarvan, le lendemain, de cette particularitй, et il
alla se blottir sous la tente.

Le lendemain, toute la troupe йtait rйveillйe par des aboiements
inattendus. Glenarvan se leva aussitфt.

Deux magnifiques «pointers», hauts sur pied, admirables spйcimens
du chien d’arrкt de race anglaise, gambadaient sur la lisiиre d’un
petit bois. А l’approche des voyageurs, ils rentrиrent sous les
arbres en redoublant leurs cris.

«Il y a donc une station dans ce dйsert, dit Glenarvan, et des
chasseurs, puisque voilа des chiens de chasse?»

Paganel ouvrait dйjа la bouche pour raconter ses impressions de la
nuit passйe, quand deux jeunes gens apparurent, montant deux
chevaux de sang de toute beautй, de vйritables «hunters.»

Les deux gentlemen, vкtus d’un йlйgant costume de chasse,
s’arrкtиrent а la vue de la petite troupe campйe а la faзon
bohйmienne. Ils semblaient se demander ce que signifiait la
prйsence de gens armйs en cet endroit, quand ils aperзurent les
voyageuses qui descendaient du cha_rio_t. Aussitфt, ils mirent
pied а terre, et ils s’avancиrent vers elles, le chapeau а la
main.

Lord Glenarvan vint а leur rencontre, et, en sa qualitй
d’йtranger, il dйclina ses noms et qualitйs.

Les jeunes gens s’inclinиrent, et l’un d’eux, le plus вgй, dit:
«_mylord_, ces dames, vos compagnons et vous, voulez-vous nous
faire l’honneur de vous reposer dans notre habitation?

-- Messieurs?... Dit Glenarvan.

-- Michel et Sandy Patterson, propriйtaires de Hottam-Station.
Vous кtes dйjа sur les terres de l’йtablissement et vous n’avez
pas un quart de mille а faire.

-- Messieurs, rйpondit Glenarvan, je ne voudrais pas abuser d’une
hospitalitй si gracieusement offerte...

-- _Mylord_, reprit Michel Patterson, en acceptant, vous obligez
de pauvres exilйs qui seront trop heureux de vous faire les
honneurs du dйsert.»

Glenarvan s’inclina en signe d’acquiescement.

«Monsieur, dit alors Paganel, s’adressant а Michel Patterson,
serais-je indiscret en vous demandant si c’est vous qui chantiez
hier cet air du divin Mozart?

-- C’est moi, monsieur, rйpondit le gentleman, et mon cousin Sandy
m’accompagnait.

-- Eh bien! Monsieur, reprit Paganel, recevez les sincиres
compliments d’un franзais, admirateur passionnй de cette musique.»

Paganel tendit la main au jeune gentleman, qui la prit d’un air
fort aimable. Puis, Michel Patterson indiqua vers la droite la
route а suivre. Les chevaux avaient йtй laissйs aux soins d’Ayrton
et des matelots.

Ce fut donc а pied, causant et admirant, que les voyageurs, guidйs
par les deux jeunes gens, se rendirent а l’habitation d’Hottam-
Station.

C’йtait vraiment un йtablissement magnifique, tenu avec la
sйvйritй rigoureuse des parcs anglais.

D’immenses prairies, encloses de barriиres grises, s’йtendaient а
perte de vue. Lа, paissaient les boeufs par milliers, et les
moutons par millions. De nombreux bergers et des chiens plus
nombreux encore gardaient cette tumultueuse armйe. Aux beuglements
et aux bкlements se mкlaient l’aboiement des dogues et le
claquement strident des _stockwhipps_.

Vers l’est, le regard s’arrкtait sur une lisiиre de _myalls_ et de
gommiers, que dominait а sept mille cinq cents pieds dans les airs
la cime imposante du mont Hottam.

De longues avenues d’arbres verts а feuilles persistantes
rayonnaient dans toutes les directions.

За et lа se massaient d’йpais taillis de «grass-trees», arbustes
hauts de dix pieds, semblables au palmier nain, et perdus dans
leur chevelure de feuilles йtroites et longues. L’air йtait
embaumй du parfum des lauriers-menthes, dont les bouquets de
fleurs blanches, alors en pleine floraison, dйgageaient les plus
fines senteurs aromatiques.

Aux groupes charmants de ces arbres indigиnes se mariaient les
productions transplantйes des climats europйens. Le pкcher, le
poirier, le pommier, le figuier, l’oranger, le chкne lui-mкme,
furent saluйs par les hurrahs des voyageurs, et ceux-ci, s’ils ne
s’йtonnиrent pas trop de marcher а l’ombre des arbres de leur
pays, s’йmerveillиrent, du moins, а la vue des oiseaux qui
voltigeaient entre les branches, les «satin-birds «au plumage
soyeux, et les sйricules, vкtus mi-partie d’or et de velours noir.

Entre autres, et pour la premiиre fois, il leur fut donnй
d’admirer le «menure», c’est l’oiseau-lyre, dont l’appendice
caudal figure le gracieux instrument d’Orphйe. Il fuyait entre les
fougиres arborescentes, et lorsque sa queue frappait les branches,
on s’йtonnait presque de ne pas entendre ces harmonieux accords
dont s’inspirait Amphion pour rebвtir les murs de Thиbes. Paganel
avait envie d’en jouer.

Cependant, lord Glenarvan ne se contentait pas d’admirer les
fйeriques merveilles de cette oasis improvisйe dans le dйsert
australien. Il йcoutait le rйcit des jeunes gentlemen. En
Angleterre, au milieu de ses campagnes civilisйes, le nouvel
arrivant eыt tout d’abord appris а son hфte d’oщ il venait, oщ il
allait. Mais ici, et par une nuance de dйlicatesse finement
observйe, Michel et Sandy Patterson crurent devoir se faire
connaоtre des voyageurs auxquels ils offraient l’hospitalitй. Ils
racontиrent donc leur histoire.

C’йtait celle de tous ces jeunes anglais, intelligents et
industrieux, qui ne croient pas que la richesse dispense du
travail. Michel et Sandy Patterson йtaient fils d’un banquier de
Londres. А vingt ans, le chef de leur famille avait dit: «Voici
des millions, jeunes gens. Allez dans quelque colonie lointaine;
fondez-y un йtablissement utile; puisez dans le travail la
connaissance de la vie. Si vous rйussissez, tant mieux. Si vous
йchouez, peu importe. Nous ne regretterons pas les millions qui
vous auront servi а devenir des hommes.» Les deux jeunes gens
obйirent. Ils choisirent en Australie la colonie de Victoria pour
y semer les _bank-notes_ paternelles, et ils n’eurent pas lieu de
s’en repentir. Au bout de trois ans, l’йtablissement prospйrait.

On compte dans les provinces de Victoria, de la Nouvelle Galles du
sud et de l’Australie mйridionale plus de trois mille stations,
les unes dirigйes par les squatters qui йlиvent le bйtail, les
autres par les _settlers_, dont la principale industrie est la
culture du sol. Jusqu’а l’arrivйe des deux jeunes anglais,
l’йtablissement le plus considйrable de ce genre йtait celui de M
Jamieson, qui couvrait cent kilomиtres de superficie, avec une
bordure de vingt-cinq kilomиtres sur le Paroo, l’un des affluents
du Darling.

Maintenant, la station d’Hottam l’emportait en йtendue et en
affaires. Les deux jeunes gens йtaient squatters et _settlers_
tout а la fois. Ils administraient avec une rare habiletй, et, ce
qui est plus difficile, avec une йnergie peu commune, leur immense
propriйtй.

On le voit, cette station se trouvait reportйe а une grande
distance des principales villes, au milieu des dйserts peu
frйquentйs du Murray. Elle occupait l’espace compris entre 14648
et 147, c’est-а-dire un terrain long et large de cinq lieues,
situй entre les Buffalos-Ranges et le mont Hottam. Aux deux angles
nord de ce vaste quadrilatиre se dressaient а gauche le mont
Aberdeen, а droite les sommets du High-Barven. Les eaux belles et
sinueuses n’y manquaient pas, grвce aux creeks et affluents de
l’Oven’S-River, qui se jette au nord dans le lit du Murray. Aussi,
l’йlиve du bйtail et la culture du sol y rйussissaient йgalement.
Dix mille acres de terre, admirablement assolйs et amйnagйs,
mкlaient les rйcoltes indigиnes aux productions exotiques, tandis
que plusieurs millions d’animaux s’engraissaient dans les
verdoyants pвturages. Aussi, les produits de Hottam-Station
йtaient-ils cotйs а de hauts cours sur les marchйs de Castlemaine
et de Melbourne.

Michel et Sandy Patterson achevaient de donner ces dйtails de leur
industrieuse existence quand, а l’extrйmitй d’une avenue de
casuarinas, apparut l’habitation.

C’йtait une charmante maison de bois et de briques, enfouie sous
des bouquets d’йmйrophilis. Elle avait la forme йlйgante du
chalet, et une vйranda а laquelle pendaient des lampes chinoises
contournait le long des murs comme un impluvium antique. Devant
les fenкtres se dйployaient des bannes multicolores qui semblaient
кtre en fleurs. Rien de plus coquet, rien de plus dйlicieux au
regard, mais aussi rien de plus confortable. Sur les pelouses et
dans les massifs groupйs aux alentours poussaient des candйlabres
de bronze, qui supportaient d’йlйgantes lanternes; а la nuit
tombante, tout ce parc s’illuminait des blanches lumiиres du gaz,
venu d’un petit gazomиtre, cachй sous des berceaux de _myalls_ et
de fougиres arborescentes.

D’ailleurs, on ne voyait ni communs, ni йcuries, ni hangars, rien
de ce qui indique une exploitation rurale. Toutes ces dйpendances,
-- un vйritable village composй de plus de vingt huttes et
maisons, -- йtaient situйes а un quart de mille, au fond d’une
petite vallйe. Des fils йlectriques mettaient en communication
instantanйe le village et la maison des maоtres. Celle-ci, loin de
tout bruit, semblait perdue dans une forкt d’arbres exotiques.

Bientфt, l’avenue des casuarinas fut dйpassйe. Un petit pont de
fer d’une йlйgance extrкme, jetй sur un creek murmurant, donnait
accиs dans le parc rйservй.

Il fut franchi. Un intendant de haute mine vint au-devant des
voyageurs; les portes de l’habitation s’ouvrirent, et les hфtes de
Hottam-Station pйnйtrиrent dans les somptueux appartements
contenus sous cette enveloppe de briques et de fleurs.

Tout le luxe de la vie artiste et fashionable s’offrit а leurs
yeux. Sur l’antichambre, ornйe de sujets dйcoratifs empruntйs а
l’outillage du turf et de la chasse, s’ouvrait un vaste salon а
cinq fenкtres. Lа, un piano couvert de partitions anciennes et
nouvelles, des chevalets portant des toiles йbauchйes, des socles
ornйs de statues de marbre, quelques tableaux de maоtres flamands
accrochйs aux murs, de riches tapis, doux au pied comme une herbe
йpaisse, pans de tapisserie йgayйs de gracieux йpisodes
mythologiques, un lustre antique suspendu au plafond, des faпences
prйcieuses, des bibelots de prix et d’un goыt parfait, mille riens
chers et dйlicats qu’on s’йtonnait de voir dans une habitation
australienne, prouvaient une suprкme entente des arts et du
confort. Tout ce qui pouvait charmer les ennuis d’un exil
volontaire, tout ce qui pouvait ramener l’esprit au souvenir des
habitudes europйennes, meublait ce fйerique salon. On se serait
cru dans quelque chвteau de France ou d’Angleterre.

Les cinq fenкtres laissaient passer а travers le fin tissu des
bannes un jour tamisй et dйjа adouci par les pйnombres de la
vйranda. Lady Helena, en s’approchant, fut йmerveillйe.
L’habitation de ce cфtй dominait une large vallйe qui s’йtendait
jusqu’au pied des montagnes de l’est. La succession des prairies
et des bois, за et lа de vastes clairiиres, l’ensemble des
collines gracieusement arrondies, le relief de ce sol accidentй,
formaient un spectacle supйrieur а toute description.

Nulle autre contrйe au monde ne pouvait lui кtre comparйe, pas
mкme cette vallйe du paradis, si renommйe, des frontiиres
norvйgiennes du Telemarck.

Ce vaste panorama, dйcoupй par de grandes plaques d’ombre et de
lumiиre, changeait а chaque heure suivant les caprices du soleil.
L’imagination ne pouvait rien rкver au delа, et cet aspect
enchanteur satisfaisait tous les appйtits du regard.

Cependant, sur un ordre de Sandy Patterson, un dйjeuner venait
d’кtre improvisй par le maоtre d’hфtel de la station, et, moins
d’un quart d’heure aprиs leur arrivйe, les voyageurs s’asseyaient
devant une table somptueusement servie. La qualitй des mets et des
vins йtait indiscutable; mais ce qui plaisait surtout, au milieu
de ces raffinements de l’opulence, c’йtait la joie des deux jeunes
squatters, heureux d’offrir sous leur toit cette splendide
hospitalitй.

D’ailleurs, ils ne tardиrent pas а connaоtre le but de
l’expйdition, et ils prirent un vif intйrкt aux recherches de
Glenarvan. Ils donnиrent aussi bon espoir aux enfants du
capitaine.

«Harry Grant, dit Michel, est йvidemment tombй entre les mains des
indigиnes, puisqu’il n’a pas reparu dans les йtablissements de la
cфte. Il connaissait exactement sa position, le document le
prouve, et pour n’avoir pas gagnй quelque colonie anglaise, il
faut qu’а l’instant oщ il prenait terre il ait йtй fait prisonnier
par les sauvages.

-- C’est prйcisйment ce qui est arrivй а son quartier-maоtre
Ayrton, rйpondit John Mangles.

-- Mais vous, messieurs, demanda lady Helena, vous n’avez jamais
entendu parler de la catastrophe du _Britannia_?

-- Jamais, madame, rйpondit Michel.

-- Et quel traitement, suivant vous, a subi le capitaine Grant,
prisonnier des australiens?

-- Les australiens ne sont pas cruels, madame, rйpondit le jeune
squatter, et miss Grant peut кtre rassurйe а cet йgard. Il y a des
exemples frйquents de la douceur de leur caractиre, et quelques
europйens ont vйcu longtemps parmi eux, sans avoir jamais eu а se
plaindre de leur brutalitй.

-- King entre autres, dit Paganel, le seul survivant de
l’expйdition de Burke.

-- Non seulement ce hardi explorateur, reprit Sandy, mais aussi un
soldat anglais, nommй Buckley, qui, s’йtant йchappй en 1803 sur la
cфte de Port-Philippe, fut recueilli par les indigиnes et vйcut
trente-trois ans avec eux.

-- Et depuis cette йpoque, ajouta Michel Patterson, un des
derniers numйros de l’_Australasian_ nous apprend qu’un certain
Morrill vient d’кtre rendu а ses compatriotes, aprиs seize ans
d’esclavage.

L’histoire du capitaine doit кtre la sienne, car c’est prйcisйment
а la suite du naufrage de la _Pйruvienne_, en 1846, qu’il a йtй
fait prisonnier par les naturels et emmenй dans l’intйrieur du
continent. Ainsi, je crois que vous devez conserver tout espoir.»

Ces paroles causиrent une joie extrкme aux auditeurs du jeune
squatter. Elles corroboraient les renseignements dйjа donnйs par
Paganel et Ayrton.

Puis, on parla des convicts, lorsque les voyageuses eurent quittй
la table. Les squatters connaissaient la catastrophe de Camden-
Bridge, mais la prйsence d’une bande d’йvadйs ne leur inspirait
aucune inquiйtude. Ce n’est pas а une station dont le personnel
s’йlevait а plus de cent hommes, que ces malfaiteurs oseraient
s’attaquer. On devait penser, d’ailleurs, qu’ils ne
s’aventureraient pas dans ces dйserts du Murray, oщ ils n’avaient
que faire, ni du cфtй des colonies de la Nouvelle Galles, dont les
routes sont trиs surveillйes. Tel йtait aussi l’avis d’Ayrton.

Lord Glenarvan ne put refuser а ses aimables amphitryons de passer
cette journйe entiиre а la station de Hottam. C’йtaient douze
heures de retard qui devenaient douze heures de repos; les chevaux
et les boeufs ne pouvaient que se refaire avantageusement dans les
confortables йcuries de la station.

Ce fut donc chose convenue, et les deux jeunes gens soumirent а
leurs hфtes un programme de la journйe qui fut adoptй avec
empressement.

А midi, sept vigoureux hunters piaffaient aux portes de
l’habitation. Un йlйgant break destinй aux dames, et conduit а
grandes guides, permettait а son cocher de montrer son adresse
dans les savantes manoeuvres du «four in hand «. Les cavaliers,
prйcйdйs de piqueurs et armйs d’excellents fusils de chasse а
systиme, se mirent en selle et galopиrent aux portiиres, pendant
que la meute des pointers aboyait joyeusement а travers les
taillis.

Pendant quatre heures, la cavalcade parcourut les allйes et
avenues de ce parc grand comme un petit йtat d’Allemagne. Le
Reuss-Schleitz ou la Saxe-Cobourg-Gotha y auraient tenu tout
entiers.

Si l’on y rencontrait moins d’habitants, les moutons, en revanche,
foisonnaient. Quant au gibier, une armйe de rabatteurs n’en eыt
pas jetй davantage sous le fusil des chasseurs. Aussi, ce fut
bientфt une sйrie de dйtonations inquiйtantes pour les hфtes
paisibles des bois et des plaines. Le jeune Robert fit des
merveilles а cфtй du major Mac Nabbs. Ce hardi garзon, malgrй les
recommandations de sa soeur, йtait toujours en tкte, et le premier
au feu.

Mais John Mangles se chargea de veiller sur lui, et Mary Grant se
rassura.

Pendant cette battue, on tua certains animaux particuliers au
pays, et dont jusqu’alors Paganel ne connaissait que le nom: entre
autres, le «wombat «et le «bandicoot.»

Le wombat est un herbivore qui creuse des terriers а la maniиre
des blaireaux; il est gros comme un mouton, et sa chair est
excellente.

Le bandicoot est une espиce de marsupiaux, qui en remontrerait au
renard d’Europe et lui donnerait des leзons de pillage dans les
basses-cours. Cet animal, d’un aspect assez repoussant, long d’un
pied et demi, tomba sous les coups de Paganel, qui, par amour-
propre de chasseur, le trouva charmant.

«Une adorable bкte,» disait-il.

Robert, entre autres piиces importantes, tua fort adroitement un
«dasyure viverrin», sorte de petit renard, dont le pelage noir et
mouchetй de blanc vaut celui de la martre, et un couple d’opossums
qui se cachaient dans le feuillage йpais des grands arbres.

Mais de tous ces hauts faits, le plus intйressant fut, sans
contredit, une chasse au _kanguroo_. Les chiens, vers quatre
heures, firent lever une bande de ces curieux marsupiaux. Les
petits rentrиrent prйcipitamment dans la poche maternelle, et
toute la troupe s’йchappa en file. Rien de plus йtonnant que ces
йnormes bonds du _kanguroo_, dont les jambes de derriиre, deux
fois plus longues que celles de devant, se dйtendent comme un
ressort. En tкte de la troupe fuyante dйcampait un mвle haut de
cinq pieds, magnifique spйcimen du «macropus giganteus, «

Un «vieil homme, «comme disent les bushmen.

Pendant quatre а cinq milles, la chasse fut activement conduite.
Les _kanguroos_ ne se lassaient pas, et les chiens, qui redoutent,
non sans raison, leur vigoureuse patte armйe d’un ongle aigu, ne
se souciaient pas de les approcher. Mais enfin, йpuisйe par sa
course, la bande s’arrкta et le «vieil homme «s’appuya contre un
tronc d’arbre, prкt а se dйfendre. Un des pointers, emportй par
son йlan, alla rouler prиs de lui. Un instant aprиs, le malheureux
chien sautait en l’air, et retombait йventrй. Certes, la meute
tout entiиre n’aurait pas eu raison de ces puissants marsupiaux.
Il fallait donc en finir а coups de fusil, et les balles seules
pouvaient abattre le gigantesque animal.

En ce moment, Robert faillit кtre victime de son imprudence. Dans
le but d’assurer son coup, il s’approcha si prиs du _kanguroo_,
que celui-ci s’йlanзa d’un bond.

Robert tomba, un cri retentit. Mary Grant, du haut du break,
terrifiйe, sans voix, presque sans regards, tendait les mains vers
son frиre. Aucun chasseur n’osait tirer sur l’animal, car il
pouvait aussi frapper l’enfant.

Mais soudain John Mangles, son couteau de chasse ouvert, se
prйcipita sur le _kanguroo_ au risque d’кtre йventrй, et il frappa
l’animal au coeur. La bкte abattue, Robert se releva sans
blessure. Un instant aprиs, il йtait dans les bras de sa soeur.

«Merci, Monsieur John! Merci! dit Mary Grant, qui tendit la main
au jeune capitaine.

-- Je rйpondais de lui», dit John Mangles, en prenant la main
tremblante de la jeune fille.

Cet incident termina la chasse. La bande de marsupiaux s’йtait
dispersйe aprиs la mort de son chef, dont les dйpouilles furent
rapportйes а l’habitation. Il йtait alors six heures du soir. Un
dоner magnifique attendait les chasseurs. Entre autres mets, un
bouillon de queue de _kanguroo_, prйparй а la mode indigиne, fut
le grand succиs du repas.

Aprиs les glaces et sorbets du dessert, les convives passиrent au
salon. La soirйe fut consacrйe а la musique. Lady Helena, trиs
bonne pianiste, mit ses talents а la disposition des squatters.
Michel et Sandy Patterson chantиrent avec un goыt parfait des
passages empruntйs aux derniиres partitions de Gounod, de Victor
Massй, de Fйlicien David, et mкme de ce gйnie incompris, Richard
Wagner.

А onze heures, le thй fut servi; il йtait fait avec cette
perfection anglaise qu’aucun autre peuple ne peut йgaler. Mais
Paganel ayant demandй а goыter le thй australien, on lui apporta
une liqueur noire comme de l’encre, un litre d’eau dans lequel une
demi-livre de thй avait bouilli pendant quatre heures. Paganel,
malgrй ses grimaces, dйclara ce breuvage excellent.

А minuit, les hфtes de la station, conduits а des chambres
fraоches et confortables, prolongиrent dans leurs rкves les
plaisirs de cette journйe.

Le lendemain, dиs l’aube, ils prirent congй des deux jeunes
squatters. Il y eut force remercоments et promesses de se revoir
en Europe, au chвteau de Malcolm. Puis le cha_rio_t se mit en
marche, tourna la base du mont Hottam, et bientфt l’habitation
disparut, comme une vision rapide, aux yeux des voyageurs. Pendant
cinq milles encore, ils foulиrent du pied de leurs chevaux le sol
de la station.

А neuf heures seulement, la derniиre palissade fut franchie, et la
petite troupe s’enfonзa а travers les contrйes presque inconnues
de la province victorienne.


Chapitre XVIII
_Les alpes australiennes_

Une immense barriиre coupait la route dans le sud-est.

C’йtait la chaоne des Alpes australiennes, vaste fortification
dont les capricieuses courtines s’йtendent sur une longueur de
quinze cents milles, et arrкtent les nuages а quatre mille pieds
dans les airs.

Le ciel couvert ne laissait arriver au sol qu’une chaleur tamisйe
par le tissu serrй des vapeurs. La tempйrature йtait donc
supportable, mais la marche difficile sur un terrain dйjа fort
accidentй. Les extumescences de la plaine se prononзaient de plus
en plus. Quelques mamelons, plantйs de jeunes gommiers verts, se
gonflaient за et lа. Plus loin, ces gibbositйs, accusйes vivement,
formaient les premiers йchelons des grandes Alpes. Il fallait
monter d’une maniиre continue, et l’on s’en apercevait bien а
l’effort des boeufs dont le joug craquait sous la traction du
lourd cha_rio_t; ils soufflaient bruyamment, et les muscles de
leurs jarrets se tendaient, prиs de se rompre. Les ais du vйhicule
gйmissaient aux heurts inattendus qu’Ayrton, si habile qu’il fыt,
ne parvenait pas а йviter. Les voyageuses en prenaient gaiement
leur parti.

John Mangles et ses deux matelots battaient la route а quelques
centaines de pas en avant; ils choisissaient les passages
praticables, pour ne pas dire les passes, car tous ces ressauts du
sol figuraient autant d’йcueils entre lesquels le cha_rio_t
choisissait le meilleur chenal. C’йtait une vйritable navigation а
travers ces terrains houleux.

Tвche difficile, pйrilleuse souvent. Maintes fois, la hache de
Wilson dut frayer un passage au milieu d’йpais fourrйs d’arbustes.
Le sol argileux et humide fuyait sous le pied. La route s’allongea
des mille dйtours que d’inabordables obstacles, hauts blocs de
granit, ravins profonds, lagunes suspectes, obligeaient а faire.
Aussi, vers le soir, c’est а peine si un demi-degrй avait йtй
franchi. On campa au pied des Alpes, au bord du creek de Cobongra,
sur la lisiиre d’une petite plaine couverte d’arbrisseaux hauts de
quatre pieds, dont les feuilles d’un rouge clair йgayaient le
regard.

«Nous aurons du mal а passer, dit Glenarvan en regardant la chaоne
des montagnes dont la silhouette se fondait dйjа dans l’obscuritй
du soir. Des Alpes!

Voilа une dйnomination qui donne а rйflйchir.

-- Il faut en rabattre, mon cher Glenarvan, lui rйpondit Paganel.
Ne croyez pas que vous avez toute une Suisse а traverser. Il y a
dans l’Australie des Grampians, des Pyrйnйes, des Alpes, des
montagnes Bleues, comme en Europe et en Amйrique, mais en
miniature. Cela prouve tout simplement que l’imagination des
gйographes n’est pas infinie, ou que la langue des noms propres
est bien pauvre.

-- Ainsi, ces Alpes australiennes?... Demanda lady Helena.

-- Sont des montagnes de poche, rйpondit Paganel.

Nous les franchirons sans nous en apercevoir.

-- Parlez pour vous! dit le major. Il n’y a qu’un homme distrait
qui puisse traverser une chaоne de montagnes sans s’en douter.

-- Distrait! s’йcria Paganel. Mais je ne suis plus distrait. Je
m’en rapporte а ces dames. Depuis que j’ai mis le pied sur le
continent, n’ai-je pas tenu ma promesse? Ai-je commis une seule
distraction?

A-t-on une erreur а me reprocher?

-- Aucune, Monsieur Paganel, dit Mary Grant. Vous кtes maintenant
le plus parfait des hommes.

-- Trop parfait! Ajouta en riant lady Helena. Vos distractions
vous allaient bien.

-- N’est-il pas vrai, madame? rйpondit Paganel. Si je n’ai plus un
dйfaut, je vais devenir un homme comme tout le monde. J’espиre
donc qu’avant peu je commettrai quelque bonne bйvue dont vous
rirez bien.

Voyez-vous, quand je ne me trompe pas, il me semble que je manque
а ma vocation.»

Le lendemain, 9 janvier, malgrй les assurances du confiant
gйographe, ce ne fut pas sans grandes difficultйs que la petite
troupe s’engagea dans le passage des Alpes. Il fallut aller а
l’aventure, s’enfoncer par des gorges йtroites et profondes qui
pouvaient finir en impasses.

Ayrton eыt йtй trиs embarrassй sans doute, si, aprиs une heure de
marche, une auberge, un misйrable «tap «

Ne se fыt inopinйment prйsentй sur un des sentiers de la montagne.

«Parbleu! s’йcria Paganel, le maоtre de cette taverne ne doit pas
faire fortune en un pareil endroit! а quoi peut-il servir?

-- А nous donner sur notre route les renseignements dont nous
avons besoin, rйpondit Glenarvan. Entrons.»

Glenarvan, suivi d’Ayrton, franchit le seuil de l’auberge. Le
maоtre de _Bush-Inn_, -- ainsi le portait son enseigne, -- йtait
un homme grossier, а face rйbarbative, et qui devait se considйrer
comme son principal client а l’endroit du gin, du brandy et du
whisky de sa taverne. D’habitude, il ne voyait guиre que des
squatters en voyage, ou quelques conducteurs de troupeaux.

Il rйpondit avec un air de mauvaise humeur aux questions qui lui
furent adressйes. Mais ses rйponses suffirent а fixer Ayrton sur
sa route. Glenarvan reconnut par quelques couronnes la peine que
l’aubergiste s’йtait donnйe, et il allait quitter la taverne,
quand une pancarte collйe au mur attira ses regards.

C’йtait une notice de la police coloniale. Elle signalait
l’йvasion des convicts de Perth et mettait а prix la tкte de Ben
Joyce. Cent livres sterling а qui le livrerait.

«Dйcidйment, dit Glenarvan au quartier-maоtre, c’est un misйrable
bon а pendre.

-- Et surtout а prendre! rйpondit Ayrton. Cent livres!

Mais c’est une somme! Il ne les vaut pas.

-- Quant au tavernier, ajouta Glenarvan, il ne me rassure guиre,
malgrй sa pancarte.

-- Ni moi», rйpondit Ayrton.

Glenarvan et le quartier-maоtre rejoignirent le cha_rio_t. On se
dirigea vers le point oщ s’arrкte la route de Lucknow. Lа
serpentait une йtroite passe qui prenait la chaоne de biais. On
commenзa а monter.

Ce fut une pйnible ascension. Plus d’une fois, les voyageuses et
leurs compagnons mirent pied а terre. Il fallait venir en aide au
lourd vйhicule et pousser а la roue, le retenir souvent sur de
pйrilleuses dйclivitйs, dйteler les boeufs dont l’attelage ne
pouvait se dйvelopper utilement а des tournants brusques, caler le
cha_rio_t qui menaзait de revenir en arriиre, et, plus d’une fois,
Ayrton dut appeler а son aide le renfort des chevaux dйjа fatiguйs
de se hisser eux-mкmes.

Fut-ce cette fatigue prolongйe, ou toute autre cause, mais l’un
des chevaux succomba pendant cette journйe.

Il s’abattit subitement sans qu’aucun symptфme fоt pressentir cet
accident. C’йtait le cheval de Mulrady, et quand celui-ci voulut
le relever, il le trouva mort.

Ayrton vint examiner l’animal йtendu а terre, et parut ne rien
comprendre а cette mort instantanйe.

«Il faut que cette bкte, dit Glenarvan, se soit rompu quelque
vaisseau.

-- Йvidemment, rйpondit Ayrton.

-- Prends mon cheval, Mulrady, ajouta Glenarvan, je vais rejoindre
lady Helena dans le cha_rio_t.»

Mulrady obйit, et la petite troupe continua sa fatigante
ascension, aprиs avoir abandonnй aux corbeaux le cadavre de
l’animal.

La chaоne des Alpes australiennes est peu йpaisse, et sa base ne
s’йtend pas sur une largeur de huit milles.

Donc, si le passage choisi par Ayrton aboutissait au revers
oriental, on pouvait, quarante-huit heures plus tard, avoir
franchi cette haute barriиre. Alors, d’obstacles insurmontables,
de route difficile, il ne serait plus question jusqu’а la mer.

Pendant la journйe du 10, les voyageurs atteignirent le plus haut
point du passage, deux mille pieds environ. Ils se trouvaient sur
un plateau dйgagй qui laissait la vue s’йtendre au loin. Vers le
nord miroitaient les eaux tranquilles du lac Omйo, tout pointillй
d’oiseaux aquatiques, et au delа, les vastes plaines du Murray. Au
sud, se dйroulaient les nappes verdoyantes du Gippsland, ses
terrains riches en or, ses hautes forкts, avec l’apparence d’un
pays primitif. Lа, la nature йtait encore maоtresse de ses
produits, du cours de ses eaux, de ses grands arbres vierges de la
hache, et les squatters, rares jusqu’alors, n’osaient lutter
contre elle. Il semblait que cette chaоne des Alpes sйparвt deux
contrйes diverses, dont l’une avait conservй sa sauvagerie. Le
soleil se couchait alors, et quelques rayons, perзant les nuages
rougis, ravivaient les teintes du district de Murray. Au
contraire, le Gippsland, abritй derriиre l’йcran des montagnes, se
perdait dans une vague obscuritй, et l’on eыt dit que l’ombre
plongeait dans une nuit prйcoce toute cette rйgion transalpine.

Ce contraste fut vivement senti de spectateurs placйs entre ces
deux pays si tranchйs, et une certaine йmotion les prit а voir
cette contrйe presque inconnue qu’ils allaient traverser jusqu’aux
frontiиres victoriennes.

On campa sur le plateau mкme, et le lendemain la descente
commenзa. Elle fut assez rapide. Une grкle d’une violence extrкme
assaillit les voyageurs, et les forзa de chercher un abri sous des
roches. Ce n’йtaient pas des grкlons, mais de vйritables plaques
de glace, larges comme la main, qui se prйcipitaient des nuages
orageux. Une fronde ne les eыt pas lancйes avec plus de force, et
quelques bonnes contusions apprirent а Paganel et а Robert qu’il
fallait se dйrober а leurs coups. Le cha_rio_t fut criblй en maint
endroit, et peu de toitures eussent rйsistй а la chute de ces
glaзons aigus dont quelques-uns s’incrustaient dans le tronc des
arbres.

Il fallut attendre la fin de cette averse prodigieuse, sous peine
d’кtre lapidй. Ce fut l’affaire d’une heure environ, et la troupe
s’engagea de nouveau sur les roches dйclives, toutes glissantes
encore des ruissellements de la grкle.

Vers le soir, le cha_rio_t, fort cahotй, fort disjoint en
diffйrentes parties de sa carcasse, mais encore solide sur ses
disques de bois, descendait les derniers йchelons des Alpes, entre
de grands sapins isolйs. La passe aboutissait aux plaines du
Gippsland. La chaоne des Alpes venait d’кtre heureusement
franchie, et les dispositions accoutumйes furent faites pour le
campement du soir.

Le 12, dиs l’aube, reprise du voyage avec une ardeur qui ne se
dйmentait pas. Chacun avait hвte d’arriver au but, c’est-а-dire а
l’ocйan Pacifique, au point mкme oщ se brisa le _Britannia_. Lа
seulement pouvaient кtre utilement rejointes les traces des
naufragйs, et non dans ces contrйes dйsertes du Gippsland. Aussi,
Ayrton pressait-il lord Glenarvan d’expйdier au _Duncan_ l’ordre
de se rendre а la cфte, afin d’avoir а sa disposition tous les
moyens de recherche. Il fallait, selon lui, profiter de la route
de Lucknow qui se rend а Melbourne. Plus tard, ce serait
difficile, car les communications directes avec la capitale
manqueraient absolument.

Ces recommandations du quartier-maоtre paraissaient bonnes а
suivre. Paganel conseillait d’en tenir compte. Il pensait aussi
que la prйsence du yacht serait fort utile en pareille
circonstance, et il ajoutait que l’on ne pourrait plus communiquer
avec Melbourne, la route de Lucknow une fois dйpassйe.

Glenarvan йtait indйcis, et peut-кtre eыt-il expйdiй ces ordres
que rйclamait tout particuliиrement Ayrton, si le major n’eыt
combattu cette dйcision avec une grande vigueur. Il dйmontra que
la prйsence d’Ayrton йtait nйcessaire а l’expйdition, qu’aux
approches de la cфte le pays lui serait connu, que si le hasard
mettait la caravane sur les traces d’Harry Grant, le quartier-
maоtre serait plus qu’un autre capable de les suivre, enfin que
seul il pouvait indiquer l’endroit oщ s’йtait perdu le
_Britannia_.

Mac Nabbs opina donc pour la continuation du voyage sans rien
changer а son programme. Il trouva un auxiliaire dans John
Mangles, qui se rangea а son avis. Le jeune capitaine fit mкme
observer que les ordres de son honneur parviendraient plus
facilement au _Duncan_ s’ils йtaient expйdiйs de Twofold-Bay, que
par l’entremise d’un messager forcй de parcourir deux cents milles
d’un pays sauvage. Ce parti prйvalut. Il fut dйcidй qu’on
attendrait pour agir l’arrivйe а Twofold-Bay. Le major observait
Ayrton, qui lui parut assez dйsappointй. Mais il n’en dit rien,
et, suivant sa coutume, il garda ses observations pour son compte.

Les plaines qui s’йtendent au pied des Alpes australiennes йtaient
unies, avec une lйgиre inclinaison vers l’est. De grands bouquets
de mimosas et d’eucalyptus, des gommiers d’essences diverses, en
rompaient за et lа la monotone uniformitй. Le «gastrolobium
grandiflorum «hйrissait le sol de ses arbustes aux fleurs
йclatantes. Quelques creeks sans importance, de simples ruisseaux
encombrйs de petits joncs et envahis par les orchidйes, coupиrent
souvent la route. On les passa а guй. Au loin s’enfuyaient, а
l’approche des voyageurs, des bandes d’outardes et de casoars. Au-
dessus des arbrisseaux sautaient et ressautaient des _kanguroos_
comme une troupe de pantins йlastiques. Mais les chasseurs de
l’expйdition ne songeaient guиre а chasser, et leurs chevaux
n’avaient pas besoin de ce surcroоt de fatigue.

D’ailleurs, une lourde chaleur pesait sur la contrйe.

Une йlectricitй violente saturait l’atmosphиre. Bкtes et gens
subissaient son influence. Ils allaient devant eux sans en
chercher davantage. Le silence n’йtait interrompu que par les cris
d’Ayrton excitant son attelage accablй.

De midi а deux heures, on traversa une curieuse forкt de fougиres
qui eыt excitй l’admiration de gens moins harassйs. Ces plantes
arborescentes, en pleine floraison, mesuraient jusqu’а trente
pieds de hauteur. Chevaux et cavaliers passaient а l’aise sous
leurs ramilles retombantes, et parfois la molette d’un йperon
rйsonnait en heurtant leur tige ligneuse.

Sous ces parasols immobiles rйgnait une fraоcheur dont personne ne
songea а se plaindre. Jacques Paganel, toujours dйmonstratif,
poussa quelques soupirs de satisfaction qui firent lever des
troupes de perruches et de kakatoиs. Ce fut un concert de
jacasseries assourdissantes.

Le gйographe continuait de plus belle ses cris et ses jubilations,
quand ses compagnons le virent tout d’un coup chanceler sur son
cheval et s’abattre comme une masse. йtait-ce quelque
йtourdissement, pis mкme, une suffocation causйe par la haute
tempйrature? on courut а lui.

«Paganel! Paganel! Qu’avez-vous! s’йcria Glenarvan.

-- J’ai, cher ami, que je n’ai plus de cheval, rйpondit Paganel en
se dйgageant de ses йtriers.

-- Quoi! Votre cheval?

-- Mort, foudroyй, comme celui de Mulrady!»

Glenarvan, John Mangles, Wilson, examinиrent l’animal. Paganel ne
se trompait pas. Son cheval venait d’кtre frappй subitement.

«Voilа qui est singulier, dit John Mangles.

-- Trиs singulier, en effet, «murmura le major.

Glenarvan ne laissa pas d’кtre prйoccupй de ce nouvel accident. Il
ne pouvait se remonter dans ce dйsert.

Or, si une йpidйmie frappait les chevaux de l’expйdition, il
serait trиs embarrassй pour continuer sa route.

Or, avant la fin du jour, le mot «йpidйmie «sembla devoir se
justifier. Un troisiиme cheval, celui de Wilson, tomba mort, et,
circonstance plus grave peut-кtre, un des boeufs fut йgalement
frappй. Les moyens de transport et de traction йtaient rйduits а
trois boeufs et quatre chevaux.

La situation devint grave. Les cavaliers dйmontйs pouvaient, en
somme, prendre leur parti d’aller а pied. Bien des squatters
l’avaient fait dйjа, а travers ces rйgions dйsertes. Mais s’il
fallait abandonner le cha_rio_t, que deviendraient les voyageuses?

Pourraient-elles franchir les cent vingt milles qui les sйparaient
encore de la baie Twofold?

John Mangles et Glenarvan, trиs inquiets, examinиrent les chevaux
survivants. Peut-кtre pouvait-on prйvenir de nouveaux accidents.
Examen fait, aucun symptфme de maladie, de dйfaillance mкme, ne
fut remarquй. Ces animaux йtaient en parfaite santй et
supportaient vaillamment les fatigues du voyage. Glenarvan espйra
donc que cette singuliиre йpidйmie ne ferait pas d’autres
victimes.

Ce fut aussi l’avis d’Ayrton, qui avouait ne rien comprendre а ces
morts foudroyantes.

On se remit en marche. Le cha_rio_t servait de vйhicule aux
piйtons qui s’y dйlassaient tour а tour. Le soir, aprиs une marche
de dix milles seulement, le signal de halte fut donnй, le
campement fut organisй, et la nuit se passa sans encombre, sous un
vaste bouquet de fougиres arborescentes, entre lesquelles
passaient d’йnormes chauves-souris, justement nommйes des renards
volants.

La journйe du lendemain, 13 janvier, fut bonne. Les accidents de
la veille ne se renouvelиrent pas. L’йtat sanitaire de
l’expйdition demeura satisfaisant.

Chevaux et boeufs firent gaillardement leur office.

Le salon de lady Helena fut trиs animй, grвce au nombre de
visiteurs qui affluиrent. Mr Olbinett s’occupa trиs activement а
faire circuler les rafraоchissements que trente degrйs de chaleur
rendaient nйcessaires. Un demi-baril de _scotch-ale_ y passa tout
entier. On dйclara Barclay et Co le plus grand homme de la Grande-
Bretagne, mкme avant Wellington, qui n’eыt jamais fabriquй d’aussi
bonne biиre. Amour-propre d’йcossais. Jacques Paganel but beaucoup
et discourut encore plus _de omni re scibili_.

Une journйe si bien commencйe semblait devoir bien finir. On avait
franchi quinze bons milles, et adroitement passй un pays assez
montueux et d’un sol rougeвtre. Tout laissait espйrer que l’on
camperait le soir mкme sur les bords de la Snowy, importante
riviиre qui va se jeter au sud de Victoria dans le Pacifique.
Bientфt la roue du cha_rio_t creusa ses orniиres sur de larges
plaines faites d’une alluvion noirвtre, entre des touffes d’herbe
exubйrantes et de nouveaux champs de gastrolobium. Le soir arriva,
et un brouillard nettement tranchй а l’horizon marqua le cours de
la Snowy. Quelques milles furent encore enlevйs а la vigueur du
collier. Une forкt de hauts arbres se dressa а un coude de la
route, derriиre une modeste йminence du terrain. Ayrton dirigea
son attelage un peu surmenй а travers les grands troncs perdus
dans l’ombre, et il dйpassait dйjа la lisiиre du bois, а un demi-
mille de la riviиre, quand le cha_rio_t s’enfonзa brusquement
jusqu’au moyeu des roues.

«Attention! Cria-t-il aux cavaliers qui le suivaient.

-- Qu’est-ce donc? demanda Glenarvan.

-- Nous sommes embourbйs», rйpondit Ayrton.

De la voix et de l’aiguillon, il excita ses boeufs, qui, enlisйs
jusqu’а mi-jambes, ne purent bouger.

«Campons ici, dit John Mangles.

-- C’est ce qu’il y a de mieux а faire, rйpondit Ayrton. Demain,
au jour, nous verrons а nous en tirer.

-- Halte!» cria Glenarvan.

La nuit s’йtait faite rapidement aprиs un court crйpuscule, mais
la chaleur n’avait pas fui avec la lumiиre. L’atmosphиre recйlait
d’йtouffantes vapeurs.

Quelques йclairs, йblouissantes rйverbйrations d’un orage
lointain, enflammaient l’horizon. La couchйe fut organisйe. On
s’arrangea tant bien que mal du cha_rio_t embourbй. Le sombre dфme
des grands arbres abrita la tente des voyageurs. Si la pluie ne
s’en mкlait pas, ils йtaient dйcidйs а ne pas se plaindre.

Ayrton parvint, non sans peine, а retirer ses trois boeufs du
terrain mouvant. Ces courageuses bкtes en avaient jusqu’aux
flancs. Le quartier-maоtre les parqua avec les quatre chevaux, et
ne laissa а personne le soin de choisir leur fourrage. Ce service,
il le faisait, d’ailleurs, avec intelligence, et, ce soir-lа,
Glenarvan remarqua que ses soins redoublиrent; ce dont il le
remercia, car la conservation de l’attelage йtait d’un intйrкt
majeur.

Pendant ce temps, les voyageurs prirent leur part d’un souper
assez sommaire. La fatigue et la chaleur tuant la faim, ils
avaient besoin, non de nourriture, mais de repos. Lady Helena et
miss Grant, aprиs avoir souhaitй le bonsoir а leurs compagnons,
regagnиrent la couchette accoutumйe. Quant aux hommes, les uns se
glissиrent sous la tente; les autres, par goыt, s’йtendirent sur
une herbe йpaisse au pied des arbres, ce qui est sans inconvйnient
dans ces pays salubres.

Peu а peu, chacun s’endormit d’un lourd sommeil.

L’obscuritй redoublait sous un rideau de gros nuages qui
envahissaient le ciel. Il n’y avait pas un souffle de vent dans
l’atmosphиre. Le silence de la nuit n’йtait interrompu que par les
hululements du «morepork», qui donnait la tierce mineure avec une
surprenante justesse comme les tristes coucous d’Europe.

Vers onze heures, aprиs un mauvais sommeil, lourd et fatigant, le
major se rйveilla. Ses yeux а demi fermйs furent frappйs d’une
vague lumiиre qui courait sous les grands arbres. On eыt dit une
nappe blanchвtre, miroitante comme l’eau d’un lac, et Mac Nabbs
crut d’abord que les premiиres lueurs d’un incendie se
propageaient sur le sol.

Il se leva, et marcha vers le bois. Sa surprise fut grande quand
il se vit en prйsence d’un phйnomиne purement naturel. Sous ses
yeux s’йtendait un immense plan de champignons qui йmettaient des
phosphorescences. Les spores lumineux de ces cryptogames
rayonnaient dans l’ombre avec une certaine intensitй.

Le major, qui n’йtait point йgoпste, allait rйveiller Paganel,
afin que le savant constatвt ce phйnomиne de ses propres yeux,
quand un incident l’arrкta.

La lueur phosphorescente illuminait le bois pendant l’espace d’un
demi-mille, et Mac Nabbs crut voir passer rapidement des ombres
sur la lisiиre йclairйe.

Ses regards le trompaient-ils? йtait-il le jouet d’une
hallucination?

Mac Nabbs se coucha а terre, et, aprиs une rigoureuse observation,
il aperзut distinctement plusieurs hommes, qui, se baissant, se
relevant, tour а tour, semblaient chercher sur le sol des traces
encore fraоches.

Ce que voulaient ces hommes, il fallait le savoir.

Le major n’hйsita pas, et sans donner l’йveil а ses compagnons,
rampant sur le sol comme un sauvage des prairies, il disparut sous
les hautes herbes.


Chapitre XIX
_Un coup de thйвtre_

Ce fut une affreuse nuit. А deux heures du matin, la pluie
commenзa а tomber, une pluie torrentielle que les nuages orageux
versиrent jusqu’au jour. La tente devint un insuffisant abri.
Glenarvan et ses compagnons se rйfugiиrent dans le cha_rio_t. On
ne dormit pas. On causa de choses et d’autres. Seul, le major,
dont personne n’avait remarquй la courte absence, se contenta
d’йcouter sans mot dire. La terrible averse ne discontinuait pas.
On pouvait craindre qu’elle ne provoquвt un dйbordement de la
Snowy, dont le cha_rio_t, enlisй dans un sol mou, se fыt trиs mal
trouvй. Aussi, plus d’une fois, Mulrady, Ayrton, John Mangles
allиrent examiner le niveau des eaux courantes, et revinrent
mouillйs de la tкte aux pieds.

Enfin, le jour parut. La pluie cessa, mais les rayons du soleil ne
purent traverser l’йpaisse nappe des nuages. De larges flaques
d’eau jaunвtre, de vrais йtangs troubles et bourbeux, salissaient
le sol.

Une buйe chaude transpirait а travers ces terrains dйtrempйs et
saturait l’atmosphиre d’une humiditй malsaine.

Glenarvan s’occupa du cha_rio_t tout d’abord. C’йtait l’essentiel
а ses yeux. On examina le lourd vйhicule.

Il se trouvait embourbй au milieu d’une vaste dйpression du sol
dans une glaise tenace. Le train de devant disparaissait presque
en entier, et celui de derriиre jusqu’au heurtequin de l’essieu.
On aurait de la peine а retirer cette lourde machine, et ce ne
serait pas trop de toutes les forces rйunies des hommes, des
boeufs et des chevaux.

«En tout cas, il faut se hвter, dit John Mangles.

Cette glaise en sйchant rendra l’opйration plus difficile.

-- Hвtons-nous», rйpondit Ayrton.

Glenarvan, ses deux matelots, John Mangles et Ayrton pйnйtrиrent
sous le bois oщ les animaux avaient passй la nuit.

C’йtait une haute forкt de gommiers d’un aspect sinistre. Rien que
des arbres morts, largement espacйs, йcorcйs depuis des siиcles,
ou plutфt йcorchйs comme les chкnes-liиges au moment de la
rйcolte. Ils portaient а deux cents pieds dans les airs le maigre
rйseau de leurs branches dйpouillйes.

Pas un oiseau ne nichait sur ces squelettes aйriens; pas une
feuille ne tremblait а cette ramure sиche et cliquetante comme un
fouillis d’ossements. А quel cataclysme attribuer ce phйnomиne,
assez frйquent en Australie, de forкts entiиres frappйes d’une
mort йpidйmique? on ne sait. Ni les plus vieux indigиnes, ni leurs
ancкtres, ensevelis depuis longtemps dans les bocages de la mort,
ne les ont vus verdoyants.

Glenarvan, tout en marchant, regardait le ciel gris sur lequel se
profilaient nettement les moindres ramilles des gommiers comme de
fines dйcoupures.

Ayrton s’йtonnait de ne plus rencontrer les chevaux et les boeufs
а l’endroit oщ il les avait conduits.

Ces bкtes entravйes ne pouvaient aller loin cependant.

On les chercha dans le bois, mais sans les trouver.

Ayrton, surpris, revint alors du cфtй de la Snowy-river, bordйe de
magnifiques mimosas. Il faisait entendre un cri bien connu de son
attelage, qui ne rйpondait pas. Le quartier-maоtre semblait trиs
inquiet, et ses compagnons se regardaient d’un air dйsappointй.

Une heure se passa dans de vaines recherches, et Glenarvan allait
retourner au cha_rio_t, distant d’un bon mille, quand un
hennissement frappa son oreille.

Un beuglement se fit entendre presque aussitфt.

«Ils sont lа!» s’йcria John Mangles, en se glissant entre les
hautes touffes de gastrolobium, qui йtaient assez hautes pour
cacher un troupeau.

Glenarvan, Mulrady et Ayrton se lancиrent sur ses traces et
partagиrent bientфt sa stupйfaction.

Deux boeufs et trois chevaux gisaient sur le sol, foudroyйs comme
les autres. Leurs cadavres йtaient dйjа froids, et une bande de
maigres corbeaux, croassant dans les mimosas, guettait cette proie
inattendue. Glenarvan et les siens s’entre-regardиrent, et Wilson
ne put retenir un juron qui lui monta au gosier.

«Que veux-tu, Wilson? dit lord Glenarvan, se contenant а peine,
nous n’y pouvons rien. Ayrton, emmenez le boeuf et le cheval qui
restent. Il faudra bien qu’ils nous tirent d’affaire.

-- Si le cha_rio_t n’йtait pas embourbй, rйpondit John Mangles,
ces deux bкtes, marchant а petites journйes, suffiraient а le
conduire а la cфte. Il faut donc а tout prix dйgager ce maudit
vйhicule.

-- Nous essayerons, John, rйpondit Glenarvan.

Retournons au campement, oщ l’on doit кtre inquiet de notre
absence prolongйe.»

Ayrton enleva les entraves du boeuf, Mulrady celles du cheval, et
l’on revint en suivant les bords sinueux de la riviиre. Une demi-
heure aprиs, Paganel et Mac Nabbs, lady Helena et miss Grant
savaient а quoi s’en tenir.

«Par ma foi! Ne put s’empкcher de dire le major, il est fвcheux,
Ayrton, que vous n’ayez pas eu а ferrer toutes nos bкtes au
passage de la Wimerra.

-- Pourquoi cela, monsieur? demanda Ayrton.

-- Parce que de tous nos chevaux, celui que vous avez mis entre
les mains de votre marйchal ferrant, celui-lа seul a йchappй au
sort commun!

-- C’est vrai, dit John Mangles, et voilа un singulier hasard!

-- Un hasard, et rien de plus», rйpondit le quartier-maоtre,
regardant fixement le major.

Mac Nabbs serra les lиvres, comme s’il eыt voulu retenir des
paroles prкtes а lui йchapper. Glenarvan, Mangles, lady Helena
semblaient attendre qu’il complйtвt sa pensйe, mais le major se
tut, et se dirigea vers le cha_rio_t qu’Ayrton examinait.

«Qu’a-t-il voulu dire? demanda Glenarvan а John Mangles.

-- Je ne sais, rйpondit le jeune capitaine. Cependant, le major
n’est point homme а parler sans raison.

-- Non, John, dit lady Helena. Mac Nabbs doit avoir des soupзons а
l’йgard d’Ayrton.

-- Des soupзons? Fit Paganel en haussant les йpaules.

-- Lesquels? rйpondit Glenarvan. Le suppose-t-il capable d’avoir
tuй nos chevaux et nos boeufs? Mais dans quel but? L’intйrкt
d’Ayrton n’est-il pas identique au nфtre?

-- Vous avez raison, mon cher Edward, dit lady Helena, et
j’ajouterai que le quartier-maоtre nous a donnй depuis le
commencement du voyage d’incontestables preuves de dйvouement.

-- Sans doute, rйpondit John Mangles. Mais alors, que signifie
l’observation du major?

-- Le croit-il donc d’accord avec ces convicts? s’йcria
imprudemment Paganel.

-- Quels convicts? demanda miss Grant.

-- Monsieur Paganel se trompe, rйpondit vivement John Mangles. Il
sait bien qu’il n’y a pas de convicts dans la province de
Victoria.

-- Eh! c’est parbleu vrai! rйpliqua Paganel, qui aurait voulu
retirer ses paroles. Oщ diable avais-je la tкte? Qui a jamais
entendu parler de convicts en Australie? D’ailleurs, а peine
dйbarquйs, ils font de trиs honnкtes gens! Le climat! Miss Mary,
le climat moralisateur...»

Le pauvre savant, voulant rйparer sa bйvue, faisait comme le
cha_rio_t, il s’embourbait. Lady Helena le regardait, ce qui lui
фtait tout son sang-froid. Mais ne voulant pas l’embarrasser
davantage, elle emmena miss Mary du cфtй de la tente, oщ Mr
Olbinett s’occupait de dresser le dйjeuner suivant toutes les
rиgles de l’art.

«C’est moi qui mйriterais d’кtre transportй, dit piteusement
Paganel.

-- Je le pense», rйpondit Glenarvan.

Et sur cette rйponse faite avec un sйrieux qui accabla le digne
gйographe, Glenarvan et John Mangles allиrent vers le cha_rio_t.

En ce moment, Ayrton et les deux matelots travaillaient а
l’arracher de sa vaste orniиre. Le boeuf et le cheval, attelйs
cфte а cфte, tiraient de toute la force de leurs muscles; les
traits йtaient tendus а se rompre, les colliers menaзaient de
cйder а l’effort. Wilson et Mulrady poussaient aux roues, tandis
que, de la voix et de l’aiguillon, le quartier-maоtre excitait
l’attelage dйpareillй. Le lourd vйhicule ne bougeait pas. La
glaise, dйjа sиche, le retenait comme s’il eыt йtй scellй dans du
ciment hydraulique.

John Mangles fit arroser la glaise pour la rendre moins tenace. Ce
fut en vain. Le cha_rio_t conserva son immobilitй. Aprиs de
nouveaux coups de vigueur, hommes et bкtes s’arrкtиrent. А moins
de dйmonter la machine piиce а piиce, il fallait renoncer а la
tirer de la fondriиre. Or, l’outillage manquait, et l’on ne
pouvait entreprendre un pareil travail.

Cependant, Ayrton, qui voulait vaincre а tout prix cet obstacle,
allait tenter de nouveaux efforts, quand lord Glenarvan l’arrкta.

«Assez, Ayrton, assez, dit-il. Il faut mйnager le boeuf et le
cheval qui nous restent. Si nous devons continuer а pied notre
route, l’un portera les deux voyageuses, l’autre nos provisions.
Ils peuvent donc rendre encore d’utiles services.

-- Bien, _mylord_, rйpondit le quartier-maоtre en dйtelant ses
bкtes йpuisйes.

-- Maintenant, mes amis, ajouta Glenarvan, retournons au
campement, dйlibйrons, examinons la situation, voyons de quel cфtй
sont les bonnes et les mauvaises chances, et prenons un parti.»

Quelques instants aprиs, les voyageurs se refaisaient de leur
mauvaise nuit par un dйjeuner passable, et la discussion йtait
ouverte. Tous furent appelйs а donner leur avis.

D’abord, il s’agit de relever la position du campement d’une
maniиre extrкmement prйcise. Paganel, chargй de ce soin, le fit
avec la rigueur voulue.

Selon lui, l’expйdition se trouvait arrкtйe sur le trente-septiиme
parallиle, par 14753 de longitude, au bord de la Snowy-river.

«Quel est le relиvement exact de la cфte а Twofold-Bay? demanda
Glenarvan.

-- Cent cinquante degrйs, rйpondit Paganel.

-- Et ces deux degrйs sept minutes valent?...

-- Soixante-quinze milles.

-- Et Melbourne est?...

-- А deux cents milles au moins.

-- Bon. Notre position йtant ainsi dйterminйe, dit Glenarvan, que
convient-il de faire?»

La rйponse fut unanime: aller а la cфte sans tarder.

Lady Helena et Mary Grant s’engageaient а faire cinq milles par
jour. Les courageuses femmes ne s’effrayaient pas de franchir а
pied, s’il le fallait, la distance qui sйparait Snowy-river de
Twofold-Bay.

«Vous кtes la vaillante compagne du voyageur, ma chиre Helena, dit
lord Glenarvan. Mais sommes-nous certains de trouver а la baie les
ressources dont nous aurons besoin en y arrivant?

-- Sans aucun doute, rйpondit Paganel. Eden est une municipalitй
qui a dйjа bien des annйes d’existence.

Son port doit avoir des relations frйquentes avec Melbourne. Je
suppose mкme qu’а trente-cinq milles d’ici, а la paroisse de
Delegete, sur la frontiиre victorienne, nous pourrons ravitailler
l’expйdition et trouver des moyens de transport.

-- Et le _Duncan?_ demanda Ayrton, ne jugez-vous pas opportun,
_mylord_, de le mander а la baie?

-- Qu’en pensez-vous, John? demanda Glenarvan.

-- Je ne crois pas que votre honneur doive se presser а ce sujet,
rйpondit le jeune capitaine, aprиs avoir rйflйchi. Il sera
toujours temps de donner vos ordres а Tom Austin et de l’appeler а
la cфte.

-- C’est de toute йvidence, ajouta Paganel.

-- Remarquez, reprit John Mangles, que dans quatre ou cinq jours
nous serons а Eden.

-- Quatre ou cinq jours! reprit Ayrton en hochant la tкte, mettez-
en quinze ou vingt, capitaine, si vous ne voulez pas plus tard
regretter votre erreur!

-- Quinze ou vingt jours pour faire soixante-quinze milles!
s’йcria Glenarvan.

-- Au moins, _mylord_. Vous allez traverser la portion la plus
difficile de Victoria, un dйsert oщ tout manque, disent les
squatters, des plaines de broussailles sans chemin frayй, dans
lesquelles les stations n’ont pu s’йtablir. Il y faudra marcher la
hache ou la torche а la main, et, croyez-moi, vous n’irez pas
vite.»

Ayrton avait parlй d’un ton ferme. Paganel, sur qui se portиrent
des regards interrogateurs, approuva d’un signe de tкte les
paroles du quartier-maоtre.

«J’admets ces difficultйs, reprit alors John Mangles. Eh bien!
dans quinze jours, votre honneur expйdiera ses ordres au _Duncan_.

-- J’ajouterai, reprit alors Ayrton, que les principaux obstacles
ne viendront pas des embarras de la route. Mais il faudra
traverser la Snowy, et trиs probablement attendre la baisse des
eaux.

-- Attendre! s’йcria le jeune capitaine. Ne peut-on trouver un
guй?

-- Je ne le pense pas, rйpondit Ayrton. Ce matin, j’ai cherchй un
passage praticable, mais en vain. Il est rare de rencontrer une
riviиre aussi torrentueuse а cette йpoque, et c’est une fatalitй
contre laquelle je ne puis rien.

-- Elle est donc large, cette Snowy? demanda lady Glenarvan.

-- Large et profonde, madame, rйpondit Ayrton, large d’un mille
avec un courant impйtueux. Un bon nageur ne la traverserait pas
sans danger.

-- Eh bien! construisons un canot, s’йcria Robert, qui ne doutait
de rien. On abat un arbre, on le creuse, on s’y embarque; et tout
est dit.

-- Qu’en pensez-vous, Ayrton? demanda Glenarvan.

-- Je pense, _mylord_, que, dans un mois, s’il n’arrive quelque
secours, nous serons encore retenus sur les bords de la Snowy!

-- Enfin, avez-vous un plan meilleur? demanda John Mangles avec
une certaine impatience.

-- Oui, si le _Duncan_ quitte Melbourne et rallie la cфte est!

-- Ah! toujours le _Duncan!_ et en quoi sa prйsence а la baie nous
facilitera-t-elle les moyens d’y arriver?»

Ayrton rйflйchit pendant quelques instants avant de rйpondre, et
dit d’une faзon assez йvasive:

«Je ne veux point imposer mes opinions. Ce que j’en fais est dans
l’intйrкt de tous, et je suis disposй а partir dиs que son honneur
donnera le signal du dйpart.»

Puis, il croisa les bras.

«Ceci n’est pas rйpondre, Ayrton, reprit Glenarvan.

Faites-nous connaоtre votre plan, et nous le discuterons. Que
proposez-vous?»

Ayrton, d’une voix calme et assurйe, s’exprima en ces termes:

«Je propose de ne pas nous aventurer au delа de la Snowy dans
l’йtat de dйnыment oщ nous sommes. C’est ici mкme qu’il faut
attendre des secours, et ces secours ne peuvent venir que du
_Duncan_. Campons en cet endroit, oщ les vivres ne manquent pas,
et que l’un de nous porte а Tom Austin l’ordre de rallier la baie
Twofold.»

Un certain йtonnement accueillit cette proposition inattendue, et
contre laquelle John Mangles ne dissimula pas son antipathie.

«Pendant ce temps, reprit Ayrton, ou les eaux de la Snowy
baisseront, ce qui permettra de trouver un guй praticable, ou il
faudra recourir au canot, et nous aurons le temps de le
construire. Voilа, _mylord_, le plan que je soumets а votre
approbation.

-- Bien, Ayrton, rйpondit Glenarvan. Votre idйe mйrite d’кtre
prise en sйrieuse considйration. Son plus grand tort est de causer
un retard, mais elle йpargne de sйrieuses fatigues et peut-кtre
des dangers rйels. Qu’en pensez-vous, mes amis?

-- Parlez, mon cher Mac Nabbs, dit alors lady Helena. Depuis le
commencement de la discussion, vous vous contentez d’йcouter, et
vous кtes trиs avare de vos paroles.

-- Puisque vous me demandez mon avis, rйpondit le major, je vous
le donnerai trиs franchement. Ayrton me paraоt avoir parlй en
homme sage, prudent, et je me range а sa proposition.»

On ne s’attendait guиre а cette rйponse, car jusqu’alors Mac Nabbs
avait toujours combattu les idйes d’Ayrton а ce sujet. Aussi
Ayrton, surpris, jeta un regard rapide sur le major. Cependant,
Paganel, lady Helena, les matelots йtaient trиs disposйs а appuyer
le projet du quartier-maоtre. Ils n’hйsitиrent plus aprиs les
paroles de Mac Nabbs.

Glenarvan dйclara donc le plan d’Ayrton adoptй en principe.

«Et maintenant, John, ajouta-t-il, ne pensez-vous pas que la
prudence commande d’agir ainsi, et de camper sur les bords de la
riviиre, en attendant les moyens de transport?

-- Oui, rйpondit John Mangles, si toutefois notre messager
parvient а passer la Snowy, que nous ne pouvons passer nous-mкme!»

On regarda le quartier-maоtre, qui sourit en homme sыr de lui.

«Le messager ne franchira pas la riviиre, dit-il.

-- Ah! fit John Mangles.

-- Il ira tout simplement rejoindre la route de Luknow, qui le
mиnera droit а Melbourne.

-- Deux cent cinquante milles а faire а pied! s’йcria le jeune
capitaine.

-- А cheval, rйpliqua Ayrton. Il reste un cheval bien portant. Ce
sera l’affaire de quatre jours. Ajoutez deux jours pour la
traversйe du _Duncan_ а la baie, vingt-quatre heures pour revenir
au campement, et, dans une semaine, le messager sera de retour
avec les hommes de l’йquipage.»

Le major approuvait d’un signe de tкte les paroles d’Ayrton, ce
qui ne laissait pas d’exciter l’йtonnement de John Mangles. Mais
la proposition du quartier-maоtre avait rйuni tous les suffrages,
et il ne s’agissait plus que d’exйcuter ce plan vйritablement bien
conзu.

«Maintenant, mes amis, dit Glenarvan, il reste а choisir notre
messager. Il aura une mission pйnible et pйrilleuse, je ne veux
pas le dissimuler. Qui se dйvouera pour ses compagnons et ira
porter nos instructions а Melbourne?»

Wilson, Mulrady, John Mangles, Paganel, Robert lui-mкme,
s’offrirent immйdiatement. John insistait d’une faзon toute
particuliиre pour que cette mission lui fыt confiйe. Mais Ayrton,
qui ne s’йtait pas encore prononcй prit la parole, et dit:

«S’il plaоt а votre honneur, ce sera moi qui partirai _mylord_.
J’ai l’habitude de ces contrйes. Maintes fois, j’ai parcouru des
rйgions plus difficiles. Je puis me tirer d’affaire lа oщ un autre
resterait. Je rйclame donc dans l’intйrкt commun ce droit de me
rendre а Melbourne. Un mot m’accrйditera auprиs de votre second,
et dans six jours, je me fais fort d’amener le _Duncan_ а la baie
Twofold.

-- Bien parlй, rйpondit Glenarvan. Vous кtes un homme intelligent
et courageux, Ayrton, et vous rйussirez.»

Le quartier-maоtre йtait йvidemment plus apte que tout autre а
remplir cette difficile mission. Chacun le comprit et se retira.
John Mangles fit une derniиre objection, disant que la prйsence
d’Ayrton йtait nйcessaire pour retrouver les traces du _Britannia_
ou d’Harry Grant. Mais le major fit observer que l’expйdition
resterait campйe sur les bords de la Snowy jusqu’au retour
d’Ayrton, qu’il n’йtait pas question de reprendre sans lui ces
importantes recherches, consйquemment que son absence ne
prйjudicierait en aucune faзon aux intйrкts du capitaine.

«Eh bien, partez, Ayrton, dit Glenarvan. Faites diligence, et
revenez par Eden а notre campement de la Snowy.»

Un йclair de satisfaction brilla dans les yeux du quartier-maоtre.
Il dйtourna la tкte, mais, si vite qu’il se fыt dйtournй, John
Mangles avait surpris cet йclair; John, par instinct, non
autrement, sentait s’accroоtre ses dйfiances contre Ayrton.

Le quartier-maоtre fit donc ses prйparatifs de dйpart aidй des
deux matelots, dont l’un s’occupa de son cheval, et l’autre de ses
provisions. Pendant ce temps, Glenarvan йcrivait la lettre
destinйe а Tom Austin.

Il ordonnait au second du _Duncan_ de se rendre sans retard а la
baie Twofold. Il lui recommandait le quartier-maоtre comme un
homme en qui il pouvait avoir toute confiance. Tom Austin, arrivй
а la cфte, devait mettre un dйtachement des matelots du yacht sous
les ordres d’Ayrton...

Glenarvan en йtait а ce passage de sa lettre, quand Mac Nabbs, qui
le suivait des yeux, lui demanda d’un ton singulier comment il
йcrivait le nom d’Ayrton.

«Mais comme il se prononce, rйpondit Glenarvan.

-- C’est une erreur, reprit tranquillement le major. Il se
prononce Ayrton, mais il s’йcrit Ben Joyce!»


Chapitre XX
_Aland! Zealand!_

La rйvйlation de ce nom de Ben Joyce produisit l’effet d’un coup
de foudre. Ayrton s’йtait brusquement redressй. Sa main tenait un
revolver. Une dйtonation йclata. Glenarvan tomba frappй d’une
balle. Des coups de fusil retentirent au dehors.

John Mangles et les matelots, d’abord surpris, voulurent se jeter
sur Ben Joyce; mais l’audacieux convict avait dйjа disparu et
rejoint sa bande dissйminйe sur la lisiиre du bois de gommiers.

La tente n’offrait pas un suffisant abri contre les balles. Il
fallait battre en retraite. Glenarvan, lйgиrement atteint, s’йtait
relevй.

«Au cha_rio_t! Au cha_rio_t!» cria John Mangles, et il entraоna
lady Helena et Mary Grant, qui furent bientфt en sыretй derriиre
les йpaisses ridelles.

Lа, John, le major, Paganel, les matelots saisirent leurs
carabines et se tinrent prкts а riposter aux convicts. Glenarvan
et Robert avaient rejoint les voyageuses, tandis qu’Olbinett
accourait а la dйfense commune.

Ces йvйnements s’йtaient accomplis avec la rapiditй de l’йclair.
John Mangles observait attentivement la lisiиre du bois. Les
dйtonations s’йtaient tues subitement а l’arrivйe de Ben Joyce. Un
profond silence succйdait а la bruyante fusillade. Quelques
volutes de vapeur blanche se contournaient encore entre les
branches des gommiers. Les hautes touffes de gastrolobium
demeuraient immobiles. Tout indice d’attaque avait disparu.

Le major et John Mangles poussиrent une reconnaissance jusqu’aux
grands arbres. La place йtait abandonnйe. De nombreuses traces de
pas s’y voyaient, et quelques amorces а demi consumйes fumaient
sur le sol. Le major, en homme prudent, les йteignit, car il
suffisait d’une йtincelle pour allumer un incendie redoutable dans
cette forкt d’arbres secs.

«Les convicts ont disparu, dit John Mangles.

-- Oui, rйpondit le major, et cette disparition m’inquiиte. Je
prйfйrerais les voir face а face. Mieux vaut un tigre en plaine
qu’un serpent sous les herbes. Battons ces buissons autour du
cha_rio_t.»

Le major et John fouillиrent la campagne environnante. De la
lisiиre du bois aux bords de la Snowy, ils ne rencontrиrent pas un
seul convict. La bande de Ben Joyce semblait s’кtre envolйe comme
une troupe d’oiseaux malfaisants. Cette disparition йtait trop
singuliиre pour laisser une sйcuritй parfaite. C’est pourquoi on
rйsolut de se tenir sur le qui-vive. Le cha_rio_t, vйritable
forteresse embourbйe, devint le centre du campement, et deux
hommes, se relevant d’heure en heure, firent bonne garde.

Le premier soin de lady Helena et de Mary Grant avait йtй de
panser la blessure de Glenarvan. Au moment oщ son mari tomba sous
la balle de Ben Joyce, lady Helena, йpouvantйe, s’йtait prйcipitйe
vers lui. Puis, maоtrisant son angoisse, cette femme courageuse
avait conduit Glenarvan au cha_rio_t. Lа, l’йpaule du blessй fut
mise а nu, et le major reconnut que la balle, dйchirant les
chairs, n’avait produit aucune lйsion interne. Ni l’os ni les
muscles ne lui parurent attaquйs. La blessure saignait beaucoup,
mais Glenarvan, remuant les doigts de l’avant-bras, rassura lui-
mкme ses amis sur les rйsultats du coup. Son pansement fait, il ne
voulut plus que l’on s’occupвt de lui, et on en vint aux
explications.

Les voyageurs, moins Mulrady et Wilson qui veillaient au dehors,
s’йtaient alors casйs tant bien que mal dans le cha_rio_t. Le
major fut invitй а parler.

Avant de commencer son rйcit, il mit lady Helena au courant des
choses qu’elle ignorait, c’est-а-dire l’йvasion d’une bande de
condamnйs de Perth, leur apparition dans les contrйes de la
Victoria, leur complicitй dans la catastrophe du chemin de fer. Il
lui remit le numйro de l’_Australian and New Zealand gazette_
achetй а Seymour, et il ajouta que la police avait mis а prix la
tкte de ce Ben Joyce, redoutable bandit, auquel dix-huit mois de
crimes avaient fait une funeste cйlйbritй.

Mais comment Mac Nabbs avait-il reconnu ce Ben Joyce dans le
quartier-maоtre Ayrton? Lа йtait le mystиre que tous voulaient
йclaircir, et le major s’expliqua.

Depuis le jour de sa rencontre, Mac Nabbs, par instinct, se
dйfiait d’Ayrton. Deux ou trois faits presque insignifiants, un
coup d’oeil йchangй entre le quartier-maоtre et le forgeron а la
Wimerra-river, l’hйsitation d’Ayrton а traverser les villes et les
bourgs, son insistance а mander le _Duncan_ а la cфte, la mort
йtrange des animaux confiйs а ses soins, enfin un manque de
franchise dans ses allures, tous ces dйtails peu а peu groupйs
avaient йveillй les soupзons du major.

Cependant, il n’aurait pu formuler une accusation directe, sans
les йvйnements qui s’йtaient passйs la nuit prйcйdente.

Mac Nabbs, se glissant entre les hautes touffes d’arbrisseaux,
arriva prиs des ombres suspectes qui venaient d’йveiller son
attention а un demi-mille du campement. Les plantes
phosphorescentes jetaient de pвles lueurs dans l’obscuritй.

Trois hommes examinaient des traces sur le sol, des empreintes de
pas fraоchement faites, et, parmi eux, Mac Nabbs reconnut le
marйchal ferrant de Black-Point. «ce sont eux, disait l’un. --
oui, rйpondait l’autre, voilа le trиfle des fers. -- c’est comme
cela depuis la Wimerra. -- tous les chevaux sont morts. -- le
poison n’est pas loin. -- en voilа de quoi dйmonter une cavalerie
tout entiиre. Une plante utile que ce gastrolobium!»

«Puis ils se turent, ajouta Mac Nabbs, et s’йloignиrent. Je n’en
savais pas assez. Je les suivis. Bientфt la conversation
recommenзa: «un habile homme, Ben Joyce, dit le forgeron, un
fameux quartier-maоtre avec son invention de naufrage! Si son
projet rйussit, c’est un coup de fortune! Satanй Ayrton! --
appelle-le Ben Joyce, car il a bien gagnй son nom!» en ce moment,
ces coquins quittиrent le bois de gommiers. Je savais ce que je
voulais savoir, et je revins au campement, avec la certitude que
tous les convicts ne se moralisent pas en Australie, n’en dйplaise
а Paganel!»

Le major se tut.

Ses compagnons, silencieux, rйflйchissaient.

«Ainsi, dit Glenarvan dont la colиre faisait pвlir la figure,
Ayrton nous a entraоnйs jusqu’ici pour nous piller et nous
assassiner!

-- Oui, rйpondit le major.

-- Et depuis la Wimerra, sa bande suit nos traces et nous йpie,
guettant une occasion favorable?

-- Oui.

-- Mais ce misйrable n’est donc pas un matelot du _Britannia_? Il
a donc volй son nom d’Ayrton, volй son engagement а bord?»

Les regards se dirigиrent vers Mac Nabbs, qui avait dы se poser
ces questions а lui-mкme.

«Voici, rйpondit-il de sa voix toujours calme, les certitudes que
l’on peut dйgager de cette obscure situation. А mon avis, cet
homme s’appelle rйellement Ayrton. Ben Joyce est son nom de
guerre. Il est incontestable qu’il connaоt Harry Grant et qu’il a
йtй quartier-maоtre а bord du _Britannia_. Ces faits, prouvйs dйjа
par les dйtails prйcis que nous a donnйs Ayrton, sont de plus
corroborйs par les paroles des convicts que je vous ai rapportйes.
Ne nous йgarons donc pas dans de vaines hypothиses, et tenons pour
certain que Ben Joyce est Ayrton, comme Ayrton est Ben Joyce,
c’est-а-dire un matelot du _Britannia_ devenu chef d’une bande de
convicts.»

Les explications de Mac Nabbs furent acceptйes sans discussion.

«Maintenant, rйpondit Glenarvan, me direz-vous comment et pourquoi
le quartier-maоtre d’Harry Grant se trouve en Australie?

-- Comment? Je l’ignore, rйpondit Mac Nabbs, et la police dйclare
ne pas en savoir plus long que moi а ce sujet. Pourquoi? Il m’est
impossible de le dire.

Il y a lа un mystиre que l’avenir expliquera.

-- La police ne connaоt pas mкme cette identitй d’Ayrton et de Ben
Joyce, dit John Mangles.

-- Vous avez raison, John, rйpondit le major, et une semblable
particularitй serait de nature а йclairer ses recherches.

-- Ainsi, dit lady Helena, ce malheureux s’йtait introduit а la
ferme de Paddy O’Moore dans une intention criminelle?

-- Ce n’est pas douteux, rйpondit Mac Nabbs. Il prйparait quelque
mauvais coup contre l’irlandais, quand une occasion meilleure
s’est offerte а lui. Le hasard nous a mis en prйsence. Il a
entendu le rйcit de Glenarvan, l’histoire du naufrage, et, en
homme audacieux, il s’est promptement dйcidй а en tirer parti.
L’expйdition a йtй dйcidйe. А la Wimerra, il a communiquй avec
l’un des siens, le forgeron de Black-Point, et a laissй des traces
reconnaissables de notre passage. Sa bande nous a suivis. Une
plante vйnйneuse lui a permis de tuer peu а peu nos boeufs et nos
chevaux. Puis, le moment venu, il nous a embourbйs dans les marais
de la Snowy et livrйs aux convicts qu’il commande.»

Tout йtait dit sur Ben Joyce. Son passй venait d’кtre reconstituй
par le major, et le misйrable apparaissait tel qu’il йtait, un
audacieux et redoutable criminel. Ses intentions, clairement
dйmontrйes, exigeaient de la part de Glenarvan une vigilance
extrкme. Heureusement, il y avait moins а craindre du bandit
dйmasquй que du traоtre.

Mais de cette situation nettement йlucidйe ressortait une
consйquence grave. Personne n’y avait encore songй. Seule Mary
Grant, laissant discuter tout ce passй, regardait l’avenir. John
Mangles, d’abord, la vit ainsi pвle et dйsespйrйe. Il comprit ce
qui se passait dans son esprit.

«Miss Mary! Miss Mary! s’йcria-t-il. Vous pleurez!

-- Tu pleures, mon enfant? dit lady Helena.

-- Mon pиre! Madame, mon pиre!» rйpondit la jeune fille.

Elle ne put continuer. Mais une rйvйlation subite se fit dans
l’esprit de chacun. On comprit la douleur de miss Mary, pourquoi
les larmes tombaient de ses yeux, pourquoi le nom de son pиre
montait de son coeur а ses lиvres.

La dйcouverte de la trahison d’Ayrton dйtruisait tout espoir. Le
convict, pour entraоner Glenarvan, avait supposй un naufrage. Dans
leur conversation surprise par Mac Nabbs, les convicts l’avaient
clairement dit. Jamais le _Britannia_ n’йtait venu se briser sur
les йcueils de Twofold-Bay! Jamais Harry Grant n’avait mis le pied
sur le continent australien!

Pour la seconde fois, l’interprйtation erronйe du document venait
de jeter sur une fausse piste les chercheurs du _Britannia!_

Tous, devant cette situation, devant la douleur des deux enfants,
gardиrent un morne silence. Qui donc eыt encore trouvй quelques
paroles d’espoir? Robert pleurait dans les bras de sa soeur.
Paganel murmurait d’une voix dйpitйe:

«Ah! Malencontreux document! Tu peux te vanter d’avoir mis le
cerveau d’une douzaine de braves gens а une rude йpreuve!»

Et le digne gйographe, vйritablement furieux contre lui-mкme, se
frappait le front а le dйmolir.

Cependant Glenarvan rejoignit Mulrady et Wilson, prйposйs а la
garde extйrieure. Un profond silence rйgnait sur cette plaine
comprise entre la lisiиre du bois et la riviиre. Les gros nuages
immobiles s’йcrasaient sur la voыte du ciel. Au milieu de cette
atmosphиre engourdie dans une torpeur profonde, le moindre bruit
se fыt transmis avec nettetй, et rien ne se faisait entendre. Ben
Joyce et sa bande devaient s’кtre repliйs а une distance assez
considйrable, car des volйes d’oiseaux qui s’йbattaient sur les
basses branches des arbres, quelques _kanguroos_ occupйs а brouter
paisiblement les jeunes pousses, un couple d’eurus dont la tкte
confiante passait entre les grandes touffes d’arbrisseaux,
prouvaient que la prйsence de l’homme ne troublait pas ces
paisibles solitudes.

«Depuis une heure, demandait Glenarvan а ses deux matelots, vous
n’avez rien vu, rien entendu?

-- Rien, votre honneur, rйpondit Wilson. Les convicts doivent кtre
а plusieurs milles d’ici.

-- Il faut qu’ils n’aient pas йtй en force suffisante pour nous
attaquer, ajouta Mulrady. Ce Ben Joyce aura voulu recruter
quelques bandits de son espиce parmi les _bushrangers_ qui errent
au pied des Alpes.

-- C’est probable, Mulrady, rйpondit Glenarvan. Ces coquins sont
des lвches. Ils nous savent armйs et bien armйs. Peut-кtre
attendent-ils la nuit pour commencer leur attaque. Il faudra
redoubler de surveillance а la chute du jour. Ah! Si nous pouvions
quitter cette plaine marйcageuse et poursuivre notre route vers la
cфte! Mais les eaux grossies de la riviиre nous barrent le
passage. Je payerais son pesant d’or un radeau qui nous
transporterait sur l’autre rive!

-- Pourquoi votre honneur, dit Wilson, ne nous donne-t-il pas
l’ordre de construire ce radeau? Le bois ne manque pas.

-- Non, Wilson, rйpondit Glenarvan, cette Snowy n’est pas une
riviиre, c’est un infranchissable torrent.»

En ce moment, John Mangles, le major et Paganel rejoignirent
Glenarvan. Ils venaient prйcisйment d’examiner la Snowy. Les eaux
accrues par les derniиres pluies s’йtaient encore йlevйes d’un
pied au-dessus de l’йtiage. Elles formaient un courant
torrentueux, comparable aux rapides de l’Amйrique. Impossible de
s’aventurer sur ces nappes mugissantes et ces impйtueuses
avalasses, brisйes en mille remous oщ se creusaient des gouffres.

John Mangles dйclara le passage impraticable.

«Mais, ajouta-t-il, il ne faut pas rester ici sans rien tenter. Ce
qu’on voulait faire avant la trahison d’Ayrton est encore plus
nйcessaire aprиs.

-- Que dis-tu, John? demanda Glenarvan.

-- Je dis que des secours sont urgents, et puisqu’on ne peut aller
а Twofold-Bay, il faut aller а Melbourne. Un cheval nous reste.
Que votre honneur me le donne, _mylord_, et j’irai а Melbourne.

-- Mais c’est lа une dangereuse tentative, John, dit Glenarvan.
Sans parler des pйrils de ce voyage de deux cents milles а travers
un pays inconnu, les sentiers et la route doivent кtre gardйs par
les complices de Ben Joyce.

-- Je le sais, _mylord_, mais je sais aussi que la situation ne
peut se prolonger. Ayrton ne demandait que huit jours d’absence
pour ramener les hommes du _Duncan_. Moi, je veux en six jours
кtre revenu sur les bords de la Snowy. Eh bien! Qu’ordonne votre
honneur?

-- Avant que Glenarvan se prononce, dit Paganel, je dois faire une
observation. Qu’on aille а Melbourne, oui, mais que ces dangers
soient rйservйs а John Mangles, non. C’est le capitaine du
_Duncan_, et comme tel il ne peut s’exposer. J’irai а sa place.

-- Bien parlй, rйpondit le major. Et pourquoi serait-ce vous,
Paganel?

-- Ne sommes-nous pas lа? S’йcriиrent Mulrady et Wilson.

-- Et croyez-vous, reprit Mac Nabbs, que je m’effraye d’une traite
de deux cents milles а cheval?

-- Mes amis, dit Glenarvan, si l’un de nous doit aller а
Melbourne, que le sort le dйsigne. Paganel, йcrivez nos noms...

-- Pas le vфtre, du moins, _mylord_, dit John Mangles.

-- Et pourquoi? demanda Glenarvan.

-- Vous sйparer de lady Helena, vous, dont la blessure n’est pas
mкme fermйe!

-- Glenarvan, dit Paganel, vous ne pouvez quitter l’expйdition.

-- Non, reprit le major. Votre place est ici, Edward, vous ne
devez pas partir.

-- Il y a des dangers а courir, rйpondit Glenarvan, et je n’en
laisserai pas ma part а d’autres. йcrivez, Paganel. Que mon nom
soit mкlй aux noms de mes camarades, et fasse le ciel qu’il soit
le premier а sortir!»

On s’inclina devant cette volontй. Le nom de Glenarvan fut joint
aux autres noms. On procйda au tirage, et le sort se prononзa pour
Mulrady. Le brave matelot poussa un hurrah de satisfaction.

«_Mylord_, je suis prкt а partir», dit-il.

Glenarvan serra la main de Mulrady. Puis il retourna vers le
cha_rio_t, laissant au major et а John Mangles la garde du
campement.

Lady Helena fut aussitфt instruite du parti pris d’envoyer un
messager а Melbourne et de la dйcision du sort. Elle trouva pour
Mulrady, des paroles qui allиrent au coeur de ce vaillant marin.
On le savait brave, intelligent, robuste, supйrieur а toute
fatigue, et, vйritablement, le sort ne pouvait mieux choisir.

Le dйpart de Mulrady fut fixй а huit heures, aprиs le court
crйpuscule du soir. Wilson se chargea de prйparer le cheval. Il
eut l’idйe de changer le fer rйvйlateur qu’il portait au pied
gauche, et de le remplacer par le fer de l’un des chevaux morts
dans la nuit. Les convicts ne pourraient pas reconnaоtre les
traces de Mulrady, ni le suivre, n’йtant pas montйs.

Pendant que Wilson s’occupait de ces dйtails, Glenarvan prйpara la
lettre destinйe а Tom Austin; mais son bras blessй le gкnait, et
il chargea Paganel d’йcrire pour lui. Le savant, absorbй dans une
idйe fixe, semblait йtranger а ce qui se passait autour de lui. Il
faut le dire, Paganel, dans toute cette succession d’aventures
fвcheuses, ne pensait qu’а son document faussement interprйtй. Il
en retournait les mots pour leur arracher un nouveau sens, et
demeurait plongй dans les abоmes de l’interprйtation.

Aussi n’entendit-il pas la demande de Glenarvan, et celui-ci fut
forcй de la renouveler.

«Ah! Trиs bien, rйpondit Paganel, je suis prкt!»

Et tout en parlant, Paganel prйparait machinalement son carnet. Il
en dйchira une page blanche, puis, le crayon а la main, il se mit
en devoir d’йcrire.

Glenarvan commenзa а dicter les instructions suivantes:

«Ordre а Tom Austin de prendre la mer sans retard et de conduire
le _Duncan_...»

Paganel achevait ce dernier mot, quand ses yeux se portиrent, par
hasard, sur le numйro de l’_Australian and New Zealand_, qui
gisait а terre. Le journal repliй ne laissait voir que les deux
derniиres syllabes de son titre. Le crayon de Paganel s’arrкta, et
Paganel parut oublier complиtement Glenarvan, sa lettre, sa
dictйe.

«Eh bien? Paganel, dit Glenarvan.

-- Ah! fit le gйographe, en poussant un cri.

-- Qu’avez-vous? demanda le major.

-- Rien! Rien!» rйpondit Paganel.

Puis, plus bas, il rйpйtait: «_Aland! Aland! Aland!_»

Il s’йtait levй. Il avait saisi le journal. Il le secouait,
cherchant а retenir des paroles prкtes а s’йchapper de ses lиvres.
Lady Helena, Mary, Robert, Glenarvan, le regardaient sans rien
comprendre а cette inexplicable agitation.

Paganel ressemblait а un homme qu’une folie subite vient de
frapper. Mais cet йtat de surexcitation nerveuse ne dura pas. Il
se calma peu а peu; la joie qui brillait dans ses regards
s’йteignit; il reprit sa place et dit d’un ton calme:

«Quand vous voudrez, _mylord_, je suis а vos ordres.»

Glenarvan reprit la dictйe de sa lettre, qui fut dйfinitivement
libellйe en ces termes:

«Ordre а Tom Austin de prendre la mer sans retard «et de conduire
le _Duncan_ par trente-sept degrйs» de latitude а la cфte
orientale de l’Australie...»

-- De l’Australie? dit Paganel. Ah! oui! de l’Australie!»

Puis il acheva sa lettre et la prйsenta а la signature de
Glenarvan. Celui-ci gкnй par sa rйcente blessure, se tira tant
bien que mal de cette formalitй. La lettre fut close et cachetйe.
Paganel, d’une main que l’йmotion faisait trembler encore, mit
l’adresse suivante:

Tom Austin, second а bord du yacht le _Duncan_, Melbourne.

Puis, il quitta le cha_rio_t, gesticulant et rйpйtant ces mots
incomprйhensibles: «_Aland! Aland! Zealand!_»


Chapitre XXI
_Quatre jours d’angoisse_

Le reste de la journйe s’йcoula sans autre incident.

On acheva de tout prйparer pour le dйpart de Mulrady. Le brave
matelot йtait heureux de donner а son honneur cette marque de
dйvouement.

Paganel avait repris son sang-froid et ses maniиres accoutumйes.
Son regard indiquait bien encore une vive prйoccupation, mais il
paraissait dйcidй а la tenir secrиte. Il avait sans doute de
fortes raisons pour en agir ainsi, car le major l’entendit rйpйter
ces paroles, comme un homme qui lutte avec lui-mкme:

«Non! Non! Ils ne me croiraient pas! Et, d’ailleurs, а quoi bon?
Il est trop tard!»

Cette rйsolution prise, il s’occupa de donner а Mulrady les
indications nйcessaires pour atteindre Melbourne, et la carte sous
les yeux, il lui traзa son itinйraire. Tous les «tracks», c’est-а-
dire les sentiers de la prairie, aboutissaient а la route de
Lucknow. Cette route, aprиs avoir descendu droit au sud jusqu’а la
cфte, prenait par un coude brusque la direction de Melbourne. Il
fallait toujours la suivre et ne point tenter de couper court а
travers un pays peu connu.

Ainsi rien de plus simple. Mulrady ne pouvait s’йgarer.

Quant aux dangers, ils n’existaient plus а quelques milles au delа
du campement, oщ Ben Joyce et sa troupe devaient s’кtre embusquйs.
Une fois passй, Mulrady se faisait fort de distancer rapidement
les convicts et de mener а bien son importante mission.

А six heures, le repas fut pris en commun. Une pluie torrentielle
tombait. La tente n’offrait plus un abri suffisant, et chacun
avait cherchй refuge dans le cha_rio_t. C’йtait, du reste, une
retraite sыre. La glaise le tenait encastrй au sol, et y adhйrait
comme un fort sur ses fondations. L’arsenal se composait de sept
carabines et de sept revolvers, et permettait de soutenir un siиge
assez long, car ni les munitions ni les vivres ne manquaient. Or,
avant six jours, le _Duncan_ mouillerait dans la baie Twofold.
Vingt-quatre heures aprиs, son йquipage atteindrait l’autre rive
de la Snowy, et si le passage n’йtait pas encore praticable, les
convicts, du moins, seraient forcйs de se retirer devant des
forces supйrieures. Mais, avant tout, il fallait que Mulrady
rйussоt dans sa pйrilleuse entreprise.

А huit heures, la nuit devint trиs sombre. C’йtait l’instant de
partir. Le cheval destinй а Mulrady fut amenй. Ses pieds, entourйs
de linges, par surcroоt de prйcaution, ne faisaient aucun bruit
sur le sol.

L’animal paraissait fatiguй, et, cependant, de la sыretй et de la
vigueur de ses jambes dйpendait le salut de tous.

Le major conseilla а Mulrady de le mйnager, du moment qu’il serait
hors de l’atteinte des convicts.

Mieux valait un retard d’une demi-journйe et arriver sыrement.

John Mangles remit а son matelot un revolver qu’il venait de
charger avec le plus grand soin. Arme redoutable dans la main d’un
homme qui ne tremble pas, car six coups de feu, йclatant en
quelques secondes, balayaient aisйment un chemin obstruй de
malfaiteurs.

Mulrady se mit en selle.

«Voici la lettre que tu remettras а Tom Austin, lui dit Glenarvan.
Qu’il ne perde pas une heure! Qu’il parte pour la baie Twofold, et
s’il ne nous y trouve pas, si nous n’avons pu franchir la Snowy,
qu’il vienne а nous sans retard! Maintenant, va, mon brave
matelot, et que Dieu te conduise.»

Glenarvan, lady Helena, Mary Grant, tous serrиrent la main de
Mulrady. Ce dйpart, par une nuit noire et pluvieuse, sur une route
semйe de dangers, а travers les immensitйs inconnues d’un dйsert,
eыt impressionnй un coeur moins ferme que celui du matelot.

«Adieu, _mylord_», dit-il d’une voix calme, et il disparut bientфt
par un sentier qui longeait la lisiиre du bois.

En ce moment, la rafale redoublait de violence. Les hautes
branches des eucalyptus cliquetaient dans l’ombre avec une
sonoritй mate. On pouvait entendre la chute de cette ramure sиche
sur le sol dйtrempй.

Plus d’un arbre gйant, auquel manquait la sиve, mais debout
jusqu’alors, tomba pendant cette tempйtueuse bourrasque. Le vent
hurlait а travers les craquements du bois et mкlait ses
gйmissements sinistres au grondement de la Snowy. Les gros nuages,
qu’il chassait dans l’est, traоnaient jusqu’а terre comme des
haillons de vapeur. Une lugubre obscuritй accroissait encore
l’horreur de la nuit.

Les voyageurs, aprиs le dйpart de Mulrady, se blottirent dans le
cha_rio_t. Lady Helena et Mary Grant, Glenarvan et Paganel
occupaient le premier compartiment, qui avait йtй hermйtiquement
clos.

Dans le second, Olbinett, Wilson et Robert avaient trouvй un gоte
suffisant. Le major et John Mangles veillaient au dehors.

Acte de prudence nйcessaire, car une attaque des convicts йtait
facile, possible par consйquent.

Les deux fidиles gardiens faisaient donc leur quart, et recevaient
philosophiquement ces rafales que la nuit leur crachait au visage.
Ils essayaient de percer du regard ces tйnиbres propices aux
embыches, car l’oreille ne pouvait rien percevoir au milieu des
bruits de la tempкte, hennissements du vent, cliquetis des
branches, chutes des troncs d’arbres, et grondement des eaux
dйchaоnйes.

Cependant, quelques courtes accalmies suspendaient parfois la
bourrasque. Le vent se taisait comme pour reprendre haleine. La
Snowy gйmissait seule а travers les roseaux immobiles et le rideau
noir des gommiers. Le silence semblait plus profond dans ces
apaisements momentanйs. Le major et John Mangles йcoutaient alors
avec attention.

Ce fut pendant un de ces rйpits qu’un sifflement aigu parvint
jusqu’а eux.

John Mangles alla rapidement au major.

«Vous avez entendu? Lui dit-il.

-- Oui, fit Mac Nabbs. Est-ce un homme ou un animal?

-- Un homme», rйpondit John Mangles.

Puis tous deux йcoutиrent. L’inexplicable sifflement se
reproduisit soudain, et quelque chose comme une dйtonation lui
rйpondit, mais presque insaisissable, car la tempкte rugissait
alors avec une nouvelle violence. Mac Nabbs et John Mangles ne
pouvaient s’entendre. Ils vinrent se placer sous le vent du
cha_rio_t.

En ce moment, les rideaux de cuir se soulevиrent, et Glenarvan
rejoignit ses deux compagnons. Il avait entendu, comme eux, ce
sifflement sinistre, et la dйtonation qui avait fait йcho sous la
bвche.

«Dans quelle direction? demanda-t-il.

-- Lа, fit John, indiquant le sombre _track_ dans la direction
prise par Mulrady.

-- А quelle distance?

-- Le vent portait, rйpondit John Mangles. Ce doit кtre а trois
milles au moins.

-- Allons! dit Glenarvan en jetant sa carabine sur son йpaule.

-- N’allons pas! rйpondit le major. C’est un piиge pour nous
йloigner du cha_rio_t.

-- Et si Mulrady est tombй sous les coups de ces misйrables!
reprit Glenarvan, qui saisit la main de Mac Nabbs.

-- Nous le saurons demain, rйpondit froidement le major, fermement
rйsolu а empкcher Glenarvan de commettre une inutile imprudence.

-- Vous ne pouvez quitter le campement, _mylord_, dit John, j’irai
seul.

-- Pas davantage! reprit Mac Nabbs avec йnergie.

Voulez-vous donc qu’on nous tue en dйtail, diminuer nos forces,
nous mettre а la merci de ces malfaiteurs? Si Mulrady a йtй leur
victime, c’est un malheur qu’il ne faut pas doubler d’un second.

Mulrady est parti, dйsignй par le sort. Si le sort m’eыt choisi а
sa place, je serais parti comme lui, mais je n’aurais demandй ni
attendu aucun secours.»

En retenant Glenarvan et John Mangles, le major avait raison а
tous les points de vue. Tenter d’arriver jusqu’au matelot, courir
par cette nuit sombre au-devant des convicts embusquйs dans
quelque taillis, c’йtait insensй, et, d’ailleurs, inutile.

La petite troupe de Glenarvan ne comptait pas un tel nombre
d’hommes qu’elle pыt en sacrifier encore.

Cependant, Glenarvan semblait ne vouloir pas se rendre а ces
raisons. Sa main tourmentait sa carabine. Il allait et venait
autour du cha_rio_t. Il prкtait l’oreille au moindre bruit. Il
essayait de percer du regard cette obscuritй sinistre. La pensйe
de savoir un des siens frappй d’un coup mortel, abandonnй sans
secours, appelant en vain ceux pour lesquels il s’йtait dйvouй,
cette pensйe le torturait. Mac Nabbs ne savait pas s’il
parviendrait а le retenir, si Glenarvan, emportй par son coeur,
n’irait pas se jeter sous les coups de Ben Joyce.

«Edward, lui dit-il, calmez-vous. йcoutez un ami.

Pensez а lady Helena, а Mary Grant, а tous ceux qui restent!
D’ailleurs, oщ voulez-vous aller? Oщ retrouver Mulrady? C’est а
deux milles d’ici qu’il a йtй attaquй! Sur quelle route? Quel
sentier prendre?...»

En ce moment, et comme une rйponse au major, un cri de dйtresse se
fit entendre.

«Йcoutez!» dit Glenarvan.

Ce cri venait du cфtй mкme oщ la dйtonation avait йclatй, а moins
d’un quart de mille. Glenarvan, repoussant Mac Nabbs, s’avanзait
dйjа sur le sentier, quand, а trois cents pas du cha_rio_t, ces
mots se firent entendre:

«А moi! а moi!»

C’йtait une voix plaintive et dйsespйrйe. John Mangles et le major
s’йlancиrent dans sa direction.

Quelques instants aprиs, ils aperзurent le long du taillis une
forme humaine qui se traоnait et poussait de lugubres
gйmissements.

Mulrady йtait lа, blessй, mourant, et quand ses compagnons le
soulevиrent, ils sentirent leurs mains se mouiller de sang.

La pluie redoublait alors, et le vent se dйchaоnait dans la ramure
des «dead trees.» Ce fut au milieu des coups de la rafale que
Glenarvan, le major et John Mangles transportиrent le corps de
Mulrady.

А leur arrivйe, chacun se leva. Paganel, Robert, Wilson, Olbinett,
quittиrent le cha_rio_t, et lady Helena cйda son compartiment au
pauvre Mulrady. Le major фta la veste du matelot qui ruisselait de
sang et de pluie. Il dйcouvrit sa blessure. C’йtait un coup de
poignard que le malheureux avait au flanc droit.

Mac Nabbs le pansa adroitement. L’arme avait-elle atteint des
organes essentiels, il ne pouvait le dire. Un jet de sang йcarlate
et saccadй en sortait; la pвleur, la dйfaillance du blessй,
prouvaient qu’il avait йtй sйrieusement atteint. Le major plaзa
sur l’orifice de la blessure, qu’il lava prйalablement а l’eau
fraоche, un йpais tampon d’amadou, puis des gвteaux de charpie
maintenus avec un bandage. Il parvint а suspendre l’hйmorragie.
Mulrady fut placй sur le cфtй correspondant а la blessure, la tкte
et la poitrine йlevйes, et lady Helena lui fit boire quelques
gorgйes d’eau.

Au bout d’un quart d’heure, le blessй immobile jusqu’alors, fit un
mouvement. Ses yeux s’entr’ouvrirent. Ses lиvres murmurиrent des
mots sans suite, et le major, approchant son oreille, l’entendit
rйpйter:

«_Mylord_... La lettre... Ben Joyce...»

Le major rйpйta ces paroles et regarda ses compagnons. Que voulait
dire Mulrady? Ben Joyce avait attaquй le matelot, mais pourquoi?
N’йtait-ce pas seulement dans le but de l’arrкter, de l’empкcher
d’arriver au _Duncan?_ cette lettre...

Glenarvan visita les poches de Mulrady. La lettre adressйe а Tom
Austin ne s’y trouvait plus!

La nuit se passa dans les inquiйtudes et les angoisses. On
craignait а chaque instant que le blessй ne vоnt а mourir. Une
fiиvre ardente le dйvorait.

Lady Helena, Mary Grant, deux soeurs de charitй, ne le quittиrent
pas. Jamais malade ne fut si bien soignй, et par des mains plus
compatissantes.

Le jour parut. La pluie avait cessй. De gros nuages roulaient
encore dans les profondeurs du ciel. Le sol йtait jonchй des
dйbris de branches. La glaise, dйtrempйe par des torrents d’eau,
avait encore cйdй.

Les abords du cha_rio_t devenaient difficiles, mais il ne pouvait
s’enliser plus profondйment.

John Mangles, Paganel et Glenarvan allиrent dиs le point du jour
faire une reconnaissance autour du campement. Ils remontиrent le
sentier encore tachй de sang. Ils ne virent aucun vestige de Ben
Joyce ni de sa bande.

Ils poussиrent jusqu’а l’endroit oщ l’attaque avait eu lieu. Lа,
deux cadavres gisaient а terre, frappйs des balles de Mulrady.
L’un йtait le cadavre du marйchal ferrant de Black-Point. Sa
figure, dйcomposйe par la mort, faisait horreur.

Glenarvan ne porta plus loin ses investigations. La prudence lui
dйfendait de s’йloigner. Il revint donc au cha_rio_t, trиs absorbй
par la gravitй de la situation.

«on ne peut songer а envoyer un autre messager а Melbourne, dit-
il.

-- Cependant, il le faut, _mylord_, rйpondit John Mangles, et je
tenterai de passer lа oщ mon matelot n’a pu rйussir.

-- Non, John. Tu n’as mкme pas un cheval pour te porter pendant
ces deux cents milles!»

En effet, le cheval de Mulrady, le seul qui restвt, n’avait pas
reparu. йtait-il tombй sous les coups des meurtriers? Courait-il
йgarй а travers ce dйsert?

Les convicts ne s’en йtaient-ils pas emparйs?

«Quoi qu’il arrive, reprit Glenarvan, nous ne nous sйparerons
plus. Attendons huit jours, quinze jours, que les eaux de la Snowy
reprennent leur niveau normal. Nous gagnerons alors la baie
Twofold а petites journйes et de lа nous expйdierons au _Duncan_
par une voie plus sыre l’ordre de rallier la cфte.

-- C’est le seul parti а prendre, rйpondit Paganel.

-- Donc, mes amis, reprit Glenarvan, plus de sйparation. Un homme
risque trop а s’aventurer seul dans ce dйsert infestй de bandits.
Et maintenant, que Dieu sauve notre pauvre matelot, et nous
protиge nous-mкmes!»

Glenarvan avait deux fois raison: d’abord d’interdire toute
tentative isolйe, ensuite d’attendre patiemment sur les bords de
la Snowy un passage praticable. Trente-cinq milles а peine le
sйparaient de Delegete, la premiиre ville-frontiиre de la Nouvelle
Galles du sud, oщ il trouverait des moyens de transport pour
gagner la baie Twofold.

De lа, il tйlйgraphierait а Melbourne les ordres relatifs au
_Duncan_.

Ces mesures йtaient sages, mais on les prenait tardivement. Si
Glenarvan n’eыt pas envoyй Mulrady sur la route de Lucknow, que de
malheurs auraient йtй йvitйs, sans parler de l’assassinat du
matelot!

En revenant au campement, il trouva ses compagnons moins affectйs.
Ils semblaient avoir repris espoir.

«Il va mieux! Il va mieux! s’йcria Robert en courant au-devant de
lord Glenarvan.

-- Mulrady?...

-- Oui! Edward, rйpondit lady Helena. Une rйaction s’est opйrйe.
Le major est plus rassurй. Notre matelot vivra.

-- Oщ est Mac Nabbs? demanda Glenarvan.

-- Prиs de lui. Mulrady a voulu l’entretenir. Il ne faut pas les
troubler.»

Effectivement, depuis une heure, le blessй йtait sorti de son
assoupissement, et la fiиvre avait diminuй.

Mais le premier soin de Mulrady, en reprenant le souvenir et la
parole fut de demander lord Glenarvan, ou, а son dйfaut, le major.
Mac Nabbs, le voyant si faible, voulait lui interdire toute
conversation; mais Mulrady insista avec une telle йnergie que le
major dut se rendre.

Or, l’entretien durait dйjа depuis quelques minutes, quand
Glenarvan revint. Il n’y avait plus qu’а attendre le rapport de
Mac Nabbs.

Bientфt, les rideaux du cha_rio_t s’agitиrent et le major parut.
Il rejoignit ses amis au pied d’un gommier, oщ la tente avait йtй
dressйe. Son visage, si froid d’ordinaire, accusait une grave
prйoccupation.

Lorsque ses regards s’arrкtиrent sur lady Helena, sur la jeune
fille, ils exprimиrent une douloureuse tristesse.

Glenarvan l’interrogea, et voici en substance ce que le major
venait d’apprendre.

En quittant le campement, Mulrady suivit un des sentiers indiquйs
par Paganel. Il se hвtait, autant du moins que le permettait
l’obscuritй de la nuit.

D’aprиs son estime, il avait franchi une distance de deux milles
environ, quand plusieurs hommes, -- cinq, croit-il, -- se jetиrent
а la tкte de son cheval. L’animal se cabra. Mulrady saisit son
revolver et fit feu. Il lui parut que deux des assaillants
tombaient. А la lueur de la dйtonation, il reconnut Ben Joyce.
Mais ce fut tout. Il n’eut pas le temps de dйcharger entiиrement
son arme. Un coup violent lui fut portй au cфtй droit, et le
renversa.

Cependant, il n’avait pas encore perdu connaissance.

Les meurtriers le croyaient mort. Il sentit qu’on le fouillait.
Puis, ces paroles furent prononcйes:

«J’ai la lettre, dit un des convicts. -- donne, rйpondit Ben
Joyce, et maintenant le _Duncan_ est а nous!»

А cet endroit du rйcit de Mac Nabbs, Glenarvan ne put retenir un
cri.

Mac Nabbs continua:

«А prйsent, vous autres, reprit Ben Joyce, attrapez le cheval.
Dans deux jours, je serai а bord du _Duncan_; dans six, а la baie
Twofold. C’est lа le rendez-vous. La troupe du _mylord_ sera
encore embourbйe dans les marais de la Snowy. Passez la riviиre au
pont de Kemple-Pier, gagnez la cфte, et attendez-moi. Je trouverai
bien le moyen de vous introduire а bord. Une fois l’йquipage а la
mer, avec un navire comme le _Duncan_, nous serons les maоtres de
l’ocйan Indien. -- hurrah pour Ben Joyce!»

S’йcriиrent les convicts. Le cheval de Mulrady fut amenй, et Ben
Joyce disparut au galop par la route de Lucknow, pendant que la
bande gagnait au sud-est la Snowy-river. Mulrady, quoique
griиvement blessй, eut la force de se traоner jusqu’а trois cents
pas du campement oщ nous l’avons recueilli presque mort.

Voilа, dit Mac Nabbs, l’histoire de Mulrady. Vous comprenez
maintenant pourquoi le courageux matelot tenait tant а parler.»

Cette rйvйlation terrifia Glenarvan et les siens.

«Pirates! Pirates! s’йcria Glenarvan. Mon йquipage massacrй! Mon
_Duncan_ aux mains de ces bandits!

-- Oui! Car Ben Joyce surprendra le navire, rйpondit le major, et
alors...

-- Eh bien! Il faut que nous arrivions а la cфte avant ces
misйrables! dit Paganel.

-- Mais comment franchir la Snowy? dit Wilson.

-- Comme eux, rйpondit Glenarvan. Ils vont passer au pont de
Kemple-Pier, nous y passerons aussi.

-- Mais Mulrady, que deviendra-t-il? demanda lady Helena.

-- On le portera! on se relayera! Puis-je livrer mon йquipage sans
dйfense а la troupe de Ben Joyce?»

L’idйe de passer la Snowy au pont de Kemple-Pier йtait praticable,
mais hasardeuse. Les convicts pouvaient s’йtablir sur ce point et
le dйfendre. Ils seraient au moins trente contre sept! Mais il est
des moments oщ l’on ne se compte pas, oщ il faut marcher quand
mкme.

«_Mylord_, dit alors John Mangles, avant de risquer notre derniиre
chance, avant de s’aventurer vers ce pont, il est prudent d’aller
le reconnaоtre. Je m’en charge.

-- Je vous accompagnerai, John», rйpondit Paganel.

Cette proposition acceptйe, John Mangles et Paganel se prйparиrent
а partir а l’instant. Ils devaient descendre la Snowy, suivre ses
bords jusqu’а l’endroit oщ ils rencontreraient ce point signalй
par Ben Joyce, et se dйrober surtout а la vue des convicts qui
devaient battre les rives.

Donc, munis de vivres et bien armйs, les deux courageux compagnons
partirent, et disparurent bientфt en se faufilant au milieu des
grands roseaux de la riviиre.

Pendant toute la journйe, on les attendit. Le soir venu, ils
n’йtaient pas encore revenus. Les craintes furent trиs vives.

Enfin, vers onze heures, Wilson signala leur retour.

Paganel et John Mangles йtaient harassйs par les fatigues d’une
marche de dix milles.

«Ce pont! Ce pont existe-t-il? demanda Glenarvan, qui s’йlanзa au-
devant d’eux.

-- Oui! Un pont de lianes, dit John Mangles. Les convicts l’ont
passй, en effet. Mais...

-- Mais... Fit Glenarvan qui pressentait un nouveau malheur.

-- Ils l’ont brыlй aprиs leur passage!» rйpondit Paganel.


Chapitre XXII
_Eden_

Ce n’йtait pas le moment de se dйsespйrer, mais d’agir.

Le pont de Kemple-Pier dйtruit, il fallait passer la Snowy, coыte
que coыte, et devancer la troupe de Ben Joyce sur les rivages de
Twofold-Bay. Aussi ne perdit-on pas de temps en vaines paroles, et
le lendemain, le 16 janvier, John Mangles et Glenarvan vinrent
observer la riviиre, afin d’organiser le passage.

Les eaux tumultueuses et grossies par les pluies ne baissaient
pas. Elles tourbillonnaient avec une indescriptible fureur.
C’йtait se vouer а la mort que de les affronter. Glenarvan, les
bras croisйs, la tкte basse, demeurait immobile.

«Voulez-vous que j’essaye de gagner l’autre rive а la nage? dit
John Mangles.

-- Non! John, rйpondit Glenarvan, retenant de la main le hardi
jeune homme, attendons!»

Et tous deux retournиrent au campement. La journйe se passa dans
les plus vives angoisses. Dix fois, Glenarvan revint а la Snowy.
Il cherchait а combiner quelque hardi moyen pour la traverser.
Mais en vain.

Un torrent de laves eыt coulй entre ses rives qu’elle n’eыt pas
йtй plus infranchissable.

Pendant ces longues heures perdues, lady Helena, conseillйe par le
major, entourait Mulrady des soins les plus intelligents. Le
matelot se sentait revenir а la vie. Mac Nabbs osait affirmer
qu’aucun organe essentiel n’avait йtй lйsй. La perte de son sang
suffisait а expliquer la faiblesse du malade. Aussi, sa blessure
fermйe, l’hйmorragie suspendue, il n’attendait plus que du temps
et du repos sa complиte guйrison. Lady Helena avait exigй qu’il
occupвt le premier compartiment du cha_rio_t.

Mulrady se sentait tout honteux. Son plus grand souci, c’йtait de
penser que son йtat pouvait retarder Glenarvan, et il fallut lui
promettre qu’on le laisserait au campement, sous la garde de
Wilson, si le passage de la Snowy devenait possible.

Malheureusement, ce passage ne fut praticable ni ce jour-lа, ni le
lendemain, 17 janvier. Se voir ainsi arrкtй dйsespйrait Glenarvan.
Lady Helena et le major essayaient en vain de le calmer, de
l’exhorter а la patience. Patienter, quand, en ce moment peut-
кtre, Ben Joyce arrivait а bord du yacht!

Quand le _Duncan_, larguant ses amarres, forзait de vapeur pour
atteindre cette cфte funeste, et lorsque chaque heure l’en
rapprochait!

John Mangles ressentait dans son coeur toutes les angoisses de
Glenarvan. Aussi, voulant vaincre а tout prix l’obstacle, il
construisit un canot а la maniиre australienne, avec de larges
morceaux d’йcorce de gommiers. Ces plaques, fort lйgиres, йtaient
retenues par des barreaux de bois et formaient une embarcation
bien fragile.

Le capitaine et le matelot essayиrent ce frкle canot pendant la
journйe du 18. Tout ce que pouvaient l’habiletй, la force,
l’adresse, le courage, ils le firent. Mais, а peine dans le
courant, ils chavirиrent et faillirent payer de leur vie cette
tйmйraire expйrience. L’embarcation, entraоnйe dans les remous,
disparut. John Mangles et Wilson n’avaient mкme pas gagnй dix
brasses sur cette riviиre, grossie par les pluies et la fonte de
neiges, et qui mesurait alors un mille de largeur.

Les journйes du 19 et du 20 janvier se perdirent dans cette
situation. Le major et Glenarvan remontиrent la Snowy pendant cinq
milles sans trouver un passage guйable. Partout mкme impйtuositй
des eaux, mкme rapiditй torrentueuse. Tout le versant mйridional
des Alpes australiennes versait dans cet unique lit ses masses
liquides.

Il fallut renoncer а l’espoir de sauver le _Duncan_.

Cinq jours s’йtaient йcoulйs depuis le dйpart de Ben Joyce. Le
yacht devait кtre en ce moment а la cфte et aux mains des
convicts!

Cependant, il йtait impossible que cet йtat de choses se
prolongeвt. Les crues temporaires s’йpuisent vite, et en raison
mкme de leur violence. En effet, Paganel, dans la matinйe du 21,
constata que l’йlйvation des eaux, au-dessus de l’йtiage,
commenзait а diminuer. Il rapporta а Glenarvan le rйsultat de ses
observations.

«Eh! Qu’importe, maintenant? rйpondit Glenarvan, il est trop tard!

-- Ce n’est pas une raison pour prolonger notre sйjour au
campement, rйpliqua le major.

-- En effet, rйpondit John Mangles. Demain, peut-кtre, le passage
sera praticable.

-- Et cela sauvera-t-il mon malheureux йquipage? s’йcria
Glenarvan.

-- Que votre honneur m’йcoute, reprit John Mangles.

Je connais Tom Austin. Il a dы exйcuter vos ordres et partir dиs
que son dйpart a йtй possible. Mais qui nous dit que le _Duncan_
fыt prкt, que ses avaries fussent rйparйes а l’arrivйe de Ben
Joyce а Melbourne? Et si le yacht n’a pu prendre la mer, s’il a
subi un jour, deux jours de retard!

-- Tu as raison, John! rйpondit Glenarvan. Il faut gagner la baie
Twofold. Nous ne sommes qu’а trente-cinq milles de Delegete!

-- Oui, dit Paganel, et dans cette ville nous trouverons de
rapides moyens de transport. Qui sait si nous n’arriverons pas а
temps pour prйvenir un malheur?

-- Partons!» s’йcria Glenarvan.

Aussitфt, John Mangles et Wilson s’occupиrent de construire une
embarcation de grande dimension.

L’expйrience avait prouvй que des morceaux d’йcorce ne pourraient
rйsister а la violence du torrent. John abattit des troncs de
gommiers dont il fit un radeau grossier, mais solide. Ce travail
fut long, et la journйe s’йcoula sans que l’appareil fыt terminй.
Il ne fut achevй que le lendemain.

Alors, les eaux de la Snowy avaient sensiblement baissй. Le
torrent redevenait riviиre, а courant rapide, il est vrai.
Cependant, en biaisant, en le maоtrisant dans une certaine limite,
John espйrait atteindre la rive opposйe.

А midi et demi, on embarqua ce que chacun pouvait emporter de
vivres pour un trajet de deux jours. Le reste fut abandonnй avec
le cha_rio_t et la tente.

Mulrady allait assez bien pour кtre transportй; sa convalescence
marchait rapidement.

А une heure, chacun prit place sur le radeau, que son amarre
retenait а la rive. John Mangles avait installй sur le tribord et
confiй а Wilson une sorte d’aviron pour soutenir l’appareil contre
le courant et diminuer sa dйrive. Quant а lui, debout а l’arriиre,
il comptait se diriger au moyen d’une grossiиre godille. Lady
Helena et Mary Grant occupaient le centre du radeau, prиs de
Mulrady; Glenarvan, le major, Paganel et Robert les entouraient,
prкts а leur porter secours.

«Sommes-nous parйs, Wilson? demanda John Mangles а son matelot.

-- Oui, capitaine, rйpondit Wilson, en saisissant son aviron d’une
main robuste.

-- Attention, et soutiens-nous contre le courant.»

John Mangles dйmarra le radeau, et d’une poussйe il le lanзa а
travers les eaux de la Snowy. Tout alla bien pendant une quinzaine
de toises. Wilson rйsistait а la dйrive. Mais bientфt l’appareil
fut pris dans des remous, et tourna sur lui-mкme sans que ni
l’aviron ni la godille ne pussent le maintenir en droite ligne.
Malgrй leurs efforts, Wilson et John Mangles se trouvиrent bientфt
placйs dans une position inverse, qui rendit impossible l’action
des rames.

Il fallut se rйsigner. Aucun moyen n’existait d’enrayer ce
mouvement giratoire du radeau. Il tournait avec une vertigineuse
rapiditй, et il dйrivait. John Mangles, debout, la figure pвle,
les dents serrйes, regardait l’eau qui tourbillonnait.

Cependant, le radeau s’engagea au milieu de la Snowy. Il se
trouvait alors а un demi-mille en aval de son point de dйpart. Lа,
le courant avait une force extrкme, et, comme il rompait les
remous, il rendit а l’appareil un peu de stabilitй.

John et Wilson reprirent leurs avirons et parvinrent а se pousser
dans une direction oblique.

Leur manoeuvre eut pour rйsultat de les rapprocher de la rive
gauche. Ils n’en йtaient plus qu’а cinquante toises, quand
l’aviron de Wilson cassa net. Le radeau, non soutenu, fut
entraоnй. John voulut rйsister, au risque de rompre sa godille.

Wilson, les mains ensanglantйes, joignit ses efforts aux siens.

Enfin, ils rйussirent, et le radeau, aprиs une traversйe qui dura
plus d’une demi-heure, vint heurter le talus а pic de la rive. Le
choc fut violent; les troncs se disjoignirent, les cordes
cassиrent, l’eau pйnйtra en bouillonnant. Les voyageurs n’eurent
que le temps de s’accrocher aux buissons qui surplombaient. Ils
tirиrent а eux Mulrady et les deux femmes а demi trempйes. Bref,
tout le monde fut sauvй, mais la plus grande partie des provisions
embarquйes et les armes, exceptй la carabine du major, s’en
allиrent а la dйrive avec les dйbris du radeau.

La riviиre йtait franchie. La petite troupe se trouvait а peu prиs
sans ressources, а trente-cinq milles de Delegete, au milieu de
ces dйserts inconnus de la frontiиre victorienne. Lа ne se
rencontrent ni colon ni squatter, car la rйgion est inhabitйe, si
ce n’est par des _bushrangers_ fйroces et pillards.

On rйsolut de partir sans dйlai. Mulrady vit bien qu’il serait un
sujet d’embarras; il demanda а rester, et mкme а rester seul, pour
attendre des secours de Delegete.

Glenarvan refusa. Il ne pouvait atteindre Delegete avant trois
jours, la cфte avant cinq, c’est-а-dire le 26 janvier. Or, depuis
le 16, le _Duncan_ avait quittй Melbourne. Que lui faisaient
maintenant quelques heures de retard?

«Non, mon ami, dit-il, je ne veux abandonner personne. Faisons une
civiиre, et nous te porterons tour а tour.»

La civiиre fut installйe au moyen de branches d’eucalyptus
couvertes de ramures, et, bon grй, mal grй, Mulrady dut y prendre
place. Glenarvan voulut кtre le premier а porter son matelot. Il
prit la civiиre d’un bout, Wilson de l’autre, et l’on se mit en
marche.

Quel triste spectacle, et qu’il finissait mal, ce voyage si bien
commencй! on n’allait plus а la recherche d’Harry Grant. Ce
continent, oщ il n’йtait pas, oщ il ne fut jamais, menaзait d’кtre
fatal а ceux qui cherchaient ses traces. Et quand ses hardis
compat_rio_tes atteindraient la cфte australienne, ils n’y
trouveraient pas mкme le _Duncan_ pour les rapatrier!

Ce fut silencieusement et pйniblement que se passa cette premiиre
journйe. De dix minutes en dix minutes, on se relayait au portage
de la civiиre.

Tous les compagnons du matelot s’imposaient sans se plaindre cette
fatigue, accrue encore par une forte chaleur.

Le soir, aprиs cinq milles seulement, on campa sous un bouquet de
gommiers. Le reste des provisions, йchappй au naufrage, fournit le
repas du soir. Mais il ne fallait plus compter que sur la carabine
du major.

La nuit fut mauvaise. La pluie s’en mкla. Le jour sembla long а
reparaоtre. On se remit en marche. Le major ne trouva pas
l’occasion de tirer un seul coup de fusil. Cette funeste rйgion,
c’йtait plus que le dйsert, puisque les animaux mкmes ne la
frйquentaient pas.

Heureusement, Robert dйcouvrit un nid d’outardes, et, dans ce nid,
une douzaine de gros oeufs qu’Olbinett fit cuire sous la cendre
chaude. Cela fit, avec quelques plants de pourpier qui croissaient
au fond d’un ravin, tout le dйjeuner du 23.

La route devint alors extrкmement difficile. Les plaines
sablonneuses йtaient hйrissйes de «spinifex», une herbe йpineuse
qui porte а Melbourne le nom de «porc-йpic «. Elle mettait les
vкtements en lambeaux et les jambes en sang. Les courageuses
femmes ne se plaignaient pas, cependant; elles allaient
vaillamment, donnant l’exemple, encourageant l’un et l’autre d’un
mot ou d’un regard.

On s’arrкta, le soir, au pied du mont Bulla-Bulla, sur les bords
du creek de Jungalla. Le souper eыt йtй maigre, si Mac Nabbs n’eыt
enfin tuй un gros rat, le «mus conditor», qui jouit d’une
excellente rйputation au point de vue alimentaire. Olbinett le fit
rфtir, et il eыt paru au-dessus de sa renommйe, si sa taille avait
йgalй celle d’un mouton.

Il fallut s’en contenter, cependant. On le rongea jusqu’aux os.

Le 23, les voyageurs fatiguйs, mais toujours йnergiques, se
remirent en route. Aprиs avoir contournй la base de la montagne,
ils traversиrent de longues prairies dont l’herbe semblait faite
de fanons de baleine.

C’йtait un enchevкtrement de dards, un fouillis de baпonnettes
aiguлs, oщ le chemin dut кtre frayй tantфt par la hache, tantфt
par le feu.

Ce matin-lа, il ne fut pas question de dйjeuner. Rien d’aride
comme cette rйgion semйe de dйbris de quartz.

Non seulement la faim, mais aussi la soif se fit cruellement
sentir. Une atmosphиre brыlante en redoublait les cruelles
atteintes. Glenarvan et les siens ne faisaient pas un demi-mille
par heure. Si cette privation d’eau et d’aliments se prolongeait
jusqu’au soir, ils tomberaient sur cette route pour ne plus se
relever.

Mais quand tout manque а l’homme, lorsqu’il se voit sans
ressources, а l’instant oщ il pense que l’heure est venue de
succomber а la peine, alors se manifeste l’intervention de la
providence.

L’eau, elle l’offrit dans des «cйphalotes», espиces de godets
remplis d’un bienfaisant liquide, qui pendaient aux branches
d’arbustes coralliformes. Tous s’y dйsaltйrиrent et sentirent la
vie se ranimer en eux.

La nourriture, ce fut celle qui soutient les indigиnes, quand le
gibier, les insectes, les serpents viennent а manquer. Paganel
dйcouvrit, dans le lit dessйchй d’un creek, une plante dont les
excellentes propriйtйs lui avaient йtй souvent dйcrites par un de
ses collиgues de la sociйtй de gйographie.

C’йtait le «_nardou_», un cryptogame de la famille des
marsilйacйes, celui-lа mкme qui prolongea la vie de Burke et de
King dans les dйserts de l’intйrieur.

Sous ses feuilles, semblables а celles du trиfle, poussaient des
sporules dessйchйes. Ces sporules, grosses comme une lentille,
furent йcrasйes entre deux pierres, et donnиrent une sorte de
farine. On en fit un pain grossier, qui calma les tortures de la
faim. Cette plante se trouvait abondamment а cette place. Olbinett
put donc en ramasser une grande quantitй, et la nourriture fut
assurйe pour plusieurs jours.

Le lendemain, 24, Mulrady fit une partie de la route а pied. Sa
blessure йtait entiиrement cicatrisйe. La ville de Delegete
n’йtait plus qu’а dix milles, et le soir, on campa par 149 de
longitude sur la frontiиre mкme de la Nouvelle Galles du sud.

Une pluie fine et pйnйtrante tombait depuis quelques heures. Tout
abri eыt manquй, si, par hasard, John Mangles n’eыt dйcouvert une
hutte de scieurs, abandonnйe et dйlabrйe. Il fallut se contenter
de cette misйrable cahute de branchages et de chaumes.

Wilson voulut allumer du feu afin de prйparer le pain de _nardou_,
et il alla ramasser du bois mort qui jonchait le sol. Mais quand
il s’agit d’enflammer ce bois, il ne put y parvenir. La grande
quantitй de matiиre alumineuse qu’il renfermait empкchait toute
c_ombu_stion. C’йtait le bois inc_ombu_stible que Paganel avait
citй dans son йtrange nomenclature des produits australiens.

Il fallut donc se passer de feu, de pain par consйquent, et dormir
dans les vкtements humides, tandis que les oiseaux rieurs, cachйs
dans les hautes branches, semblaient bafouer ces infortunйs
voyageurs.

Cependant, Glenarvan touchait au terme de ses souffrances. Il
йtait temps. Les deux jeunes femmes faisaient d’hйroпques efforts,
mais leurs forces s’en allaient d’heure en heure. Elles se
traоnaient, elles ne marchaient plus.

Le lendemain, on partit dиs l’aube. А onze heures, apparut
Delegete, dans le comtй de Wellesley, а cinquante milles de la
baie Twofold.

Lа, des moyens de transport furent rapidement organisйs. En se
sentant si prиs de la cфte, l’espoir revint au coeur de Glenarvan.
Peut-кtre, s’il y avait eu le moindre retard, devancerait-il
l’arrivйe du _Duncan!_ en vingt-quatre heures, il serait parvenu а
la baie!

А midi, aprиs un repas rйconfortant, tous les voyageurs, installйs
dans un _mail-coach_, quittиrent Delegete au galop de cinq chevaux
vigoureux.

Les postillons, stimulйs par la promesse d’une bonne-main
princiиre, enlevaient la rapide voiture sur une route bien
entretenue. Ils ne perdaient pas deux minutes aux relais, qui se
succйdaient de dix milles en dix milles. Il semblait que Glenarvan
leur eыt communiquй l’ardeur qui le dйvorait.

Toute la journйe, on courut ainsi а raison de six milles а
l’heure, toute la nuit aussi.

Le lendemain, au soleil levant, un sourd murmure annonзa
l’approche de l’ocйan Indien. Il fallut contourner la baie pour
atteindre le rivage au trente-septiиme parallиle, prйcisйment а ce
point oщ Tom Austin devait attendre l’arrivйe des voyageurs.

Quand la mer apparut, tous les regards se portиrent au large,
interrogeant l’espace. Le _Duncan_, par un miracle de la
providence, йtait-il lа, courant bord sur bord, comme un mois
auparavant, par le travers du cap Corrientes, sur les cфtes
argentines?

On ne vit rien. Le ciel et l’eau se confondaient dans un mкme
horizon. Pas une voile n’animait la vaste йtendue de l’ocйan.

Un espoir restait encore. Peut-кtre Tom Austin avait-il cru devoir
jeter l’ancre dans la baie Twofold, car la mer йtait mauvaise, et
un navire ne pouvait se tenir en sыretй sur de pareils atterrages.

«А Eden!» dit Glenarvan.

Aussitфt, le _mail-coach_ reprit а droite la route circulaire qui
prolongeait les rivages de la baie, et se dirigea vers la petite
ville d’Eden, distante de cinq milles.

Les postillons s’arrкtиrent non loin du feu fixe qui signale
l’entrйe du port. Quelques navires йtaient mouillйs dans la rade,
mais aucun ne dйployait а sa corne le pavillon de Malcolm.

Glenarvan, John Mangles, Paganel, descendirent de voiture,
coururent а la douane, interrogиrent les employйs et consultиrent
les arrivages des derniers jours. Aucun navire n’avait ralliй la
baie depuis une semaine.

«Ne serait-il pas parti! s’йcria Glenarvan, qui, par un revirement
facile au coeur de l’homme, ne voulait plus dйsespйrer. Peut-кtre
sommes-nous arrivйs avant lui!»

John Mangles secoua la tкte. Il connaissait Tom Austin. Son second
n’aurait jamais retardй de dix jours l’exйcution d’un ordre.

«Je veux savoir а quoi m’en tenir, dit Glenarvan.

Mieux vaut la certitude que le doute!»

Un quart d’heure aprиs, un tйlйgramme йtait lancй au syndic des
_shipbrokers_ de Melbourne. Puis, les voyageurs se firent conduire
а l’hфtel _Victoria_.

А deux heures, une dйpкche tйlйgraphique fut remise а lord
Glenarvan. Elle йtait libellйe en ces termes:

«Lord Glenarvan, Eden, «Twofold-Bay.

«_Duncan_ parti depuis 18 courant pour destination inconnue.

«J Andrew S B «

La dйpкche tomba des mains de Glenarvan.

Plus de doute! L’honnкte yacht йcossais, aux mains de Ben Joyce,
йtait devenu un navire de pirates!

Ainsi finissait cette traversйe de l’Australie, commencйe sous de
si favorables auspices. Les traces du capitaine Grant et des
naufragйs semblaient кtre irrйvocablement perdues; cet insuccиs
coыtait la vie de tout un йquipage; lord Glenarvan succombait а la
lutte, et ce courageux chercheur, que les йlйments conjurйs
n’avaient pu arrкter dans les pampas, la perversitй des hommes
venait de le vaincre sur le continent australien.


TROISIИME PARTIE



Chapitre I
_Le macquarie_

Si jamais les chercheurs du capitaine Grant devaient dйsespйrer de
le revoir, n’йtait-ce pas en ce moment oщ tout leur manquait а la
fois?

Sur quel point du monde tenter une nouvelle expйdition? Comment
explorer de nouveaux pays?

Le _Duncan_ n’existait plus, et un rapatriement immйdiat n’йtait
pas mкme possible. Ainsi donc l’entreprise de ces gйnйreux
йcossais avait йchouй.

L’insuccиs! Triste mot qui n’a pas d’йcho dans une вme vaillante,
et, cependant, sous les coups de la fatalitй, il fallait bien que
Glenarvan reconnыt son impuissance а poursuivre cette oeuvre de
dйvouement.

Mary Grant, dans cette situation, eut le courage de ne plus
prononcer le nom de son pиre. Elle contint ses angoisses en
songeant au malheureux йquipage qui venait de pйrir. La fille
s’effaзa devant l’amie, et ce fut elle qui consola Lady Glenarvan,
aprиs en avoir reзu tant de consolations!

La premiиre, elle parla du retour en йcosse. А la voir si
courageuse, si rйsignйe, John Mangles l’admira.

Il voulut faire entendre un dernier mot en faveur du capitaine,
mais Mary l’arrкta d’un regard, et, plus tard, elle lui dit:

«Non, monsieur John, songeons а ceux qui se sont dйvouйs. Il faut
que lord Glenarvan retourne en Europe!

-- Vous avez raison, miss Mary, rйpondit John Mangles, il le faut.
Il faut aussi que les autoritйs anglaises soient informйes du sort
du _Duncan_. Mais ne renoncez pas а tout espoir. Les recherches
que nous avons commencйes, plutфt que de les abandonner, je les
reprendrais seul! Je retrouverai le capitaine Grant, ou je
succomberai а la tвche!»

C’йtait un engagement sйrieux que prenait John Mangles. Mary
l’accepta, et elle tendit sa main vers la main du jeune capitaine,
comme pour ratifier ce traitй. De la part de John Mangles, c’йtait
un dйvouement de toute sa vie; de la part de Mary, une inaltйrable
reconnaissance.

Pendant cette journйe, le dйpart fut dйcidй dйfinitivement. On
rйsolut de gagner Melbourne sans retard. Le lendemain, John alla
s’enquйrir des navires en partance. Il comptait trouver des
communications frйquentes entre Eden et la capitale de Victoria.

Son attente fut dйзue. Les navires йtaient rares.

Trois ou quatre bвtiments, ancrйs dans la baie de Twofold,
composaient toute la flotte marchande de l’endroit. Aucun en
destination de Melbourne ni de Sydney, ni de Pointe-De-Galles. Or,
en ces trois ports de l’Australie seulement, Glenarvan eыt trouvй
des navires en charge pour l’Angleterre. En effet, la _Peninsular
oriental steam navigation company_ a une ligne rйguliиre de
paquebots entre ces points et la mйtropole.

Dans cette conjoncture, que faire? Attendre un navire? on pouvait
s’attarder longtemps, car la baie de Twofold est peu frйquentйe.
Combien de bвtiments passent au large et ne viennent jamais
atterrir!

Aprиs rйflexions et discussions, Glenarvan allait se dйcider а
gagner Sydney par les routes de la cфte, lorsque Paganel fit une
proposition а laquelle personne ne s’attendait.

Le gйographe avait йtй rendre de son cфtй une visite а la baie
Twofold. Il savait que les moyens de transport manquaient pour
Sydney et Melbourne.

Mais de ces trois navires mouillйs en rade, l’un se prйparait а
partir pour Auckland, la capitale d’Ikana-Maoui, l’оle nord de la
Nouvelle-Zйlande.

Or, Paganel proposa de frйter le bвtiment en question, et de
gagner Auckland, d’oщ il serait facile de retourner en Europe par
les bateaux de la compagnie pйninsulaire.

Cette proposition fut prise en considйration sйrieuse. Paganel,
d’ailleurs, ne se lanзa point dans ces sйries d’arguments dont il
йtait habituellement si prodigue. Il se borna а йnoncer le fait,
et il ajouta que la traversйe ne durerait pas plus de cinq ou six
jours. La distance qui sйpare l’Australie de la Nouvelle-Zйlande
n’est, en effet, que d’un millier de milles.

Par une coпncidence singuliиre, Auckland se trouvait situй
prйcisйment sur cette ligne du trente-septiиme parallиle que les
chercheurs suivaient obstinйment depuis la cфte de l’Araucanie.
Certes, le gйographe, sans кtre taxй de partialitй, aurait pu
tirer de ce fait un argument favorable а sa proposition. C’йtait,
en effet, une occasion toute naturelle de visiter les accores de
la Nouvelle-Zйlande.

Cependant, Paganel ne fit pas valoir cet avantage.

Aprиs deux dйconvenues successives, il ne voulait pas sans doute
hasarder une troisiиme interprйtation du document. D’ailleurs,
qu’en eыt-il tirй? Il y йtait dit d’une faзon pйremptoire qu’un
«continent» avait servi de refuge au capitaine Grant, non pas une
оle. Or, ce n’йtait qu’une оle, cette Nouvelle-Zйlande. Ceci
paraissait dйcisif. Quoi qu’il en soit, pour cette raison ou pour
toute autre, Paganel ne rattacha aucune idйe d’exploration
nouvelle а cette proposition de gagner Auckland. Il fit seulement
observer que des communications rйguliиres existaient entre ce
point et la Grande-Bretagne, et qu’il serait facile d’en profiter.

John Mangles appuya la proposition de Paganel. Il en conseilla
l’adoption, puisqu’on ne pouvait attendre l’arrivйe problйmatique
d’un navire а la baie Twofold. Mais, avant de passer outre, il
jugea convenable de visiter le bвtiment signalй par le gйographe.
Glenarvan, le major, Paganel, Robert et lui prirent une
embarcation, et, en quelques coups d’avirons, ils accostиrent le
navire mouillй а deux encablures du quai.

C’йtait un brick de deux cent cinquante tonneaux, nommй le
_Macquarie_. Il faisait le cabotage entre les diffйrents ports de
l’Australie et de la Nouvelle-Zйlande. Le capitaine, ou, pour
mieux dire, le «master», reзut assez grossiиrement ses visiteurs.
Ils virent bien qu’ils avaient affaire а un homme sans йducation,
que ses maniиres ne distinguaient pas essentiellement des cinq
matelots de son bord. Une grosse figure rouge, des mains йpaisses,
un nez йcrasй, un oeil crevй, des lиvres encrassйes par la pipe,
avec cela l’air brutal, faisaient de Will Halley un triste
personnage. Mais on n’avait pas le choix, et, pour une traversйe
de quelques jours, il ne fallait pas y regarder de si prиs.

«Que voulez-vous, vous autres? demanda Will Halley а ces inconnus
qui prenaient pied sur le pont de son navire.

-- Le capitaine? rйpondit John Mangles.

-- C’est moi, dit Halley. Aprиs?

-- Le _Macquarie_ est en charge pour Auckland?

-- Oui. Aprиs?

-- Qu’est-ce qu’il porte?

-- Tout ce qui se vend et tout ce qui s’achиte. Aprиs?

-- Quand part-il?

-- Demain, а la marйe de midi. Aprиs?

-- Prendrait-il des passagers?

-- C’est selon les passagers, et s’ils se contentaient de la
gamelle du bord.

-- Ils apporteraient leurs provisions.

-- Aprиs?

-- Aprиs?

-- Oui. Combien sont-ils?

-- Neuf, dont deux dames.

-- Je n’ai pas de cabines.

-- On s’arrangera du roufle qui sera laissй а leur disposition.

-- Aprиs?

-- Acceptez-vous? dit John Mangles, que les faзons du capitaine
n’embarrassaient guиre.

-- Faut voir», rйpondit le patron du _Macquarie_.

Will Halley fit un tour ou deux, frappant le pont de ses grosses
bottes ferrйes, puis il revint brusquement sur John Mangles.

«Qu’est-ce qu’on paye? dit-il.

-- Qu’est-ce qu’on demande? rйpondit John.

-- Cinquante livres.»

Glenarvan fit un signe d’assentiment.

«Bon! Cinquante livres, rйpondit John Mangles.

-- Mais le passage tout sec, ajouta Will Halley.

-- Tout sec.

-- Nourriture а part.

-- А part.

-- Convenu. Aprиs? dit Will en tendant la main.

-- Hein?

-- Les arrhes?

-- Voici la moitiй du prix, vingt-cinq livres, dit John Mangles,
en comptant la somme au master, qui l’empocha sans dire merci.

-- Demain а bord, fit-il. Avant midi. Qu’on y soit oщ qu’on n’y
soit pas, je dйrape.

-- On y sera.»

Ceci rйpondu, Glenarvan, le major, Robert, Paganel et John Mangles
quittиrent le bord, sans que Will Halley eыt seulement touchй du
doigt le surouet collй а sa tignasse rouge.

«Quel butor! dit John.

-- Eh bien, il me va, rйpondit Paganel. C’est un vrai loup de mer.

-- Un vrai ours! rйpliqua le major.

-- Et j’imagine, ajouta John Mangles, que cet ours-lа doit avoir
fait, dans le temps, trafic de chair humaine.

-- Qu’importe! rйpondit Glenarvan, du moment qu’il commande le
_Macquarie_, et que le _Macquarie_ va а la Nouvelle-Zйlande. De
Twofold-Bay а Auckland on le verra peu; aprиs Auckland, on ne le
verra plus.»

Lady Helena et Mary Grant apprirent avec plaisir que le dйpart
йtait fixй au lendemain. Glenarvan leur fit observer que la
_Macquarie_ ne valait pas le _Duncan_ pour le confort. Mais, aprиs
tant d’йpreuves, elles n’йtaient pas femmes а s’embarrasser de si
peu. Mr Olbinett fut invitй а se charger des approvisionnements.
Le pauvre homme, depuis la perte du _Duncan_, avait souvent pleurй
la malheureuse _mistress_ Olbinett restйe а bord, et, par
consйquent, victime avec tout l’йquipage de la fйrocitй des
convicts. Cependant, il remplit ses fonctions de _stewart_ avec
son zиle accoutumй, et la «nourriture а part» consista en vivres
choisis qui ne figurиrent jamais а l’ordinaire du brick. En
quelques heures ses provisions furent faites.

Pendant ce temps, le major escomptait chez un changeur des traites
que Glenarvan avait sur l’_Union-Bank_ de Melbourne. Il ne voulait
pas кtre dйpourvu d’or, non plus que d’armes et de munitions;
aussi renouvela-t-il son arsenal.

Quant а Paganel, il se procura une excellente carte de la
Nouvelle-Zйlande, publiйe а Йdimbourg par Johnston.

Mulrady allait bien alors. Il se ressentait а peine de la blessure
qui mit ses jours en danger. Quelques heures de mer devaient
achever sa guйrison. Il comptait se traiter par les brises du
Pacifique.

Wilson fut chargй de disposer а bord du _Macquarie_ le logement
des passagers. Sous ses coups de brosse et de balai, le roufle
changea d’aspect. Will Halley, haussant les йpaules, laissa le
matelot faire а sa guise. De Glenarvan, de ses compagnes et de ses
compagnons, il ne se souciait guиre. Il ne savait mкme pas leur
nom et ne s’en inquiйta pas. Ce surcroоt de chargement lui valait
cinquante livres, voilа tout, et il le prisait moins que les deux
cents tonneaux de cuirs tannйs dont regorgeait sa cale. Les peaux
d’abord, les hommes ensuite. C’йtait un nйgociant. Quant а ses
qualitйs de marin, il passait pour un assez bon pratique de ces
mers que les rйcifs de coraux rendent trиs dangereuses.

Pendant les derniиres heures de cette journйe, Glenarvan voulut
retourner а ce point du rivage coupй par le trente-septiиme
parallиle. Deux motifs l’y poussaient.

Il dйsirait visiter encore une fois cet endroit prйsumй du
naufrage. En effet, Ayrton йtait certainement le quartier-maоtre
du _Britannia_, et le _Britannia_ pouvait s’кtre rйellement perdu
sur cette partie de la cфte australienne; sur la cфte est а dйfaut
de la cфte ouest. Il ne fallait donc pas abandonner lйgиrement un
point que l’on ne devait plus revoir.

Et puis, а dйfaut du _Britannia_, le _Duncan_, du moins, йtait
tombй lа entre les mains des convicts. Peut-кtre y avait-il eu
combat! Pourquoi ne trouverait-on pas sur le rivage les traces
d’une lutte, d’une suprкme rйsistance? Si l’йquipage avait pйri
dans les flots, les flots n’auraient-ils pas rejetй quelques
cadavres а la cфte?

Glenarvan, accompagnй de son fidиle John, opйra cette
reconnaissance. Le maоtre de l’hфtel _Victoria_ mit deux chevaux а
leur disposition, et ils reprirent cette route du nord qui
contourne la baie Twofold.

Ce fut une triste exploration. Glenarvan et le capitaine John
chevauchaient sans parler.

Mais ils se comprenaient. Mкmes pensйes, et, partant, mкmes
angoisses torturaient leur esprit. Ils regardaient les rocs rongйs
par la mer. Ils n’avaient besoin ni de s’interroger ni de se
rйpondre.

On peut s’en rapporter au zиle et а l’intelligence de John pour
affirmer que chaque point du rivage fut scrupuleusement explorй,
les moindres criques examinйes avec soin comme les plages dйclives
et les plateaux sableux oщ les marйes du Pacifique, mйdiocres
cependant, auraient pu jeter une йpave.

Mais aucun indice ne fut relevй, de nature а provoquer en ces
parages de nouvelles recherches.

La trace du naufrage йchappait encore.

Quant au _Duncan_, rien non plus. Toute cette portion de
l’Australie, riveraine de l’ocйan, йtait dйserte.

Toutefois, John Mangles dйcouvrit sur la lisiиre du rivage des
traces йvidentes de campement, des restes de feux rйcemment
allumйs sous des _myalls_ isolйs. Une tribu nomade de naturels
avait-elle donc passй lа depuis quelques jours? Non, car un indice
frappa les yeux de Glenarvan et lui dйmontra d’une incontestable
faзon que des convicts avaient frйquentй cette partie de la cфte.

Cet indice, c’йtait une vareuse grise et jaune, usйe, rapiйcйe, un
haillon sinistre abandonnй au pied d’un arbre. Elle portait le
numйro matricule du pйnitentiaire de Perth. Le forзat n’йtait plus
lа, mais sa dйfroque sordide rйpondait pour lui.

Cette livrйe du crime, aprиs avoir vкtu quelque misйrable,
achevait de pourrir sur ce rivage dйsert.

«Tu vois, John! dit Glenarvan, les convicts sont arrivйs
jusqu’ici! Et nos pauvres camarades du _Duncan_?...

-- Oui! rйpondit John d’une voix sourde, il est certain qu’ils
n’ont pas йtй dйbarquйs, qu’ils ont pйri...

-- Les misйrables! s’йcria Glenarvan. S’ils tombent jamais entre
mes mains, je vengerai mon йquipage!...»

La douleur avait durci les traits de Glenarvan.

Pendant quelques minutes, le lord regarda l’immensitй des flots,
cherchant peut-кtre d’un dernier regard quelque navire perdu dans
l’espace. Puis ses yeux s’йteignirent, il redevint lui-mкme, et,
sans ajouter un mot ni faire un geste, il reprit la route d’Eden
au galop de son cheval.

Une seule formalitй restait а remplir, la dйclaration au constable
des йvйnements qui venaient de s’accomplir. Elle fut faite le soir
mкme а Thomas Banks. Ce magistrat put а peine dissimuler sa
satisfaction en libellant son procиs-verbal. Il йtait tout
simplement ravi du dйpart de Ben Joyce et de sa bande. La ville
entiиre partagea son contentement. Les convicts venaient de
quitter l’Australie, grвce а un nouveau crime, il est vrai, mais
enfin ils йtaient partis. Cette importante nouvelle fut
immйdiatement tйlйgraphiйe aux autoritйs de Melbourne et de
Sydney.

Sa dйclaration achevйe, Glenarvan revint а l’hфtel _Victoria_.

Les voyageurs passиrent fort tristement cette derniиre soirйe.
Leurs pensйes erraient sur cette terre fйconde en malheurs. Ils se
rappelaient tant d’espйrances si lйgitimement conзues au cap
Bernouilli, si cruellement brisйes а la baie Twofold!

Paganel, lui, йtait en proie а une agitation fйbrile. John
Mangles, qui l’observait depuis l’incident de la Snowy-River,
sentait que le gйographe voulait et ne voulait pas parler. Maintes
fois il l’avait pressй de questions auxquelles l’autre n’avait pas
rйpondu.

Cependant, ce soir-lа, John, le reconduisant а sa chambre, lui
demanda pourquoi il йtait si nerveux.

«Mon ami John, rйpondit йvasivement Paganel, je ne suis pas plus
nerveux que d’habitude.

-- Monsieur Paganel, reprit John, vous avez un secret qui vous
йtouffe!

-- Eh bien! Que voulez-vous, s’йcria le gйographe gesticulant,
c’est plus fort que moi!

-- Qu’est-ce qui est plus fort que vous?

-- Ma joie d’un cфtй, mon dйsespoir de l’autre.

-- Vous кtes joyeux et dйsespйrй а la fois?

-- Oui, joyeux et dйsespйrй d’aller visiter la Nouvelle-Zйlande.

-- Est-ce que vous auriez quelque indice? demanda vivement John
Mangles. Est-ce que vous avez repris la piste perdue?

-- Non, ami John! on _ne revient pas de la Nouvelle-Zйlande!_
mais, cependant... Enfin, vous connaissez la nature humaine! Il
suffit qu’on respire pour espйrer! Et ma devise, c’est «_spiro,
spero_,» qui vaut les plus belles devises du monde!»


Chapitre II
_Le passй du pays oщ l’on va_

Le lendemain, 27 janvier, les passagers du _Macquarie_ йtaient
installйs а bord dans l’йtroit roufle du brick. Will Halley
n’avait point offert sa cabine aux voyageuses. Politesse peu
regrettable, car la taniиre йtait digne de l’ours.

А midi et demi, on appareilla avec le jusant. L’ancre vint а pic
et fut pйniblement arrachйe du fond. Il ventait du sud-ouest une
brise modйrйe. Les voiles furent larguйes peu а peu. Les cinq
hommes du bord manoeuvraient lentement. Wilson voulut aider
l’йquipage. Mais Halley le pria de se tenir tranquille et de ne
point se mкler de ce qui ne le regardait pas. Il avait l’habitude
de se tirer tout seul d’affaire et ne demandait ni aide ni
conseils.

Ceci йtait а l’adresse de John Mangles, que la gaucherie de
certaines manoeuvres faisait sourire.

John le tint pour dit, se rйservant d’intervenir, de fait sinon de
droit, au cas oщ la maladresse de l’йquipage compromettrait la
sыretй du navire.

Cependant, avec le temps et les bras des cinq matelots stimulйs
par les jurons du master, la voilure fut йtablie. Le _Macquarie_
courut grand largue, bвbord amure, sous ses basses voiles, ses
huniers, ses perroquets, sa brigantine et ses focs.

Plus tard, les bonnettes et les cacatois furent hissйs. Mais,
malgrй ce renfort de toiles, le brick avanзait а peine. Ses formes
renflйes de l’avant, l’йvasement de ses fonds, la lourdeur de son
arriиre, en faisaient un mauvais marcheur, le type parfait du
«sabot.»

Il fallut en prendre son parti. Heureusement, et si mal que
naviguвt le _Macquarie_, en cinq jours, six au plus, il devait
avoir atteint la rade d’Auckland.

А sept heures du soir, on perdit de vue les cфtes de l’Australie
et le feu fixe du port d’Eden. La mer, assez houleuse, fatiguait
le navire; il tombait lourdement dans le creux des vagues. Les
passagers йprouvиrent de violentes secousses qui rendirent pйnible
leur sйjour dans le roufle.

Cependant, ils ne pouvaient rester sur le pont, car la pluie йtait
violente. Ils se virent donc condamnйs а un emprisonnement
rigoureux.

Chacun alors se laissa aller au courant de ses pensйes. On causa
peu. C’est а peine si lady Helena et Mary Grant йchangeaient
quelques paroles.

Glenarvan ne tenait pas en place. Il allait et venait, tandis que
le major demeurait immobile.

John Mangles, suivi de Robert, montait de temps en temps sur le
pont pour observer la mer. Quant а Paganel, il murmurait dans son
coin des mots vagues et incohйrents.

А quoi songeait le digne gйographe? А cette Nouvelle-Zйlande vers
laquelle la fatalitй le conduisait. Toute son histoire, il la
refaisait dans son esprit, et le passй de ce pays sinistre
rйapparaissait а ses yeux.

Mais y avait-il dans cette histoire un fait, un incident qui eыt
jamais autorisй les dйcouvreurs de ces оles а les considйrer comme
un continent?

Un gйographe moderne, un marin, pouvaient-ils leur attribuer cette
dйnomination? on le voit, Paganel revenait toujours а
l’interprйtation du document.

C’йtait une obsession, une idйe fixe. Aprиs la Patagonie, aprиs
l’Australie, son imagination, sollicitйe par un mot, s’acharnait
sur la Nouvelle-Zйlande. Mais un point, un seul, l’arrкtait dans
cette voie.

«_contin... Contin... R_йpйtait-il... Cela veut pourtant dire
«continent!»

Et il se reprit а suivre par le souvenir les navigateurs qui
reconnurent ces deux grandes оles des mers australes.

Ce fut le 13 dйcembre 1642 que le hollandais Tasman, aprиs avoir
dйcouvert la terre de Van-Diemen, vint atterrir aux rivages
inconnus de la Nouvelle-Zйlande.

Il prolongea la cфte pendant quelques jours, et, le 17, ses
navires pйnйtrиrent dans une large baie que terminait une йtroite
passe creusйe entre deux оles.

L’оle du nord, c’йtait Ika-Na-Maoui, mots zйlandais qui signifient
«le poisson de Mauwi». L’оle du sud, c’йtait Mahaп-Pouna-Mou,
c’est-а-dire «la baleine qui produit le jade vert.»

Abel Tasman envoya ses canots а terre, et ils revinrent
accompagnйs de deux pirogues qui portaient un bruyant йquipage de
naturels. Ces sauvages йtaient de taille moyenne, bruns et jaunes
de peau, avec les os saillants, la voix rude, les cheveux noirs,
liйs sur la tкte а la mode japonaise et surmontйs d’une grande
plume blanche.

Cette premiиre entrevue des europйens et des indigиnes semblait
promettre des relations amicales de longue durйe. Mais le jour
suivant, au moment oщ l’un des canots de Tasman allait reconnaоtre
un mouillage plus rapprochй de la terre, sept pirogues, montйes
par un grand nombre d’indigиnes, l’assaillirent violemment.

Le canot se retourna sur le cфtй et s’emplit d’eau.

Le quartier-maоtre qui le commandait fut tout d’abord frappй а la
gorge d’une pique grossiиrement aiguisйe.

Il tomba а la mer. De ses six compagnons, quatre furent tuйs; les
deux autres et le quartier-maоtre, nageant vers les navires,
purent кtre recueillis et sauvйs.

Aprиs ce funeste йvйnement, Tasman appareilla, bornant sa
vengeance а cingler les naturels de quelques coups de mousquet qui
ne les atteignirent probablement pas. Il quitta cette baie а
laquelle est restй le nom de baie du massacre, remonta la cфte
occidentale, et, le 5 janvier, il mouilla prиs de la pointe du
nord. En cet endroit, non seulement la violence du ressac, mais
les mauvaises dispositions des sauvages, l’empкchиrent de faire de
l’eau, et il quitta dйfinitivement ces terres auxquelles il donna
le nom de Staten-Land, c’est-а-dire Terre Des йtats, en l’honneur
des йtats gйnйraux.

En effet, le navigateur hollandais s’imaginait qu’elles
confinaient aux оles du mкme nom dйcouvertes а l’est de la Terre
de Feu, а la pointe mйridionale de l’Amйrique. Il croyait avoir
trouvй «le grand continent du sud.»

«Mais, se disait Paganel, ce qu’un marin du dix-septiиme siиcle a
pu nommer «continent», un marin du dix-neuviиme n’a pu l’appeler
ainsi! Pareille erreur n’est pas admissible! Non! Il y a quelque
chose qui m’йchappe!»

Pendant plus d’un siиcle, la dйcouverte de Tasman fut oubliйe, et
la Nouvelle-Zйlande ne semblait plus exister, quand un navigateur
franзais, Surville, en prit connaissance par 35° 37’ de latitude.
D’abord il n’eut pas а se plaindre des indigиnes; mais les vents
l’assaillirent avec une violence extrкme, et une tempкte se
dйclara pendant laquelle la chaloupe qui portait les malades de
l’expйdition fut jetйe sur le rivage de la baie du refuge. Lа, un
chef nommй Nagui-Nouп reзut parfaitement les franзais et les
traita dans sa propre case. Tout alla bien jusqu’au moment oщ un
canot de Surville fut volй.

Surville rйclama vainement, et crut devoir punir de ce vol un
village qu’il incendia tout entier.

Terrible et injuste vengeance, qui ne fut pas йtrangиre aux
sanglantes reprйsailles dont la Nouvelle-Zйlande allait кtre le
thйвtre.

Le 6 octobre 1769, parut sur ces cфtes l’illustre Cook. Il mouilla
dans la baie de Taouй-Roa avec son navire l’_Endeavour_, et
chercha а se rallier les naturels par de bons traitements. Mais,
pour bien traiter les gens, il faut commencer par les prendre.
Cook n’hйsita pas а faire deux ou trois prisonniers et а leur
imposer ses bienfaits par la force. Ceux-ci, comblйs de prйsents
et de caresses, furent ensuite renvoyйs а terre. Bientфt,
plusieurs naturels, sйduits par leurs rйcits, vinrent а bord
volontairement et firent des йchanges avec les europйens. Quelques
jours aprиs, Cook se dirigea vers la baie Hawkes, vaste йchancrure
creusйe dans la cфte est de l’оle septent_rio_nale. Il se trouva
lа en prйsence d’indigиnes belliqueux, criards, provocateurs.
Leurs dйmonstrations allиrent mкme si loin qu’il devint nйcessaire
de les calmer par un coup de mitraille.

Le 20 octobre, l’_Endeavour_ mouilla sur la baie de Toko-Malou, oщ
vivait une population pacifique de deux cents вmes. Les botanistes
du bord firent dans le pays de fructueuses explorations, et les
naturels les transportиrent au rivage avec leurs propres pirogues.
Cook visita deux villages dйfendus par des palissades, des
parapets et de doubles fossйs, qui annonзaient de sйrieuses
connaissances en castramйtation. Le plus important de ces forts
йtait situй sur un rocher dont les grandes marйes faisaient une
оle vйritable; mieux qu’une оle mкme, car non seulement les eaux
l’entouraient, mais elles mugissaient а travers une arche
naturelle, haute de soixante pieds, sur laquelle reposait ce «pвh»
inaccessible. Le 31 mars, Cook, aprиs avoir fait pendant cinq mois
une ample moisson d’objets curieux, de plantes indigиnes, de
documents ethnographiques et ethnologiques, donna son nom au
dйtroit qui sйpare les deux оles, et quitta la Nouvelle-Zйlande.
Il devait la retrouver dans ses voyages ultйrieurs.

En effet, en 1773, le grand marin reparut а la baie Hawkes, et fut
tйmoin de scиnes de cannibalisme. Ici, il faut reprocher а ses
compagnons de les avoir provoquйes. Des officiers, ayant trouvй а
terre les membres mutilйs d’un jeune sauvage, les rapportиrent а
bord, «les firent cuire», et les offrirent aux naturels, qui se
jetиrent dessus avec voracitй. Triste fantaisie de se faire ainsi
les cuisiniers d’un repas d’anthropophages!

Cook, pendant son troisiиme voyage, visita encore ces terres qu’il
affectionnait particuliиrement et dont il tenait а complйter le
levй hydrographique. Il les quitta pour la derniиre fois le 25
fйvrier 1777.

En 1791, Vancouver fit une relвche de vingt jours а la baie
sombre, sans aucun profit pour les sciences naturelles ou
gйographiques. D’Entrecasteaux, en 1793, releva vingt-cinq milles
de cфtes dans la partie septent_rio_nale d’Ikana-Maoui. Les
capitaines de la marine marchande, Hausen et Dalrympe, puis Baden,
Richardson, Moodi, y firent une courte apparition, et le docteur
Savage, pendant un sйjour de cinq semaines, recueillit
d’intйressants dйtails sur les moeurs des nйo-zйlandais.

Ce fut cette mкme annйe, en 1805, que le neveu du chef de Rangui-
Hou, l’intelligent Doua-Tara, s’embarqua sur le navire l’_Argo_,
mouillй а la Baie Des Оles et commandй par le capitaine Baden.

Peut-кtre les aventures de Doua-Tara fourniront-elles un sujet
d’йpopйe а quelque Homиre maori. Elles furent fйcondes en
dйsastres, en injustices, en mauvais traitements.

Manque de foi, sйquestration, coups et blessures, voilа ce que le
pauvre sauvage reзut en йchange de ses bons services. Quelle idйe
il dut se faire de gens qui se disent civilisйs! on l’emmena а
Londres. On en fit un matelot de la derniиre classe, le souffre-
douleur des йquipages. Sans le rйvйrend Marsden, il fыt mort а la
peine. Ce missionnaire s’intйressa au jeune sauvage, auquel il
reconnut un jugement sыr, un caractиre brave, des qualitйs
merveilleuses de douceur, de grвce et d’affabilitй. Marsden fit
obtenir а son protйgй quelques sacs de blй et des instruments de
culture destinйs а son pays. Cette petite pacotille lui fut volйe.
Les malheurs, les souffrances accablиrent de nouveau le pauvre
Doua-Tara jusqu’en 1814, oщ on le retrouve enfin rйtabli dans le
pays de ses ancкtres. Il allait alors recueillir le fruit de tant
de vicissitudes, quand la mort le frappa а l’вge de vingt-huit
ans, au moment oщ il s’apprкtait а rйgйnйrer cette sanguinaire
Zйlande. La civilisation se trouva sans doute retardйe de longues
annйes par cet irrйparable malheur. Rien ne remplace un homme
intelligent et bon, qui rйunit dans son coeur l’amour du bien а
l’amour de la patrie!

Jusqu’en 1816, la Nouvelle-Zйlande fut dйlaissйe. А cette йpoque,
Thompson, en 1817, Lidiard Nicholas, en 1819, Marsden,
parcoururent diverses portions des deux оles, et, en 1820, Richard
Cruise, capitaine au quatre-vingt-quatriиme rйgiment d’infanterie,
y fit un sйjour de dix mois qui valut а la science de sйrieuses
йtudes sur les moeurs indigиnes.

En 1824, Duperrey, commandant la _Coquille_, relвcha а la Baie des
Оles pendant quinze jours, et n’eut qu’а se louer des naturels.

Aprиs lui, en 1827, le baleinier anglais _Mercury_ dut se dйfendre
contre le pillage et le meurtre. La mкme annйe, le capitaine
Dillon fut accueilli de la plus hospitaliиre faзon pendant deux
relвches.

En mars 1827, le commandant de l’_Astrolabe_, l’illustre Dumont-
d’Urville, put impunйment et sans armes passer quelques nuits а
terre au milieu des indigиnes, йchanger des prйsents et des
chansons, dormir dans les huttes, et poursuivre, sans кtre
troublй, ses intйressants travaux de relиvements, qui ont valu de
si belles cartes au dйpфt de la marine.

Au contraire, l’annйe suivante, le brick anglais _Hawes_, commandй
par John James, aprиs avoir touchй а la Baie des Оles, se dirigea
vers le cap de l’est, et eut beaucoup а souffrir de la part d’un
chef perfide nommй Enararo. Plusieurs de ses compagnons subirent
une mort affreuse.

De ces йvйnements contradictoires, de ces alternatives de douceur
et de barbarie, il faut conclure que trop souvent les cruautйs des
nйo-zйlandais ne furent que des reprйsailles. Bons ou mauvais
traitements tenaient aux mauvais ou aux bons capitaines. Il y eut
certainement quelques attaques non justifiйes de la part des
naturels, mais surtout des vengeances provoquйes par les
europйens; malheureusement, le chвtiment retomba sur ceux qui ne
le mйritaient pas. Aprиs d’Urville, l’ethnographie de la Nouvelle-
Zйlande fut complйtйe par un audacieux explorateur qui, vingt
fois, parcourut le monde entier, un nomade, un bohйmien de la
science, un anglais, Earle. Il visita les portions inconnues des
deux оles, sans avoir а se plaindre personnellement des indigиnes,
mais il fut souvent tйmoin de scиne d’anthropophagie. Les nйo-
zйlandais se dйvoraient entre eux avec une sensualitй rйpugnante.

C’est aussi ce que le capitaine Laplace reconnut en 1831, pendant
sa relвche а la Baie des Оles. Dйjа les combats йtaient bien
autrement redoutables, car les sauvages maniaient les armes а feu
avec une remarquable prйcision. Aussi, les contrйes autrefois
florissantes et peuplйes d’Ika-Na-Maoui se changиrent-elles en
solitudes profondes. Des peuplades entiиres avaient disparu comme
disparaissent des troupeaux de moutons, rфties et mangйes.

Les missionnaires ont en vain luttй pour vaincre ces instincts
sanguinaires. Dиs 1808, _Church missionary society_ avait envoyй
ses plus habiles agents, -- c’est le nom qui leur convient, --
dans les principales stations de l’оle septent_rio_nale. Mais la
barbarie des nйo-zйlandais l’obligea а suspendre l’йtablissement
des missions. En 1814, seulement, MM Marsden, le protecteur de
Doua-Tara, Hall et King dйbarquиrent а la Baie des Оles, et
achetиrent des chefs un terrain de deux cents acres au prix de
douze haches de fer. Lа s’йtablit le siиge de la sociйtй
anglicane.

Les dйbuts furent difficiles. Mais enfin les naturels respectиrent
la vie des missionnaires. Ils acceptиrent leurs soins et leurs
doctrines. Quelques naturels farouches s’adoucirent. Le sentiment
de la reconnaissance s’йveilla dans ces coeurs inhumains. Il
arriva mкme en 1824, que les zйlandais protйgиrent leurs «arikis»,
c’est-а-dire les rйvйrends, contre de sauvages matelots qui les
insultaient et les menaзaient de mauvais traitements.

Ainsi donc, avec le temps, les missions prospйrиrent, malgrй la
prйsence des convicts йvadйs de Port Jackson, qui dйmoralisaient
la population indigиne. En 1831, le _journal des missions
йvangйliques_ signalait deux йtablissements considйrables, situйs
l’un а Kidi-Kidi, sur les rives d’un canal qui court а la mer dans
la Baie des Оles, l’autre а Paп-Hia, au bord de la riviиre de
Kawa-Kawa. Les indigиnes convertis au christianisme avaient tracй
des routes sous la direction des _arikis_, percй des
communications а travers les forкts immenses, jetй des ponts sur
les torrents. Chaque missionnaire allait а son tour prкcher la
religion civilisatrice dans les tribus reculйes, йlevant des
chapelles de joncs ou d’йcorce, des йcoles pour les jeunes
indigиnes, et sur le toit de ces modestes constructions se
dйployait le pavillon de la mission, portant la croix du Christ et
ces mots: «rongo-pai», c’est-а-dire «l’йvangile», en langue nйo-
zйlandaise.

Malheureusement, l’influence des missionnaires ne s’est pas
йtendue au delа de leurs йtablissements.

Toute la partie nomade des populations йchappe а leur action. Le
cannibalisme n’est dйtruit que chez les chrйtiens, et encore, il
ne faudrait pas soumettre ces nouveaux convertis а de trop grandes
tentations.

L’instinct du sang frйmit en eux.

D’ailleurs, la guerre existe toujours а l’йtat chronique dans ces
sauvages contrйes. Les zйlandais ne sont pas des australiens
abrutis, qui fuient devant l’invasion europйenne; ils rйsistent,
ils se dйfendent, ils haпssent leurs envahisseurs, et une
incurable haine les pousse en ce moment contre les йmigrants
anglais. L’avenir de ces grandes оles est jouй sur un coup de dй.
C’est une civilisation immйdiate qui l’attend, ou une barbarie
profonde pour de longs siиcles, suivant le hasard des armes.

Ainsi Paganel, le cerveau bouillant d’impatience, avait refait
dans son esprit l’histoire de la Nouvelle-Zйlande. Mais rien, dans
cette histoire, ne permettait de qualifier de «continent» cette
contrйe composйe de deux оles, et si quelques mots du document
avaient йveillй son imagination, ces deux syllabes _contin_
l’arrкtaient obstinйment dans la voie d’une interprйtation
nouvelle.


Chapitre III
_Les massacres de la Nouvelle-Zйlande_

А la date du 31 janvier, quatre jours aprиs son dйpart, le
_Macquarie_ n’avait pas encore franchi les deux tiers de cet ocйan
resserrй entre l’Australie et la Nouvelle-Zйlande. Will Halley
s’occupait peu des manoeuvres de son bвtiment: il laissait faire.
On le voyait rarement, ce dont personne ne songeait а se plaindre.
Qu’il passвt tout son temps dans sa cabine, nul n’y eыt trouvй а
redire, si le grossier master ne se fыt pas grisй chaque jour de
gin ou de brandy. Ses matelots l’imitaient volontiers, et jamais
navire ne navigua plus а la grвce de Dieu que le _Macquarie_ de
Twofold-Bay.

Cette impardonnable incurie obligeait John Mangles а une
surveillance incessante. Mulrady et Wilson redressиrent plus d’une
fois la barre au moment oщ quelque embardйe allait coucher le
brick sur le flanc. Souvent Will Halley intervenait et malmenait
les deux marins avec force jurons. Ceux-ci, peu endurants, ne
demandaient qu’а souquer cet ivrogne et а l’affaler а fond de cale
pour le reste de la traversйe. Mais John Mangles les arrкtait, et
calmait, non sans peine, leur juste indignation.

Cependant, cette situation du navire le prйoccupait; mais, pour ne
pas inquiйter Glenarvan, il n’en parla qu’au major et а Paganel.
Mac Nabbs lui donna, en d’autres termes, le mкme conseil que
Mulrady et Wilson.

«Si cette mesure vous paraоt utile John, dit Mac Nabbs, vous ne
devez point hйsiter а prendre le commandement, ou, si vous l’aimez
mieux, la direction du navire. Cet ivrogne, aprиs nous avoir
dйbarquйs а Auckland, redeviendra maоtre а son bord, et il
chavirera, si c’est son bon plaisir.

-- Sans doute, monsieur Mac Nabbs, rйpondit John, et je le ferai,
s’il le faut absolument. Tant que nous sommes en pleine mer, un
peu de surveillance suffit; mes matelots et moi, nous ne quittons
pas le pont. Mais, а l’approche des cфtes, si ce Will Hallay ne
recouvre pas sa raison, j’avoue que je serai trиs embarrassй.

-- Ne pourrez-vous donner la route! demanda Paganel.

-- Ce sera difficile, rйpondit John. Croiriez-vous qu’il n’y a pas
une carte marine а bord!

-- En vйritй?

-- En vйritй. Le _Macquarie_ ne fait que le cabotage entre Eden et
Auckland, et ce Will Halley a une telle habitude de ces parages,
qu’il ne prend aucun relиvement.

-- Il s’imagine sans doute, rйpondit Paganel, que son navire
connaоt la route, et qu’il se dirige tout seul.

-- Oh! Oh! reprit John Mangles, je ne crois pas aux bвtiments qui
se dirigent eux-mкmes, et si Will Halley est ivre sur les
atterrages, il nous mettra dans un extrкme embarras.

-- Espйrons, dit Paganel, qu’il aura repкchй sa raison dans le
voisinage de la terre.

-- Ainsi, demanda Mac Nabbs, le cas йchйant, vous ne pourriez pas
conduire le _Macquarie_ а Auckland?

-- Sans la carte de cette partie de la cфte, c’est impossible. Les
accores en sont extrкmement dangereux. C’est une suite de petits
fiords irrйguliers et capricieux comme les fiords de Norvиge. Les
rйcifs sont nombreux et il faut une grande pratique pour les
йviter. Un navire, quelque solide qu’il fыt, serait perdu, si sa
quille heurtait l’un de ces rocs immergйs а quelques pieds sous
l’eau.

-- Et dans ce cas, dit le major, l’йquipage n’a d’autre ressource
que de se rйfugier а la cфte?

-- Oui, monsieur Mac Nabbs, si le temps le permet.

-- Dure extrйmitй! rйpondit Paganel, car elles ne sont pas
hospitaliиres, les cфtes de la Nouvelle-Zйlande, et les dangers
sont aussi grands au delа qu’en deза des rivages!

-- Vous parlez des maoris, monsieur Paganel? demanda John Mangles.

-- Oui, mon ami. Leur rйputation est faite dans l’ocйan Indien. Il
ne s’agit pas ici d’australiens timides ou abrutis, mais bien
d’une race intelligente et sanguinaire, de cannibales friands de
chair humaine, d’anthropophages dont il ne faut attendre aucune
pitiй.

-- Ainsi, dit le major, si le capitaine Grant avait fait naufrage
sur les cфtes de la Nouvelle-Zйlande, vous ne conseilleriez point
de se lancer а sa recherche?

-- Sur les cфtes, si, rйpondit le gйographe, car on pourrait peut-
кtre trouver des traces du _Britannia_, mais а l’intйrieur, non,
car ce serait inutile. Tout europйen qui s’aventure dans ces
funestes contrйes tombe entre les mains des maoris, et tout
prisonnier aux mains des maoris est perdu. J’ai poussй mes amis а
franchir les pampas, а traverser l’Australie, mais jamais je ne
les entraоnerais sur les sentiers de la Nouvelle-Zйlande. Que la
main du ciel nous conduise, fasse Dieu que nous ne soyons jamais
au pouvoir de ces fйroces indigиnes!»

Les craintes de Paganel n’йtaient que trop justifiйes. La
Nouvelle-Zйlande a une renommйe terrible, et l’on peut mettre une
date sanglante а tous les incidents qui ont signalй sa dйcouverte.

La liste est longue de ces victimes inscrites au martyrologe des
navigateurs. Ce fut Abel Tasman qui, par ses cinq matelots tuйs et
dйvorйs, commenзa ces sanglantes annales du cannibalisme. Aprиs
lui, le capitaine Tukney et tout son йquipage de chaloupiers
subirent le mкme sort. Vers la partie orientale du dйtroit de
Foveaux, cinq pкcheurs du _Sydneg-Cove_ trouvиrent йgalement la
mort sous la dent des naturels. Il faut encore citer quatre hommes
de la goйlette _Brothers_, assassinйs au havre Molineux, plusieurs
soldats du gйnйral Gates, et trois dйserteurs de la _Mathilda_,
pour arriver au nom si douloureusement cйlиbre du capitaine Marion
Du Frиne.

Le 11 mai 1772, aprиs le premier voyage de Cook, le capitaine
franзais Ma_rio_n vint mouiller а la Baie des Оles avec son navire
le _Mascarin_ et le _Castries_, commandй par le capitaine Crozet.
Les hypocrites nйo-zйlandais firent un excellent accueil aux
nouveaux arrivants. Ils se montrиrent timides mкme, et il fallut
des prйsents, de bons services, une fraternisation quotidienne, un
long commerce d’amitiйs, pour les acclimater а bord.

Leur chef, l’intelligent Takouri, appartenait, s’il faut en croire
Dumont-d’Urville, а la tribu des Wangaroa, et il йtait parent du
naturel traоtreusement enlevй par Surville, deux ans avant
l’arrivйe du capitaine Ma_rio_n.

Dans un pays oщ l’honneur impose а tout maori d’obtenir par le
sang satisfaction des outrages subis, Takouri ne pouvait oublier
l’injure faite а sa tribu. Il attendit patiemment l’arrivйe d’un
navire europйen, mйdita sa vengeance et l’accomplit avec un atroce
sang-froid.

Aprиs avoir simulй des craintes а l’йgard des franзais, Takouri
n’oublia rien pour les endormir dans une trompeuse sйcuritй. Ses
camarades et lui passиrent souvent la nuit а bord des vaisseaux.
Ils apportaient des poissons choisis. Leurs filles et leurs femmes
les accompagnaient. Ils apprirent bientфt а connaоtre les noms des
officiers et ils les invitиrent а visiter leurs villages. Ma_rio_n
et Crozet, sйduits par de telles avances, parcoururent ainsi toute
cette cфte peuplйe de quatre mille habitants. Les naturels
accouraient au-devant d’eux sans armes et cherchaient а leur
inspirer une confiance absolue.

Le capitaine Ma_rio_n, en relвchant а la Baie des Оles, avait
l’intention de changer la mвture du _Castries_, fort endommagйe
par les derniиres tempкtes. Il explora donc l’intйrieur des
terres, et, le 23 mai, il trouva une forкt de cиdres magnifiques а
deux lieues du rivage, et а portйe d’une baie situйe а une lieue
des navires.

Lа, un йtablissement fut formй, oщ les deux tiers des йquipages,
munis de haches et autres outils, travaillиrent а abattre les
arbres et а refaire les chemins qui conduisaient а la baie. Deux
autres postes furent choisis, l’un dans la petite оle de Motou-
Aro, au milieu du port, oщ l’on transporta les malades de
l’expйdition, les forgerons et les tonneliers des bвtiments,
l’autre sur la grande terre, au bord de l’ocйan, а une lieue et
demie des vaisseaux; ce dernier communiquait avec le campement des
charpentiers. Sur tous ces postes, des sauvages vigoureux et
prйvenants aidaient les marins dans leurs divers travaux.

Cependant le capitaine Ma_rio_n ne s’йtait pas abstenu jusque-lа
de certaines mesures de prudence.

Les sauvages ne montaient jamais en armes а son bord, et les
chaloupes n’allaient а terre que bien armйes.

Mais Ma_rio_n et les plus dйfiants de ses officiers furent
aveuglйs par les maniиres des indigиnes et le commandant ordonna
de dйsarmer les canots. Toutefois, le capitaine Crozet voulut
persuader а Ma_rio_n de rйtracter cet ordre. Il n’y rйussit pas.

Alors, les attentions et le dйvouement des nйo-zйlandais
redoublиrent. Leurs chefs et les officiers vivaient sur le pied
d’une intimitй parfaite.

Maintes fois, Takouri amena son fils а bord, et le laissa coucher
dans les cabines. Le 8 juin, Ma_rio_n, pendant une visite
solennelle qu’il fit а terre, fut reconnu «grand chef» de tout le
pays, et quatre plumes blanches ornиrent ses cheveux en signes
honorifiques.

Trente-trois jours s’йcoulиrent ainsi depuis l’arrivйe des
vaisseaux а la Baie des Оles. Les travaux de la mвture avanзaient;
les caisses а eau se remplissaient а l’aiguade de Motou-Aro. Le
capitaine Crozet dirigeait en personne le poste des charpentiers,
et jamais espйrances ne furent plus fondйes de voir une entreprise
menйe а bonne fin.

Le 12 juin а deux heures, le canot du commandant fut parй pour une
partie de pкche projetйe au pied du village de Takouri. Ma_rio_n
s’y embarqua avec les deux jeunes officiers Vaudricourt et Lehoux,
un volontaire, le capitaine d’armes et douze matelots.

Takouri et cinq autres chefs l’accompagnaient. Rien ne pouvait
faire prйvoir l’йpouvantable catastrophe qui attendait seize
europйens sur dix-sept.

Le canot dйborda, fila vers la terre, et des deux vaisseaux on le
perdit bientфt de vue.

Le soir, le capitaine Ma_rio_n ne revint pas coucher а bord.
Personne ne fut inquiet de son absence. On supposa qu’il avait
voulu visiter le chantier de la mвture et y passer la nuit.

Le lendemain, а cinq heures, la chaloupe du _Castries_ alla,
suivant son habitude, faire de l’eau а l’оle de Motou-Aro. Elle
revint а bord sans incident.

А neuf heures, le matelot de garde du _Mascarin_ aperзut en mer un
homme presque йpuisй qui nageait vers les vaisseaux. Un canot alla
а son secours et le ramena а bord.

C’йtait Turner, un des chaloupiers du capitaine Ma_rio_n. Il avait
au flanc une blessure produite par deux coups de lance, et il
revenait seul des dix-sept hommes qui, la veille, avaient quittй
le navire.

On l’interrogea, et bientфt furent connus tous les dйtails de cet
horrible drame.

Le canot de l’infortunй Ma_rio_n avait accostй le village а sept
heures du matin. Les sauvages vinrent gaiement au-devant des
visiteurs. Ils portиrent sur leurs йpaules les officiers et les
matelots qui ne voulaient point se mouiller en dйbarquant. Puis,
les franзais se sйparиrent les uns des autres.

Aussitфt, les sauvages, armйs de lances, de massues et de casse-
tкte, s’йlancиrent sur eux, dix contre un, et les massacrиrent. Le
matelot Turner, frappй de deux coups de lance, put йchapper а ses
ennemis et se cacher dans des broussailles. De lа, il fut tйmoin
d’abominables scиnes. Les sauvages dйpouillиrent les morts de
leurs vкtements, leur ouvrirent le ventre, les hachиrent en
morceaux...

En ce moment, Turner, sans кtre aperзu, se jeta а la mer, et fut
recueilli mourant, par le canot du _Mascarin_.

Cet йvйnement consterna les deux йquipages. Un cri de vengeance
йclata. Mais, avant de venger les morts, il fallait sauver les
vivants. Il y avait trois postes а terre, et des milliers de
sauvages altйrйs de sang, des cannibales mis en appйtit, les
entouraient.

En l’absence du capitaine Crozet, qui avait passй la nuit au
chantier de la mвture, Duclesmeur, le premier officier du bord,
prit des mesures d’urgence. La chaloupe du _Mascarin_ fut expйdiйe
avec un officier et un dйtachement de soldats. Cet officier
devait, avant tout, porter secours aux charpentiers. Il partit,
longea la cфte, vit le canot du commandant Ma_rio_n йchouй а terre
et dйbarqua.

Le capitaine Crozet, absent du bord, comme il a йtй dit, ne savait
rien du massacre, quand, vers deux heures de l’aprиs-midi, il vit
paraоtre le dйtachement. Il pressentit un malheur. Il se porta en
avant et apprit la vйritй. Dйfense fut faite par lui d’en
instruire ses compagnons qu’il ne voulait pas dйmoraliser.

Les sauvages, rassemblйs par troupes, occupaient toutes les
hauteurs. Le capitaine Crozet fit enlever les principaux outils,
enterra les autres, incendia ses hangars et commenзa sa retraite
avec soixante hommes.

Les naturels le suivaient, criant: «_Takouri mate Marion!_», ils
espйraient effrayer les matelots en dйvoilant la mort de leurs
chefs.

Ceux-ci, furieux, voulurent se prйcipiter sur ces misйrables. Le
capitaine Crozet put а peine les contenir. Deux lieues furent
faites.

Le dйtachement atteignit le rivage et s’embarqua dans les
chaloupes avec les hommes du second poste.

Pendant tout ce temps, un millier de sauvage, assis а terre, ne
bougиrent pas. Mais, quand les chaloupes prirent le large, les
pierres commencиrent а voler.

Aussitфt, quatre matelots, bons tireurs, abattirent successivement
tous les chefs, а la grande stupйfaction des naturels, qui ne
connaissaient pas l’effet des armes а feu.

Le capitaine Crozet rallia le _Mascarin_, et il expйdia aussitфt
la chaloupe а l’оle Motou-Aro.

Un dйtachement de soldats s’йtablit sur l’оle pour y passer la
nuit, et les malades furent rйintйgrйs а bord.

Le lendemain, un second dйtachement vint renforcer le poste. Il
fallait nettoyer l’оle des sauvages qui l’infestaient et continuer
а remplir les caisses d’eau. Le village de Motou-Aro comptait
trois cents habitants. Les franзais l’attaquиrent. Six chefs
furent tuйs, le reste des naturels culbutй а la baпonnette, le
village incendiй. Cependant, le _Castries_ ne pouvait reprendre la
mer sans mвture, et Crozet, forcй de renoncer aux arbres de la
forкt de cиdres, dut faire des mвts d’assemblage. Les travaux
d’aiguade continuиrent.

Un mois s’йcoula. Les sauvages firent quelques tentatives pour
reprendre l’оle Motou-Aro, mais sans y parvenir. Lorsque leurs
pirogues passaient а portйe des vaisseaux, on les coupait а coups
de canon.

Enfin, les travaux furent achevйs. Il restait а savoir si
quelqu’une des seize victimes n’avait pas survйcu au massacre, et
а venger les autres. La chaloupe, portant un nombreux dйtachement
d’officiers et de soldats, se rendit au village de Takouri. А son
approche, ce chef perfide et lвche s’enfuit, portant sur ses
йpaules le manteau du commandant Ma_rio_n. Les cabanes de son
village furent scrupuleusement fouillйes. Dans sa case, on trouva
le crвne d’un homme qui avait йtй cuit rйcemment. L’empreinte des
dents du cannibale s’y voyait encore.

Une cuisse humaine йtait embrochйe d’une baguette de bois. Une
chemise au col ensanglantй fut reconnue pour la chemise de
Ma_rio_n, puis les vкtements, les pistolets du jeune Vaudricourt,
les armes du canot et des hardes en lambeaux. Plus loin, dans un
autre village, des entrailles humaines nettoyйes et cuites.

Ces preuves irrйcusables de meurtre et d’anthropophagie furent
recueillies, et ces restes humains respectueusement enterrйs; puis
les villages de Takouri et de Piki-Ore, son complice, livrйs aux
flammes. Le 14 juillet 1772, les deux vaisseaux quittиrent ces
funestes parages.

Telle fut cette catastrophe dont le souvenir doit кtre prйsent а
l’esprit de tout voyageur qui met le pied sur les rivages de la
Nouvelle-Zйlande. C’est un imprudent capitaine celui qui ne
profite pas de ces enseignements. Les nйo-zйlandais sont toujours
perfides et anthropophages. Cook, а son tour, le reconnut bien,
pendant son second voyage de 1773.

En effet, la chaloupe de l’un de ses vaisseaux, l’_Aventure_,
commandйe par le capitaine Furneaux, s’йtant rendue а terre, le 17
dйcembre, pour chercher une provision d’herbes sauvages, ne
reparut plus. Un midshipman et neuf hommes la montaient. Le
capitaine Furneaux, inquiet, envoya le lieutenant Burney а sa
recherche. Burney, arrivй au lieu du dйbarquement, trouva, dit-il,
«un tableau de carnage et de barbarie dont il est impossible de
parler sans horreur; les tкtes, les entrailles, les poumons de
plusieurs de nos gens, gisaient йpars sur le sable, et, tout prиs
de lа, quelques chiens dйvoraient encore d’autres dйbris de ce
genre.»

Pour terminer cette liste sanglante, il faut ajouter le navire
_Brothers_, attaquй en 1815 par les nйo-zйlandais, et tout
l’йquipage du _Boyd_, capitaine Thompson, massacrй en 1820. Enfin,
le 1er mars 1829, а Walkitaa, le chef Enararo pilla le brick
anglais _Hawes_, de Sydney; sa horde de cannibales massacra
plusieurs matelots, fit cuire les cadavres et les dйvora.

Tel йtait ce pays de la Nouvelle-Zйlande vers lequel courait le
_Macquarie_, montй par un йquipage stupide, sous le commandement
d’un ivrogne.


Chapitre IV
_Les brisants_

Cependant, cette pйnible traversйe se prolongeait.

Le 2 fйvrier, six jours aprиs son dйpart, le _Macquarie_ n’avait
pas encore connaissance des rivages d’Auckland. Le vent йtait bon
pourtant, et se maintenait dans le sud-ouest; mais les courants le
contrariaient, et c’est а peine si le brick йtalait. La mer dure
et houleuse fatiguait ses hauts; sa membrure craquait, et il se
relevait pйniblement du creux des lames. Ses haubans, ses
galhaubans, ses йtais mal ridйs, laissaient du jeu aux mвts, que
de violentes secousses йbranlaient а chaque coup de roulis.

Trиs heureusement, Will Halley, en homme peu pressй, ne forзait
point sa voilure, car toute la mвture serait venue en bas
inйvitablement.

John Mangles espйrait donc que cette mйchante carcasse atteindrait
le port sans autre mйsaventure, mais il souffrait а voir ses
compagnons si mal installйs а bord de ce brick.

Ni lady Helena ni Mary Grant ne se plaignaient cependant, bien
qu’une pluie continuelle les obligeвt а demeurer dans le roufle.
Lа, le manque d’air et les secousses du navire les incommodaient
fort. Aussi venaient-elles souvent sur le pont braver l’inclйmence
du ciel jusqu’au moment oщ d’insoutenables rafales les forзaient
de redescendre.

Elles rentraient alors dans cet йtroit espace, plus propre а loger
des marchandises que des passagers et surtout des passagиres.

Alors, leurs amis cherchaient а les distraire.

Paganel essayait de tuer le temps avec ses histoires, mais il y
rйussissait peu. En effet, les esprits, йgarйs sur cette route du
retour, йtaient dйmoralisйs. Autant les dissertations du gйographe
sur les pampas ou l’Australie intйressaient autrefois, autant ses
rйflexions, ses aperзus а propos de la Nouvelle-Zйlande laissaient
indiffйrent et froid.

D’ailleurs, vers ce pays nouveau de sinistre mйmoire, on allait
sans entrain, sans conviction, non volontairement, mais sous la
pression de la fatalitй. De tous les passagers du _Macquarie_, le
plus а plaindre йtait lord Glenarvan. On le voyait rarement dans
le roufle. Il ne pouvait tenir en place. Sa nature nerveuse,
surexcitйe, ne s’accommodait pas d’un emprisonnement entre quatre
cloisons йtroites. Le jour, la nuit mкme, sans s’inquiйter des
torrents de pluie et des paquets de mer, il restait sur le pont,
tantфt accoudй а la lisse, tantфt marchant avec une agitation
fйbrile. Ses yeux regardaient incessamment l’espace.

Sa lunette, pendant les courtes embellies, le parcourait
obstinйment. Ces flots muets, il semblait les interroger. Cette
brume qui voilait l’horizon, ces vapeurs amoncelйes, il eыt voulu
les dйchirer d’un geste. Il ne pouvait se rйsigner, et sa
physionomie respirait une вpre douleur. C’йtait l’homme йnergique,
jusqu’alors heureux et puissant, auquel la puissance et le bonheur
manquaient tout а coup.

John Mangles ne le quittait pas et supportait а ses cфtйs les
intempйries du ciel. Ce jour-lа, Glenarvan, partout oщ se faisait
une trouйe dans la brume, scrutait l’horizon avec un entкtement
plus tenace. John s’approcha de lui:

«Votre honneur cherche la terre?» lui demanda-t-il.

Glenarvan fit de la tкte un signe nйgatif.

«Cependant, reprit le jeune capitaine, il doit vous tarder de
quitter ce brick. Depuis trente-six heures dйjа, nous dev_rio_ns
avoir connaissance des feux d’Auckland.»

Glenarvan ne rйpondait pas. Il regardait toujours, et pendant une
minute sa lunette demeura braquйe vers l’horizon au vent du
navire.

«La terre n’est pas de ce cфtй, dit John Mangles. Que votre
honneur regarde plutфt vers tribord.

-- Pourquoi, John? rйpondit Glenarvan. Ce n’est pas la terre que
je cherche!

-- Que voulez-vous, _mylord_?

-- Mon yacht! Mon _Duncan_! rйpondit Glenarvan avec colиre. Il
doit кtre lа, dans ces parages, йcumant ces mers, faisant ce
sinistre mйtier de pirate! Il est lа, te dis-je, lа, John, sur
cette route des navires, entre l’Australie et la Nouvelle-Zйlande!
Et j’ai le pressentiment que nous le rencontrerons!

-- Dieu nous prйserve de cette rencontre, _mylord_!

-- Pourquoi, John?

-- Votre honneur oublie notre situation! Que fe_rio_ns-nous sur ce
brick, si le _Duncan_ lui donnait la chasse! Nous ne pour_rio_ns
pas mкme fuir!

-- Fuir, John?

-- Oui, _mylord_! Nous l’essaye_rio_ns en vain! Nous se_rio_ns
pris, livrйs а la merci de ces misйrables, et Ben Joyce a montrй
qu’il ne reculait pas devant un crime. Je fais bon marchй de notre
vie! Nous nous dйfend_rio_ns jusqu’а la mort! Soit! Mais aprиs?
Songez а lady Glenarvan, _mylord_, songez а Mary Grant!

-- Pauvres femmes! Murmura Glenarvan. John, j’ai le coeur brisй,
et parfois je sens le dйsespoir l’envahir. Il me semble que de
nouvelles catastrophes nous attendent, que le ciel s’est dйclarй
contre nous! J’ai peur!

-- Vous, _mylord_?

-- Non pour moi, John, mais pour ceux que j’aime, pour ceux que tu
aimes aussi!

-- Rassurez-vous, _mylord_, rйpondit le jeune capitaine. Il ne
faut plus craindre! Le _Macquarie_ marche mal, mais il marche.
Will Halley est un кtre abruti, mais je suis lа, et si les
approches de la terre me semblent dangereuses, je ramиnerai le
navire au large. Donc, de ce cфtй, peu ou point de danger. Mais,
quant а se trouver bord а bord avec le _Duncan_, Dieu nous en
prйserve, et si votre honneur cherche а l’apercevoir, que ce soit
pour l’йviter, que ce soit pour le fuir!»

John Mangles avait raison. La rencontre du _Duncan_ eыt йtй
funeste au _Macquarie_.

Or, cette rencontre йtait а craindre dans ces mers resserrйes que
les pirates pouvaient йcumer sans risques. Cependant, ce jour-lа,
du moins, le yacht ne parut pas, et la sixiиme nuit depuis le
dйpart de Twofold-Bay arriva, sans que les craintes de John
Mangles se fussent rйalisйes.

Mais cette nuit devait кtre terrible. L’obscuritй se fit presque
subitement а sept heures du soir.

Le ciel йtait trиs menaзant. L’instinct du marin, supйrieur а
l’abrutissement de l’ivresse, opйra sur Will Halley. Il quitta sa
cabine, se frottant les yeux, secouant sa grosse tкte rouge.

Puis, il huma un grand coup d’air, comme un autre eыt avalй un
grand verre d’eau pour se remettre, et il examina la mвture. Le
vent fraоchissait, et, tournant d’un quart dans l’ouest, il
portait en plein а la cфte zйlandaise.

Will Halley appela ses hommes avec force jurons, fit serrer les
perroquets et йtablir la voilure de nuit. John Mangles l’approuva
sans rien dire.

Il avait renoncй а s’entretenir avec ce grossier marin. Mais ni
Glenarvan ni lui ne quittиrent le pont. Deux heures aprиs, une
grande brise se dйclara.

Will Halley fit prendre le bas ris dans ses huniers. La manoeuvre
eыt йtй dure pour cinq hommes si le _Macquarie_ n’eыt portй une
double vergue du systиme amйricain. En effet, il suffisait
d’amener la vergue supйrieure pour que le hunier fыt rйduit а sa
moindre dimension.

Deux heures se passиrent. La mer grossissait. Le _Macquarie_
йprouvait dans ses fonds des secousses а faire croire que sa
quille raclait des roches. Il n’en йtait rien cependant, mais
cette lourde coque s’йlevait difficilement а la lame. Aussi, le
revers des vagues embarquait par masses d’eau considйrables. Le
canot, suspendu aux portemanteaux de bвbord, disparut dans un coup
de mer.

John Mangles ne laissa pas d’кtre inquiet. Tout autre bвtiment se
fыt jouй de ces flots peu redoutables, en somme. Mais, avec ce
lourd bateau, on pouvait craindre de sombrer а pic, car le pont se
remplissait, а chaque plongeon, et la nappe liquide, ne trouvant
pas par les dalots un assez rapide йcoulement, pouvait submerger
le navire. Il eыt йtй sage, pour parer а tout йvйnement, de briser
les pavois а coups de hache, afin de faciliter la sortie des eaux.

Mais Will Halley refusa de prendre cette prйcaution. D’ailleurs,
un danger plus grand menaзait le _Macquarie_, et, sans doute, il
n’йtait plus temps de le prйvenir.

Vers onze heures et demie, John Mangles et Wilson, qui se tenaient
au bord sous le vent, furent frappйs d’un bruit insolite. Leur
instinct d’hommes de mer se rйveilla. John saisit la main du
matelot.

«Le ressac! Lui dit-il.

-- Oui, rйpondit Wilson. La lame brise sur des bancs.

-- А deux encablures au plus?

-- Au plus! La terre est lа!»

John se pencha au-dessus des bastingages, regarda les flots
sombres et s’йcria: la sonde! Wilson! La sonde!

Le master, postй а l’avant, ne semblait pas se douter de sa
position. Wilson saisit la ligne de sonde lovйe dans sa baille, et
s’йlanзa dans les porte-haubans de misaine.

Il jeta le plomb; la corde fila entre ses doigts. Au troisiиme
noeud, le plomb s’arrкta.

«Trois brasses! Cria Wilson.

-- Capitaine, dit John, courant а Will Halley, nous sommes sur les
brisants.»

Vit-il ou non Halley lever les йpaules, peu importe. Mais il se
prйcipita vers le gouvernail, mit la barre dessous, tandis que
Wilson, lвchant la sonde, halait sur les bras du grand hunier pour
faire lofer le navire. Le matelot qui gouvernait, vigoureusement
repoussй, n’avait rien compris а cette attaque subite.

«Aux bras du vent! Larguez! Larguez!» criait le jeune capitaine en
manoeuvrant de maniиre а s’йlever des rйcifs.

Pendant une demi-minute, la hanche de tribord du brick les
prolongea, et, malgrй l’obscuritй de la nuit, John aperзut une
ligne mugissante qui blanchissait а quatre brasses du navire.

En ce moment, Will Halley, ayant conscience de cet imminent
danger, perdait la tкte. Ses matelots, а peine dйgrisйs, ne
pouvaient comprendre ses ordres. D’ailleurs, l’incohйrence de ses
paroles, la contradiction de ses commandements, montraient que le
sang-froid manquait а ce stupide ivrogne.

Il йtait surpris par la proximitй de la terre, qui lui restait а
huit milles sous le vent, quand il la croyait distante de trente
ou quarante. Les courants avaient jetй hors de sa route habituelle
et pris au dйpourvu ce misйrable routinier.

Cependant, la prompte manoeuvre de John Mangles venait d’йloigner
le _Macquarie_ des brisants.

Mais John ignorait sa position. Peut-кtre se trouvait-il serrй
dans une ceinture de rйcifs.

Le vent portait en plein dans l’est, et, а chaque coup de tangage,
on pouvait toucher.

Bientфt, en effet, le bruit du ressac redoubla par tribord devant.
Il fallut lofer encore. John remit la barre dessous et brassa en
pointe. Les brisants se multipliaient sous l’йtrave du brick, et
il fut nйcessaire de virer vent devant pour reprendre le large.
Cette manoeuvre rйussirait-elle avec un bвtiment mal йquilibrй,
sous une voilure rйduite?

C’йtait incertain, mais il fallait le tenter.

«La barre dessous, toute!» cria John Mangles а Wilson.

Le _Macquarie_ commenзa а se rapprocher de la nouvelle ligne de
rйcifs. Bientфt, la mer йcuma au choc des roches immergйes.

Ce fut un inexprimable moment d’angoisse. L’йcume rendait les
lames lumineuses. On eыt dit qu’un phйnomиne de phosphorescence
les йclairait subitement. La mer hurlait, comme si elle eыt
possйdй la voix de ces йcueils antiques animйs par la mythologie
paпenne. Wilson et Mulrady, courbйs sur la roue du gouvernail,
pesaient de tout leur poids. La barre venait а toucher.

Soudain, un choc eut lieu. Le _Macquarie_ avait donnй sur une
roche. Les sous-barbes du beauprй cassиrent et compromirent la
stabilitй du mвt de misaine. Le virement de bord s’achиverait-il
sans autre avarie?

Non, car une accalmie se fit tout а coup, et le navire revint sous
le vent. Son йvolution fut arrкtйe net. Une haute vague le prit en
dessous, le porta plus avant sur les rйcifs, et il retomba avec
une violence extrкme. Le mвt de misaine vint en bas avec tout son
grйement. Le brick talonna deux fois et resta immobile, donnant
sur tribord une bande de trente degrйs.

Les vitres du capot avaient volй en йclats. Les passagers se
prйcipitиrent au dehors. Mais les vagues balayaient le pont d’une
extrйmitй а l’autre, et ils ne pouvaient s’y tenir sans danger.
John Mangles, sachant le navire solidement encastrй dans le sable,
les pria de rentrer dans le roufle.

«La vйritй, John? demanda froidement Glenarvan.

-- La vйritй, _mylord_, rйpondit John Mangles, est que nous ne
coulerons pas. Quant а кtre dйmoli par la mer, c’est une autre
question, mais nous avons le temps d’aviser.

-- Il est minuit?

-- Oui, _mylord_, et il faut attendre le jour.

-- Ne peut-on mettre le canot а la mer?

-- Par cette houle, et dans cette obscuritй, c’est impossible! Et
d’ailleurs en quel endroit accoster la terre?

-- Eh bien, John, restons ici jusqu’au jour.»

Cependant Will Halley courait comme un fou sur le pont de son
brick. Ses matelots, revenus de leur stupeur, dйfoncиrent un baril
d’eau-de-vie et se mirent а boire. John prйvit que leur ivresse
allait bientфt amener des scиnes terribles. On ne pouvait compter
sur le capitaine pour les retenir. Le misйrable s’arrachait les
cheveux et se tordait les bras. Il ne pensait qu’а sa cargaison
qui n’йtait pas assurйe.

«Je suis ruinй! Je suis perdu!» s’йcriait-il en courant d’un bord
а l’autre.

John Mangles ne songeait guиre а le consoler. Il fit armer ses
compagnons, et tous se tinrent prкts а repousser les matelots qui
se gorgeaient de brandy, en profйrant d’йpouvantables blasphиmes.

«Le premier de ces misйrables qui s’approche du roufle, dit
tranquillement le major, je le tue comme un chien.»

Les matelots virent sans doute que les passagers йtaient
dйterminйs а les tenir en respect, car, aprиs quelques tentatives
de pillage, ils disparurent. John Mangles ne s’occupa plus de ces
ivrognes, et attendit impatiemment le jour.

Le navire йtait alors absolument immobile. La mer se calmait peu а
peu. Le vent tombait. La coque pouvait donc rйsister pendant
quelques heures encore. Au lever du soleil, John examinerait la
terre. Si elle prйsentait un atterrissement facile, le you-you,
maintenant la seule embarcation du bord, servirait au transport de
l’йquipage et des passagers. Il faudrait trois voyages, au moins,
car il n’y avait place que pour quatre personnes. Quant au canot,
on a vu qu’il avait йtй enlevй dans un coup de mer.

Tout en rйflйchissant aux dangers de sa situation, John Mangles,
appuyй sur le capot, йcoutait les bruits du ressac. Il cherchait а
percer l’obscuritй profonde. Il se demandait а quelle distance se
trouvait cette terre enviйe et redoutйe tout а la fois. Les
brisants s’йtendent souvent а plusieurs lieues d’une cфte. Le
frкle canot pourrait-il rйsister а une traversйe un peu longue?

Tandis que John songeait ainsi, demandant un peu de lumiиre а ce
ciel tйnйbreux, les passagиres, confiantes en sa parole,
reposaient sur leurs couchettes. L’immobilitй du brick leur
assurait quelques heures de tranquillitй. Glenarvan, John et leurs
compagnons, n’entendant plus les cris de l’йquipage ivre-mort, se
refaisaient aussi dans un rapide sommeil, et, а une heure du
matin, un silence profond rйgnait а bord de ce brick, endormi lui-
mкme sur son lit de sable.

Vers quatre heures, les premiиres clartйs apparurent dans l’est.
Les nuages se nuancиrent lйgиrement sous les pвles lueurs de
l’aube. John remonta sur le pont. А l’horizon pendait un rideau de
brumes. Quelques contours indйcis flottaient dans les vapeurs
matinales, mais а une certaine hauteur. Une faible houle agitait
encore la mer, et les flots du large se perdaient au milieu
d’йpaisses nuйes immobiles.

John attendit. La lumiиre s’accrut peu а peu, l’horizon se piqua
de tons rouges. Le rideau monta lentement sur le vaste dйcor du
fond. Des rйcifs noirs pointиrent hors des eaux. Puis, une ligne
se dessina sur une bande d’йcume, un point lumineux s’alluma comme
un phare au sommet d’un piton projetй sur le disque encore
invisible du soleil levant. La terre йtait lа, а moins de neuf
milles.

«La terre!», s’йcria John Mangles.

Ses compagnons, rйveillйs а sa voix, s’йlancиrent sur le pont du
brick, et regardиrent en silence la cфte qui s’accusait а
l’horizon. Hospitaliиre ou funeste, elle devait кtre leur lieu de
refuge.

«Oщ est Will Halley? demanda Glenarvan.

-- Je ne sais, _mylord_, rйpondit John Mangles.

-- Et ses matelots?

-- Disparus comme lui.

-- Et, comme lui, ivres-morts, sans doute, ajouta Mac Nabbs.

-- Qu’on les cherche! dit Glenarvan, on ne peut les abandonner sur
ce navire.»

Mulrady et Wilson descendirent au logement du gaillard d’avant,
et, deux minutes aprиs, ils revinrent. Le poste йtait vide. Ils
visitиrent alors l’entrepont et le brick jusqu’а fond de cale. Ils
ne trouvиrent ni Will Halley ni ses matelots.

«Quoi! Personne? dit Glenarvan.

-- Sont-ils tombйs а la mer? demanda Paganel.

-- Tout est possible», rйpondit John Mangles, trиs soucieux de
cette disparition.

Puis, se dirigeant vers l’arriиre:

«Au canot», dit-il.

Wilson et Mulrady le suivirent pour mettre le you-you а la mer. Le
you-you avait disparu.


Chapitre V
_Les matelots improvisйs_

Will Halley et son йquipage, profitant de la nuit et du sommeil
des passagers, s’йtaient enfuis sur l’unique canot du brick. On ne
pouvait en douter. Ce capitaine, que son devoir obligeait а rester
le dernier а bord, l’avait quittй le premier.

«Ces coquins ont fui, dit John Mangles. Eh bien! Tant mieux,
_mylord_. C’est autant de fвcheuses scиnes qu’ils nous йpargnent!

-- Je le pense, rйpondit Glenarvan; d’ailleurs, il y a toujours un
capitaine а bord, John, et des matelots courageux, sinon habiles,
tes compagnons. Commande, et nous sommes prкts а t’obйir.»

Le major, Paganel, Robert, Wilson, Mulrady, Olbinett lui-mкme,
applaudirent aux paroles de Glenarvan, et, rangйs sur le pont, ils
se tinrent а la disposition de John Mangles.

«Que faut-il faire?» demanda Glenarvan.

Le jeune capitaine promena son regard sur la mer, observa la
mвture incomplиte du brick, et dit, aprиs quelques instants de
rйflexion:

«Nous avons deux moyens, _mylord_, de nous tirer de cette
situation: relever le bвtiment et reprendre la mer, ou gagner la
cфte sur un radeau qui sera facile а construire.

-- Si le bвtiment peut кtre relevй, relevons-le, rйpondit
Glenarvan. C’est le meilleur parti а prendre, n’est-il pas vrai?

-- Oui, votre honneur, car, une fois а terre, que deviend_rio_ns-
nous sans moyens de transport?

-- Йvitons la cфte, ajouta Paganel. Il faut se dйfier de la
Nouvelle-Zйlande.

-- D’autant plus que nous avons beaucoup dйrivй, reprit John.
L’incurie d’Halley nous a rejetйs dans le sud, c’est йvident. А
midi, je ferai mon point, et si, comme je le prйsume, nous sommes
au-dessous d’Auckland, j’essayerai de remonter avec le _Macquarie_
en prolongeant la cфte.

-- Mais les avaries du brick? demanda lady Helena.

-- Je ne les crois pas graves, madame, rйpondit John Mangles.
J’йtablirai а l’avant un mвt de fortune pour remplacer le mвt de
misaine, et nous marcherons, lentement, il est vrai, mais nous
irons lа oщ nous voulons aller. Si, par malheur, la coque du brick
est dйfoncйe, ou s’il ne peut кtre renflouй, il faudra se rйsigner
а gagner la cфte et а reprendre par terre le chemin d’Auckland.

-- Voyons donc l’йtat du navire, dit le major. Cela importe avant
tout.»

Glenarvan, John et Mulrady ouvrirent le grand panneau et
descendirent dans la cale. Environ deux cents tonneaux de peaux
tannйes s’y trouvaient fort mal arrimйs. On put les dйplacer sans
trop de peine, au moyen de palans frappйs sur le grand йtai а
l’aplomb du panneau. John fit aussitфt jeter а la mer une partie
de ces ballots afin d’allйger le navire.

Aprиs trois heures d’un rude travail, on put examiner les fonds du
brick. Deux coutures du bordage s’йtaient ouvertes а bвbord, а la
hauteur des prйceintes. Or, le _Macquarie_ donnant sa bande sur
tribord, sa gauche opposйe йmergeait, et les coutures dйfectueuses
йtaient а l’air. L’eau ne pouvait donc pйnйtrer. D’ailleurs,
Wilson se hвta de rйtablir le joint des bordages avec de l’йtoupe
et une feuille de cuivre soigneusement clouйe.

En sondant, on ne trouva pas deux pieds d’eau dans la cale. Les
pompes devaient facilement йpuiser cette eau et soulager d’autant
le navire.

Examen fait de la coque, John reconnut qu’elle avait peu souffert
dans l’йchouage. Il йtait probable qu’une partie de la fausse
quille resterait engagйe dans le sable, mais on pouvait s’en
passer.

Wilson, aprиs avoir visitй l’intйrieur du bвtiment, plongea afin
de dйterminer sa position sur le haut-fond.

Le _Macquarie_, l’avant tournй au nord-ouest, avait donnй sur un
banc de sable vasard d’un accore trиs brusque. L’extrйmitй
infйrieure de son йtrave et environ les deux tiers de sa quille
s’y trouvaient profondйment encastrйs. L’autre partie jusqu’а
l’йtambot flottait sur une eau dont la hauteur atteignait cinq
brasses. Le gouvernail n’йtait donc point engagй et fonctionnait
librement. John jugea inutile de le soulager. Avantage rйel, car
on serait а mкme de s’en servir au premier besoin.

Les marйes ne sont pas trиs fortes dans le Pacifique. Cependant,
John Mangles comptait sur l’arrivйe du flot pour relever le
_Macquarie_.

Le brick avait touchй une heure environ avant la pleine mer.
Depuis le moment oщ le jusant se fit sentir, sa bande sur tribord
s’йtait de plus en plus accusйe. А six heures du matin, а la mer
basse elle atteignait son maximum d’inclinaison, et il parut
inutile d’йtayer le navire au moyen de bйquilles. On put ainsi
conserver а bord les vergues et autres espars que John destinait а
йtablir un mвt de fortune sur l’avant.

Restaient а prendre les positions pour renflouer le _Macquarie_.
Travail long et pйnible. Il serait йvidemment impossible d’кtre
parй pour la pleine mer de midi un quart. On verrait seulement
comment se comporterait le brick, en partie dйchargй, sous
l’action du flot, et а la marйe suivante on donnerait le coup de
collier.

«А l’ouvrage!» commanda John Mangles.

Ses matelots improvisйs йtaient а ses ordres.

John fit d’abord serrer les voiles restйes sur leurs cargues. Le
major, Robert et Paganel, dirigйs par Wilson, montиrent а la
grand’hune.

Le grand hunier, tendu sous l’effort du vent, eыt contrariй le
dйgagement du navire. Il fallut le serrer, ce qui se fit tant bien
que mal. Puis, aprиs un travail opiniвtre et dur а des mains qui
n’en avaient pas l’habitude, le mвt du grand perroquet fut
dйpassй. Le jeune Robert, agile comme un chat, hardi comme un
mousse, avait rendu les plus grands services pendant cette
difficile opйration.

Il s’agit alors de mouiller une ancre, deux peut-кtre, а l’arriиre
du navire et dans la direction de la quille. L’effort de traction
devait s’opйrer sur ces ancres pour haler le _Macquarie_ а marйe
haute. Cette opйration ne prйsente aucune difficultй, quand on
dispose d’une embarcation; on prend une ancre а jet, et on la
mouille au point convenable, qui a йtй reconnu а l’avance.

Mais ici, tout canot manquait, et il fallait y supplйer.

Glenarvan йtait assez pratique de la mer pour comprendre la
nйcessitй de ces opйrations. Une ancre devait кtre mouillйe pour
dйgager le navire йchouй а mer basse.

«Mais sans canot, que faire? demanda-t-il а John.

-- Nous emploierons les dйbris du mвt de misaine et des barriques
vides, rйpondit le jeune capitaine. L’opйration sera difficile,
mais non pas impossible, car les ancres du _Macquarie_ sont de
petite dimension. Une fois mouillйes, si elles ne dйrapent pas,
j’ai bon espoir.

-- Bien, ne perdons pas de temps, John.»

Tout le monde, matelots et passagers, fut appelй sur le pont.
Chacun prit part а la besogne. On brisa а coups de hache les agrиs
qui retenaient encore le mвt de misaine. Le bas mвt s’йtait rompu
dans sa chute au ras du ton, de telle sorte que la hune put кtre
facilement retirйe.

John Mangles destinait cette plate-forme а faire un radeau. Il la
soutint au moyen de barriques vides, et la rendit capable de
porter ses ancres. Une godille fut installйe, qui permettait de
gouverner l’appareil. D’ailleurs, le jusant devait le faire
dйriver prйcisйment а l’arriиre du brick; puis, quand les ancres
seraient par le fond, il serait facile de revenir а bord en se
halant sur le grelin du navire.

Ce travail йtait а demi achevй, quand le soleil s’approcha du
mйridien.

John Mangles laissa Glenarvan suivre les opйrations commencйes, et
s’occupa de relever sa position. Ce relиvement йtait trиs
important а dйterminer. Fort heureusement, John avait trouvй dans
la chambre de Will Halley, avec un annuaire de l’observatoire de
Greenwich, un sextant trиs sale, mais suffisant pour obtenir le
point. Il le nettoya et l’apporta sur le pont.

Cet instrument, par une sйrie de miroirs mobiles, ramиne le soleil
а l’horizon au moment oщ il est midi, c’est-а-dire quand l’astre
du jour atteint le plus haut point de sa course. On comprend donc
que, pour opйrer, il faut viser avec la lunette du sextant un
horizon vrai, celui que forment le ciel et l’eau en se confondant.
Or, prйcisйment la terre s’allongeait en un vaste promontoire dans
le nord, et, s’interposant entre l’observateur et l’horizon vrai,
elle rendait l’observation impossible.

Dans ce cas, oщ l’horizon manque, on le remplace par un horizon
artificiel. C’est ordinairement une cuvette plate, remplie de
mercure, au-dessus de laquelle on opиre. Le mercure prйsente ainsi
et de lui-mкme un miroir parfaitement horizontal.

John n’avait point de mercure а bord, mais il tourna la difficultй
en se servant d’une baille remplie de goudron liquide, dont la
surface rйflйchissait trиs suffisamment l’image du soleil.

Il connaissait dйjа sa longitude, йtant sur la cфte ouest de la
Nouvelle-Zйlande. Heureusement, car sans chronomиtre il n’aurait
pu la calculer.

La latitude seule lui manquait et il se mit en mesure de
l’obtenir.

Il prit donc, au moyen du sextant, la hauteur mйridienne du soleil
au-dessus de l’horizon.

Cette hauteur se trouva de 68° 30’. La distance du soleil au
zйnith йtait donc de 21° 30’, puisque ces deux nombres ajoutйs
l’un а l’autre donnent 90°. Or, ce jour-lа, 3 fйvrier, la
dйclinaison du soleil йtant de 16° 30’ d’aprиs l’annuaire, en
l’ajoutant а cette distance zйnithale de 21° 30’, on avait une
latitude de 38°.

La situation du _Macquarie_ se dйterminait donc ainsi: longitude
171° 13’, latitude 38°, sauf quelques erreurs insignifiantes
produites par l’imperfection des instruments, et dont on pouvait
ne pas tenir compte.

En consultant la carte de Johnston achetйe par Paganel а Eden,
John Mangles vit que le naufrage avait eu lieu а l’ouvert de la
baie d’Aotea, au-dessus de la pointe Cahua, sur les rivages de la
province d’Auckland. La ville d’Auckland йtant situйe sur le
trente-septiиme parallиle, le _Macquarie_ avait йtй rejetй d’un
degrй dans le sud. Il devrait donc remonter d’un degrй pour
atteindre la capitale de la Nouvelle-Zйlande.

«Ainsi, dit Glenarvan, un trajet de vingt-cinq milles tout au
plus. Ce n’est rien.

-- Ce qui n’est rien sur mer sera long et pйnible sur terre,
rйpondit Paganel.

-- Aussi, rйpondit John Mangles, ferons-nous tout ce qui est
humainement possible pour renflouer le _Macquarie_.»

Le point йtabli, les opйrations furent reprises. А midi un quart,
la mer йtait pleine. John ne put en profiter, puisque ses ancres
n’йtaient pas encore mouillйes. Mais il n’en observa pas moins le
_Macquarie_ avec une certaine anxiйtй.

Flotterait-il sous l’action du flot? La question allait se dйcider
en cinq minutes.

On attendit. Quelques craquements eurent lieu; ils йtaient
produits, sinon par un soulиvement, au moins par un tressaillement
de la carиne. John conзut le bon espoir pour la marйe suivante,
mais en somme le brick ne bougea pas.

Les travaux continuиrent. А deux heures, le radeau йtait prкt.
L’ancre а jet y fut embarquйe. John et Wilson l’accompagnиrent,
aprиs avoir amarrй un grelin sur l’arriиre du navire. Le jusant
les fit dйriver, et ils mouillиrent а une demi-encablure par dix
brasses de fond.

La tenue йtait bonne et le radeau revint а bord.

Restait la grosse ancre de bossoir. On la descendit, non sans
difficultй. Le radeau recommenзa l’opйration, et bientфt cette
seconde ancre fut mouillйe en arriиre de l’autre, par un fond de
quinze brasses.

Puis, se halant sur le cвble, John et Wilson retournиrent au
_Macquarie_.

Le cвble et le grelin furent garnis au guindeau, et on attendit la
prochaine pleine mer, qui devait se faire sentir а une heure du
matin. Il йtait alors six heures du soir.

John Mangles complimenta ses matelots, et fit entendre а Paganel
que, le courage et la bonne conduite aidant, il pourrait devenir
un jour quartier-maоtre.

Cependant, Mr Olbinett, aprиs avoir aidй aux diverses manoeuvres,
йtait retournй а la cuisine.

Il avait prйparй un repas rйconfortant qui venait а propos. Un
rude appйtit sollicitait l’йquipage.

Il fut pleinement satisfait, et chacun se sentit refait pour les
travaux ultйrieurs. Aprиs le dоner, John Mangles prit les
derniиres prйcautions qui devaient assurer le succиs de
l’opйration. Il ne faut rien nйgliger, quand il s’agit de
renflouer un navire. Souvent, l’entreprise manque, faute de
quelques lignes d’allйgement, et la quille engagйe ne quitte pas
son lit de sable.

John Mangles avait fait jeter а la mer une grande partie des
marchandises, afin de soulager le brick; mais le reste des
ballots, les lourds espars, les vergues de rechange, quelques
tonnes de gueuses qui formaient le lest, furent reportйs а
l’arriиre, pour faciliter de leur poids le dйgagement de l’йtrave.
Wilson et Mulrady y roulиrent йgalement un certain nombre de
barriques qu’ils remplirent d’eau, afin de relever le nez du
brick.

Minuit sonnait, quand ces derniers travaux furent achevйs.
L’йquipage йtait sur les dents, circonstance regrettable, au
moment oщ il n’aurait pas trop de toutes ses forces pour virer au
guindeau: ce qui amena John Mangles а prendre une rйsolution
nouvelle.

En ce moment, la brise calmissait. Le vent faisait а peine courir
quelques risйes capricieuses а la surface des flots. John,
observant l’horizon, remarqua que le vent tendait а revenir du
sud-ouest dans le nord-ouest. Un marin ne pouvait se tromper а la
disposition particuliиre et а la couleur des bandes de nuages.
Wilson et Mulrady partageaient l’opinion de leur capitaine.

John Mangles fit part de ses observations а Glenarvan, et lui
proposa de remettre au lendemain l’opйration du renflouage.

«Et voici, mes raisons, dit-il. D’abord, nous sommes trиs
fatiguйs, et toutes nos forces sont nйcessaires pour dйgager le
navire. Puis, une fois relevй, comment le conduire au milieu de
ces dangereux brisants et par une obscuritй profonde? Mieux vaut
agir en pleine lumiиre. D’ailleurs, une autre raison me porte а
attendre. Le vent promet de nous venir en aide, et je tiens а en
profiter, je veux qu’il fasse culer cette vieille coque, pendant
que la mer la soulиvera. Demain, si je ne me trompe, la brise
soufflera du nord-ouest. Nous йtablirons les voiles du grand mвt а
masquer, et elles concourront а relever le brick.»

Ces raisons йtaient dйcisives. Glenarvan et Paganel, les
impatients du bord, se rendirent, et l’opйration fut remise au
lendemain. La nuit se passa bien. Un quart avait йtй rйglй pour
veiller surtout au mouillage des ancres.

Le jour parut. Les prйvisions de John Mangles se rйalisaient. Il
vantait une brise du nord-nord-ouest qui tendait а fraоchir.
C’йtait un surcroоt de force trиs avantageux. L’йquipage fut mis
en rйquisition.

Robert, Wilson, Mulrady en haut du grand mвt, le major, Glenarvan,
Paganel sur le pont, disposиrent les manoeuvres de faзon а
dйployer les voiles au moment prйcis. La vergue du grand hunier
fut hissйe а bloc, la grand’voile et le grand hunier laissйs sur
leurs cargues.

Il йtait neuf heures du matin. Quatre heures devaient encore
s’йcouler jusqu’а la pleine mer. Elles ne furent pas perdues. John
les employa а йtablir son mвt de fortune sur l’avant du brick,
afin de remplacer le mвt de misaine. Il pourrait ainsi s’йloigner
de ces dangereux parages, dиs que le navire serait а flot. Les
travailleurs firent de nouveaux efforts, et, avant midi, la vergue
de misaine йtait solidement assujettie en guise de mвt.

Lady Helena et Mary Grant se rendirent trиs utiles, et
enverguиrent une voile de rechange sur la vergue du petit
perroquet. C’йtait une joie pour elles de s’employer au salut
commun. Ce grйement achevй, si le _Macquarie_ laissait а dйsirer
au point de vue de l’йlйgance, du moins pouvait-il naviguer а la
condition de ne pas s’йcarter de la cфte.

Cependant, le flot montait. La surface de la mer se soulevait en
petites vagues houleuses. Les tкtes de brisants disparaissaient
peu а peu, comme des animaux marins qui rentrent sous leur liquide
йlйment. L’heure approchait de tenter la grande opйration. Une
fiйvreuse impatience tenait les esprits en surexcitation. Personne
ne parlait. On regardait John. On attendait un ordre de lui.

John Mangles, penchй sur la lisse du gaillard d’arriиre, observait
la marйe. Il jetait un coup d’oeil inquiet au cвble et au grelin
йlongйs et fortement embraquйs. А une heure, la mer atteignit son
plus haut point. Elle йtait йtale, c’est-а-dire а ce court instant
oщ l’eau ne monte plus et ne descend pas encore. Il fallait opйrer
sans retard.

La grand’voile et le grand hunier furent larguйs et coiffиrent le
mвt sous l’effort du vent.

«Au guindeau!» cria John.

C’йtait un guindeau muni de bringuebales, comme les pompes а
incendie. Glenarvan, Mulrady, Robert d’un cфtй, Paganel, le major,
Olbinett de l’autre, pesиrent sur les bringuebales, qui
communiquaient le mouvement а l’appareil. En mкme temps, John et
Wilson, engageant les barres d’abatage, ajoutиrent leurs efforts а
ceux de leurs compagnons.

«Hardi! Hardi! Cria le jeune capitaine, et de l’ensemble!»

Le cвble et le grelin se tendirent sous la puissante action du
guindeau. Les ancres tinrent bon et ne chassиrent point. Il
fallait rйussir promptement.

La pleine mer ne dure que quelques minutes. Le niveau d’eau ne
pouvait aider а baisser. On redoubla d’efforts. Le vent donnait
avec violence et masquait les voiles contre le mвt. Quelques
tressaillements se firent sentir dans la coque. Le brick parut
prиs de se soulever. Peut-кtre suffirait-il d’un bras de plus pour
l’arracher au banc de sable.

«Helena! Mary!» cria Glenarvan.

Les deux jeunes femmes vinrent joindre leurs efforts а ceux de
leurs compagnons. Un dernier cliquetis du linguet se fit entendre.

Mais ce fut tout. Le brick ne bougea pas. L’opйration йtait
manquйe. Le jusant commenзait dйjа, et il fut йvident que, mкme
avec l’aide du vent et de la mer, cet йquipage rйduit ne pourrait
renflouer son navire.


Chapitre VI
_Oщ le cannibalisme est traitй thйoriquement_

Le premier moyen de salut tentй par John Mangles avait йchouй. Il
fallait recourir au second sans tarder. Il est йvident qu’on ne
pouvait relever le _Macquarie_, et non moins йvident que le seul
parti а prendre, c’йtait d’abandonner le bвtiment.

Attendre а bord des secours problйmatiques, з’eыt йtй imprudence
et folie. Avant l’arrivйe providentielle d’un navire sur le
thйвtre du naufrage, le _Macquarie_ serait mis en piиces! La
prochaine tempкte, ou seulement une mer un peu forte, soulevйe par
les vents du large, le roulerait sur les sables, le briserait, le
dйpиcerait, en disperserait les dйbris. Avant cette inйvitable
destruction, John voulait gagner la terre.

Il proposa donc de construire un radeau, ou, en langue maritime,
un «ras» assez solide pour porter les passagers et une quantitй
suffisante de vivres а la cфte zйlandaise.

Il n’y avait pas а discuter, mais а agir. Les travaux furent
commencйs, et ils йtaient fort avancйs, quand la nuit vint les
interrompre.

Vers huit heures du soir, aprиs le souper, tandis que lady Helena
et Mary Grant reposaient sur les couchettes du roufle, Paganel et
ses amis s’entretenaient de questions graves en parcourant le pont
du navire. Robert n’avait pas voulu les quitter.

Ce brave enfant йcoutait de toutes ses oreilles, prкt а rendre un
service, prкt а se dйvouer а une pйrilleuse entreprise.

Paganel avait demandй а John Mangles si le radeau ne pourrait
suivre la cфte jusqu’а Auckland, au lieu de dйbarquer ses
passagers а terre. John rйpondit que cette navigation йtait
impossible avec un appareil aussi dйfectueux.

«Et ce que nous ne pouvons tenter sur un radeau, dit Paganel,
aurait-il pu se faire avec le canot du brick?

-- Oui, а la rigueur, rйpondit John Mangles, mais а la condition
de naviguer le jour et de mouiller la nuit.

-- Ainsi, ces misйrables qui nous ont abandonnйs...

-- Oh! Ceux-lа, rйpondit John Mangles, ils йtaient ivres, et, par
cette profonde obscuritй, je crains bien qu’ils n’aient payй de
leur vie ce lвche abandon.

-- Tant pis pour eux, reprit Paganel, et tant pis pour nous, car
ce canot eыt йtй bien utile.

-- Que voulez-vous, Paganel? dit Glenarvan. Le radeau nous portera
а terre.

-- C’est prйcisйment ce que j’aurais voulu йviter, rйpondit le
gйographe.

-- Quoi! Un voyage de vingt milles au plus aprиs ce que nous avons
fait dans les Pampas et а travers l’Australie, peut-il effrayer
des hommes rompus aux fatigues?

-- Mes amis, rйpondit Paganel, je ne mets en doute ni votre
courage ni la vaillance de nos compagnes. Vingt milles! Ce n’est
rien en tout autre pays que la Nouvelle-Zйlande. Vous ne me
soupзonnerez pas de pusillanimitй. Le premier, je vous ai
entraоnйs а travers l’Amйrique, а travers l’Australie. Mais ici,
je le rйpиte, tout vaut mieux que de s’aventurer dans ce pays
perfide.

-- Tout vaut mieux que de s’exposer а une perte certaine sur un
navire йchouй, fit John Mangles.

-- Qu’avons-nous donc tant а redouter de la Nouvelle-Zйlande?
demanda Glenarvan.

-- Les sauvages, rйpondit Paganel.

-- Les sauvages! rйpliqua Glenarvan. Ne peut-on les йviter, en
suivant la cфte? D’ailleurs, une attaque de quelques misйrables ne
peut prйoccuper dix europйens bien armйs et dйcidйs а se dйfendre.

-- Il ne s’agit pas de misйrables, rйpondit Paganel en secouant la
tкte. Les nйo-zйlandais forment des tribus terribles, qui luttent
contre la domination anglaise, contre les envahisseurs, qui les
vainquent souvent, qui les mangent toujours!

-- Des cannibales! s’йcria Robert, des cannibales!»

Puis on l’entendit qui murmurait ces deux noms:

«Ma soeur! Madame Helena!

-- Ne crains rien, mon enfant, lui rйpondit Glenarvan, pour
rassurer le jeune enfant. Notre ami Paganel exagиre!

-- Je n’exagиre rien, reprit Paganel. Robert a montrй qu’il йtait
un homme, et je le traite en homme, en ne lui cachant pas la
vйritй. Les nйo-zйlandais sont les plus cruels, pour ne pas dire
les plus gourmands des anthropophages. Ils dйvorent tout ce qui
leur tombe sous la dent. La guerre n’est pour eux qu’une chasse а
ce gibier savoureux qui s’appelle l’homme, et il faut l’avouer,
c’est la seule guerre logique. Les europйens tuent leurs ennemis
et les enterrent. Les sauvages tuent leurs ennemis et les mangent,
et, comme l’a fort bien dit mon compat_rio_te Toussenel, le mal
n’est pas tant de faire rфtir son ennemi quand il est mort, que de
le tuer quand il ne veut pas mourir.

-- Paganel, rйpondit le major, il y a matiиre а discussion, mais
ce n’est pas le moment. Qu’il soit logique ou non d’кtre mangй,
nous ne voulons pas qu’on nous mange. Mais comment le
christianisme n’a-t-il pas encore dйtruit ces habitudes
d’anthropophagie?

-- Croyez-vous donc que tous les nйo-zйlandais soient chrйtiens?
Rйpliqua Paganel. C’est le petit nombre, et les missionnaires sont
encore et trop souvent victimes de ces brutes. L’annйe derniиre,
le rйvйrend Walkner a йtй martyrisй avec une horrible cruautй. Les
maoris l’ont pendu. Leurs femmes lui ont arrachй les yeux. On a bu
son sang, on a mangй sa cervelle. Et ce meurtre a eu lieu en 1864,
а Opotiki, а quelques lieues d’Auckland, pour ainsi dire sous les
yeux des autoritйs anglaises. Mes amis, il faut des siиcles pour
changer la nature d’une race d’hommes. Ce que les maoris ont йtй,
ils le seront longtemps encore. Toute leur histoire est faite de
sang. Que d’йquipages ils ont massacrйs et dйvorйs, depuis les
matelots de Tasman jusqu’aux marins du _Hawes_! et ce n’est pas la
chair blanche qui les a mis en appйtit. Bien avant l’arrivйe des
europйens, les zйlandais demandaient au meurtre l’assouvissement
de leur gloutonnerie.

Maints voyageurs vйcurent parmi eux, qui ont assistй а des repas
de cannibales, oщ les convives n’йtaient poussйs que par le dйsir
de manger d’un mets dйlicat, comme la chair d’une femme ou d’un
enfant!

-- Bah! fit le major, ces rйcits ne sont-ils pas dus pour la
plupart а l’imagination des voyageurs?

On aime volontiers а revenir des pays dangereux et de l’estomac
des anthropophages!

-- Je fais la part de l’exagйration, rйpondit Paganel. Mais des
hommes dignes de foi ont parlй, les missionnaires Kendall,
Marsden, les capitaines Dillon, d’Urville, Laplace, d’autres
encore, et je crois а leurs rйcits, je dois y croire. Les
zйlandais sont cruels par nature. А la mort de leurs chefs, ils
immolent des victimes humaines. Ils prйtendent par ces sacrifices
apaiser la colиre du dйfunt, qui pourrait frapper les vivants, et
en mкme temps lui offrir des serviteurs pour l’autre vie! Mais
comme ils mangent ces domestiques posthumes, aprиs les avoir
massacrйs, on est fondй а croire que l’estomac les y pousse plus
que la superstition.

-- Cependant, dit John Mangles, j’imagine que la superstition joue
un rфle dans les scиnes du cannibalisme. C’est pourquoi, si la
religion change, les moeurs changeront aussi.

-- Bon, ami John, rйpondit Paganel. Vous soulevez lа cette grave
question de l’origine de l’anthropophagie. Est-ce la religion,
est-ce la faim qui a poussй les hommes а s’entre-dйvorer? Cette
discussion serait au moins oiseuse en ce moment. Pourquoi le
cannibalisme existe? La question n’est pas encore rйsolue; mais il
existe, fait grave, dont nous n’avons que trop de raisons de nous
prйoccuper.»

Paganel disait vrai. L’anthropophagie est passйe а l’йtat
chronique dans la Nouvelle-Zйlande, comme aux оles Fidji ou au
dйtroit de Torrиs. La superstition intervient йvidemment dans ces
odieuses coutumes, mais il y a des cannibales, parce qu’il y a des
moments oщ le gibier est rare et la faim grande. Les sauvages ont
commencй par manger de la chair humaine pour satisfaire les
exigences d’un appйtit rarement rassasiй; puis, les prкtres ont
ensuite rйglementй et sanctifiй ces monstrueuses habitudes. Le
repas est devenu cйrйmonie, voilа tout.

D’ailleurs, aux yeux des maoris, rien de plus naturel que de se
manger les uns les autres. Les missionnaires les ont souvent
interrogйs а propos du cannibalisme. Ils leur ont demandй pourquoi
ils dйvoraient leurs frиres. А quoi les chefs rйpondaient que les
poissons mangent les poissons, que les chiens mangent les hommes,
que les hommes mangent les chiens, et que les chiens se mangent
entre eux. Dans leur thйogonie mкme, la lйgende rapporte qu’un
dieu mangea un autre dieu. Avec de tels prйcйdents, comment
rйsister au plaisir de manger son semblable?

De plus, les zйlandais prйtendent qu’en dйvorant un ennemi mort on
dйtruit sa partie spirituelle. On hйrite ainsi de son вme, de sa
force, de sa valeur, qui sont particuliиrement renfermйs dans la
cervelle. Aussi, cette portion de l’individu figure-t-elle dans
les festins comme plat d’honneur et de premier choix.

Cependant, Paganel soutint, non sans raison, que la sensualitй, le
besoin surtout, excitaient les zйlandais а l’anthropophagie, et
non seulement les sauvages de l’Ocйanie, mais les sauvages de
l’Europe.

«Oui, ajouta-t-il, le cannibalisme a longtemps rйgnй chez les
ancкtres des peuples les plus civilisйs, et ne prenez point cela
pour une personnalitй, chez les йcossais particuliиrement.

-- Vraiment? dit Mac Nabbs.

-- Oui, major, reprit Paganel. Quand vous lirez certains passages
de saint Jйrфme sur les _atticoli_ de l’йcosse, vous verrez ce
qu’il faut penser de vos aпeux! Et sans remonter au delа des temps
historiques, sous le rиgne d’Йlisabeth, а l’йpoque mкme oщ
Shakespeare rкvait а son Shylock, Sawney Bean, bandit йcossais, ne
fut-il pas exйcutй pour crime de cannibalisme? Et quel sentiment
l’avait portй а manger de la chair humaine? La religion? Non, la
faim.

-- La faim? dit John Mangles.

-- La faim, rйpondit Paganel, mais surtout cette nйcessitй pour le
carnivore de refaire sa chair et son sang par l’azote contenu dans
les matiиres animales. C’est bien de fournir au travail des
poumons au moyen des plantes tubйreuses et fйculentes. Mais qui
veut кtre fort et actif doit absorber ces aliments plastiques qui
rйparent les muscles. Tant que les maoris ne seront pas membres de
la sociйtй des lйgumistes, ils mangeront de la viande, et, pour
viande, de la chair humaine.

-- Pourquoi pas la viande des animaux? dit Glenarvan.

-- Parce qu’ils n’ont pas d’animaux, rйpondit Paganel, et il faut
le savoir, non pour excuser, mais pour expliquer leurs habitudes
de cannibalisme. Les quadrupиdes, les oiseaux mкmes sont rares
dans ce pays inhospitalier. Aussi les maoris, de tout temps, se
sont-ils nourris de chair humaine. Il y a mкme des «saisons а
manger les hommes», comme dans les contrйes civilisйes, des
saisons pour la chasse. Alors ont lieu les grandes battues, c’est-
а-dire les grandes guerres, et des peuplades entiиres sont servies
sur la table des vainqueurs.

-- Ainsi, dit Glenarvan, selon vous, Paganel, l’anthropophagie ne
disparaоtra que le jour oщ les moutons, les boeufs et les porcs
pulluleront dans les prairies de la Nouvelle-Zйlande.

-- Йvidemment, mon cher lord, et encore faudra-t-il des annйes
pour que les maoris se dйshabituent de la chair zйlandaise qu’ils
prйfиrent а toute autre, car les fils aimeront longtemps ce que
leurs pиres ont aimй. А les en croire, cette chair a le goыt de la
viande de porc, mais avec plus de fumet. Quant а la chair blanche,
ils en sont moins friands, parce que les blancs mкlent du sel а
leurs aliments, ce qui leur donne une saveur particuliиre peu
goыtйe des gourmets.

-- Ils sont difficiles! dit le major. Mais cette chair blanche ou
noire, la mangent-ils crue ou cuite?

-- Eh! Qu’est-ce que cela vous fait, Monsieur Mac Nabbs? s’йcria
Robert.

-- Comment donc, mon garзon, rйpondit sйrieusement le major, mais
si je dois jamais finir sous la dent d’un anthropophage, j’aime
mieux кtre cuit!

-- Pourquoi?

-- Pour кtre sыr de ne pas кtre dйvorй vivant!

-- Bon! Major, reprit Paganel, mais si c’est pour кtre cuit
vivant!

-- Le fait est, rйpondit le major, que je n’en donnerais pas le
choix pour une demi-couronne.

-- Quoi qu’il en soit, Mac Nabbs, et si cela peut vous кtre
agrйable, rйpliqua Paganel, apprenez que les nйo-zйlandais ne
mangent la chair que cuite ou fumйe. Ce sont des gens bien appris
et qui se connaissent en cuisine. Mais, pour mon compte, l’idйe
d’кtre mangй m’est particuliиrement dйsagrйable! Terminer son
existence dans l’estomac d’un sauvage, pouah!

-- Enfin, de tout ceci, dit John Mangles, il rйsulte qu’il ne faut
pas tomber entre leurs mains. Espйrons aussi qu’un jour le
christianisme aura aboli ces monstrueuses coutumes.

-- Oui, nous devons l’espйrer, rйpondit Paganel; mais, croyez-moi,
un sauvage qui a goыtй de la chair humaine y renoncera
difficilement. Jugez-en par les deux faits que voici.

-- Voyons les faits, Paganel, dit Glenarvan.

-- Le premier est rapportй dans les chroniques de la sociйtй des
jйsuites au Brйsil. Un missionnaire portugais rencontra un jour
une vieille brйsilienne trиs malade. Elle n’avait plus que
quelques jours а vivre. Le jйsuite l’instruisit des vйritйs du
christianisme, que la moribonde admit sans discuter. Puis, aprиs
la nourriture de l’вme, il songea а la nourriture du corps, et il
offrit а sa pйnitente quelques friandises europйennes. «Hйlas!
rйpondit la vieille, mon estomac ne peut supporter aucune espиce
d’aliments. Il n’y a qu’une seule chose dont je voudrais goыter;
mais, par malheur, personne ici ne pourrait me la procurer. --
Qu’est-ce donc? demanda le jйsuite. -- Ah! Mon fils! C’est la main
d’un petit garзon! Il me semble que j’en grignoterais les petits
os avec plaisir!»

-- Ah за! Mais c’est donc bon? demanda Robert.

-- Ma seconde histoire va te rйpondre, mon garзon, reprit Paganel.
Un jour, un missionnaire reprochait а un cannibale cette coutume
horrible et contraire aux lois divines de manger de la chair
humaine. «Et puis ce doit кtre mauvais! Ajouta-t-il. -- Ah! mon
pиre! rйpondit le sauvage en jetant un regard de convoitise sur le
missionnaire, dites que Dieu le dйfend! Mais ne dites pas que
c’est mauvais! Si seulement vous en aviez mangй!...»


Chapitre VII
_Oщ l’on accoste enfin une terre qu’il faudrait йviter_

Les faits rapportйs par Paganel йtaient indiscutables.

La cruautй des nйo-zйlandais ne pouvait кtre mise en doute. Donc,
il y avait danger а descendre а terre.

Mais eыt-il йtй cent fois plus grand, ce danger, il fallait
l’affronter. John Mangles sentait la nйcessitй de quitter sans
retard un navire vouй а une destruction prochaine. Entre deux
pйrils, l’un certain, l’autre seulement probable, pas d’hйsitation
possible.

Quant а cette chance d’кtre recueilli par un bвtiment, on ne
pouvait raisonnablement y compter. Le _Macquarie_ n’йtait pas sur
la route des navires qui cherchent les atterrages de la Nouvelle-
Zйlande.

Ils se rendent ou plus haut а Auckland, ou plus bas а New-
Plymouth. Or, l’йchouage avait eu lieu prйcisйment entre ces deux
points, sur la partie dйserte des rivages d’Ika-Na-Maoui. Cфte
mauvaise, dangereuse, mal hantйe. Les bвtiments n’ont d’autre
souci que de l’йviter, et, si le vent les y porte, de s’en йlever
au plus vite.

«Quand partirons-nous? demanda Glenarvan.

-- Demain matin, а dix heures, rйpondit John Mangles. La marйe
commencera а monter et nous portera а terre.»

Le lendemain, 5 fйvrier, а huit heures, la construction du radeau
йtait achevйe. John avait donnй tous ses soins а l’йtablissement
de l’appareil.

La hune de misaine, qui servit au mouillage des ancres, ne pouvait
suffire а transporter des passagers et des vivres. Il fallait un
vйhicule solide, dirigeable, et capable de rйsister а la mer
pendant une navigation de neuf milles. La mвture seule pouvait
fournir les matйriaux nйcessaires а sa construction.

Wilson et Mulrady s’йtaient mis а l’oeuvre. Le grйement fut coupй
а la hauteur des capes de mouton, et sous les coups de hache, le
grand mвt, attaquй par le pied, passa par-dessus les bastingages
de tribord qui craquиrent sous sa chute. Le _Macquarie_ se
trouvait alors rasй comme un ponton.

Le bas mвt, les mвts de hune et de perroquet furent sciйs et
sйparйs. Les principales piиces du radeau flottaient alors. On les
rйunit aux dйbris du mвt de misaine, et ces espars furent liйs
solidement entre eux. John eut soin de placer dans les interstices
une demi-douzaine de barriques vides, qui devaient surйlever
l’appareil au-dessus de l’eau.

Sur cette premiиre assise fortement йtablie, Wilson avait posй une
sorte de plancher en claire-voie fait de caillebotis. Les vagues
pouvaient donc dйferler sur le radeau sans y sйjourner, et les
passagers devaient кtre а l’abri de l’humiditй. D’ailleurs, des
piиces а eau, solidement saisies, formaient une espиce de pavois
circulaire qui protйgeait le pont contre les grosses lames.

Ce matin-lа, John, voyant le vent favorable, fit installer au
centre de l’appareil la vergue du petit perroquet en guise de mвt.
Elle fut maintenue par des haubans et munie d’une voile de
fortune. Un grand aviron а large pelle, fixй а l’arriиre,
permettait de gouverner l’appareil, si le vent lui imprimait une
vitesse suffisante.

Tel, ce radeau, йtabli dans les meilleures conditions, pouvait
rйsister aux secousses de la houle. Mais gouvernerait-il,
atteindrait-il la cфte si le vent tournait? C’йtait la question. А
neuf heures commenзa le chargement.

D’abord les vivres furent embarquйs en suffisante quantitй pour
durer jusqu’а Auckland, car il ne fallait pas compter sur les
productions de cette terre ingrate.

L’office particuliиre d’Olbinett fournit quelques viandes
conservйes, ce qui restait des provisions achetйes pour la
traversйe du _Macquarie_. Peu de chose, en somme. Il fallut se
rejeter sur les vivres grossiers du bord, des biscuits de mer de
qualitй mйdiocre, et deux barriques de poissons salйs. Le
_stewart_ en йtait tout honteux.

Ces provisions furent enfermйes dans des caisses hermйtiquement
closes, йtanches et impйnйtrables а l’eau de mer, puis descendues
et retenues par de fortes saisines au pied du mвt de fortune. On
mit en lieu sыr et au sec les armes et les munitions.

Trиs heureusement, les voyageurs йtaient bien armйs de carabines
et de revolvers.

Une ancre а jet fut йgalement embarquйe pour le cas oщ John, ne
pouvant atteindre la terre dans une marйe, serait forcй de
mouiller au large.

А dix heures, le flot commenзa а se faire sentir. La brise
soufflait faiblement du nord-ouest. Une lйgиre houle ondulait la
surface de la mer.

«Sommes-nous prкts? demanda John Mangles.

-- Tout est parй, capitaine, rйpondit Wilson.

-- Embarque!» cria John.

Lady Helena et Mary Grant descendirent par une grossiиre йchelle
de corde, et s’installиrent au pied du mвt sur les caisses de
vivres, leurs compagnons prиs d’elles. Wilson prit en main le
gouvernail. John se plaзa aux cargues de la voile, et Mulrady
coupa l’amarre qui retenait le radeau aux flancs du brick.

La voile fut dйployйe, et l’appareil commenзa а se diriger vers la
terre sous la double action de la marйe et du vent.

La cфte restait а neuf milles, distance mйdiocre qu’un canot armй
de bons avirons eыt franchie en trois heures. Mais, avec le
radeau, il fallait en rabattre. Si le vent tenait, on pourrait
peut-кtre atteindre la terre dans une seule marйe. Mais, si la
brise venait а calmir, le jusant l’emporterait, et il serait
nйcessaire de mouiller pour attendre la marйe suivante. Grosse
affaire, et qui ne laissait pas de prйoccuper John Mangles.

Cependant, il espйrait rйussir. Le vent fraоchissait.

Le flot ayant commencй а dix heures, on devait avoir accostй la
terre а trois heures, sous peine de jeter l’ancre ou d’кtre ramenй
au large par la mer descendante.

Le dйbut de la traversйe fut heureux. Peu а peu, les tкtes noires
des rйcifs et le tapis jaune des bancs disparurent sous les
montйes de la houle et du flot.

Une grande attention, une extrкme habiletй, devinrent nйcessaires
pour йviter ces brisants immergйs, et diriger un appareil peu
sensible au gouvernail et prompt aux dйviations.

А midi, il йtait encore а cinq milles de la cфte.

Un ciel assez clair permettait de distinguer les principaux
mouvements de terrain. Dans le nord-est se dressait un mont haut
de deux mille cinq cents pieds. Il se dйcoupait sur l’horizon
d’une faзon йtrange, et sa silhouette reproduisait le grimaзant
profil d’une tкte de singe, la nuque renversйe.

C’йtait le Pirongia, exactement situй, suivant la carte, sur le
trente-huitiиme parallиle.

А midi et demi, Paganel fit remarquer que tous les йcueils avaient
disparu sous la marйe montante.

«Sauf un, rйpondit lady Helena.

-- Lequel? Madame, demanda Paganel.

-- Lа, rйpondit lady Helena, indiquant un point noir а un mille en
avant.

-- En effet, rйpondit Paganel. Tвchons de relever sa position afin
de ne point donner dessus, car la marйe ne tardera pas а le
recouvrir.

-- Il est justement par l’arкte nord de la montagne, dit John
Mangles. Wilson, veille а passer au large.

-- Oui, capitaine», rйpondit le matelot, pesant de tout son poids
sur le gros aviron de l’arriиre.

En une demi-heure, on gagna un demi-mille. Mais, chose йtrange, le
point noir йmergeait toujours des flots.

John le regardait attentivement et, pour le mieux observer, il
emprunta la longue-vue de Paganel.

«Ce n’est point un rйcif, dit-il, aprиs un instant d’examen; c’est
un objet flottant qui monte et descend avec la houle.

-- N’est-ce pas un morceau de la mвture du _Macquarie_? demanda
lady Helena.

-- Non, rйpondit Glenarvan, aucun dйbris n’a pu dйriver si loin du
navire.

-- Attendez! s’йcria John Mangles, je le reconnais, c’est le
canot!

-- Le canot du brick! dit Glenarvan.

-- Oui, _mylord_. Le canot du brick, la quille renversйe!

-- Les malheureux! s’йcria lady Helena, ils ont pйri!

-- Oui, madame, rйpondit John Mangles, et ils devaient pйrir, car
au milieu de ces brisants, sur une mer houleuse, par cette nuit
noire, ils couraient а une mort certaine.

-- Que le ciel ait eu pitiй d’eux!» murmura Mary Grant.

Pendant quelques instants, les passagers demeurиrent silencieux.
Ils regardaient cette frкle embarcation qui se rapprochait. Elle
avait йvidemment chavirй а quatre milles de la terre, et, de ceux
qui la montaient, pas un sans doute ne s’йtait sauvй.

«Mais ce canot peut nous кtre utile, dit Glenarvan.

-- En effet, rйpondit John Mangles. Mets le cap dessus, Wilson.»

La direction du radeau fut modifiйe, mais la brise tomba peu а
peu, et l’on n’atteignit pas l’embarcation avant deux heures.

Mulrady, placй а l’avant, para le choc, et le youyou chavirй vint
se ranger le long du bord.

«Vide? demanda John Mangles.

-- Oui, capitaine, rйpondit le matelot, le canot est vide, et ses
bordages se sont ouverts. Il ne saurait donc nous servir.

-- On n’en peut tirer aucun parti? demanda Mac Nabbs.

-- Aucun, rйpondit John Mangles. C’est une йpave bonne а brыler.

-- Je le regrette, dit Paganel, car ce you-you aurait pu nous
conduire а Auckland.

-- Il faut se rйsigner, Monsieur Paganel, rйpondit John Mangles.
D’ailleurs, sur une mer aussi tourmentйe, je prйfиre encore notre
radeau а cette fragile embarcation. Il n’a fallu qu’un faible choc
pour la mettre en piиces! Donc, _mylord_, nous n’avons plus rien а
faire ici.

-- Quand tu voudras, John, dit Glenarvan.

-- En route, Wilson, reprit le jeune capitaine, et droit sur la
cфte.»

Le flot devait encore monter pendant une heure environ. On put
franchir une distance de deux milles.

Mais alors la brise tomba presque entiиrement et parut avoir une
certaine tendance а se lever de terre. Le radeau resta immobile.
Bientфt mкme, il commence а dйriver vers la pleine mer sous la
poussйe du jusant. John ne pouvait hйsiter une seconde.

«Mouille», cria-t-il.

Mulrady, prйparй а l’exйcution de cet ordre, laissa tomber l’ancre
par cinq brasses de fond. Le radeau recula de deux toises sur le
grelin fortement tendu.

La voile de fortune carguйe, les dispositions furent prises pour
une assez longue station.

En effet, la mer ne devait pas renverser avant neuf heures du
soir, et puisque John Mangles ne se souciait pas de naviguer
pendant la nuit, il йtait mouillй lа jusqu’а cinq heures du matin.
La terre йtait en vue а moins de trois milles.

Une assez forte houle soulevait les flots, et semblait par un
mouvement continu porter а la cфte.

Aussi, Glenarvan, quand il apprit que la nuit entiиre se passerait
а bord, demanda а John pourquoi il ne profitait pas des
ondulations de cette houle pour se rapprocher de la cфte.

«Votre honneur, rйpondit le jeune capitaine, est trompй par une
illusion d’optique. Bien qu’elle semble marcher, la houle ne
marche pas. C’est un balancement des molйcules liquides, rien de
plus. Jetez un morceau de bois au milieu de ces vagues, et vous
verrez qu’il demeurera stationnaire, tant que le jusant ne se fera
pas sentir. Il ne nous reste donc qu’а prendre patience.

-- Et а dоner», ajouta le major.

Olbinett tira d’une caisse de vivres quelques morceaux de viande
sиche, et une douzaine de biscuits. Le _stewart_ rougissait
d’offrir а ses maоtres un si maigre menu. Mais il fut acceptй de
bonne grвce, mкme par les voyageuses, que les brusques mouvements
de la mer, ne mettaient guиre en appйtit. En effet, ces chocs du
radeau, qui faisait tкte а la houle en secouant son cвble, йtaient
d’une fatigante brutalitй. L’appareil, incessamment ballottй sur
des lames courtes et capricieuses, ne se fыt pas heurtй plus
violemment aux arкtes vives d’une roche sous-marine. C’йtait
parfois а croire qu’il touchait. Le grelin travaillait fortement,
et de demi-heure en demi-heure John en faisait filer une brasse
pour le rafraоchir. Sans cette prйcaution, il eыt inйvitablement
cassй, et le radeau, abandonnй а lui-mкme, aurait йtй se perdre au
large.

Les apprйhensions de John seront donc aisйment comprises. Ou son
grelin pouvait casser, ou son ancre dйraper, et dans les deux cas
il йtait en dйtresse.

La nuit approchait. Dйjа, le disque du soleil, allongй par la
rйfraction, et d’un rouge de sang, allait disparaоtre derriиre
l’horizon. Les derniиres lignes d’eau resplendissaient dans
l’ouest et scintillaient comme des nappes d’argent liquide. De ce
cфtй, tout йtait ciel et eau, sauf un point nettement accusй, la
carcasse du _Macquarie_ immobile sur son haut-fond.

Le rapide crйpuscule retarda de quelques minutes а peine la
formation des tйnиbres, et bientфt la terre, qui bornait les
horizons de l’est et du nord, se fondit dans la nuit.

Situation pleine d’angoisses que celle de ces naufragйs, sur cet
йtroit radeau, envahis par l’ombre! Les uns s’endormirent dans un
assoupissement anxieux et propice aux mauvais rкves, les autres ne
purent trouver une heure de sommeil. Au lever du jour, tous
йtaient brisйs par les fatigues de la nuit.

Avec la mer montante, le vent reprit du large. Il йtait six heures
du matin. Le temps pressait. John fit ses dispositions pour
l’appareillage. Il ordonna de lever l’ancre. Mais les pattes de
l’ancre, sous les secousses du cвble, s’йtaient profondйment
incrustйes dans le sable. Sans guindeau, et mкme avec les palans
que Wilson installa, il fut impossible de l’arracher.

Une demi-heure s’йcoula dans de vaines tentatives.

John, impatient d’appareiller, fit couper le grelin, abandonnant
son ancre et s’enlevant toute possibilitй de mouiller dans un cas
urgent, si la marйe ne suffisait pas pour gagner la cфte. Mais il
ne voulut pas tarder davantage, et un coup de hache livra le
radeau au grй de la brise, aidйe d’un courant de deux noeuds а
l’heure.

La voile fut larguйe. On dйriva lentement vers la terre qui
s’estompait en masses grisвtres sur un fond de ciel illuminй par
le soleil levant. Les rйcifs furent adroitement йvitйs et doublйs.
Mais, sous la brise incertaine du large, l’appareil ne semblait
pas se rapprocher du rivage. Que de peines pour atteindre cette
Nouvelle-Zйlande, qu’il йtait si dangereux d’accoster!

А neuf heures, cependant, la terre restait а moins d’un mille. Les
brisants la hйrissaient. Elle йtait trиs accore. Il fallut y
dйcouvrir un atterrage praticable. Le vent mollit peu а peu et
tomba entiиrement. La voile inerte battait le mвt et le fatiguait.
John la fit carguer. Le flot seul portait le radeau а la cфte,
mais il avait fallu renoncer а le gouverner, et d’йnormes fucus
retardaient encore sa marche.

А dix heures, John se vit а peu prиs stationnaire, а trois
encablures du rivage. Pas d’ancre а mouiller.

Allait-il donc кtre repoussй au large par le jusant?

John, les mains crispйes, le coeur dйvorй d’inquiйtude, jetait un
regard farouche а cette terre inabordable.

Heureusement, -- heureusement cette fois, -- un choc eut lieu. Le
radeau s’arrкta. Il venait d’йchouer а haute mer, sur un fond de
sable а vingt-cinq brasses de la cфte.

Glenarvan, Robert, Wilson, Mulrady, se jetиrent а l’eau. Le radeau
fut fixй solidement par des amarres sur les йcueils voisins. Les
voyageuses, portйes de bras en bras, atteignirent la terre sans
avoir mouillй un pli de leurs robes, et bientфt tous, avec armes
et vivres, eurent pris dйfinitivement pied sur ces redoutables
rivages de la Nouvelle-Zйlande.


Chapitre VIII
_Le prйsent du pays oщ l’on est_

Glenarvan aurait voulu, sans perdre une heure, suivre la cфte et
remonter vers Auckland. Mais depuis le matin, le ciel s’йtait
chargй de gros nuages, et vers onze heures, aprиs le dйbarquement,
les vapeurs se condensиrent en pluie violente. De lа impossibilitй
de se mettre en route et nйcessitй de chercher un abri.

Wilson dйcouvrit fort а propos une grotte creusйe par la mer dans
les roches basaltiques du rivage.

Les voyageurs s’y rйfugiиrent avec armes et provisions. Lа se
trouvait toute une rйcolte de varech dessйchй, jadis engrangйe par
les flots.

C’йtait une literie naturelle dont on s’accommoda.

Quelques morceaux de bois furent empilйs а l’entrйe de la grotte,
puis allumйs, et chacun s’y sйcha de son mieux.

John espйrait que la durйe de cette pluie diluvienne serait en
raison inverse de sa violence.

Il n’en fut rien. Les heures se passиrent sans amener une
modification dans l’йtat du ciel. Le vent fraоchit vers midi et
accrut encore la bourrasque.

Ce contre-temps eыt impatientй le plus patient des hommes. Mais
qu’y faire? з’eыt йtй folie de braver sans vйhicule une pareille
tempкte. D’ailleurs, quelques jours devaient suffire pour gagner
Auckland, et un retard de douze heures ne pouvait prйjudicier а
l’expйdition, si les indigиnes n’arrivaient pas.

Pendant cette halte forcйe, la conversation roula sur les
incidents de la guerre dont la Nouvelle-Zйlande йtait alors le
thйвtre. Mais pour comprendre et estimer la gravitй des
circonstances au milieu desquelles se trouvaient jetйs les
naufragйs du _Macquarie_, il faut connaоtre l’histoire de cette
lutte qui ensanglantait alors l’оle d’Ika-Na-Maoui.

Depuis l’arrivйe d’Abel Tasman au dйtroit de Cook, le 16 dйcembre
1642, les nйo-zйlandais, souvent visitйs par les navires
europйens, йtaient demeurйs libres dans leurs оles indйpendantes.
Nulle puissance europйenne ne songeait а s’emparer de cet archipel
qui commande les mers du Pacifique. Seuls, les missionnaires,
йtablis sur ces divers points, apportaient а ces nouvelles
contrйes les bienfaits de la civilisation chrйtienne. Quelques-uns
d’entre eux, cependant, et spйcialement les anglicans, prйparaient
les chefs zйlandais а se courber sous le joug de l’Angleterre.
Ceux-ci, habilement circonvenus, signиrent une lettre adressйe а
la reine Victoria pour rйclamer sa protection. Mais les plus
clairvoyants pressentaient la sottise de cette dйmarche, et l’un
d’eux, aprиs avoir appliquй sur la lettre l’image de son tatouage,
fit entendre ces prophйtiques paroles: «Nous avons perdu notre
pays; dйsormais, il n’est plus а nous; bientфt l’йtranger viendra
s’en emparer et nous serons ses esclaves.»

En effet, le 29 janvier 1840, la corvette _Herald_ arrivait а la
Baie des Оles, au nord d’Ika-Na-Maoui. Le capitaine de vaisseau
Hobson dйbarqua au village de Korora-Reka. Les habitants furent
invitйs а se rйunir en assemblйe gйnйrale dans l’йglise
protestante. Lа, lecture fut donnйe des titres que le capitaine
Hobson tenait de la reine d’Angleterre.

Le 5 janvier suivant, les principaux chefs zйlandais furent
appelйs chez le rйsident anglais au village de Paпa. Le capitaine
Hobson chercha а obtenir leur soumission, disant que la reine
avait envoyй des troupes et des vaisseaux pour les protйger, que
leurs droits restaient garantis, que leur libertй demeurait
entiиre. Toutefois, leurs propriйtйs devaient appartenir а la
reine Victoria, а laquelle ils йtaient obligйs de les vendre.

La majoritй des chefs, trouvant la protection trop chиre, refusa
d’y acquiescer. Mais les promesses et les prйsents eurent plus
d’empire sur ces sauvages natures que les grands mots du capitaine
Hobson, et la prise de possession fut confirmйe. Depuis cette
annйe 1840 jusqu’au jour oщ le _Duncan_ quitta le golfe de la
Clyde, que se passa-t-il? Rien que ne sыt Jacques Paganel, rien
dont il ne fыt prкt а instruire ses compagnons.

«Madame, rйpondit-il aux questions de lady Helena, je vous
rйpйterai ce que j’ai dйjа eu l’occasion de dire, c’est que les
nйo-zйlandais forment une population courageuse qui, aprиs avoir
cйdй un instant, rйsiste pied а pied aux envahissements de
l’Angleterre. Les tribus des maoris sont organisйes comme les
anciens clans de l’йcosse. Ce sont autant de grandes familles qui
reconnaissent un chef trиs soucieux d’une complиte dйfйrence а son
йgard. Les hommes de cette race sont fiers et braves, les uns
grands, aux cheveux lisses, semblables aux maltais ou aux juifs de
Bagdad et de race supйrieure, les autres plus petits, trapus,
pareils aux mulвtres, mais tous robustes, hautains et guerriers.
Ils ont eu un chef cйlиbre nommй Hihi, un vйritable Vercingйtorix.
Vous ne vous йtonnerez donc pas si la guerre avec les anglais
s’йternise sur le territoire d’Ika-Na-Maoui, car lа se trouve la
fameuse tribu des Waikatos, que William Thompson entraоne а la
dйfense du sol.

-- Mais les anglais, demanda John Mangles, ne sont-ils pas maоtres
des principaux points de la Nouvelle-Zйlande?

-- Sans doute, mon cher John, rйpondit Paganel. Aprиs la prise de
possession du capitaine Hobson, devenu depuis gouverneur de l’оle,
neuf colonies se sont peu а peu fondйes, de 1840 а 1862, dans les
positions les plus avantageuses. De lа, neuf provinces, quatre
dans l’оle du nord, les provinces d’Auckland, de Taranaki, de
Wellington et de Hawkes-Bay; cinq dans l’оle du sud, les provinces
de Nelson, de Marlborough, de Canterbury, d’Otago et de Southland,
avec une population gйnйrale de cent quatre-vingt mille trois cent
quarante-six habitants, au 30 juin 1864. Des villes importantes et
commerзantes se sont йlevйes de toutes parts. Quand nous
arriverons а Auckland, vous serez forcйs d’admirer sans rйserve la
situation de cette Corinthe du sud, dominant son isthme йtroit
jetй comme un pont sur l’ocйan Pacifique, et qui compte dйjа douze
mille habitants. А l’ouest, New-Plymouth; а l’est, Ahuhiri; au
sud, Wellington, sont dйjа des villes florissantes et frйquentйes.
Dans l’оle de Tawai-Pounamou, vous auriez l’embarras du choix
entre Nelson, ce Montpellier des antipodes, ce jardin de la
Nouvelle-Zйlande, Picton sur le dйtroit de Cook, Christchurch,
Invercargill et Dunedin, dans cette opulente province d’Otago oщ
affluent les chercheurs d’or du monde entier. Et remarquez qu’il
ne s’agit point ici d’un assemblage de quelques cahutes, d’une
agglomйration de familles sauvages, mais bien de villes
vйritables, avec ports, cathйdrales, banques, docks, jardins
botaniques, musйums d’histoire naturelle, sociйtйs
d’acclimatation, journaux, hфpitaux, йtablissements de
bienfaisance, instituts philosophiques, loges de francs-maзons,
clubs, sociйtйs chorales, thйвtres et palais d’exposition
universelle, ni plus ni moins qu’а Londres ou а Paris! Et si ma
mйmoire est fidиle, c’est en 1865, cette annйe mкme, et peut-кtre
au moment oщ je vous parle, que les produits industriels du globe
entier sont exposйs dans un pays d’anthropophages!

-- Quoi! Malgrй la guerre avec les indigиnes? demanda lady Helena.

-- Les anglais, madame, se prйoccupent bien d’une guerre! rйpliqua
Paganel. Ils se battent et ils exposent en mкme temps. Cela ne les
trouble pas. Ils construisent mкme des chemins de fer sous le
fusil des nйo-zйlandais. Dans la province d’Auckland, le railway
de Drury et le railway de Mere-Mere coupent les principaux points
occupйs par les rйvoltйs. Je gagerais que les ouvriers font le
coup de feu du haut des locomotives.

-- Mais oщ en est cette interminable guerre? demanda John Mangles.

-- Voilа six grands mois que nous avons quittй l’Europe, rйpondit
Paganel, je ne puis donc savoir ce qui s’est passй depuis notre
dйpart, sauf quelques faits, toutefois, que j’ai lus dans les
journaux de Maryboroug et de Seymour, pendant notre traversйe de
l’Australie. Mais, а cette йpoque, on se battait fort dans l’оle
d’Ikana-Maoui.

-- Et а quelle йpoque cette guerre a-t-elle commencй? dit Mary
Grant.

-- Vous voulez dire «recommencй», ma chиre miss, rйpondit Paganel,
car une premiиre insurrection eut lieu en 1845. C’est vers la fin
de 1863; mais longtemps avant, les maoris se prйparaient а secouer
le joug de la domination anglaise. Le parti national des indigиnes
entretenait une active propagande pour amener l’йlection d’un chef
maori. Il voulait faire un roi du vieux Potatau, et de son village
situй entre les fleuves Waikato et Waipa, la capitale du nouveau
royaume. Ce Potatau n’йtait qu’un vieillard plus astucieux que
hardi, mais il avait un premier ministre йnergique et intelligent,
un descendant de la tribu de ces Ngatihahuas qui habitaient
l’isthme d’Auckland avant l’occupation йtrangиre. Ce ministre,
nommй William Thompson devint l’вme de cette guerre
d’indйpendance. Il organisa habilement des troupes maories. Sous
son inspiration, un chef de Taranaki rйunit dans une mкme pensйe
les tribus йparses; un autre chef du Waikato forma l’association
du «land league», une vraie ligue du bien public, destinйe а
empкcher les indigиnes de vendre leurs terres au gouvernement
anglais; des banquets eurent lieu, comme dans les pays civilisйs
qui prйludent а une rйvolution. Les journaux britanniques
commencиrent а relever ces symptфmes alarmants, et le gouvernement
s’inquiйta sйrieusement des menйes de la «land league.» Bref, les
esprits йtaient montйs, la mine prкte а йclater. Il ne manquait
plus que l’йtincelle, ou plutфt le choc de deux intйrкts pour la
produire.

-- Et ce choc?... Demanda Glenarvan.

-- Il eut lieu en 1860, rйpondit Paganel, dans la province de
Taranaki, sur la cфte sud-ouest d’Ika-Na-Maoui. Un indigиne
possйdait six cents acres de terre dans le voisinage de New-
Plymouth. Il les vendit au gouvernement anglais. Mais quand les
arpenteurs se prйsentиrent pour mesurer le terrain vendu, le chef
Kingi protesta, et, au mois de mars, il construisit sur les six
cents acres en litige un camp dйfendu par de hautes palissades.
Quelques jours aprиs, le colonel Gold enleva ce camp а la tкte de
ses troupes, et, ce jour mкme, fut tirй le premier coup de feu de
la guerre nationale.

-- Les maoris sont-ils nombreux? demanda John Mangles.

-- La population maorie a йtй bien rйduite depuis un siиcle,
rйpondit le gйographe. En 1769, Cook l’estimait а quatre cent
mille habitants. En 1845, le recensement du _protectorat indigиne_
l’abaissait а cent neuf mille. Les massacres civilisateurs, les
maladies et l’eau de feu l’ont dйcimйe; mais dans les deux оles il
reste encore quatre-vingt-dix mille naturels, dont trente mille
guerriers qui tiendront longtemps en йchec les troupes
europйennes.

-- La rйvolte a-t-elle rйussi jusqu’а ce jour? dit lady Helena.

-- Oui, madame, et les anglais eux-mкmes ont souvent admirй le
courage des nйo-zйlandais. Ceux-ci font une guerre de partisans,
tentent des escarmouches, se ruent sur les petits dйtachements,
pillent les domaines des colons. Le gйnйral Cameron ne se sentait
pas а l’aise dans ces campagnes dont il fallait battre tous les
buissons. En 1863, aprиs une lutte longue et meurtriиre, les
maoris occupaient une grande position fortifiйe sur le haut
Waikato, а l’extrйmitй d’une chaоne de collines escarpйes, et
couverte par trois lignes de dйfense.

» Des prophиtes appelaient toute la population maorie а la dйfense
du sol et promettaient l’extermination des «pakeka», c’est-а-dire
des blancs. Trois mille hommes se disposaient а la lutte sous les
ordres du gйnйral Cameron, et ne faisaient plus aucun quartier aux
maoris, depuis le meurtre barbare du capitaine Sprent. De
sanglantes batailles eurent lieu.

» Quelques-unes durиrent douze heures, sans que les maoris
cйdassent aux canons europйens. C’йtait la farouche tribu des
Waikatos, sous les ordres de William Thompson, qui formait le
noyau de l’armйe indйpendante. Ce gйnйral indigиne commanda
d’abord а deux mille cinq cents guerriers, puis а huit mille.

» Les sujets de Shongi et de Heki, deux redoutables chefs, lui
vinrent en aide. Les femmes, dans cette guerre sainte, prirent
part aux plus rudes fatigues.

» Mais le bon droit n’a pas toujours les bonnes armes. Aprиs des
combats meurtriers, le gйnйral Cameron parvint а soumettre le
district du Waikato, un district vide et dйpeuplй, car les maoris
lui йchappиrent de toutes parts. Il y eut d’admirables faits de
guerre. Quatre cents maoris enfermйs dans la forteresse d’Orakan,
assiйgйs par mille anglais sous les ordres du brigadier gйnйral
Carey, sans vivres, sans eau, refusиrent de se rendre. Puis, un
jour, en plein midi, ils se frayиrent un chemin а travers le 40e
rйgiment dйcimй, et se sauvиrent dans les marais.

-- Mais la soumission du district de Waikato, demanda John
Mangles, a-t-elle terminй cette sanglante guerre?

-- Non, mon ami, rйpondit Paganel. Les anglais ont rйsolu de
marcher sur la province de Taranaki et d’assiйger Mataitawa, la
forteresse de William Thompson. Mais ils ne s’en empareront pas
sans des pertes considйrables. Au moment de quitter Paris, j’avais
appris que le gouverneur et le gйnйral venaient d’accepter la
soumission des tribus Taranga, et qu’ils leur laissaient les trois
quarts de leurs terres. On disait aussi que le principal chef de
la rйbellion, William Thompson, songeait а se rendre; mais les
journaux australiens n’ont point confirmй cette nouvelle; au
contraire. Il est donc probable qu’en ce moment mкme la rйsistance
s’organise avec une nouvelle vigueur.

-- Et suivant votre opinion, Paganel, dit Glenarvan, cette lutte
aurait pour thйвtre les provinces de Taranaki et d’Auckland.

-- Je le pense.

-- Cette province mкme oщ nous a jetйs le naufrage du _Macquarie_?

-- Prйcisйment. Nous avons pris terre а quelques milles au-dessus
du havre Kawhia, oщ doit flotter encore le pavillon national des
maoris.

-- Alors, nous ferons sagement de remonter vers le nord, dit
Glenarvan.

-- Trиs sagement, en effet, rйpondit Paganel. Les nйo-zйlandais
sont enragйs contre les europйens, et particuliиrement contre les
anglais. Donc, йvitons de tomber entre leurs mains.

-- Peut-кtre rencontrerons-nous quelque dйtachement de troupes
europйennes? dit lady Helena. Ce serait une bonne fortune.

-- Peut-кtre, madame, rйpondit le gйographe, mais je ne l’espиre
pas. Les dйtachements isolйs ne battent pas volontiers la
campagne, quand le moindre buisson, la plus frкle broussaille
cache un tirailleur habile. Je ne compte donc point sur une
escorte des soldats du 40e rйgiment. Mais quelques missions sont
йtablies sur la cфte ouest que nous allons suivre, et nous pouvons
facilement faire des йtapes de l’une а l’autre jusqu’а Auckland.
Je songe mкme а rejoindre cette route que M De Hochstetter a
parcourue en suivant le cours du Waikato.

-- Йtait-ce un voyageur, Monsieur Paganel? demanda Robert Grant.

-- Oui, mon garзon, un membre de la commission scientifique
embarquйe а bord de la frйgate autrichienne _la Novara_ pendant
son voyage de circumnavigation en 1858.

-- Monsieur Paganel, reprit Robert, dont les yeux s’allumaient а
la pensйe des grandes expйditions gйographiques, la Nouvelle-
Zйlande a-t-elle des voyageurs cйlиbres comme Burke et Stuart en
Australie?

-- Quelques-uns, mon enfant, tels que le docteur Hooker, le
professeur Brizard, les naturalistes Dieffenbach et Julius Haast;
mais, quoique plusieurs d’entre eux aient payй de la vie leur
aventureuse passion, ils sont moins cйlиbres que les voyageurs
australiens ou africains.

-- Et vous connaissez leur histoire? demanda le jeune Grant.

-- Parbleu, mon garзon, et comme je vois que tu grilles d’en
savoir autant que moi, je vais te la dire.

-- Merci, Monsieur Paganel, je vous йcoute.

-- Et nous aussi, nous vous йcoutons, dit lady Helena. Ce n’est
pas la premiиre fois que le mauvais temps nous aura forcйs de nous
instruire. Parlez pour tout le monde, Monsieur Paganel.

-- А vos ordres, madame, rйpondit le gйographe, mais mon rйcit ne
sera pas long. Il ne s’agit point ici de ces hardis dйcouvreurs
qui luttaient corps а corps avec le minotaure australien. La
Nouvelle-Zйlande est un pays trop peu йtendu pour se dйfendre
contre les investigations de l’homme. Aussi mes hйros n’ont-ils
point йtй des voyageurs, а proprement parler, mais de simples
touristes, victimes des plus prosaпques accidents.

-- Et vous les nommez?... Demanda Mary Grant.

-- Le gйomиtre Witcombe, et Charlton Howitt, celui-lа mкme qui a
retrouvй les restes de Burke, dans cette mйmorable expйdition que
je vous ai racontйe pendant notre halte aux bords de la Wimerra.
Witcombe et Howitt commandaient chacun deux explorations dans
l’оle de Tawaп-Pounamou.

» Tous deux partirent de Christ-church, dans les premiers mois de
1863, pour dйcouvrir des passages diffйrents а travers les
montagnes du nord de la province de Canterbury. Howitt,
franchissant la chaоne sur la limite septent_rio_nale de la
province, vint йtablir son quartier gйnйral sur le lac Brunner,
Witcombe, au contraire, trouva dans la vallйe du Rakaia un passage
qui aboutissait а l’est du mont Tyndall. Witcombe avait un
compagnon de route, Jacob Louper, qui a publiй dans le _lyttleton-
times_ le rйcit du voyage et de la catastrophe. Autant qu’il m’en
souvient, le 22 avril 1863 les deux explorateurs se trouvaient au
pied d’un glacier oщ le Rakaia prend sa source. Ils montиrent
jusqu’au sommet du mont et s’engagиrent а la recherche de nouveaux
passages. Le lendemain, Witcombe et Louper, йpuisйs de fatigue et
de froid, campaient par une neige йpaisse а quatre mille pieds au-
dessus du niveau de la mer. Pendant sept jours, ils errиrent dans
les montagnes, au fond de vallйes dont les parois а pic ne
livraient aucune issue, souvent sans feu, parfois sans nourriture,
leur sucre changй en sirop, leur biscuit rйduit а une pвte humide,
leurs habits et leurs couvertures ruisselants de pluie, dйvorйs
par des insectes, faisant de grandes journйes de trois milles et
de petites journйes pendant lesquelles ils gagnaient deux cents
yards а peine. Enfin, le 29 avril, ils rencontrиrent une hutte de
maoris, et, dans un jardin, quelques poignйes de pommes de terre.
Ce fut le dernier repas que les deux amis partagиrent ensemble. Le
soir, ils atteignirent le rivage de la mer, prиs de l’embouchure
du Taramakau. Il s’agissait de passer sur sa rive droite, afin de
se diriger au nord vers le fleuve Grey. Le Taramakau йtait profond
et large.

» Louper, aprиs une heure de recherches, trouva deux petits canots
endommagйs qu’il rйpara de son mieux et qu’il fixa l’un а l’autre.
Les deux voyageurs s’embarquиrent vers le soir. Mais а peine au
milieu du courant, les canots s’emplirent d’eau.

» Witcombe se jeta а la nage et retourna vers la rive gauche.
Jacob Louper, qui ne savait pas nager, resta accrochй au canot. Ce
fut ce qui le sauva, mais non sans pйripйties. Le malheureux fut
poussй vers les brisants.

» Une premiиre lame le plongea au fond de la mer. Une seconde le
ramena а la surface. Il fut heurtй contre les rocs. La plus sombre
des nuits йtait venue. La pluie tombait а torrents. Louper, le
corps sanglant et gonflй par l’eau de mer, resta ainsi ballottй
pendant plusieurs heures. Enfin, le canot heurta la terre ferme,
et le naufragй, privй de sentiment, fut rejetй sur le rivage. Le
lendemain, au lever du jour, il se traоna vers une source, et
reconnut que le courant l’avait portй а un mille de l’endroit oщ
il venait de tenter le passage du fleuve. Il se leva, il suivit la
cфte et trouva bientфt l’infortunй Witcombe, le corps et la tкte
enfouis dans la vase. Il йtait mort. Louper de ses mains creusa
une fosse au milieu des sables et enterra le cadavre de son
compagnon. Deux jours aprиs, mourant de faim, il fut recueilli par
des maoris hospitaliers, -- il y en a quelques-uns, -- et, le 4
mai, il atteignit le lac Brunner, au campement de Charlton Howitt,
qui, six semaines plus tard, allait pйrir lui-mкme comme le
malheureux Witcombe.

-- Oui! dit John Mangles, il semble que ces catastrophes
s’enchaоnent, qu’un lien fatal unit les voyageurs entre eux, et
qu’ils pйrissent tous, quand le centre vient а se rompre.

-- Vous avez raison, ami John, rйpondit Paganel, et souvent j’ai
fait cette remarque. Par quelle loi de solidaritй Howitt a-t-il
йtй conduit а succomber а peu prиs dans les mкmes circonstances?
on ne peut le dire. Charlton Howitt avait йtй engagй par M Wyde,
chef des travaux du gouvernement, pour tracer une route praticable
aux chevaux depuis les plaines d’Hurunui jusqu’а l’embouchure du
Taramakau. Il partit le 1er janvier 1863, accompagnй de cinq
hommes. Il s’acquitta de sa mission avec une incomparable
intelligence, et une route longue de quarante milles fut percйe
jusqu’а un point infranchissable du Taramakau. Howitt revint alors
а Christchurch et, malgrй l’hiver qui s’approchait, il demanda а
continuer ses travaux.

» M Wyde y consentit. Howitt repartit pour approvisionner son
campement afin d’y passer la mauvaise saison. C’est а cette йpoque
qu’il recueillit Jacob Louper. Le 27 juin, Howitt et deux de ses
hommes, Robert Little, Henri Mullis, quittиrent le campement. Ils
traversиrent le lac Brunner. Depuis, on ne les a jamais revus.
Leur canot, frкle et ras sur l’eau, fut retrouvй йchouй sur la
cфte. On les a cherchйs pendant neuf semaines, mais en vain, et il
est йvident que ces malheureux, qui ne savaient pas nager, se sont
noyйs dans les eaux du lac.

-- Mais pourquoi ne seraient-ils pas sains et saufs, chez quelque
tribu zйlandaise? dit lady Helena. Il est au moins permis d’avoir
des doutes sur leur mort.

-- Hйlas! Non, madame, rйpondit Paganel, puisque, au mois d’aoыt
1864, un an aprиs la catastrophe, ils n’avaient pas reparu... Et
quand on est un an sans reparaоtre dans ce pays de la Nouvelle-
Zйlande, murmura-t-il а voix basse, c’est qu’on est
irrйvocablement perdu!»


Chapitre IX
_Trente milles au nord_

Le 7 fйvrier, а six heures du matin, le signal du dйpart fut donnй
par Glenarvan. La pluie avait cessй pendant la nuit. Le ciel,
capitonnй de petits nuages grisвtres, arrкtait les rayons du
soleil а trois milles au-dessus du sol. La tempйrature modйrйe
permettait d’affronter les fatigues d’un voyage diurne.

Paganel avait mesurй sur la carte une distance de quatre-vingts
milles entre la pointe de Cahua et Auckland; c’йtait un voyage de
huit jours, а dix milles par vingt-quatre heures. Mais, au lieu de
suivre les rivages sinueux de la mer, il lui parut bon de gagner а
trente milles le confluent du Waikato et du Waipa, au village de
Ngarnavahia.

Lа, passe l’» overland mail _track_», route, pour ne pas dire
sentier, praticable aux voitures, qui traverse une grande partie
de l’оle depuis Napier sur la baie Hawkes jusqu’а Auckland. Alors,
il serait facile d’atteindre Drury et de s’y reposer dans un
excellent hфtel que recommande particuliиrement le naturaliste
Hochstetter.

Les voyageurs, munis chacun de leur part de vivres, commencиrent а
tourner les rivages de la baie Aotea. Par prudence, ils ne
s’йcartaient point les uns des autres, et par instinct, leurs
carabines armйes, ils surveillaient les plaines ondulйes de l’est.
Paganel, son excellente carte а la main, trouvait un plaisir
d’artiste а relever l’exactitude de ses moindres dйtails.

Pendant une partie de la journйe, la petite troupe foula un sable
composй de dйbris de coquilles bivalves, d’os de seiche, et
mйlangй dans une grande proportion de peroxyde et de protoxyde de
fer. Un aimant approchй du sol se fыt instantanйment revкtu de
cristaux brillants.

Sur le rivage caressй par la marйe montante s’йbattaient quelques
animaux marins, peu soucieux de s’enfuir. Les phoques, avec leurs
tкtes arrondies, leur front large et recourbй, leurs yeux
expressifs, prйsentaient une physionomie douce et mкme
affectueuse. On comprenait que la fable, poйtisant а sa maniиre
ces curieux habitants des flots, en eыt fait d’enchanteresses
sirиnes, quoique leur voix ne fыt qu’un grognement peu harmonieux.
Ces animaux, nombreux sur les cфtes de la Nouvelle-Zйlande, sont
l’objet d’un commerce actif. On les pкche pour leur huile et leur
fourrure.

Entre eux se faisaient remarquer trois ou quatre йlйphants marins,
d’un gris bleuвtre, et longs de vingt-cinq а trente pieds. Ces
йnormes amphibies, paresseusement йtendus sur d’йpais lits de
laminaires gйantes, dressaient leur trompe йrectile et agitaient
d’une grimaзante faзon les soies rudes de leurs moustaches longues
et tordues, de vrais tire-bouchons frisйs comme la barbe d’un
dandy. Robert s’amusait а contempler ce monde intйressant, quand
il s’йcria trиs surpris:

«Tiens! Ces phoques qui mangent des cailloux!»

Et, en effet, plusieurs de ces animaux avalaient les pierres du
rivage avec une aviditй gloutonne.

«Parbleu! Le fait est certain! rйpliqua Paganel. On ne peut nier
que ces animaux ne paissent les galets du rivage.

-- Une singuliиre nourriture, dit Robert, et d’une digestion
difficile!

-- Ce n’est pas pour se nourrir, mon garзon, mais pour se lester,
que ces amphibies avalent des pierres. C’est un moyen d’augmenter
leur pesanteur spйcifique et d’aller facilement au fond de l’eau.
Une fois revenus а terre, ils rendront ces pierres sans plus de
cйrйmonies. Tu vas voir ceux-ci plonger sous les flots.»

Bientфt, en effet, une demi-douzaine de phoques, suffisamment
lestйs, se traоnиrent pesamment le long du rivage et disparurent
sous le liquide йlйment.

Mais Glenarvan ne pouvait perdre un temps prйcieux а guetter leur
retour pour observer l’opйration du dйlestage et, au grand regret
de Paganel, la marche interrompue fut reprise.

А dix heures, halte pour dйjeuner au pied de grands rocs de
basalte disposйs comme des dolmens celtiques sur le bord de la
mer. Un banc d’huоtres fournit une grande quantitй de ces
mollusques. Ces huоtres йtaient petites et d’un goыt peu agrйable.
Mais, suivant le conseil de Paganel, Olbinett les fit cuire sur
des charbons ardents, et, ainsi prйparйes, les douzaines
succйdиrent aux douzaines pendant toute la durйe du repas.

La halte finie, on continua de suivre les rivages de la baie. Sur
ses rocs dentelйs, au sommet de ses falaises, s’йtaient rйfugiйs
tout un monde d’oiseaux de mer, des frйgates, des fous, des
goйlands, de vastes albatros immobiles а la pointe des pics aigus.

А quatre heures du soir, dix milles avaient йtй franchis sans
peine ni fatigue. Les voyageuses demandиrent а continuer leur
marche jusqu’а la nuit. En ce moment, la direction de la route dut
кtre modifiйe; il fallait, en tournant le pied de quelques
montagnes qui apparaissaient au nord, s’engager dans la vallйe du
Waipa.

Le sol prйsentait au loin l’aspect d’immenses prairies qui s’en
allaient а perte de vue, et promettaient une facile promenade.
Mais les voyageurs, arrivйs а la lisiиre de ces champs de verdure,
furent trиs dйsillusionnйs. Le pвturage faisait place а un taillis
de buissons а petites fleurs blanches, entremкlйs de ces hautes et
innombrables fougиres que les terrains de la Nouvelle-Zйlande
affectionnent particuliиrement. Il fallut se frayer une route а
travers ces tiges ligneuses, et l’embarras fut grand. Cependant, а
huit heures du soir, les premiиres croupes des Hakarihoata-Ranges
furent tournйes, et le camp organisй sans retard.

Aprиs une traite de quatorze milles, il йtait permis de songer au
repos. Du reste, on n’avait ni cha_rio_t ni tente, et ce fut au
pied de magnifiques pins de Norfolk que chacun se disposa pour
dormir. Les couvertures ne manquaient pas et servirent а
improviser les lits.

Glenarvan prit de rigoureuses prйcautions pour la nuit. Ses
compagnons et lui, bien armйs, durent veiller par deux jusqu’au
lever du jour. Aucun feu ne fut allumй. Ces barriиres
incandescentes sont utiles contre les bкtes fauves, mais la
Nouvelle-Zйlande n’a ni tigre, ni lion, ni ours, aucun animal
fйroce; les nйo-zйlandais, il est vrai, les remplacent
suffisamment. Or, un feu n’eыt servi qu’а attirer ces jaguars а
deux pattes.

Bref, la nuit fut bonne, а cela prиs de quelques mouches de sable,
des «ngamu» en langue indigиne, dont la piqыre est trиs
dйsagrйable, et d’une audacieuse famille de rats qui grignota а
belles dents les sacs aux provisions.

Le lendemain, 8 fйvrier, Paganel se rйveilla plus confiant et
presque rйconciliй avec le pays. Les maoris, qu’il redoutait
particuliиrement, n’avaient point paru, et ces fйroces cannibales
ne le menacиrent mкme pas dans ses rкves. Il en tйmoigna toute sa
satisfaction а Glenarvan.

«Je pense donc, lui-dit-il, que cette petite promenade s’achиvera
sans encombre. Ce soir, nous aurons atteint le confluent du Waipa
et du Waikato, et, ce point dйpassй, une rencontre d’indigиnes est
peu а craindre sur la route d’Auckland.

-- Quelle distance avons-nous а parcourir, demanda Glenarvan, pour
atteindre le confluent du Waipa et du Waikato?

-- Quinze milles, а peu prиs le chemin que nous avons fait hier.

-- Mais nous serons fort retardйs si ces interminables taillis
continuent а obstruer les sentiers.

-- Non, rйpondit Paganel, nous suivrons les rives du Waipa, et lа,
plus d’obstacles, mais un chemin facile, au contraire.

-- Partons donc», rйpondit Glenarvan, qui vit les voyageuses
prкtes а se mettre en route.

Pendant les premiиres heures de cette journйe, les taillis
retardиrent encore la marche. Ni cha_rio_t, ni chevaux n’eussent
passй oщ passиrent les voyageurs.

Leur vйhicule australien fut donc mйdiocrement regrettй. Jusqu’au
jour oщ des routes carrossables seront percйes а travers ses
forкts de plantes, la Nouvelle-Zйlande ne sera praticable qu’aux
seuls piйtons. Les fougиres, dont les espиces sont innombrables,
concourent avec la mкme obstination que les maoris а la dйfense du
sol national.

La petite troupe йprouva donc mille difficultйs а franchir les
plaines oщ se dressent les collines d’Hakarihoata. Mais, avant
midi, elle atteignit les rives du Waipa et remonta sans peine vers
le nord par les berges de la riviиre.

C’йtait une charmante vallйe, coupйe de petits creeks aux eaux
fraоches et pures, qui couraient joyeusement sous les arbrisseaux.
La Nouvelle-Zйlande, suivant le botaniste Hooker, a prйsentй
jusqu’а ce jour deux mille espиces de vйgйtaux, dont cinq cents
lui appartiennent spйcialement. Les fleurs y sont rares, peu
nuancйes, et il y a disette presque absolue de plantes annuelles,
mais abondance de filicinйes, de graminйes et d’ombellifиres.

Quelques grands arbres s’йlevaient за et lа hors des premiers
plans de la sombre verdure, des «mйtrosideros «а fleurs йcarlates,
des pins de Norfolk, des thuyas aux rameaux comprimйs
verticalement, et une sorte de cyprиs, le «rimu», non moins triste
que ses congйnиres europйens; tous ces troncs йtaient envahis par
de nombreuses variйtйs de fougиres.

Entre les branches des grands arbres, а la surface des
arbrisseaux, voltigeaient et bavardaient quelques kakatoиs, le
«kakariki» vert, avec une bande rouge sous la gorge, le «taupo»,
ornй d’une belle paire de favoris noirs, et un perroquet gros
comme un canard, roux de plumage, avec un йclatant dessous
d’ailes, que les naturalistes ont surnommй le «Nestor mйridional.»

Le major et Robert purent, sans s’йloigner de leurs compagnons,
tirer quelques bйcassines et perdrix qui se remisaient sous la
basse futaie des plaines.

Olbinett, afin de gagner du temps, s’occupa de les plumer en
route.

Paganel, pour son compte, moins sensible aux qualitйs nutritives
du gibier, aurait voulu s’emparer de quelque oiseau particulier а
la Nouvelle-Zйlande. La cu_rio_sitй du naturaliste faisait taire
en lui l’appйtit du voyageur. Sa mйmoire, si elle ne le trompait
pas, lui rappelait а l’esprit les йtranges faзons du «tui» des
indigиnes, tantфt nommй «le moqueur» pour ses ricaneries
incessantes et tantфt «le curй» parce qu’il porte un rabat blanc
sur son plumage noir comme une soutane.

«Ce _tui_, disait Paganel au major, devient tellement gras pendant
l’hiver qu’il en est malade. Il ne peut plus voler. Alors, il se
dйchire la poitrine а coups de bec, afin de se dйbarrasser de sa
graisse et se rendre plus lйger. Cela ne vous paraоt-il pas
singulier, Nabbs?

-- Tellement singulier, rйpondit le major, que je n’en crois pas
le premier mot!»

Et Paganel, а son grand regret, ne put s’emparer d’un seul
йchantillon de ces oiseaux et montrer а l’incrйdule major les
sanglantes scarifications de leur poitrine.

Mais il fut plus heureux avec un animal bizarre, qui, sous la
poursuite de l’homme, du chat et du chien, a fui vers les contrйes
inhabitйes et tend а disparaоtre de la faune zйlandaise. Robert,
furetant comme un vйritable furet, dйcouvrit dans un nid formй de
racines entrelacйes une paire de poules sans ailes et sans queue,
avec quatre orteils aux pieds, un long bec de bйcasse et une
chevelure de plumes blanches sur tout le corps. Animaux йtranges,
qui semblaient marquer la transition des ovipares aux mammifиres.

C’йtait le «kiwi» zйlandais, «l’aptйrix australis» des
naturalistes, qui se nourrit indiffйremment de larves, d’insectes,
de vers ou de semences. Cet oiseau est spйcial au pays. А peine a-
t-on pu l’introduire dans les jardins zoologiques d’Europe. Ses
formes а demi йbauchйes, ses mouvements comiques, ont toujours
attirй l’attention des voyageurs, et pendant la grande exploration
en Ocйanie de l’_Astrolabe_ et de la _Zйlйe_, Dumont-d’Urville fut
principalement chargй par l’acadйmie des sciences de rapporter un
spйcimen de ces singuliers oiseaux. Mais, malgrй les rйcompenses
promises aux indigиnes, il ne put se procurer un seul kiwi vivant.

Paganel, heureux d’une telle bonne fortune, lia ensemble ses deux
poules et les emporta bravement avec l’intention d’en faire
hommage au jardin des plantes de Paris. «_Donnй par M Jacques
Paganel_», il lisait dйjа cette sйduisante inscription sur la plus
belle cage de l’йtablissement, le confiant gйographe!

Cependant, la petite troupe descendait sans fatigue les rives du
Waipa. La contrйe йtait dйserte; nulle trace d’indigиnes, nul
sentier qui indiquвt la prйsence de l’homme dans ces plaines. Les
eaux de la riviиre coulaient entre de hauts buissons ou glissaient
sur des grиves allongйes. Le regard pouvait alors errer jusqu’aux
petites montagnes qui fermaient la vallйe dans l’est. Avec leurs
formes йtranges, leurs profils noyйs dans une brume trompeuse,
elles ressemblaient а des animaux gigantesques, dignes des temps
antйdiluviens. On eыt dit tout un troupeau d’йnormes cйtacйs,
saisis par une subite pйtrification. Un caractиre essentiellement
volcanique se dйgageait de ces masses tourmentйes. La Nouvelle-
Zйlande n’est, en effet, que le produit rйcent d’un travail
plutonien. Son йmersion au-dessus des eaux s’accroоt sans cesse.
Certains points se sont exhaussйs d’une toise depuis vingt ans.

Le feu court encore а travers ses entrailles, la secoue, la
convulsionne, et s’йchappe en maint endroit par la bouche des
geysers et le cratиre des volcans.

А quatre heures du soir, neuf milles avaient йtй gaillardement
enlevйs. Suivant la carte que Paganel consultait incessamment, le
confluent du Waipa et du Waikato devait se rencontrer а moins de
cinq milles. Lа, passait la route d’Auckland. Lа, le campement
serait йtabli pour la nuit. Quant aux cinquante milles qui les
sйparaient de la capitale, deux ou trois jours suffisaient а les
franchir, et huit heures, au plus, si Glenarvan rencontrait la
malle-poste, qui fait un service bi-mensuel entre Auckland et la
baie Hawkes.

«Ainsi, dit Glenarvan, nous serons encore forcйs de camper pendant
la nuit prochaine?

-- Oui, rйpondit Paganel, mais, je l’espиre, pour la derniиre
fois.

-- Tant mieux, car ce sont lа de dures йpreuves pour lady Helena
et Mary Grant.

-- Et elles les supportent sans se plaindre, ajouta John Mangles.
Mais, si je ne me trompe, Monsieur Paganel, vous aviez parlй d’un
village situй au confluent des deux riviиres.

-- Oui, rйpondit le gйographe, le voici marquй sur la carte de
Johnston. C’est Ngarnavahia, а deux milles environ au-dessous du
confluent.

-- Eh bien! Ne pourrait-on s’y loger pour la nuit? Lady Helena et
miss Grant n’hйsiteraient pas а faire deux milles de plus pour
trouver un hфtel а peu prиs convenable.

-- Un hфtel! s’йcria Paganel, un hфtel dans un village maori! Mais
pas mкme une auberge, ni un cabaret! Ce village n’est qu’une
rйunion de huttes indigиnes, et loin d’y chercher asile, mon avis
est de l’йviter prudemment.

-- Toujours vos craintes, Paganel! dit Glenarvan.

-- Mon cher lord, mieux vaut dйfiance que confiance avec les
maoris. Je ne sais dans quels termes ils sont avec les anglais, si
l’insurrection est comprimйe ou victorieuse, si nous ne tombons
pas en pleine guerre. Or, modestie а part, des gens de notre
qualitй seraient de bonne prise, et je ne tiens pas а tвter malgrй
moi de l’hospitalitй zйlandaise. Je trouve donc sage d’йviter ce
village de Ngarnavahia, de le tourner, de fuir toute rencontre des
indigиnes. Une fois а Drury, ce sera diffйrent, et lа, nos
vaillantes compagnes se referont а leur aise des fatigues du
voyage.»

L’opinion du gйographe prйvalut. Lady Helena prйfйra passer une
derniиre nuit en plein air et ne pas exposer ses compagnons. Ni
Mary Grant ni elle ne demandиrent а faire halte, et elles
continuиrent а suivre les berges de la riviиre.

Deux heures aprиs, les premiиres ombres du soir commenзaient а
descendre des montagnes. Le soleil, avant de disparaоtre sous
l’horizon de l’occident, avait profitй d’une subite trouйe de
nuages pour darder quelques rayons tardifs. Les sommets йloignйs
de l’est s’empourprиrent des derniers feux du jour.

Ce fut comme un rapide salut а l’adresse des voyageurs.

Glenarvan et les siens hвtиrent le pas. Ils connaissaient la
briиvetй du crйpuscule sous cette latitude dйjа йlevйe, et combien
se fait vite cet envahissement de la nuit. Il s’agissait
d’atteindre le confluent des deux riviиres avant l’obscuritй
profonde. Mais un йpais brouillard se leva de terre et rendit trиs
difficile la reconnaissance de la route.

Heureusement, l’ouпe remplaзa la vue, que les tйnиbres rendaient
inutile. Bientфt un murmure plus accentuй des eaux indiqua la
rйunion des deux fleuves dans un mкme lit. А huit heures, la
petite troupe arrivait а ce point oщ le Waipa se perd dans le
Waikato, non sans quelques mugissements des ondes heurtйes.

«Le Waikato est lа, s’йcria Paganel, et la route d’Auckland
remonte le long de sa rive droite.

-- Nous la verrons demain, rйpondit le major. Campons ici. Il me
semble que ces ombres plus marquйes sont celles d’un petit fourrй
d’arbres qui a poussй lа tout exprиs pour nous abriter. Soupons et
dormons.

-- Soupons, dit Paganel, mais de biscuits et de viande sиche, sans
allumer un feu. Nous sommes arrivйs ici incognito, tвchons de nous
en aller de mкme! Trиs heureusement, ce brouillard nous rend
invisibles.»

Le bouquet d’arbres fut atteint, et chacun se conforma aux
prescriptions du gйographe. Le souper froid fut absorbй sans
bruit, et bientфt un profond sommeil s’empara des voyageurs
fatiguйs par une marche de quinze milles.


Chapitre X
_Le fleuve national_

Le lendemain, au lever du jour, un brouillard assez dense rampait
lourdement sur les eaux du fleuve. Une partie des vapeurs qui
saturaient l’air s’йtait condensйe par le refroidissement et
couvrait d’un nuage йpais la surface des eaux. Mais les rayons du
soleil ne tardиrent pas а percer ces masses vйsiculaires, qui
fondirent sous le regard de l’astre radieux. Les rives embrumйes
se dйgagиrent, et le cours du Waikato apparut dans toute sa
matinale beautй.

Une langue de terre finement allongйe, hйrissйe d’arbrisseaux,
venait mourir en pointe а la rйunion des deux courants. Les eaux
du Waipa, plus fougueuses, refoulaient les eaux du Waikato pendant
un quart de mille avant de s’y confondre; mais le fleuve, puissant
et calme, avait bientфt raison de la rageuse riviиre, et il
l’entraоnait paisiblement dans son cours jusqu’au rйservoir du
Pacifique.

Lorsque les vapeurs se levиrent, une embarcation se montra, qui
remontait le courant du Waikato.

C’йtait un canot long de soixante-dix pieds, large de cinq,
profond de trois, l’avant relevй comme une gondole vйnitienne, et
taillй tout entier dans le tronc d’un sapin _kahikatea_. Un lit de
fougиre sиche en garnissait le fond. Huit avirons а l’avant le
faisaient voler а la surface des eaux, pendant qu’un homme, assis
а l’arriиre, le dirigeait au moyen d’une pagaie mobile.

Cet homme йtait un indigиne de grande taille, вgй de quarante-cinq
ans environ, а la poitrine large, aux membres musculeux, armй de
pieds et de mains vigoureux. Son front bombй et sillonnй de plis
йpais, son regard violent, sa physionomie sinistre, en faisaient
un personnage redoutable.

C’йtait un chef maori, et de haut rang. On le voyait au tatouage
fin et serrй qui zйbrait son corps et son visage. Des ailes de son
nez aquilin partaient deux spirales noires qui, cerclant ses yeux
jaunes, se rejoignaient sur son front et se perdaient dans sa
magnifique chevelure. Sa bouche aux dents йclatantes et son menton
disparaissaient sous de rйguliиres bigarrures, dont les йlйgantes
volutes se contournaient jusqu’а sa robuste poitrine.

Le tatouage, le «moko» des nйo-zйlandais, est une haute marque de
distinction. Celui-lа seul est digne de ces paraphes honorifiques
qui a figurй vaillamment dans quelques combats. Les esclaves, les
gens du bas peuple, ne peuvent y prйtendre. Les chefs cйlиbres se
reconnaissent au fini, а la prйcision et а la nature du dessin qui
reproduit souvent sur leurs corps des images d’animaux. Quelques-
uns subissent jusqu’а cinq fois l’opйration fort douloureuse du
moko. Plus on est illustre, plus on est «illustrй» dans ce pays de
la Nouvelle-Zйlande.

Dumont-d’Urville a donnй de curieux dйtails sur cette coutume. Il
a justement fait observer que le moko tenait lieu de ces armoiries
dont certaines familles sont si vaines en Europe. Mais il remarque
une diffйrence entre ces deux signes de distinction:

C’est que les armoiries des europйens n’attestent souvent que le
mйrite individuel de celui qui, le premier, a su les obtenir, sans
rien prouver quant au mйrite de ses enfants; tandis que les
armoiries individuelles des nйo-zйlandais tйmoignent d’une maniиre
authentique que, pour avoir le droit de les porter, ils ont dы
faire preuve d’un courage personnel extraordinaire.

D’ailleurs, le tatouage des maoris, indйpendamment de la
considйration dont il jouit, possиde une incontestable utilitй. Il
donne au systиme cutanй un surcroоt d’йpaisseur, qui permet а la
peau de rйsister aux intempйries des saisons et aux incessantes
piqыres des moustiques.

Quant au chef qui dirigeait l’embarcation, nul doute possible sur
son illustration. L’os aigu d’albatros, qui sert aux tatoueurs
maoris, avait, en lignes serrйes et profondes, sillonnй cinq fois
son visage.

Il en йtait а sa cinquiиme йdition, et cela se voyait а sa mine
hautaine.

Son corps, drapй dans une vaste natte de «phormium» garnie de
peaux de chiens, йtait ceint d’un pagne ensanglantй dans les
derniers combats.

Ses oreilles supportaient а leur lobe allongй des penchants en
jade vert, et, autour de son cou, frйmissaient des colliers de
«pounamous», sortes de pierres sacrйes auxquelles les zйlandais
attachent quelque idйe superstitieuse. А son cфtй reposait un
fusil de fabrique anglaise, et un «patou-patou», espиce de hache а
double tranchant, couleur d’йmeraude et longue de dix-huit pouces.

Auprиs de lui, neuf guerriers d’un moindre rang, mais armйs, l’air
farouche, quelques-uns souffrant encore de blessures rйcentes,
demeuraient dans une immobilitй parfaite, enveloppйs de leur
manteau de phormium. Trois chiens de mine sauvage йtaient йtendus
а leurs pieds. Les huit rameurs de l’avant semblaient кtre des
serviteurs ou des esclaves du chef. Ils nageaient vigoureusement.
Aussi l’embarcation remontait le courant du Waikato, peu rapide du
reste, avec une vitesse notable.

Au centre de ce long canot, les pieds attachйs, mais les mains
libres, dix prisonniers europйens se tenaient serrйs les uns
contre les autres.

C’йtaient Glenarvan et lady Helena, Mary Grant, Robert, Paganel,
le major, John Mangles, le _stewart_, les deux matelots.

La veille au soir, toute la petite troupe, trompйe par l’йpais
brouillard, йtait venue camper au milieu d’un nombreux parti
d’indigиnes. Vers le milieu de la nuit, les voyageurs surpris dans
leur sommeil furent faits prisonniers, puis transportйs а bord de
l’embarcation. Ils n’avaient pas йtй maltraitйs jusqu’alors, mais
ils eussent en vain essayй de rйsister. Leurs armes, leurs
munitions йtaient entre les mains des sauvages, et leurs propres
balles les auraient promptement jetйs а terre.

Ils ne tardиrent pas а apprendre, en saisissant quelques mots
anglais dont se servaient les indigиnes, que ceux-ci, refoulйs par
les troupes britanniques, battus et dйcimйs, regagnaient les
districts du haut Waikato. Le chef maori, aprиs une opiniвtre
rйsistance, ses principaux guerriers massacrйs par les soldats du
42e rйgiment, revenait faire un nouvel appel aux tribus du fleuve,
afin de rejoindre l’indomptable William Thompson, qui luttait
toujours contre les conquйrants. Ce chef se nommait Kai-Koumou,
nom sinistre en langue indigиne, qui signifie «celui qui mange les
membres de son ennemi.» Il йtait brave, audacieux, mais sa cruautй
йgalait sa valeur. Il n’y avait aucune pitiй а attendre de lui.
Son nom йtait bien connu des soldats anglais, et sa tкte venait
d’кtre mise а prix par le gouverneur de la Nouvelle-Zйlande.

Ce coup terrible avait frappй lord Glenarvan au moment oщ il
allait atteindre le port si dйsirй d’Auckland et se rapatrier en
Europe. Cependant, а considйrer son visage froid et calme, on
n’aurait pu deviner l’excиs de ses angoisses. C’est que Glenarvan,
dans les circonstances graves, se montrait а la hauteur de ses
infortunes. Il sentait qu’il devait кtre la force, l’exemple de sa
femme et de ses compagnons, lui, l’йpoux, le chef; prкt d’ailleurs
а mourir le premier pour le salut commun quand les circonstances
l’exigeraient. Profondйment religieux, il ne voulait pas
dйsespйrer de la justice de Dieu en face de la saintetй de son
entreprise, et, au milieu des pйrils accumulйs sur sa route, il ne
regretta pas l’йlan gйnйreux qui l’avait entraоnй jusque dans ces
sauvages pays.

Ses compagnons йtaient dignes de lui; ils partageaient ses nobles
pensйes, et, а voir leur physionomie tranquille et fiиre, on ne
les eыt pas crus entraоnйs vers une suprкme catastrophe.
D’ailleurs, par un commun accord et sur le conseil de Glenarvan,
ils avaient rйsolu d’affecter une indiffйrence superbe devant les
indigиnes. C’йtait le seul moyen d’imposer а ces farouches
natures. Les sauvages, en gйnйral, et particuliиrement les maoris,
ont un certain sentiment de dignitй dont ils ne se dйpartissent
jamais. Ils estiment qui se fait estimer par son sang-froid et son
courage.

Glenarvan savait qu’en agissant ainsi, il йpargnait а ses
compagnons et а lui d’inutiles mauvais traitements.

Depuis le dйpart du campement, les indigиnes, peu loquaces comme
tous les sauvages, avaient а peine parlй entre eux. Cependant, а
quelques mots йchangйs, Glenarvan reconnut que la langue anglaise
leur йtait familiиre. Il rйsolut donc d’interroger le chef
zйlandais sur le sort qui leur йtait rйservй.

S’adressant а Kai-Koumou, il lui dit d’une voix exempte de toute
crainte:

«Oщ nous conduis-tu, chef?»

Kai-Koumou le regarda froidement sans lui rйpondre.

«Que comptes-tu faire de nous?» reprit Glenarvan.

Les yeux de Kai-Koumou brillиrent d’un йclair rapide, et d’une
voix grave, il rйpondit alors:

«T’йchanger, si les tiens veulent de toi; te tuer, s’ils
refusent.»

Glenarvan n’en demanda pas davantage, mais l’espoir lui revint au
coeur. Sans doute, quelques chefs de l’armйe maorie йtaient tombйs
aux mains des anglais, et les indigиnes voulaient tenter de les
reprendre par voie d’йchange. Il y avait donc lа une chance de
salut, et la situation n’йtait pas dйsespйrйe.

Cependant, le canot remontait rapidement le cours du fleuve.
Paganel, que la mobilitй de son caractиre emportait volontiers
d’un extrкme а l’autre, avait repris tout espoir. Il se disait que
les maoris leur йpargnaient la peine de se rendre aux postes
anglais, et que c’йtait autant de gagnй. Donc, tout rйsignй а son
sort, il suivait sur sa carte le cours du Waikato а travers les
plaines et les vallйes de la province. Lady Helena et Mary Grant,
comprimant leurs terreurs, s’entretenaient а voix basse avec
Glenarvan, et le plus habile physionomiste n’eыt pas surpris sur
leurs visages les angoisses de leur coeur.

Le Waikato est le fleuve national de la Nouvelle-Zйlande. Les
maoris en sont fiers et jaloux, comme les allemands du Rhin et les
slaves du Danube. Dans son cours de deux cents milles, il arrose
les plus belles contrйes de l’оle septent_rio_nale, depuis la
province de Wellington jusqu’а la province d’Auckland. Il a donnй
son nom а toutes ces tribus riveraines qui, indomptables et
indomptйes, se sont levйes en masse contre les envahisseurs.

Les eaux de ce fleuve sont encore а peu prиs vierges de tout
sillage йtranger. Elles ne s’ouvrent que devant la proue des
pirogues insulaires. C’est а peine si quelque audacieux touriste a
pu s’aventurer entre ces rives sacrйes. L’accиs du haut Waikato
paraоt кtre interdit aux profanes europйens.

Paganel connaissait la vйnйration des indigиnes pour cette grande
artиre zйlandaise. Il savait que les naturalistes anglais et
allemands ne l’avaient guиre remontй au delа de sa jonction avec
le Waipa.

Jusqu’oщ le bon plaisir de Kai-Koumou allait-il entraоner ses
captifs? Il n’aurait pu le deviner, si le mot «taupo», frйquemment
rйpйtй entre le chef et ses guerriers, n’eыt йveillй son
attention.

Il consulta sa carte et vit que ce nom de _taupo_ s’appliquait а
un lac cйlиbre dans les annales gйographiques, et creusй sur la
portion la plus montagneuse de l’оle, а l’extrйmitй mйridionale de
la province d’Auckland. Le Waikato sort de ce lac, aprиs l’avoir
traversй dans toute sa largeur. Or, du confluent au lac, le fleuve
se dйveloppe sur un parcours de cent vingt milles environ.

Paganel, s’adressant en franзais а John Mangles pour ne pas кtre
compris des sauvages, le pria d’estimer la vitesse du canot. John
la porta а trois milles а peu prиs par heure.

«Alors, rйpondit le gйographe, si nous faisons halte pendant la
nuit, notre voyage jusqu’au lac durera prиs de quatre jours.

-- Mais les postes anglais, oщ sont-ils situйs? demanda Glenarvan.

-- Il est difficile de le savoir! rйpondit Paganel. Cependant la
guerre a dы se porter dans la province de Taranaki, et, selon
toute probabilitй, les troupes sont massйes du cфtй du lac, au
revers des montagnes, lа oщ s’est concentrй le foyer de
l’insurrection.

-- Dieu le veuille!» dit lady Helena.

Glenarvan jeta un triste regard sur sa jeune femme, sur Mary
Grant, exposйes а la merci de ces farouches indigиnes et emportйes
dans un pays sauvage, loin de toute intervention humaine. Mais il
se vit observй par Kai-Koumou, et, par prudence, ne voulant pas
lui laisser deviner que l’une des captives fыt sa femme, il
refoula ses pensйes dans son coeur et observa les rives du fleuve
avec une parfaite indiffйrence.

L’embarcation, а un demi-mille au-dessus du confluent, avait passй
sans s’arrкter devant l’ancienne rйsidence du roi Potatau. Nul
autre canot ne sillonnait les eaux du fleuve. Quelques huttes,
longuement espacйes sur les rives, tйmoignaient par leur
dйlabrement des horreurs d’une guerre rйcente.

Les campagnes riveraines semblaient abandonnйes, les bords du
fleuve йtaient dйserts. Quelques reprйsentants de la famille des
oiseaux aquatiques animaient seuls cette triste solitude. Tantфt,
le «taparunga», un йchassier aux ailes noires, au ventre blanc, au
bec rouge, s’enfuyait sur ses longues pattes. Tantфt, des hйrons
de trois espиces, le «matuku» cendrй, une sorte de butor а mine
stupide, et le magnifique «kotuku», blanc de plumage, jaune de
bec, noir de pieds, regardaient paisiblement passer l’embarcation
indigиne. Oщ les berges dйclives accusaient une certaine
profondeur de l’eau, le martin-pкcheur, le «kotarй» des maoris,
guettait ces petites anguilles qui frйtillent par millions dans
les riviиres zйlandaises. Oщ les buissons s’arrondissaient au-
dessus du fleuve, des huppes trиs fiиres, des rallecs et des
poules sultanes faisaient leur matinale toilette sous les premiers
rayons du soleil. Tout ce monde ailй jouissait en paix des loisirs
que lui laissait l’absence des hommes chassйs ou dйcimйs par la
guerre.

Pendant cette premiиre partie de son cours, le Waikato coulait
largement au milieu de vastes plaines. Mais en amont, les
collines, puis les montagnes, allaient bientфt rйtrйcir la vallйe
oщ s’йtait creusй son lit. А dix milles au-dessus du confluent, la
carte de Paganel indiquait sur la rive gauche le rivage de
Kirikiriroa, qui s’y trouva en effet. Kai-Koumou ne s’arrкta
point. Il fit donner aux prisonniers leurs propres aliments
enlevйs dans le pillage du campement. Quant а ses guerriers, ses
esclaves et lui, ils se contentиrent de la nourriture indigиne, de
fougиres comestibles, le «pteris esculenta» des botanistes,
racines cuites au four, et de «kapanas», pommes de terre
abondamment cultivйes dans les deux оles. Nulle matiиre animale ne
figurait а leur repas, et la viande sиche des captifs ne parut
leur inspirer aucun dйsir.

А trois heures, quelques montagnes se dressиrent sur la rive
droite, les Pokaroa-Ranges, qui ressemblaient а une courtine
dйmantelйe. Sur certaines arкtes а pic йtaient perchйs des «pahs»
en ruines, anciens retranchements йlevйs par les ingйnieurs maoris
dans d’inexpugnables positions. On eыt dit de grands nids
d’aigles.

Le soleil allait disparaоtre derriиre l’horizon, quand le canot
heurta une berge encombrйe de ces pierres ponces que le Waikato,
sorti de montagnes volcaniques, entraоne dans son cours. Quelques
arbres poussaient lа, qui parurent propres а abriter un campement.
Kai-Koumou fit dйbarquer ses prisonniers, et les hommes eurent les
mains liйes, les femmes restиrent libres; tous furent placйs au
centre du campement, auquel des brasiers allumйs firent une
infranchissable barriиre de feux.

Avant que Kai-Koumou eыt appris а ses captifs son intention de les
йchanger, Glenarvan et John Mangles avaient discutй les moyens de
recouvrer leur libertй. Ce qu’ils ne pouvaient essayer dans
l’embarcation, ils espйraient le tenter а terre, а l’heure du
campement, avec les hasards favorables de la nuit.

Mais, depuis l’entretien de Glenarvan et du chef zйlandais, il
parut sage de s’abstenir. Il fallait patienter. C’йtait le parti
le plus prudent.

L’йchange offrait des chances de salut que ne prйsentaient pas une
attaque а main armйe ou une fuite а travers ces contrйes
inconnues.

Certainement, bien des йvйnements pouvaient surgir qui
retarderaient ou empкcheraient mкme une telle nйgociation; mais le
mieux йtait encore d’en attendre l’issue. En effet, que pouvaient
faire une dizaine d’hommes sans armes contre une trentaine de
sauvages bien armйs? Glenarvan, d’ailleurs, supposait que la tribu
de Kai-Koumou avait perdu quelque chef de haute valeur qu’elle
tenait particuliиrement а reprendre, et il ne se trompait pas.

Le lendemain, l’embarcation remonta le cours du fleuve avec une
nouvelle rapiditй. А dix heures, elle s’arrкta un instant au
confluent du Pohaiwhenna, petite riviиre qui venait sinueusement
des plaines de la rive droite.

Lа un canot, montй par dix indigиnes, rejoignit l’embarcation de
Kai-Koumou. Les guerriers йchangиrent а peine le salut d’arrivйe,
le «aпrй maira», qui veut dire «viens ici en bonne santй», et les
deux canots marchиrent de conserve. Les nouveaux venus avaient
rйcemment combattu contre les troupes anglaises. On le voyait а
leurs vкtements en lambeaux, а leurs armes ensanglantйes, aux
blessures qui saignaient encore sous leurs haillons.

Ils йtaient sombres, taciturnes. Avec l’indiffйrence naturelle а
tous les peuples sauvages, ils n’accordиrent aucune attention aux
europйens.

А midi, les sommets du Maungatotari se dessinиrent dans l’ouest.
La vallйe du Waikato commenзait а se resserrer. Lа, le fleuve,
profondйment encaissй, se dйchaоnait avec la violence d’un rapide.
Mais la vigueur des indigиnes, doublйe et rйgularisйe par un chant
qui rythmait le battement des rames, enleva l’embarcation sur les
eaux йcumantes. Le rapide fut dйpassй, et le Waikato reprit son
cours lent, brisй de mille en mille par l’angle de ses rives.

Vers le soir, Kai-Koumou accosta au pied des montagnes dont les
premiers contreforts tombaient а pic sur d’йtroites berges. Lа,
une vingtaine d’indigиnes, dйbarquйs de leurs canots, prenaient
des dispositions pour la nuit. Des feux flambaient sous les
arbres. Un chef, l’йgal de Kai-Koumou, s’avanзa а pas comptйs, et,
frottant son nez contre celui de Kai-Koumou, il lui donna le salut
cordial du «chongui». Les prisonniers furent dйposйs au centre du
campement et gardйs avec une extrкme vigilance.

Le lendemain matin, cette longue remontйe du Waikato fut reprise.
D’autres embarcations arrivиrent par les petits affluents du
fleuve. Une soixantaine de guerriers, йvidemment les fuyards de la
derniиre insurrection, йtaient rйunis alors, et, plus ou moins
maltraitйs par les balles anglaises, ils regagnaient les districts
des montagnes. Quelquefois, un chant s’йlevait des canots qui
marchaient en ligne. Un indigиne entonnait l’ode pat_rio_tique du
mystйrieux «Pihй», _papa ra ti wati tidi i dounga nei_... Hymne
national qui entraоne les maoris а la guerre de l’indйpendance. La
voix du chanteur, pleine et sonore, rйveillait les йchos des
montagnes, et, aprиs chaque couplet, les indigиnes, frappant leur
poitrine, qui rйsonnait comme un tambour, reprenaient en choeur la
strophe belliqueuse. Puis, sur un nouvel effort de rames, les
canots faisaient tкte au courant et volaient а la surface des
eaux.

Un phйnomиne curieux vint, pendant cette journйe, marquer la
navigation du fleuve. Vers quatre heures, l’embarcation, sans
hйsiter, sans retarder sa course, guidйe par la main ferme du
chef, se lanзa а travers une vallйe йtroite. Des remous se
brisaient avec rage contre des оlots nombreux et propices aux
accidents.

Moins que jamais, dans cet йtrange passage du Waikato, il n’йtait
permis de chavirer, car ses bords n’offraient aucun refuge.
Quiconque eыt mis le pied sur la vase bouillante des rives se fыt
inйvitablement perdu.

En effet, le fleuve coulait entre ces sources chaudes signalйes de
tout temps а la cu_rio_sitй des touristes. L’oxyde de fer colorait
en rouge vif le limon des berges, oщ le pied n’eыt pas rencontrй
une toise de tuf solide. L’atmosphиre йtait saturйe d’une odeur
sulfureuse trиs pйnйtrante. Les indigиnes n’en souffraient pas,
mais les captifs furent sйrieusement incommodйs par les miasmes
exhalйs des fissures du sol et les bulles qui crevaient sous la
tension des gaz intйrieurs. Mais si l’odorat se faisait
difficilement а ces йmanations, l’oeil ne pouvait qu’admirer cet
imposant spectacle.

Les embarcations s’aventurиrent dans l’йpaisseur d’un nuage de
vapeurs blanches. Ses йblouissantes volutes s’йtageaient en dфme
au-dessus du fleuve. Sur ses rives, une centaine de geysers, les
uns lanзant des masses de vapeurs, les autres s’йpanchant en
colonnes liquides, variaient leurs effets comme les jets et les
cascades d’un bassin, organisйs par la main de l’homme. On eыt dit
que quelque machiniste dirigeait а son grй les intermittences de
ces sources. Les eaux et les vapeurs, confondues dans l’air,
s’irisaient aux rayons du soleil.

En cet endroit, le Waikato coulait sur un lit mobile qui bout
incessamment sous l’action des feux souterrains. Non loin, du cфtй
du lac Rotorua, dans l’est, mugissaient les sources thermales et
les cascades fumantes du Rotomahana et du Tetarata entrevues par
quelques hardis voyageurs. Cette rйgion est percйe de geysers, de
cratиres et de solfatares.

Lа s’йchappe le trop-plein des gaz qui n’ont pu trouver issue par
les insuffisantes soupapes du Tongariro et du Wakari, les seuls
volcans en activitй de la Nouvelle-Zйlande.

Pendant deux milles, les canots indigиnes naviguиrent sous cette
voыte de vapeurs, englobйs dans les chaudes volutes qui roulaient
а la surface des eaux; puis, la fumйe sulfureuse se dissipa, et un
air pur, sollicitй par la rapiditй du courant, vint rafraоchir les
poitrines haletantes. La rйgion des sources йtait passйe.

Avant la fin du jour, deux rapides furent encore remontйs sous
l’aviron vigoureux des sauvages, celui d’Hipapatua et celui de
Tamatea. Le soir, Kai-Koumou campa а cent milles du confluent du
Waipa et du Waikato. Le fleuve, s’arrondissant vers l’est,
retombait alors au sud sur le lac Taupo, comme un immense jet
d’eau dans un bassin.

Le lendemain, Jacques Paganel, consultant la carte, reconnut sur
la rive droite le mont Taubara, qui s’йlиve а trois mille pieds
dans les airs.

А midi, tout le cortиge des embarcations dйbouchait par un
йvasement du fleuve dans le lac Taupo, et les indigиnes saluaient
de leurs gestes un lambeau d’йtoffe que le vent dйployait au
sommet d’une hutte. C’йtait le drapeau national.


Chapitre XI
_Le lac Taupo_

Un gouffre insondable, long de vingt-cinq milles, large de vingt,
s’est un jour formй, bien avant les temps historiques, par un
йcroulement de cavernes au milieu des laves trachytiques du centre
de l’оle.

Les eaux, prйcipitйes des sommets environnants, ont envahi cette
йnorme cavitй. Le gouffre s’est fait lac, mais abоme toujours, et
les sondes sont encore impuissantes а mesurer sa profondeur.

Tel est cet йtrange lac Taupo, йlevй а douze cent cinquante pieds
au-dessus du niveau de la mer, et dominй par un cirque de
montagnes hautes de quatre cents toises. А l’ouest, des rochers а
pic d’une grande taille; au nord quelques cimes йloignйes et
couronnйes de petits bois; а l’est, une large plage sillonnйe par
une route dйcorйe de pierres ponces qui resplendissent sous le
treillis des buissons; au sud, des cфnes volcaniques derriиre un
premier plan de forкts encadrent majestueusement cette vaste
йtendue d’eau dont les tempкtes retentissantes valent les cyclones
de l’ocйan.

Toute cette rйgion bout comme une chaudiиre immense, suspendue sur
les flammes souterraines. Les terrains frйmissent sous les
caresses du feu central.

De chaudes buйes filtrent en maint endroit. La croыte de terre se
fend en violentes craquelures comme un gвteau trop poussй, et sans
doute ce plateau s’abоmerait dans une incandescente fournaise si,
douze milles plus loin, les vapeurs emprisonnйes ne trouvaient une
issue par les cratиres du Tongariro.

De la rive du nord, ce volcan apparaissait empanachй de fumйe et
de flammes, au-dessus de petits monticules ignivomes. Le Tongariro
semblait se rattacher а un systиme orographique assez compliquй.

Derriиre lui, le mont Ruapahou, isolй dans la plaine, dressait а
neuf mille pieds en l’air sa tкte perdue au milieu des nuages.
Aucun mortel n’a posй le pied sur son cфne inaccessible; l’oeil
humain n’a jamais sondй les profondeurs de son cratиre, tandis
que, trois fois en vingt ans, MM Bidwill et Dyson, et rйcemment M
De Hochstetter, ont mesurй les cimes plus abordables du Tongariro.

Ces volcans ont leurs lйgendes, et, en toute autre circonstance,
Paganel n’eыt pas manquй de les apprendre а ses compagnons. Il
leur aurait racontй cette dispute qu’une question de femme йleva
un jour entre le Tongariro et le Taranaki, alors son voisin et
ami. Le Tongariro, qui a la tкte chaude, comme tous les volcans,
s’emporta jusqu’а frapper le Taranaki. Le Taranaki, battu et
humiliй, s’enfuit par la vallйe du Whanganni, laissa tomber en
route deux morceaux de montagne, et gagna les rivages de la mer,
oщ il s’йlиve solitairement sous le nom de mont Egmont.

Mais Paganel n’йtait guиre en disposition de conter, ni ses amis
en humeur de l’entendre. Ils observaient silencieusement la rive
nord-est du Taupo oщ la plus dйcevante fatalitй venait de les
conduire. La mission йtablie par le rйvйrend Grace а Pukawa, sur
les bords occidentaux du lac, n’existait plus. Le ministre avait
йtй chassй par la guerre loin du principal foyer de
l’insurrection.

Les prisonniers йtaient seuls, abandonnйs а la merci de maoris
avides de reprйsailles et prйcisйment dans cette portion sauvage
de l’оle oщ le christianisme n’a jamais pйnйtrй.

Kai-Koumou, en quittant les eaux du Waikato, traversa la petite
crique qui sert d’entonnoir au fleuve, doubla un promontoire aigu,
et accosta la grиve orientale du lac, au pied des premiиres
ondulations du mont Manga, grosse extumescence haute de trois
cents toises. Lа, s’йtalaient des champs de «phormium», le lin
prйcieux de la Nouvelle-Zйlande. C’est le «harakekй» des
indigиnes. Rien n’est а dйdaigner dans cette utile plante. Sa
fleur fournit une sorte de miel excellent; sa tige produit une
substance gommeuse, qui remplace la cire ou l’amidon; sa feuille,
plus complaisante encore, se prкte а de nombreuses
transformations: fraоche, elle sert de papier; dessйchйe, elle
fait un excellent amadou; dйcoupйe, elle se change en cordes,
cвbles et filets; divisйe en filaments et teillйe, elle devient
couverture ou manteau, natte ou pagne, et, teinte en rouge ou en
noir, elle vкtit les plus йlйgants maoris.

Aussi, ce prйcieux phormium se trouve-t-il partout dans les deux
оles, aux bords de la mer comme au long des fleuves et sur la rive
des lacs. Ici, ses buissons sauvages couvraient des champs
entiers; ses fleurs, d’un rouge brun, et semblables а l’agave,
s’йpanouissaient partout hors de l’inextricable fouillis de ses
longues feuilles, qui formaient un trophйe de lames tranchantes.
De gracieux oiseaux, les nectariens, habituйs des champs de
phormium, volaient par bandes nombreuses et se dйlectaient du suc
mielleux des fleurs.

Dans les eaux du lac barbotaient des troupes de canards au plumage
noirвtre, ba_rio_lйs de gris et de vert, et qui se sont aisйment
domestiquйs.

А un quart de mille, sur un escarpement de la montagne,
apparaissait un «pah», retranchement maori placй dans une position
inexpugnable. Les prisonniers dйbarquйs un а un, les pieds et les
mains libres, y furent conduits par les guerriers. Le sentier qui
aboutissait au retranchement traversait des champs de phormium, et
un bouquet de beaux arbres, des «kaikateas», а feuilles
persistantes et а baies rouges, des «dracenas australis», le «ti»
des indigиnes, dont la cime remplace avantageusement le chou-
palmiste, et des «huious» qui servent а teindre les йtoffes en
noir. De grosses colombes а reflets mйtalliques, des glaucopes
cendrйs, et un monde d’йtourneaux а caroncules rougeвtres,
s’envolиrent а l’approche des indigиnes.

Aprиs un assez long dйtour, Glenarvan, lady Helena, Mary Grant et
leurs compagnons arrivиrent а l’intйrieur du _pah_.

Cette forteresse йtait dйfendue par une premiиre enceinte de
solides palissades, hautes de quinze pieds; une seconde ligne de
pieux, puis une clфture d’osier percйe de meurtriиres, enfermaient
la seconde enceinte, c’est-а-dire le plateau du _pah_, sur lequel
s’йlevaient des constructions maories et une quarantaine de huttes
disposйes symйtriquement.

En y arrivant, les captifs furent horriblement impressionnйs а la
vue des tкtes qui ornaient les poteaux de la seconde enceinte.
Lady Helena et Mary Grant dйtournиrent les yeux avec plus de
dйgoыt encore que d’йpouvante.

Ces tкtes avaient appartenu aux chefs ennemis tombйs dans les
combats, dont les corps servirent de nourriture aux vainqueurs.

Le gйographe les reconnut pour telles, а leurs orbites caves et
privйs d’yeux.

En effet, l’oeil des chefs est dйvorй; la tкte, prйparйe а la
maniиre indigиne, vidйe de sa cervelle et dйnudйe de tout
йpiderme, le nez maintenu par de petites planchettes, les narines
bourrйes de phormium, la bouche et les paupiиres cousues, est mise
au four et soumise а une fumigation de trente heures.

Ainsi disposйe, elle se conserve indйfiniment sans altйration ni
ride, et forme des trophйes de victoire.

Souvent les maoris conservent la tкte de leurs propres chefs;
mais, dans ce cas, l’oeil reste dans son orbite et regarde. Les
nйo-zйlandais montrent ces restes avec orgueil; ils les offrent а
l’admiration des jeunes guerriers, et leur payent un tribut de
vйnйration par des cйrйmonies solennelles.

Mais, dans le _pah_ de Kai-Koumou, les tкtes d’ennemis ornaient
seules cet horrible musйum, et lа, sans doute, plus d’un anglais,
l’orbite vide, augmentait la collection du chef maori.

La case de Kai-Koumou, entre plusieurs huttes de moindre
importance, s’йlevait au fond du _pah_, devant un large terrain
dйcouvert que des europйens eussent appelй «le champ de bataille.»
Cette case йtait un assemblage de pieux calfeutrйs d’un
entrelacement de branches, et tapissй intйrieurement de nattes de
phormium. Vingt pieds de long, quinze pieds de large, dix pieds de
haut faisaient а Kai-Koumou une habitation de trois mille pieds
cubes. Il n’en faut pas plus pour loger un chef zйlandais.

Une seule ouverture donnait accиs dans la hutte; un battant а
bascule, formй d’un йpais tissu vйgйtal, servait de porte. Au-
dessus, le toit se prolongeait en maniиre d’impluvium. Quelques
figures sculptйes au bout des chevrons ornaient la case, et le
«wharepuni» ou portail offrait а l’admiration des visiteurs des
feuillages, des figures symboliques, des monstres, des rinceaux
contournйs, tout un fouillis curieux, nй sous le ciseau des
ornemanistes indigиnes.

А l’intйrieur de la case, le plancher fait de terre battue
s’йlevait d’un demi-pied au-dessus du sol.

Quelques claies en roseaux, et des matelas de fougиre sиche
recouverts d’une natte tissйe avec les feuilles longues et
flexibles du «typha», servaient de lits. Au milieu, un trou en
pierre formait le foyer, et au toit, un second trou servait de
cheminйe. La fumйe, quand elle йtait suffisamment йpaisse, se
dйcidait enfin а profiter de cette issue, non sans avoir dйposй
sur les murs de l’habitation un vernis du plus beau noir.

А cфtй de la case s’йlevaient les magasins qui renfermaient les
provisions du chef, sa rйcolte de phormium, de patates, de taros,
de fougиres comestibles, et les fours oщ s’opиre la cuisson de ces
divers aliments au contact de pierres chauffйes. Plus loin, dans
de petites enceintes, parquaient des porcs et des chиvres, rares
descendants des utiles animaux acclimatйs par le capitaine Cook.
Des chiens couraient за et lа, quкtant leur maigre nourriture.

Ils йtaient assez mal entretenus pour des bкtes qui servent
journellement а l’alimentation du maori.

Glenarvan et ses compagnons avaient embrassй cet ensemble d’un
coup d’oeil. Ils attendaient auprиs d’une case vide le bon plaisir
du chef, non sans кtre exposйs aux injures d’une bande de vieilles
femmes.

Cette troupe de harpies les entourait, les menaзait du poing,
hurlait et vocifйrait. Quelques mots d’anglais qui s’йchappaient
de leurs grosses lиvres laissaient clairement entrevoir qu’elles
rйclamaient d’immйdiates vengeances.

Au milieu de ces vocifйrations et de ces menaces, lady Helena,
tranquille en apparence, affectait un calme qui ne pouvait кtre
dans son coeur. Cette courageuse femme, pour laisser tout son
sang-froid а lord Glenarvan, se contenait par d’hйroпques efforts.
La pauvre Mary Grant, elle, se sentait dйfaillir, et John Mangles
la soutenait, prкt а se faire tuer pour la dйfendre. Ses
compagnons supportaient diversement ce dйluge d’invectives,
indiffйrents comme le major, ou en proie а une irritation
croissante comme Paganel.

Glenarvan, voulant йviter а lady Helena l’assaut de ces vieilles
mйgиres, marcha droit а Kai-Koumou, et montrant le groupe hideux:
«Chasse-les», dit-il.

Le chef maori regarda fixement son prisonnier sans lui rйpondre;
puis, d’un geste, il fit taire la horde hurlante. Glenarvan
s’inclina, en signe de remerciement, et vint reprendre lentement
sa place au milieu des siens.

En ce moment, une centaine de nйo-zйlandais йtaient rйunis dans le
_pah_, des vieillards, des hommes faits, des jeunes gens, les uns
calmes, mais sombres, attendant les ordres de Kai-Koumou, les
autres se livrant а tous les entraоnements d’une violente douleur;
ceux-ci pleuraient leurs parents ou amis tombйs dans les derniers
combats.

Kai-Koumou, de tous les chefs qui se levиrent а la voix de William
Thompson, revenait seul aux districts du lac, et, le premier, il
apprenait а sa tribu la dйfaite de l’insurrection nationale,
battue dans les plaines du bas Waikato. Des deux cents guerriers
qui, sous ses ordres, coururent а la dйfense du sol, cent
cinquante manquaient au retour.

Si quelques-uns йtaient prisonniers des envahisseurs, combien,
йtendus sur le champ de bataille, ne devaient jamais revenir au
pays de leurs aпeux!

Ainsi s’expliquait la dйsolation profonde dont la tribu fut
frappйe а l’arrivйe de Kai-Koumou. Rien n’avait encore transpirй
de la derniиre dйfaite, et cette funeste nouvelle venait d’йclater
а l’instant.

Chez les sauvages, la douleur morale se manifeste toujours par des
dйmonstrations physiques. Aussi, les parents et amis des guerriers
morts, les femmes surtout, se dйchiraient la figure et les йpaules
avec des coquilles aiguлs. Le sang jaillissait et se mкlait а
leurs larmes. Les profondes incisions marquaient les grands
dйsespoirs.

Les malheureuses zйlandaises, ensanglantйes et folles, йtaient
horribles а voir.

Un autre motif, trиs grave aux yeux des indigиnes, accroissait
encore leur dйsespoir. Non seulement le parent, l’ami qu’ils
pleuraient, n’йtait plus, mais ses ossements devaient manquer au
tombeau de la famille. Or, la possession de ces restes est
regardйe, dans la religion maorie, comme indispensable aux
destinйes de la vie future; non la chair pйrissable, mais les os,
qui sont recueillis avec soin, nettoyйs, grattйs, polis, vernis
mкme, et dйfinitivement dйposйs dans «l’oudoupa», c’est-а-dire «la
maison de gloire». Ces tombes sont ornйes de statues de bois qui
reproduisent avec une fidйlitй parfaite les tatouages du dйfunt.
Mais aujourd’hui, les tombeaux resteraient vides, les cйrйmonies
religieuses ne s’accompliraient pas, et les os qu’йpargnerait la
dent des chiens sauvages blanchiraient sans sйpulture sur le champ
du combat.

Alors redoublиrent les marques de douleur. Aux menaces des femmes
succйdиrent les imprйcations des hommes contre les europйens. Les
injures йclataient, les gestes devenaient plus violents. Aux cris
allaient succйder les actes de brutalitй.

Kai-Koumou, craignant d’кtre dйbordй par les fanatiques de sa
tribu, fit conduire ses captifs en un lieu sacrй, situй а l’autre
extrйmitй du _pah_ sur un plateau abrupt. Cette hutte s’appuyait а
un massif йlevй d’une centaine de pieds au-dessus d’elle, qui
terminait par un talus assez raide ce cфtй du retranchement. Dans
ce «warй-atoua», maison consacrйe, les prкtres ou les _arikis_
enseignaient aux zйlandais un dieu en trois personnes, le pиre, le
fils, et l’oiseau ou l’esprit.

La hutte, vaste, bien close, renfermait la nourriture sainte et
choisie que Maoui-Ranga-Rangui mange par la bouche de ses prкtres.

Lа, les captifs, momentanйment abritйs contre la fureur indigиne,
s’йtendirent sur des nattes de phormium. Lady Helena, ses forces
йpuisйes, son йnergie morale vaincue, se laissa aller dans les
bras de son mari.

Glenarvan, la pressant sur sa poitrine, lui rйpйtait: «Courage, ma
chиre Helena, le ciel ne nous abandonnera pas!»

Robert, а peine enfermй, se hissa sur les йpaules de Wilson, et
parvint а glisser sa tкte par un interstice mйnagй entre le toit
et la muraille, oщ pendaient des chapelets d’amulettes. De lа, son
regard embrassait toute l’йtendue du _pah_ jusqu’а la case de Kai-
Koumou.

«Ils sont assemblйs autour du chef, dit-il а voix basse... Ils
agitent leurs bras... Ils poussent des hurlements... Kai-Koumou
veut parler...»

L’enfant se tut pendant quelques minutes, puis il reprit:

«Kai-Koumou parle... Les sauvages se calment... Ils l’йcoutent...

-- Йvidemment, dit le major, ce chef a un intйrкt personnel а nous
protйger. Il veut йchanger ses prisonniers contre des chefs de sa
tribu! Mais ses guerriers y consentiront-ils?

-- Oui!... Ils l’йcoutent... Reprit Robert. Ils se dispersent...
Les uns rentrent dans leurs huttes... Les autres quittent le
retranchement...

-- Dis-tu vrai? s’йcria le major.

-- Oui, Monsieur Mac Nabbs, rйpondit Robert. Kai-Koumou est restй
seul avec les guerriers de son embarcation. Ah! L’un d’eux se
dirige vers notre case.

-- Descends, Robert», dit Glenarvan.

En ce moment, lady Helena, qui s’йtait relevйe, saisit le bras de
son mari.

«Edward, dit-elle d’une voix ferme, ni Mary Grant ni moi nous ne
devons tomber vivantes entre les mains de ces sauvages!»

Et, ces paroles dites, elle tendit а Glenarvan un revolver chargй.

«Une arme! s’йcria Glenarvan, dont un йclair illumina les yeux.

-- Oui! Les maoris ne fouillent pas leurs prisonniиres! Mais cette
arme, c’est pour nous, Edward, non pour eux!...

-- Glenarvan, dit rapidement Mac Nabbs, cachez ce revolver! Il
n’est pas temps encore...»

Le revolver disparut sous les vкtements du lord.

La natte qui fermait l’entrйe de la case se souleva. Un indigиne
parut.

Il fit signe aux prisonniers de le suivre.

Glenarvan et les siens, en groupe serrй, traversиrent le _pah_, et
s’arrкtиrent devant Kai-Koumou.

Autour de ce chef йtaient rйunis les principaux guerriers de sa
tribu. Parmi eux se voyait ce maori dont l’embarcation rejoignit
celle de Kai-Koumou au confluent du Pohaiwhenna sur le Waikato.
C’йtait un homme de quarante ans, vigoureux, de mine farouche et
cruelle. Il se nommait Kara-Tйtй, c’est-а-dire «l’irascible» en
langue zйlandaise. Kai-Koumou le traitait avec certains йgards,
et, а la finesse de son tatouage, on reconnaissait que Kara-Tйtй
occupait un rang йlevй dans la tribu. Cependant, un observateur
eыt devinй qu’entre ces deux chefs il y avait rivalitй. Le major
observa que l’influence de Kara-Tйtй portait ombrage а Kai-Koumou.
Ils commandaient tous les deux а ces importantes peuplades du
Waikato et avec une puissance йgale. Aussi, pendant cet entretien,
si la bouche de Kai-Koumou souriait, ses yeux trahissaient une
profonde inimitiй.

Kai-Koumou interrogea Glenarvan:

«Tu es anglais? lui demanda-t-il.

-- Oui, rйpondit le lord sans hйsiter, car cette nationalitй
devait rendre un йchange plus facile.

-- Et tes compagnons? dit Kai-Koumou.

-- Mes compagnons sont anglais comme moi. Nous sommes des
voyageurs, des naufragйs. Mais, si tu tiens а le savoir, nous
n’avons pas pris part а la guerre.

-- Peu importe! rйpondit brutalement Kara-Tйtй. Tout anglais est
notre ennemi. Les tiens ont envahi notre оle! Ils ont brыlй nos
villages!

-- Ils ont eu tort! rйpondit Glenarvan d’une voix grave. Je te le
dis parce que je le pense, et non parce que je suis en ton
pouvoir.

-- Йcoute, reprit Kai-Koumou, le Tohonga, le grand prкtre de Nouп-
Atoua, est tombй entre les mains de tes frиres; il est prisonnier
des Pakekas. Notre dieu nous commande de racheter sa vie. J’aurais
voulu t’arracher le coeur, j’aurais voulu que ta tкte et la tкte
de tes compagnons fussent йternellement suspendues aux poteaux de
cette palissade! Mais Nouп-Atoua a parlй.»

En s’exprimant ainsi, Kai-Koumou, jusque-lа maоtre de lui,
tremblait de colиre, et sa physionomie s’imprйgnait d’une fйroce
exaltation.

Puis, aprиs quelques instants, il reprit plus froidement: «Crois-
tu que les anglais йchangent notre Tohonga contre ta personne?»

Glenarvan hйsita а rйpondre, et observa attentivement le chef
maori.

«Je l’ignore, dit-il, aprиs un moment de silence.

-- Parle, reprit Kai-Koumou. Ta vie vaut-elle la vie de notre
Tohonga?

-- Non, rйpondit Glenarvan. Je ne suis ni un chef ni un prкtre
parmi les miens!»

Paganel, stupйfait de cette rйponse, regarda Glenarvan avec un
йtonnement profond.

Kai-Koumou parut йgalement surpris.

«Ainsi, tu doutes? dit-il.

-- J’ignore, rйpйta Glenarvan.

-- Les tiens ne t’accepteront pas en йchange de notre Tohonga?

-- Moi seul? Non, rйpйta Glenarvan. Nous tous, peut-кtre.

-- Chez les maoris, dit Kai-Koumou, c’est tкte pour tкte.

-- Offre d’abord ces femmes en йchange de ton prкtre», dit
Glenarvan, qui dйsigna lady Helena et Mary Grant.

Lady Helena voulut s’йlancer vers son mari. Le major la retint.

«Ces deux dames, reprit Glenarvan en s’inclinant avec une grвce
respectueuse vers lady Helena et Mary Grant, occupent un haut rang
dans leur pays.»

Le guerrier regarda froidement son prisonnier. Un mauvais sourire
passa sur ses lиvres; mais il le rйprima presque aussitфt, et
rйpondit d’une voix qu’il contenait а peine:

«Espиres-tu donc tromper Kai-Koumou par de fausses paroles,
europйen maudit? Crois-tu que les yeux de Kai-Koumou ne sachent
pas lire dans les coeurs!»

Et, montrant lady Helena:

«Voilа ta femme! dit-il.

-- Non! La mienne!» s’йcria Kara-Tйtй.

Puis, repoussant les prisonniers, la main du chef s’йtendit sur
l’йpaule de lady Helena, qui pвlit sous ce contact.

«Edward!» cria la malheureuse femme йperdue.

Glenarvan, sans prononcer un seul mot, leva le bras.

Un coup de feu retentit. Kara-Tйtй tomba mort.

А cette dйtonation, un flot d’indigиnes sortit des huttes. Le
_pah_ s’emplit en un instant. Cent bras se levиrent sur les
infortunйs. Le revolver de Glenarvan lui fut arrachй de la main.

Kai-Koumou jeta sur Glenarvan un regard йtrange; puis d’une main,
couvrant le corps du meurtrier, de l’autre, il contint la foule
qui se ruait sur les enfants.

Enfin sa voix domina le tumulte.

«Tabou! Tabou!» s’йcria-t-il.

А ce mot, la foule s’arrкta devant Glenarvan et ses compagnons,
momentanйment prйservйs par une puissance surnaturelle.

Quelques instants aprиs, ils йtaient reconduits au _warй-atoua_,
qui leur servait de prison. Mais Robert Grant et Jacques Paganel
n’йtaient plus avec eux.


Chapitre XII
_Les funйrailles d’un chef maori_

Kai-Koumou, suivant un exemple assez frйquent dans la Nouvelle-
Zйlande, joignait le titre d’_ariki_ а celui de chef de tribu. Il
йtait revкtu de la dignitй de prкtre, et, comme tel, il pouvait
йtendre sur les personnes ou sur les objets la superstitieuse
protection du tabou.

Le tabou, commun aux peuples de race polynйsienne, a pour effet
immйdiat d’interdire toute relation ou tout usage avec l’objet ou
la personne tabouйe.

Selon la religion maorie, quiconque porterait une main sacrilиge
sur ce qui est dйclarй tabou, serait puni de mort par le Dieu
irritй. D’ailleurs, au cas oщ la divinitй tarderait а venger sa
propre injure, les prкtres ne manqueraient pas d’accйlйrer sa
vengeance.

Le tabou est appliquй par les chefs dans un but politique, а moins
qu’il ne rйsulte d’une situation ordinaire de la vie privйe. Un
indigиne est tabouй pendant quelques jours, en mainte
circonstance, lorsqu’il s’est coupй les cheveux, lorsqu’il vient
de subir l’opйration du tatouage, lorsqu’il construit une pirogue,
lorsqu’il bвtit une maison, quand il est atteint d’une maladie
mortelle, quand il est mort. Une imprйvoyante consommation menace-
t-elle de dйpeupler les riviиres de leurs poissons, de ruiner dans
leurs primeurs les plantations de patates douces, ces objets sont
frappйs d’un tabou protecteur et йconomique. Un chef veut-il
йloigner les importuns de sa maison, il la taboue; monopoliser а
son profit les relations avec un navire йtranger, il le taboue
encore; mettre en quarantaine un trafiquant europйen dont il est
mйcontent, il le taboue toujours. Son interdiction ressemble alors
а l’ancien «veto» des rois.

Lorsqu’un objet est tabouй, nul n’y peut toucher impunйment. Quand
un indigиne est soumis а cette interdiction, certains aliments lui
sont dйfendus pendant un temps dйterminй. Est-il relevй de cette
diиte sйvиre, s’il est riche, ses esclaves l’assistent et lui
introduisent dans le gosier les mets qu’il ne doit pas toucher de
ses mains; s’il est pauvre, il est rйduit а ramasser ses aliments
avec sa bouche, et le tabou en fait un animal.

En somme, et pour conclure, cette singuliиre coutume dirige et
modifie les moindres actions des nйo-zйlandais. C’est l’incessante
intervention de la divinitй dans la vie sociale. Il a force de loi
et l’on peut dire que tout le code indigиne, code indiscutable et
indiscutй, se rйsume dans la frйquente application du tabou.

Quant aux prisonniers enfermйs dans le _warй-atoua_, c’йtait un
tabou arbitraire qui venait de les soustraire aux fureurs de la
tribu. Quelques-uns des indigиnes, les amis et les partisans de
Kai-Koumou, s’йtaient arrкtйs subitement а la voix de leur chef et
avait protйgй les captifs.

Glenarvan ne se faisait cependant pas illusion sur le sort qui lui
йtait rйservй. Sa mort pouvait seule payer le meurtre d’un chef.
Or, la mort chez les peuples sauvages n’est jamais que la fin d’un
long supplice. Glenarvan s’attendait donc а expier cruellement la
lйgitime indignation qui avait armй son bras, mais il espйrait que
la colиre de Kai-Koumou ne frapperait que lui.

Quelle nuit ses compagnons et lui passиrent! Qui pourrait peindre
leurs angoisses et mesurer leurs souffrances? Le pauvre Robert, le
brave Paganel n’avaient pas reparu. Mais comment douter de leur
sort? N’йtaient-ils pas les premiиres victimes sacrifiйes а la
vengeance des indigиnes? Tout espoir avait disparu, mкme du coeur
de Mac Nabbs, qui ne dйsespйrait pas aisйment.

John Mangles se sentait devenir fou devant le morne dйsespoir de
Mary Grant sйparйe de son frиre. Glenarvan songeait а cette
terrible demande de lady Helena qui, pour se soustraire au
supplice ou а l’esclavage, voulait mourir de sa main! Aurait-il
cet horrible courage?

«Et Mary, de quel droit la frapper?» pensait John dont le coeur se
brisait.

Quant а une йvasion, elle йtait йvidemment impossible. Dix
guerriers, armйs jusqu’aux dents, veillaient а la porte du _warй-
atoua_.

Le matin du 13 fйvrier arriva. Aucune communication n’eut lieu
entre les indigиnes et les prisonniers dйfendus par le tabou. La
case renfermait une certaine quantitй de vivres auxquels les
malheureux touchиrent а peine. La faim disparaissait devant la
douleur. La journйe se passa sans apporter ni un changement ni un
espoir. Sans doute, l’heure des funйrailles du cher mort et
l’heure du supplice devaient sonner ensemble.

Cependant, si Glenarvan ne se dissimulait pas que toute idйe
d’йchange avait dы abandonner Kai-Koumou, le major conservait sur
ce point une lueur d’espйrance.

«Qui sait, disait-il en rappelant а Glenarvan l’effet produit sur
le chef par la mort de Kara-Tйtй, qui sait si Kai-Koumou, au fond,
ne se sent pas votre obligй?»

Mais, malgrй les observations de Mac Nabbs, Glenarvan ne voulait
plus espйrer. Le lendemain s’йcoula encore sans que les apprкts du
supplice fussent faits. Voici quelle йtait la raison de ce retard.

Les maoris croient que l’вme, pendant les trois jours qui suivent
la mort, habite le corps du dйfunt, et, pendant trois fois vingt-
quatre heures, le cadavre reste sans sйpulture. Cette coutume
suspensive de la mort fut observйe dans toute sa rigueur. Jusqu’au
15 fйvrier, le _pah_ demeura dйsert. John Mangles, hissй sur les
йpaules de Wilson, observa souvent les retranchements extйrieurs.
Aucun indigиne ne s’y montra. Seules, les sentinelles, faisant
bonne garde, se relayaient а la porte du _warй-atoua_.

Mais, le troisiиme jour, les huttes s’ouvrirent; les sauvages,
hommes, femmes, enfants, c’est-а-dire plusieurs centaines de
maoris, se rassemblиrent dans le _pah_, muets et calmes.

Kai-Koumou sortit de sa case, et, entourй des principaux chefs de
sa tribu, il prit place sur un tertre йlevй de quelques pieds, au
centre du retranchement. La masse des indigиnes formait un demi-
cercle а quelques toises en arriиre. Toute l’assemblйe gardait un
absolu silence.

Sur un signe de Kai-Koumou, un guerrier se dirigea vers le _warй-
atoua_.

«Souviens-toi», dit lady Helena а son mari.

Glenarvan serra sa femme contre son coeur. En ce moment, Mary
Grant s’approcha de John Mangles:

«Lord et lady Glenarvan, dit-elle, penseront que si une femme peut
mourir de la main de son mari pour fuir une honteuse existence,
une fiancйe peut mourir aussi de la main de son fiancй pour y
йchapper а son tour. John, je puis vous le dire, dans cet instant
suprкme, ne suis-je pas depuis longtemps votre fiancйe dans le
secret de votre coeur? Puis-je compter sur vous, cher John, comme
lady Helena sur lord Glenarvan?

-- Mary! s’йcria le jeune capitaine йperdu. Ah! chиre Mary!...»

Il ne put achever; la natte se souleva, et les captifs furent
entraоnйs vers Kai-Koumou; les deux femmes йtaient rйsignйes а
leur sort; les hommes dissimulaient leurs angoisses sous un calme
qui tйmoignait d’une йnergie surhumaine.

Ils arrivиrent devant le chef zйlandais. Celui-ci ne fit pas
attendre son jugement:

«Tu as tuй Kara-Tйtй? dit-il а Glenarvan.

-- Je l’ai tuй, rйpondit le lord.

-- Demain, tu mourras au soleil levant.

-- Seul? demanda Glenarvan, dont le coeur battait avec violence.

-- Ah! si la vie de notre Tohonga n’йtait pas plus prйcieuse que
la vфtre!» s’йcria Kai-Koumou, dont les yeux exprimaient un regret
fйroce!

En ce moment, une agitation se produisit parmi les indigиnes.
Glenarvan jeta un regard rapide autour de lui. Bientфt la foule
s’ouvrit, et un guerrier parut, ruisselant de sueur, brisй de
fatigue.

Kai-Koumou, dиs qu’il l’aperзut, lui dit en anglais, avec
l’йvidente intention d’кtre compris des captifs:

«Tu viens du camp des Pakйkas?

-- Oui, rйpondit le maori.

-- Tu as vu le prisonnier, notre Tohonga?

-- Je l’ai vu.

-- Il est vivant?

-- Il est mort! Les anglais l’ont fusillй!»

C’en йtait fait de Glenarvan et de ses compagnons.

«Tous, s’йcria Kai-Koumou, vous mourrez demain au lever du jour!»

Ainsi donc, un chвtiment commun frappait indistinctement ces
infortunйs. Lady Helena et Mary Grant levиrent vers le ciel un
regard de sublime remerciement.

Les captifs ne furent pas reconduits au _warй-atoua_.

Ils devaient assister pendant cette journйe aux funйrailles du
chef et aux sanglantes cйrйmonies qui les accompagnent. Une troupe
d’indigиnes les conduisit а quelques pas au pied d’un йnorme
_koudi_.

Lа, leurs gardiens demeurиrent auprиs d’eux sans les perdre de
vue. Le reste de la tribu maorie, absorbй dans sa douleur
officielle, semblait les avoir oubliйs.

Les trois jours rйglementaires s’йtaient йcoulйs depuis la mort de
Kara-Tйtй. L’вme du dйfunt avait donc dйfinitivement abandonnй sa
dйpouille mortelle. La cйrйmonie commenзa.

Le corps fut apportй sur un petit tertre, au milieu du
retranchement. Il йtait revкtu d’un somptueux costume et enveloppй
d’une magnifique natte de phormium. Sa tкte, ornйe de plumes,
portait une couronne de feuilles vertes. Sa figure, ses bras et sa
poitrine, frottйs d’huile, n’accusaient aucune corruption.

Les parents et les amis arrivиrent au pied du tertre, et, tout
d’un coup, comme si quelque chef d’orchestre eыt battu la mesure
d’un chant funиbre, un immense concert de pleurs, de gйmissements,
de sanglots, s’йleva dans les airs. On pleurait le dйfunt sur un
rythme plaintif et lourdement cadencй.

Ses proches se frappaient la tкte; ses parentes se dйchiraient le
visage avec leurs ongles et se montraient plus prodigues de sang
que de larmes.

Ces malheureuses femmes accomplissaient consciencieusement ce
sauvage devoir. Mais ce n’йtait pas assez de ces dйmonstrations
pour apaiser l’вme du dйfunt, dont le courroux aurait frappй sans
doute les survivants de sa tribu, et ses guerriers, ne pouvant le
rappeler а la vie, voulurent qu’il n’eыt point а regretter dans
l’autre monde le bien-кtre de l’existence terrestre. Aussi, la
compagne de Kara Tйtй ne devait-elle pas abandonner son йpoux dans
la tombe. D’ailleurs, l’infortunйe se serait refusйe а lui
survivre.

C’йtait la coutume, d’accord avec le devoir, et les exemples de
pareils sacrifices ne manquent pas а l’histoire zйlandaise.

Cette femme parut. Elle йtait jeune encore. Ses cheveux en
dйsordre flottaient sur ses йpaules. Ses sanglots et ses cris
s’йlevaient vers le ciel. De vagues paroles, des regrets, des
phrases interrompues oщ elle cйlйbrait les vertus du mort,
entrecoupaient ses gйmissements, et, dans un suprкme paroxysme de
douleur, elle s’йtendit au pied du tertre, frappant le sol de sa
tкte.

En ce moment, Kai-Koumou s’approcha d’elle.

Soudain, la malheureuse victime se releva; mais un violent coup de
«mйrй» sorte de massue redoutable, tournoyant dans la main du
chef, la rejeta а terre. Elle tomba foudroyйe.

D’йpouvantables cris s’йlevиrent aussitфt. Cent bras menacиrent
les captifs, йpouvantйs de cet horrible spectacle. Mais nul ne
bougea, car la cйrйmonie funиbre n’йtait pas achevйe.

La femme de Kara-Tйtй avait rejoint son йpoux dans la tombe. Les
deux corps restaient йtendus l’un prиs de l’autre. Mais, pour
l’йternelle vie, ce n’йtait pas assez, а ce dйfunt, de sa fidиle
compagne. Qui les aurait servis tous deux prиs de Nouп-Atoua, si
leurs esclaves ne les avaient pas suivis de ce monde dans l’autre?

Six malheureux furent amenйs devant les cadavres de leurs maоtres.
C’йtaient des serviteurs que les impitoyables lois de la guerre
avaient rйduits en esclavage. Pendant la vie du chef, ils avaient
subi les plus dures privations, souffert mille mauvais
traitements, а peine nourris, employйs sans cesse а des travaux de
bкtes de somme, et maintenant, selon la croyance maorie, ils
allaient reprendre pour l’йternitй cette existence
d’asservissement.

Ces infortunйs paraissaient кtre rйsignйs а leur sort. Ils ne
s’йtonnaient point d’un sacrifice depuis longtemps prйvu. Leurs
mains, libres de tout lien, attestaient qu’ils recevraient la mort
sans se dйfendre.

D’ailleurs, cette mort fut rapide, et les longues souffrances leur
furent йpargnйes. On rйservait les tortures aux auteurs du
meurtre, qui, groupйs а vingt pas, dйtournaient les yeux de cet
affreux spectacle dont l’horreur allait encore s’accroоtre.

Six coups de _mйrй_, portйs par la main de six guerriers
vigoureux, йtendirent les victimes sur le sol, au milieu d’une
mare de sang. Ce fut le signal d’une йpouvantable scиne de
cannibalisme.

Le corps des esclaves n’est pas protйgй par le tabou comme le
cadavre du maоtre. Il appartient а la tribu. C’est la menue
monnaie jetйe aux pleureurs des funйrailles. Aussi, le sacrifice
consommй, toute la masse des indigиnes, chefs, guerriers,
vieillards, femmes, enfants, sans distinction d’вge ni de sexe,
prise d’une fureur bestiale, se rua sur les restes inanimйs des
victimes. En moins de temps qu’une plume rapide ne pourrait le
retracer, les corps, encore fumants, furent dйchirйs, divisйs,
dйpecйs, mis, non pas en morceaux, mais en miettes. Des deux cents
maoris prйsents au sacrifice, chacun eut sa part de cette chair
humaine. On luttait, on se battait, on se disputait le moindre
lambeau. Les gouttes d’un sang chaud йclaboussaient ces monstrueux
convives, et toute cette horde rйpugnante grouillait sous une
pluie rouge. C’йtait le dйlire et la furie de tigres acharnйs sur
leur proie. On eыt dit un cirque oщ les belluaires dйvoraient les
bкtes fauves. Puis, vingt feux s’allumиrent sur divers points du
_pah_; l’odeur de la viande brыlйe infecta l’atmosphиre, et, sans
le tumulte йpouvantable de ce festin, sans les cris qui
s’йchappaient encore de ces gosiers gorgйs de chair, les captifs
auraient entendu les os des victimes craquer sous la dent des
cannibales.

Glenarvan et ses compagnons, haletants, essayaient de dйrober aux
yeux des deux pauvres femmes cette abominable scиne. Ils
comprenaient alors quel supplice les attendait le lendemain, au
lever du soleil, et, sans doute, de quelles cruelles tortures une
pareille mort serait prйcйdйe. Ils йtaient muets d’horreur.

Puis, les danses funиbres commencиrent. Des liqueurs fortes,
extraites du «piper excelsum», vйritable esprit de piment,
activиrent l’ivresse des sauvages. Ils n’avaient plus rien
d’humain. Peut-кtre mкme, oubliant le tabou du chef, allaient-ils
se porter aux derniers excиs sur les prisonniers qu’йpouvantait
leur dйlire? Mais Kai-Koumou avait gardй sa raison au milieu de
l’ivresse gйnйrale. Il accorda une heure а cette orgie de sang
pour qu’elle pыt atteindre toute son intensitй, puis s’йteindre,
et le dernier acte des funйrailles se joua avec le cйrйmonial
accoutumй.

Les cadavres de Kara-Tйtй et de sa femme furent relevйs, les
membres ployйs et ramassйs contre le ventre, suivant la coutume
zйlandaise. Il s’agissait alors de les inhumer, non pas d’une
faзon dйfinitive, mais jusqu’au moment oщ la terre, ayant dйvorй
les chairs, ne renfermerait plus que des ossements.

L’emplacement de l’_oudoupa_, c’est-а-dire de la tombe, avait йtй
choisi en dehors du retranchement, а deux milles environ, au
sommet d’une petite montagne nommйe Maunganamu, situйe sur la rive
droite du lac.

C’est lа que les corps devaient кtre transportйs.

Deux espиces de palanquins trиs primitifs, ou, pour кtre franc,
deux civiиres furent apportйes au pied du tertre. Les cadavres,
repliйs sur eux-mкmes, plutфt assis que couchйs, et maintenus dans
leurs vкtements par un cercle de lianes, y furent placйs.

Quatre guerriers les enlevиrent sur leurs йpaules, et toute la
tribu, reprenant son hymne funиbre, les suivit processionnellement
jusqu’au lieu de l’inhumation.

Les captifs, toujours surveillйs, virent le cortиge quitter la
premiиre enceinte du _pah_; puis, les chants et les cris
diminuиrent peu а peu.

Pendant une demi-heure environ, ce funиbre convoi resta hors de
leur vue dans les profondeurs de la vallйe. Puis, ils le
rйaperзurent qui serpentait sur les sentiers de la montagne.
L’йloignement rendait fantastique le mouvement ondulй de cette
longue et sinueuse colonne.

La tribu s’arrкta а une hauteur de huit cents pieds, c’est-а-dire
au sommet du Maunganamu, а l’endroit mкme prйparй pour
l’ensevelissement de Kara-Tйtй.

Un simple maori n’aurait eu pour tombe qu’un trou et un tas de
pierres. Mais а un chef puissant et redoutй, destinй sans doute а
une dйification prochaine, sa tribu rйservait un tombeau digne de
ses exploits.

L’_oudoupa_ avait йtй entourй de palissades, et des pieux ornйs de
figures rougies а l’ocre se dressaient prиs de la fosse oщ
devaient reposer les cadavres.

Les parents n’avaient point oubliй que le «waidoua», l’esprit des
morts, se nourrit de substances matйrielles, comme fait le corps
pendant cette pйrissable vie. C’est pourquoi des vivres avaient
йtй dйposйs dans l’enceinte, ainsi que les armes et les vкtements
du dйfunt.

Rien ne manquait au confort de la tombe. Les deux йpoux y furent
dйposйs l’un prиs de l’autre, puis recouverts de terre et
d’herbes, aprиs une nouvelle sйrie de lamentations.

Alors le cortиge redescendit silencieusement la montagne, et nul
maintenant ne pouvait gravir le Maunganamu sous peine de mort, car
il йtait tabouй, comme le Tongariro, oщ reposent les restes d’un
chef йcrasй en 1846 par une convulsion du sol zйlandais.


Chapitre XIII
_Les derniиres heures_

Au moment oщ le soleil disparaissait au delа du lac Taupo,
derriиre les cimes du Tuhahua et du Puketapu, les captifs furent
reconduits а leur prison. Ils ne devaient plus la quitter avant
l’heure oщ les sommets des Wahiti-Ranges s’allumeraient aux
premiers feux du jour.

Il leur restait une nuit pour se prйparer а mourir.

Malgrй l’accablement, malgrй l’horreur dont ils йtaient frappйs,
ils prirent leur repas en commun.

«Nous n’aurons pas trop de toutes nos forces, avait dit Glenarvan,
pour regarder la mort en face. Il faut montrer а ces barbares
comment des europйens savent mourir.»

Le repas achevй, lady Helena rйcita la priиre du soir а haute
voix. Tous ses compagnons, la tкte nue, s’y associиrent.

Oщ est l’homme qui ne pense pas а Dieu devant la mort?

Ce devoir accompli, les prisonniers s’embrassиrent.

Mary Grant et Helena, retirйes dans un coin de la hutte,
s’йtendirent sur une natte. Le sommeil, qui suspend tous les maux,
s’appesantit bientфt sur leurs paupiиres: elles s’endormirent dans
les bras l’une de l’autre, vaincues par la fatigue et les longues
insomnies. Glenarvan, prenant alors ses amis а part, leur dit:

«Mes chers compagnons, notre vie et celle de ces pauvres femmes
est а Dieu. S’il est dans les dйcrets du ciel que nous mou_rio_ns
demain, nous saurons, j’en suis sыr, mourir en gens de coeur, en
chrйtiens, prкts а paraоtre sans crainte devant le juge suprкme.
Dieu, qui voit le fond des вmes, sait que nous poursuivions un
noble but. Si la mort nous attend au lieu du succиs, c’est qu’il
le veut. Si dur que soit son arrкt, je ne murmurerai pas contre
lui. Mais la mort ici, ce n’est pas la mort seulement, c’est le
supplice, c’est l’infamie, peut-кtre, et voici deux femmes...»

Ici, la voix de Glenarvan, ferme jusqu’alors, s’altйra. Il se tut
pour dominer son йmotion. Puis, aprиs un moment de silence:

«John, dit-il au jeune capitaine, tu as promis а Mary ce que j’ai
promis а lady Helena. Qu’as-tu rйsolu?

-- Cette promesse, rйpondit John Mangles, je crois avoir, devant
Dieu le droit de la remplir.

-- Oui, John! Mais nous sommes sans armes?

-- En voici une, rйpondit John, montrant un poignard. Je l’ai
arrachй des mains de Kara-Tйtй, quand ce sauvage est tombй а vos
pieds. _Mylord_, celui de nous qui survivra а l’autre accomplira
le voeu de lady Helena et de Mary Grant.»

Aprиs ces paroles, un profond silence rйgna dans la hutte. Enfin,
le major l’interrompit en disant:

«Mes amis, gardez pour les derniиres minutes ce moyen extrкme. Je
suis peu partisan de ce qui est irrйmйdiable.

-- Je n’ai pas parlй pour nous, rйpondit Glenarvan. Quelle qu’elle
soit, nous saurons braver la mort! Ah! Si nous йtions seuls, vingt
fois dйjа je vous aurais criй: mes amis, tentons une sortie!
Attaquons ces misйrables! Mais elles! Elles!...»

John, en ce moment, souleva la natte, et compta vingt-cinq
indigиnes qui veillaient а la porte du _warй-atoua_. Un grand feu
avait йtй allumй et jetait de sinistres lueurs sur le relief
accidentй du _pah_.

De ces sauvages, les uns йtaient йtendus autour du brasier; les
autres, debout, immobiles, se dйtachaient vivement en noir sur le
clair rideau des flammes. Mais tous portaient de frйquents regards
sur la hutte confiйe а leur surveillance.

On dit qu’entre un geфlier qui veille et un prisonnier qui veut
fuir, les chances sont pour le prisonnier. En effet, l’intйrкt de
l’un est plus grand que l’intйrкt de l’autre. Celui-ci peut
oublier qu’il garde, celui-lа ne peut pas oublier qu’il est gardй.
Le captif pense plus souvent а fuir que son gardien а empкcher sa
fuite.

De lа, йvasions frйquentes et merveilleuses.

Mais, ici, c’йtait la haine, la vengeance, qui surveillaient les
captifs, et non plus un geфlier indiffйrent. Si les prisonniers
n’avaient point йtй attachйs, c’est que des liens йtaient
inutiles, puisque vingt-cinq hommes veillaient а la seule issue du
_warй-atoua_.

Cette case, adossйe au roc qui terminait le retranchement, n’йtait
accessible que par une йtroite langue de terre qui la reliait par
devant au plateau du _pah_. Ses deux autres cфtйs s’йlevaient au-
dessus de flancs а pic et surplombaient un abоme profond de cent
pieds. Par lа, la descente йtait impraticable. Nul moyen non plus
de fuir par le fond, que cuirassait l’йnorme rocher. La seule
issue, c’йtait l’entrйe mкme du _warй-atoua_, et les maoris
gardaient cette langue de terre qui la rйunissait au _pah_ comme
un pont-levis. Toute йvasion йtait donc impossible, et Glenarvan,
aprиs avoir pour la vingtiиme fois sondй les murs de sa prison,
fut obligй de le reconnaоtre.

Les heures de cette nuit d’angoisses s’йcoulaient cependant.
D’йpaisses tйnиbres avaient envahi la montagne. Ni lune ni йtoiles
ne troublaient la profonde obscuritй. Quelques rafales de vent
couraient sur les flancs du _pah_. Les pieux de la case
gйmissaient. Le foyer des indigиnes se ranimait soudain а cette
ventilation passagиre, et le reflet des flammes jetait des lueurs
rapides а l’intйrieur du _warй-atoua_. Le groupe des prisonniers
s’йclairait un instant. Ces pauvres gens йtaient absorbйs dans
leurs pensйes derniиres. Un silence de mort rйgnait dans la hutte.

Il devait кtre quatre heures du matin environ, quand l’attention
du major fut йveillйe par un lйger bruit qui semblait se produire
derriиre les poteaux du fond, dans la paroi de la hutte adossйe au
massif. Mac Nabbs, d’abord indiffйrent а ce bruit, voyant qu’il
continuait, йcouta; puis, intriguй de sa persistance, il colla,
pour le mieux apprйcier, son oreille contre la terre. Il lui
sembla qu’on grattait, qu’on creusait а l’extйrieur.

Quand il fut certain du fait, le major, se glissant prиs de
Glenarvan et de John Mangles, les arracha а leurs douloureuses
pensйes et les conduisit au fond de la case.

«Йcoutez», dit-il а voix basse, en leur faisant signe de se
baisser.

Les grattements йtaient de plus en plus perceptibles; on pouvait
entendre les petites pierres grincer sous la pression d’un corps
aigu et s’йbouler extйrieurement.

«Quelque bкte dans son terrier», dit John Mangles.

Glenarvan se frappa le front:

«Qui sait, dit-il, si c’йtait un homme?...

-- Homme ou animal, rйpondit le major, je saurai а quoi m’en
tenir!»

Wilson, Olbinett se joignirent а leurs compagnons, et tous se
mirent а creuser la paroi, John avec son poignard, les autres avec
des pierres arrachйes du sol ou avec leurs ongles, tandis que
Mulrady, йtendu а terre, surveillait par l’entre-bвillement de la
natte le groupe des indigиnes.

Ces sauvages, immobiles autour du brasier, ne soupзonnaient rien
de ce qui se passait а vingt pas d’eux.

Le sol йtait fait d’une terre meuble et friable qui recouvrait le
tuf siliceux. Aussi, malgrй le manque d’outils, le trou avanзa
rapidement. Bientфt il fut йvident qu’un homme ou des hommes,
accrochйs sur les flancs du _pah_, perзaient une galerie dans sa
paroi extйrieure. Quel pouvait кtre leur but?

Connaissaient-ils l’existence des prisonniers, ou le hasard d’une
tentative personnelle expliquait-il le travail qui semblait
s’accomplir?

Les captifs redoublиrent leurs efforts. Leurs doigts dйchirйs
saignaient, mais ils creusaient toujours.

Aprиs une demi-heure de travail, le trou, forй par eux, avait
atteint une demi-toise de profondeur. Ils pouvaient reconnaоtre
aux bruits plus accentuйs qu’une mince couche de terre seulement
empкchait alors une communication immйdiate.

Quelques minutes s’йcoulиrent encore, et soudain le major retira
sa main coupйe par une lame aiguл.

Il retint un cri prкt а lui йchapper.

John Mangles, opposant la lame de son poignard, йvita le couteau
qui s’agitait hors du sol, mais il saisit la main qui le tenait.

C’йtait une main de femme ou d’enfant, une main europйenne!

De part et d’autre, pas un mot n’avait йtй prononcй. Il йtait
йvident que, de part et d’autre, il y avait intйrкt а se taire.

«Est-ce Robert?» murmura Glenarvan.

Mais, si bas qu’il eыt prononcй ce nom, Mary Grant, йveillйe par
les mouvements qui s’accomplissaient dans la case, se glissa prиs
de Glenarvan, et, saisissant cette main toute maculйe de terre,
elle la couvrit de baisers.

«Toi! Toi! disait la jeune fille, qui n’avait pu s’y mйprendre,
toi, mon Robert!

-- Oui, petite soeur, rйpondit Robert, je suis lа, pour vous
sauver tous! Mais, silence!

-- Brave enfant! rйpйtait Glenarvan.

-- Surveillez les sauvages au dehors», reprit Robert.

Mulrady, un moment distrait par l’apparition de l’enfant, reprit
son poste d’observation.

«Tout va bien, dit-il. Il n’y a plus que quatre guerriers qui
veillent. Les autres sont endormis.

-- Courage!» rйpondit Wilson.

En un instant, le trou fut agrandi, et Robert passa des bras de sa
soeur dans les bras de lady Helena.

Autour de son corps йtait roulйe une longue corde de phormium.

«Mon enfant, mon enfant, murmurait la jeune femme, ces sauvages ne
t’ont pas tuй!

-- Non, madame, rйpondit Robert. Je ne sais comment, pendant le
tumulte, j’ai pu me dйrober а leurs yeux; j’ai franchi l’enceinte;
pendant deux jours, je suis restй cachй derriиre des arbrisseaux;
j’errais la nuit; je voulais vous revoir. Pendant que toute la
tribu s’occupait des funйrailles du chef, je suis venu reconnaоtre
ce cфtй du retranchement oщ s’йlиve la prison, et j’ai vu que je
pourrais arriver jusqu’а vous. J’ai volй dans une hutte dйserte ce
couteau et cette corde. Les touffes d’herbes, les branches
d’arbustes m’ont servi d’йchelle; j’ai trouvй par hasard une
espиce de grotte creusйe dans le massif mкme oщ s’appuie cette
hutte; je n’ai eu que quelques pieds а creuser dans une terre
molle, et me voilа.»

Vingt baisers muets furent la seule rйponse que put obtenir
Robert.

«Partons! dit-il d’un ton dйcidй.

-- Paganel est en bas? demanda Glenarvan.

-- Monsieur Paganel? rйpondit l’enfant, surpris de la question.

-- Oui, il nous attend?

-- Mais non, _mylord_. Comment, Monsieur Paganel n’est pas ici?

-- Il n’y est pas, Robert, rйpondit Mary Grant.

-- Quoi? Tu ne l’as pas vu? demanda Glenarvan. Vous ne vous кtes
pas rencontrйs dans ce tumulte? Vous ne vous кtes pas йchappйs
ensemble?

-- Non, _mylord_, rйpondit Robert, atterrй d’apprendre la
disparition de son ami Paganel.

-- Partons, dit le major, il n’y a pas une minute а perdre. En
quelque lieu que soit Paganel, il ne peut pas кtre plus mal que
nous ici. Partons!»

En effet, les moments йtaient prйcieux. Il fallait fuir. L’йvasion
ne prйsentait pas de grandes difficultйs, si ce n’est sur une
paroi presque perpendiculaire en dehors de la grotte, et pendant
une vingtaine de pieds seulement. Puis, aprиs, le talus offrait
une descente assez douce jusqu’au bas de la montagne. De ce point,
les captifs pouvaient gagner rapidement les vallйes infйrieures,
tandis que les maoris, s’ils venaient а s’apercevoir de leur
fuite, seraient forcйs de faire un trиs long dйtour pour les
atteindre, puisqu’ils ignoraient l’existence de cette galerie
creusйe entre le _warй-atoua_ et le talus extйrieur.

L’йvasion commenзa. Toutes les prйcautions furent prises pour la
faire rйussir. Les captifs passиrent un а un par l’йtroite galerie
et se trouvиrent dans la grotte. John Mangles, avant de quitter la
hutte, fit disparaоtre tous les dйcombres et se glissa а son tour
par l’ouverture, sur laquelle il laissa retomber les nattes de la
case. La galerie se trouvait donc entiиrement dissimulйe.

Il s’agissait а prйsent de descendre la paroi perpendiculaire
jusqu’au talus, et cette descente aurait йtй impraticable, si
Robert n’eыt apportй la corde de phormium.

On la dйroula; elle fut fixйe а une saillie de roche et rejetйe au
dehors.

John Mangles, avant de laisser ses amis se suspendre а ces
filaments de phormium, qui, par leur torsion, formaient la corde,
les йprouva; ils ne lui parurent pas offrir une grande soliditй;
or, il ne fallait pas s’exposer inconsidйrйment, car une chute
pouvait кtre mortelle.

«Cette corde, dit-il, ne peut supporter que le poids de deux
corps; ainsi, procйdons en consйquence. Que lord et lady Glenarvan
se laissent glisser d’abord; lorsqu’ils seront arrivйs au talus,
trois secousses imprimйes а la corde nous donneront le signal de
les suivre.

-- Je passerai le premier, rйpondit Robert. J’ai dйcouvert au bas
du talus une sorte d’excavation profonde oщ les premiers descendus
se cacheront pour attendre les autres.

-- Va, mon enfant», dit Glenarvan en serrant la main du jeune
garзon.

Robert disparut par l’ouverture de la grotte. Une minute aprиs,
les trois secousses de la corde apprenaient que l’enfant venait
d’opйrer heureusement sa descente.

Aussitфt Glenarvan et lady Helena se hasardиrent en dehors de la
grotte. L’obscuritй йtait profonde encore, mais quelques teintes
grisвtres nuanзaient dйjа les cimes qui se dressaient dans l’est.

Le froid piquant du matin ranima la jeune femme. Elle se sentit
plus forte et commenзa sa pйrilleuse йvasion.

Glenarvan d’abord, lady Helena ensuite, se laissиrent glisser le
long de la corde jusqu’а l’endroit oщ la paroi perpendiculaire
rencontrait le sommet du talus. Puis Glenarvan, prйcйdant sa femme
et la soutenant, commenзa а descendre а reculons. Il cherchait les
touffes d’herbes et les arbrisseaux propres а lui offrir un point
d’appui; il les йprouvait d’abord, et y plaзait ensuite le pied de
lady Helena. Quelques oiseaux, rйveillйs subitement, s’envolaient
en poussant de petits cris, et les fugitifs frйmissaient quand une
pierre, dйtachйe de son alvйole, roulait avec bruit jusqu’au bas
de la montagne.

Ils avaient atteint la moitiй du talus, lorsqu’une voix se fit
entendre а l’ouverture de la grotte:

«Arrкtez!» murmurait John Mangles.

Glenarvan, accrochй d’une main а une touffe de tйtragones, de
l’autre, retenant sa femme, attendit, respirant а peine.

Wilson avait eu une alerte. Ayant entendu quelque bruit а
l’extйrieur du _warй-atoua_, il йtait rentrй dans la hutte, et,
soulevant la natte, il observait les maoris. Sur un signe de lui,
John arrкta Glenarvan.

En effet, un des guerriers, surpris par quelque rumeur insolite,
s’йtait relevй et rapprochй du _warй-atoua_. Debout, а deux pas de
la hutte, il йcoutait, la tкte inclinйe. Il resta dans cette
attitude pendant une minute longue comme une heure, l’oreille
tendue, l’oeil aux aguets. Puis, secouant la tкte en homme qui
s’est mйpris, il revint vers ses compagnons, prit une brassйe de
bois mort et la jeta dans le brasier а demi йteint, dont les
flammes se ravivиrent. Sa figure, vivement йclairйe, ne trahissait
plus aucune prйoccupation, et, aprиs avoir observй les premiиres
lueurs de l’aube qui blanchissaient l’horizon, il s’йtendit prиs
du feu pour rйchauffer ses membres refroidis.

«Tout va bien», dit Wilson.

John fit signe а Glenarvan de reprendre sa descente.

Glenarvan se laissa glisser doucement sur le talus; bientфt lady
Helena et lui prirent pied sur l’йtroit sentier oщ les attendait
Robert.

La corde fut secouйe trois fois, et, а son tour, John Mangles,
prйcйdant Mary Grant, suivit la pйrilleuse route. Son opйration
rйussit; il rejoignit lord et lady Glenarvan dans le trou signalй
par Robert.

Cinq minutes plus tard, tous les fugitifs, heureusement йvadйs du
_warй-atoua_, quittaient leur retraite provisoire, et, fuyant les
rives habitйes du lac, ils s’enfonзaient par d’йtroits sentiers,
au plus profond des montagnes.

Ils marchaient rapidement, cherchant а se dйfier de tous les
points oщ quelque regard pouvait les atteindre. Ils ne parlaient
pas, ils glissaient comme des ombres а travers les arbrisseaux. Oщ
allaient-ils? а l’aventure, mais ils йtaient libres.

Vers cinq heures, le jour commenзa а poindre. Des nuances
bleuвtres marbraient les hautes bandes de nuages. Les brumeux
sommets se dйgageaient des vapeurs matinales. L’astre du jour ne
devait pas tarder а paraоtre, et ce soleil, au lieu de donner le
signal du supplice, allait, au contraire, signaler la fuite des
condamnйs.

Il fallait donc, avant ce moment fatal, que les fugitifs se
fussent mis hors de la portйe des sauvages, afin de les dйpister
par l’йloignement.

Mais ils ne marchaient pas vite, car les sentiers йtaient abrupts.
Lady Helena gravissait les pentes, soutenue, pour ne pas dire
portйe, par Glenarvan, et Mary Grant s’appuyait au bras de John
Mangles; Robert, heureux, t_rio_mphant, le coeur plein de joie de
son succиs, ouvrait la marche, les deux matelots la fermaient.

Encore une demi-heure, et l’astre radieux allait йmerger des
brumes de l’horizon.

Pendant une demi-heure, les fugitifs marchиrent а l’aventure.
Paganel n’йtait pas lа pour les diriger, -- Paganel, l’objet de
leurs alarmes et dont l’absence faisait une ombre noire а leur
bonheur.

Cependant, ils se dirigeaient vers l’est, autant que possible, et
s’avanзaient au-devant d’une magnifique aurore. Bientфt ils eurent
atteint une hauteur de cinq cents pieds au-dessus du lac Taupo, et
le froid du matin, accru par cette altitude, les piquait vivement.
Des formes indйcises de collines et de montagnes s’йtageaient les
unes au-dessus des autres; mais Glenarvan ne demandait qu’а s’y
perdre. Plus tard, il verrait а sortir de ce montueux labyrinthe.
Enfin le soleil parut, et il envoya ses premiers rayons au-devant
des fugitifs.

Soudain un hurlement terrible, fait de cent cris, йclata dans les
airs. Il s’йlevait du _pah_, dont Glenarvan ignorait alors
l’exacte situation.

D’ailleurs, un йpais rideau de brumes, tendu sous ses pieds,
l’empкchait de distinguer les vallйes basses.

Mais les fugitifs ne pouvaient en douter, leur йvasion йtait
dйcouverte, йchapperaient-ils а la poursuite des indigиnes?
Avaient-ils йtй aperзus?

Leurs traces ne les trahiraient-elles pas?

En ce moment, le brouillard infйrieur se leva, les enveloppa
momentanйment d’un nuage humide, et ils aperзurent а trois cents
pieds au-dessous d’eux la masse frйnйtique des indigиnes.

Ils voyaient, mais ils avaient йtй vus. De nombreux hurlements
йclatиrent, des aboiements s’y joignirent, et la tribu tout
entiиre, aprиs avoir en vain essayй d’escalader la roche du _warй-
atoua_, se prйcipita hors des enceintes, et s’йlanзa par les plus
courts sentiers а la poursuite des prisonniers qui fuyaient sa
vengeance.


Chapitre XIV
_La montagne tabou_

Le sommet de la montagne s’йlevait encore d’une centaine de pieds.
Les fugitifs avaient intйrкt а l’atteindre afin de se dйrober, sur
le versant opposй, а la vue des maoris. Ils espйraient que quelque
crкte praticable leur permettrait alors de gagner les cimes
voisines, qui se confondaient dans un systиme orographique, dont
le pauvre Paganel eыt sans doute, s’il avait йtй lа, dйbrouillй
les complications.

L’ascension fut donc hвtйe, sous la menace de ces vocifйrations
qui se rapprochaient de plus en plus.

La horde envahissante arrivait au pied de la montagne.

«Courage! Courage! Mes amis», criait Glenarvan, excitant ses
compagnons de la voix et du geste.

En moins de cinq minutes, ils atteignirent le sommet du mont; lа,
ils se retournиrent afin de juger la situation et de prendre une
direction qui pыt dйpister les maoris.

De cette hauteur, leurs regards dominaient le lac Taupo, qui
s’йtendait vers l’ouest dans son cadre pittoresque de montagnes.
Au nord, les cimes du Pirongia. Au sud, le cratиre enflammй du
Tongariro.

Mais, vers l’est, le regard butait contre la barriиre de cimes et
de croupes qui joignait les Wahiti-Ranges, cette grande chaоne
dont les anneaux non interrompus relient toute l’оle
septent_rio_nale du dйtroit de Cook au cap oriental.

Il fallait donc redescendre le versant opposй et s’engager dans
d’йtroites gorges, peut-кtre sans issues.

Glenarvan jeta un coup d’oeil anxieux autour de lui; le brouillard
s’йtant fondu aux rayons du soleil, son regard pйnйtrait nettement
dans les moindres cavitйs du sol. Aucun mouvement des maoris ne
pouvait йchapper а sa vue.

Les indigиnes n’йtaient pas а cinq cents pieds de lui, quand ils
atteignirent le plateau sur lequel reposait le cфne solitaire.

Glenarvan ne pouvait, si peu que ce fыt, prolonger sa halte.
йpuisй ou non, il fallait fuir sous peine d’кtre cernй.

«Descendons! s’йcria-t-il, descendons avant que le chemin ne soit
coupй!»

Mais, au moment oщ les pauvres femmes se relevaient par un suprкme
effort, Mac Nabbs les arrкta, et dit:

«C’est inutile, Glenarvan. Voyez.»

Et tous, en effet, virent l’inexplicable changement qui venait de
se produire dans le mouvement des maoris.

Leur poursuite s’йtait subitement interrompue.

L’assaut de la montagne venait de cesser comme par un impйrieux
contre-ordre. La bande d’indigиnes avait maоtrisй son йlan, et
s’йtait arrкtйe comme les flots de la mer devant un roc
infranchissable.

Tous ces sauvages, mis en appйtit de sang, maintenant rangйs au
pied du mont, hurlaient, gesticulaient, agitaient des fusils et
des haches, mais n’avanзaient pas d’une semelle. Leurs chiens,
comme eux enracinйs au sol, aboyaient avec rage.

Que se passait-il donc? Quelle puissance invisible retenait les
indigиnes? Les fugitifs regardaient sans comprendre, craignant que
le charme qui enchaоnait la tribu de Kai-Koumou ne vоnt а se
rompre.

Soudain, John Mangles poussa un cri qui fit retourner ses
compagnons. De la main, il leur montrait une petite forteresse
йlevйe au sommet du cфne.

«Le tombeau du chef Kara-Tйtй! s’йcria Robert.

-- Dis-tu vrai, Robert? demanda Glenarvan.

-- Oui, _mylord_, c’est bien le tombeau! Je le reconnais...»

Robert ne se trompait pas. А cinquante pieds au-dessus, а la
pointe extrкme de la montagne, des pieux fraоchement peints
formaient une petite enceinte palissadйe. Glenarvan reconnut а son
tour la tombe du chef zйlandais. Dans les hasards de sa fuite, il
avait йtй conduit а la cime mкme du Maunganamu.

Le lord suivi de ses compagnons, gravit les derniers talus du cфne
jusqu’au pied mкme du tombeau. Une large ouverture recouverte de
nattes y donnait accиs.

Glenarvan allait pйnйtrer dans l’intйrieur de l’_oudoupa_ quand,
tout d’un coup, il recula vivement:

«Un sauvage! dit-il.

-- Un sauvage dans ce tombeau? demanda le major.

-- Oui, Mac Nabbs.

-- Qu’importe, entrons.»

Glenarvan, le major, Robert et John Mangles pйnйtrиrent dans
l’enceinte. Un maori йtait lа, vкtu d’un grand manteau de
phormium; l’ombre de l’_oudoupa_ ne permettait pas de distinguer
ses traits. Il paraissait fort tranquille, et dйjeunait avec la
plus parfaite insouciance. Glenarvan allait lui adresser la
parole, quand l’indigиne, le prйvenant, lui dit d’un ton aimable
et en bonne langue anglaise:

«Asseyez-vous donc, mon cher lord, le dйjeuner vous attend.»

C’йtait Paganel. А sa voix, tous se prйcipitиrent dans l’_oudoupa_
et tous passиrent dans les bras de l’excellent gйographe. Paganel
йtait retrouvй!

C’йtait le salut commun qui se prйsentait dans sa personne! on
allait l’interroger, on voulait savoir comment et pourquoi il se
trouvait au sommet du Maunganamu; mais Glenarvan arrкta d’un mot
cette inopportune cu_rio_sitй.

«Les sauvages! dit-il.

-- Les sauvages, rйpondit en haussant les йpaules Paganel. Voilа
des individus que je mйprise souverainement!

-- Mais ne peuvent-ils?...

-- Eux! Ces imbйciles! Venez les voir!»

Chacun suivit Paganel, qui sortit de l’_oudoupa_. Les zйlandais
йtaient а la mкme place, entourant le pied du cфne, et poussant
d’йpouvantables vocifйrations.

«Criez! Hurlez! йpoumonez-vous, stupides crйatures! dit Paganel.
Je vous dйfie bien de gravir cette montagne!

-- Et pourquoi? demanda Glenarvan.

-- Parce que le chef y est enterrй, parce que ce tombeau nous
protиge, parce que la montagne est tabou!

-- Tabou?

-- Oui, mes amis! Et voilа pourquoi je me suis rйfugiй ici comme
dans un de ces lieux d’asile du moyen вge ouverts aux malheureux.

-- Dieu est pour nous!» s’йcria lady Helena, levant ses mains vers
le ciel.

En effet, le mont йtait tabou, et, par sa consйcration, il
йchappait а l’envahissement des superstitieux sauvages.

Ce n’йtait pas encore le salut des fugitifs, mais un rйpit
salutaire, dont ils cherchaient а profiter. Glenarvan, en proie а
une indicible йmotion, ne profйrait pas une parole, et le major
remuait la tкte d’un air vйritablement satisfait.

«Et maintenant, mes amis, dit Paganel, si ces brutes comptent sur
nous pour exercer leur patience, ils se trompent. Avant deux
jours, nous serons hors des atteintes de ces coquins.

-- Nous fuirons! dit Glenarvan. Mais comment?

-- Je n’en sais rien rйpondit Paganel, mais nous fuirons tout de
mкme.»

Alors, chacun voulut connaоtre les aventures du gйographe. Chose
bizarre, et retenue singuliиre chez un homme si prolixe, il
fallut, pour ainsi dire, lui arracher les paroles de la bouche.
Lui qui aimait tant а conter, il ne rйpondit que d’une maniиre
йvasive aux questions de ses amis.

«On m’a changй mon Paganel», pensait Mac Nabbs.

En effet, la physionomie du digne savant n’йtait plus la mкme. Il
s’enveloppait sйvиrement dans son vaste chвle de phormium, et
semblait йviter les regards trop curieux. Ses maniиres
embarrassйes, lorsqu’il йtait question de lui, n’йchappиrent а
personne, mais, par discrйtion, personne ne parut les remarquer.
D’ailleurs, quand Paganel n’йtait plus sur le tapis, il reprenait
son enjouement habituel.

Quant а ses souvenirs, voici ce qu’il jugea convenable d’en
apprendre а ses compagnons, lorsque tous se furent assis prиs de
lui, au pied des poteaux de l’_oudoupa_.

Aprиs le meurtre de Kara-Tйtй, Paganel profita comme Robert du
tumulte des indigиnes et se jeta hors de l’enceinte du _pah_.
Mais, moins heureux que le jeune Grant, il alla donner droit dans
un campement de maoris. Lа commandait un chef de belle taille, а
l’air intelligent, йvidemment supйrieur а tous les guerriers de sa
tribu. Ce chef parlait correctement anglais, et souhaita la
bienvenue en limant du bout de son nez le nez du gйographe.

Paganel se demandait s’il devait se considйrer comme prisonnier ou
non. Mais, voyant qu’il ne pouvait faire un pas sans кtre
gracieusement accompagnй du chef, il sut bientфt а quoi s’en tenir
а cet йgard.

Ce chef, nommй «Hihy», c’est-а-dire «rayon du soleil», n’йtait
point un mйchant homme. Les lunettes et la longue-vue du gйographe
semblaient lui donner une haute idйe de Paganel, et il l’attacha
particuliиrement а sa personne, non seulement par ses bienfaits,
mais encore avec de bonnes cordes de phormium. La nuit surtout.

Cette situation nouvelle dura trois grands jours.

Pendant ce laps de temps, Paganel fut-il bien ou mal traitй? «oui
et non», dit-il, sans s’expliquer davantage. Bref, il йtait
prisonnier, et, sauf la perspective d’un supplice immйdiat, sa
condition ne lui paraissait guиre plus enviable que celle de ses
infortunйs amis.

Heureusement, pendant une nuit, il parvint а ronger ses cordes et
а s’йchapper. Il avait assistй de loin а l’enterrement du chef, il
savait qu’on l’avait inhumй au sommet du Maunganamu, et que la
montagne devenait tabou par ce fait. Ce fut lа qu’il rйsolut de se
rйfugier, ne voulant pas quitter le pays oщ ses compagnons йtaient
retenus. Il rйussit dans sa pйrilleuse entreprise. Il arriva
pendant la nuit derniиre au tombeau de Kara-Tйtй, et attendit,
«tout en reprenant des forces», que le ciel dйlivrвt ses amis par
quelque hasard.

Tel fut le rйcit de Paganel. Omit-il а dessein certaine
circonstance de son sйjour chez les indigиnes? Plus d’une fois,
son embarras le laissa croire. Quoi qu’il en soit, il reзut
d’unanimes fйlicitations, et, le passй connu, on en revint au
prйsent. La situation йtait toujours excessivement grave. Les
indigиnes, s’ils ne se hasardaient pas а gravir le Maunganamu,
comptaient sur la faim et la soif pour reprendre leurs
prisonniers. Affaire de temps, et les sauvages ont la patience
longue.

Glenarvan ne se mйprenait pas sur les difficultйs de sa position,
mais il rйsolut d’attendre les circonstances favorables, et de les
faire naоtre, au besoin.

Et d’abord Glenarvan voulut reconnaоtre avec soin le Maunganamu,
c’est-а-dire sa forteresse improvisйe, non pour la dйfendre, car
le siиge n’en йtait pas а craindre, mais pour en sortir. Le major,
John, Robert, Paganel et lui, prirent un relevй exact de la
montagne. Ils observиrent la direction des sentiers, leurs
aboutissants, leur dйclivitй. La crкte, longue d’un mille, qui
rйunissait le Maunganamu а la chaоne des Wahiti, allait en
s’abaissant vers la plaine. Son arкte, йtroite et capricieusement
profilйe, prйsentait la seule route praticable, au cas oщ
l’йvasion serait possible. Si les fugitifs y passaient inaperзus,
а la faveur de la nuit, peut-кtre rйussiraient-ils а s’engager
dans les profondes vallйes des Ranges, et а dйpister les guerriers
maoris. Mais cette route offrait plus d’un danger. Dans sa partie
basse, elle passait а portйe des coups de fusil. Les balles des
indigиnes postйs aux rampes infйrieures pouvaient s’y croiser, et
tendre lа un rйseau de fer que nul ne saurait impunйment franchir.

Glenarvan et ses amis, s’йtant aventurйs sur la partie dangereuse
de la crкte, furent saluйs d’une grкle de plomb qui ne les
atteignit pas. Quelques bourres, enlevйes par le vent, arrivиrent
jusqu’а eux. Elles йtaient faites de papier imprimй que Paganel
ramassa par cu_rio_sitй pure et qu’il dйchiffra non sans peine.

«Bon! dit-il, savez-vous, mes amis, avec quoi ces animaux-lа
bourrent leurs fusils?

-- Non, Paganel, rйpondit Glenarvan.

-- Avec des feuillets de la bible! Si c’est l’emploi qu’ils font
des versets sacrйs, je plains leurs missionnaires! Ils auront de
la peine а fonder des bibliothиques maories.

-- Et quel passage des livres saints ces indigиnes nous ont-ils
tirй en pleine poitrine? demanda Glenarvan.

-- Une parole du Dieu tout-puissant, rйpondit John Mangles, qui
venait de lire а son tour le papier maculй par l’explosion. Cette
parole nous dit d’espйrer en lui, ajouta le capitaine, avec
l’inйbranlable conviction de sa foi йcossaise.

-- Lis, John», dit Glenarvan.

Et John lut ce verset respectй par la dйflagration de la poudre:

«Psaume 90. -- «_Parce qu’il a espйrй en moi, je le dйlivrerai_.»

-- Mes amis, dit Glenarvan, il faut reporter ces paroles
d’espйrance а nos braves et chиres compagnes. Il y a lа de quoi
leur ranimer le coeur.»

Glenarvan et ses compagnons remontиrent les abrupts sentiers du
cфne, et se dirigиrent vers le tombeau qu’ils voulaient examiner.

Chemin faisant, ils furent йtonnйs de surprendre, а de petits
intervalles, comme un certain frйmissement du sol. Ce n’йtait pas
une agitation, mais cette vibration continue qu’йprouvent les
parois d’une chaudiиre а la poussйe de l’eau bouillante. De
violentes vapeurs, nйes de l’action des feux souterrains, йtaient
йvidemment emmagasinйes sous l’enveloppe de la montagne.

Cette particularitй ne pouvait йmerveiller des gens qui venaient
de passer entre les sources chaudes du Waikato. Ils savaient que
cette rйgion centrale d’Ika-Na-Maoui est essentiellement
volcanique.

C’est un vйritable tamis dont le tissu laisse transpirer les
vapeurs de la terre par les sources bouillantes et les solfatares.

Paganel, qui l’avait dйjа observйe, appela donc l’attention de ses
amis sur la nature volcanique de la montagne. Le Maunganamu
n’йtait que l’un de ces nombreux cфnes qui hйrissent la portion
centrale de l’оle, c’est-а-dire un volcan de l’avenir.

La moindre action mйcanique pouvait dйterminer la formation d’un
cratиre dans ses parois faites d’un tuf siliceux et blanchвtre.

«En effet, dit Glenarvan, mais nous ne sommes pas plus en danger
ici qu’auprиs de la chaudiиre du _Duncan_. C’est une tфle solide
que cette croыte de terre!

-- D’accord, rйpondit le major, mais une chaudiиre, si bonne
qu’elle soit, finit toujours par йclater, aprиs un long service.

-- Mac Nabbs, reprit Paganel, je ne demande pas а rester sur ce
cфne. Que le ciel me montre une route praticable, et je le quitte
а l’instant.

-- Ah! Pourquoi ce Maunganamu ne peut-il nous entraоner lui-mкme,
rйpondit John Mangles, puisque tant de puissance mйcanique est
renfermйe dans ses flancs! Il y a peut-кtre, sous nos pieds, la
force de plusieurs millions de chevaux, stйrile et perdue! Notre
_Duncan_ n’en demanderait pas la milliиme partie pour nous porter
au bout du monde!»

Ce souvenir du _Duncan_, йvoquй par John Mangles, eut pour effet
de ramener les pensйes les plus tristes dans l’esprit de
Glenarvan; car, si dйsespйrйe que fыt sa propre situation, il
l’oubliait souvent pour gйmir sur le sort de son йquipage.

Il songeait encore, quand il retrouva au sommet du Maunganamu ses
compagnons d’infortune.

Lady Helena, dиs qu’elle l’aperзut, vint а lui.

«Mon cher Edward, dit-elle, vous avez reconnu notre position?
Devons-nous espйrer ou craindre?

-- Espйrer, ma chиre Helena, rйpondit Glenarvan. Les indigиnes ne
franchiront jamais la limite de la montagne, et le temps ne nous
manquera pas pour former un plan d’йvasion.

-- D’ailleurs, madame, dit John Mangles, c’est Dieu lui-mкme qui
nous recommande d’espйrer.»

John Mangles remit а lady Helena ce feuillet de la bible, oщ se
lisait le verset sacrй. La jeune femme et la jeune fille, l’вme
confiante, le coeur ouvert а toutes les interventions du ciel,
virent dans ces paroles du livre saint un infaillible prйsage de
salut.

«Maintenant, а l’_oudoupa_! s’йcria gaiement Paganel. C’est notre
forteresse, notre chвteau, notre salle а manger, notre cabinet de
travail! Personne ne nous y dйrangera! Mesdames, permettez-moi de
vous faire les honneurs de cette charmante habitation.»

On suivit l’aimable Paganel. Lorsque les sauvages virent les
fugitifs profaner de nouveau cette sйpulture tabouйe, ils firent
йclater de nombreux coups de feu et d’йpouvantables hurlements,
ceux-ci aussi bruyants que ceux-lа. Mais, fort heureusement, les
balles ne portиrent pas si loin que les cris, et tombиrent а mi-
cфte, pendant que les vocifйrations allaient se perdre dans
l’espace.

Lady Helena, Mary Grant et leurs compagnons, tout а fait rassurйs
en voyant que la superstition des maoris йtait encore plus forte
que leur colиre, entrиrent dans le monument funиbre.

C’йtait une palissade de pieux peints en rouge, que cet _oudoupa_
du chef zйlandais. Des figures symboliques, un vrai tatouage sur
bois, racontaient la noblesse et les hauts faits du dйfunt. Des
chapelets d’amulettes, de coquillages ou de pierres taillйes se
balanзaient d’un poteau а l’autre. А l’intйrieur, le sol
disparaissait sous un tapis de feuilles vertes. Au centre, une
lйgиre extumescence trahissait la tombe fraоchement creusйe.

Lа, reposaient les armes du chef, ses fusils chargйs et amorcйs,
sa lance, sa superbe hache en jade vert, avec une provision de
poudre et de balles suffisante pour les chasses йternelles.

«Voilа tout un arsenal, dit Paganel, dont nous ferons un meilleur
emploi que le dйfunt. Une bonne idйe qu’ont ces sauvages
d’emporter leurs armes dans l’autre monde!

-- Eh! mais, ce sont des fusils de fabrique anglaise! dit le
major.

-- Sans doute, rйpondit Glenarvan, et c’est une assez sotte
coutume de faire cadeau d’armes а feu aux sauvages! Ils s’en
servent ensuite contre les envahisseurs, et ils ont raison. En
tout cas, ces fusils pourront nous кtre utiles!

-- Mais ce qui nous sera plus utile encore, dit Paganel, ce sont
les vivres et l’eau destinйs а Kara-Tйtй.»

En effet, les parents et les amis du mort avaient bien fait les
choses. L’approvisionnement tйmoignait de leur estime pour les
vertus du chef. Il y avait des vivres suffisants а nourrir dix
personnes pendant quinze jours ou plutфt le dйfunt pour
l’йternitй. Ces aliments de nature vйgйtale consistaient en
fougиres, en patates douces, le «convolvulus batatas» indigиne, et
en pommes de terre importйes depuis longtemps dans le pays par les
europйens. De grands vases contenaient l’eau pure qui figure au
repas zйlandais, et une douzaine de paniers, artistement tressйs,
renfermaient des tablettes d’une gomme verte parfaitement
inconnue.

Les fugitifs йtaient donc prйmunis pour quelques jours contre la
faim et la soif. Ils ne se firent aucunement prier pour prendre
leur premier repas aux dйpens du chef.

Glenarvan rapporta les aliments nйcessaires а ses compagnons, et
les confia aux soins de Mr Olbinett.

Le _stewart_, toujours formaliste, mкme dans les plus graves
situations, trouva le menu du repas un peu maigre. D’ailleurs, il
ne savait comment prйparer ces racines, et le feu lui manquait.

Mais Paganel le tira d’affaire, en lui conseillant d’enfouir tout
simplement ses fougиres et ses patates douces dans le sol mкme.

En effet, la tempйrature des couches supйrieures йtait trиs
йlevйe, et un thermomиtre, enfoncй dans ce terrain, eыt
certainement accusй une chaleur de soixante а soixante-cinq
degrйs. Olbinett faillit mкme s’йchauder trиs sйrieusement, car,
au moment oщ il venait de creuser un trou pour y dйposer ses
racines, une colonne de vapeur d’eau se dйgagea, et monta en
sifflant а une hauteur d’une toise. Le _stewart_ tomba а la
renverse, йpouvantй.

«Fermez le robinet!» cria le major, qui, aidй des deux matelots,
accourut et combla le trou de dйbris ponceux, tandis que Paganel,
considйrant d’un air singulier ce phйnomиne, murmurait ces mots:

«Tiens! Tiens! Hй! Hй! Pourquoi pas?

-- Vous n’кtes pas blessй? demanda Mac Nabbs а Olbinett.

-- Non, Monsieur Mac Nabbs, rйpondit le _stewart_, mais je ne
m’attendais guиre...

-- А tant de bienfaits du ciel! s’йcria Paganel d’un ton enjouй.
Aprиs l’eau et les vivres de Kara-Tйtй, le feu de la terre! Mais
c’est un paradis que cette montagne! Je propose d’y fonder une
colonie, de la cultiver, de nous y йtablir pour le reste de nos
jours! Nous serons les Robinsons du Maunganamu! En vйritй, je
cherche vainement ce qui nous manque sur ce confortable cфne!

-- Rien, s’il est solide, rйpondit John Mangles.

-- Bon! Il n’est pas fait d’hier, dit Paganel. Depuis longtemps il
rйsiste а l’action des feux intйrieurs, et il tiendra bien jusqu’а
notre dйpart.

-- Le dйjeuner est servi», annonзa Mr Olbinett, aussi gravement
que s’il eыt йtй dans l’exercice de ses fonctions au chвteau de
Malcolm.

Aussitфt les fugitifs, assis prиs de la palissade, commencиrent un
de ces repas que depuis quelque temps la providence leur envoyait
si exactement dans les plus graves conjonctures.

On ne se montra pas difficile sur le choix des aliments, mais les
avis furent partagйs touchant la racine de fougиre comestible. Les
uns lui trouvиrent une saveur douce et agrйable, les autres un
goыt mucilagineux, parfaitement insipide, et une remarquable
coriacitй. Les patates douces, cuites dans le sol brыlant, йtaient
excellentes. Le gйographe fit observer que Kara-Tйtй n’йtait point
а plaindre.

Puis, la faim rassasiйe, Glenarvan proposa de discuter sans
retard, un plan d’йvasion.

«Dйjа! dit Paganel, d’un ton vйritablement piteux. Comment, vous
songez dйjа а quitter ce lieu de dйlices?

-- Mais, Monsieur Paganel, rйpondit lady Helena, en admettant que
nous soyons а Capoue, vous savez qu’il ne faut pas imiter Annibal!

-- Madame, rйpondit Paganel, je ne me permettrai point de vous
contredire, et puisque vous voulez discuter, discutons.

-- Je pense tout d’abord, dit Glenarvan, que nous devons tenter
une йvasion avant d’y кtre poussйs par la famine. Les forces ne
nous manquent pas, et il faut en profiter. La nuit prochaine, nous
essayerons de gagner les vallйes de l’est en traversant le cercle
des indigиnes а la faveur des tйnиbres.

-- Parfait, rйpondit Paganel, si les maoris nous laissent passer.

-- Et s’ils nous en empкchent? dit John Mangles.

-- Alors, nous emploierons les grands moyens, rйpondit Paganel.

-- Vous avez donc de grands moyens? demanda le major.

-- А n’en savoir que faire!» rйpliqua Paganel sans s’expliquer
davantage.

Il ne restait plus qu’а attendre la nuit pour essayer de franchir
la ligne des indigиnes.

Ceux-ci n’avaient pas quittй la place. Leurs rangs semblaient mкme
s’кtre grossis des retardataires de la tribu.

За et lа, des foyers allumйs formaient une ceinture de feux а la
base du cфne. Quand les tйnиbres envahirent les vallйes
environnantes, le Maunganamu parut sortir d’un vaste brasier,
tandis que son sommet se perdait dans une ombre йpaisse.

On entendait а six cents pieds plus bas l’agitation, les cris, le
murmure du bivouac ennemi.

А neuf heures, par une nuit trиs noire, Glenarvan et John Mangles
rйsolurent d’opйrer une reconnaissance, avant d’entraоner leurs
compagnons sur cette pйrilleuse route. Ils descendirent sans
bruit, pendant dix minutes environ, et s’engagиrent sur l’йtroite
arкte qui traversait la ligne indigиne, а cinquante pieds au-
dessus du campement.

Tout allait bien jusqu’alors. Les maoris, йtendus prиs de leurs
brasiers, ne semblaient pas apercevoir les deux fugitifs, qui
firent encore quelques pas.

Mais soudain, а gauche et а droite de la crкte, une double
fusillade йclata.

«En arriиre! dit Glenarvan, ces bandits ont des yeux de chat et
des fusils de riflemen!»

John Mangles et lui remontиrent aussitфt les roides talus du mont,
et vinrent promptement rassurer leurs amis effrayйs par les
dйtonations.

Le chapeau de Glenarvan avait йtй traversй de deux balles. Il
йtait donc impossible de s’aventurer sur l’interminable crкte
entre ces deux rangs de tirailleurs.

«А demain, dit Paganel, et puisque nous ne pouvons tromper la
vigilance de ces indigиnes, vous me permettrez de leur servir un
plat de ma faзon!»

La tempйrature йtait assez froide. Heureusement, Kara-Tйtй avait
emportй dans sa tombe ses meilleures robes de nuit, de chaudes
couvertures de phormium dont chacun s’enveloppa sans scrupule, et
bientфt les fugitifs, gardйs par la superstition indigиne,
dormaient tranquillement а l’abri des palissades, sur ce sol tiиde
et tout frissonnant de bouillonnements intйrieurs.


Chapitre XV
_Les grands moyens de Paganel_

Le lendemain, 17 fйvrier, le soleil levant rйveilla de ses
premiers rayons les dormeurs du Maunganamu. Les maoris, depuis
longtemps dйjа, allaient et venaient au pied du cфne, sans
s’йcarter de leur ligne d’observation. De furieuses clameurs
saluиrent l’apparition des europйens qui sortaient de l’enceinte
profanйe.

Chacun jeta son premier coup d’oeil aux montagnes environnantes,
aux vallйes profondes encore noyйes de brumes, а la surface du lac
Taupo, que le vent du matin ridait lйgиrement.

Puis tous, avides de connaоtre les nouveaux projets de Paganel, se
rйunirent autour de lui, et l’interrogиrent des yeux.

Paganel rйpondit aussitфt а l’inquiиte cu_rio_sitй de ses
compagnons.

«Mes amis, dit-il, mon projet a cela d’excellent que, s’il ne
produit pas tout l’effet que j’en attends, s’il йchoue mкme, notre
situation ne sera pas empirйe. Mais il doit rйussir, il rйussira.

-- Et ce projet? demanda Mac Nabbs.

-- Le voici, rйpondit Paganel. La superstition des indigиnes a
fait de cette montagne un lieu d’asile, il faut que la
superstition nous aide а en sortir.

Si je parviens а persuader а Kai-Koumou que nous avons йtй
victimes de notre profanation, que le courroux cйleste nous a
frappйs, en un mot, que nous sommes morts et d’une mort terrible,
croyez-vous qu’il abandonne ce plateau du Maunganamu pour
retourner а son village?

-- Cela n’est pas douteux, dit Glenarvan.

-- Et de quelle mort horrible nous menacez-vous? demanda lady
Helena.

-- De la mort des sacrilиges, mes amis, rйpondit Paganel. Les
flammes vengeresses sont sous nos pieds. Ouvrons-leur passage!

-- Quoi! Vous voulez faire un volcan! s’йcria John Mangles.

-- Oui, un volcan factice, un volcan improvisй, dont nous
dirigerons les fureurs! Il y a lа toute une provision de vapeurs
et de feux souterrains qui ne demandent qu’а sortir! Organisons
une йruption artificielle а notre profit!

-- L’idйe est bonne, dit le major. Bien imaginй, Paganel!

-- Vous comprenez, reprit le gйographe, que nous feindrons d’кtre
dйvorйs par les flammes du Pluton zйlandais, et que nous
disparaоtrons spirituellement dans le tombeau de Kara-Tйtй...

-- Oщ nous resterons trois jours, quatre jours, cinq jours, s’il
le faut, c’est-а-dire jusqu’au moment oщ les sauvages, convaincus
de notre mort, abandonneront la partie.

-- Mais s’ils ont l’idйe de constater notre chвtiment, dit miss
Grant, s’ils gravissent la montagne?

-- Non, ma chиre Mary, rйpondit Paganel, ils ne le feront pas. La
montagne est tabouйe, et quand elle aura elle-mкme dйvorй ses
profanateurs, son tabou sera plus rigoureux encore!

-- Ce projet est vйritablement bien conзu, dit Glenarvan. Il n’a
qu’une chance contre lui, et cette chance, c’est que les sauvages
s’obstinent а rester si longtemps encore au pied du Maunganamu,
que les vivres viennent а nous manquer. Mais cela est peu
probable, surtout si nous jouons habilement notre jeu.

-- Et quand tenterons-nous cette derniиre chance? demanda lady
Helena.

-- Ce soir mкme, rйpondit Paganel, а l’heure des plus йpaisses
tйnиbres.

-- C’est convenu, rйpondit Mac Nabbs. Paganel, vous кtes un homme
de gйnie et moi qui ne me passionne guиre, d’habitude, je rйponds
du succиs. Ah! Ces coquins! Nous allons leur servir un petit
miracle, qui retardera leur conversion d’un bon siиcle! Que les
missionnaires nous le pardonnent!»

Le projet de Paganel йtait donc adoptй, et vйritablement, avec les
superstitieuses idйes des maoris, il pouvait, il devait rйussir.
Restait son exйcution. L’idйe йtait bonne, mais sa mise en
pratique difficile. Ce volcan n’allait-il pas dйvorer les
audacieux qui lui creuseraient un cratиre? Pourrait-on maоtriser,
diriger cette йruption, quand ses vapeurs, ses flammes et ses
laves seraient dйchaоnйes? Le cфne tout entier ne s’abоmerait-il
pas dans un gouffre de feu? C’йtait toucher lа а ces phйnomиnes
dont la nature s’est rйservй le monopole absolu.

Paganel avait prйvu ces difficultйs, mais il comptait agir avec
prudence et sans pousser les choses а l’extrкme. Il suffisait
d’une apparence pour duper les maoris, et non de la terrible
rйalitй d’une йruption.

Combien cette journйe parut longue! Chacun en compta les
interminables heures. Tout йtait prйparй pour la fuite. Les vivres
de l’_oudoupa_ avaient йtй divisйs et formaient des paquets peu
embarrassants.

Quelques nattes et les armes а feu complйtaient ce lйger bagage,
enlevй au tombeau du chef. Il va sans dire que ces prйparatifs
furent faits dans l’enceinte palissadйe et а l’insu des sauvages.

А six heures, le _stewart_ servit un repas rйconfortant. Oщ et
quand mangerait-on dans les vallйes du district, nul ne le pouvait
prйvoir.

Donc, on dоna pour l’avenir. Le plat du milieu se composait d’une
demi-douzaine de gros rats, attrapйs par Wilson et cuits а
l’йtouffйe. Lady Helena et Mary Grant refusиrent obstinйment de
goыter ce gibier si estimй dans la Nouvelle-Zйlande, mais les
hommes s’en rйgalиrent comme de vrais maoris. Cette chair йtait
vйritablement excellente, savoureuse, mкme, et les six rongeurs
furent rongйs jusqu’aux os.

Le crйpuscule du soir arriva. Le soleil disparut derriиre une
bande d’йpais nuages d’aspect orageux.

Quelques йclairs illuminaient l’horizon, et un tonnerre lointain
roulait dans les profondeurs du ciel.

Paganel salua l’orage qui venait en aide а ses desseins et
complйtait sa mise en scиne. Les sauvages sont superstitieusement
affectйs par ces grands phйnomиnes de la nature. Les nйo-zйlandais
tiennent le tonnerre pour la voix irritйe de leur Nouп-Atoua et
l’йclair n’est que la fulguration courroucйe de ses yeux. La
divinitй paraоtrait donc venir personnellement chвtier les
profanateurs du tabou. А huit heures, le sommet du Maunganamu
disparut dans une obscuritй sinistre.

Le ciel prкtait un fond noir а cet йpanouissement de flammes que
la main de Paganel allait y projeter.

Les maoris ne pouvaient plus voir leurs prisonniers.

Le moment d’agir йtait venu.

Il fallait procйder avec rapiditй. Glenarvan, Paganel, Mac Nabbs,
Robert, le _stewart_, les deux matelots, se mirent а l’oeuvre
simultanйment.

L’emplacement du cratиre fut choisi а trente pas du tombeau de
Kara-Tйtй. Il йtait important, en effet, que cet _oudoupa_ fut
respectй par l’йruption, car avec lui eыt йgalement disparu le
tabou de la montagne. Lа, Paganel avait remarquй un йnorme bloc de
pierre autour duquel les vapeurs s’йpanchaient avec une certaine
intensitй. Ce bloc recouvrait un petit cratиre naturel creusй dans
le cфne, et s’opposait par son poids seul а l’йpanchement des
flammes souterraines. Si l’on parvenait а le rejeter hors de son
alvйole, les vapeurs et les laves fuseraient aussitфt par
l’ouverture dйgagйe.

Les travailleurs se firent des leviers avec les pieux arrachйs а
l’intйrieur de l’_oudoupa_, et ils attaquиrent vigoureusement la
masse rocheuse. Sous leurs efforts simultanйs, le roc ne tarda pas
а s’йbranler. Ils lui creusиrent une sorte de petite tranchйe sur
le talus du mont, afin qu’il pыt glisser par ce plan inclinй. А
mesure qu’ils le soulevaient, les trйpidations du sol s’accusaient
plus violemment.

De sourds rugissements de flammes et des sifflements de fournaise
couraient sous la croыte amincie. Les audacieux ouvriers,
vйritables cyclopes maniant les feux de la terre, travaillaient
silencieusement.

Bientфt, quelques fissures et des jets de vapeur brыlante leur
apprirent que la place devenait pйrilleuse. Mais un suprкme effort
arracha le bloc qui glissa sur la pente du mont et disparut.

Aussitфt la couche amincie cйda. Une colonne incandescente fusa
vers le ciel avec de vйhйmentes dйtonations, tandis que des
ruisseaux d’eau bouillante et de laves roulaient vers le campement
des indigиnes et les vallйes infйrieures.

Tout le cфne trembla, et l’on put croire qu’il s’abоmait dans un
gouffre sans fond. Glenarvan et ses compagnons eurent а peine le
temps de se soustraire aux atteintes de l’йruption; ils
s’enfuirent dans l’enceinte de l’_oudoupa_, non sans avoir reзu
quelques gouttes d’une eau portйe а une tempйrature de quatre-
vingt-quatorze degrйs.

Cette eau rйpandit d’abord une lйgиre odeur de bouillon, qui se
changea bientфt en une odeur de soufre trиs marquйe.

Alors, les vases, les laves, les dйtritus volcaniques, se
confondirent dans un mкme embrasement. Des torrents de feu
sillonnиrent les flancs du Maunganamu. Les montagnes prochaines
s’йclairиrent au feu de l’йruption; les vallйes profondes
s’illuminиrent d’une rйverbйration intense.

Tous les sauvages s’йtaient levйs, hurlant sous la morsure de ces
laves qui bouillonnaient au milieu de leur bivouac. Ceux que le
fleuve de feu n’avait pas atteints fuyaient et remontaient les
collines environnantes; puis, ils se retournaient йpouvantйs, et
considйraient cet effrayant phйnomиne, ce volcan dans lequel la
colиre de leur dieu abоmait les profanateurs de la montagne
sacrйe. Et, а de certains moments oщ faiblissait le fracas de
l’йruption, on les entendait hurler leur cri sacramentel:

«Tabou! Tabou! Tabou!»

Cependant, une йnorme quantitй de vapeurs, de pierres enflammйes
et de laves s’йchappait de ce cratиre du Maunganamu. Ce n’йtait
plus un simple geyser comme ceux qui avoisinent le mont Hйcla en
Islande, mais le mont Hйcla lui-mкme. Toute cette suppuration
volcanique s’йtait contenue jusqu’alors sous l’enveloppe du cфne,
parce que les soupapes du Tongariro suffisaient а son expansion;
mais lorsqu’on lui ouvrit une issue nouvelle, elle se prйcipita
avec une extrкme vйhйmence, et cette nuit-lа, par une loi
d’йquilibre, les autres йruptions de l’оle durent perdre de leur
intensitй habituelle.

Une heure aprиs le dйbut de ce volcan sur la scиne du monde, de
larges ruisseaux de lave incandescente coulaient sur ses flancs.
On voyait toute une lйgion de rats sortir de leurs trous
inhabitables et fuir le sol embrasй.

Pendant la nuit entiиre et sous l’orage qui se dйchaоnait dans les
hauteurs du ciel, le cфne fonctionna avec une violence qui ne
laissa pas d’inquiйter Glenarvan. L’йruption rongeait les bords du
cratиre.

Les prisonniers, cachйs derriиre l’enceinte de pieux, suivaient
les effrayants progrиs du phйnomиne.

Le matin arriva. La fureur volcanique ne se modйrait pas.
D’йpaisses vapeurs jaunвtres se mкlaient aux flammes; les torrents
de lave serpentaient de toutes parts.

Glenarvan, l’oeil aux aguets, le coeur palpitant, glissa son
regard а tous les interstices de l’enceinte palissadйe et observa
le campement des indigиnes.

Les maoris avaient fui sur les plateaux voisins, hors des
atteintes du volcan. Quelques cadavres, couchйs au pied du cфne,
йtaient carbonisйs par le feu. Plus loin, vers le _pah_, les laves
avaient gagnй une vingtaine de huttes, qui fumaient encore. Les
zйlandais, formant за et lа des groupes, considйraient le sommet
empanachй du Maunganamu avec une religieuse йpouvante.

Kai-Koumou vint au milieu de ses guerriers, et Glenarvan le
reconnut. Le chef s’avanзa jusqu’au pied du cфne, par le cфtй
respectй des laves, mais il n’en franchit pas le premier йchelon.

Lа, les bras йtendus comme un sorcier qui exorcise, il fit
quelques grimaces dont le sens n’йchappa point aux prisonniers.
Ainsi que l’avait prйvu Paganel, Kai-Koumou lanзait sur la
montagne vengeresse un tabou plus rigoureux.

Bientфt aprиs, les indigиnes s’en allaient par files dans les
sentiers sinueux qui descendaient vers le _pah_.

«Ils partent! s’йcria Glenarvan. Ils abandonnent leur poste! Dieu
soit louй! Notre stratagиme a rйussi! Ma chиre Helena, mes braves
compagnons, nous voilа morts, nous voilа enterrйs! Mais ce soir, а
la nuit, nous ressusciterons, nous quitterons notre tombeau, nous
fuirons ces barbares peuplades!»

On se figurerait difficilement la joie qui rйgna dans l’_oudoupa_.
L’espoir avait repris tous les coeurs. Ces courageux voyageurs
oubliaient le passй, oubliaient l’avenir, pour ne songer qu’au
prйsent!

Et pourtant, cette tвche n’йtait pas facile de gagner quelque
йtablissement europйen au milieu de ces contrйes inconnues. Mais,
Kai-Koumou dйpistй, on se croyait sauvй de tous les sauvages de la
Nouvelle-Zйlande!

Le major, pour son compte, ne cacha pas le souverain mйpris que
lui causaient ces maoris, et les expressions ne lui manquиrent pas
pour les qualifier.

Ce fut un assaut entre Paganel et lui. Ils les traitиrent de
brutes impardonnables, d’вnes stupides, d’idiots du Pacifique, de
sauvages de Bedlam, de crйtins des antipodes, etc., etc.

Ils ne tarirent pas.

Une journйe entiиre devait encore s’йcouler avant l’йvasion
dйfinitive. On l’employa а discuter un plan de fuite. Paganel
avait prйcieusement conservй sa carte de la Nouvelle-Zйlande, et
il put y chercher les plus sыrs chemins.

Aprиs discussion, les fugitifs rйsolurent de se porter dans l’est,
vers la baie Plenty. C’йtait passer par des rйgions inconnues,
mais vraisemblablement dйsertes. Les voyageurs, habituйs dйjа а se
tirer des difficultйs naturelles, а tourner les obstacles
physiques, ne redoutaient que la rencontre des maoris. Ils
voulaient donc les йviter а tout prix et gagner la cфte orientale,
oщ les missionnaires ont fondй quelques йtablissements.

De plus, cette portion de l’оle avait йchappй jusqu’ici aux
dйsastres de la guerre, et les partis indigиnes n’y battaient pas
la campagne.

Quant а la distance qui sйparait le lac Taupo de la baie Plenty,
on pouvait l’йvaluer а cent milles.

Dix jours de marche а dix milles par jour. Cela se ferait, non
sans fatigue; mais, dans cette courageuse troupe, nul ne comptait
ses pas. Les missions une fois atteintes, les voyageurs s’y
reposeraient en attendant quelque occasion favorable de gagner
Auckland, car c’йtait toujours cette ville qu’ils voulaient
gagner.

Ces divers points arrкtйs, on continua de surveiller les indigиnes
jusqu’au soir. Il n’en restait plus un seul au pied de la
montagne, et quand l’ombre envahit les vallйes du Taupo, aucun feu
ne signala la prйsence des maoris au bas du cфne. Le chemin йtait
libre.

А neuf heures, par une nuit noire, Glenarvan donna le signal du
dйpart. Ses compagnons et lui, armйs et йquipйs aux frais de Kara-
Tйtй, commencиrent а descendre prudemment les rampes du
Maunganamu. John Mangles et Wilson tenaient la tкte, l’oreille et
l’oeil aux aguets. Ils s’arrкtaient au moindre bruit, ils
interrogeaient la moindre lueur. Chacun se laissait pour ainsi
dire glisser sur le talus du mont pour se mieux confondre avec
lui.

А deux cents pieds au-dessus du sommet, John Mangles et son
matelot atteignirent la pйrilleuse arкte dйfendue si obstinйment
par les indigиnes. Si par malheur les maoris, plus rusйs que les
fugitifs, avaient feint une retraite pour les attirer jusqu’а eux,
s’ils n’avaient pas йtй dupes du phйnomиne volcanique, c’йtait en
ce lieu mкme que leur prйsence se rйvйlerait. Glenarvan, malgrй
toute sa confiance et en dйpit des plaisanteries de Paganel, ne
put s’empкcher de frйmir. Le salut des siens allait se jouer tout
entier pendant ces dix minutes nйcessaires а franchir la crкte. Il
sentait battre le coeur de lady Helena, cramponnйe а son bras.

Il ne songeait pas а reculer d’ailleurs. John, pas davantage. Le
jeune capitaine, suivi de tous et protйgй par une obscuritй
complиte, rampa sur l’arкte йtroite, s’arrкtant lorsque quelque
pierre dйtachйe roulait jusqu’au bas du plateau. Si les sauvages
йtaient encore embusquйs en contre-bas, ces bruits insolites
devaient provoquer des deux cфtйs une redoutable fusillade.

Cependant, а glisser comme un serpent sur cette crкte inclinйe,
les fugitifs n’allaient pas vite. Quand John Mangles eut atteint
le point le plus abaissй, vingt-cinq pieds а peine le sйparaient
du plateau oщ la veille campaient les indigиnes; puis l’arкte se
relevait par une pente assez roide et montait vers un taillis
pendant l’espace d’un quart de mille.

Toutefois, cette partie basse fut franchie sans accident, et les
voyageurs commencиrent а remonter en silence. Le bouquet de bois
йtait invisible, mais on le savait lа, et pourvu qu’une embuscade
n’y fыt pas prйparйe, Glenarvan espйrait s’y trouver en lieu sыr.
Cependant, il observa qu’а compter de ce moment il n’йtait plus
protйgй par le tabou. La crкte remontante n’appartenait pas au
Maunganamu, mais bien au systиme orographique qui hйrissait la
partie orientale du lac Taupo. Donc, non seulement les coups de
fusil des indigиnes, mais une attaque corps а corps йtait а
redouter.

Pendant dix minutes, la petite troupe s’йleva par un mouvement
insensible vers les plateaux supйrieurs.

John n’apercevait pas encore le sombre taillis, mais il devait en
кtre а moins de deux cents pieds.

Soudain il s’arrкta, recula presque. Il avait cru surprendre
quelque bruit dans l’ombre. Son hйsitation enraya la marche de ses
compagnons.

Il demeura immobile, et assez pour inquiйter ceux qui le
suivaient. On attendit. Dans quelles angoisses, cela ne peut
s’exprimer! Serait-on forcй de revenir en arriиre et de regagner
le sommet du Maunganamu?

Mais John, voyant que le bruit ne se renouvelait pas, reprit son
ascension sur l’йtroit chemin de l’arкte.

Bientфt le taillis se dessina vaguement dans l’ombre.

En quelques pas, il fut atteint, et les fugitifs se blottirent
sous l’йpais feuillage des arbres.


Chapitre XVI
_Entre deux feux_

La nuit favorisait cette йvasion. Il fallait donc en profiter pour
quitter les funestes parages du lac Taupo. Paganel prit la
direction de la petite troupe, et son merveilleux instinct de
voyageur se rйvйla de nouveau pendant cette difficile
pйrйgrination dans les montagnes. Il manoeuvrait avec une
surprenante habiletй au milieu des tйnиbres, choisissant sans
hйsiter les sentiers presque invisibles, tenant une direction
constante dont il ne s’йcartait pas. Sa nyctalopie, il est vrai,
le servait fort, et ses yeux de chat lui permettaient de
distinguer les moindres objets dans cette profonde obscuritй.

Pendant trois heures, on marcha sans faire halte sur les rampes
trиs allongйes du revers oriental.

Paganel inclinait un peu vers le sud-est, afin de gagner un йtroit
passage creusй entre les Kaimanawa et les Wahiti-Ranges, oщ se
glisse la route d’Auckland а la baie Haukes. Cette gorge franchie,
il comptait se jeter hors du chemin, et, abritй par les hautes
chaоnes, marcher а la cфte а travers les rйgions inhabitйes de la
province.

А neuf heures du matin, douze milles avaient йtй enlevйs en douze
heures. On ne pouvait exiger plus des courageuses femmes.
D’ailleurs, le lieu parut convenable pour йtablir un campement.
Les fugitifs avaient atteint le dйfilй qui sйpare les deux
chaоnes. La route d’Oberland restait а droite et courait vers le
sud. Paganel, sa carte а la main, fit un crochet vers le nord-est,
et, а dix heures, la petite troupe atteignit une sorte d’abrupt
redan formй par une saillie de la montagne. Les vivres furent
tirйs des sacs, et on leur fit honneur. Mary Grant et le major,
que la fougиre comestible avait peu satisfaits jusqu’alors, s’en
rйgalиrent ce jour-lа.

La halte se prolongea jusqu’а deux heures de l’aprиs-midi, puis la
route de l’est fut reprise, et les voyageurs s’arrкtиrent le soir
а huit milles des montagnes. Ils ne se firent pas prier pour
dormir en plein air.

Le lendemain, le chemin prйsenta des difficultйs assez sйrieuses.
Il fallut traverser ce curieux district des lacs volcaniques, des
geysers et des solfatares qui s’йtend а l’est des Wahiti-Ranges.

Les yeux en furent beaucoup plus satisfaits que les jambes.
C’йtaient а chaque quart de mille des dйtours, des obstacles, des
crochets, trиs fatigants а coup sыr; mais quel йtrange spectacle,
et quelle variйtй infinie la nature donne а ses grandes scиnes!

Sur ce vaste espace de vingt milles carrйs, l’йpanchement des
forces souterraines se produisait sous toutes les formes. Des
sources salines d’une transparence йtrange, peuplйes de myriades
d’insectes, sortaient des taillis indigиnes d’arbres а thй. Elles
dйgageaient une pйnйtrante odeur de poudre brыlйe, et dйposaient
sur le sol un rйsidu blanc comme une neige йblouissante. Leurs
eaux limpides йtaient portйes jusqu’а l’йbullition, tandis que
d’autres sources voisines s’йpanchaient en nappes glacйes. Des
fougиres gigantesques croissaient sur leurs bords, et dans des
conditions analogues а celles de la vйgйtation silurienne.

De tous cфtйs, des gerbes liquides, entourbillonnйes de vapeurs,
s’йlanзaient du sol comme les jets d’eau d’un parc, les unes
continues, les autres intermittentes et comme soumises au bon
plaisir d’un Pluton capricieux. Elles s’йtageaient en amphithйвtre
sur des terrasses naturelles superposйes а la maniиre des vasques
modernes; leurs eaux se confondaient peu а peu sous les volutes de
fumйes blanches, et, rongeant les degrйs semi-diaphanes de ces
escaliers gigantesques, elles alimentaient des lacs entiers avec
leurs cascades bouillonnantes. Plus loin, aux sources chaudes et
aux geysers tumultueux succйdиrent les solfatares. Le terrain
apparut tout boutonnй de grosses pustules. C’йtaient autant de
cratиres а demi йteints et lйzardйs de nombreuses fissures d’oщ se
dйgageaient divers gaz. L’atmosphиre йtait saturйe de l’odeur
piquante et dйsagrйable des acides sulfureux. Le soufre, formant
des croыtes et des concrйtions cristallines, tapissait le sol. Lа
s’amassaient depuis de longs siиcles d’incalculables et stйriles
richesses, et c’est en ce district encore peu connu de la
Nouvelle-Zйlande que l’industrie viendra s’approvisionner, si les
soufriиres de la Sicile s’йpuisent un jour.

On comprend quelles fatigues subirent les voyageurs а traverser
ces rйgions hйrissйes d’obstacles. Les campements y йtaient
difficiles, et la carabine des chasseurs n’y rencontrait pas un
oiseau digne d’кtre plumй par les mains de Mr Olbinett. Aussi
fallait-il le plus souvent se contenter de fougиres et de patates
douces, maigre repas qui ne refaisait guиre les forces йpuisйes de
la petite troupe. Chacun avait donc hвte d’en finir avec ces
terrains arides et dйserts.

Cependant, il ne fallut pas moins de quatre jours pour tourner
cette impraticable contrйe. Le 23 fйvrier seulement, а cinquante
milles du Maunganamu, Glenarvan put camper au pied d’un mont
anonyme, indiquй sur la carte de Paganel. Les plaines
d’arbrisseaux s’йtendaient sous sa vue, et les grandes forкts
rйapparaissaient а l’horizon.

C’йtait de bon augure, а la condition toutefois que l’habitabilitй
de ces rйgions n’y ramenвt pas trop d’habitants. Jusqu’ici, les
voyageurs n’avaient pas rencontrй l’ombre d’un indigиne.

Ce jour-lа, Mac Nabbs et Robert tuиrent trois kiwis, qui
figurиrent avec honneur sur la table du campement, mais pas
longtemps, pour tout dire, car en quelques minutes ils furent
dйvorйs du bec aux pattes.

Puis, au dessert, entre les patates douces et les pommes de terre,
Paganel fit une motion qui fut adoptйe avec enthousiasme.

Il proposa de donner le nom de Glenarvan а cette montagne innommйe
qui se perdait а trois mille pieds dans les nuages, et il pointa
soigneusement sur sa carte le nom du lord йcossais.

Insister sur les incidents assez monotones et peu intйressants qui
marquиrent le reste du voyage, est inutile. Deux ou trois faits de
quelque importance seulement signalиrent cette traversйe des lacs
а l’ocйan Pacifique.

On marchait pendant toute la journйe а travers les forкts et les
plaines. John relevait sa direction sur le soleil et les йtoiles.
Le ciel, assez clйment, йpargnait ses chaleurs et ses pluies.
Nйanmoins, une fatigue croissante retardait ces voyageurs si
cruellement йprouvйs dйjа, et ils avaient hвte d’arriver aux
missions. Ils causaient, cependant, ils s’entretenaient encore,
mais non plus d’une faзon gйnйrale. La petite troupe se divisait
en groupes que formait, non pas une plus йtroite sympathie, mais
une communion d’idйes plus personnelles.

Le plus souvent, Glenarvan allait seul, songeant, а mesure qu’il
s’approchait de la cфte, au _Duncan_ et а son йquipage. Il
oubliait les dangers qui le menaзaient encore jusqu’а Auckland,
pour penser а ses matelots massacrйs. Cette horrible image ne le
quittait pas.

On ne parlait plus d’Harry Grant. А quoi bon, puisqu’on ne pouvait
rien tenter pour lui? Si le nom du capitaine se prononзait encore,
c’йtait dans les conversations de sa fille et de John Mangles.

John n’avait point rappelй а Mary ce que la jeune fille lui avait
dit pendant la derniиre nuit du _Warй-atoua_. Sa discrйtion ne
voulait pas prendre acte d’une parole prononcйe dans un suprкme
instant de dйsespoir.

Quand il parlait d’Harry Grant, John faisait encore des projets de
recherches ultйrieures. Il affirmait а Mary que lord Glenarvan
reprendrait cette entreprise avortйe. Il partait de ce point que
l’authenticitй du document ne pouvait кtre mise en doute. Donc,
Harry Grant existait quelque part.

Donc, fallыt-il fouiller le monde entier, on devait le retrouver.
Mary s’enivrait de ces paroles, et John et elle, unis par les
mкmes pensйes, se confondaient maintenant dans le mкme espoir.
Souvent lady Helena prenait part а leur conversation; mais elle ne
s’abandonnait point а tant d’illusions, et se gardait pourtant de
ramener ces jeunes gens а la triste rйalitй.

Pendant ce temps, Mac Nabbs, Robert, Wilson et Mulrady chassaient
sans trop s’йloigner de la petite troupe, et chacun d’eux
fournissait son contingent de gibier. Paganel, toujours drapй dans
son manteau de phormium, se tenait а l’йcart, muet et pensif.

Et cependant, -- cela est bon а dire, -- malgrй cette loi de la
nature qui fait qu’au milieu des йpreuves, des dangers, des
fatigues, des privations, les meilleurs caractиres se froissent et
s’aigrissent, tous ces compagnons d’infortune restиrent unis,
dйvouйs, prкts а se faire tuer les uns pour les autres.

Le 25 fйvrier, la route fut barrйe par une riviиre qui devait кtre
le Waikari de la carte de Paganel.

On put la passer а guй.

Pendant deux jours, les plaines d’arbustes se succйdиrent sans
interruption. La moitiй de la distance qui sйpare le lac Taupo de
la cфte avait йtй franchie sans mauvaise rencontre, sinon sans
fatigue.

Alors apparurent d’immenses et interminables forкts qui
rappelaient les forкts australiennes; mais ici, les kauris
remplaзaient les eucalyptus. Bien qu’ils eussent singuliиrement
usй leur admiration depuis quatre mois de voyage, Glenarvan et ses
compagnons furent encore йmerveillйs а la vue de ces pins
gigantesques, dignes rivaux des cиdres du Liban et des «mammouth
trees» de la Californie. Ces kauris, en langue de botaniste «des
abiйtacйes damarines», mesuraient cent pieds de hauteur avant la
ramification des branches. Ils poussaient par bouquets isolйs, et
la forкt se composait, non pas d’arbres, mais d’innombrables
groupes d’arbres qui йtendaient а deux cents pieds dans les airs
leur parasol de feuilles vertes.

Quelques-uns de ces pins, jeunes encore, вgйs а peine d’une
centaine d’annйes, ressemblaient aux sapins rouges des rйgions
europйennes. Ils portaient une sombre couronne terminйe par un
cфne aigu. Leurs aоnйs, au contraire, des arbres vieux de cinq ou
six siиcles, formaient d’immenses tentes de verdure supportйes sur
les inextricables bifurcations de leurs branches. Ces patriarches
de la forкt zйlandaise mesuraient jusqu’а cinquante pieds de
circonfйrence, et les bras rйunis de tous les voyageurs ne
pouvaient pas entourer leur tronc.

Pendant trois jours, la petite troupe s’aventura sous ces vastes
arceaux et sur un sol argileux que le pas de l’homme n’avait
jamais foulй. On le voyait bien aux amas de gomme rйsineuse
entassйs, en maint endroit, au pied des kauris, et qui eussent
suffi pendant de longues annйes а l’exportation indigиne.

Les chasseurs trouvиrent par bandes nombreuses les kiwis si rares
au milieu des contrйes frйquentйes par les maoris. C’est dans ces
forкts inaccessibles que se sont rйfugiйs ces curieux oiseaux
chassйs par les chiens zйlandais. Ils fournirent aux repas des
voyageurs une abondante et saine nourriture.

Il arriva mкme а Paganel d’apercevoir au loin, dans un йpais
fourrй, un couple de volatiles gigantesques. Son instinct de
naturaliste se rйveilla. Il appela ses compagnons, et, malgrй leur
fatigue, le major, Robert et lui se lancиrent sur les traces de
ces animaux.

On comprendra l’ardente cu_rio_sitй du gйographe, car il avait
reconnu ou cru reconnaоtre ces oiseaux pour des «moas»,
appartenant а l’espиce des «dinormis», que plusieurs savants
rangent parmi les variйtйs disparues. Or, cette rencontre
confirmait l’opinion de M De Hochstetter et autres voyageurs sur
l’existence actuelle de ces gйants sans ailes de la Nouvelle-
Zйlande.

Ces _moas_ que poursuivait Paganel, ces contemporains des
mйgathйrium et des ptйrodactyles, devaient avoir dix-huit pieds de
hauteur. C’йtaient des autruches dйmesurйes et peu courageuses,
car elles fuyaient avec une extrкme rapiditй. Mais pas une balle
ne put les arrкter dans leur course! Aprиs quelques minutes de
chasse, ces insaisissables _moas_ disparurent derriиre les grands
arbres, et les chasseurs en furent pour leurs frais de poudre et
de dйplacement.

Ce soir-lа, 1er mars, Glenarvan et ses compagnons, abandonnant
enfin l’immense forкt de kauris, campиrent au pied du mont
Ikirangi, dont la cime montait а cinq mille cinq cents pieds dans
les airs.

Alors, prиs de cent milles avaient йtй franchis depuis le
Maunganamu, et la cфte restait encore а trente milles. John
Mangles avait espйrй faire cette traversйe en dix jours, mais il
ignorait alors les difficultйs que prйsentait cette rйgion.

En effet, les dйtours, les obstacles de la route, les
imperfections des relиvements, l’avaient allongйe d’un cinquiиme,
et malheureusement les voyageurs, en arrivant au mont Ikirangi,
йtaient complиtement йpuisйs.

Or, il fallait encore deux grands jours de marche pour atteindre
la cфte, et maintenant, une nouvelle activitй, une extrкme
vigilance, redevenaient nйcessaires, car on rentrait dans une
contrйe souvent frйquentйe par les naturels.

Cependant, chacun dompta ses fatigues, et le lendemain la petite
troupe repartit au lever du jour.

Entre le mont Ikirangi, qui fut laissй а droite, et le mont Hardy,
dont le sommet s’йlevait а gauche а une hauteur de trois mille
sept cents pieds, le voyage devint trиs pйnible. Il y avait lа,
sur une longueur de dix milles, une plaine toute hйrissйe de
«supple-jacks», sorte de liens flexibles justement nommйs «lianes
йtouffantes. «а chaque pas, les bras et les jambes s’y
embarrassaient, et ces lianes, de vйritables serpents, enroulaient
le corps de leurs tortueux replis. Pendant deux jours, il fallut
s’avancer la hache а la main et lutter contre cette hydre а cent
mille tкtes, ces plantes tracassantes et tenaces, que Paganel eыt
volontiers classйes parmi les zoophytes.

Lа, dans ces plaines, la chasse devint impossible, et les
chasseurs n’apportиrent plus leur tribut accoutumй. Les provisions
touchaient а leur fin, on ne pouvait les renouveler; l’eau
manquait, on ne pouvait apaiser une soif doublйe par les fatigues.

Alors, les souffrances de Glenarvan et des siens furent horribles,
et, pour la premiиre fois, l’йnergie morale fut prиs de les
abandonner.

Enfin, ne marchant plus, se traоnant, corps sans вmes menйs par le
seul instinct de la conservation qui survivait а tout autre
sentiment, ils atteignirent la pointe Lottin, sur les bords du
Pacifique.

En cet endroit se voyaient quelques huttes dйsertes, ruines d’un
village rйcemment dйvastй par la guerre, des champs abandonnйs,
partout les marques du pillage, de l’incendie. Lа, la fatalitй
rйservait une nouvelle et terrible йpreuve aux infortunйs
voyageurs.

Ils erraient le long du rivage, quand, а un mille de la cфte,
apparut un dйtachement d’indigиnes, qui s’йlanзa vers eux en
agitant ses armes. Glenarvan, acculй а la mer, ne pouvait fuir,
et, rйunissant ses derniиres forces, il allait prendre ses
dispositions pour combattre, quand John Mangles s’йcria:

«Un canot, un canot!»

А vingt pas, en effet, une pirogue, garnie de six avirons, йtait
йchouйe sur la grиve. La mettre а flot, s’y prйcipiter et fuir ce
dangereux rivage, ce fut l’affaire d’un instant. John Mangles, Mac
Nabbs, Wilson, Mulrady se mirent aux avirons; Glenarvan prit le
gouvernail; les deux femmes, Olbinett et Robert s’йtendirent prиs
de lui.

En dix minutes, la pirogue fut d’un quart de mille au large. La
mer йtait calme. Les fugitifs gardaient un profond silence.

Cependant, John, ne voulant pas trop s’йcarter de la cфte, allait
donner l’ordre de prolonger le rivage, quand son aviron s’arrкta
subitement dans ses mains.

Il venait d’apercevoir trois pirogues qui dйbouchaient de la
pointe Lottin, dans l’йvidente intention de lui appuyer la chasse.

«En mer! En mer! s’йcria-t-il, et plutфt nous abоmer dans les
flots!»

La pirogue, enlevйe par ses quatre rameurs, reprit le large.
Pendant une demi-heure, elle put maintenir sa distance; mais les
malheureux, йpuisйs, ne tardиrent pas а faiblir, et les trois
autres pirogues gagnиrent sensiblement sur eux. En ce moment, deux
milles а peine les en sйparaient. Donc, nulle possibilitй d’йviter
l’attaque des indigиnes, qui, armйs de leurs longs fusils, se
prйparaient а faire feu.

Que faisait alors Glenarvan? Debout, а l’arriиre du canot, il
cherchait а l’horizon quelque secours chimйrique. Qu’attendait-il?
Que voulait-il? Avait-il comme un pressentiment?

Tout а coup, son regard s’enflamma, sa main s’йtendit vers un
point de l’espace.

«Un navire! s’йcria-t-il, mes amis, un navire!

Nagez! Nagez ferme!»

Pas un des quatre rameurs ne se retourna pour voir ce bвtiment
inespйrй, car il ne fallait pas perdre un coup d’aviron. Seul,
Paganel, se levant, braqua sa longue-vue sur le point indiquй.

«Oui, dit-il, un navire! Un steamer! Il chauffe а toute vapeur! Il
vient sur nous! Hardi, mes camarades!»

Les fugitifs dйployиrent une nouvelle йnergie, et pendant une
demi-heure encore, conservant leur distance, ils enlevиrent la
pirogue а coups prйcipitйs. Le steamer devenait de plus en plus
visible. On distinguait ses deux mвts а sec de toile et les gros
tourbillons de sa fumйe noire.

Glenarvan, abandonnant la barre а Robert, avait saisi la lunette
du gйographe et ne perdait pas un des mouvements du navire.

Mais que durent penser John Mangles et ses compagnons, quand ils
virent les traits du lord se contracter, sa figure pвlir, et
l’instrument tomber de ses mains? Un seul mot leur expliqua ce
subit dйsespoir.

«Le _Duncan!_ s’йcria Glenarvan, le _Duncan_ et les convicts!

-- Le _Duncan!_ s’йcria John, qui lвcha son aviron et se leva
aussitфt.

-- Oui! La mort des deux cфtйs!» murmura Glenarvan, brisй par tant
d’angoisses.

C’йtait le yacht, en effet, on ne pouvait s’y mйprendre, le yacht
avec son йquipage de bandits!

Le major ne put retenir une malйdiction qu’il lanзa contre le
ciel. C’en йtait trop!

Cependant, la pirogue йtait abandonnйe а elle-mкme.

Oщ la diriger? Oщ fuir? йtait-il possible de choisir entre les
sauvages ou les convicts?

Un coup de fusil partit de l’embarcation indigиne la plus
rapprochйe, et la balle vint frapper l’aviron de Wilson. Quelques
coups de rames repoussиrent alors la pirogue vers le _Duncan_.

Le yacht marchait а toute vapeur et n’йtait plus qu’а un demi-
mille. John Mangles, coupй de toutes parts, ne savait plus comment
йvoluer, dans quelle direction fuir. Les deux pauvres femmes,
agenouillйes, йperdues, priaient.

Les sauvages faisaient un feu roulant, et les balles pleuvaient
autour de la pirogue. En ce moment, une forte dйtonation йclata,
et un boulet, lancй par le canon du yacht, passa sur la tкte des
fugitifs. Ceux-ci, pris entre deux feux, demeurиrent immobiles
entre le _Duncan_ et les canots indigиnes.

John Mangles, fou de dйsespoir, saisit sa hache. Il allait
saborder la pirogue, la submerger avec ses infortunйs compagnons,
quand un cri de Robert l’arrкta.

«Tom Austin! Tom Austin! disait l’enfant. Il est а bord! Je le
vois! Il nous a reconnus! Il agite son chapeau!»

La hache resta suspendue au bras de John.

Un second boulet siffla sur sa tкte et vint couper en deux la plus
rapprochйe des trois pirogues, tandis qu’un hurrah йclatait а bord
du _Duncan_. Les sauvages, йpouvantйs, fuyaient et regagnaient la
cфte.

«А nous! а nous, Tom!» avait criй John Mangles d’une voix
йclatante.

Et, quelques instants aprиs, les dix fugitifs, sans savoir
comment, sans y rien comprendre, йtaient tous en sыretй а bord du
_Duncan_.


Chapitre XVII
_Pourquoi le «Duncan» croisait sur la cфte est de la Nouvelle-
Zйlande_

Il faut renoncer а peindre les sentiments de Glenarvan et de ses
amis, quand rйsonnиrent а leurs oreilles les chants de la vieille
йcosse. Au moment oщ ils mettaient le pied sur le pont du
_Duncan_, le _bag-piper_, gonflant sa cornemuse, attaquait le
_pibroch_ national du clan de Malcolm, et de vigoureux hurrahs
saluaient le retour du laird а son bord.

Glenarvan, John Mangles, Paganel, Robert, le major lui-mкme, tous
pleuraient et s’embrassaient.

Ce fut d’abord de la joie, du dйlire. Le gйographe йtait
absolument fou; il gambadait et mettait en joue avec son
insйparable longue-vue, les derniиres pirogues qui regagnaient la
cфte.

Mais, а la vue de Glenarvan, de ses compagnons, les vкtements en
lambeaux, les traits hвves et portant la marque de souffrances
horribles, l’йquipage du yacht interrompit ses dйmonstrations.
C’йtaient des spectres qui revenaient а bord, et non ces voyageurs
hardis et brillants, que, trois mois auparavant, l’espoir
entraоnait sur les traces des naufragйs. Le hasard, le hasard seul
les ramenait а ce navire qu’ils ne s’attendaient plus а revoir! Et
dans quel triste йtat de consomption et de faiblesse!

Mais, avant de songer а la fatigue, aux impйrieux besoins de la
faim et de la soif, Glenarvan interrogea Tom Austin sur sa
prйsence dans ces parages.

Pourquoi le _Duncan_ se trouvait-il sur la cфte orientale de la
Nouvelle-Zйlande? Comment n’йtait-il pas entre les mains de Ben
Joyce? Par quelle providentielle fatalitй Dieu l’avait-il amenй
sur la route des fugitifs?

Pourquoi? Comment? А quel propos? Ainsi dйbutaient les questions
simultanйes qui venaient frapper Tom Austin а bout portant. Le
vieux marin ne savait auquel entendre. Il prit donc le parti de
n’йcouter que lord Glenarvan et de ne rйpondre qu’а lui.

«Mais les convicts? demanda Glenarvan, qu’avez-vous fait des
convicts?

-- Les convicts?... Rйpondit Tom Austin du ton d’un homme qui ne
comprend rien а une question.

-- Oui! Les misйrables qui ont attaquй le yacht?

-- Quel yacht? dit Tom Austin, le yacht de votre honneur?

-- Mais oui! Tom! Le _Duncan_, et ce Ben Joyce qui est venu а
bord?

-- Je ne connais pas ce Ben Joyce, je ne l’ai jamais vu, rйpondit
Austin.

-- Jamais! s’йcria Glenarvan stupйfait des rйponses du vieux
marin. Alors, me direz-vous, Tom, pourquoi le _Duncan_ croise en
ce moment sur les cфtes de la Nouvelle-Zйlande?»

Si Glenarvan, lady Helena, miss Grant, Paganel, le major, Robert,
John Mangles, Olbinett, Mulrady, Wilson, ne comprenaient rien aux
йtonnements du vieux marin, quelle fut leur stupйfaction, quand
Tom rйpondit d’une voix calme:

«Mais le _Duncan_ croise ici par ordre de votre honneur.

-- Par mes ordres! s’йcria Glenarvan.

-- Oui, _mylord_. Je n’ai fait que me conformer а vos instructions
contenues dans votre lettre du 14 janvier.

-- Ma lettre! Ma lettre!» s’йcria Glenarvan.

En ce moment, les dix voyageurs entouraient Tom Austin et le
dйvoraient du regard. La lettre datйe de Snowy-River йtait donc
parvenue au _Duncan?_

«Voyons, reprit Glenarvan, expliquons-nous, car je crois rкver.
Vous avez reзu une lettre, Tom?

-- Oui, une lettre de votre honneur.

-- А Melbourne?

-- А Melbourne, au moment oщ j’achevais de rйparer mes avaries.

-- Et cette lettre?

-- Elle n’йtait pas йcrite de votre main, mais signйe de vous,
_mylord_.

-- C’est cela mкme. Ma lettre vous a йtй apportйe par un convict
nommй Ben Joyce.

-- Non, par un matelot appelй Ayrton, quartier-maоtre du
_Britannia_.

-- Oui! Ayrton, Ben Joyce, c’est le mкme individu. Eh bien! Que
disait cette lettre?

-- Elle me donnait l’ordre de quitter Melbourne sans retard, et de
venir croiser sur les cфtes orientales de...

-- De l’Australie! s’йcria Glenarvan avec une vйhйmence qui
dйconcerta le vieux marin.

-- De l’Australie? rйpйta Tom en ouvrant les yeux, mais non! De la
Nouvelle-Zйlande!

-- De l’Australie! Tom! De l’Australie!» rйpondirent d’une seule
voix les compagnons de Glenarvan.

En ce moment, Austin eut une sorte d’йblouissement.

Glenarvan lui parlait avec une telle assurance, qu’il craignit de
s’кtre trompй en lisant cette lettre. Lui, le fidиle et exact
marin, aurait-il commis une pareille erreur? Il rougit, il se
troubla.

«Remettez-vous, Tom, dit lady Helena, la providence a voulu...

-- Mais non, madame, pardonnez-moi, reprit le vieux Tom. Non! Ce
n’est pas possible! Je ne me suis pas trompй! Ayrton a lu la
lettre comme moi, et c’est lui, lui, qui voulait, au contraire, me
ramener а la cфte australienne!

-- Ayrton? s’йcria Glenarvan.

-- Lui-mкme! Il m’a soutenu que c’йtait une erreur, que vous me
donniez rendez-vous а la baie Twofold!

-- Avez-vous la lettre, Tom? demanda le major, intriguй au plus
haut point.

-- Oui, Monsieur Mac Nabbs, rйpondit Austin. Je vais la chercher.»

Austin courut а sa cabine du gaillard d’avant.

Pendant la minute que dura son absence, on se regardait, on se
taisait, sauf le major, qui, l’oeil fixй sur Paganel, dit en se
croisant les bras:

«Par exemple, il faut avouer, Paganel, que ce serait un peu fort!

-- Hein?» fit le gйographe, qui, le dos courbй et les lunettes sur
le front, ressemblait а un gigantesque point d’interrogation.

Austin revint. Il tenait а la main la lettre йcrite par Paganel et
signйe par Glenarvan.

«Que votre honneur lise», dit le vieux marin.

Glenarvan prit la lettre et lut:

«Ordre а Tom Austin de prendre la mer sans retard et de conduire
le _Duncan_ par 37 degrйs de latitude а la cфte orientale de la
Nouvelle-Zйlande!...»

«La Nouvelle-Zйlande!» s’йcria Paganel bondissant.

Et il saisit la lettre des mains de Glenarvan, se frotta les yeux,
ajusta ses lunettes sur son nez, et lut а son tour.

«La Nouvelle-Zйlande!» dit-il avec un accent impossible а rendre,
tandis que la lettre s’йchappait de ses doigts.

En ce moment, il sentit une main s’appuyer sur son йpaule. Il se
redressa et se vit face а face avec le major.

«Allons, mon brave Paganel, dit Mac Nabbs d’un air grave, il est
encore heureux que vous n’ayez pas envoyй le _Duncan_ en
Cochinchine!»

Cette plaisanterie acheva le pauvre gйographe. Un rire universel,
homйrique, gagna tout l’йquipage du yacht. Paganel, comme fou,
allait et venait, prenant sa tкte а deux mains, s’arrachant les
cheveux. Ce qu’il faisait, il ne le savait plus; ce qu’il voulait
faire, pas davantage! Il descendit par l’йchelle de la dunette,
machinalement; il arpenta le pont, titubant, allant devant lui,
sans but, et remonta sur le gaillard d’avant. Lа, ses pieds
s’embarrassиrent dans un paquet de cвbles. Il trйbucha. Ses mains,
au hasard, se raccrochиrent а une corde.

Tout а coup, une йpouvantable dйtonation йclata. Le canon du
gaillard d’avant partit, criblant les flots tranquilles d’une
volйe de mitraille. Le malencontreux Paganel s’йtait rattrapй а la
corde de la piиce encore chargйe, et le chien venait de s’abattre
sur l’amorce fulminante. De lа ce coup de tonnerre. Le gйographe
fut renversй sur l’йchelle du gaillard et disparut par le capot
jusque dans le poste de l’йquipage.

А la surprise produite par la dйtonation, succйda un cri
d’йpouvante. On crut а un malheur. Dix matelots se prйcipitиrent
dans l’entrepont et remontиrent Paganel pliй en deux.

Le gйographe ne parlait plus.

On transporta ce long corps sur la dunette. Les compagnons du
brave franзais йtaient dйsespйrйs. Le major, toujours mйdecin dans
les grandes occasions, se prйparait а enlever les habits du
malheureux Paganel, afin de panser ses blessures; mais а peine
avait-il portй la main sur le moribond, que celui-ci se redressa,
comme s’il eыt йtй mis en contact avec une bobine йlectrique.

«Jamais! Jamais!» s’йcria-t-il; et, ramenant sur son maigre corps
les lambeaux de ses vкtements, il se boutonna avec une vivacitй
singuliиre.

«Mais, Paganel! dit le major.

-- Non! vous dis-je!

-- Il faut visiter...

-- Vous ne visiterez pas!

-- Vous avez peut-кtre cassй... Reprit Mac Nabbs.

-- Oui, rйpondit Paganel, qui se remit d’aplomb sur ses longues
jambes, mais ce que j’ai cassй, le charpentier le raccommodera!

-- Quoi donc?

-- L’йpontille du poste, qui s’est brisйe dans ma chute!»

А cette rйplique, les йclats de rire recommencиrent de plus belle.
Cette rйponse avait rassurй tous les amis du digne Paganel, qui
йtait sorti sain et sauf de ses aventures avec le canon du
gaillard d’avant.

«En tout cas, pensa le major, voilа un gйographe йtrangement
pudibond!»

Cependant, Paganel, revenu de ses grandes йmotions, eut encore а
rйpondre а une question qu’il ne pouvait йviter.

«Maintenant, Paganel, lui dit Glenarvan, rйpondez franchement. Je
reconnais que votre distraction a йtй providentielle. А coup sыr,
sans vous, le _Duncan_ serait tombй entre les mains des convicts;
sans vous, nous au_rio_ns йtй repris par les maoris! Mais, pour
l’amour de dieu, dites-moi par quelle йtrange association d’idйes,
par quelle surnaturelle aberration d’esprit, vous avez йtй conduit
а йcrire le nom de la Nouvelle-Zйlande pour le nom de l’Australie?

-- Eh! Parbleu! s’йcria Paganel, c’est...»

Mais au mкme instant, ses yeux se portиrent sur Robert, sur Mary
Grant, et il s’arrкta court; puis il rйpondit:

«Que voulez-vous, mon cher Glenarvan, je suis un insensй, un fou,
un кtre incorrigible, et je mourrai dans la peau du plus fameux
distrait...

-- А moins qu’on ne vous йcorche, ajouta le major.

-- M’йcorcher! s’йcria le gйographe d’un air furibond. Est-ce une
allusion?...

-- Quelle allusion, Paganel?» demanda Mac Nabbs de sa voix
tranquille.

L’incident n’eut pas de suite. Le mystиre de la prйsence du
_Duncan_ йtait йclairci; les voyageurs si miraculeusement sauvйs
ne songиrent plus qu’а regagner leurs confortables cabines du bord
et а dйjeuner.

Cependant, laissant lady Helena et Mary Grant, le major, Paganel
et Robert entrer dans la dunette, Glenarvan et John Mangles
retinrent Tom Austin prиs d’eux. Ils voulaient encore
l’interroger.

«Maintenant, mon vieux Tom, dit Glenarvan, rйpondez-moi. Est-ce
que cet ordre d’aller croiser sur les cфtes de la Nouvelle-Zйlande
ne vous a pas paru singulier?

-- Si, votre honneur, rйpondit Austin, j’ai йtй trиs surpris, mais
je n’ai pas l’habitude de discuter les ordres que je reзois, et
j’ai obйi. Pouvais-je agir autrement? Si, pour n’avoir pas suivi
vos instructions а la lettre, une catastrophe fыt arrivйe,
n’aurais-je pas йtй coupable? Auriez-vous fait autrement,
capitaine?

-- Non, Tom, rйpondit John Mangles.

-- Mais qu’avez-vous pensй? demanda Glenarvan.

-- J’ai pensй, votre honneur, que, dans l’intйrкt d’Harry Grant,
il fallait aller lа oщ vous me disiez d’aller. J’ai pensй que, par
suite de combinaisons nouvelles, un navire devait vous transporter
а la Nouvelle-Zйlande, et que je devais vous attendre sur la cфte
est de l’оle. D’ailleurs, en quittant Melbourne, j’ai gardй le
secret de ma destination, et l’йquipage ne l’a connue qu’au moment
oщ nous йtions en pleine mer, lorsque les terres de l’Australie
avaient dйjа disparu а nos yeux. Mais alors un incident, qui m’a
rendu trиs perplexe, s’est passй а bord.

-- Que voulez-vous dire, Tom? demanda Glenarvan.

-- Je veux dire, rйpondit Tom Austin, que lorsque le quartier-
maоtre Ayrton apprit, le lendemain de l’appareillage, la
destination du _Duncan_...

-- Ayrton! s’йcria Glenarvan. Il est donc а bord?

-- Oui, votre honneur.

-- Ayrton ici! rйpйta Glenarvan, regardant John Mangles.

-- Dieu l’a voulu!» rйpondit le jeune capitaine.

En un instant, avec la rapiditй de l’йclair, la conduite d’Ayrton,
sa trahison longuement prйparйe, la blessure de Glenarvan,
l’assassinat de Mulrady, les misиres de l’expйdition arrкtйe dans
les marais de la Snowy, tout le passй du misйrable apparut devant
les yeux de ces deux hommes. Et maintenant, par le plus йtrange
concours de circonstances, le convict йtait en leur pouvoir.

«Oщ est-il? demanda vivement Glenarvan.

-- Dans une cabine du gaillard d’avant, rйpondit Tom Austin, et
gardй а vue.

-- Pourquoi cet emprisonnement?

-- Parce que quand Ayrton a vu que le yacht faisait voile pour la
Nouvelle-Zйlande, il est entrй en fureur, parce qu’il a voulu
m’obliger а changer la direction du navire, parce qu’il m’a
menacй, parce qu’enfin il a excitй mes hommes а la rйvolte. J’ai
compris que c’йtait un particulier dangereux, et j’ai dы prendre
des mesures de prйcaution contre lui.

-- Et depuis ce temps?

-- Depuis ce temps, il est restй dans sa cabine, sans chercher а
en sortir.

-- Bien, Tom.»

En ce moment, Glenarvan et John Mangles furent mandйs dans la
dunette. Le dйjeuner, dont ils avaient un si pressant besoin,
йtait prйparй. Ils prirent place а la table du carrй et ne
parlиrent point d’Ayrton.

Mais, le repas achevй, quand les convives, refaits et restaurйs,
furent rйunis sur le pont, Glenarvan leur apprit la prйsence du
quartier-maоtre а son bord. En mкme temps, il annonзa son
intention de le faire comparaоtre devant eux.

«Puis-je me dispenser d’assister а cet interrogatoire? demanda
lady Helena. Je vous avoue, mon cher Edward, que la vue de ce
malheureux me serait extrкmement pйnible.

-- C’est une confrontation, Helena, rйpondit lord Glenarvan.
Restez, je vous en prie. Il faut que Ben Joyce se voie face а face
avec toutes ses victimes!»

Lady Helena se rendit а cette observation. Mary Grant et elle
prirent place auprиs de lord Glenarvan. Autour de lui se rangиrent
le major, Paganel, John Mangles, Robert, Wilson, Mulrady,
Olbinett, tous compromis si gravement par la trahison du convict.
L’йquipage du yacht, sans comprendre encore la gravitй de cette
scиne, gardait un profond silence.

«Faites venir Ayrton», dit Glenarvan.


Chapitre XVIII
_Ayrton ou Ben Joyce_

Ayrton parut. Il traversa le pont d’un pas assurй et gravit
l’escalier de la dunette. Ses yeux йtaient sombres, ses dents
serrйes, ses poings fermйs convulsivement. Sa personne ne dйcelait
ni forfanterie ni humilitй. Lorsqu’il fut en prйsence de lord
Glenarvan, il se croisa les bras, muet et calme, attendant d’кtre
interrogй.

«Ayrton, dit Glenarvan, nous voilа donc, vous et nous, sur ce
_Duncan_ que vous vouliez livrer aux convicts de Ben Joyce!»

А ces paroles, les lиvres du quartier-maоtre tremblиrent
lйgиrement. Une rapide rougeur colora ses traits impassibles. Non
la rougeur du remords, mais la honte de l’insuccиs. Sur ce yacht
qu’il prйtendait commander en maоtre, il йtait prisonnier, et son
sort allait s’y dйcider en peu d’instants.

Cependant, il ne rйpondit pas. Glenarvan attendit patiemment. Mais
Ayrton s’obstinait а garder un absolu silence.

«Parlez, Ayrton, qu’avez-vous а dire?» reprit Glenarvan.

Ayrton hйsita; les plis de son front se creusиrent profondйment;
puis, d’une voix calme:

«Je n’ai rien а dire, _mylord_, rйpliqua-t-il. J’ai fait la
sottise de me laisser prendre. Agissez comme il vous plaira.»

Sa rйponse faite, le quartier-maоtre porta ses regards vers la
cфte qui se dйroulait а l’ouest, et il affecta une profonde
indiffйrence pour tout ce qui se passait autour de lui. А le voir,
on l’eыt cru йtranger а cette grave affaire. Mais Glenarvan avait
rйsolu de rester patient. Un puissant intйrкt le poussait а
connaоtre certains dйtails de la mystйrieuse existence d’Ayrton,
surtout en ce qui touchait Harry Grant et le _Britannia_. Il
reprit donc son interrogatoire, parlant avec une douceur extrкme,
et imposant le calme le plus complet aux violentes irritations de
son coeur.

«Je pense, Ayrton, reprit-il, que vous ne refuserez pas de
rйpondre а certaines demandes que je dйsire vous faire. Et
d’abord, dois-je vous appeler Ayrton ou Ben Joyce? кtes-vous, oui
ou non, le quartier-maоtre du _Britannia_?»

Ayrton resta impassible, observant la cфte, sourd а toute
question.

Glenarvan, dont l’oeil s’animait, continua d’interroger le
quartier-maоtre.

«Voulez-vous m’apprendre comment vous avez quittй le _Britannia_,
pourquoi vous йtiez en Australie?»

Mкme silence, mкme impassibilitй.

«Йcoutez-moi bien, Ayrton, reprit Glenarvan. Vous avez intйrкt а
parler. Il peut vous кtre tenu compte d’une franchise qui est
votre derniиre ressource. Pour la derniиre fois, voulez-vous
rйpondre а mes questions?»

Ayrton tourna la tкte vers Glenarvan et le regarda dans les yeux:

«_Mylord_, dit-il, je n’ai pas а rйpondre. C’est а la justice et
non а moi de prouver contre moi-mкme.

-- Les preuves seront faciles! rйpondit Glenarvan.

-- Faciles! _Mylord_? reprit Ayrton d’un ton railleur. Votre
honneur me paraоt s’avancer beaucoup. Moi, j’affirme que le
meilleur juge de _temple-bar_ serait embarrassй de ma personne!
Qui dira pourquoi je suis venu en Australie, puisque le capitaine
Grant n’est plus lа pour l’apprendre? Qui prouvera que je suis ce
Ben Joyce signalй par la police, puisque la police ne m’a jamais
tenu entre ses mains et que mes compagnons sont en libertй? Qui
relиvera а mon dйtriment, sauf vous, non pas un crime, mais une
action blвmable? Qui peut affirmer que j’ai voulu m’emparer de ce
navire et le livrer aux convicts? Personne, entendez-moi,
personne! Vous avez des soupзons, bien, mais il faut des
certitudes pour condamner un homme, et les certitudes vous
manquent. Jusqu’а preuve du contraire, je suis Ayrton, quartier-
maоtre du _Britannia_.»

Ayrton s’йtait animй en parlant, et il revint bientфt а son
indiffйrence premiиre. Il s’imaginait sans doute que sa
dйclaration terminerait l’interrogatoire; mais Glenarvan reprit la
parole et dit:

«Ayrton, je ne suis pas un juge chargй d’instruire contre vous. Ce
n’est point mon affaire. Il importe que nos situations respectives
soient nettement dйfinies. Je ne vous demande rien qui puisse vous
compromettre. Cela regarde la justice. Mais vous savez quelles
recherches je poursuis, et d’un mot vous pouvez me remettre sur
les traces que j’ai perdues. Voulez-vous parler?»

Ayrton remua la tкte en homme dйcidй а se taire.

«Voulez-vous me dire oщ est le capitaine Grant? demanda Glenarvan.

-- Non, _mylord_, rйpondit Ayrton.

-- Voulez-vous m’indiquer oщ s’est йchouй le _Britannia_?

-- Pas davantage.

-- Ayrton, rйpondit Glenarvan d’un ton presque suppliant, voulez-
vous au moins, si vous savez oщ est Harry Grant, l’apprendre а ses
pauvres enfants qui n’attendent qu’un mot de votre bouche?»

Ayrton hйsita. Ses traits se contractиrent. Mais d’une voix basse:

«Je ne puis, _mylord_», murmura-t-il.

Et il ajouta avec violence, comme s’il se fыt reprochй un instant
de faiblesse:

«Non! Je ne parlerai pas! Faites-moi pendre si vous voulez!

-- Pendre!» s’йcria Glenarvan, dominй par un brusque mouvement de
colиre.

Puis, se maоtrisant, il rйpondit d’une voix grave:

«Ayrton, il n’y a ici ni juges ni bourreaux. А la premiиre relвche
vous serez remis entre les mains des autoritйs anglaises.

-- C’est ce que je demande!» rйpliqua le quartier-maоtre.

Puis il retourna d’un pas tranquille а la cabine qui lui servait
de prison, et deux matelots furent placйs а sa porte, avec ordre
de surveiller ses moindres mouvements. Les tйmoins de cette scиne
se retirиrent indignйs et dйsespйrйs.

Puisque Glenarvan venait d’йchouer contre l’obstination d’Ayrton,
que lui restait-il а faire?

Йvidemment poursuivre le projet formй а Eden de retourner en
Europe, quitte а reprendre plus tard cette entreprise frappйe
d’insuccиs, car alors les traces du _Britannia_ semblaient кtre
irrйvocablement perdues, le document ne se prкtait а aucune
interprйtation nouvelle, tout autre pays manquait mкme sur la
route du trente-septiиme parallиle, et le _Duncan_ n’avait plus
qu’а revenir.

Glenarvan, aprиs avoir consultй ses amis, traita plus spйcialement
avec John Mangles la question du retour. John inspecta ses soutes;
l’approvisionnement de charbon devait durer quinze jours au plus.
Donc, nйcessitй de refaire du c_ombu_stible а la plus prochaine
relвche.

John proposa а Glenarvan de mettre le cap sur la baie de
Talcahuano, oщ le _Duncan_ s’йtait dйjа ravitaillй avant
d’entreprendre son voyage de circumnavigation. C’йtait un trajet
direct et prйcisйment sur le trente-septiиme degrй. Puis le yacht,
largement approvisionnй, irait au sud doubler le cap Horn, et
regagnerait l’йcosse par les routes de l’Atlantique.

Ce plan fut adoptй, ordre fut donnй а l’ingйnieur de forcer sa
pression. Une demi-heure aprиs, le cap йtait mis sur Talcahuano
par une mer digne de son nom de Pacifique, et а six heures du
soir, les derniиres montagnes de la Nouvelle-Zйlande
disparaissaient dans les chaudes brumes de l’horizon.

C’йtait donc le voyage du retour qui commenзait.

Triste traversйe pour ces courageux chercheurs qui revenaient au
port sans ramener Harry Grant!

Aussi l’йquipage si joyeux au dйpart, si confiant au dйbut,
maintenant vaincu et dйcouragй, reprenait-il le chemin de
l’Europe. De ces braves matelots, pas un ne se sentait йmu а la
pensйe de revoir son pays, et tous, longtemps encore, ils auraient
affrontй les pйrils de la mer pour retrouver le capitaine Grant.

Aussi, а ces hurrahs qui acclamиrent Glenarvan а son retour,
succйda bientфt le dйcouragement. Plus de ces communications
incessantes entre les passagers, plus de ces entretiens qui
йgayaient autrefois la route. Chacun se tenait а l’йcart, dans la
solitude de sa cabine, et rarement l’un ou l’autre apparaissait
sur le pont du _Duncan_.

L’homme en qui s’exagйraient ordinairement les sentiments du bord,
pйnibles ou joyeux, Paganel, lui qui au besoin eыt inventй
l’espйrance, Paganel demeurait morne et silencieux. On le voyait а
peine.

Sa loquacitй naturelle, sa vivacitй franзaise s’йtaient changйes
en mutisme et en abattement. Il semblait mкme plus complиtement
dйcouragй que ses compagnons. Si Glenarvan parlait de recommencer
ses recherches, Paganel secouait la tкte en homme qui n’espиre
plus rien, et dont la conviction paraissait faite sur le sort des
naufragйs du _Britannia_.

On sentait qu’il les croyait irrйvocablement perdus.

Cependant, il y avait а bord un homme qui pouvait dire le dernier
mot de cette catastrophe, et dont le silence se prolongeait.
C’йtait Ayrton. Nul doute que ce misйrable ne connыt, sinon la
vйritй sur la situation actuelle du capitaine, du moins le lieu du
naufrage. Mais йvidemment, Grant, retrouvй, serait un tйmoin а
charge contre lui. Aussi se taisait-il obstinйment. De lа une
violente colиre, chez les matelots surtout, qui voulait lui faire
un mauvais parti.

Plusieurs fois, Glenarvan renouvela ses tentatives prиs du
quartier-maоtre. Promesses et menaces furent inutiles.
L’entкtement d’Ayrton йtait poussй si loin, et si peu explicable,
en somme, que le major en venait а croire qu’il ne savait rien.
Opinion partagйe, d’ailleurs, par le gйographe, et qui corroborait
ses idйes particuliиres sur le compte d’Harry Grant.

Mais si Ayrton ne savait rien, pourquoi n’avouait-il pas son
ignorance? Elle ne pouvait tourner contre lui. Son silence
accroissait la difficultй de former un plan nouveau. De la
rencontre du quartier-maоtre en Australie devait-on dйduire la
prйsence d’Harry Grant sur ce continent? Il fallait dйcider а tout
prix Ayrton а s’expliquer sur ce sujet.

Lady Helena, voyant l’insuccиs de son mari, lui demanda la
permission de lutter а son tour contre l’obstination du quartier-
maоtre. Oщ un homme avait йchouй, peut-кtre une femme rйussirait-
elle par sa douce influence. N’est-ce pas l’йternelle histoire de
cet ouragan de la fable qui ne peut arracher le manteau aux
йpaules du voyageur, tandis que le moindre rayon de soleil le lui
enlиve aussitфt?

Glenarvan, connaissant l’intelligence de sa jeune femme, lui
laissa toute libertй d’agir.

Ce jour-lа, 5 mars, Ayrton fut amenй dans l’appartement de lady
Helena. Mary Grant dut assister а l’entrevue, car l’influence de
la jeune fille pouvait кtre grande, et lady Helena ne voulait
nйgliger aucune chance de succиs.

Pendant une heure, les deux femmes restиrent enfermйes avec le
quartier-maоtre du _Britannia_, mais rien ne transpira de leur
entretien. Ce qu’elles dirent, les arguments qu’elles employиrent
pour arracher le secret du convict, tous les dйtails de cet
interrogatoire demeurиrent inconnus. D’ailleurs, quand elles
quittиrent Ayrton, elles ne paraissaient pas avoir rйussi, et leur
figure annonзait un vйritable dйcouragement.

Aussi, lorsque le quartier-maоtre fut reconduit а sa cabine, les
matelots l’accueillirent а son passage par de violentes menaces.
Lui, se contenta de hausser les йpaules, ce qui accrut la fureur
de l’йquipage, et pour la contenir, il ne fallut rien moins que
l’intervention de John Mangles et de Glenarvan.

Mais lady Helena ne se tint pas pour battue. Elle voulut lutter
jusqu’au bout contre cette вme sans pitiй, et le lendemain elle
alla elle-mкme а la cabine d’Ayrton, afin d’йviter les scиnes que
provoquait son passage sur le pont du yacht.

Pendant deux longues heures, la bonne et douce йcossaise resta
seule, face а face, avec le chef des convicts. Glenarvan, en proie
а une nerveuse agitation, rфdait auprиs de la cabine, tantфt
dйcidй а йpuiser jusqu’au bout les chances de rйussite, tantфt а
arracher sa femme а ce pйnible entretien.

Mais cette fois, lorsque lady Helena reparut, ses traits
respiraient la confiance. Avait-elle donc arrachй ce secret et
remuй dans le coeur de ce misйrable les derniиres fibres de la
pitiй?

Mac Nabbs, qui l’aperзut tout d’abord, ne put retenir un mouvement
bien naturel d’incrйdulitй.

Pourtant le bruit se rйpandit aussitфt parmi l’йquipage que le
quartier-maоtre avait enfin cйdй aux instances de lady Helena. Ce
fut comme une commotion йlectrique. Tous les matelots se
rassemblиrent sur le pont, et plus rapidement que si le sifflet de
Tom Austin les eыt appelйs а la manoeuvre.

Cependant Glenarvan s’йtait prйcipitй au-devant de sa femme.

«Il a parlй? demanda-t-il.

-- Non, rйpondit lady Helena. Mais, cйdant а mes priиres, Ayrton
dйsire vous voir.

-- Ah! Chиre Helena, vous avez rйussi!

-- Je l’espиre, Edward.

-- Avez-vous fait quelque promesse que je doive ratifier?

-- Une seule, mon ami, c’est que vous emploierez tout votre crйdit
а adoucir le sort rйservй а ce malheureux.

-- Bien, ma chиre Helena. Qu’Ayrton vienne а l’instant.»

Lady Helena se retira dans sa chambre, accompagnйe de Mary Grant,
et le quartier-maоtre fut conduit au carrй, oщ l’attendait lord
Glenarvan.


Chapitre XIX
_Une transaction_

Dиs que le quartier-maоtre se trouva en prйsence du lord, ses
gardiens se retirиrent.

«Vous avez dйsirй me parler, Ayrton? dit Glenarvan.

-- Oui, _mylord_, rйpondit le quartier-maоtre.

-- А moi seul?

-- Oui, mais je pense que si le major Mac Nabbs et Monsieur
Paganel assistaient а l’entretien, cela vaudrait mieux.

-- Pour qui?

-- Pour moi.»

Ayrton parlait avec calme. Glenarvan le regarda fixement; puis il
fit prйvenir Mac Nabbs et Paganel, qui se rendirent aussitфt а son
invitation.

«Nous vous йcoutons», dit Glenarvan, dиs que ses deux amis eurent
pris place а la table du carrй.

Ayrton se recueillit pendant quelques instants et dit:

«_Mylord_, c’est l’habitude que des tйmoins figurent а tout
contrat ou transaction intervenue entre deux parties. Voilа
pourquoi j’ai rйclamй la prйsence de MM Paganel et Mac Nabbs. Car
c’est, а proprement parler, une affaire que je viens vous
proposer.»

Glenarvan, habituй aux maniиres d’Ayrton, ne sourcilla pas, bien
qu’une affaire entre cet homme et lui semblвt chose йtrange.

«Quelle est cette affaire? dit-il.

-- La voici, rйpondit Ayrton. Vous dйsirez savoir de moi certains
dйtails qui peuvent vous кtre utiles. Je dйsire obtenir de vous
certains avantages qui me seront prйcieux. Donnant, donnant,
_mylord_. Cela vous convient-il ou non?

-- Quels sont ces dйtails? demanda Paganel.

-- Non, reprit Glenarvan, quels sont ces avantages?»

Ayrton, d’une inclination de tкte, montra qu’il comprenait la
nuance observйe par Glenarvan.

«Voici, dit-il, les avantages que je rйclame. Vous avez toujours,
_mylord_, l’intention de me remettre entre les mains des autoritйs
anglaises?

-- Oui, Ayrton, et ce n’est que justice.

-- Je ne dis pas non, rйpondit tranquillement le quartier-maоtre.
Ainsi, vous ne consentiriez point а me rendre la libertй?»

Glenarvan hйsita avant de rйpondre а une question si nettement
posйe. De ce qu’il allait dire dйpendait peut-кtre le sort d’Harry
Grant!

Cependant le sentiment du devoir envers la justice l’emporta, et
il dit:

«Non, Ayrton, je ne puis vous rendre la libertй.

-- Je ne la demande pas, rйpondit fiиrement le quartier-maоtre.

-- Alors, que voulez-vous?

-- Une situation moyenne, _mylord_, entre la potence qui m’attend
et la libertй que vous ne pouvez pas m’accorder.

-- Et c’est?...

-- De m’abandonner dans une des оles dйsertes du Pacifique, avec
les objets de premiиre nйcessitй.

Je me tirerai d’affaire comme je pourrai, et je me repentirai, si
j’ai le temps!»

Glenarvan, peu prйparй а cette ouverture, regarda ses deux amis,
qui restaient silencieux. Aprиs avoir rйflйchi quelques instants,
il rйpondit:

«Ayrton, si je vous accorde votre demande, vous m’apprendrez tout
ce que j’ai intйrкt а savoir?

-- Oui, _mylord_, c’est-а-dire tout ce que je sais sur le
capitaine Grant et sur le _Britannia_.

-- La vйritй entiиre?

-- Entiиre.

-- Mais qui me rйpondra?...

-- Oh! je vois ce qui vous inquiиte, _mylord_. Il faudra vous en
rapporter а moi, а la parole d’un malfaiteur! C’est vrai! Mais que
voulez-vous?

La situation est ainsi faite. C’est а prendre ou а laisser.

-- Je me fierai а vous, Ayrton, dit simplement Glenarvan.

-- Et vous aurez raison, _mylord_. D’ailleurs, si je vous trompe,
vous aurez toujours le moyen de vous venger!

-- Lequel?

-- En me venant reprendre dans l’оle que je n’aurai pu fuir.»

Ayrton avait rйponse а tout. Il allait au-devant des difficultйs,
il fournissait contre lui des arguments sans rйplique. On le voit,
il affectait de traiter son «affaire» avec une indiscutable bonne
foi. Il йtait impossible de s’abandonner avec une plus parfaite
confiance. Et cependant, il trouva le moyen d’aller plus loin
encore dans cette voie du dйsintйressement.

«_Mylord_ et messieurs, ajouta-t-il, je veux que vous soyez
convaincus de ce fait, c’est que je joue cartes sur table. Je ne
cherche point а vous tromper, et vais vous donner une nouvelle
preuve de ma sincйritй dans cette affaire. J’agis franchement,
parce que moi-mкme je compte sur votre loyautй.

-- Parlez, Ayrton, rйpondit Glenarvan.

-- _Mylord_, je n’ai point encore votre parole d’accйder а ma
proposition, et cependant, je n’hйsite pas а vous dire que je sais
peu de chose sur le compte d’Harry Grant.

-- Peu de chose! s’йcria Glenarvan.

-- Oui, _mylord_, les dйtails que je suis en mesure de vous
communiquer sont relatifs а moi; ils me sont personnels, et ne
contribueront guиre а vous remettre sur les traces que vous avez
perdues.»

Un vif dйsappointement se peignit sur les traits de Glenarvan et
du major. Ils croyaient le quartier-maоtre possesseur d’un
important secret, et celui-ci avouait que ses rйvйlations seraient
а peu prиs stйriles. Quant а Paganel, il demeurait impassible.

Quoi qu’il en soit, cet aveu d’Ayrton, qui se livrait, pour ainsi
dire, sans garantie, toucha singuliиrement ses auditeurs, surtout
lorsque le quartier-maоtre ajouta pour conclure:

«Ainsi, vous кtes prйvenu, _mylord_; l’affaire sera moins
avantageuse pour vous que pour moi.

-- Il n’importe, rйpondit Glenarvan. J’accepte votre proposition,
Ayrton. Vous avez ma parole d’кtre dйbarquй dans une des оles de
l’ocйan Pacifique.

-- Bien, _mylord_», rйpondit le quartier-maоtre.

Cet homme йtrange fut-il heureux de cette dйcision?

On aurait pu en douter, car sa physionomie impassible ne rйvйla
aucune йmotion. Il semblait qu’il traitвt pour un autre que pour
lui.

«Je suis prкt а rйpondre, dit-il.

-- Nous n’avons pas de questions а vous faire, dit Glenarvan.
Apprenez-nous ce que vous savez, Ayrton en commenзant par dйclarer
qui vous кtes.

-- Messieurs, rйpondit Ayrton, je suis rйellement Tom Ayrton, le
quartier-maоtre du _Britannia_. J’ai quittй Glasgow sur le navire
d’Harry Grant, le 12 mars 1861. Pendant quatorze mois, nous avons
couru ensemble les mers du Pacifique, cherchant quelque position
avantageuse pour y fonder une colonie йcossaise. Harry Grant йtait
un homme а faire de grandes choses, mais souvent de graves
discussions s’йlevaient entre nous. Son caractиre ne m’allait pas.
Je ne sais pas plier; or, avec Harry Grant, quand sa rйsolution
est prise, toute rйsistance est impossible, _mylord_. Cet homme-lа
est de fer pour lui et pour les autres. Nйanmoins, j’osai me
rйvolter. J’essayai d’entraоner l’йquipage dans ma rйvolte, et de
m’emparer du navire. Que j’aie eu tort ou non, peu importe. Quoi
qu’il en soit, Harry Grant n’hйsita pas, et, le 8 avril 1862, il
me dйbarqua sur la cфte ouest de l’Australie.

-- De l’Australie, dit le major, interrompant le rйcit d’Ayrton,
et par consйquent vous avez quittй le _Britannia_ avant sa relвche
au Callao, d’oщ sont datйes ses derniиres nouvelles?

-- Oui, rйpondit le quartier-maоtre, car le _Britannia_ n’a jamais
relвchй au Callao pendant que j’йtais а bord. Et si je vous ai
parlй du Callao а la ferme de Paddy O’Moore, c’est que votre rйcit
venait de m’apprendre ce dйtail.

-- Continuez, Ayrton, dit Glenarvan.

-- Je me trouvai donc abandonnй sur une cфte а peu prиs dйserte,
mais а vingt milles seulement des йtablissements pйnitentiaires de
Perth, la capitale de l’Australie occidentale. En errant sur les
rivages, je rencontrai une bande de convicts qui venaient de
s’йchapper. Je me joignis а eux. Vous me dispenserez, _mylord_, de
vous raconter ma vie pendant deux ans et demi. Sachez seulement
que je devins le chef des йvadйs sous le nom de Ben Joyce. Au mois
de septembre 1864, je me prйsentai а la ferme irlandaise. J’y fus
admis comme domestique sous mon vrai nom d’Ayrton. J’attendais lа
que l’occasion se prйsentвt de m’emparer d’un navire. C’йtait mon
suprкme but. Deux mois plus tard, le _Duncan_ arriva. Pendant
votre visite а la ferme, vous avez racontй, _mylord_, toute
l’histoire du capitaine Grant. J’appris alors ce que j’ignorais,
la relвche du _Britannia_ au Callao, ses derniиres nouvelles
datйes de juin 1862, deux mois aprиs mon dйbarquement, l’affaire
du document, la perte du navire sur un point du trente-septiиme
parallиle, et enfin les raisons sйrieuses que vous aviez de
chercher Harry Grant а travers le continent australien. Je
n’hйsitai pas. Je rйsolus de m’approprier le _Duncan_, un
merveilleux navire qui eыt distancй les meilleurs marcheurs de la
marine britannique. Mais il avait des avaries graves а rйparer. Je
le laissai donc partir pour Melbourne, et je me donnai а vous en
ma vraie qualitй de quartier-maоtre, offrant de vous guider vers
le thйвtre d’un naufrage placй fictivement par moi vers la cфte
est de l’Australie. Ce fut ainsi que, tantфt suivi а distance et
tantфt prйcйdй de ma bande de convicts, je dirigeai votre
expйdition а travers la province de Victoria. Mes gens commirent а
Camden-Bridge un crime inutile, puisque le _Duncan_, une fois
rendu а la cфte, ne pouvait m’йchapper, et qu’avec ce yacht,
j’йtais le maоtre de l’ocйan. Je vous conduisis ainsi et sans
dйfiance jusqu’а la Snowy-River. Les chevaux et les boeufs
tombиrent peu а peu empoisonnйs par le gastrolobium. J’embourbai
le cha_rio_t dans les marais de la Snowy. Sur mes instances...
Mais vous savez le reste, _mylord_, et vous pouvez кtre certain
que, sans la distraction de M Paganel, je commanderais maintenant
а bord du _Duncan_. Telle est mon histoire, messieurs; mes
rйvйlations ne peuvent malheureusement pas vous remettre sur les
traces d’Harry Grant et vous voyez qu’en traitant avec moi vous
avez fait une mauvaise affaire.»

Le quartier-maоtre se tut, croisa ses bras suivant son habitude,
et attendit. Glenarvan et ses amis gardaient le silence. Ils
sentaient que la vйritй tout entiиre venait d’кtre dite par cet
йtrange malfaiteur. La prise du _Duncan_ n’avait manquй que par
une cause indйpendante de sa volontй. Ses complices йtaient venus
aux rivages de Twofold-Bay, comme le prouvait cette vareuse de
convict trouvйe par Glenarvan. Lа, fidиles aux et enfin, las de
l’attendre, ils s’йtaient sans doute remis а leur mйtier de
pillards et d’incendiaires dans les campagnes de la Nouvelle-
Galles du sud. Le major reprit le premier l’interrogatoire, afin
de prйciser les dates relatives au _Britannia_.

«Ainsi, demanda-t-il au quartier-maоtre, c’est bien le 8 avril
1862 que vous avez йtй dйbarquй sur la cфte ouest de l’Australie?

-- Exactement, rйpondit Ayrton.

-- Et savez-vous alors quels йtaient les projets d’Harry Grant?

-- D’une maniиre vague.

-- Parlez toujours, Ayrton, dit Glenarvan. Le moindre indice peut
nous mettre sur la voie.

-- Ce que je puis vous dire, le voici, _mylord_, rйpondit le
quartier-maоtre. Le capitaine Grant avait l’intention de visiter
la Nouvelle-Zйlande. Or, cette partie de son programme n’a point
йtй exйcutйe pendant mon sйjour а bord. Il ne serait donc pas
impossible que le _Britannia_, en quittant le Callao, ne fыt venu
prendre connaissance des terres de la Nouvelle-Zйlande. Cela
concorderait avec la date du 27 juin 1862, assignйe par le
document au naufrage du trois-mвts.

-- Йvidemment, dit Paganel.

-- Mais, reprit Glenarvan, rien dans ces restes de mots conservйs
sur le document ne peut s’appliquer а la Nouvelle-Zйlande.

-- А cela, je ne puis rien rйpondre, dit le quartier-maоtre.

-- Bien, Ayrton, dit Glenarvan. Vous avez tenu votre parole, je
tiendrai la mienne. Nous allons dйcider dans quelle оle de l’ocйan
Pacifique vous serez abandonnй.

-- Oh! peu m’importe, _mylord_, rйpondit Ayrton.

-- Retournez а votre cabine, dit Glenarvan, et attendez notre
dйcision.»

Le quartier-maоtre se retira sous la garde de deux matelots.

«Ce scйlйrat aurait pu кtre un homme, dit le major.

-- Oui, rйpondit Glenarvan. C’est une nature forte et
intelligente! Pourquoi faut-il que ses facultйs se soient tournйes
vers le mal!

-- Mais Harry Grant?

-- Je crains bien qu’il soit а jamais perdu! Pauvres enfants, qui
pourrait leur dire oщ est leur pиre?

-- Moi! rйpondit Paganel. Oui! moi.»

On a dы le remarquer, le gйographe, si loquace, si impatient
d’ordinaire, avait а peine parlй pendant l’interrogatoire
d’Ayrton. Il йcoutait sans desserrer les dents. Mais ce dernier
mot qu’il prononзa en valait bien d’autres, et il fit tout d’abord
bondir Glenarvan.

«Vous! s’йcria-t-il, vous, Paganel, vous savez oщ est le capitaine
Grant!

-- Oui, autant qu’on peut le savoir, rйpondit le gйographe.

-- Et par qui le savez-vous?

-- Par cet йternel document.

-- Ah! fit le major du ton de la plus parfaite incrйdulitй.

-- Йcoutez d’abord, Mac Nabbs, dit Paganel, vous hausserez les
йpaules aprиs. Je n’ai pas parlй plus tфt parce que vous ne
m’auriez pas cru. Puis, c’йtait inutile. Mais si je me dйcide
aujourd’hui, c’est que l’opinion d’Ayrton est prйcisйment venue
appuyer la mienne.

-- Ainsi la Nouvelle-Zйlande? demanda Glenarvan.

-- Йcoutez et jugez, rйpondit Paganel. Ce n’est pas sans raison,
ou plutфt, ce n’est pas sans «une raison», que j’ai commis
l’erreur qui nous a sauvйs. Au moment oщ j’йcrivais cette lettre
sous la dictйe de Glenarvan, le mot «Zйlande» me travaillait le
cerveau. Voici pourquoi. Vous vous rappelez que nous йtions dans
le cha_rio_t. Mac Nabbs venait d’apprendre а lady Helena
l’histoire des convicts; il lui avait remis le numйro de
l’_Australian and New Zealand gazette_ qui relatait la catastrophe
de Camden-Bridge. Or, au moment oщ j’йcrivais, le journal gisait а
terre, et pliй de telle faзon que deux syllabes de son titre
apparaissaient seulement. Ces deux syllabes йtaient _aland_.
Quelle illumination se fit dans mon esprit! _aland_ йtait
prйcisйment un mot du document anglais, un mot que nous avions
traduit jusqu’alors par _а terre_, et qui devait кtre la
terminaison du nom propre _Zealand_.

-- Hein! fit Glenarvan.

-- Oui, reprit Paganel avec une conviction profonde, cette
interprйtation m’avait йchappй, et savez-vous pourquoi? Parce que
mes recherches s’exerзaient naturellement sur le document
franзais, plus complet que les autres, et oщ manque ce mot
important.

-- Oh! oh! dit le major, c’est trop d’imagination, Paganel, et
vous oubliez un peu facilement vos dйductions prйcйdentes.

-- Allez, major, je suis prкt а vous rйpondre.

-- Alors, reprit Mac Nabbs, que devient votre mot _austra_?

-- Ce qu’il йtait d’abord. Il dйsigne seulement les contrйes
«australes.»

-- Bien. Et cette syllabe _indi_, qui a йtй une premiиre fois le
radical d’_indiens_, et une seconde fois le radical d’_indigиnes_?

-- Eh bien, la troisiиme et derniиre fois, rйpondit Paganel, elle
sera la premiиre syllabe du mot _indigence_!

-- Et _contin_! s’йcria Mac Nabbs, signifie-t-il encore
_continent_?

-- Non! Puisque la Nouvelle-Zйlande n’est qu’une оle.

-- Alors?... Demanda Glenarvan.

-- Mon cher lord, rйpondit Paganel, je vais vous traduire le
document suivant ma troisiиme interprйtation, et vous jugerez. Je
ne vous fais que deux observations: 1) oubliez autant que possible
les interprйtations prйcйdentes, et dйgagez votre esprit de toute
prйoccupation antйrieure; 2) certains passages vous paraоtront
«forcйs», et il est possible que je les traduise mal, mais ils
n’ont aucune importance, entre autres le mot _agonie_ qui me
choque, mais que je ne puis expliquer autrement. D’ailleurs, c’est
le document franзais qui sert de base а mon interprйtation, et
n’oubliez pas qu’il a йtй йcrit par un anglais, auquel les
idiotismes de la langue franзaise pouvaient ne pas кtre familiers.
Ceci posй, je commence.»

Et Paganel, articulant chaque syllabe avec lenteur, rйcita les
phrases suivantes:

«Le _27 juin 1862_, le _trois-mвts Britannia_, de _Glasgow_, a
_sombrй_, aprиs une «longue _agonie_, dans les mers _australes_ et
sur les cфtes de la Nouvelle-Zйlande, -- en anglais _Zealand_. --
_deux matelots_ et le _capitaine Grant_ ont pu y aborder.» Lа,
continuellement en proie а une cruelle indigence, ils ont _jetй ce
document_ «par... De longitude et 37° 11’ de latitude. _Venez а
leur_ secours, ou ils sont _perdus_.»

Paganel s’arrкta. Son interprйtation йtait admissible. Mais,
prйcisйment parce qu’elle paraissait aussi vraisemblable que les
prйcйdentes, elle pouvait кtre aussi fausse. Glenarvan et le major
ne cherchиrent donc pas а la discuter.

Cependant, puisque les traces du _Britannia_ ne s’йtaient
rencontrйes ni sur les cфtes de la Patagonie, ni sur les cфtes de
l’Australie, au point oщ ces deux contrйes sont coupйes par le
trente-septiиme parallиle, les chances йtaient en faveur de la
Nouvelle-Zйlande. Cette remarque, faite par Paganel, frappa
surtout ses amis.

«Maintenant, Paganel, dit Glenarvan, me direz-vous pourquoi,
depuis deux mois environ, vous avez tenu cette interprйtation
secrиte?

-- Parce que je ne voulais pas vous donner encore de vaines
espйrances. D’ailleurs, nous allions а Auckland, prйcisйment au
point indiquй par la latitude du document.

-- Mais depuis lors, quand nous avons йtй entraоnйs hors de cette
route, pourquoi n’avoir pas parlй?

-- C’est que, si juste que soit cette interprйtation, elle ne peut
contribuer au salut du capitaine.

-- Pour quelle raison, Paganel?

-- Parce que, l’hypothиse йtant admise que le capitaine Harry
Grant s’est йchouй а la Nouvelle-Zйlande, du moment que deux ans
se sont passйs sans qu’il ait reparu, c’est qu’il a йtй victime du
naufrage ou des zйlandais.

-- Ainsi, votre opinion est?... Demanda Glenarvan.

-- Que l’on pourrait peut-кtre retrouver quelques vestiges du
naufrage, mais que les naufragйs du _Britannia_ sont
irrйvocablement perdus!

-- Silence sur tout ceci, mes amis, dit Glenarvan, et laissez-moi
choisir le moment oщ j’apprendrai cette triste nouvelle aux
enfants du capitaine Grant!»


Chapitre XX
_Un cri dans la nuit_

L’йquipage sut bientфt que la mystйrieuse situation du capitaine
Grant n’avait pas йtй йclaircie par les rйvйlations d’Ayrton. Le
dйcouragement fut profond а bord, car on avait comptй sur le
quartier-maоtre, et le quartier-maоtre ne savait rien qui pыt
mettre le _Duncan_ sur les traces du _Britannia_!

La route du yacht fut donc maintenue. Restait а choisir l’оle dans
laquelle Ayrton devait кtre abandonnй.

Paganel et John Mangles consultиrent les cartes du bord.
Prйcisйment, sur ce trente-septiиme parallиle, figurait un оlot
isolй connu sous le nom de Maria-Thйrйsa, rocher perdu en plein
ocйan Pacifique relйguй а trois mille cinq cents milles de la cфte
amйricaine et а quinze cents milles de la Nouvelle-Zйlande. Au
nord, les terres les plus rapprochйes formaient l’archipel des
Pomotou, sous le protectorat franзais. Au sud, rien jusqu’а la
banquise йternellement glacйe du pфle austral. Nul navire ne
venait prendre connaissance de cette оle solitaire. Aucun йcho du
monde n’arrivait jusqu’а elle. Seuls, les oiseaux des tempкtes s’y
reposaient pendant leurs longues traversйes, et beaucoup de cartes
ne signalaient mкme pas ce roc battu par les flots du Pacifique.

Si jamais l’isolement absolu devait se rencontrer sur la terre,
c’йtait dans cette оle jetйe en dehors des routes humaines. On fit
connaоtre sa situation а Ayrton. Ayrton accepta d’y vivre loin de
ses semblables, et le cap fut mis sur Maria-Thйrйsa. En ce moment,
une ligne rigoureusement droite eыt passй par l’axe du _Duncan_,
l’оle et la baie de Talcahuano.

Deux jours plus tard, а deux heures, la vigie signala une terre а
l’horizon. C’йtait Maria-Thйrйsa, basse, allongйe, а peine йmergйe
des flots, qui apparaissait comme un йnorme cйtacй.

Trente milles la sйparaient encore du yacht, dont l’йtrave
tranchait les lames avec une rapiditй de seize noeuds а l’heure.

Peu а peu, le profil de l’оlot s’accusa sur l’horizon. Le soleil,
s’abaissant vers l’ouest, dйcoupait en pleine lumiиre sa
capricieuse silhouette. Quelques sommets peu йlevйs se dйtachaient
за et lа, piquйs par les rayons de l’astre du jour.

А cinq heures, John Mangles crut distinguer une fumйe lйgиre qui
montait vers le ciel.

«Est-ce un volcan? demanda-t-il а Paganel, qui, la longue-vue aux
yeux, observait cette terre nouvelle.

-- Je ne sais que penser, rйpondit le gйographe. Maria-Thйrйsa est
un point peu connu. Cependant, il ne faudrait pas s’йtonner si son
origine йtait due а quelque soulиvement sous-marin, et, par
consйquent, volcanique.

-- Mais alors, dit Glenarvan, si une йruption l’a produite, ne
peut-on craindre qu’une йruption ne l’emporte?

-- C’est peu probable, rйpondit Paganel. On connaоt son existence
depuis plusieurs siиcles, ce qui est une garantie. Lorsque l’оle
Julia йmergea de la Mйditerranйe, elle ne demeura pas longtemps
hors des flots et disparut quelques mois aprиs sa naissance.

-- Bien, dit Glenarvan. Penses-tu, John, que nous puissions
atterrir avant la nuit?

-- Non, votre honneur. Je ne dois pas risquer le _Duncan_ au
milieu des tйnиbres, sur une cфte qui ne m’est pas connue. Je me
tiendrai sous faible pression en courant de petits bords, et
demain, au point du jour, nous enverrons une embarcation а terre.»

А huit heures du soir, Maria-Thйrйsa, quoique а cinq milles au
vent, n’apparaissait plus que comme une ombre allongйe, а peine
visible. Le _Duncan_ s’en rapprochait toujours.

А neuf heures, une lueur assez vive, un feu brilla dans
l’obscuritй. Il йtait immobile et continu.

«Voilа qui confirmerait le volcan, dit Paganel, en observant avec
attention.

-- Cependant, rйpondit John Mangles, а cette distance, nous
dev_rio_ns entendre les fracas qui accompagnent toujours une
йruption, et le vent d’est n’apporte aucun bruit а notre oreille.

-- En effet, dit Paganel, ce volcan brille, mais ne parle pas. On
dirait, de plus, qu’il a des intermittences comme un phare а
йclat.

-- Vous avez raison, reprit John Mangles, et pourtant nous ne
sommes pas sur une cфte йclairйe. Ah! s’йcria-t-il, un autre feu!
Sur la plage cette fois! Voyez! Il s’agite! Il change de place!»

John ne se trompait pas. Un nouveau feu avait apparu, qui semblait
s’йteindre parfois et se ranimait tout а coup.

«L’оle est donc habitйe? dit Glenarvan.

-- Par des sauvages, йvidemment, rйpondit Paganel.

-- Mais alors, nous ne pouvons y abandonner le quartier-maоtre.

-- Non, rйpondit le major, ce serait faire un trop mauvais cadeau,
mкme а des sauvages.

-- Nous chercherons quelque autre оle dйserte, dit Glenarvan, qui
ne put s’empкcher de sourire de «la dйlicatesse» de Mac Nabbs.
J’ai promis la vie sauve а Ayrton, et je veux tenir ma promesse.

-- En tout cas, dйfions-nous, ajouta Paganel. Les zйlandais ont la
barbare coutume de tromper les navires avec des feux mouvants,
comme autrefois les habitants de Cornouailles. Or, les indigиnes
de Maria-Thйrйsa peuvent connaоtre ce procйdй.

-- Laisse arriver d’un quart, cria John au matelot du gouvernail.
Demain, au soleil levant, nous saurons а quoi nous en tenir.»

А onze heures, les passagers et John Mangles regagnиrent leurs
cabines. А l’avant, la bordйe de quart se promenait sur le pont du
yacht. А l’arriиre, l’homme de barre йtait seul а son poste.

En ce moment, Mary Grant et Robert montиrent sur la dunette.

Les deux enfants du capitaine, accoudйs sur la lisse, regardaient
tristement la mer phosphorescente et le sillage lumineux du
_Duncan_. Mary songeait а l’avenir de Robert; Robert songeait а
l’avenir de sa soeur. Tous deux pensaient а leur pиre.

Existait-il encore, ce pиre adorй? Fallait-il donc renoncer? Mais
non, sans lui, que serait la vie? Sans lui que deviendraient-ils?
Que seraient-ils devenus dйjа sans lord Glenarvan, sans lady
Helena?

Le jeune garзon, mыri par l’infortune, devinait les pensйes qui
agitaient sa soeur. Il prit la main de Mary dans la sienne.

«Mary, lui dit-il, il ne faut jamais dйsespйrer. Rappelle-toi les
leзons que nous donnait notre pиre: «le courage remplace tout ici-
bas», disait-il. Ayons-le donc, ce courage obstinй, qui le faisait
supйrieur а tout. Jusqu’ici tu as travaillй pour moi, ma soeur, je
veux travailler pour toi а mon tour.

-- Cher Robert! rйpondait la jeune fille.

-- Il faut que je t’apprenne une chose, reprit Robert. Tu ne te
fвcheras pas, Mary?

-- Pourquoi me fвcherais-je, mon enfant?

-- Et tu me laisseras faire?

-- Que veux-tu dire? demanda Mary, inquiиte.

-- Ma soeur! Je serai marin...

-- Tu me quitteras? s’йcria la jeune fille, en serrant la main de
son frиre.

-- Oui, soeur! Je serai marin comme mon pиre, marin comme le
capitaine John! Mary, ma chиre Mary! Le capitaine John n’a pas
perdu tout espoir, lui! Tu auras, comme moi, confiance dans son
dйvouement! Il fera de moi, il me l’a promis, un bon, un grand
marin, et jusque-lа, nous chercherons notre pиre ensemble! Dis que
tu le veux, soeur! Ce que notre pиre eыt fait pour nous, notre
devoir, le mien du moins, est de le faire pour lui! Ma vie a un
but auquel elle est due tout entiиre: chercher, chercher toujours
celui qui ne nous eыt jamais abandonnйs l’un ou l’autre! Chиre
Mary, qu’il йtait bon, notre pиre!

-- Et si noble, si gйnйreux! reprit Mary. Sais-tu, Robert, qu’il
йtait dйjа une des gloires de notre pays et qu’il aurait comptй
parmi ses grands hommes, si le sort ne l’eыt arrкtй dans sa
marche!

-- Si je le sais!» dit Robert.

Mary Grant serra Robert sur son coeur. Le jeune enfant sentit que
des larmes coulaient sur son front.

«Mary! Mary! s’йcria-t-il, ils ont beau dire, nos amis, ils ont
beau se taire, j’espиre encore et j’espйrerai toujours! Un homme
comme mon pиre ne meurt pas avant d’avoir accompli sa tвche!»

Mary Grant ne put rйpondre. Les sanglots l’йtouffaient. Mille
sentiments se heurtaient dans son вme а cette pensйe que de
nouvelles tentatives seraient faites pour retrouver Harry Grant,
et que le dйvouement du jeune capitaine йtait sans bornes.

«Monsieur John espиre encore? demanda-t-elle.

-- Oui, rйpondit Robert. C’est un frиre qui ne nous abandonnera
jamais. Je serai marin, n’est-ce pas, soeur, marin pour chercher
mon pиre avec lui! Tu veux bien?

-- Si je le veux! rйpondit Mary. Mais nous sйparer! murmura la
jeune fille.

-- Tu ne seras pas seule, Mary. Je sais cela! Mon ami John me l’a
dit. Mme Helena ne te permettra pas de la quitter. Tu es une
femme, toi, tu peux, tu dois accepter ses bienfaits. Les refuser
serait de l’ingratitude! Mais un homme, mon pиre me l’a dit cent
fois, un homme doit se faire son sort а lui-mкme!

-- Mais que deviendra notre chиre maison de Dundee, si pleine de
souvenirs?

-- Nous la conserverons, petite soeur! Tout cela est arrangй et
bien arrangй par notre ami John et aussi par lord Glenarvan. Il te
gardera au chвteau de Malcolm, comme sa fille! Le lord l’a dit а
mon ami John, et mon ami John me l’a rйpйtй! Tu seras lа chez toi,
trouvant а qui parler de notre pиre, en attendant que John et moi
nous te le ramenions un jour! Ah! Quel beau jour ce sera! s’йcria
Robert, dont le front rayonnait d’enthousiasme.

-- Mon frиre, mon enfant, rйpondit Mary, qu’il serait heureux,
notre pиre, s’il pouvait t’entendre! Comme tu lui ressembles, cher
Robert, а ce pиre bien-aimй! Quand tu seras un homme, tu seras lui
tout entier!

-- Dieu t’entende, Mary, dit Robert, rougissant d’un saint et
filial orgueil.

-- Mais comment nous acquitter envers lord et lady Glenarvan?
reprit Mary Grant.

-- Oh! Ce ne sera pas difficile! s’йcria Robert avec sa confiance
juvйnile. On les aime, on les vйnиre, on le leur dit, on les
embrasse bien, et un jour, а la premiиre occasion, on se fait tuer
pour eux!

-- Vis pour eux, au contraire! s’йcria la jeune fille en couvrant
de baisers le front de son frиre. Ils aimeront mieux cela, -- et
moi aussi!»

Puis, se laissant aller а d’indйfinissables rкveries, les deux
enfants du capitaine se regardиrent dans la vague obscuritй de la
nuit. Cependant, par la pensйe, ils causaient, ils
s’interrogeaient, ils se rйpondaient encore. La mer calme se
berзait en longues ondulations, et l’hйlice agitait dans l’ombre
un remous lumineux. Alors se produisit un incident йtrange et
vйritablement surnaturel. Le frиre et la soeur, par une de ces
communications magnйtiques qui lient mystйrieusement les вmes
entre elles, subirent а la fois et au mкme instant une mкme
hallucination. Du milieu de ces flots alternativement sombres et
brillants, Mary et Robert crurent entendre s’йlever jusqu’а eux
une voix dont le son profond et lamentable fit tressaillir toutes
les fibres de leur coeur.

«А moi! а moi! Criait cette voix.

-- Mary, dit Robert, as-tu entendu? Tu as entendu?»

Et, se dressant subitement au-dessus de la lisse, tous deux,
penchйs, interrogиrent les profondeurs de la nuit.

Mais ils ne virent rien, que l’ombre qui s’йtendait sans fin
devant eux.

«Robert, dit Mary, pвle d’йmotion, j’ai cru... Oui, j’ai cru comme
toi... Nous avons la fiиvre tous les deux, mon Robert!...»

Mais un nouvel appel arriva jusqu’а eux, et cette fois l’illusion
fut telle que le mкme cri sortit а la fois de leurs deux coeurs:

«Mon pиre! Mon pиre!...»

C’en йtait trop pour Mary Grant. Brisйe par l’йmotion, elle tomba
йvanouie dans les bras de Robert.

«Au secours! Cria Robert. Ma soeur! Mon pиre! Au secours!»

L’homme de barre s’йlanзa pour relever la jeune fille. Les
matelots de quart accoururent, puis John Mangles, lady Helena,
Glenarvan, subitement rйveillйs.

«Ma soeur se meurt, et notre pиre est lа!» s’йcriait Robert en
montrant les flots.

On ne comprenait rien а ses paroles.

«Si, rйpйtait-il. Mon pиre est lа! J’ai entendu la voix de mon
pиre! Mary l’a entendue comme moi!»

Et en ce moment, Mary Grant, revenue а elle, йgarйe, folle,
s’йcriait aussi: «Mon pиre! Mon pиre est lа!»

La malheureuse jeune fille, se relevant et se penchant au-dessus
de la lisse, voulait se prйcipiter а la mer.

«_Mylord_! Madame Helena! rйpйtait-elle en joignant les mains, je
vous dis que mon pиre est lа! Je vous affirme que j’ai entendu sa
voix sortir des flots comme une lamentation, comme un dernier
adieu!»

Alors, des spasmes, des convulsions reprirent la pauvre enfant.
Elle se dйbattit. Il fallut la transporter dans sa cabine, et lady
Helena la suivit pour lui donner ses soins, tandis que Robert
rйpйtait toujours:

«Mon pиre! Mon pиre est lа! J’en suis sыr, _mylord_!»

Les tйmoins de cette scиne douloureuse finirent par comprendre que
les deux enfants du capitaine avaient йtй le jouet d’une
hallucination. Mais comment dйtromper leurs sens, si violemment
abusйs?

Glenarvan l’essaya cependant. Il prit Robert par la main et lui
dit:

«Tu as entendu la voix de ton pиre, mon cher enfant?

-- Oui, _mylord_. Lа, au milieu des flots! Il criait: А moi! а
moi!

-- Et tu as reconnu cette voix?

-- Si j’ai reconnu sa voix, _mylord_! Oh! oui! Je vous le jure! Ma
soeur l’a entendue, elle l’a reconnue comme moi! Comment voulez-
vous que nous nous soyons trompйs tous les deux? _Mylord_, allons
au secours de mon pиre! Un canot! Un canot!»

Glenarvan vit bien qu’il ne pourrait dйtromper le pauvre enfant.
Nйanmoins, il fit une derniиre tentative et appela l’homme de
barre.

«Hawkins, lui demanda-t-il, vous йtiez au gouvernail au moment oщ
miss Mary a йtй si singuliиrement frappйe?

-- Oui, votre honneur, rйpondit Hawkins.

-- Et vous n’avez rien vu, rien entendu?

-- Rien.

-- Tu le vois, Robert.

-- Si c’eыt йtй le pиre d’Hawkins, rйpondit le jeune enfant avec
une indomptable йnergie, Hawkins ne dirait pas qu’il n’a rien
entendu. C’йtait mon pиre, _mylord_! Mon pиre! Mon pиre!...»

La voix de Robert s’йteignit dans un sanglot. Pвle et muet, а son
tour, il perdit connaissance.

Glenarvan fit porter Robert dans son lit, et l’enfant, brisй par
l’йmotion, tomba dans un profond assoupissement.

«Pauvres orphelins! dit John Mangles, Dieu les йprouve d’une
terrible faзon!

-- Oui, rйpondit Glenarvan, l’excиs de la douleur aura produit
chez tous les deux, et au mкme moment, une hallucination pareille.

-- Chez tous les deux! Murmura Paganel, c’est йtrange! La science
pure ne l’admettrait pas.»

Puis, se penchant а son tour sur la mer et prкtant l’oreille,
Paganel, aprиs avoir fait signe а chacun de se taire, йcouta. Le
silence йtait profond partout. Paganel hйla d’une voix forte. Rien
ne lui rйpondit.

«C’est йtrange! rйpйtait le gйographe, en regagnant sa cabine. Une
intime sympathie de pensйes et de douleurs ne suffit pas а
expliquer un phйnomиne!»

Le lendemain, 8 mars, а cinq heures du matin, dиs l’aube, les
passagers, Robert et Mary parmi eux, car il avait йtй impossible
de les retenir, йtaient rйunis sur le pont du _Duncan_. Chacun
voulait examiner cette terre а peine entrevue la veille.

Les lunettes se promenиrent avidement sur les points principaux de
l’оle. Le yacht en prolongeait les rivages а la distance d’un
mille. Le regard pouvait saisir leurs moindres dйtails. Un cri
poussй par Robert s’йleva soudain. L’enfant prйtendait voir deux
hommes qui couraient et gesticulaient, pendant qu’un troisiиme
agitait un pavillon.

«Le pavillon d’Angleterre, s’йcria John Mangles qui avait saisi sa
lunette.

-- C’est vrai! s’йcria Paganel, en se retournant vivement vers
Robert.

-- _Mylord_, dit Robert tremblant d’йmotion, _mylord_, si vous ne
voulez pas que je gagne l’оle а la nage, vous ferez mettre а la
mer une embarcation. Ah! _mylord_! Je vous demande а genoux d’кtre
le premier а prendre terre!»

Personne n’osait parler а bord. Quoi! Sur cet оlot traversй par ce
trente-septiиme parallиle, trois hommes, des naufragйs, des
anglais! Et chacun, revenant sur les йvйnements de la veille
pensait а cette voix entendue dans la nuit par Robert et Mary!...
Les enfants ne s’йtaient abusйs peut-кtre que sur un point: une
voix avait pu venir jusqu’а eux, mais cette voix pouvait-elle кtre
celle de leur pиre? Non, mille fois non, hйlas! Et chacun, pensant
а l’horrible dйception qui les attendait, tremblait que cette
nouvelle йpreuve ne dйpassвt leurs forces! Mais comment les
arrкter? Lord Glenarvan n’en eut pas le courage.

«Au canot!» s’йcria-t-il.

En une minute, l’embarcation fut mise а la mer. Les deux enfants
du capitaine, Glenarvan, John Mangles, Paganel, s’y prйcipitиrent,
et elle dйborda rapidement sous l’impulsion de six matelots qui
nageaient avec rage.

А dix toises du rivage, Mary poussa un cri dйchirant.

«Mon pиre!»

Un homme se tenait sur la cфte, entre deux autres hommes. Sa
taille grande et forte, sa physionomie а la fois douce et hardie,
offrait un mйlange expressif des traits de Mary et de Robert
Grant.

C’йtait bien l’homme qu’avaient si souvent dйpeint les deux
enfants. Leur coeur ne les avait pas trompйs. C’йtait leur pиre,
c’йtait le capitaine Grant!

Le capitaine entendit le cri de Mary, ouvrit les bras, et tomba
sur le sable, comme foudroyй.


Chapitre XXI
_L’оle Tabor_

On ne meurt pas de joie, car le pиre et les enfants revinrent а la
vie avant mкme qu’on les eыt recueillis sur le yacht. Comment
peindre cette scиne? Les mots n’y suffiraient pas. Tout l’йquipage
pleurait en voyant ces trois кtres confondus dans une muette
йtreinte. Harry Grant, arrivй sur le pont, flйchit le genou. Le
pieux йcossais voulut, en touchant ce qui йtait pour lui le sol de
la patrie, remercier, avant tous, Dieu de sa dйlivrance.

Puis, se tournant vers lady Helena, vers lord Glenarvan et ses
compagnons, il leur rendit grвces d’une voix brisйe par l’йmotion.
En quelques mots, ses enfants, dans la courte traversйe de l’оlot
au yacht venaient de lui apprendre toute l’histoire du _Duncan_.

Quelle immense dette il avait contractйe envers cette noble femme
et ses compagnons! Depuis lord Glenarvan jusqu’au dernier des
matelots, tous n’avaient-ils pas luttй et souffert pour lui?

Harry Grant exprima les sentiments de gratitude qui inondaient son
coeur avec tant de simplicitй et de noblesse, son mвle visage
йtait illuminй d’une йmotion si pure et si douce, que tout
l’йquipage se sentit rйcompensй et au delа des йpreuves subies.
L’impassible major lui-mкme avait l’oeil humide d’une larme qu’il
n’йtait pas en son pouvoir de retenir. Quant au digne Paganel, il
pleurait comme un enfant qui ne pense pas а cacher ses larmes.

Harry Grant ne se lassait pas de regarder sa fille. Il la trouvait
belle, charmante! Il le lui disait et redisait tout haut, prenant
lady Helena а tйmoin, comme pour certifier que son amour paternel
ne l’abusait pas.

Puis, se tournant vers son fils:

«Comme il a grandi! C’est un homme!» s’йcriait-il avec
ravissement.

Et il prodiguait а ces deux кtres si chers les mille baisers
amassйs dans son coeur pendant deux ans d’absence.

Robert lui prйsenta successivement tous ses amis, et trouva le
moyen de varier ses formules, quoiqu’il eыt а dire de chacun la
mкme chose! C’est que, l’un comme l’autre, tout le monde avait йtй
parfait pour les deux orphelins. Quand arriva le tour de John
Mangles d’кtre prйsentй, le capitaine rougit comme une jeune fille
et sa voix tremblait en rйpondant au pиre de Mary.

Lady Helena fit alors au capitaine Grant le rйcit du voyage, et
elle le rendit fier de son fils, fier de sa fille.

Harry Grant apprit les exploits du jeune hйros, et comment cet
enfant avait dйjа payй а lord Glenarvan une partie de la dette
paternelle. Puis, а son tour, John Mangles parla de Mary en des
termes tels, que Harry Grant, instruit par quelques mots de lady
Helena, mit la main de sa fille dans la vaillante main du jeune
capitaine, et, se tournant vers lord et lady Glenarvan:

«_Mylord_, et vous, madame, dit-il, bйnissons nos enfants!»

Lorsque tout fut dit et redit mille fois, Glenarvan instruisit
Harry Grant de ce qui concernait Ayrton. Grant confirma les aveux
du quartier-maоtre au sujet de son dйbarquement sur la cфte
australienne.

«C’est un homme intelligent, audacieux, ajouta-t-il, et que les
passions ont jetй dans le mal. Puissent la rйflexion et le
repentir le ramener а des sentiments meilleurs!»

Mais avant qu’Ayrton fыt transfйrй а l’оle Tabor, Harry Grant
voulut faire а ses nouveaux amis les honneurs de son rocher. Il
les invita а visiter sa maison de bois et а s’asseoir а la table
du Robinson ocйanien. Glenarvan et ses hфtes acceptиrent de grand
coeur. Robert et Mary Grant brыlaient du dйsir de voir ces lieux
solitaires oщ le capitaine les avait tant pleurйs.

Une embarcation fut armйe, et le pиre, les deux enfants, lord et
lady Glenarvan, le major, John Mangles et Paganel, dйbarquиrent
bientфt sur les rivages de l’оle.

Quelques heures suffirent а parcourir le domaine d’Harry Grant.
C’йtait а vrai dire, le sommet d’une montagne sous-marine, un
plateau oщ les roches de basalte abondaient avec des dйbris
volcaniques. Aux йpoques gйologiques de la terre, ce mont avait
peu а peu surgi des profondeurs du Pacifique sous l’action des
feux souterrains; mais, depuis des siиcles, le volcan йtait devenu
une montagne paisible, et son cratиre comblй, un оlot йmergeant de
la plaine liquide. Puis l’humus se forma; le rиgne vйgйtal
s’empara de cette terre nouvelle; quelques baleiniers de passage y
dйbarquиrent des animaux domestiques, chиvres et porcs, qui
multipliиrent а l’йtat sauvage, et la nature se manifesta par ses
trois rиgnes sur cette оle perdue au milieu de l’ocйan.

Lorsque les naufragйs du _Britannia_ s’y furent rйfugiйs, la main
de l’homme vint rйgulariser les efforts de la nature. En deux ans
et demi, Harry Grant et ses matelots mйtamorphosиrent leur оlot.

Plusieurs acres de terre, cultivйs avec soin, produisaient des
lйgumes d’une excellente qualitй.

Les visiteurs arrivиrent а la maison ombragйe par des gommiers
verdoyants; devant ses fenкtres s’йtendait la magnifique mer,
йtincelant aux rayons du soleil. Harry Grant fit mettre sa table а
l’ombre des beaux arbres, et chacun y prit place. Un gigot de
chevreau, du pain de _nardou_, quelques bols de lait, deux ou
trois pieds de chicorйe sauvage, une eau pure et fraоche formиrent
les йlйments de ce repas simple et digne de bergers de l’Arcadie.

Paganel йtait ravi.

Ses vieilles idйes de Robinson lui remontaient au cerveau.

«Il ne sera pas а plaindre, ce coquin d’Ayrton! s’йcria-t-il dans
son enthousiasme. C’est un paradis que cet оlot.

-- Oui, rйpondit Harry Grant, un paradis pour trois pauvres
naufragйs que le ciel y garde! Mais je regrette que Maria-Thйrйsa
n’ait pas йtй une оle vaste et fertile, avec une riviиre au lieu
d’un ruisseau et un port au lieu d’une anse battue par les flots
du large.

-- Et pourquoi, capitaine? demanda Glenarvan.

-- Parce que j’y aurais jetй les fondements de la colonie dont je
veux doter l’йcosse dans le Pacifique.

-- Ah! Capitaine Grant, dit Glenarvan, vous n’avez donc point
abandonnй l’idйe qui vous a rendu si populaire dans notre vieille
patrie?

-- Non, _mylord_, et Dieu ne m’a sauvй par vos mains que pour me
permettre de l’accomplir. Il faut que nos pauvres frиres de la
vieille Calйdonie, tous ceux qui souffrent, aient un refuge contre
la misиre sur une terre nouvelle! Il faut que notre chиre patrie
possиde dans ces mers une colonie а elle, rien qu’а elle, oщ elle
trouve un peu de cette indйpendance et de ce bien-кtre qui lui
manquent en Europe!

-- Ah! Cela est bien dit, capitaine Grant, rйpondit lady Helena.
C’est un beau projet, et digne d’un grand coeur. Mais cet оlot?...

-- Non, madame, c’est un roc bon tout au plus а nourrir quelques
colons, tandis qu’il nous faut une terre vaste et riche de tous
les trйsors des premiers вges.

-- Eh bien, capitaine, s’йcria Glenarvan, l’avenir est а nous, et
cette terre, nous la chercherons ensemble!»

Les mains d’Harry Grant et de Glenarvan se serrиrent dans une
chaude йtreinte, comme pour ratifier cette promesse.

Puis, sur cette оle mкme, dans cette humble maison, chacun voulut
connaоtre l’histoire des naufragйs du _Britannia_ pendant ces deux
longues annйes d’abandon. Harry Grant s’empressa de satisfaire le
dйsir de ses nouveaux amis:

«Mon histoire, dit-il, est celle de tous les Robinsons jetйs sur
une оle, et qui, ne pouvant compter que sur Dieu et sur eux-mкmes,
sentent qu’ils ont le devoir de disputer leur vie aux йlйments!

«Ce fut pendant la nuit du 26 au 27 juin 1862 que le _Britannia_,
dйsemparй par six jours de tempкte, vint se briser sur les rochers
de Maria-Thйrйsa. La mer йtait dйmontйe, le sauvetage impossible,
et tout mon malheureux йquipage pйrit. Seuls, mes deux matelots,
Bob Learce, Joe Bell et moi, nous parvоnmes а gagner la cфte aprиs
vingt tentatives infructueuses!

«La terre qui nous recueillit n’йtait qu’un оlot dйsert, large de
deux milles, long de cinq, avec une trentaine d’arbres а
l’intйrieur, quelques prairies et une source d’eau fraоche qui
fort heureusement ne tarit jamais. Seul avec mes deux matelots,
dans ce coin du monde, je ne dйsespйrai pas. Je mis ma confiance
en Dieu, et je m’apprкtai а lutter rйsolument. Bob et Joe, mes
braves compagnons d’infortune, mes amis, me secondиrent
йnergiquement.

«Nous commenзвmes, comme le Robinson idйal de Daniel de Foe, notre
modиle, par recueillir les йpaves du navire, des outils, un peu de
poudre, des armes, un sac de graines prйcieuses. Les premiers
jours furent pйnibles, mais bientфt la chasse et la pкche nous
fournirent une nourriture assurйe, car les chиvres sauvages
pullulaient а l’intйrieur de l’оle, et les animaux marins
abondaient sur ses cфtes. Peu а peu notre existence s’organisa
rйguliиrement.

«Je connaissais exactement la situation de l’оlot par mes
instruments, que j’avais sauvйs du naufrage. Ce relиvement nous
plaзait hors de la route des navires, et nous ne pouvions кtre
recueillis, а moins d’un hasard providentiel. Tout en songeant а
ceux qui m’йtaient chers et que je n’espйrais plus revoir,
j’acceptai courageusement cette йpreuve, et le nom de mes deux
enfants se mкla chaque jour а mes priиres.

«Cependant, nous travaillions rйsolument. Bientфt plusieurs acres
de terre furent ensemencйs avec les graines du _Britannia_; les
pommes de terre, la chicorйe, l’oseille assainirent notre
alimentation habituelle; puis d’autres lйgumes encore. Nous prоmes
quelques chevreaux, qui s’apprivoisиrent facilement. Nous eыmes du
lait, du beurre. Le _nardou_, qui croissait dans les creeks
dessйchйs, nous fournit une sorte de pain assez substantiel, et la
vie matйrielle ne nous inspira plus aucune crainte.

«Nous avions construit une maison de planches avec les dйbris du
_Britannia_; elle fut recouverte de voiles soigneusement
goudronnйes, et sous ce solide abri la saison des pluies se passa
heureusement. Lа, furent discutйs bien des plans, bien des rкves,
dont le meilleur vient de se rйaliser!

«J’avais d’abord eu l’idйe d’affronter la mer sur un canot fait
avec les йpaves du navire, mais quinze cents milles nous
sйparaient de la terre la plus proche, c’est-а-dire des оles de
l’archipel Pomotou. Aucune embarcation n’eыt rйsistй а une
traversйe si longue. Aussi j’y renonзai, et je n’attendis plus mon
salut que d’une intervention divine.

«Ah! Mes pauvres enfants! Que de fois, du haut des rocs de la
cфte, nous avons guettй des navires au large! Pendant tout le
temps que dura notre exil, deux ou trois voiles seulement
apparurent а l’horizon, mais pour disparaоtre aussitфt! Deux ans
et demi se passиrent ainsi. Nous n’espй_rio_ns plus, mais nous ne
dйsespй_rio_ns pas encore.

«Enfin, la veille de ce jour, j’йtais montй sur le plus haut
sommet de l’оle, quand j’aperзus une lйgиre fumйe dans l’ouest.
Elle grandit. Bientфt un navire devint visible а mes yeux. Il
semblait se diriger vers nous.

«Mais n’йviterait-il pas cet оlot qui ne lui offrait aucun point
de relвche?

«Ah! Quelle journйe d’angoisses, et comment mon coeur ne s’est-il
pas brisй dans ma poitrine! Mes compagnons allumиrent un feu sur
un des pics de Maria-Thйrйsa. La nuit vint, mais le yacht ne fit
aucun signal de reconnaissance! Le salut йtait lа cependant!
Allions-nous donc le voir s’йvanouir!

«Je n’hйsitai plus. L’ombre s’accroissait. Le navire pouvait
doubler l’оle pendant la nuit. Je me jetai а la mer et me dirigeai
vers lui. L’espoir triplait mes forces. Je fendais les lames avec
une vigueur surhumaine. J’approchais du yacht, et trente brasses
m’en sйparaient а peine, quand il vira de bord!

«Alors je poussai ces cris dйsespйrйs que mes deux enfants furent
seuls а entendre, et qui n’avaient point йtй une illusion.

«Puis je revins au rivage, йpuisй, vaincu par l’йmotion et la
fatigue. Mes deux matelots me recueillirent а demi-mort. Ce fut
une nuit horrible que cette derniиre nuit que nous passвmes dans
l’оle, et nous nous croyions pour jamais abandonnйs, quand, le
jour venu, j’aperзus le yacht qui courait des bordйes sous petite
vapeur. Votre canot fut mis а la mer... Nous йtions sauvйs, et,
divine bontй du ciel! Mes enfants, mes chers enfants, йtaient lа,
qui me tendaient les bras!»

Le rйcit d’Harry Grant s’acheva au milieu des baisers et des
caresses de Mary et de Robert. Et ce fut alors seulement que le
capitaine apprit qu’il devait son salut а ce document passablement
hiйroglyphique, que, huit jours aprиs son naufrage, il avait
enfermй dans une bouteille et confiй aux caprices des flots. Mais
que pensait Jacques Paganel pendant le rйcit du capitaine Grant?
Le digne gйographe retournait une milliиme fois dans son cerveau
les mots du document! Il repassait ces trois interprйtations
successives, fausses toutes trois! Comment cette оle Maria-Thйrйsa
йtait-elle donc indiquйe sur ces papiers rongйs par la mer?
Paganel n’y tint plus, et, saisissant la main d’Harry Grant:

«Capitaine, s’йcria-t-il, me direz-vous enfin ce que contenait
votre indйchiffrable document?»

А cette demande du gйographe, la cu_rio_sitй fut gйnйrale, car le
mot de l’йnigme, cherchй depuis neuf mois, allait кtre prononcй!

«Eh bien, capitaine, demanda Paganel, vous souvenez-vous des
termes prйcis du document?

-- Exactement, rйpondit Harry Grant, et pas un jour ne s’est
йcoulй sans que ma mйmoire ne m’ait rappelй ces mots auxquels se
rattachait notre seul espoir.

-- Et quels sont-ils, capitaine? demanda Glenarvan. Parlez, car
notre amour-propre est piquй au vif.

-- Je suis prкt а vous satisfaire, rйpondit Harry Grant, mais vous
savez que, pour multiplier les chances de salut, j’avais renfermй
dans la bouteille trois documents йcrits en trois langues. Lequel
dйsirez-vous connaоtre?

-- Ils ne sont donc pas identiques? s’йcria Paganel.

-- Si, а un nom prиs.

-- Eh bien, citez le document franзais, reprit Glenarvan; c’est
celui que les flots ont le plus respectй, et il a principalement
servi de base а nos interprйtations.

-- _Mylord_, le voici mot pour mot, rйpondit Harry Grant.

«Le 27 juin 1862, le trois-mвts _Britannia_, de Glasgow, s’est
perdu а quinze cents lieues de la Patagonie, dans l’hйmisphиre
austral. Portйs а terre, deux matelots et le capitaine Grant ont
atteint а l’оle Tabor...

-- Hein! fit Paganel.

-- lа, reprit Harry Grant, continuellement en proie а une cruelle
indigence, ils ont jetй ce document par 15°3’ de longitude et
37°11’ de latitude. Venez а leur secours, ou ils sont perdus.»

А ce nom de Tabor, Paganel s’йtait levй brusquement; puis, ne se
contenant plus, il s’йcria:

«Comment, l’оle Tabor! Mais c’est l’оle Maria-Thйrйsa?

-- Sans doute, Monsieur Paganel, rйpondit Harry Grant, Maria-
Thйrйsa sur les cartes anglaises et allemandes, mais Tabor sur les
cartes franзaises!»

А cet instant, un formidable coup de poing atteignit l’йpaule de
Paganel, qui plia sous le choc. La vйritй oblige а dire qu’il lui
fut adressй par le major, manquant pour la premiиre fois а ses
graves habitudes de convenance.

«Gйographe!» dit Mac Nabbs avec le ton du plus profond mйpris.

Mais Paganel n’avait mкme pas senti la main du major. Qu’йtait-ce
auprиs du coup gйographique qui l’accablait!

Ainsi donc, comme il l’apprit au capitaine Grant, il s’йtait peu а
peu rapprochй de la vйritй! Il avait dйchiffrй presque entiиrement
l’indйchiffrable document! Tour а tour les noms de la Patagonie,
de l’Australie, de la Nouvelle-Zйlande lui йtaient apparus avec
une irrйcusable certitude. _Cotin_, d’abord _continent_, avait peu
а peu repris sa vйritable signification de _continuelle_. _Indi_
avait successivement signifiй _indiens, indigиnes_, puis enfin
_indigence_, son sens vrai. Seul, le mot rongй «abor» avait trompй
la sagacitй du gйographe! Paganel en avait fait obstinйment le
radical du verbe _aborder_, quand c’йtait le nom propre, le nom
franзais de l’оle Tabor, de l’оle qui servait de refuge aux
naufragйs du _Britannia_! Erreur difficile а йviter, cependant,
puisque les planisphиres du _Duncan_ donnaient а cet оlot le nom
de Maria-Thйrйsa.

«Il n’importe! s’йcriait Paganel, s’arrachant les cheveux, je
n’aurais pas dы oublier cette double appellation! C’est une faute
impardonnable, une erreur indigne d’un secrйtaire de la sociйtй de
gйographie! Je suis dйshonorй!

-- Mais, Monsieur Paganel, dit lady Helena, modйrez votre douleur!

-- Non! Madame, non! Je ne suis qu’un вne!

-- Et pas mкme un вne savant!» rйpondit le major, en maniиre de
consolation.

Lorsque le repas fut terminй, Harry Grant remit toutes choses en
ordre dans sa maison. Il n’emporta rien, voulant que le coupable
hйritвt des richesses de l’honnкte homme.

On revint а bord. Glenarvan comptait partir le jour mкme et donna
ses ordres pour le dйbarquement du quartier-maоtre. Ayrton fut
amenй sur la dunette et se trouva en prйsence d’Harry Grant.

«C’est moi, Ayrton, dit Grant.

-- C’est vous, capitaine, rйpondit Ayrton, sans marquer aucun
йtonnement de retrouver Harry Grant. Eh bien, je ne suis pas fвchй
de vous revoir en bonne santй.

-- Il paraоt, Ayrton, que j’ai fait une faute en vous dйbarquant
sur une terre habitйe.

-- Il paraоt, capitaine.

-- Vous allez me remplacer sur cette оle dйserte. Puisse le ciel
vous inspirer le repentir!

-- Ainsi soit-il!» rйpondit Ayrton d’un ton calme.

Puis Glenarvan, s’adressant au quartier-maоtre, lui dit:

«Vous persistez, Ayrton, dans cette rйsolution d’кtre abandonnй?

-- Oui, _mylord_.

-- L’оle Tabor vous convient?

-- Parfaitement.

-- Maintenant, йcoutez mes derniиres paroles, Ayrton. Ici, vous
serez йloignй de toute terre, et sans communication possible avec
vos semblables. Les miracles sont rares, et vous ne pourrez fuir
cet оlot oщ le _Duncan_ vous laisse. Vous serez seul, sous l’oeil
d’un Dieu qui lit au plus profond des coeurs, mais vous ne serez
ni perdu ni ignorй, comme fut le capitaine Grant. Si indigne que
vous soyez du souvenir des hommes, les hommes se souviendront de
vous. Je sais oщ vous кtes, Ayrton, je sais oщ vous trouver, je ne
l’oublierai jamais.

-- Dieu conserve votre honneur!» rйpondit simplement Ayrton.

Telles furent les derniиres paroles йchangйes entre Glenarvan et
le quartier-maоtre. Le canot йtait prкt. Ayrton y descendit.

John Mangles avait d’avance fait transporter dans l’оle quelques
caisses d’aliments conservйs, des outils, des armes et un
approvisionnement de poudre et de plomb.

Le quartier-maоtre pouvait donc se rйgйnйrer par le travail; rien
ne lui manquait, pas mкme des livres, et entre autres la bible, si
chиre aux coeurs anglais.

L’heure de la sйparation йtait venue. L’йquipage et les passagers
se tenaient sur le pont. Plus d’un se sentait l’вme serrйe. Mary
Grant et lady Helena ne pouvaient contenir leur йmotion.

«Il le faut donc? demanda la jeune femme а son mari, il faut donc
que ce malheureux soit abandonnй!

-- Il le faut, Helena, rйpondit lord Glenarvan. C’est
l’expiation!»

En ce moment, le canot, commandй par John Mangles, dйborda.
Ayrton, debout, toujours impassible, фta son chapeau et salua
gravement.

Glenarvan se dйcouvrit, avec lui tout l’йquipage, comme on fait
devant un homme qui va mourir, et l’embarcation s’йloigna au
milieu d’un profond silence.

Ayrton, arrivй а terre, sauta sur le sable, et le canot revint а
bord.

Il йtait alors quatre heures du soir, et du haut de la dunette,
les passagers purent voir le quartier-maоtre, les bras croisйs,
immobile comme une statue sur un roc, et regardant le navire.

«Nous partons, _mylord_? demanda John Mangles.

-- Oui, John, rйpondit vivement Glenarvan, plus йmu qu’il ne
voulait le paraоtre.

-- Go head!» cria John а l’ingйnieur.

La vapeur siffla dans ses conduits, l’hйlice battit les flots, et,
а huit heures, les derniers sommets de l’оle Tabor disparaissaient
dans les ombres de la nuit.


Chapitre XXII
_La derniиre distraction de Jacques Paganel_

Le _Duncan_, onze jours aprиs avoir quittй l’оle, le 18 mars, eut
connaissance de la cфte amйricaine, et, le lendemain, il mouilla
dans la baie de Talcahuano.

Il y revenait aprиs un voyage de cinq mois, pendant lequel,
suivant rigoureusement la ligne du trente-septiиme parallиle, il
avait fait le tour du monde. Les passagers de cette mйmorable
expйdition, sans prйcйdents dans les annales du _traveller’s
club_, venaient de traverser le Chili, les Pampas, la rйpublique
Argentine, l’Atlantique, les оles d’Acunha, l’ocйan Indien, les
оles Amsterdam, l’Australie, la Nouvelle-Zйlande, l’оle Tabor et
le Pacifique. Leurs efforts n’avaient point йtй stйriles et ils
rapatriaient les naufragйs du _Britannia_.

Pas un de ces braves йcossais, partis а la voix de leur laird, ne
manquait а l’appel, tous revenaient а leur vieille йcosse, et
cette expйdition rappelait la bataille «sans larmes» de l’histoire
ancienne.

Le _Duncan_, son ravitaillement terminй, prolongea les cфtes de la
Patagonie, doubla le cap Horn, et courut а travers l’ocйan
Atlantique.

Nul voyage ne fut moins incidentй. Le yacht emportait dans ses
flancs une cargaison de bonheur.

Il n’y avait plus de secret а bord, pas mкme les sentiments de
John Mangles pour Mary Grant.

Si, cependant. Un mystиre intriguait encore Mac Nabbs. Pourquoi
Paganel demeurait-il toujours hermйtiquement renfermй dans ses
habits et encravatй au fond d’un cache-nez qui lui montait
jusqu’aux oreilles?

Le major grillait de connaоtre le motif de cette singuliиre manie.
Mais c’est le cas de dire que, malgrй les interrogations, les
allusions, les soupзons de Mac Nabbs, Paganel ne se dйboutonna
pas.

Non, pas mкme quand le _Duncan_ passa la ligne et que les coutures
du pont fondirent sous une chaleur de cinquante degrйs.

«Il est si distrait, qu’il se croit а Saint-Pйtersbourg,» disait
le major en voyant le gйographe enveloppй d’une vaste houppelande,
comme si le mercure eыt йtй gelй dans le thermomиtre.

Enfin, le 9 mai, cinquante-trois jours aprиs avoir quittй
Talcahuano, John Mangles releva les feux du cap Clear. Le yacht
embouqua le canal Saint-Georges, traversa la mer d’Irlande, et, le
10 mai, il donna dans le golfe de la Clyde. А onze heures, il
mouillait а Dumbarton. А deux heures du soir, ses passagers
entraient а Malcolm-Castle, au milieu des hurrahs des highlanders.

Il йtait donc йcrit qu’Harry Grant et ses deux compagnons seraient
sauvйs, que John Mangles йpouserait Mary Grant dans la vieille
cathйdrale de Saint-Mungo, oщ le rйvйrend Morton, aprиs avoir
priй, neuf mois auparavant, pour le salut du pиre, bйnit le
mariage de sa fille et de son sauveur!

Il йtait donc йcrit que Robert serait marin comme Harry Grant,
marin comme John Mangles, et qu’il reprendrait avec eux les grands
projets du capitaine, sous la haute protection de lord Glenarvan!

Mais йtait-il йcrit que Jacques Paganel ne mourrait pas garзon?
Probablement.

En effet, le savant gйographe, aprиs ses hйroпques exploits, ne
pouvait йchapper а la cйlйbritй. Ses distractions firent fureur
dans le grand monde йcossais. On se l’arrachait, et il ne
suffisait plus aux politesses dont il fut l’objet.

Et ce fut alors qu’une aimable demoiselle de trente ans, rien de
moins que la cousine du major Mac Nabbs, un peu excentrique elle-
mкme, mais bonne et charmante encore, s’йprit des singularitйs du
gйographe et lui offrit sa main. Il y avait un million dedans;
mais on йvita d’en parler.

Paganel йtait loin d’кtre insensible aux sentiments de miss
Arabella; cependant, il n’osait se prononcer.

Ce fut le major qui s’entremit entre ces deux coeurs faits l’un
pour l’autre. Il dit mкme а Paganel que le mariage йtait
la» derniиre distraction» qu’il pыt se permettre.

Grand embarras de Paganel, qui, par une йtrange singularitй, ne se
dйcidait pas а articuler le mot fatal.

«Est-ce que miss Arabella ne vous plaоt pas? lui demandait sans
cesse Mac Nabbs.

-- Oh! Major, elle est charmante! s’йcria Paganel, mille fois trop
charmante, et, s’il faut tout vous dire, il me plairait davantage
qu’elle le fыt moins! Je lui voudrais un dйfaut.

-- Soyez tranquille, rйpondit le major, elle en possиde, et plus
d’un. La femme la plus parfaite en a toujours son contingent.
Ainsi, Paganel, est-ce dйcidй?

-- Je n’ose, reprenait Paganel.

-- Voyons, mon savant ami, pourquoi hйsitez-vous?

-- Je suis indigne de miss Arabella!» rйpondait invariablement le
gйographe.

Et il ne sortait pas de lа.

Enfin, mis un jour au pied du mur par l’intraitable major, il
finit par lui confier, sous le sceau du secret, une particularitй
qui devait faciliter son signalement, si jamais la police se
mettait а ses trousses.

«Bah! s’йcria le major.

-- C’est comme je vous le dis, rйpliqua Paganel.

-- Qu’importe? Mon digne ami.

-- Vous croyez?

-- Au contraire, vous n’en кtes que plus singulier. Cela ajoute а
vos mйrites personnels! Cela fait de vous l’homme sans pareil rкvй
par Arabella!»

Et le major, gardant un imperturbable sйrieux, laissa Paganel en
proie aux plus poignantes inquiйtudes.

Un court entretien eut lieu entre Mac Nabbs et miss Arabella.

Quinze jours aprиs, un mariage se cйlйbrait а grand fracas, dans
la chapelle de Malcolm-Castle.

Paganel йtait magnifique, mais hermйtiquement boutonnй, et miss
Arabella splendide.

Et ce secret du gйographe fыt toujours restй enseveli dans les
abоmes de l’inconnu, si le major n’en eыt parlй а Glenarvan, qui
ne le cacha point а lady Helena, qui en dit un mot а _mistress_
Mangles.

Bref, ce secret parvint aux oreilles de _mistress_ Olbinett, et il
йclata.

Jacques Paganel, pendant ses trois jours de captivitй chez les
maoris, avait йtй _tatouй_, mais tatouй des pieds aux йpaules, et
il portait sur sa poitrine l’image d’un kiwi hйraldique, aux ailes
йployйes, qui lui mordait le coeur.

Ce fut la seule aventure de son grand voyage dont Paganel ne se
consola jamais et qu’il ne pardonna pas а la Nouvelle-Zйlande; ce
fut aussi ce qui, malgrй bien des sollicitations et malgrй ses
regrets, l’empкcha de retourner en France. Il eыt craint d’exposer
toute la sociйtй de gйographie dans sa personne aux plaisanteries
des caricaturistes et des petits journaux, en lui ramenant un
secrйtaire fraоchement tatouй.

Le retour du capitaine en йcosse fut saluй comme un йvйnement
national et Harry Grant devint l’homme le plus populaire de la
vieille Calйdonie.

Son fils Robert s’est fait marin comme lui, marin comme le
capitaine John, et c’est sous les auspices de lord Glenarvan qu’il
a repris le projet de fonder une colonie йcossaise dans les mers
du Pacifique.





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Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.net

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
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request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
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that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.net

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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