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The Project Gutenberg eBook, Aventures du Capitaine Hatteras, by Jules
Verne


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Title: Aventures du Capitaine Hatteras

Author: Jules Verne

Release Date: April 6, 2004  [eBook #11927]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1


***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS***


Produced by William Butcher, Carlo Traverso 
and the Distributed Proofreaders Team.






AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

PAR

JULES VERNE





PREMIÈRE PARTIE

LES ANGLAIS AU POLE NORD




CHAPITRE PREMIER.

LE FORWARD.


«Demain, à la marée descendante, le brick _le Forward_, capitaine,
K.Z., second, Richard Shandon, partira de New Princes Docks pour une
destination inconnue.»

Voilà ce que l'on avait pu lire dans le _Liverpool Herald_ du 5 avril
1860.

Le départ d'un brick est un événement de peu d'importance pour le port
le plus commerçant de l'Angleterre. Qui s'en apercevrait au milieu des
navires de tout tonnage et de toute nationalité, que deux lieues de
bassins à flot ont de la peine à contenir?

Cependant, le 6 avril, dès le matin, une foule considérable couvrait
les quais de New Princes Docks; l'innombrable corporation des marins
de la ville semblait s'y être donné rendez-vous. Les ouvriers des
warfs environnants avaient abandonné leurs travaux, les négociants
leurs sombres comptoirs, les marchands leurs magasins déserts. Les
omnibus multicolores, qui longent le mur extérieur des bassins,
déversaient à chaque minute leur cargaison de curieux; la ville ne
paraissait plus avoir qu'une seule préoccupation: assister au départ
du _Forward_.

_Le Forward_ était un brick de cent soixante-dix tonneaux, muni d'une
hélice et d'une machine a vapeur de la force de cent vingt chevaux. On
l'eût volontiers confondu avec les autres bricks du port. Mais, s'il
n'offrait rien d'extraordinaire aux yeux du public, les connaisseurs
remarquaient en lui certaines particularités auxquelles un marin ne
pouvait se méprendre.

Aussi, à bord du _Nautilus_, ancré non loin, un groupe de matelots se
livrait-il à mille conjectures sur la destination du _Forward_.

«Que penser, disait l'un, de cette mâture? il n'est pas d'usage,
pourtant, que les navires à vapeur soient si largement voilés.

--Il faut, répondit un quartier-maître à large figure rouge, il faut
que ce bâtiment-là compte plus sur ses mâts que sur sa machine, et
s'il a donné un tel développement à ses hautes voiles, c'est sans
doute parce que les basses seront souvent masquées. Ainsi donc, ce
n'est pas douteux pour moi, _le Forward_ est destiné aux mers
arctiques ou antarctiques, là où les montagnes de glace arrêtent le
vent plus qu'il ne convient à un brave et solide navire.

--Vous devez avoir raison, maître Cornhill, reprit un troisième
matelot. Avez-vous remarqué aussi cette étrave qui tombe droit à la
mer?

--Ajoute, dit maître Cornhill, qu'elle est revêtue d'un tranchant
d'acier fondu affilé comme un rasoir, et capable de couper un
trois-ponts en deux, si _le Forward_, lancé à toute vitesse,
l'abordait par le travers.

--Bien sûr, répondit un pilote de la Mersey, car ce brick-là file
joliment ses quatorze noeuds à l'heure avec son hélice. C'était
merveille de le voir fendre le courant, quand il a fait ses essais.
Croyez-moi, c'est un fin marcheur.

--Et à la voile, il n'est guère embarrassé non plus, reprit maître
Cornhill; il va droit dans le vent et gouverne à la main! Voyez-vous,
ce bateau-là va tâter des mers polaires, ou je ne m'appelle pas de mon
nom! Et tenez, encore un détail! Avez-vous remarqué la large jaumière
par laquelle passe la tête de son gouvernail?

--C'est ma foi vrai, répondirent les interlocuteurs de maître
Cornhill; mais qu'est-ce que cela prouve?

--Cela prouve, mes garçons, riposta le maître avec une dédaigneuse
satisfaction, que vous ne savez ni voir ni réfléchir; cela prouve
qu'on a voulu donner du jeu à la tête de ce gouvernail afin qu'il pût
être facilement placé ou déplacé. Or, ignorez-vous qu'au milieu des
glaces, c'est une manoeuvre qui se reproduit souvent?

--Parfaitement raisonné, répondirent les matelots du _Nautilus_.

--Et d'ailleurs, reprit l'un d'eux, le chargement de ce brick confirme
l'opinion de maître Cornhill. Je le tiens de Clifton qui s'est
bravement embarqué. _Le Forward_ emporte des vivres pour cinq ou six
ans, et du charbon en conséquence. Charbon et vivres, c'est là toute
sa cargaison, avec une pacotille de vêtements de laine et de peaux de
phoque.

--Eh bien, fit maître Cornhill, il n'y a plus à en douter; mais enfin
l'ami, puisque tu connais Clifton, Clifton ne t'a-t-il rien dit de sa
destination?

--Il n'a rien pu me dire; il l'ignore; l'équipage est engagé comme
cela. Où va-t-il? Il ne le saura guère que lorsqu'il sera arrivé.

--Et encore, répondit un incrédule, s'ils vont au diable, comme cela
m'en a tout l'air.

--Mais aussi quelle paye, reprit l'ami de Clifton. en s'animant,
quelle haute paye! cinq fois plus forte que la paye habituelle! Ah!
sans cela, Richard Shandon n'aurait trouvé personne pour s'engager
dans des circonstances pareilles! Un bâtiment d'une forme étrange qui
va on ne sait où, et n'a pas l'air de vouloir beaucoup revenir! Pour
mon compte, cela ne m'aurait guère convenu.

--Convenu ou non, l'ami, répliqua maître Cornhill, tu n'aurais jamais
pu faire partie de l'équipage du _Forward_.

--Et pourquoi cela?

--Parce que tu n'es pas dans les conditions requises, Je me suis
laissé dire que les gens mariés en étaient exclus. Or tu es dans la
grande catégorie. Donc, tu n'as pas besoin de faire la petite bouche,
ce qui, de ta part d'ailleurs, serait un véritable tour de force.»

Le matelot, ainsi interpellé, se prit à rire avec ses camarades,
montrant ainsi combien la plaisanterie de maître Cornhill était juste.

«II n'y a pas jusqu'au nom de ce bâtiment, reprit Cornhill satisfait
de lui-même, qui ne soit terriblement audacieux! _Le Forward_[1],
_forward_ jusqu'où? Sans compter qu'on ne connaît pas son capitaine, à
ce brick-là?

  [1]  _Forward_, en avant.

--Mais si, on le connaît, répondit un jeune matelot de figure assez
naïve.

--Comment! on le connaît?

--Sans doute.

--Petit, fit Cornhill, en es-tu à croire que Shandon soit le capitaine
du _Forward?_

--Mais, répliqua le jeune marin...

--Sache donc que Shandon est le commander[1], pas autre chose; c'est
un brave et hardi marin, un baleinier qui a fait ses preuves, un
solide compère, digne en tout de commander, mais enfin il ne commande
pas; il n'est pas plus capitaine que toi ou moi, sauf mon respect! Et
quant à celui qui sera maître après Dieu à bord, il ne le connaît pas
davantage. Lorsque le moment en sera venu, le vrai capitaine
apparaîtra on ne sait comment et de je ne sais quel rivage des deux
mondes, car Richard Shandon n'a pas dit et n'a pas eu la permission de
dire vers quel point du globe il dirigerait son bâtiment.

  [1]  Second d'un bâtiment anglais.

--Cependant, maître Cornhill, reprit le jeune marin, je vous assure
qu'il y a eu quelqu'un de présenté à bord, quelqu'un annoncé dans la
lettre où la place de second était offerte à M. Shandon!

--Comment! riposta Cornhill en fronçant le sourcil, tu vas me soutenir
que _le Forward_ a un capitaine à bord?

--Mais oui, maître Cornhill.

--Tu me dis cela, à moi!

--Sans doute, puisque je le tiens de Johnson, le maître d'équipage.

--De maître Johnson?

--Sans doute; il me l'a dit à moi-même!

--Il te l'a dit? Johnson?

--Non-seulement il m'a dit la chose, mais il m'a montré le capitaine.

--Il te l'a montré! répliqua Cornhill stupéfait.

--Il me l'a montré.

--Et tu l'as vu?

--Vu de mes propres yeux.

--Et qui est-ce?

--C'est un chien.

--Un chien!

--Un chien à quatre pattes.

--Oui.»

La stupéfaction fut grande parmi les marins du _Nautilus_. En toute
autre circonstance, ils eussent éclaté de rire. Un chien capitaine
d'un brick de cent soixante-dix tonneaux! il y avait là de quoi
étouffer! Mais, ma foi, _le Forward_ était un bâtiment si
extraordinaire, qu'il fallait y regarder à deux fois avant de rire,
avant de nier. D'ailleurs, maître Cornhill lui-même ne riait pas.

«Et c'est Johnson qui t'a montré ce capitaine d'un genre si nouveau,
ce chien? reprit-il en s'adressant au jeune matelot. Et tu l'as vu?...

--Comme je vous vois, sauf votre respect!

--Eh bien, qu'en pensez-vous? demandèrent les matelots à maître
Cornhill.

--Je ne pense rien, répondit brusquement ce dernier, je ne pense rien,
sinon que _le Forward_ est un vaisseau du diable, ou de fous à mettre
à Bedlam!»

Les matelots continuèrent à regarder silencieusement _le Foward_, dont
les préparatifs de départ touchaient à leur fin; et pas un ne se
rencontra parmi eux à prétendre que le maître d'équipage Johnson se
fût moqué du jeune marin.

Cette histoire de chien avait déjà fait son chemin dans la ville, et
parmi la foule des curieux plus d'un cherchait des yeux ce
_captain-dog_, qui n'était pas éloigné de le croire un animal
surnaturel.

Depuis plusieurs mois d'ailleurs, _le Forward/_ attirait l'attention
publique; ce qu'il y avait d'un peu extraordinaire dans sa
construction, le mystère qui l'enveloppait, l'incognito gardé par son
capitaine, la façon dont Richard Shandon reçut la proposition de
diriger son armement, le choix apporté à la composition de l'équipage,
cette destination inconnue à peine soupçonnée de quelques-uns, tout
contribuait à donner à ce brick une allure plus qu'étrange.

Pour un penseur, un rêveur, un philosophe, au surplus, rien d'émouvant
comme un bâtiment en partance; l'imagination le suit volontiers dans
ses luttes avec la mer, dans ses combats livrés aux vents, dans cette
course aventureuse qui ne finit pas toujours au port, et pour peu
qu'un incident inaccoutumé se produise, le navire se présente sous une
forme fantastique, même aux esprits rebelles en matière de fantaisie.

Ainsi du _Forward_. Et si le commun des spectateurs ne put faire les
savantes remarques de maître Cornhill, les on dit accumulés pendant
trois mois suffirent à défrayer les conversations liverpooliennes.

Le brick avait été mis en chantier à Birkenhead, véritable faubourg de
la ville, situé sur la rive gauche de la Mersey, et mis en
communication avec le port par le va-et-vient incessant des barques à
vapeur.

Le constructeur, Scott & Co., l'un des plus habiles de l'Angleterre,
avait reçu de Richard Shandon un devis et un plan détaillé, où le
tonnage, les dimensions, le gabarit du brick étaient donnés avec le
plus grand soin. On devinait dans ce projet la perspicacité d'un marin
consommé. Shandon ayant des fonds considérables à sa disposition, les
travaux commencèrent, et, suivant la recommandation du propriétaire
inconnu, on alla rapidement.

Le brick fut construit avec une solidité à toute épreuve; il était
évidemment appelé à résister à d'énormes pressions, car sa membrure en
bois de teack, sorte de chêne des Indes remarquable par son extrême
dureté, fut en outre reliée par de fortes armatures de fer. On se
demandait même dans le monde des marins pourquoi la coque d'un navire
établi dans ces conditions de résistance n'était pas faite de tôle,
comme celle des autres bâtiments à vapeur. A cela, on répondait que
l'ingénieur mystérieux avait ses raisons pour agir ainsi.

Peu à peu le brick prit figure sur le chantier, et ses qualités de
force et de finesse frappèrent les connaisseurs. Ainsi que l'avaient
remarqué les matelots du _Nautilus_, son étrave faisait un angle droit
avec la quille; elle était revêtue, non d'un éperon, mais d'un
tranchant d'acier fondu dans les ateliers de R. Hawthorn de Newcastle.
Cette proue de métal, resplendissant au soleil, donnait un air
particulier au brick, bien qu'il n'eût rien d'absolument militaire.
Cependant un canon du calibre 16 fut installé sur le gaillard d'avant;
monté sur pivot, il pouvait être facilement pointé dans toutes les
directions; il faut ajouter qu'il en était du canon comme de l'étrave;
ils avaient beau faire tous les deux, ils n'avaient rien de
positivement guerrier.

Mais si le brick n'était pas un navire de guerre, ni un bâtiment de
commerce, ni un yacht de plaisance, car on ne fait pas des promenades
avec six ans d'approvisionnement dans sa cale, qu'était-ce donc?

Un navire destiné à la recherche de _l'Erebus_ et du _Terror_, et de
sir John Franklin? Pas davantage, car en 1859, l'année précédente, le
commandant MacClintock était revenu des mers arctiques, rapportant la
preuve certaine de la perte de cette malheureuse expédition.

_Le Forward_ voulait-il donc tenter encore le fameux passage du
Nord-Ouest? À quoi bon? le capitaine MacClure l'avait trouvé en 1853,
et son lieutenant Creswel eut le premier l'honneur de contourner le
continent américain du détroit de Behring au détroit de Davis.

Il était pourtant certain, indubitable pour des esprits compétents,
que _le_ Forward se préparait à affronter la région des glaces.
Allait-il pousser vers le pôle Sud, plus loin que le baleinier Wedell,
plus avant que le capitaine James Ross? Mais à quoi bon, et dans quel
but?

On le voit, bien que le champ des conjectures fût extrêmement
restreint, l'imagination trouvait encore moyen de s'y égarer.

Le lendemain du jour où le brick fut mis à flot, sa machine lui
arriva, expédiée des ateliers de R. Hawthorn, de Newcastle.

Cette machine, de la force de cent vingt chevaux, à cylindres
oscillants, tenait peu de place; sa force était considérable pour un
navire de cent soixante-dix tonneaux, largement voilé d'ailleurs, et
qui jouissait d'une marche remarquable. Ses essais ne laissèrent aucun
doute à cet égard, et même le maître d'équipage Johnson avait cru
convenable d'exprimer de la sorte son opinion à l'ami de Clifton:

«Lorsque _le Forward_ se sert en même temps de ses voiles et de son
hélice, c'est à la voile qu'il arrive le plus vite.»

L'ami de Clifton n'avait rien compris à cette proposition, mais il
croyait tout possible de la part d'un navire commandé par un chien en
personne.

Après l'installation de la machine à bord, commença l'arrimage des
approvisionnements; et ce ne fut pas peu de chose, car le navire
emportait pour six ans de vivres. Ceux-ci consistaient en viande salée
et sëchée, en poisson fumé, en biscuit et en farine; des montagnes de
café et de thé furent précipitées dans les, soutes en avalanches
énormes. Richard Shandon présidait à l'aménagement de cette précieuse
cargaison en homme qui s'y entend; tout cela se trouvait casé,
étiqueté, numéroté avec un ordre parfait; on embarqua également une
très-grande provision de cette préparation indienne nommée pemmican,
et qui renferme sous un petit volume beaucoup d'éléments nutritifs.

Cette nature de vivres ne laissait aucun doute sur la longueur de la
croisière; mais un esprit observateur comprenait de prime saut que _le
Forward_ allait naviguer dans les mers polaires, à la vue des barils
de lime-juice[1], de pastilles de chaux, des paquets de moutarde, de
graines d'oseille et de cochléaria, en un mot, à l'abondance de ces
puissants antiscorbutiques, dont l'influence est si nécessaire dans
les navigations australes ou boréales. Shandon avait sans doute reçu
avis de soigner particulièrement cette partie de la cargaison, car il
s'en préoccupa fort, non moins que de la pharmacie de voyage.

  [1]  Jus de citron.

Si les armes ne furent pas nombreuses à bord, ce qui pouvait rassurer
les esprits timides, la soute aux poudres regorgeait, détail de nature
à effrayer. L'unique canon du gaillard d'avant ne pouvait avoir la
prétention d'absorber cet approvisionnement. Cela donnait à penser. II
y avait également des scies gigantesques et des engins puissants, tels
que leviers, masses de plomb, scies à main, haches énormes, etc., sans
compter une recommandable quantité de blasting-cylinders[1], dont
l'explosion eût suffi à faire sauter la douane de Liverpool. Tout cela
était étrange, sinon effrayant, sans parler des fusées, signaux,
artifices et fanaux de mille espèces.

  [1]  Sortes de pétards.

Les nombreux spectateurs des quais de New Princes Docks admiraient
encore une longue baleinière en acajou, une pirogue de fer-blanc
recouverte de guttapercha, et un certain nombre de halkett-boats,
sortes de manteaux en caoutchouc, que l'on pouvait transformer en
canots en soufflant dans leur doublure. Chacun se sentait de plus en
plus intrigué, et même ému, car avec la marée descendante _le Forward_
allait bientôt partir pour sa mystérieuse destination.




CHAPITRE II.

UNE LETTRE INATTENDUE.


Voici le texte de la lettre reçue par Richard Shandon huit mois
auparavant.

  «Aberdeen, 2 août 1859

  «Monsieur Richard Shandon,

  «Liverpool,

  «Monsieur,

  «La présente a pour but de vous donner avis d'une remise de seize
  mille livres sterling[1] qui a été faite entre les mains de
  MM. Marcuart & Co., banquiers à Liverpool.  Ci-joint une série de
  mandats signés de moi, qui vous permettront de disposer sur lesdits
  MM. Marcuart, jusqu'à concurrence des seize mille livres
  susmentionnées.

    [1]  400,000 francs.

  «Vous ne me connaissez pas. Peu importe. Je vous connais. Là est
  l'important.

  «Je vous offre la place de second à bord du brick _le Forward_ pour
  une campagne qui peut être longue et périlleuse.

  «Si, non, rien de fait. Si, oui, cinq cents livres[1] vous seront
  allouées comme traitement, et à l'expiration de chaque année,
  pendant toute la durée de la campagne vos appointements seront
  augmentés d'un dixième.

    [1]  12,500 francs.

  «Le brick _le Forward_ n'existe pas. Vous aurez à le faire
  construire de façon qu'il puisse prendre la mer dans les premiers
  jours d'avril 1860 au plus tard. Ci-joint un plan détaillé
  avec devis. Vous vous y conformerez scrupuleusement. Le navire sera
  construit dans les chantiers de MM. Scott & Co., qui régleront avec
  vous.

  «Je vous recommande particulièrement l'équipage du _Forward_; il
  sera composé d'un capitaine, moi, d'un second, vous, d'un troisième
  officier, d'un maître d'équipage, de deux ingénieurs[1], d'un
  ice-master[2], de huit matelots et de deux chauffeurs, en tout
  dix-huit hommes, en y comprenant le docteur Clawbonny de cette
  ville, qui se présentera à vous en temps opportun.

    [1]  Ingénieurs-mécaniciens
    [2]  Pilote des glaces.

  «Il conviendra que les gens appelés à faire la campagne du _Forward_
  soient Anglais, libres, sans famille, célibataires, sobres, car
  l'usage des spiritueux et de la bière même ne sera pas toléré à
  bord, prêts à tout entreprendre comme à tout supporter. Vous les
  choisirez de préférence doués d'une constitution sanguine, et par
  cela même portant en eux à un plus haut degré le principe générateur
  de la chaleur animale.

  «Vous leur offrirez une paye quintuple de leur paye habituelle, avec
  accroissement d'un dixième par chaque année de service. A la fin de
  la campagne, cinq cents livres seront assurées à chacun d'eux, et
  deux mille livres[1] réservées à vous même. Ces fonds seront faits
  chez MM. Marcuart & Co., déjà nommés.

    [1]  50,000 francs.

  «Cette campagne sera longue et pénible, mais honorable.  Vous n'avez
  donc pas à hésiter, monsieur Shandon.

  «Réponse, poste restante, à Gotteborg (Suède), aux initiales K.Z.

  «P.-S. Vous recevrez, le 15 février prochain, un chien grand danois,
  à lèvres pendantes, d'un fauve noirâtre, rayé transversalement de
  bandes noires. Vous l'installerez à bord, et vous le ferez nourrir
  de pain d'orge mélangé avec du bouillon de pain de suif[1].  Vous
  accuserez réception dudit chien à Livourne (Italie), mêmes initiales
  que dessus.

    [1] Pain de suif ou pain de cretons très-favorable à la nourriture
      des chiens.

  «Le capitaine du _Forward_ se présentera et se fera reconnaître en
  temps utile. Au moment du départ, vous recevrez de nouvelles
  instructions.

			     «Le capitaine du _Forward_ «K.Z.»




CHAPITRE III.

LE DOCTEUR CLAWBONNY.


Richard Shandon était un bon marin; il avait longtemps commandé les
baleiniers dans les mers arctiques, avec une réputation solidement
établie dans tout le Lancastre. Une pareille lettre pouvait à bon
droit l'étonner; il s'étonna donc, mais avec le sang-froid d'un homme
qui en a vu d'autres.

Il se trouvait d'ailleurs dans les conditions voulues; pas de femme,
pas d'enfant, pas de parents: un homme libre s'il en fut. Donc,
n'ayant personne à consulter, il se rendit tout droit chez MM.
Marcuart & Co, banquiers.

«Si l'argent est là, se dit-il, le reste va tout seul.»

II fut reçu dans la maison de banque avec les égards dus à un homme
que seize mille livres attendent tranquillement dans une caisse; ce
point vérifié, Shandon se fit donner une feuille de papier blanc, et
de sa grosse écriture de marin il envoya son acceptation à l'adresse
indiquée.


Le jour même, il se mit en rapport avec les constructeurs de
Birkenhead, et vingt-quatre heures après, la quille du _Forward_
s'allongeait déjà sur les tins du chantier.

Richard Shandon était un garçon d'une quarantaine d'années, robuste,
énergique et brave, trois qualités pour un marin, car elles donnent la
confiance, la vigueur et le sang-froid. On lui reconnaissait un
caractère jaloux et difficile; aussi ne fut-il jamais aimé de ses
matelots, mais craint. Cette réputation n'allait pas, d'ailleurs,
jusqu'à rendre laborieuse la composition de son équipage, car on le
savait habile à &e tirer d'affaire.

Shandon craignait que le côté mystérieux de l'entreprise fût de nature
à gêner ses mouvements.

«Aussi, se dit-il, le mieux est de ne rien ébruiter; il y aurait de
ces chiens de mer qui voudraient connaître le parce que et le pourquoi
de l'affaire, et comme je ne sais rien, je serais fort empêché de leur
répondre. Ce K.Z. est à coup sûr un drôle de particulier; mais au bout
du compte, il me connaît, il compte sur moi: cela suffit. Quant à son
navire, il sera joliment tourné, et je ne m'appelle pas Richard
Shandon, s'il n'est pas destiné à fréquenter la mer glaciale. Mais
gardons cela pour moi et mes officiers.»

Sur ce, Shandon s'occupa de recruter son équipage, en se tenant dans
les conditions de famille et de santé exigées par le capitaine.

Il connaissait un brave garçon très-dévoué, bon marin, du nom de James
Wall. Ce Wall pouvait avoir trente ans, et n'en était pas à son
premier voyage dans les mers du Nord. Shandon lui proposa la place de
troisième officier, et James Wall accepta les yeux fermés; il ne
demandait qu'à naviguer, et il aimait beaucoup son état. Shandon lui
conta l'affaire en détail, ainsi qu'à un certain Johnson, dont il fit
son maître d'équipage.

«Au petit bonheur, répondit James Wall; autant cela qu'autre chose. Si
c'est pour chercher le passage du Nord-Ouest, il y en a qui en
reviennent.

--Pas toujours, répondit maître Johnson; mais enfin ce n'est pas une
raison pour n'y point aller.

--D'ailleurs, si nous ne nous trompons pas dans nos conjectures,
reprit Shandon, il faut avouer que ce voyage s'entreprend dans de
bonnes conditions. Ce sera un fin navire, ce _Forward_, et, muni d'une
bonne machine, il pourra aller loin. Dix-huit hommes d'équipage, c'est
tout ce qu'il nous faut.

--Dix-huit hommes, répliqua maître Johnson, autant que l'Américain
Kane en avait à bord, quand il a fait sa fameuse pointe vers le pôle.

--C'est toujours singulier, reprît Wall, qu'un particulier tente
encore de traverser la mer du détroit de Davis au détroit de Behring.
Les expéditions envoyées à la recherche de l'amiral Franklin ont déjà
coûté plus de sept cent soixante mille livres[1] à l'Angleterre, sans
produire aucun résultat pratique! Qui diable peut encore risquer sa
fortune dans une entreprise pareille?

  [1]  Dix-neuf millions.

--D'abord, James, répondit Shandon, nous raisonnons sur une simple
hypothèse. Irons-nous véritablement dans les mers boréales ou
australes, je l'ignore, il s'agit peut-être du quelque nouvelle
découverte à tenter. Au surplus, il doit se présenter un jour ou
l'autre un certain docteur Clawbonny, qui en saura sans doute plus
long, et sera chargé de nous instruire. Nous verrons bien.

--Attendons alors, dit maître Johnson; pour ma part, je vais me mettre
en quête de solides sujets, commandant; et quant à leur principe de
chaleur animale, comme dit le capitaine, je vous le garantis d'avance.
Vous pouvez vous en rapporter à moi.»

Ce Johnson était un homme précieux; il connaissait la navigation des
hautes latitudes, Il se trouvait en qualité de quartier-maître à bord
du _Phénix_, qui fit partie des expéditions envoyées en 1853 à la
recherche de Franklin; ce brave marin fut même témoin de la mort du
lieutenant français Bellot, qu'il accompagnait dans son excursion à
travers les glaces. Johnson connaissait le personnel maritime de
Liverpool, et se mit immédiatement en campagne pour recruter son
monde.

Shandon, Wall et lui firent si bien, que dans les premiers jours de
décembre leurs hommes se trouvèrent au complet; mais ce ne fut pas
sans difficultés; beaucoup se tenaient alléchés par l'appât de la
haute paye, que l'avenir de l'expédition effrayait, et plus d'un
s'engagea résolument, qui vint plus tard rendre sa parole et ses
à-comptes, dissuadé par ses amis de tenter une pareille entreprise.
Chacun d'ailleurs essayait de percer le mystère, et pressait de
questions le commandant Richard. Celui-ci les renvoyait à maître
Johnson.

«Que veux-tu que je te dise, mon ami? répondait invariablement ce
dernier; je n'en sais pas plus long que toi. En tout cas, tu seras en
bonne compagnie avec des lurons qui ne bronchent pas; c'est quelque
chose, cela! ainsi donc, pas tant de réflexions: c'est à prendre ou à
laisser!»

Et la plupart prenaient.

«Tu comprends bien, ajoutait parfois le maître d'équipage, je n'ai que
l'embarras du choix. Une haute paye; comme on n'en a jamais vu de
mémoire de marin, avec la certitude de trouver un joli capital au
retour: il y a là de quoi allécher.

--Le fait est. répondaient les matelots, que cela est fort tentant! de
l'aisance jusqu'à la fin de ses jours!

--Je ne te dissimulerai point, reprenait Johnson, que la campagne sera
longue, pénible, périlleuse; cela est formellement dit dans nos
instructions; ainsi, il faut bien savoir à quoi l'on s'engage;
très-probablement à tenter tout ce qu'il est humainement possible de
faire, et peut-être plus encore! Donc, si tu ne te sens pas un coeur
hardi, un tempérament à toute épreuve, si tu n'as pas le diable au
corps, si tu ne te dis pas que tu as vingt chances contre une d'y
rester, si tu tiens en un mot à laisser ta peau dans un endroit plutôt
que dans un autre, ici de préférence à là-bas, tourne-moi les talons,
et cède ta place à un plus hardi compère!

--Mais au moins, maître Johnson, reprenait le matelot poussé au mur,
au moins, vous connaissez le capitaine?

--Le capitaine, c'est Richard Shandon, l'ami, jusqu'à ce qu'il s'en
présente un autre.»

Or, il faut le dire, c'était bien la pensée du commandant; il se
laissait facilement aller à cette idée, qu'au dernier moment il
recevrait ses instructions précises sur le but du voyage, et qu'il
demeurerait chef à bord du _Forward_. Il se plaisait même à répandre
cette opinion, soit en causant avec ses officiers, soit en suivant les
travaux de construction du brick, dont les premières levées se
dressaient sur les chantiers de Birkenhead, comme les côtes d'une
baleine renversée.

Shandon et Johnson s'étaient strictement conformés à la recommandation
touchant la santé des gens de l'équipage; ceux-ci avaient une mine
rassurante, et ils possédaient un principe de chaleur capable de
chauffer la machine du _Forward_; leurs membres élastiques, leur teint
clair et fleuri les rendaient propres à réagir contre des froids
intenses. C'étaient des hommes confiants et résolus, énergiques et
solidement constitués; ils ne jouissaient pas tous d'une vigueur
égale; Shandon avait même hésité à prendre quelques-uns d'entre eux,
tels que les matelots Gripper et Garry, et le harponneur Simpson, qui
lui semblaient un peu maigres; mais, au demeurant, la charpente était
bonne, le coeur chaud, et leur admission fut signée.

Tout cet équipage appartenait à la même secte de la religion
protestante; dans ces longues campagnes, la prière en commun, la
lecture de la Bible doit souvent réunir des esprits divers, et les
relever aux heures de découragement; il importe donc qu'une dissidence
ne puisse pas se produire. Shandon connaissait par expérience
l'utilité de ces pratiques, et leur influence sur le moral d'un
équipage; aussi sont-elles toujours employées à bord des navires qui
vont hiverner dans les mers polaires.

L'équipage composé, Shandon et ses deux officiers s'occupèrent des
approvisionnements; ils suivirent strictement les instructions du
capitaine, instructions nettes, précises, détaillées, dans lesquelles
les moindres articles se trouvaient portés en qualité et quantité.
Grâce aux mandats dont le commandant disposait, chaque article fut
payé comptant, avec une bonification de 8 pour cent, que Richard porta
soigneusement au crédit de K.Z.

Équipage, approvisionnements, cargaison, tout se trouvait prêt en
janvier 1860; le _Forward_ prenait déjà tournure. Shandon ne passait
pas un jour sans se rendre à Birkenhead.

Le 23 janvier, un matin, suivant son habitude, il se trouvait sur
l'une de ces larges barques à vapeur, qui ont un gouvernail à chaque
extrémité pour éviter de virer de bord, et font incessamment le
service entre les deux rives de la Mersey; i! régnait alors un de ces
brouillards habituels, qui obligent les marins de la rivière à se
diriger au moyen de la boussole, bien que leur trajet dure à peine dix
minutes.

Cependant, quelque épais que fût ce brouillard, il ne put empêcher
Shandon de voir un homme de petite taille, assez gros, à figure fine
et réjouie, au regard aimable, qui s'avança vers lui, prit ses deux
mains, et les secoua avec une ardeur, une pétulance, une familiarité
«toute méridionale,» eût dit un Français.

Mais si ce personnage n'était pas du Midi, il l'avait échappé belle;
il parlait, il gesticulait avec volubilité; sa pensée devait à tout
prix se faire jour au dehors, sous peine de faire éclater la machine.
Ses yeux, petits comme les yeux de l'homme spirituel, sa bouche,
grande et mobile, étaient autant de soupapes de sûreté qui lui
permettaient de donner passage à ce trop-plein de lui-même; il
parlait, il parlait tant et si allégrement, il faut l'avouer, que
Shandon n'y pouvait rien comprendre.

Seulement, le second du _Forward_ ne tarda pas à reconnaître ce petit
homme qu'il n'avait jamais vu; il se fit un éclair dans son esprit, et
au moment où l'autre commençait à respirer, Shandon glissa rapidement
ces paroles:

«Le docteur Clawbonny?

--Lui-même, en personne, commandant! Voilà près d'un grand demi-quart
d'heure que je vous cherche, que je vous demande partout et à tous!
Concevez-vous mon impatience! cinq minutes de plus, et je perdais la
tête! C'est donc vous, commandant Richard? vous existez réellement?
vous n'êtes point un mythe? votre main, votre main! que je la serre
encore une fois dans la mienne! Oui, c'est bien la main de Richard
Shandon! Or, s'il y a un commandant Richard, il existe un brick _le
Forward_ qu'il commande; et s'il le commande, il partira; et, s'il
part, il prendra le docteur Clawbonny à son bord.

--Eh bien, oui, docteur, je suis Richard Shandon, il y a un brick _le
Forward_, et il partira!

--C'est logique, répondit le docteur, après avoir fait une large
provision d'air à expirer; c'est logique. Aussi, vous me voyez en
joie, je suis au comble de mes voeux! Depuis longtemps, j'attendais
une pareille circonstance, et je désirais entreprendre un semblable
voyage. Or, avec vous, commandant...

--Permettez,... fit Shandon.

--Avec vous, reprit Clawbonny sans l'entendre, nous sommes sûrs
d'aller loin, et de ne pas reculer d'une semelle.

--Mais,... reprit Shandon.

--Car vous avez fait vos preuves, commandant, et je connais vos états
de service. Ah! vous êtes un fier marin!

--Si vous voulez bien...

--Non, je ne veux pas que votre audace, votre bravoure et votre
habileté soient mises un instant en doute, même par vous! Le capitaine
qui vous a choisi pour second est un homme qui s'y connaît, je vous en
réponds!

--Mais il ne s'agit pas de cela, fit Shandon impatienté.

--Et de quoi s'agit-il donc? Ne me faites pas languir plus longtemps!

--Vous ne me laissez pas parler, que diable! Dites-moi, s'il vous
plaît, docteur, comment vous avez été amené à faire partie de
l'expédition du _Forward_?

--Mais par une lettre, par une digne lettre que voici, lettre d'un
brave capitaine, très-laconique, mais très-suffisante!»

Et ce disant, le docteur tendit à Shandon une lettre ainsi conçue:

  «Inverness, 22 janvier 1860.

  «Au docteur Clawbonny,
  Liverpool.

  «Si le docteur Clawbonny veut s'embarquer sur _le Forward_, pour une
  longue campagne, il peut se présenter au commander Richard Shandon,
  qui a reçu des instructions à son égard.

  «Le capitaine du _Forward_,

  «K.Z.»

«Et la lettre est arrivée ce matin, et me voilà prêt à prendre pied à
bord du _Forward_.

--Mais au moins, reprit Shandon, savez-vous, docteur, quel est le but
de ce voyage?

--Pas le moins du monde; mais que m'importe? pourvu que j'aille
quelque part! On dit que je suis un savant; on se trompe, commandant:
je ne sais rien, et si j'ai publié quelques livrés qui ne se vendent
pas trop mal, j'ai eu tort; le public est bien bon de les acheter! Je
ne sais rien, vous dis-je, si ce n'est que je suis an ignorant. Or, on
m'offre de compléter, ou, pour mieux dire, de refaire mes
connaissances en médecine, en chirurgie, en histoire, en géographie,
en botanique, en minéralogie, en conchyliologie, en géodésie, en
chimie, en physique, en mécanique, en hydrographie; eh bien,
j'accepte, et je vous assure que je ne me fais pas prier!

--Alors, reprit Shandon désappointé, vous ne savez pas où va _le
Forward_?

--Si, commandant; il va là où il y a à apprendre, à découvrir, à
s'instruire, à comparer, où se rencontrent d'autres moeurs, d'autres
contrées, d'autres peuples à étudier dans l'exercice de leurs
fonctions; il va, en un mot, là où je ne suis jamais allé.

--Mais plus spécialement? s'écria Shandon.

---Plus spécialement, répliqua le docteur, j'ai entendu dire qu'il
faisait voile vers les mers boréales. Eh bien, va pour le septentrion!

--Au moins, demanda Shandon, vous connaissez son capitaine?

--Pas le moins du monde! Mais c'est un brave, vous pouvez m'en
croire.»

Le commandant et le docteur étant débarqués à Birkenhead, le premier
mit le second au courant de la situation, et ce mystère enflamma
l'imagination du docteur. La vue du brick lui causa des transports de
joie. Depuis ce jour, il ne quitta plus Shandon, et vint chaque matin
faire sa visite à la coque du _Forward_.

D'ailleurs, il fut spécialement chargé de surveiller l'installation de
la pharmacie du bord.

Car c'était un médecin, et même un bon médecin que ce Clawbonny, mais
peu pratiquant. A vingt-cinq ans docteur comme tout le monde, il fut
un véritable savant à quarante; très-connu de la ville entière, il
devint membre influent de la Société littéraire et philosophique de
Liverpool. Sa petite fortune lui permettait de distribuer quelques
conseils qui n'en valaient pas moins pour être gratuits; aimé comme
doit l'être un homme éminemment aimable, il ne fit jamais de mal à
personne, pas même à lui; vif et bavard, si l'on veut, mais le coeur
sur la main, et la main dans celle de tout le monde.

Lorsque le bruit de son intronisation à bord du _Forward_ se répandit
dans la ville, ses amis mirent tout en oeuvre pour le retenir, ce qui
l'enracina plus profondement dans son idée; or, quand le docteur
s'était enraciné quelque part, bien habile qui l'eût arraché!

Depuis ce jour, les on dit, les suppositions, les appréhensions
allèrent croissant; mais cela n'empêcha pas le _Forward_ d'être lancé
le 5 février 1860. Deux mois plus tard, il était prêt à prendre la
mer.

Le 15 mars, comme l'annonçait la lettre du capitaine, un chien de race
danoise fut expédié par le railway d'Edimbourg à Liverpool, à
l'adresse de Richard Shandon. L'animal paraissait hargneux, fuyard,
même un peu sinistre, avec un singulier regard. Le nom du _Forward_ se
lisait sur son collier de cuivre. Le commandant l'installa à bord le
jour même, et en accusa réception à Livourne aux initiales indiquées.

Ainsi donc, sauf le capitaine, l'équipage du _Forward_ était complet.
Il se décomposait comme suit


     1° K.Z., capitaine.
     2° Richard Shandon, commandant.
     3° James Wall, troisième officier.
     4° Le docteur Clawbonny.
     5° Johnson, maître d'équipage.
     6° Simpson, harponneur.
     7° Bell, charpentier.
     8° Brunton, premier ingénieur.
     9° Plover, second ingénieur.
    10° Strong (nègre), cuisinier.
    11° Foker, ice-master.
    12° Wolsten, armurier.
    13° Bolton, matelot,
    14° Garry, id.
    15° Clifton, id.
    16° Gripper, id.
    17° Pen, id.
    18° Waren, chauffeur.




CHAPITRE IV

DOG-CAPTAIN.


Le jour du départ était arrivé avec le 5 avril. L'admission du docteur
à bord rassurait un peu les esprits. Où le digne savant se proposait
d'aller, on pouvait le suivre. Cependant la plupart des matelots ne
laissaient pas d'être inquiets, et Shandon, craignant que la désertion
ne fit quelques vides à son bord, souhaitait vivement d'être en mer.
Les côtes hors de vue, l'équipage en prendrait son parti.

La cabine du docteur Clawbonny était située au fond de la dunette, et
elle occupait tout l'arrière du navire. Les cabines du capitaine et du
second, placées en retour, prenaient vue sur le pont. Celle du
capitaine resta hermétiquement close, après avoir été garnie de divers
instruments, de meubles, de vêtements de voyage, de livres, d'habits
de rechange, et d'ustensiles indiqués dans une note détaillée. Suivant
la recommandation de l'inconnu, la clef de cette cabine lui fut
adressée à Lubeck; il pouvait donc seul entrer chez lui.

Ce détail contrariait Shandon, et ôtait beaucoup de chances à son
commandement en chef. Quant à sa propre cabine, il l'avait
parfaitement appropriée aux besoins du voyage présumé, connaissant à
fond les exigences d'une expédition polaire.

La chambre du troisième officier était placée dans le faux pont, qui
formait un vaste dortoir à l'usage des matelots; les hommes s'y
trouvaient fort à l'aise, et ils eussent difficilement rencontré une
installation aussi commode à bord de tout autre navire. On les
soignait comme une cargaison de prix; un vaste poêle occupait le
milieu de la salle commune.

Le docteur Clawbonny était, lui, tout à son affaire; il avait pris
possession de sa cabine dès le 6 février, le lendemain même de la mise
à l'eau du _Forward_.

«Le plus heureux des animaux, disait-il, serait un colimaçon qui
pourrait se faire une coquille à son gré; je vais tâcher d'être un
colimaçon intelligent.»

Et, ma foi, pour une coquille qu'il ne devait pas quitter de
longtemps, sa cabine prenait bonne tournure; le docteur se donnait un
plaisir de savant ou d'enfant à mettre en ordre son bagage
scientifique. Ses livres, ses herbiers, ses casiers, ses instruments
de précision, ses appareils de physique, sa collection de
thermomètres, de baromètres, d'hygromètres, d'udomètres, de lunettes,
de compas, de sextants, de cartes, de plans, les fioles, les poudres,
les flacons de sa pharmacie de voyage très-complète, tout cela se
classait avec un ordre qui eut fait honte au British Museum. Cet
espace de six pieds carrés contenait d'incalculables richesses; le
docteur n'avait qu'à étendre la main, sans se déranger, pour devenir
instantanément un médecin, un mathématicien, un astronome, un
géographe, un botaniste ou un conchyliologue.

Il faut l'avouer, il était fier de ces aménagements, et heureux dans
son sanctuaire flottant, que trois de ses plus maigres amis eussent
suffi à remplir. Ceux-ci, d'ailleurs, y affluèrent bientôt avec une
abondance qui devint gênante, même pour un homme aussi facile que le
docteur, et, à l'encontre de Socrate, il finit par dire:

«Ma maison est petite, mais plût au ciel qu'elle ne fût jamais pleine
d'amis!»

Pour compléter la description du _Forward_, il suffira; de dire que la
niche du grand chien danois était construite sous la fenêtre même de
la cabine mystérieuse; mais son sauvage habitant préférait errer dans
l'entrepont et la cale du navire; il semblait impossible à
apprivoiser, et personne n'avait eu raison de son naturel bizarre; on
l'entendait, pendant la nuit surtout, pousser de lamentables
hurlements qui résonnaient dans les cavités du bâtiment d'une façon
sinistre.

Était-ce regret de son maître absent? Était-ce instinct aux approches
d'un périlleux voyage? Était-ce pressentiment des dangers à venir? Les
matelots se prononçaient pour ce dernier motif, et plus d'un en
plaisantait, qui prenait sérieusement ce chien-là pour un animal
d'espèce diabolique.

Pen, homme fort brutal d'ailleurs, s'étant un jour élancé pour le
frapper, tomba si malheureusement sur l'angle du cabestan, qu'il
s'ouvrit affreusement le crâne. On pense bien que cet accident fut mis
sur la conscience du fantastique animal.

Clifton, l'homme le plus superstitieux de l'équipage, fit aussi cette
singulière remarque, que ce chien, lorsqu'il était sur la dunette, se
promenait toujours du côté du vent; et plus tard, quand le brick fut
en mer et courut des bordées, le surprenant animal changeait de place
après chaque virement, et se maintenait au vent, comme l'eût fait le
capitaine du _Forward_.

Le docteur Clawbonny, dont la douceur et les caresses auraient
apprivoisé un tigre, essaya vainement de gagner les bonnes grâces de
ce chien; il y perdit son temps et ses avances.

Cet animal, d'ailleurs, ne répondait à aucun des noms inscrits dans
le calendrier cynégétique. Aussi les gens du bord finirent-ils par
l'appeler Captain, car il paraissait parfaitement au courant des
usages du bord. Ce chien-là avait évidemment navigué.

On comprend dès lors la réponse plaisante du maître l'équipage à l'ami
de Clifton, et comment cette supposition ne trouva pas beaucoup
d'incrédules; plus d'un la répétait, en riant, qui s'attendait à voir
ce chien, reprenant un beau jour sa forme humaine, commander la
manoeuvre d'une voix retentissante.

Si Richard Shandon ne ressentait pas de pareilles appréhensions, il
n'était pas sans inquiétudes, et la veille du départ, le 5 avril au
soir, il s'entretenait sur ce sujet avec le docteur, Wall et maître
Johnson, dans le carré de la dunette.

Ces quatre personnages dégustaient alors un dixième grog, leur dernier
sans doute, car, suivant les prescriptions de la lettre d'Aberdeen,
tous les hommes de l'équipage, depuis le capitaine jusqu'au chauffeur,
étaient _teetotalers_, c'est-à-dire qu'ils ne trouveraient à bord ni
vin, ni bière, ni spiritueux, si ce n'est dans le cas de maladie, et
par ordonnance du docteur.

Or, depuis une heure, la conversation roulait sur le départ. Si les
instructions du capitaine se réalisaient jusqu'au bout, Shandon devait
le lendemain même recevoir une lettre renfermant ses derniers ordres.

«Si cette lettre, disait le commandant, ne m'indique pas le nom du
capitaine, elle doit au moins nous apprendre la destination du
bâtiment. Sans cela, où le diriger?

--Ma foi, répondait l'impatient docteur, à votre place, Shandon, je
partirais même sans lettre; elle saurait bien courir après nous, je
vous en réponds.

--Vous ne doutez de rien, docteur! Mais vers que point du globe
feriez-vous voile, s'il vous plaît?

--Vers le pôle Nord, évidemment! cela va sans dire, il n'y a pas de
doute possible.

--Pas de doute possible! répliqua Wall; et pourquoi pas vers le pôle
Sud?

--Le pôle Sud, s'écria le docteur, jamais! Est-ce que le capitaine
aurait eu l'idée d'exposer un brick à la traversée de tout
l'Atlantique! prenez donc la peine d'y réfléchir, mon cher Wall.

--Le docteur a réponse à tout, répondit ce dernier.

--Va pour le Nord, reprit Shandon. Mais, dites-moi, docteur, est-ce au
Spitzberg? est-ce au Groënland? est-ce au Labrador? est-ce à la baie
d'Hudson? Si les routes aboutissent toutes au même but, c'est-à-dire à
la banquise infranchissable, elles n'en sont pas moins nombreuses, et
je serais fort embarrassé de me décider pour l'une ou pour l'autre.
Avez-vous une réponse catégorique à me faire, docteur?

--Non, répondit celui-ci, vexé de n'avoir rien à dire; mais enfin,
pour conclure, si vous ne recevez pas de lettre, que ferez-vous?

--Je ne ferai rien; j'attendrai.

--Vous ne partirez pas! s'écria Clawbonny, en agitant son verre avec
désespoir.

--Non, certes.

--C'est le plus sage, répondit doucement maître Johnson, tandis que le
docteur se promenait autour de la table, car il ne pouvait tenir en
place. Oui, c'est le plus sage; et cependant une trop longue attente
peut avoir des conséquences fâcheuses: d'abord, la saison est bonne,
et si Nord il y a, nous devons profiter de la débâcle pour franchir le
détroit de Davis; en outre, l'équipage s'inquiète de plus en plus; les
amis, les camarades de nos hommes les poussent à quitter _le Forward_,
et leur influence pourrait nous jouer un mauvais tour.

--Il faut ajouter, reprit James Wall, que si la panique se mettait
parmi nos matelots, ils déserteraient jusqu'au dernier; et je ne sais
pas, commandant, si vous parviendriez à recomposer votre équipage.

--Mais que faire? s'écria Shandon.

--Ce que vous avez dit, répliqua le docteur; attendre, mais attendre
jusqu'à demain avant de se désespérer. Les promesses du capitaine se
sont accomplies jusqu'ici avec une régularité de bon augure; il n'y a
donc aucune raison de croire que nous ne serons pas avertis de notre
destination en temps utile; je ne doute pas un seul instant que demain
nous ne naviguions en pleine mer d'Irlande; aussi, mes amis, je
propose un dernier grog à notre heureux voyage; il commence d'une
façon un peu inexplicable, mais avec des marins comme vous il a mille
chances pour bien finir.»

Et tous les quatre, ils trinquèrent une dernière fois.

«Maintenant, commandant, reprit maître Johnson, si j'ai un conseil à
vous donner, c'est de tout préparér pour le départ; il faut que
l'équipage vous croie certain de votre fait. Demain, qu'il arrive une
lettre ou non, appareillez; n'allumez pas vos fourneaux; le vent a
l'air de bien tenir; rien ne sera plus facile que de descendre grand
largue; que le pilote monte à bord; à l'heure de la marée, sortez des
docks; allez mouiller au delà de la pointe de Birkenhead; nos hommes
n'auront plus aucune communication avec la terre, et si cette lettre
diabolique arrive enfin, elle nous trouvera là comme ailleurs.

--Bien parlé, mon brave Johnson! fit le docteur en tendant la main au
vieux marin.

--Va comme il est dit!» répondit Shandon.

Chacun alors regagna sa cabine, et attendit dans un sommeil agité le
lever du soleil.

Le lendemain, les premières distributions de lettres avaient eu lieu
dans la ville, et pas une ne portait l'adresse du commandant Richard
Shandon.

Néanmoins, celui-ci fit ses préparatifs de départ, le bruit s'en
répandit immédiatement dans Liverpool, et, comme on l'a vu, une
affluence extraordinaire de spectateurs se précipita sur les quais de
New Princes Docks.

Beaucoup d'entre eux vinrent à bord du brick, qui pour embrasser une
dernière fois un camarade, qui pour dissuader un ami, qui pour jeter
un regard sur le navire étrange, qui pour connaître enfin le but du
voyage, et l'on murmurait à voir le commandant plus taciturne et plus
réservé que jamais.

Il avait bien ses raisons pour cela.

Dix heures sonnèrent. Onze heures même. Le flot devait tomber vers une
heure de l'après-midi. Shandon, du haut de la dunette, jetait un coup
d'oeil inquiet à la foule, cherchant à surprendre le secret de sa
destinée sur un visage quelconque. Mais en vain. Les matelots du
_Forward_ exécutaient silencieusement ses ordres, ne le perdant pas
des yeux, attendant toujours une communication qui ne se faisait pas.

Maître Johnson terminait les préparatifs de l'appareillage, le temps
était couvert, et la houle très-forte en dehors des bassins; il
ventait du sud-est avec une certaine violence, mais on pouvait
facilement sortir de la Mersey.

A midi, rien encore. Le docteur Clawbonny se pronenait avec agitation,
lorgnant, gesticulant, _impatient de la mer_, comme il le disait avec
une certaine élégance latine. Il se sentait ému, quoi qu'il pût faire.
Shandon se mordait les lèvres jusqu'au sang.

En ce moment, Johnson s'approcha et lui dit:

«Commandant, si nous voulons profiter du flot, il ne faut pas perdre
de temps; nous ne serons pas dégâgés des docks avant une bonne heure.»

Shandon jeta un dernier regard autour de lui, et consulta sa montre.
L'heure de la levée de midi était passée.

«Allez! dit-il à son maître d'équipage.

--En route, vous autres!» cria celui-ci, en ordonnant aux spectateurs
de vider le pont du _Forward_.

Il se fit alors un certain mouvement dans la foule qui se portait à la
coupée du navire pour regagner le quai, tandis que les gens du brick
détachaient les dernières amarres.

Or, la confusion inévitable de ces curieux que les matelots
repoussaient sans beaucoup d'égards fut encore accrue par les
hurlements du chien. Cet animal s'élança tout d'un coup du gaillard
d'avant à travers la masse compacte des visiteurs. Il aboyait d'une
voix sourde.

On s'écarta devant lui; il sauta sur la dunette, et, chose incroyable,
mais que mille témoins ont pu constater, ce dog-captain tenait une
lettre entre ses dents.

«Une lettre! s'écria Shandon; mais _il_ est donc à bord?

--_Il_ y était sans doute, mais il n'y est plus, répondit Johnson en
montrant le pont complètement nettoyé dé cette foule incommode.

--Captain! Captain! ici!» s'écriait le docteur, en essayant de prendre
la lettre que le chien écartait de sa main par des bonds violents. Il
semblait ne vouloir remettre son message qu'à Shandon lui-même.

«Ici, Captain!» fit ce dernier.

Le chien s'approcha; Shandon prit la lettre sans difficulté, et
Captain fit alors entendre trois aboiements clairs au milieu du
silence profond qui régnait à bord et sur les quais.

Shandon tenait la lettre sans l'ouvrir.

«Mais lisez donc! lisez donc!» s'écria le docteur.

Shandon regarda. L'adresse, sans date et sans indication de lieu,
portait seulement:

«Au commandant Richard Shandon, à bord du brick _le Forward_.»

Shandon ouvrit la lettre, et lut:

«Vous vous dirigerez vers le cap Farewel. Vous l'atteindrez le 20
avril. Si le capitaine ne paraît pas à bord, vous franchirez le
détroit de Davis, et vous remonterez la mer de Baffin jusqu'à la baie
Melville.

«Le capitaine du _Forward_

«K.Z.»

Shandon plia soigneusement cette lettre laconique, la mit dans sa
poche et donna l'ordre du départ. Sa voix, qui retentit seule au
milieu des sifflements du vent d'est, avait quelque chose de solennel.

Bientôt _le Forward_ fut hors des bassins, et, dirigé par un pilote de
Liverpool, dont le petit cotre suivait à distance, il prit le courant
de la Mersey. La foule se précipita sur le quai extérieur qui longe
les Docks Victoria, afin d'entrevoir une dernière fois ce navire
étrange. Les deux huniers, la misaine et la brigantine furent
rapidement établis, et, sous cette voilure, _le Forward_, digne de son
nom, après avoir contourné la pointe de Birkenhead, donna à toute
vitesse dans la mer d'Irlande.




CHAPITRE V.

LA PLEINE MER.


Le vent, inégal, mais favorable, précipitait avec force ses rafales
d'avril. _Le Forward_ fendait la mer rapidement, et son hélice, rendue
folle, n'opposait aucun obstacle à sa marche. Vers les trois heures,
il croisa le bateau à vapeur qui fait le service entre Liverpool et
l'île de Man, et qui porte les trois jambes de Sicile écartelées sur
ses tambours. Le capitaine le héla de son bord, dernier adieu qu'il
fut donné d'entendre à l'équipage du _Forward_.

À cinq heures, le pilote remettait à Richard Shandon le commandement
du navire, et regagnait son cotre, qui, virant au plus près, disparut
bientôt dans le sud-ouest.

Vers le soir, le brick doubla le calf du Man, à l'extrémité
méridionale de l'île de ce nom. Pendant la nuit, la mer fut
très-houleuse; le _Forward_ se comporta bien, laissa la pointe d'Ayr
par le nord-ouest, et se dirigea vers le canal du Nord.

Johnson avait raison; en mer, l'instinct maritime des matelots
reprenait le dessus; à voir la bonté du bâtiment, ils oubliaient
l'étrangeté de la situation. La vie du bord s'établit régulièrement.

Le docteur aspirait avec ivresse le vent de la mer; il se promenait
vigoureusement dans les rafales, et pour un savant il avait le pied
assez marin.

«C'est une belle chose que la mer, dit-il à maître Johnson, en
remontant sur le pont après le déjeuner. Je fais connaissance un peu
tard avec elle, mais je me rattraperai.

--Vous avez raison, monsieur Clawbonny; je donnerais tous les
continents du monde pour un bout d'Océan. On prétend que les marins se
fatiguent vite de leur métier; voilà quarante ans que je navigue, et
je m'y plais comme au premier jour.

--Quelle jouissance vraie de se sentir un bon navire sous les pieds,
et, si j'en juge bien, le _Forward_ se conduit gaillardement!

--Vous jugez bien, docteur, répondît Shandon qui rejoignit les deux
interlocuteurs; c'est un bon bâtiment, et j'avoue que jamais navire
destiné à une navigation dans les glaces n'aura été mieux pourvu et
mieux équipé. Cela me rappelle qu'il y a trente ans passés le
capitaine James Ross allant chercher le passage du Nord-Ouest...

--Montait la _Victoire_, dit vivement le docteur, brick d'un tonnage à
peu près égal au nôtre, également muni d'une machine à vapeur...

--Comment! vous savez cela?

--Jugez-en, repartit le docteur; alors les machines étaient encore
dans l'enfance de l'art, et celle de _la Victoire_ lui causa plus d'un
retard préjudiciable; le capitaine James Ross, après l'avoir réparée
vainement pièce par pièce, finit par la démonter, et l'abandonna à son
premier hivernage.

--Diable! fit Shandon; vous êtes au courant, je le vois.

--Que voulez-vous? reprit le docteur; à force de tire, j'ai lu les
ouvrages de Parry, de Ross, de Franklin, les rapports de MacClure, de
Kennedy, de Kane, de MacClintock, et il m'en est resté quelque chose.
J'ajouterai même que ce MacClintock, à bord du _Fox_, brick à hélice
dans le genre du nôtre, est allé plus facilement et plus directement à
son but que tous ses devanciers.

--Cela est parfaitement vrai, répondit Shandon; c'est un hardi marin
que ce MacClintock; je l'ai vu à l'oeuvre; vous pouvez ajouter que
comme lui nous nous trouverons dès le mois d'avril dans le détroit de
Davis, et, si nous parvenons à franchir les glaces, notre voyage sera
considérablement avancé.

--A moins, repartit le docteur, qu'il ne nous arrive comme au _Fox_,
en 1857, d'être pris dès la première année par les glaces du nord de
la mer de Baffin, et d'hiverner au milieu de la banquise.

--Il faut espérer que nous serons plus heureux, monsieur Shandon,
répondit maître Johnson; et si avec un bâtiment comme le _Forward_ on
ne va pas où l'on veut, il faut y renoncer à jamais.

--D'ailleurs, reprit le docteur, si le capitaine est à bord, il saura
mieux que nous ce qu'il faudra faire, et d'autant plus que nous
l'ignorons complètement; car sa lettre, singulièrement laconique, ne
nous permet pas de deviner le but du voyage.

--C'est déjà beaucoup, répondit Shandon assez vivement, de connaître
la route à suivre, et maintenant, pendant un bon mois, j'imagine, nous
pouvons nous passer de l'intervention surnaturelle de cet inconnu et
de ses instructions. D'ailleurs, vous savez mon opinion sur son
compte.

--Hé! hé! fit le docteur; je croyais comme vous que cet homme vous
laisserait le commandement du navire, et ne viendrait jamais à bord;
mais....

--Mais? répliqua Shandon avec une certaine contrariété.

--Mais, depuis l'arrivée de sa seconde lettre, j'ai du modifier mes
idées à cet égard.

--Et pourquoi cela, docteur?

--Parce que si cette lettre vous indique la route à suivre, elle ne
vous fait pas connaître la destination du _Forward_; or, il faut bien
savoir où l'on va. Le moyen, je vous le demande, qu'une troisième
lettre vous parvienne, puisque nous voilà en pleine mer! Sur les
terres du Groenland, le service de la poste doit laisser à désirer.
Voyez-vous, Shandon, j'imagine que ce gaillard-là nous attend dans
quelque établissement danois, à Hosteinborg ou Uppernawik; il aura été
là compléter sa cargaison de peaux de phoques, acheter ses traîneaux
et ses chiens, en un mot, réunir tout l'attirail que comporte un
voyage dans les mers arctiques. Je serai donc peu surpris de le voir
un beau matin sortir de sa cabine, et commander la manoeuvre de la
façon la moins surnaturelle du monde.

--Possible, répondit Shandon d'un ton sec; mais, en attendant, le vent
fraîchit, et il n'est pas prudent de risquer ses perroquets par un
temps pareil.»

Shandon quitta le docteur et donna l'ordre de carguer les voiles
hautes.

«Il y tient, dit le docteur au maître d'équipage.

--Oui, répondit ce dernier, et cela est fâcheux, car vous pourriez
bien avoir raison, monsieur Clawbonny.»

Le samedi vers le soir, _le Forward_ doubla le mull[1] de Galloway,
dont le phare fut relevé dans le nord-est; pendant la nuit, on
laissait le mull de Cantyre au nord, et à l'est le cap Fair sur la
côte d'Irlande. Vers les trois heures du matin, le brick, prolongeant
l'île Rathlin sur sa hanche de tribord, débouquait par le canal du
Nord dans l'Océan.

  [1]  Promontoire.

C'était le dimanche, 8 avril; les Anglais, et surtout les matelots,
sont fort observateurs de ce jour; aussi la lecture de la Bible, dont
le docteur se chargea volontiers, occupa une partie de la matinée.

Le vent tournait alors à l'ouragan et tendait à rejeter le brick sur
la côte d'Irlande; les vagues furent très-fortes, le roulis très-dur.
Si le docteur n'eut pas le mal de mer, c'est qu'il ne voulut pas
l'avoir, car rien n'était plus facile. A midi, le cap Malinhead
disparaissait dans le sud; ce fut la dernière terre d'Europe que ces
hardis marins dussent apercevoir, et plus d'un la regarda longtemps,
qui sans doute ne devait jamais la revoir.

La latitude par observation était alors de 55°57', et la longitude,
d'après les chronomètres 7°40'[1].

  [1]  Au méridien de Greenwich.

L'ouragan se calma vers les neuf heures du soir; _le Forward_, bon
voilier, maintint sa route au nord-ouest. On put juger pendant cette
journée de ses qualités marines; suivant la remarque des connaisseurs
de Liverpool, c'était avant tout un navire à voile.

Pendant les jours suivants, _le Forward_ gagna rapidement dans le
nord-ouest; le vent passa dans le sud, et la mer fut prise d'une
grosse houle. Le brick naviguait alors sous pleine voilure. Quelques
pétrels et des puffîns vinrent voltiger au-dessus de la dunette; le
docteur tua fort adroitement l'un de ces derniers, qui tomba
heureusement à bord.

Simpson, le harponneur, s'en empara, et le rapporta à son
propriétaire.

«Un vilain gibier, monsieur Clawbonny, dit-il.

--Qui fera un excellent repas, au contraire, mon ami!

--Quoi! vous allez manger cela?

--Et vous en goûterez, mon brave, fit le docteur en riant.

--Pouah! répliqua Simpson; mais c'est huileux et rançe comme tous les
oiseaux de mer.

--Bon! répliqua le docteur; j'ai une manière à moi d'accommoder ce
gibier là, et si vous le reconnaissez après pour un oiseau de mer, je
consens à ne plus en tuer un seul de ma vie.

--Vous êtes donc cuisinier, monsieur Clawbonny? demanda Johnson.

--Un savant doit savoir un peu de tout.

--Alors, défie-toi, Simpson, répondit le maître d'équipage; le docteur
est un habile homme, et il va nous faire prendre ce puffin pour une
groose[1] du meilleur goût.»

  [1]  Sorte de perdrix.

Le fait est que le docteur eut complètement raison de son volatile; il
enleva habilement la graisse qui est située tout entière sous la peau,
principalement sur les hanches, et avec elle disparut cette rancidité
et cette odeur de poisson dont on a parfaitement le droit de se
plaindre dans un oiseau. Ainsi préparé, le puffin fut déclaré
excellent, et par Simpson lui-même.

Pendant le dernier ouragan, Richard Shandon s'était rendu compte des
qualités de son équipage; il avait analysé ses hommes un à un, comme
doit le faire tout commandant qui veut parer aux dangers de l'avenir;
il savait sur quoi compter.

James Wall, officier tout dévoué à Richard, comprenait bien, exécutait
bien, mais il pouvait manquer d'initiative; au troisième rang, il se
trouvait à sa place.

Johnson, rompu aux luttes de la mer, et vieux routier de l'océan
Arctique, n'avait rien à apprendre en fait de sang-froid et d'audace.

Simpson, le harponneur, et Bell, le charpentier, étaient des hommes
sûrs, esclaves du devoir et de la discipline. L'ice-master Foker,
marin d'expérience, élevé à l'école de Johnson, devait rendre
d'importants services.

Des autres matelots, Garry et Bolton semblaient être les meilleurs:
Bolton, une sorte de loustic, gai et causeur; Garry, un garçon de
trente-cinq ans, à figure énergique, mais un peu pâle et triste.

Les trois matelots, Clifton, Gripper et Pen, semblaient moins ardents
et moins résolus; ils murmuraient volontiers. Gripper même avait voulu
rompre son engagement au départ du _Forward_; une sorte de honte le
retint à bord. Si les choses marchaient bien, s'il n'y avait ni trop
de dangers à courir ni trop de manoeuvres à exécuter, on pouvait
compter sur ces trois hommes; mais il leur fallait une nourriture
substantielle, car on peut dire qu'ils avaient le coeur au ventre.
Quoique prévenus, ils s'accommodaient assez mal d'être _teetotalers_,
et à l'heure du repas ils regrettaient le brandy ou le gin; ils se
rattrapaient cependant sur le café et le thé, distribués à bord avec
une certaine prodigalité.

Quant aux deux ingénieurs, Brunton et Plover, et au chauffeur Waren,
ils s'étaient contentés jusqu'ici de se croiser les bras.

Shandon savait donc à quoi s'en tenir sur le compte de chacun.

Le 14 avril, le _Forward_ vint à couper le grand courant du
gulf-stream qui, après avoir remonté le long de la côte orientale de
l'Amérique jusqu'au banc de Terre-Neuve, s'incline vers le nord-est et
prolonge les rivages de la Norvège. On se trouvait alors par 51°37' de
latitude et 22°58' de longitude, à deux cents milles de la pointe du
Groënland. Le temps se refroidit; le thermomètre descendit à
trente-deux degrés (0 centigrade)[1], c'est-à-dire au point de
congélation.

  [1]  Il s'agit du thermomètre de Fahrenheit.

Le docteur, sans prendre encore le vêtement des hivers arctiques,
avait revêtu son costume de mer, à l'instar des matelots et des
officiers; il faisait plaisir à voir avec ses hautes bottes dans
lesquelles il descendait tout d'un bloc, son vaste chapeau de toile
huilée, un pantalon et une jaquette de même étoffe; par les fortes
pluies et les larges vagues que le brick embarquait, le docteur
ressemblait à une sorte d'animal marin, comparaison qui ne laissait
pas d'exciter sa fierté.

Pendant deux jours, la mer fut extrêmement mauvaise; le vent tourna
vers le nord-ouest et retarda la marche du _Forward_. Du 14 au 16
avril, la houle demeura très-forte; mais le lundi, il survint une
violente averse qui eut pour résultat de calmer la mer presque
immédiatement. Shandon fit observer cette particularité au docteur.

«Eh bien, répondit ce dernier, cela confirme les curieuses
observations du baleinier Scoresby qui fit partie de la Société royale
d'Edinburgh, dont j'ai l'honneur d'être membre correspondant. Vous
voyez que pendant la pluie les vagues sont peu sensibles, même sous
l'influence d'un vent violent. Au contraire, avec un temps sec, la mer
serait plus agitée par une brise moins forte.

--Mais comment explique-t-on ce phénomène, docteur?

--C'est bien simple; on ne l'explique pas.»

En ce moment, l'ice-master, qui faisait son quart dans les barres de
perroquet, signala une masse flottante par tribord, à une quinzaine de
milles sous le vent.

«Une montagne de glace dans ces parages!» s'écria le docteur.

Shandon braqua sa lunette dans la direction indiquée, et confirma
l'annonce du pilote.

«Voilà qui est curieux! dit le docteur.

--Cela vous étonne? fit le commandant en riant. Comment! nous serions
assez heureux pour trouver quelque chose qui vous étonnât?

--Cela m'étonne sans m'étonner, répondit en souriant le docteur,
puisque le brick _Ann de Poole_, de Greenspond, fut pris en 1813 dans
de véritables champs de glace par le quarante-quatrième degré de
latitude nord, et que Dayement, son capitaine, les compta par
centaines!

--Bon! fit Shandon, vous avez encore à nous en apprendre là-dessus!

---Oh! peu de chose, répondit modestement l'aimable Clawbonny, si ce
n'est que l'on a trouvé des glaces sous des latitudes encore plus
basses.

--Cela, vous ne me l'apprenez pas, mon cher docteur, car, étant mousse
à bord du sloop de guerre _le Fly_...

--En 1818, continua le docteur, à la fin de mars, comme qui dirait
avril, vous avez passé entre deux grandes îles de glaces flottantes,
par le quarante-deuxième degré de latitude.

--Ah! c'est trop fort! s'écria Shandon.

--Mais c'est vrai; je n'ai donc pas lieu de m'étonner, puisque nous
sommes deux degrés plus au nord, de rencontrer une montagne flottante
par le travers du _Forward_.

--Vous êtes un puits, docteur, répondit le commandant, et avec vous il
n'y a qu'à tirer le seau.

--Bon! je tarirai plus vite que vous ne pensez; et maintenant, si nous
pouvons observer de près ce curieux phénomène, Shandon, je serai le
plus heureux des docteurs.

--Justement. Johnson, fit Shandon en appelant son maître d'équipage,
la brise, il me semble, a une tendance à fraîchir.

--Oui, commandant, répondit Johnson; nous gagnons peu, et les courants
du détroit de Davis vont bientôt se faire sentir.

--Yous avez raison, Johnson, et si nous voulons être le 20 avril en
vue du cap Farewel, il faut marcher à la vapeur, ou bien nous serons
jetés sur les côtes du Labrador. Monsieur Wall, veuillez donner
l'ordre d'allumer les fourneaux.»

Les ordres du commandant furent exécutés; une heure après, la vapeur
avait acquis une pression suffisante; les voiles furent serrées, et
l'hélice, tordant les flots sous ses branches, poussa violemment _le
Forward_ contre le vent du nord-ouest.




CHAPITRE VI.

LE GRAND COURANT POLAIRE.


Bientôt des bandes d'oiseaux de plus en plus nombreux, des pétrels,
des puffins, des contre-maîtres, habitants de ces parages désolés,
signalèrent l'approche du Groënland. _Le Forward_ gagnait rapidement
dans le nord, en laissant sous le vent une longue traînée de fumée
noire.

Le mardi 17 avril, vers les onze heures du matin, l'ice-master signala
la première vue du _blink_ de la glace[1]. Il se trouvait à vingt
milles au moins dans la nord-nord-ouest. Cette bande d'un blanc
éblouissant éclairait vivement, malgré la présence de nuages assez
épais, toute la partie de l'atmosphère voisine de l'horizon. Les gens
d'expérience du bord ne purent se méprendre sur ce phénomène, et ils
reconnurent à sa blancheur que ce _blink_ devait venir d'un vaste
champ de glace situé à une trentaine de milles au delà de la portée de
la vue, et provenait de la réflexion des rayons lumineux.

  [1]  Couleur particulière et brillante que prend l'atmosphère au
    dessus d'une grande étendue de glace.

Vers le soir, le, vent retomba dans le sud, et devint favorable;
Shandon put établir une bonne voilure, et, par mesure d'économie, il
éteignit ses fourneaux. _Le Forward_, sous ses huniers, son foc et sa
misaine, se dirigea vers le cap Farewel.

Le 18, à trois heures, un ice-stream fut reconnu à une ligne blanche
peu épaisse, mais de couleur éclatante, qui tranchait vivement entre
les lignes de la mer et du ciel. Il dérivait évidemment de la côte est
du Groënland plutôt que du détroit de Davis, car les glaces se
tiennent de préférence sur le bord occidental de la mer de Baffin. Une
heure après, _le Forward_ passait au milieu des pièces isolées du
ice-stream, et, dans la partie la plus compacte, les glaces, quoique
soudées entre elles, obéissaient au mouvement de la houle.

Le lendemain, au point du jour, la vigie signala un navire: c'était
_le Valkyrien_, corvette danoise qui courait à contre-bord du
_Forward_ et se dirigeait vers le banc de Terre-Neuve. Le courant du
détroit se faisait sentir, et Shandon dut forcer de voile pour le
remonter.

En ce moment, le commandant, le docteur, James Wall et Johnson se
trouvaient réunis sur la dunette, examinant la direction et la force
de ce courant. Le docteur demanda s'il était avéré que ce courant
existât uniformément dans la mer de Baffin.

«Sans doute, répondit Shandon, et les bâtiments à voile ont beaucoup
de peine à le refouler.

--D'autant plus, ajouta James Wall, qu'on le rencontre aussi bien sur
la côte orientale de l'Amérique que sur la côte occidentale du
Groënland.

--Eh bien! fit le docteur, voilà qui donne singulièrement raison aux
chercheurs du passage du Nord-Ouest! Ce courant marche avec une
vitesse de cinq milles à l'heure environ, et il est difficile de
supposer qu'il prenne naissance au fond d'un golfe.

--Ceci est d'autant mieux raisonné, docteur, reprit Shandon, que, si
ce courant va du nord au sud, on trouve dans le détroit de Behring un
courant contraire qui coule du sud au nord, et doit être l'origine de
celui-ci.

--D'après cela, messieurs, dit le docteur, il faut admettre que
l'Amérique est complètement détachée des terres polaires, et que les
eaux du Pacifique se rendent, en contournant ses côtes, jusque dans
l'Atlantique. D'ailleurs, la plus grande élévation des eaux du premier
donne encore raison à leur écoulement vers les mers d'Europe.

--Mais, reprit Shandon, il doit y avoir des faits à l'appui de cette
théorie; et s'il y en a, ajouta-t-il avec une certaine ironie, notre
savant universel doit les connaître.

--Ma foi, répliqua ce dernier avec une aimable satisfaction, si cela
peut vous intéresser, je vous dirai que des baleines, blessées dans le
détroit de Davis, ont été prises quelque temps après dans le voisinage
de la Tartarie, portant encore à leur flanc le harpon européen.

--Et à moins qu'elles n'aient doublé le cap Horn ou le cap de
Bonne-Espérance, répondit Shandon, il faut nécessairement qu'elles
aient contourné les côtes septentrionales de l'Amérique. Voilà qui est
indiscutable, docteur.

--Si cependant vous n'étiez pas convaincu, mon brave Shandon, fit le
docteur en souriant, je pourrais produire encore d'autres faits, tels
que ces bois flottés dont le détroit de Davis est rempli, mélèzes,
trembles et autres essences tropicales. Or, nous savons que le
gulf-stream empêcherait ces bois d'entrer dans le détroit; si donc ils
en sortent, ils n'ont pu y pénétrer que par le détroit de Behring.

--Je suis convaincu, docteur, et j'avoue qu'il serait difficile avec
vous de demeurer incrédule.

--Ma foi, dit Johnson, voilà qui vient à propos pour éclairer la
discussion. J'aperçois au large une pièce de bois d'une jolie
dimension; si le commandant veut le permettre, nous allons pêcher ce
tronc d'arbre, le hisser à bord, et lui demander le nom de son pays.

--C'est cela, fit le docteur! l'exemple après la règle.»

Shandon donna les ordres nécessaires; le brick se dirigea vers la
pièce de bois signalée, et, bientôt après, l'équipage la hissait sur
le pont, non sans peine.

C'était un tronc d'acajou, rongé par les vers jusqu'à son centre,
circonstance sans laquelle il n'eût pas pu flotter.

«Voilà qui est triomphant, s'écria le docteur avec enthousiasme, car,
puisque les courants de l'Atlantique n'ont pu le porter dans le
détroit de Davis, puisqu'il n'a pu être chassé dans le bassin polaire
par les fleuves de l'Amérique septentrionale, attendu que cet arbre-là
croît sous l'Équateur, il est évident qu'il arrive en droite ligne de
Behring. Et tenez, messieurs, voyez ces vers de mer qui l'ont rongé;
ils appartiennent aux espèces des pays chauds.

--II est certain, reprit Hall, que cela donne tort aux détracteurs du
fameux passage.

--Mais cela les tue tout bonnement, répondit le docteur. Tenez, je
vais vous faire l'itinéraire de ce bois d'acajou: il a été charrié
vers l'océan Pacifique par quelque rivière de l'isthme de Panama ou du
Guatemala; de là, le courant l'a traîné le long des côtes d'Amérique
jusqu'au détroit de Behring, et, bon gré, mal gré, il a dû entrer dans
les mers polaires; il n'est ni tellement vieux ni tellement imbibé
qu'on ne puisse assigner une date récente à son départ; il aura
heureusement franchi les obstacles de cette longue suite de détroits
qui aboutit à la mer de Baffîn, et, vivement saisi par le courant
boréal, il est venu par le détroit de Davis se faire prendre à bord du
_Forward_ pour la plus grande joie du docteur Clawbonny, qui demande
au commandant la permission d'en garder un échantillon.

--Faites donc, reprit Shandon; mais permettez-moi à mon tour de vous
apprendre que vous ne serez pas le seul possesseur d'une épave
pareille. Le gouverneur Danois de l'île de Disko....

--Sur la côte du Groënland, continua le docteur, possède une table
d'acajou faite avec un tronc pêché dans les mêmes circonstances; je le
sais, mon cher Shandon; eh bien, je ne lui envie pas sa table, car, si
ce n'était l'embarras, j'aurais là de quoi me faire toute une chambre
à coucher.»

Pendant la nuit du mercredi au jeudi, le vent souffla avec une extrême
violence; le _drift wood_[1] se montra plus fréquemment; l'approche de
la côte offrait des dangers à une époque où les montagnes de glace
sont fort nombreuses; le commandant fit donc diminuer de voiles, et
_le Forward_ courut seulement sous sa misaine et sa trinquette.

  [1]  Bois flotté.

Le thermomètre descendit au-dessous du point de congélation. Shandon
fit distribuer à l'équipage des vêtements convenables, une jaquette et
un pantalon de laine, une chemise de flanelle, des bas de wadmel,
comme en portent les paysans norvégiens. Chaque homme fut également
muni d'une paire de bottes de mer parfaitement imperméables.

Quant à Captain, il se contentait de sa fourrure naturelle; il
paraissait peu sensible aux changements de température; il devait
avoir passé par plus d'une épreuve de ce genre, et, d'ailleurs, un
danois n'avait pas le droit de se montrer difficile. On ne le voyait
guère, et il se tenait presque toujours caché dans les parties les
plus sombres du bâtiment.

Vers le soir, à travers une éclaircie de brouillard, la côte du
Groënland se laissa entrevoir par 37°2'7" de longitude; le docteur,
armé de sa lunette, put un instant distinguer une suite de pics
sillonnés par de larges glaciers; mais le brouillard se referma
rapidement sur cette vision, comme le rideau d'un théâtre qui tombe au
moment le plus intéressant de la pièce.

_Le Forward_ se trouva, le 20 avril au matin, en vue d'un ice-berg
haut de cent-cinquante pieds, échoué en cet endroit de temps
immémorial; les dégels n'ont pas prise sur lui, et respectent ses
formes étranges. Snow l'a vu; James Ross, en 1829, en prit un dessin
exact, et en 1851, le lieutenant français Bellot, à bord du _Prince
Albert_, le remarqua parfaitement. Naturellement le docteur voulut
conserver l'image de cette montagne célèbre, et il en fit une esquisse
très réussie.

Il n'est pas surprenant que de semblables masses soient échouées, et
par conséquent s'attachent invinciblement au sol; pour un pied hors de
l'eau, elles ont à peu près deux au-dessous, ce qui donnerait à
celle-ci quatre-vingts brasses environ de profondeur.[1]

  [1]  Quatre cents pieds.

Enfin, par une température qui ne fut à midi que de 12° (-11°
centig.), sous un ciel de neige et de brouillards, on aperçut le cap
Farewel. _Le Forward_ arrivait au jour fixé; le capitaine inconnu,
s'il lui plaisait de venir relever sa position par ce temps
diabolique, n'aurait pas à se plaindre.

«Voilà donc, se dit le docteur, ce cap célèbre, ce cap si bien
nommé![1] Beaucoup l'ont franchi comme nous, qui ne devaient jamais le
revoir! Est-ce donc un adieu éternel dit à ses amis d'Europe? Vous
avez passé là, Frobisher, Knight, Barlow, Vaugham, Scroggs, Barentz,
Hudson, Blosseville, Franklin, Crozier, Bellot, pour ne jamais revenir
au foyer domestique, et ce cap a bien été pour vous le cap des
Adieux!»

  [1]  Farewel signifie adieu.

Ce fut vers l'an 970 que des navigateurs partis de l'Islande[1]
découvrirent le Groënland. Sébastien Cabot, en 1498, s'éleva jusqu'au
56e degré de latitude; Gaspard et Michel Cotréal, de 1500 à 1502,
parvinrent au 60e, et Martin Frobisher, en 1576, arriva jusqu'à la
baie qui porte son nom.

  [1]  Île des glaces.

A Jean Davis appartient l'honneur d'avoir découvert le détroit
en 1585, et, deux ans plus tard, dans un troisième voyage, ce
hardi navigateur, ce grand pêcheur de baleines, atteignit le
soixante-treizième parallèle, à vingt-sept degrés du pôle.

Barentz en 1596, Weymouth en 1602, James Hall en 1605 et 1607, Hudson,
dont le nom fut attribué à cette vaste baie qui échancre si
profondément les terres d'Amérique, James Poole en 1611, s'avancèrent
plus ou moins dans le détroit, à la recherche de ce passage du
nord-ouest, dont la découverte eût singulièrement abrégé les voies de
communication entre les deux mondes.

Baffin, en 1616, trouva dans la mer de ce nom le détroit de Lancastre;
il fut suivi en 1619 par James Munk, et en 1719 par Knight, Barlows,
Waugham et Scrows, dont on n'a jamais eu de nouvelles.

En 1776, le lieutenant Pickersgill, envoyé à la rencontre du capitaine
Cook, qui tentait de remonter par le détroit de Behring, pointa
jusqu'au 68e degré; l'année suivante, Young s'éleva dans le même but
jusqu'à l'île des Femmes.

Vint alors James Ross qui fit en 1818 le tour des côtes de la mer de
Baffin, et corrigea les erreurs hydrographiques de ses devanciers.

Enfin en 1819 et 1820, le célèbre Parry s'élance dans le détroit de
Lancastre, parvient à travers d'innombrables difficultés jusqu'à l'île
Melville, et gagne la prime de cinq mille livres[1] promise par acte
du parlement aux matelots anglais qui couperaient le
cent-soixante-dixième méridien par une latitude plus élevés que le
soixante-dix-septième parallèle.

  [1]  125,000 francs

En 1826, Becchey touche à l'île Chamisso, James Ross hiverne, de 1829
à 1833, dans le détroit du Prince Régent, et fait, entre autres
travaux importants, la découverte du pôle magnétique.

Pendant ce temps, Franklin, par la voie de terre, reconnaissait les
côtes septentrionales de l'Amérique, da la rivière Mackensie à la
pointe Turnagain; le capitaine Back marchait sur ses traces de 1823 à
1835, et ces explorations étaient complétées en 1839 par MM. Dease,
Simpson et le docteur Rae.

Enfin, sir John Franklin, jaloux de découvrir le passage du
nord-ouest, quitta l'Angleterre en 1845 sur _l'Erebus et le Terror_;
il pénétra dans la mer de Baffin, et depuis son passage à l'île Disko,
on n'eut plus aucune nouvelle de son expédition.

Cette disparition détermina les nombreuses recherches qui ont amené la
découverte du passage, et la reconnaissance de ces continents polaires
si profondément déchiquetés; les plus intrépides marins de
l'Angleterre, de la France, des États-Unis, s'élancèrent vers ces
terribles parages, et, grâce à leurs efforts, la carte si tourmentée,
si difficile de ce pays, put figurer enfin aux archives de la Société
royale géographique de Londres.

La curieuse histoire de ces contrées se présentait ainsi à
l'imagination du docteur, tandis qu'appuyé sur la lisse, il suivait du
regard le long sillage du brick. Les noms de ces hardis navigateurs se
pressaient dans son souvenir, et il croyait entrevoir sous les arceaux
glacés de la banquise les pâles fantômes de ceux qui ne revinrent pas.




CHAPITRE VII.

L'ENTRÉE DU DÉTROIT DE DAVIS.


Pendant cette journée, _le Forward_ se fraya un chemin facile parmi
les glaces à demi brisées; le vent était bon, mais la température
très-basse; les courants d'air, en se promenant sur les ice-fields[1],
rapportaient leurs froides pénétrations.

  [1]   Champs de glace.

La nuit exigea la plus sévère attention; les montagnes flottantes se
resserraient dans cette passe étroite; on en comptait souvent une
centaine à l'horizon; elles se détachaient des côtes élevées, sous la
dent des vagues rongeantes et l'influence de la saison d'avril, pour
aller se fondre ou s'abîmer dans les profondeurs de l'Océan. On
rencontrait aussi de longs trains de bois dont il fallait éviter le
choc; aussi le crow's-nest[1] fut mis en place au sommet du mât de
misaine; il consistait en un tonneau à fond mobile, dans lequel
l'ice-master, en partie abrité contre le vent, surveillait la mer,
signalait les glaces en vue, et même, au besoin, commandait la
manoeuvre.

  [1]  Littéralement _nid de pie_.

Les nuits étaient courtes; le soleil avait reparu depuis le 31 janvier
par suite de la réfraction, et tendait à se maintenir de plus en plus
au-dessus de l'horizon. Mais la neige arrêtait la vue, et, si elle
n'amenait pas l'obscurité, rendait cette navigation pénible.

Le 21 avril, le cap Désolation apparut au milieu des brumes; la
manoeuvre fatiguait l'équipage; depuis l'entrée du brick au milieu des
glaces, les matelots n'avaient pas eu un instant de repos; il fallut
bientôt recourir à la vapeur pour se frayer un chemin au milieu de ces
blocs amoncelés.

Le docteur et maître Jonhson causaient ensemble sur l'arrière, pendant
que Shandon prenait quelques heures de sommeil dans sa cabine.
Clawbonny recherchait la conversation du vieux marin, auquel ses
nombreux voyages avaient fait une éducation intéressante et sensée. Le
docteur le prenait en grande amitié, et le maître d'équipage ne
demeurait pas en reste avec lui.

«Voyez-vous, monsieur Clawbonny, disait Johnson, ce pays-ci n'est pas
comme tous les autres; on l'a nommé la Terre-Verte,[1] mais il n'y a
pas beaucoup de semaines dans l'année où il justifie son nom!

  [1]  Green Land.

--Qui sait, mon brave Johnson, répondit le docteur, si, au dixième
siècle, cette terre n'avait pas le droit d'être appelée ainsi? Plus
d'une révolution de ce genre s'est produite dans notre globe, et je
vous étonnerais beaucoup en vous disant que, suivant les chroniqueurs
islandais, deux cents villages florissaient sur ce continent, il y a
huit ou neuf cents ans!

--Vous m'étonneriez tellement, monsieur Clawbonny, que je ne pourrais
pas vous croire, car c'est un triste pays.

--Bon! si triste qu'il soit, il offre encore une retraite suffisante à
des habitants, et même à des Européens civilisés.

--Sans doute! A Disko, à Uppernawik, nous rencontrerons des hommes qui
consentent à vivre sous de pareils climats; mais j'ai toujours pensé
qu'ils y demeuraient par force, non par goût.

--Je le crois volontiers; cependant l'homme s'habitue à tout, et ces
Groënlandais ne me paraissent pas être aussi à plaindre que les
ouvriers de nos grandes villes; ils peuvent être malheureux, mais, à
coup sur, ils ne sont point misérables; encore, je dis malheureux, et
ce mot ne rend pas ma pensée; en effet, s'ils n'ont pas le bien-être
des pays tempérés, ces gens-là, faits à ce rude climat, y trouvent
évidemment des jouissances qu'il ne nous est pas donné de concevoir!

--II faut le penser, monsieur Clawbonny, puisque le ciel est juste;
mais bien des voyages m'ont amené sur ces côtes, et mon coeur s'est
toujours serré à la vue de ces tristes solitudes; on aurait dû, par
exemple, égayer les caps, les promontoires, les baies par des noms
plus engageants, car le cap des Adieux et le cap Désolation ne sont
pas faits pour attirer les navigateurs!

--J'ai fait également cette remarque, répondit le docteur; mais ces
noms ont un intérêt géographique qu'il ne faut pas méconnaître; ils
décrivent îes aventures de ceux qui les ont donnés; auprès des noms
des Davis, des Baffin, des Hudson, des Ross, des Parry, des Franklin,
des Bellot, si je rencontre le cap Désolation, je trouve bientôt la
baie de la Mercy; le cap Providence fait pendant au port Anxiety, la
baie Repulse[1] me ramène du cap Éden, et, quittant la pointe
Turnagain,[2] je vais me reposer dans la baie du Refuge; j'ai là, sous
les yeux, cette incessante succession de périls, d'échecs d'obstacles,
de succès, de désespoirs, de réussites, mêlés aux grands noms de mon
pays, et, comme une série de médailles antiques, cette nomenclature me
retrace toute l'histoire de ces mers.

  [1]  Baie qu'on ne peut atteindre.
  [2]  Cap du retour forcé.

--Justement raisonné, monsieur Clawbonny, et puissions-nous, dans
notre voyage, rencontrer plus de baies du Succès que de caps du
Désespoir!

--Je le souhaite, Johnson; mais, dites-moi, l'équipage est-il un peu
revenu de ses terreurs?

--Un peu, monsieur; et cependant, pour tout dire, depuis notre entrée
dans le détroit, on recommence à se préoccuper du capitaine
fantastique; plus d'un s'attendait à le voir apparaître à l'extrémité
du Groenland; et jusqu'ici, rien. Voyons, monsieur Clawbonny, entre
nous, est-ce que cela ne vous étonne pas an peu?

--Si fait, Johnson.

--Croyez-vous à l'existence de ce capitaine?

--Sans doute.

--Mais quelles raisons ont pu le pousser à agir de la sorte?

--S'il faut dire toute ma pensée, Johnson, je crois que cet homme aura
voulu entraîner l'équipage assez loin pour qu'il n'y eût plus à
revenir. Or, s'il avait paru à son bord au moment du départ, chacun
voulant connaître la destination du navire, il aurait pu être
embarrassé.

--Et pourquoi cela?

--Ma foi, s'il veut tenter quelque entreprise surhumaine, s'il veut
pénétrer là où tant d'autres n'ont pu parvenir, croyez-vous qu'il eût
recruté son équipage? Tandis qu'une fois en route, on peut aller si
loin, que marcher en avant devienne ensuite une nécessité.

--C'est possible, monsieur Clawbonny; j'ai connu plus d'un intrépide
aventurier dont le nom seul épouvantait, et qui n'eût trouvé personne
pour l'accompagner dans ses périlleuses expéditions...

--Sauf moi, fit le docteur.

--Et moi après vous, répondit Johnson, et pour vous suivre! Je dis
donc que notre capitaine est sans doute du nombre de ces
aventuriers-là. Enfin, nous verrons bien; je suppose que du côté
d'Uppernawik ou de la baie Melville, ce brave inconnu viendra
s'installer tranquillement à bord, et nous apprendra jusqu'où sa
fantaisie compte entraîner le navire.

--Je le crois comme vous, Johnson; mais la difficulté sera de s'élever
jusqu'à cette baie Melville! voyez comme les glaces nous entourent de
toutes parts! c'est à peine si elles laissent passage au _Forward_.
Tenez, examinez cette plaine immense!

--Dans notre langage de baleiniers, monsieur Clawbonny, nous appelons
cela un ice-field, c'est-à-dire une surface continue de glace dont on
n'aperçoit pas les limites.

--Et de ce côté, ce champ brisé, ces longues pièces plus ou moins
réunies par leurs bords?

--Ceci est un pack; s'il a une forme circulaire, nous l'appelons
palch, et stream, quand cette forme est allongée.

--Et là, ces glaces flottantes?

--Ce sont des drift-ice; avec un peu plus de hauteur, ce seraient des
ice-bergs ou montagnes; leur contact est dangereux aux navires, et il
faut les éviter avec soin. Tenez, voici là-bas, sur cet ice-field, une
protubérance produite par la pression des glaces; nous appelons cela
un hummock; si cette protubérance était submergée à sa base, nous la
nommerions un calf; il a bien fallu donner des noms à tout cela pour
s'y reconnaître.

--Ah! c'est véritablement un spectacle curieux, s'écria le docteur en
contemplant ces merveilles des mers boréales, et l'imagination est
vivement frappée par ces tableaux divers!

--Sans doute, répondit Johnson; les glaçons prennent parfois des
formes fantastiques, et nos hommes ne sont pas embarrassés pour les
expliquer à leur façon,

--Tenez, Johnson, admirez cet ensemble de blocs de glace! ne dirait-on
pas une ville étrange, une ville d'Orient avec ses minarets et ses
mosquées sous la pâle lumière de la lune? Voici plus loin une longue
suite d'arceaux gothiques qui nous rappellent la chapelle d'Henry VII
ou le palais du Parlement[1].

  [1]  Édifices de Londres.

--Vraiment, monsieur Clawbonny, il y en a pour tous les goûts; mais ce
sont des villes ou des églises dangereuses à habiter, et il ne faut
pas les ranger de trop près. Il y a de ces minarets-là qui chancellent
sur leur base, et dont le moindre écraserait un navire comme _le
Forward_.

--Et l'on a osé s'aventurer dans ces mers, reprit le docteur, sans
avoir la vapeur à ses ordres! Comment croire qu'un navire à voile ait
pu se diriger au milieu de ces écueils mouvants?

--On l'a fait cependant, monsieur Clawbonny; lorsque le vent devenait
contraire, et cela m'est arrivé plus d'une fois, à moi qui vous parle,
on s'ancrait patiemment à l'un de ces blocs; on dérivait plus ou moins
avec lui; mais enfin on attendait l'heure favorable pour se remettre
en route; il est vrai de dire qu'à cette manière de voyager on mettait
des mois, là où, avec un peu de bonheur, nous ne mettrons que quelques
jours.

--Il me semble, dit le docteur, que la température tend encore à
s'abaisser.

--Ce serait fâcheux, répondit Johnson, car il faut du dégel pour que
ces masses se divisent et aillent se perdre dans l'Atlantique; elles
sont d'ailleurs plus nombreuses dans le détroit de Davis, parce que
les terres se rapprochent sensiblement entre le cap Walsingham et
Holsteinborg; mais au delà du soixante-septième degré, nous trouverons
pendant la saison de mai et dé juin des mers plus navigables.

--Oui; mais il faut passer d'abord.

--Il faut passer, Monsieur Clawbonny; en juin et juillet, nous
eussions trouvé le passage libre, comme il arrive aux baleiniers; mais
les ordres étaient précis; on devait se trouver ici en avril. Aussi je
me trompe fort, ou notre capitaine est un gaillard solidement trempé,
qui a une idée; il n'est parti de si bonne heure que pour aller loin.
Enfin qui vivra, verra.»

Le docteur avait eu raison de constater un abaissement dans la
température; le thermomètre à midi n'indiquait plus que six degrés
(-14° centig.), et il régnait une brise du nord-ouest qui, tout en
éclaircissant le ciel, aidait le courant à précipiter les glaces
flottantes sur le chemin du _Forward_. Toutes n'obéissaient pas
d'ailleurs à la même impulsion; il n'était pas rare d'en rencontrer,
et des plus hautes, qui, prises à leur base par un courant sous-marin,
dérivaient dans un sens opposé.

On comprend alors les difficultés de cette navigation; les ingénieurs
n'avaient pas un instant de repos; la manoeuvre de la vapeur se
faisait sur le pont même, au moyen de leviers qui l'ouvraient,
l'arrêtaient, la renversaient instantanément, suivant l'ordre de
l'officier de quart. Tantôt il fallait se hâter de prendre par une
ouverture de champs de glace, tantôt lutter de vitesse avec un iceberg
qui menaçait de fermer la seule issue praticable; ou bien quelque
bloc, se renversant à l'improviste, obligeait le brick à reculer
subitement pour ne pas être écrasé. Cet amas de glaces entraînées,
amoncelées, amalgamées par le grand courant du nord, se pressait dans
la passe, et si la gelée venait à les saisir, elles pouvaient opposer
au _Forward_ une infranchissable barrière.

Les oiseaux se trouvaient en quantités innombrables dans ces parages;
les pétrels et les contre-maîtres voltigeaient ça et là, avec des cris
assourdissants; on comptait aussi un grand nombre de mouettes à tête
grosse, à cou court, à bec comprimé, qui déployaient ïeurs longues
ailes, et bravaient en se jouant les neiges fouettées par l'ouragan.
Cet entrain de la gent ailée ranimait le paysage.

De nombreuses pièces de bois allaient à la dérive, se heurtant avec
bruit; quelques cachalots à têtes énormes et renflées s'approchèrent
du navire; mais il ne fut pas question de leur donner la chasse, bien
que l'envie n'en manquât pas à Simpson le harponneur. Vers le soir, on
vit également plusieurs phoques, qui, le nez au-dessus de l'eau,
nageaient entre les grands biocs.

Le 22, la température s'abaissait encore; le Forward forçait de vapeur
pour gagner les passes favorables; le vent s'était décidément fixé
dans le nord-ouest; les voiles furent serrées.

Pendant cette journée du dimanche, les matelots eurent peu à
manoeuvrer. Après la lecture de l'office divin, qui fut faite par
Shandon, l'équipage se livra à la chasse des guilleminots, dont il
prit un grand nombre. Ces oiseaux, convenablement préparés suivant la
méthode clawbonnyenne, fournirent un agréable surcroît de provisions à
la table des officiers et de l'équipage.

A trois heures du soir, _le Forward_ avait le Kin de Sael
est-quart-nord-est, et la montagne de Sukkertop
sud-est-quart-d'est-demi-est; la mer était fort houleuse; de temps en
temps, un vaste brouillard tombait inopinément du ciel gris.
Cependant, à midi, une observation exacte put être faite. Le navire se
trouvait par 65°20' de latitude et 54°22' de longitude. Il fallait
gagner encore deux degrés pour rencontrer une navigation meilleure sur
une mer plus libre.

Pendant les trois jours suivants, les 24, 25 et 26 avril, ce fut une
lutte continuelle avec les glaces; la manoeuvre de la machine devint
très-fatigante; à chaque minute, la vapeur était subitement
interrompue ou renversée, et s'échappait en sifflant par les soupapes.

Dans la brume épaisse, l'approche des ice-bergs se reconnaissait
seulement à de sourdes détonations produites par les avalanches; le
navire virait alors immédiatement; on risquait de se heurter à des
masses de glace d'eau douce, remarquables par la transparence de leur
cristal, et qui ont la dureté du roc. Richard Shandon ne manqua pas de
compléter sa provision d'eau en embarquant chaque jour plusieurs
tonnes de cette glace.

Le docteur ne pouvait s'habituer aux illusions d'optique que la
réfraction produisait dans ces parages; en effet tel ice-berg lui
apparaissait comme une petite masse blanche fort rapprochée, qui se
trouvait à dix ou douze milles du brick; il tâchait d'accoutumer ses
regards à ce singulier phénomène, afin de pouvoir rapidement corriger
plus tard l'erreur de ses yeux.

Enfin, soit par le halage du navire le long des champs de glace, soit
par l'écartement des blocs les plus menaçants à l'aide de longues
perches, l'équipage fut bientôt rompu de fatigues, et cependant, le
vendredi 27 avril, _le Forward_ était encore retenu sur la limite
infranchissable du cercle polaire.




CHAPITRE VIII.

PROPOS DE L'ÉQUIPAGE.


Cependant _le Forward_ parvint, en se glissant adroitement dans les
passes, à gagner quelques minutes au nord; mais, au lieu d'éviter
l'ennemi, il faudrait bientôt l'attaquer; les ice-fields de plusieurs
milles d'étendue se rapprochaient, et comme ces masses en mouvement
représentent souvent une pression de plus de dix millions de tonnes,
on devait se garer avec soin de leurs étreintes. Des scies à glace
furent donc installées à l'extérieur du navire, de manière à pouvoir
être mises immédiatement en usage.

Une partie de l'équipage acceptait philosophiquement ces durs travaux,
mais l'autre se plaignait, si elle ne refusait pas encore d'obéir.
Tout en procédant à l'installation des instruments, Garry, Bolton,
Pen, Gripper, échangeaient leurs différentes manières de voir.

«Par le diable, disait gaiement Bolton, je ne sais pourquoi il me
vient à la pensée que dans Water-Street, il y a une jolie taverne où
l'on ne s'accote pas trop mal entre un verre de gin et une bouteille
de porter. Tu vois cela d'ici, Gripper?

--A te dire vrai, riposta le matelot interpellé, qui faisait
généralement profession de mauvaise humeur, je t'assure que je ne vois
pas cela d'ici.

--C'est une manière de parler, Gripper; il est évident que dans ces
villes de neige, qui font l'admiration de monsieur Clawbonny, il n'y a
pas le plus mince cabaret où un brave matelot puisse s'humecter d'une
ou deux demi-pintes de brandy.

--Pour cela, tu peux en être certain, Bolton; et tu ferais bien
d'ajouter qu'il n'y a même pas ici de quoi se rafraîchir proprement.
Une drôle d'idée, de priver de tout spiritueux les gens qui voyagent
dans les mers du nord!

--Bon! répondit Garry; as-tu donc oublié, Gripper, ce que t'a dit le
docteur? Il faut être sobre de toute boisson excitante, si l'on veut
braver le scorbut, se bien porter et aller loin.

--Mais je ne demande pas à aller loin, Garry; et je. trouve que c'est
déjà beau d'être venu jusqu'ici, et de s'obstiner à passer là où le
diable ne veut pas qu'on passe.

--Eh bien, on ne passera pas! répliqua Pen. Quand je pense que j'ai
déjà oublié le goût du gin!

--Mais, fit Bolton, rappelle-toi ce que t'a dit le docteur.

--Oh! répliqua Pen avec sa grosse voix brutale, pour le dire, on le
dit. Reste à savoir si, sous prétexte de santé, on ne s'amuse pas à
faire l'économie du liquide.

--Ce diable de Pen a peut-être raison, répondit Gripper.

--Allons donc! riposta Bolton, il a le nez trop rouge pour cela; et
s'il perd un peu de sa couleur à naviguer sous un pareil régime, Pen
n'aura pas trop à se plaindre.

--Qu'est-ce que mon nez t'a fait? répondit brusquement le matelot
attaqué à son endroit sensible. Mon nez n'a pas besoin de tes
conseils; il ne te les demande pas; mêle-toi donc de ce qui regarde le
tien!

--Allons! ne te fâche pas. Pen, je ne te croyais pas le nez si
susceptible. Hé! je ne déteste pas plus qu'un autre un bon verre de
wisky, surtout par une température pareille; mais si, au bout du
compte, cela fait plus de mal que de bien, je m'en passe volontiers.

--Tu t'en passes, dit le chauffeur Waren qui prit part à la
conversation; eh bien, tout le monde ne s'en passe peut-être pas à
bord!

--Que veux-tu dire, Waren? reprit Garry en le regardant fixement.

--Je veux dire que, pour une raison ou pour une autre, il y a des
liqueurs à bord, et j'imagine qu'on ne s'en prive pas beaucoup à
l'arrière.

--Et qu'en sais-tu?» demanda Garry.

Waren ne sut trop que répondre; il parlait pour parler, comme on dit.

«Tu vois bien, Garry, reprit Bolton, que Waren n'en sait rien.

--Eh bien, dit Pen, nous demanderons une ration de gin au commandant;
nous l'avons bien gagnée, et nous verrons ce qu'il répondra.

--Je vous engage à n'en rien faire, répondit Garry.

--Et pourquoi? s'écrièrent Pen et Gripper.

--Parce que le commandant vous refusera. Vous saviez quel était le
régime du bord, quand vous vous êtes embarqués; il fallait y réfléchir
à ce moment-là.

--D'ailleurs, répondit Bolton qui prenait volontiers le parti de Garry
dont le caractère lui plaisait, Richard Shandon n'est pas le maître à
bord; il obéit tout comme nous autres.

--Et à qui donc? demanda Pen.

--Au capitaine.

--Ah! toujours ce capitaine de malheur! s'écria Pen. Et ne voyez-vous
pas qu'il n'y a pas plus de capitaine que de taverne sur ces bancs de
glace? C'est une façon de nous refuser poliment ce que nous avons le
droit d'exiger.

--Mais si, il y a un capitaine, reprit Bolton; et je parierais deux
mois de ma paye que nous le verrons avant peu.

--C'est bon, fit Pen; en voilà un à qui je voudrais bien dire deux
mots en face!

--Qui parle du capitaine?» dit en ce moment un nouvel interlocuteur.

C'était le matelot Clifton, passablement superstitieux et envieux à la
fois.

«Est-ce que l'on sait quelque chose de nouveau sur le capitaine?
demanda-t-il.

--Non, lui fut-il répondu d'une seule voix.

--Eh bien, je m'attends à le trouver installé un beau matin dans sa
cabine, sans que personne ne sache ni comment, ni par où il sera
arrivé.

--Allons donc! répondit Bolton; tu te figures, Clifton, que ce
gaillard-là est un farfadet, un lutin comme il en court dans les
hautes terres d'Écosse!

--Ris tant que tu voudras, Bolton; cela ne changera pas mon opinion.
Tous les jours, en passant devant la cabine, je jette un regard par le
trou de la serrure, et l'un de ces matins je viendrai vous raconter à
qui ce capitaine ressemble, et comment il est fait.

--Eh, par le diable, fit Pen, il sera bâti comme tout le monde, ton
capitaine! Et si c'est un gaillard qui veut nous mener où cela ne nous
plaît pas, on lui dira son fait.

--Bon, fit Bolton, voilà Pen qui ne le connaît même pas, et qui veut
déjà lui chercher dispute!

--Qui ne le connaît pas, répliqua Clifton de l'air d'un homme qui en
sait long; c'est à savoir, s'il ne le connaît pas!

--Que diable veux-tu dire? demanda Gripper.

--Je m'entends.

--Mais nous ne t'entendons pas!

--Eh bien, est-ce que Pen n'a pas eu déjà des désagréments avec lui?

--Avec le capitaine?

--Oui, le dog-captain; car c'est exactement la même chose.»

Les matelots se regardèrent sans trop oser répondre. «Homme ou chien,
fit Pen entre ses dents, je vous affirme que cet animal-là aura son
compte un de ces jours.

--Voyons, Clifton, demanda sérieusement Bolton, prétends-tu, comme l'a
dit Johnson en se moquant, que ce chien-là est le vrai capitaine?

--Certes, répondit Clifton avec conviction; et si vous étiez des
observateurs comme moi, vous auriez remarqué les allures étranges de
cet animal.

--Lesquelles? voyons, parle!

--Est-ce que vous n'avez pas vu la façon dont il se promène sur là
dunette avec un air d'autorité, regardant la voilure du navire, comme
s'il était de quart?

--C'est vrai, fit Gripper; et même un soir je l'ai positivement
surpris les pattes appuyées sur la roue du gouvernail.

--Pas possible! fit Bolton.

--Et maintenant, reprit Clifton, est-ce que, la nuit, il ne quitte pas
le bord pour aller se promener seul sur les champs de glace, sans se
soucier ni des ours ni du froid?

--C'est toujours vrai, fit Bolton.

--Est-ce que vous voyez cet animal-là, comme un honnête chien,
rechercher la compagnie des hommes, rôder du côté de la cuisine, et
couver des yeux maître Strong quand il apporte quelque bon morceau au
commandant? Est-ce que vous ne l'entendez pas, la nuit, quand il s'en
va à deux ou trois milles du navire, hurler de façon à vous donner
froid dans le dos, ce qui n'est pourtant pas facile à ressentir par
une pareille température? Enfin, est-ce que vous avez jamais vu ce
chien-là se nourrir? Il ne prend rien de personne; sa pâtée est
toujours intacte, et, à moins qu'une main ne le nourrisse secrètement
à bord, j'ai le droit de dire que cet animal vit sans manger, Or, si
celui-là n'est pas fantastique, je ne suis qu'une bête.

--Ma foi, répondit Bell le charpentier, qui avait entendu toute
l'argumentation de Clifton, ma foi, cela pourrait bien être!»

Cependant les autres matelots se taisaient.

«Eh bien, moi, reprit Clifton, je vous dis que si vous faites les
incrédules, il y a à bord des gens plus savants que vous qui ne
paraissent pas si rassurés.

--Veux-tu parler du commandant? demanda Bolton.

--Oui, du commandant et du docteur.

--Et tu prétends qu'ils sont de ton avis?

--Je les ai entendus discuter la chose, et j'affirme qu'ils n'y
comprenaient rien; ils faisaient mille suppositions qui ne les
avançaient guère.

--Et ils parlaient du chien comme tu le fais, Clifton? demanda le
charpentier.

--S'ils ne parlaient pas du chien, répondit Clifton mis au pied du
mur, ils parlaient du capitaine, ce qui est la même chose, et ils
avouaient que tout cela n'est pas naturel.

--Eh bien, mes amis, reprît Bell, voulez-vous avoir mon opinion?

--Parlez! parlez! fit-on de toutes parts.

--C'est qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas d'autre capitaine que
Richard Shandon.

--Et la lettre? fit Clifton.

--La lettre existe réellement, répondit Bell; il est parfaitement
exact qu'un inconnu a armé _le Forward_ pour un voyage dans les
glaces; mais le navire une fois parti, personne ne viendra plus à
bord.

--Enfin, demanda Bolton, où ira-t-il, le navire?

--Je n'en sais rien; à un moment donné, Richard Shandon recevra le
complément de ses instructions.

--Mais par qui?

--Par qui?

--Oui, comment? dit Bolton qui devenait pressant.

--Allons, Bell, une réponse, dirent les autres matelots.

--Par qui? comment? Eh! je n'en sais rien, répliqua le charpentier,
embarrassé à son tour.

--Eh, par le captain-dog! s'écria Clifton. 11 a déjà écrit une
première fois, il peut bien écrire une seconde. Oh! si je savais
seulement la moitié de ce que sait cet animal-là, je ne serais pas
embarrassé d'être premier lord de l'Amirauté.

--Ainsi, reprit Bolton pour conclure, tu t'en tiens à ton dire, que ce
chien-là est le capitaine?

--Oui, comme je l'ai dit.

--Eh bien, dit Pen d'une voix sourde, si cet animal-là ne veut pas
crever dans la peau d'un chien, il n'a qu'à se dépêcher de devenir un
homme; car, foi de Pen, je lui ferai son affaire.

--Et pourquoi cela? demanda Garry.

--Parce que cela me plaît, répondit brutalement Pen; et je n'ai de
compte à rendre à personne.

--Assez causé, les enfants, cria maître Johnson en intervenant au
moment où la conversation semblait devoir mal tourner; à l'ouvrage, et
que ces scies soient installées plus vite que cela! Il faut franchir
la banquise!

--Bon! un vendredi! l'épondit Clifton en haussant les épaules. Vous
verrez qu'on ne passe pas si facilement le cercle polaire!»

Quoi qu'il en soit, les efforts de l'équipage furent à peu près
impuissants pendant cette journée. _Le Forward_, lancé à toute vapeur
contre les ice-fields, ne parvint pas à les séparer; on fut obligé de
s'ancrer pendant la nuit.

Le samedi, la température s'abaissa encore sous l'influence d'un vent
de l'est; le temps se mit au clair, et le regard put s'étendre au loin
sur ces plaines blanches que la réflexion des rayons solaires rendait
éblouissantes. A sept heures du matin, le thermomètre accusait huit
degrés au-dessus de zéro (-22° centig.).

Le docteur était tenté de rester tranquillement dans sa cabine à relire
des voyages arctiques; mais il se demanda, suivant son habitude, ce
qu'il lui serait le plus désagréable à faire en ce moment. Il se
répondit que monter sur le pont par cette température, et aider les
hommes dans la manoeuvre, n'avait rien de très-réjouissant. Donc,
fidèle à sa règle de conduite, il quitta sa cabine si bien chauffée et
vint contribuer au halage du navire. Il avait bonne figure avec les
lunettes vertes au moyen desquelles il préservait ses yeux contre la
morsure des rayons réfléchis, et dans ses observations futures il eut
toujours soin de se servir de snow-spectacles[1] pour éviter les
ophthalmies très-fréquentes sous cette latitude élevée.

  [1]  Lunettes à neige.

Vers le soir, _le Forward_ avait gagné plusieurs milles dans le nord,
grâce à l'activité des hommes et à l'habileté de Shandon, adroit à
profiter de toutes les circonstances favorables; à minuit, il
dépassait le soixante-sixième parallèle, et la sonde ayant rapporté
vingt-trois brasses de profondeur, Shandon reconnut qu'il se trouvait
sur le bas-fond où toucha _le Victory_, vaisseau de Sa Majesté. La
terre s'approchait à trente milles dans l'est.

Mais alors la masse des glaces, immobile jusqu'alors, se divisa et se
mit en mouvement; les ice-bergs semblaient surgir de tous les points
de l'horizon; le brick se trouvait engagé dans une série d'écueils
mouvants dont la force d'écrasement est irrésistible; la manoeuvre
devint assez difficile pour que Garry, le meilleur timonier, prît la
barre; les montagnes tendaient à se refermer derrière le brick; il fut
donc nécessaire de traverser cette flotte de glaces, et la prudence
autant que le devoir commandait de se porter en avant. Les difficultés
s'accroissaient de l'impossibilité où se trouvait Shandon de constater
la direction du navire au milieu de ces points changeants, qui se
déplaçaient et n'offraient aucune perspective stable.

Les hommes de l'équipage furent divisés en deux bordées de tribord et
de bâbord; chacun d'eux, armé d'une longue perche garnie d'une pointe
de fer, repoussait les glaçons trop menaçants. Bientôt _le Forward_
entra dans une passe si étroite, entre deux blocs élevés, que
l'extrémité de ses vergues froissa ces murailles aussi dures que le
roc; peu à peu il s'engagea dans une vallée sinueuse remplie du
tourbillon des neiges, tandis que les glaces flottantes se heurtaient
et se brisaient avec de sinistres craquements.

Mais il fut bientôt constant que cette gorge était sans issue; un
énorme bloc, engagé dans ce chenal, dérivait rapidement sur _le
Forward_; il parut impossible de l'éviter, impossible également de
revenir en arrière sur un chemin déjà obstrué.

Shandon, Johnson, debout à l'avant du brick, considéraient leur
position. Shandon, de la main droite, indiquait au timonier la
direction à suivre, et de la main gauche il transmettait à James Wall,
posté près de l'ingénieur, ses ordres pour manoeuvrer la machine.

«Comment cela va-t-il finir? demanda le docteur à Johnson.

--Comme il plaira à Dieu,» répondit le maître d'équipage.

Le bloc de glace, haut de cent pieds, ne se trouvait plus qu'à une
encablure du _Forward_, et menaçait de le broyer sous lui.

«Malheur et malédiction! s'écria Pen avec un effroyable juron.

--Silence!» s'écria une voix qu'il fut impossible de distinguer au
milieu de l'ouragan.

Le bloc parut se précipiter sur le brick, et il y eut un
indéfinissable moment d'angoisses; les hommes, abandonnant leurs
perches, refluèrent sur l'arrière en dépit des ordres de Shandon.

Soudain un bruit effroyable se fit entendre; une véritable trombe
d'eau tomba sur le pont du navire, que soulevait une vague énorme.
L'équipage jeta un cri de terreur, tandis que Garry, ferme à sa barre,
maintint _le Forward_ en bonne voie, malgré son effrayante embardée.

Et lorsque les regards épouvantés se portèrent vers la montagne de
glace, celle-ci avait disparu; la passe était libre, et au delà, un
long canal, éclairé par les rayons obliques du soleil, permettait au
brick de poursuivre sa route.

«Eh bien, monsieur Clawbonny, dit Johnson, m'expliquerez-vous ce
phénomène?

--Il est bien simple, mon ami, répondit le docteur, et il se reproduit
souvent; lorsque ces masses flottantes se détachent les unes des
autres à l'époque du dégel, elles voguent isolées et dans un équilibre
parfait; mais peu à peu, elles arrivent vers le sud, où l'eau est
relativement plus chaude; leur base, ébranlée par le choc des autres
glaçons, commence à fondre, à se miner; il vient donc un moment où le
centre de gravité de ces masses se trouve déplacé, et alors elles se
culbutent. Seulement, si cet ice-berg se fût retourné deux minutes
plus tard, il se précipitait sur le brick et l'écrasait dans sa
chute.»




CHAPITRE IX.

UNE NOUVELLE LETTRE.


Le cercle polaire était enfin franchi; _le Forward_ passait le 30
avril, à midi, par le travers d'Holsteinborg; des montagnes
pittoresques s'élevèrent dans l'horizon de l'est. La mer paraissait
pour ainsi dire libre de glaces, ou plutôt ces glaces pouvaient être
facilement évitées. Le vent sauta dans le sud-est, et le brick, sous
sa misaine, sa brigantine, ses huniers et ses perroquets, remonta la
mer de Baffin.

Cette journée fut particulièrement calme, et l'équipage put prendre un
peu de repos; de nombreux oiseaux nageaient et voltigeaient autour du
navire; le docteur remarqua, entre autres, des alca-alla, presque
semblables à la sarcelle, avec le cou, les ailes et le dos noirs et la
poitrine blanche; ils plongeaient avec vivacité, et leur immersion se
prolongeait souvent au delà de quarante secondes.

Cette journée n'eût été marquée par aucun incident nouveau, si le fait
suivant, quelque extraordinaire qu'il paraisse, ne se fût pas produit
à bord.

Le matin, à six heures, en rentrant dans sa cabine après son quart,
Richard Shandon trouva sur sa table une lettre avec cette suscription:

«Au commandant Richard Shandon, à bord du Forward.

«Mer de Baffin.»

Shandon ne put en croire ses yeux; mais avant de prendre connaissance
de cette étrange correspondance, il fit appeler le docteur, James
Wall, le maître d'équipage, et il leur montra cette lettre.

«Cela devient particulier, fit Johnson.

--C'est charmant! pensa le docteur.

--Enfin, s'écria Shandon, nous connaîtrons donc ce secret...»

D'une main rapide, il déchira l'enveloppe, et lut ce qui suit:

«Commandant,

«Le capitaine du _Forward_ est content du sang-froid, de l'habileté et
du courage que vos hommes, vos officiers et vous, vous avez montré
dans les dernières circonstances; il vous prie d'en témoigner sa
reconnaissance à l'équipage.

«Veuillez vous diriger droit au nord vers la baie Melville, et de là
vous tenterez de pénétrer dans le détroit de Smith.

«Le capitaine du _Forward,_

«K.-Z.

«Ce lundi, 30 avril, par le travers du cap Walsingham.»

«Et c'est tout? s'écria le docteur.

--C'est tout,» répondit Shandon.

La lettre lui tomba des mains.

«Eh bien, dit Wall, ce capitaine chimérique ne parle même plus de
venir à bord; j'en conclus qu'il n'y viendra jamais.

--Mais cette lettre, fit Johnson, comment est-elle arrivée?»

Shandon se taisait.

«Monsieur Wall a raison, répondit le docteur, qui, ayant ramassé la
lettre, la retournait dans tous les sens; le capitaine ne viendra pas
à bord, par une excellente raison...

--Et laquelle? demanda vivement Shandon.

--C'est qu'il y est déjà, répondit simplement le docteur.

--Déjà! s'écria Shandon; que voulez-vous dire?

--Comment expliquer sans cela l'arrivée de cette lettre?»

Johnson hochait la tête en signe d'approbation.

«Ce n'est pas possible! fit Shandon avec énergie, je connais tous les
hommes de l'équipage; il faudrait donc supposer qu'il se trouvât parmi
eux depuis le départ du navire? Ce n'est pas possible, vous dis-je!
Depuis plus de deux ans, il n'en est pas un que je n'aie vu cent fois
à Liverpool; votre supposition, docteur, est inadmissible!

--Alors, qu'admettez-vous, Shandon?

--Tout, excepté cela. J'admets que ce capitaine, ou un homme à lui,
que sais-je? a pu profiter de l'obscurité, du brouillard, de tout ce
que vous voudrez, pour se glisser à bord; nous ne sommes pas éloignés
de la terre; il y a des kaïaks d'Esquimaux qui passent inaperçus entre
les glaçons; on peut donc être venu jusqu'au navire, avoir remis cette
lettre... le brouillard a été assez intense pour favoriser ce plan...

--Et pour empêcher de voir le brick, répondit le docteur; si nous
n'avons pas vu, nous, un intrus se glisser à bord, comment, lui,
aurait-il pu découvrir _le Forward_ au milieu du brouillard?

--C'est évident, fit Johnson.

--J'en reviens donc à mon hypothèse, dit le docteur. Qu'en
pensez-vous, Shandon?

--Tout ce que vous voudrez, répondit Shandon avec feu, excepté la
supposition que cet homme soit à mon bord.

--Peut-être, ajouta Wall, se trouve-t-il dans l'équipage un homme à
lui, qui a reçu ses instructions.

--Peut-être, fit le docteur.

--Mais qui? demanda Shandon. Je connais tous mes hommes, vous dis-je,
et depuis longtemps.

--En tout cas, reprit Johnson, si ce capitaine se présente, homme ou
diable, on le recevra; mais il y a un autre enseignement, ou plutôt un
autre renseignement à tirer de cette lettre.

--Et lequel? demanda Shandon.

--C'est que nous devons nous diriger non-seulement vers la baie
Melville, mais encore dans le détroit de Smith.

--Vous avez raison, répondit le docteur.

--Le détroit de Smith, répliqua machinalement Richard Shandon.

--Il est donc évident, reprit Johnson, que la destination du _Forward_
n'est pas de rechercher le passage du nord-ouest, puisque nous
laisserons sur notre gauche la seule entrée qui y conduise,
c'est-à-dire le détroit de Lancastre. Voilà qui nous présage une
navigation difficile dans des mers inconnues.

--Oui, le détroit de Smith, répondit Shandon; c'est la route que
l'Américain Kane a suivie en 1853, et au prix de quels dangers!
Longtemps on l'a cru perdu sous ces latitudes effrayantes! Enfin,
puisqu'il faut y aller, on ira! mais jusqu'où? Est-ce au pôle?

--Et pourquoi pas?» s'écria le docteur.

La supposition de cette tentative insensée fit hausser les épaules au
maître d'équipage.

«Enfin, reprit James Wall, pour en revenir au capitaine, s'il existe,
je ne vois guère, sur la côte du Groënland, que les établissements de
Disko ou d'Uppernawik où il puisse nous attendre; dans quelques jours,
nous saurons donc à quoi nous en tenir.

--Mais, demanda le docteur à Shandon, n'allez-vous pas faire connaître
cette lettre à l'équipage?

--Avec la permission du commandant, répondit Johnson, je n'en ferais
rien.

--Et pourquoi cela? demanda Shandon.

--Parce que tout cet extraordinaire, ce fantastique, est de nature à
décourager nos hommes; ils sont déjà fort inquiets sur le sort d'une
expédition qui se présente ainsi. Or, si on les pousse dans le
surnaturel, cela peut produire de fâcheux effets, et au moment
critique nous ne pourrions plus compter sur eux. Qu'en dites-vous,
commandant?

--Et vous, docteur, qu'en pensez-vous? demanda Shandon.

--Maître Johnson, répondit le docteur, me paraît sagement raisonner.

--Et vous, James?

--Sauf meilleur avis, répondit Wall, je me range à l'opinion de ces
messieurs.»

Shandon se prit à réfléchir pendant quelques instants; il relut
attentivement la lettre.

«Messieurs, dit-il, votre opinion est certainement fort bonne; mais je
ne puis l'adopter.

--Et pourquoi cela, Shandon? demanda le docteur.

--Parce que les instructions de cette lettre sont formelles; elles
commandent de porter à la connaissance de l'équipage les félicitations
du capitaine; or, jusqu'ici, j'ai toujours obéi aveuglément à ses
ordres, de quelque façon qu'ils me fussent transmis, et je ne puis...

--Cependant..., reprit Johnson qui redoutait justement l'effet de
semblables communications sur l'esprit des matelots.

--Mon brave Johnson, repartit Shandon, je comprends votre insistance;
vos raisons sont excellentes, mais lisez:

«Il vous prie d'en témoigner sa reconnaissance à l'équipage.»

--Agissez donc en conséquence, reprit Johnson, qui était d'ailleurs un
strict observateur de la discipline. Faut-il rassembler l'équipage sur
le pont?

--Faites,» répondit Shandon.

La nouvelle d'une communication du capitaine se répandit immédiatement
à bord. Les matelots arrivèrent sans retard à leur poste de revue, et
le commandant lut à haute voix la lettre mystérieuse.

Un morne silence accueillit cette lecture; l'équipage se sépara en
proie à mille suppositions; Clifton eut de quoi se livrer à toutes les
divagations de son imagination superstitieuse; la part qu'il attribua
dans cet événement à Captain-dog fut considérable, et il ne manqua
plus de le saluer, quand par hasard il le rencontrait sut son passage.

«Quand je vous disais, répétait-il aux matelots, que cet animal savait
écrire!»

On ne répliqua rien à cette observation, et lui-même, Bell, le
charpentier, eût été fort empêché d'y répondre.

Cependant, il fut constant pour chacun qu'à défaut du capitaine son
ombre ou son esprit veillait à bord; les plus sages se gardèrent
désormais d'échanger entre eux leurs suppositions.

Le 1er mai, à midi, l'observation donna 68° pour la latitude, et
56°32' pour la longitude. La température s'était relevée, et le
thermomètre marquait vingt-cinq degrés au-dessus de zéro (-4° cent.)

Le docteur put s'amuser à suivre les ébats d'une ourse blanche et de
ses deux oursons sur le bord d'un pack qui prolongeait la terre.
Accompagné de Wall et de Simpson, il essaya de lui donner la chasse
dans le canot; mais l'animal, d'humeur peu belliqueuse, entraîna
rapidement sa progéniture avec lui, et le docteur dut renoncer à le
poursuivre.

Le cap Chidley fut doublé pendant la nuit sous l'influence d'un vent
favorable, et bientôt les hautes montagnes de Disko se dressèrent à
l'horizon; la baie de Godavhn, résidence du gouverneur général des
établissements danois, fut laissée sur la droite. Shandon ne jugea pas
à propos de s'arrêter, et dépassa bientôt les pirogues d'Esquimaux qui
cherchaient à l'atteindre.

L'île Disko porte également le nom d'île de la Baleine; c'est de ce
point que le 12 juillet 1845 sir John Franklin écrivit pour la
dernière fois à l'amirauté, et c'est à cette île aussi que, le 27 août
1859, le capitaine MacClintock toucha à son retour, rapportant les
preuves trop certaines de la perte de cette expédition.

La coïncidence de ces deux faits devait être remarquée par le docteur;
ce triste rapprochement était fécond en souvenirs, mais bientôt les
hauteurs de Disko disparurent à ses yeux.

Il y avait alors de nombreux ice-bergs sur les côtes, de ceux que les
plus forts dégels ne parviennent pas à détacher; cette suite continue
de crêtes se prêtait aux formes étranges et inattendues.

Le lendemain, vers les trois heures, on releva au nord-est
Sanderson-Hope; la terre fut laissée à une distance de quinze milles
sur tribord; les montagnes paraissaient teintes d'un bistre rougeâtre.
Pendant la soirée, plusieurs baleines de l'espèce des _finners_, qui
ont des nageoires sur le dos, vinrent se jouer au milieu des trains de
glace, rejetant l'air et l'eau par leurs évents.

Ce fut pendant la nuit du 3 au 4 mai que le docteur put voir pour la
première fois le soleil raser le bord de l'horizon sans y plonger son
disque lumineux; depuis le 31 janvier, ses orbes s'allongeaient chaque
jour, et il régnait maintenant une clarté continuelle.

Pour des spectateurs inhabitués, cette persistance du jour est sans
cesse un sujet d'étonnement, et même de fatigue; on ne saurait croire
à quel point l'obscurité de la nuit est nécessaire à la santé des
yeux; le docteur éprouvait une douleur véritable pour se faire à cette
lumière continue, rendue plus mordante encore par la réflexion des
rayons sur les plaines de glace.

Le 5 mai, _le Forward_ dépassa le soixante-deuxième parallèle. Deux
mois plus tard, il eût rencontré de nombreux baleiniers se livrant à
la pêche sous ces latitudes élevées; mais le détroit n'était pas
encore assez libre pour permettre à ces bâtiments de pénétrer dans la
mer de Baffin.

Le lendemain, le brick, après avoir dépassé l'île des Femmes, arriva
en vue d'Uppernawik, l'établissement le plus septentrional que possède
le Danemark sur ces côtes.




CHAPITRE X.

PÉRILLEUSE NAVIGATION.


Shandon, le docteur Clawbonny, Johnson, Foker et Strong, le cuisinier,
descendirent dans la baleinière et se rendirent au rivage.

Le gouverneur, sa femme et ses cinq enfants, tous de race esquimau,
vinrent poliment au-devant des visiteurs. Le docteur, en sa qualité de
philologue, possédait un peu de danois qui suffit à établir des
relations fort amicales; d'ailleurs, Foker, interprète de l'expédition
en même temps qu'ice-master, savait une vingtaine de mots de la langue
groënlandaise, et avec vingt mots on va loin, si l'on n'est pas
ambitieux.

Le gouverneur est né à l'île Disko, et n'a jamais quitté son pays
natal; il fit les honneurs de sa ville, qui se compose de trois
maisons de bois, pour lui et le ministre luthérien, d'une école, et de
magasins dont les navires naufragés se chargent de faire
l'approvisionnement. Le reste consiste en huttes de neige dans
lesquelles les Esquimaux entrent en rampant par une ouverture unique.

Une grande partie de la population s'était portée au-devant du
_Forward_, et plus d'un naturel s'avança jusqu'au milieu de la baie
dans son kaïak, long de quinze pieds, et large de deux au plus.

Le docteur savait que le mot _esquimau_ signifie _mangeur de poissons
crus_; mais il savait aussi que ce nom est considéré comme une injure
dans le pays; aussi ne se fit-il pas faute de traiter les habitants de
Groënlandais.

Et, cependant, à leurs vêtements huileux de peaux de phoques, à leurs
bottes de même nature, à tout cet ensemble graisseux et infect qui ne
permet pas de distinguer les hommes des femmes, il était facile de
reconnaître de quelle nourriture ces gens-là faisaient usage;
d'ailleurs, comme chez tous les peuples ichthyophages, la lèpre les
rongeait en partie, mais ils ne s'en portaient pas plus mal pour cela.

Le ministre luthérien et sa femme, avec lesquels le docteur se
promettait de causer plus spécialement, se trouvaient en tournée du
côté de Proven, au sud d'Uppernawik; il fut donc réduit à s'entretenir
avec le gouverneur. Ce premier magistrat ne paraissait pas fort
lettré; un peu moins, c'était un âne; un peu plus, il savait lire.

Cependant le docteur l'interrogea sur le commerce, les habitudes, les
moeurs des Esquimaux, et il apprit, dans la langue des gestes, que les
phoques valaient environ quarante livres[1] rendus à Copenhague; une
peau d'ours se payait quarante dollars danois, une peau de renard
bleu, quatre, et de renard blanc, deux ou trois dollars.

  [1]  1,000 francs.

Le docteur voulut aussi, dans le but de compléter son instruction
personnelle, visiter une hutte d'Esquimaux; on ne se figure pas de
quoi est capable un savant qui veut savoir; heureusement l'ouverture
de ces cahutes était trop étroite, et l'enragé ne put y passer. Il
l'échappa belle, car rien de plus repoussant que cet entassement de
choses mortes ou vivantes, viande de phoque ou chair d'Esquimaux,
poissons pourris et vêtements infects, qui meublent une cabane
groënlandaise; pas une fenêtre pour renouveler cet air irrespirable;
un trou seulement au sommet de la hutte, qui donne passage à la fumée,
mais ne permet pas à la puanteur de sortir.

Foker donna ces détails au docteur, et ce digne savant n'en maudit pas
moins sa corpulence. Il eût voulu juger par lui-même de ces émanations
_sui generis_.

«Je suis sûr, dit-il, que l'on s'y fait à la longue.»

_A la longue_ peint d'un seul mot le digne Clawbonny.

Pendant les études ethnographiques de ce dernier, Shandon s'occupait,
suivant ses instructions, de se procurer des moyens de transport sur
les glaces; il dut payer quatre livres un traîneau et six chiens, et
encore les naturels firent des difficultés pour s'en dessaisir.

Shandon eût également voulu engager Hans Christian, l'habile
conducteur de chiens, qui fit partie de l'expédition du capitaine
MacClintock; mais ce Hans se trouvait alors dans le Groënland
méridional.

Vint alors la grande question à l'ordre du jour; se trouvait-il à
Uppernawik un Européen attendant le passage du _Forward_? Le
gouverneur avait-il connaissance de ce fait, qu'un étranger,
vraisemblablement un Anglais, se fût fixé dans ces parages? A quelle
époque remontaient ses dernières relations avec des navires baleiniers
ou autres?

A ces questions, le gouverneur répondit que pas un étranger n'avait
débarqué sur cette partie de la côte depuis plus de dix mois.

Shandon se fit donner le nom des baleiniers arrivés en dernier lieu;
il n'en reconnut aucun. C'était désepérant.

«Vous m'avouerez, docteur, que c'est à n'y rien comprendre, dit-il à
son compagnon. Rien au cap Farewel! Rien à l'île Disko! Rien à
Uppernawik!

--Répétez-moi encore dans quelques jours: Rien à la baie de Melville,
mon cher Shandon, et je vous saluerai comme l'unique capitaine du
_Forward_.»

La baleinière revint au brick vers le soir, en ramenant les visiteurs;
Strong, en fait d'aliments nouveaux, s'était procuré plusieurs
douzaines d'oeufs d'eider-ducks[1], deux fois gros comme des oeufs de
poule et d'une couleur verdâtre. C'était peu, mais enfin
très-rafraîchissant pour un équipage soumis au régime de la viande
salée.

  [1]  Canard, édredon.

Le vent devint favorable le lendemain, et cependant Shandon n'ordonna
pas l'appareillage; il voulut attendre encore un jour, et, par acquit
de conscience, laisser le temps à tout être quelconque appartenant à
la race humaine de rejoindre _le Forward_; il fit même tirer, d'heure
en heure, la pièce de 16 qui tonnait avec fracas au milieu des
ice-bergs; mais il ne réussit qu'à épouvanter des nuées de
molly-mokes[1] et de rotches[2]. Pendant la nuit, plusieurs fusées
furent lancées dans l'air. Mais en vain. Il fallut se décider à
partir.

  [1]  Oiseaux des mers boréales.
  [2]  Sortes de perdrix de rochers.

Le 8 mai, à six heures du matin, _le Forward_, sous ses huniers, sa
misaine et son grand perroquet, perdait de vue l'établissement
d'Uppernawik et ces perches hideuses auxquelles pendent, le long du
rivage, des intestins de phoques et des panses de daims.

Le vent soufflait du sud-est, et la température remonta à trente-deux
degrés (0 centig.). Le soleil perçait le brouillard, et les glaces se
desserraient un peu sous son action dissolvante.

Cependant la réflexion de ces rayons blancs produisit un effet fâcheux
sur la vue de plusieurs hommes de l'équipage. Wolsten, l'armurier,
Gripper, Clifton et Bell furent atteints de _snow-blindness_, sorte de
maladie des yeux très-commune au printemps, et qui détermine chez les
Esquimaux de nombreux cas de cécité. Le docteur conseilla aux malades
en particulier, et à tous ses compagnons en général, de se couvrir la
figure d'un voile de gaze verte, et il fut le premier lui-même à
suivre sa propre, ordonnance.

Les chiens achetés par Shandon à Uppernawik étaient d'une nature assez
sauvage; cependant ils s'acclimatèrent à bord, et Captain ne prit pas
trop mal avec ses nouveaux camarades; il semblait connaître leurs
habitudes. Clifton ne fut pas le dernier à faire cette remarque, que
Captain devait avoir eu déjà des rapports avec ses congénères du
Groënland. Ceux-ci, toujours affamés et réduits à une nourriture
incomplète à terre, ne pensaient qu'à se refaire avec le régime du
bord.

Le 9 mai, _le Forward_ rasa à quelques encablures la plus occidentale
des îles Baffin. Le docteur remarqua plusieurs roches de la baie entre
les îles et la terre, de celles que l'on nomme crimson cliffs; elles
étaient recouvertes d'une neige rouge comme du beau carmin, à laquelle
le docteur Kane donne un origine purement végétale; Clawbonny eût
voulu considérer de plus près ce singulier phénomène, mais la glace ne
permit pas de s'approcher de la côte; quoique la température tendît à
s'élever, il était facile de voir que les ice-bergs et les ice-streams
s'accumulaient vers le nord de la mer de Baffin.

Depuis Uppernawik, la terre offrait un aspect différent, et d'immenses
glaciers se profilaient à l'horizon sur un ciel grisâtre. Le 10, _le
Forward_ laissait sur la droite la baie de Hingston près du
soixante-quatorzième degré de latitude; le canal de Lancastre
s'ouvrait dans la mer à plusieurs centaines de milles dans l'ouest.

Mais alors cette immense étendue d'eau disparaissait sous de vastes
champs, sur lesquels s'élevaient des hummoks réguliers comme la
cristallisation d'une même substance. Shandon fit allumer ses
fourneaux, et jusqu'au 11 mai _le Forward_ serpenta dans les pertuis
sinueux, traçant avec sa noire fumée sur le ciel la route qu'il
suivait sur la mer.

Mais de nouveaux obstacles ne tardèrent pas à se présenter; les passes
se fermaient par suite de l'incessant déplacement des masses
flottantes; l'eau menaçait à chaque instant de manquer devant la proue
du _Forward_, et s'il venait à être _nipped_[1], il lui serait
difficile de s'en tirer. Chacun le savait, chacun y pensait.

  [1]  Pincé.

Aussi, à bord de ce navire sans but, sans destination connue, qui
cherchait follement à s'élever vers le nord, quelques symptômes
d'hésitation se manifestèrent; parmi ces gens habitués à une existence
de dangers, beaucoup, oubliant les avantages offerts, regrettaient de
s'être aventurés si loin. Il régnait déjà dans les esprits une
certaine démoralisation, accrue encore par les frayeurs de Clifton, et
les propos de deux ou trois meneurs, tels que Pen, Gripper, Waren et
Wolsten.

Aux inquiétudes morales de l'équipage se joignaient alors des fatigues
accablantes, car, le 12 mai, le brick se trouvait enfermé de toutes
parts; sa vapeur était impuissante. Il fallut s'ouvrir un chemin à
travers les champs de glace. La manoeuvre des scies était fort pénible
dans ces _floes_[1] qui mesuraient jusqu'à six et sept pieds
d'épaisseur; lorsque deux entailles parallèles divisaient la glace sur
une longueur d'une centaine de pieds, il fallait casser la partie
intérieure à coups de hache et d'anspect; alors on élongeait des
ancres fixées dans un trou fait au moyen d'une grosse tarière; puis la
manoeuvre du cabestan commençait, et on halait le navire à bras; la
plus grande difficulté consistait à faire rentrer sous les _floes_ les
morceaux brisés, afin de livrer passage au bâtiment, et l'on devait
les repousser au moyen de _pôles_, longues perches munies d'une pointe
en fer.

  [1]  Glaçons.

Enfin, manoeuvre de la scie, manoeuvre du halage, manoeuvre du
cabestan, manoeuvre des _pôles_, manoeuvres incessantes, obligées,
périlleuses, au milieu du brouillard ou des neiges épaisses,
température relativement basse, souffrances ophthalmiques, inquiétudes
morales, tout contribuait à affaiblir l'équipage du _Forward_ et à
réagir sur son imagination.

Lorsque les matelots ont affaire à un homme énergique, audacieux,
convaincu, qui sait ce qu'il veut, où il va, à quel but il tend, la
confiance les soutient en dépit d'eux-mêmes; ils sont unis de coeur
avec leur chef, forts de sa propre force, et tranquilles de sa propre
tranquillité. Mais à bord du brick, on sentait que le commandant
n'était pas rassuré, qu'il hésitait devant ce but et cette destination
inconnus. Malgré l'énergie de son caractère, sa défaillance se
traduisait à son insu par des changements d'ordres, des manoeuvres
incomplètes, des réflexions intempestives, mille détails qui ne
pouvaient échapper à son équipage.

Et puis, Shandon n'était pas le capitaine de navire, le maître après
Dieu; raison suffisante pour qu'on en arrivât à discuter ses ordres:
or, de la discussion au refus d'obéir, le pas est rapidement franchi.

Les mécontents rallièrent bientôt à leurs idées le premier ingénieur,
qui jusqu'ici restait esclave du devoir.

Le 16 mai, six jours après l'arrivée du _Forward_ à la banquise,
Shandon n'avait pas gagné deux milles dans le nord. On était menacé
d'être pris par les glaces jusqu'à la saison prochaine. Cela devenait
fort grave.

Vers les huit heures du soir, Shandon et le docteur, accompagnés du
matelot Garry, allèrent à la découverte au milieu des plaines
immenses; ils eurent soin de ne pas trop s'éloigner du navire, car il
devenait difficile de se créer des points de repère dans ces solitudes
blanches, dont les aspects changeaient incessamment. La réfraction
produisait d'étranges effets; le docteur en demeurait étonné; là où il
croyait n'avoir qu'un saut d'un pied à faire, c'était cinq ou six
pieds à franchir; ou bien le contraire arrivait, et dans les deux cas
le résultat était une chute, sinon dangereuse, du moins fort pénible,
sur ces éclats de glace durs et acérés comme du verre.

Shandon et ses deux compagnons allaient à la recherche de passes
praticables; à trois milles du navire, ils parvinrent non sans peine à
gravir un ice-berg qui pouvait mesurer trois cents pieds de hauteur.
De là, leur vue s'étendit sur cet amas désolé, semblable aux ruines
d'une ville gigantesque, avec ses obélisques abattus, ses clochers
renversés, ses palais culbutés tout d'une pièce. Un véritable chaos.
Le soleil traînait péniblement ses orbes autour d'un horizon hérissé,
et jetait de longs rayons obliques d'une lumière sans chaleur, comme
si des substances athermanes se fussent placées entre lui et ce pays
dévasté.

La mer paraissait entièrement prise jusqu'aux limites les plus
reculées du regard.

«Comment passerons-nous? dit le docteur.

--Je l'ignore, répondit Shandon, mais nous passerons, dût-on employer
la poudre à faire sauter ces montagnes; je ne me laisserai
certainement pas saisir par les glaces jusqu'au printemps prochain.

--Comme cela cependant arriva au _Fox_, à peu près dans ces parages.
Bah! fit le docteur, nous passerons... avec un peu de philosophie.
Vous verrez, cela vaut toutes les machines du monde!

--Il faut avouer, répondit Shandon, que cette année ne se présente pas
sous une apparence favorable.

--Cela n'est pas contestable, Shandon, et je remarque que la mer de
Baffin tend à se retrouver dans l'état où elle était avant 1817.

--Est-ce que vous pensez, docteur, que ce qui est maintenant n'a pas
toujours été?

--Non, mon cher Shandon; il y a, de temps en temps de vastes débâcles
que les savants n'expliquent guère; ainsi, jusqu'en 1817, cette mer
demeurait constamment obstruée, lorsqu'un immense cataclysme eut lieu,
et rejeta dans l'Océan ces ice-bergs, dont la plus grande partie vint
s'échouer sur le banc de Terre-Neuve. A partir de ce moment, la baie
de Baffin fut à peu près libre, et devint le rendez-vous de nombreux
baleiniers.

--Ainsi, demanda Shandon, depuis cette époque les voyages au nord
furent plus faciles?

--Incomparablement; mais on remarque que depuis quelques années la
baie tend à se reprendre encore, et menace de se fermer, pour
longtemps peut-être, aux investigations des navigateurs. Raison de
plus, donc, pour pousser aussi avant qu'il nous sera possible. Et
cependant nous avons un peu l'air de gens qui s'avancent dans des
galeries inconnues, dont les portes se referment sans cesse derrière
eux.

--Me conseilleriez-vous de reculer! demanda Shandon en essayant de
lire au plus profond des yeux du docteur.

--Moi! je n'ai jamais su mettre un pied derrière l'autre, et, dût-on
ne jamais revenir, je dis qu'il faut marcher. Seulement, je tiens à
établir que si nous faisons des imprudences, nous savons parfaitement
à quoi aous nous exposons.

--Et vous, Garry, qu'en pensez-vous? demanda Shandon au matelot.

--Moi, commandant, j'irais tout droit; je pense comme monsieur
Clawbonny; d'ailleurs, vous ferez ce qu'il vous plaira; commandez,
nous obéirons.

--Tous ne parlent pas comme vous, Garry, reprit Shandon; tous ne sont
pas d'humeur à obéir! Et s'ils refusent d'exécuter mes ordres?

--Je vous ai donné mon avis, commandant, répondit Garry d'un air
froid, parce que vous me l'avez demandé; mais vous n'êtes pas obligé
de le suivre.»

Shandon ne répondit pas; il examina attentivement l'horizon, et
redescendit avec ses deux compagnons sur les champs de glace.




CHAPITRE XI

LE POUCE-DU-DIABLE.


Pendant l'absence du commandant, les hommes avaient exécuté divers
travaux, de façon à permettre au navire d'éviter la pression des
ice-fields. Pen, Clifton, Bolton, Gripper, Simson, 'occupaient de
cette manoeuvre pénible; le chauffeur et les deux mécaniciens durent
même venir en aide à leurs camarades, car, du moment que le service de
la machine n'exigeait plus leur présence, ils redevenaient matelots,
et comme tels, ils pouvaient être employés à tous les services du
bord. Mais cela ne se faisait pas sans grande irritation. «Je déclare
en avoir assez, dit Pen, et si dans trois jours la débâcle n'est pas
arrivée, je jure Dieu que je me croise les bras!

--Te croiser les bras, répondit Plower; il vaut mieux les employer à
revenir en arrière! Est-ce que tu crois que nous sommes d'humeur à
hiverner ici jusqu'à l'année prochaine?

--En vérité, ce serait un triste hiver, repartit Plower, car le navire
est exposé de toutes parts!

--Et qui sait, dit Brunton, si même au printemps prochain la mer sera
plus libre qu'elle ne l'est aujourd'hui?

--Il ne s'agit pas de printemps prochain, répliqua Pen; nous sommes au
jeudi; si dimanche, au matin, la route n'est pas libre, nous revenons
dans le sud.

--Bien parlé! dit Clifton.

--Ça vous va-t-il? demanda Pen.

--Ça nous va, répondirent ses camarades.

--Et c'est juste, reprit Waren; car si nous devons travailler de la
sorte et haler le navire à force de bras, je suis d'avis de le ramener
en arrière.

--Nous verrons cela dimanche, fit Wolsten.

--Qu'on m'en donne l'ordre, reprit Brunton, et mes fourneaux seront
bientôt allumés.

--Eh, reprit Clifton, nous les allumerons bien nous-mêmes.

--Si quelque officier, répondit Pen, veut se donner le plaisir
d'hiverner ici, libre à lui; on l'y laissera tranquillement; il ne
sera pas embarrassé de se construire une hutte de neige pour y vivre
en véritable Esquimau.

--Pas de ça, Pen, répliqua vivement Brunton; nous n'avons personne à
abandonner; entendez-vous bien, vous autres? Je crois, d'ailleurs, que
le commandant ne sera pas difficile à décider; il m'a l'air fort
inquiet déjà, et en lui proposant doucement la chose...

--À savoir, reprit Plover; Richard Shandon est un homme dur et entêté
quelquefois; il faudrait le tâter adroitement.

--Quand je pense, reprit Bolton avec un soupir de convoitise, que dans
un mois nous pouvons être de retour à Liverpool! Nous aurons
rapidement franchi la ligne des glaces dans le sud! la passe du
détroit de Davis sera ouverte au commencement de juin, et nous
n'aurons plus qu'à nous laisser dériver dans l'Atlantique.

--Sans compter, répondit le prudent Clifton, qu'en ramenant le
commandant avec nous, en agissant sous sa responsabilité, nos parts et
nos gratifications nous seront acquises; or, si nous revenions seuls,
nous ne serions pas certains de l'affaire.

--Bien raisonné, dit Plover; ce diable de Clifton s'exprime comme un
comptable! Tâchons de ne rien avoir à débrouiller avec ces messieurs
de l'Amirauté, c'est plus sûr, et n'abandonnons personne.

--Mais si les officiers refusent de nous suivre?» reprit Pen, qui
voulait pousser ses camarades à bout.

On fut assez embarrassé pour répondre à une question posée aussi
directement.

«Nous verrons cela, quand le moment en sera venu, répliqua Bolton; il
nous suffira d'ailleurs de gagner Richard Shandon à notre cause, et
j'imagine que cela ne sera pas difficile.

--Il y a pourtant quelqu'un que je laisserai ici, fit Pen avec
d'énormes jurons, quand il devrait me manger un bras!

--Ah! ce chien, dit Plover.

--Oui, ce chien! et je lui ferai son affaire avant peu!

--D'autant mieux, répliqua Clifton, revenant à sa thèse favorite, que
ce chien-là est la cause de tous nos malheurs.

--C'est lui qui nous a jeté un sort, dit Plover.

--C'est lui qui nous a entraînés dans la banquise, répondit Gripper.

--C'est lui qui a ramassé sur notre route, réplique Walsten, plus de
glaces qu'on n'en vit jamais à pareille époque!

--Il m'a donné ces maux d'yeux, dit Brunton.

--Il a supprimé le gin et le brandy, répliqua Pen.

--Il est cause de tout! s'écria l'assemblée en se montant
l'imagination.

--Sans compter, répliqua Clifton, qu'il est le capitaine.

--Ëh bien, capitaine de malheur, s'écria Peu, dont la fureur sans
raison s'accroissait avec ses propres paroles, tu as voulu venir ici,
et tu y resteras!

--Mais comment le prendre? fit Plover.

--Eh! l'occasion est bonne, répondit Clifton; le commandant n'est pas
à bord; le lieutenant dort dans sa cabine; le brouillard est assez
épais pour que Johnson ne puisse nous apercevoir...

--Mais le chien? s'écria Pen.

--Captain dort en ce moment près de la soute au charbon, répondit
Clifton, et si quelqu'un veut...

--Je m'en charge, répondit Pen avec fureur.

--Prends garde, Pen; il a des dents à briser une barre de fer!

---S'il bouge, je l'éventre,» répliqua Pen, en prenant son couteau
d'une main.

Et il s'élança dans l'entre-pont, suivi de Waren, qui voulut l'aider
dans son entreprise.

Bientôt ils revinrent tous les deux, portant l'animal dans leurs bras,
le museau et les pattes fortement attachés; ils l'avaient surpris
pendant son sommeil, et le malheureux chien ne pouvait parvenir à leur
échapper.

«Hurrah pour Pen! s'écria Plover.

--Et maintenant, qu'en vas-tu faire? demanda Clifton.

--Le noyer, et s'il en revient jamais...» répliqua Pen avec un affreux
sourire de satisfaction.

Il y avait à deux cents pas du navire un trou de phoques, sorte de
crevasse circulaire faite avec les dents de cet amphibie, et toujours
creusée de l'intérieur à l'extérieur; c'est par là que le phoque vient
respirer à la surface de la glace; mais il doit prendre soin
d'empêcher celle-ci de se refermer à l'orifice, car la disposition de
sa mâchoire ne lui permet pas de refaire ce trou de l'extérieur à
l'intérieur, et au moment du danger, il ne pourrait échapper à ses
ennemis.

Pen et Waren se dirigèrent vers cette crevasse, et là, malgré ses
efforts énergiques, le chien fut impitoyablement précipité dans la
mer; un énorme glaçon repoussé ensuite sur cette ouverture ferma toute
issue à l'animal, ainsi muré dans sa prison liquide.

«Bon voyage, capitaine!» s'écria le brutal matelot.

Peu d'instants après, Pen et Waren rentraient à bord. Johnson n'avait
rien vu de cette exécution; le brouillard s'épaississait autour du
navire, et la neige commençait à tomber avec violence.

Une heure après, Richard Shandon, le docteur et Garry regagnaient _le
Forward_.

Shandon avait remarqué dans la direction du nord-est une passe dont il
résolut de profiter. Il donna ses ordres en conséquence; l'équipage
obéit avec une certaine activité; il voulait faire comprendre à
Shandon l'impossibilité d'aller plus avant, et d'ailleurs il lui
restait encore trois jours d'obéissance.

Pendant une partie de la nuit et du jour suivant, les manoeuvres des
scies et de halage furent menées avec ardeur; _le Forward_ gagna près
de deux milles dans le nord. Le 18, il se trouvait en vue de terre, à
cinq ou six encablures d'un pic singulier, auquel sa forme étrange a
fait donner le nom de Pouce-du-Diable.

A cette même place, _le Prince-Albert_ en 1851, _l'Advance_ avec Kane
en 1835, furent obstinément pris par les glaces pendant plusieurs
semaines.

La forme bizarre du Pouce-du-Diable, les environs déserts et désolés,
de vastes cirques d'ice-bergs dont quelques-uns dépassaient trois
cents pieds de hauteur, les craquements des glaçons que l'écho
reproduisait d'une façon sinistre, tout rendait effroyablement triste
la position du _Forward_. Shandon comprit qu'il fallait le tirer de là
et le conduire plus loin; vingt-quatre heures après, suivant son
estime, il avait pu s'écarter de cette côte funeste de deux milles
environ. Mais ce n'était pas assez. Shandon se sentait envahir par la
crainte, et la situation fausse où il se trouvait paralysait son
énergie; pour obéir à ses instructions et se porter en avant, il avait
jeté son navire dans une situation excessivement périlleuse; le halage
mettait les hommes sur les dents; il fallait plus de trois heures pour
creuser un canal de vingt pieds de long dans une glace qui avait
communément de quatre à cinq pieds d'épaisseur; la santé de l'équipage
menaçait déjà de s'altérer. Shandon s'étonnait du silence de ses
hommes et de leur dévouement inaccoutumé; mais il craignait que ce
calme ne précédât quelque orage prochain.

On peut donc juger de la pénible surprise, du désappointement, du
désespoir même qui s'empara de son esprit, quand il s'aperçut que, par
suite d'un mouvement insensible de l'ice-field, _le Forward_ reperdait
pendant la nuit du 18 au 19 tout ce qu'il avait gagné au prix de tant
de fatigues; le samedi matin, il se retrouvait en face du
Pouce-du-Diable, toujours menaçant, et dans une situation plus
critique encore; les ice-bergs se multipliaient et passaient comme des
fantômes dans le brouillard.

Shandon fut complètement démoralisé; il faut dire que l'effroi passa
dans le coeur de cet homme intrépide «t dans celui de son équipage.
Shandon avait entendu parler de la disparition du chien; mais il n'osa
pas punir les coupables; il eût craint de provoquer une révolte.

Le temps fut horrible pendant cette journée; la neige, soulevée en
épais tourbillons, enveloppait le brick d'un voile impénétrable;
parfois, sous l'action de l'ouragan, le brouillard se déchirait, et
l'oeil effrayé apercevait du côté de la terre ce Pouce-du-Diable
dressé comme un spectre.

_Le Forward_ ancré sur un immense glaçon, il n'y avait plus rien à
faire, rien à tenter; l'obscurité s'accroissait, et l'homme de la
barre n'eût pas aperçu James Wall qui faisait son quart à l'avant.

Shandon se retira dans sa cabine en proie à d'incessantés inquiétudes;
le docteur mettait en ordre ses notes de voyage; des hommes de
l'équipage, moitié restait sur le pont, et moitié dans la salle
commune.

A un moment où l'ouragan redoubla de violence, le Pouce-du-Diable
sembla se dresser démesurément au milieu du brouillard déchiré.

«Grand Dieu! s'écria Simpson en reculant avec effroi.

--Qu'est-ce donc?» dit Foker.

Aussitôt les exclamations s'élevèrent de toutes parts.

«Il va nous écraser!

--Nous sommes perdus!

--Monsieur Wall! monsieur Wall!

--C'est fait de nous!

--Commandant! commandant!»

Ces cris étaient simultanément proférés par les hommes de quart.

Wall se précipita vers le gaillard d'arrière; Shandon, suivi du
docteur, s'élança sur le pont, et regarda.

Au milieu du brouillard entr'ouvert, le Pouce-du-Diable paraissait
s'être subitement rapproché du brick; il semblait avoir grandi d'une
façon fantastique; à son sommet se dressait un second cône renversé et
pivotant sur sa pointe; il menaçait d'écraser le navire de sa masse
énorme; il oscillait, prêt à s'abattre. C'était un spectacle
effrayant. Chacun recula instinctivement, et plusieurs matelots, se
jetant sur la glace, abandonnèrent le navire.

«Que personne ne bouge! s'écria le commandant d'une voix sévère;
chacun à son poste!

--Eh, mes amis, ne craignez rien, dit le docteur; il n'y a pas de
danger! Voyez, commandant, voyez, monsieur Wall, c'est un effet de
mirage, et pas autre chose!

--Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répliqua maître Johnson; ces
ignorants se sont laissé intimider par une ombre.»

Après les paroles du docteur, la plupart des matelots s'étaient
rapprochés, et de la crainte passaient à l'admiration de ce
merveilleux phénomène, qui ne tarda pas à s'effacer.

«Ils appellent cela du mirage, dit Clifton; eh bien, le diable est
pour quelque chose là dedans, vous pouvez m'en croire!

--C'est sûr,» lui répondit Gripper.

Mais le brouillard, en s'entr'ouvrant, avait montré aux yeux du
commandant une passe immense et libre qu'il ne soupçonnait pas; elle
tendait à l'écarter de la côte; il résolut de profiter sans délai de
cette chance favorable; les hommes furent disposés de chaque côté du
chenal; des aussières leurs furent tendues, et ils commencèrent à
remorquer le navire dans la direction du nord.

Pendant de longues heures cette manoeuvre fut exécutée avec ardeur,
quoique en silence; Shandon avait fait rallumer les fourneaux pour
profiter de ce chenal si merveilleusement découvert.

«C'est un hasard providentiel, dit-il à Johnson, et si nous pouvons
gagner seulement quelques milles, peut-être serons-nous à bout de nos
peines! Monsieur Brunton, activez le feu; dès que la pression sera
suffisante, vous me ferez prévenir. En attendant, que nos hommes
redoublent de courage; ce sera autant de gagné. Ils ont hâte de
s'éloigner du Pouce-du-Diable! eh bien! nous profiterons de leurs
bonnes dispositions.»

Tout d'un coup, la marche du brick fut brusquement suspendue.

«Qu'y-a-t-il, demanda Shandon? Wall, est-ce que nous avons cassé nos
remorques?

--Mais non, commandant, répondit Wall, en se penchant au-dessus du
bastingage! hé! voilà les hommes qui rebroussent chemin; ils grimpent
sur le navire; ils ont l'air en proie à une étrange frayeur!

--Qu'est-ce donc? s'écria Shandon, en se précipitant à l'avant du
brick.

--A bord! à bord!» s'écriaient les matelots avec l'accent de la plus
vive terreur.

Shandon regarda dans la direction du nord, et frissonna malgré lui.

Un animal étrange, aux mouvements effrayants, dont la langue fumante
sortait d'une gueule énorme, bondissait à une encablure de navire; il
paraissait avoir plus de vingt pieds de haut; ses poils se
hérissaient; il poursuivait les matelots, se mettant en arrêt sur eux,
tandis que sa queue formidable, longue de dix pieds, balayait la neige
et la soulevait en épais tourbillons. La vue d'un pareil monstre glaça
d'effroi les plus intrépides.

«C'est un ours énorme, disait l'un.

--C'est la bête du Gévaudan!

--C'est le lion de l'Apocalypse!»

Shandon courut dans sa cabine prendre un fusil toujours chargé; le
docteur sauta sur ses armes, et se tint prêt à faire feu sur cet
animal qui par ses dimensions rappelait les quadrupèdes antédiluviens.

Il approchait, en faisant des bonds immenses; Shandon et le docteur
firent feu en même temps, et soudain, la détonation de leur armes,
ébranlant les couches de l'atmosphère, produisit un effet inattendu.

Le docteur regarda avec attention, et ne put s'empêcher d'éclater de
rire.

«La réfraction! dit-il.

--La réfraction!» s'écria Shandon.

Mais une exclamation terrible de l'équipage les interrompit.

«Le chien! fit Clifton.

--Le dog-captain! répétèrent ses camarades.

--Lui! s'écria Pen, toujours lui!»

En effet, c'était lui qui, brisant ses liens, avait pu revenir à la
surface du champ par une autre crevasse. En ce moment la réfraction,
par un phénomène commun sous ces latitudes, lui donnait des dimensions
formidables, que l'ébranlement de l'air avait dissipées; mais l'effet
fâcheux n'en était pas moins produit sur l'esprit des matelots, peu
disposés à admettre l'explication du fait par des raisons purement
physiques. L'aventure du Pouce-du-Diable, la réapparition du chien
dans ces circonstances fantastiques, achevèrent d'égarer leur moral,
et les murmures éclatèrent de toutes parts.




CHAPITRE XII.

LE CAPITAINE HATTERAS.


_Le Forward_ avançait rapidement sous vapeur entre les ice-fields et
les montagnes de glace. Johnson tenait lui-même la barre. Shandon
examinait l'horizon avec son _snow-spectacle_; mais sa joie fut de
courte durée, car il reconnut bientôt que la passe aboutissait à un
cirque de montagnes.

Cependant, aux difficultés de revenir sur ses pas il préféra les
chances de poursuivre sa marche en avant.

Le chien suivait le brick en courant sur la plaine, mais il se tenait
à une distance assez grande. Seulement, s'il restait en arrière, on
entendait un sifflement singulier qui le rappelait aussitôt.

La première fois que ce sifflement se produisit, les matelots
regardèrent autour d'eux; ils étaient seuls sur le pont, réunis en
conciliabule; pas un étranger, pas un inconnu; et cependant ce
sifflement se fit encore entendre à plusieurs reprises.

Clifton s'en alarma le premier.

«Entendez-vous? dit-il, et voyez-vous comme cet animal bondit quand il
s'entend siffler?

--C'est à ne pas y croire, répondit Gripper. C'est fini! s'écria Pen;
--je ne vais pas plus loin. Pen a raison, répliqua Brunton; c'est
--tenter Dieu. Tenter le diable, répondit Clifton. J'aime mieux perdre
--toute ma part de bénéfice que de faire un pas de plus. Nous n'en
--reviendrons pas,» fit Bollon avec abattement.

L'équipage en était arrivé au plus haut point de démoralisation.

«Pas un pas de plus! s'écria Wolsten; est-ce votre avis?

--Oui, oui! répondirent les matelots. Eh bien, dit Bolton, allons
trouver le commandant; je me charge de lui parler.»

Les matelots, en groupe serré, se dirigèrent vers la dunette. _Le
Forward_ pénétrait alors dans un vaste cirque qui pouvait mesurer huit
cents pieds de diamètre; il était complètement fermé, à l'exception
d'une seule issue, par laquelle arrivait le navire.

Shandon comprit qu'il venait s'emprisonner luimême. Mais que faire?
Comment revenir sur ses pas? II sentit toute sa responsabilité; sa
main se crispait sur sa lunette.

Le docteur regardait en se croisant les bras, et sans mot dire; il
contemplait les murailles de glace, dont l'altitude moyenne pouvait
dépasses trois cents pieds. Un dôme de brouillard demeurait suspendu
au-dessus de ce gouffre.

Ce fut en ce moment que Bolton adressa la parole au commandant:

«Commandant, lui dit-il d'une voix émue, nous ne pouvons pas aller
plus loin.

--Vous dites? répondit Shandon, à qui le sentiment de son autorité
méconnue fit monter la colère au visage.

--Nous disons, commandant, reprit Bolton, que nous avons assez fait
pour ce capitaine invisible, et nous sommes décidés à ne pas aller
plus avant.

--Vous êtes décidés?... s'écria Shandon. Vous parlez ainsi, Bolton!
prenez garde!

--Vos menaces n'y feront rien, répondit brutalement Pen; nous n'irons
pas plus loin!»

Shandon s'avançait vers ses matelots révoltés, lorsque le maître
d'équipage vint lui dire à voix basse:

«Commandant, si nous voulons sortir d'ici, nous n'avons pas une minute
à perdre. Voilà un ice-berg qui s'avance dans la passe; il peut
boucher toute issue, et nous retenir prisonniers.»

Shandon revint examiner la situation.

«Vous me rendrez compte de votre conduite plus tard, vous autres,
dit-il en s'adressant aux mutins. En attendant, vire de bord!»

Les marins se précipitèrent à leur poste. _Le Forward_ évolua
rapidement; les fourneaux furent chargés de charbon; il fallait gagner
de vitesse sur la montagne flottante. C'était une lutte entre le brick
et l'ice-berg; le premier courait vers le sud pour passer, le second
dérivait vers le nord, prêt à fermer tout passage.

«Chauffez! chauffez! s'écria Shandon, à toute vapeur! Brunton,
m'entendez-vous?»

_Le Forward_ glissait comme un oiseau au milieu des glaçons épars que
sa proue tranchait vivement; sous l'action de l'hélice, la coque du
navire frémissait, et le manomètre indiquait une tension prodigieuse
de la vapeur; celle-ci sifflait avec un bruit assourdissant.

«Chargez les soupapes!» s'écria Shandon.

Et l'ingénieur obéit, au risque de faire sauter le bâtiment.

Mais ces efforts désespérés devaient être vains; l'ice-berg, saisi par
un courant sous-marin, marchait rapi-dement vers la passe; le brick
s'en trouvait encore éloigné de trois encâblures, quand la montagne,
entrant comme un coin dans l'intervalle libre, adhéra fortement à ses
voisines et ferma toute issue.

«Nous sommes perdus! s'écria Shandon, qui ne put retenir cette
imprudente parole.

--Perdus! répéta l'équipage.

--Sauve qui peut! dirent les uns.

--A la mer les embarcations! dirent les autres.

--A la cambuse! s'écrièrent Pen et quelques-uns de sa bande, et s'il
faut nous noyer, noyons-nous dans le gin!»

Le désordre arriva à son comble parmi ces hommes qui rompaient tout
frein. Shandon se sentit débordé; il voulut commander; il balbutia, il
hésita; sa pensée ne put se faire jour à travers ses paroles. Le
docteur se promenait avec agitation. Johnson se croisait les bras
stoïquement et se taisait.

Tout d'un coup une voix forte, énergique, impérieuse, se fit entendre
et prononça ces paroles:

«Tout le monde à son poste! pare à virer!»

Johnson tressaillit, et, sans s'en rendre compte, il fit rapidement
tourner la roue du gouvernail.

Il était temps; le brick, lancé à toute vitesse, allait se briser sur
les murs de sa prison.

Mais tandis que Johnson obéissait instinctivement, Shandon, Clawbonny,
l'équipage, tous, jusqu'au chauffeur Waren qui abandonna ses foyers,
jusqu'au noir Strong qui laissa ses fourneaux, tous se trouvèrent
réunis sur le pont, et tous virent sortir de cette cabine, dont il
avait seul la clef, un homme...

Cet homme, c'était le matelot Garry.

«Monsieur! s'écria Shandon en pâlissant. Garry.., vous... de quel
droit commandez-vous ici?...

--Duk,» fit Garry en reproduisant ce sifflement qui avait tant surpris
l'équipage.

Le chien, à l'appel de son vrai nom, sauta d'un bond sur la dunette,
et vint se coucher tranquillement aux pieds de son maître.

L'équipage ne disait mot. Cette clef que devait posséder seul le
capitaine du _Forward_, ce chien envoyé par lui et qui venait pour
ainsi dire constater son identité, cet accent de commandement auquel
il était impossible de se méprendre, tout cela agit fortement sur
l'esprit des matelots, et suffit à établir l'autorité de Garry.

D'ailleurs, Garry n'était plus reconnaissable; il avait abattu les
larges favoris qui encadraient son visage, et sa figure ressortait
plus impassible encore, plus énergique, plus impérieuse; revêtu des
habits de son rang déposés dans sa cabine, il apparaissait avec les
insignes du commandement.

Aussi, avec cette mobilité naturelle, l'équipage du _Forward_, emporté
malgré lui-même, s'écria d'une seule voix:

«Hurrah! hurrah! hurrah pour le capitaine!

«Shandon, dit celui-ci à son second, faites ranger l'équipage; je vais
le passer en revue.»

Shandon obéit, et donna ses ordres d'une voix altérée. Le capitaine
s'avança au-devant de ses officiers et de ses matelots, disant à
chacun ce qu'il convenait de lui dire, et le traitant selon sa
conduite passée.

Quand il eut fini son inspection, il remonta sur la dunette, et d'une
voix calme, il prononça les paroles suivantes:

«Officiers et matelots, je suis un Anglais, comme vous, et ma devise
est celle de l'amiral Nelson:

«L'Angleterre attend que chacun fasse son devoir[1].

  [1]  «England expects every one to make his duty.»

«Comme Anglais, je ne veux pas, nous ne voulons pas que de plus hardis
aillent là où nous n'aurions pas été. Comme Anglais, je ne souffrirai
pas, nous ne souffrirons pas que d'autres aient la gloire de s'élever
plus au nord. Si jamais pied humain doit fouler la terre du pôle, il
faut que ce soit le pied d'un Anglais! Voici le pavillon de notre
pays. J'ai armé ce navire, j'ai consacré ma fortune à cette
entreprise, j'y consacrerai ma vie et la vôtre, mais ce pavillon
flottera sur le pôle boréal du monde. Ayez confiance. Une somme de
mille livres sterling[1] vous sera acquise par chaque degré que nous
gagnerons dans le nord à partir de ce jour. Or, nous sommes par le
soixante-douzième, et il y en a quatre-vingt-dix. Comptez. Mon nom
d'ailleurs vous répondra de moi. Il signifie énergie et patriotisme.
Je suis le capitaine Hatteras!

  [1]  25,000 francs.

--Le capitaine Hatteras!» s'écria Shandon.

Et ce nom, bien connu du marin anglais, courut sourdement parmi
l'équipage.

«Maintenant, reprit Hatteras, que le brick soit ancré sur les glaçons;
que les fourneaux s'éteignent, et que chacun retourne à ses travaux
habituels. Shandon, j'ai à vous entretenir des affaires du bord. Vous
me rejoindrez dans ma cabine, avec le docteur, Wall et le maître
d'équipage. Johnson, faites rompre les rangs.»

Hatteras, calme et froid, quitta tranquillement la dunette, pendant
que Shandon faisait assurer le brick sur ses ancres.

Qu'était donc cet Hatteras, et pourquoi son nom faisait-il une si
terrible impression sur l'équipage?

John Hatteras, le fils unique d'un brasseur de Londres, mort six fois
millionnaire en 1852, embrassa, jeune encore, la carrière maritime,
malgré la brillante fortune qui l'attendait. Non qu'il fût poussé à
cela par la vocation du commerce, mais l'instinct des découvertes
géographiques le tenait au coeur; il rêva toujours de poser le pied là
où personne ne l'eût posé encore.

A vingt ans déjà, il possédait la constitution vigoureuse des hommes
maigres et sanguins: une figure énergique, à lignes géométriquement
arrêtées, un front élevé et perpendiculaire au plan des yeux, ceux-ci
beaux, mais froids, des lèvres minces dessinant une bouche avare de
paroles, une taille moyenne, des membres solidement articulés et mus
par des muscles de fer, formaient l'ensemble d'un homme doué d'un
tempérament à toute épreuve. A le voir, on le sentait audacieux, à
l'entendre, froidement passionné; c'était un caractère à ne jamais
reculer, et prêt à jouer la vie des autres avec autant de conviction
que la sienne. Il fallait donc y regarder à deux fois avant de le
suivre dans ses entreprises.

John Hatteras portait haut la fierté anglaise, et ce fut lui qui fit
un jour à un Français cette orgueilleuse réponse:

Le Français disait devant lui avec ce qu'il supposait être de la
politesse, et même de l'amabilité:

«Si je n'étais Français, je voudrais être Anglais.

--Si je n'étais Anglais, moi, répondit Hatteras, je voudrais être
Anglais!»

On peut juger l'homme par la réponse.

Il eût voulu par-dessus tout réserver à ses compatriotes le monopole
des découvertes géographiques; mais, à son grand désespoir, ceux-ci
avaient peu fait, pendant les siècles précédents, dans la voie des
découvertes.

L'Amérique était due au Génois Christophe Colomb, les Indes au
Portugais Vasco de Gama, la Chine au Portugais Fernand d'Andrada, la
Terre de feu au Portugais Magellan, le Canada au Français Jacques
Cartier, les îles de la Sonde, le Labrador, le Brésil, le cap de
Bonne-Espérance, les Açores, Madère, Terre-Neuve, la Guinée, le Congo,
le Mexique, le cap Blanc, le Groënland, l'Islande, la mer du Sud, la
Californie, le Japon, le Cambodje, le Pérou, le Kamtchatka, les
Philippines, le Spitzberg, le cap Horn, le détroit de Behring, la
Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Bretagne, la
Nouvelle-Hollande, la Louisiade, l'île de Jean-Mayen, à des Islandais,
à des Scandinaves, à des Français, à des Russes, à des Portugais, à
des Danois, à des Espagnols, à des Génois, à des Hollandais, mais pas
un Anglais ne figurait parmi eux, et c'était un désespoir pour
Hatteras de voir les siens exclus de cette glorieuse phalange des
navigateurs qui firent les grandes découvertes des XVe et XVIe
siècles.

Hatteras se consolait un peu en se reportant aux temps modernes; les
Anglais prenaient leur revanche avec Sturt, Donall Stuart, Burcke,
Wills, King, Gray, en Australie, avec Palliser en Amérique, avec
Haouran en Syrie, avec Cyril Graham, Wadington, Cummingham dans
l'Inde, avec Barth, Burton, Speke, Grant, Livingston en Afrique.

Mais cela ne suffisait pas; pour Hatteras, ces hardis voyageurs
étaient plutôt des _perfectionneurs_ que des _inventeurs_; il fallait
donc trouver mieux, et John eût inventé un pays pour avoir l'honneur
de le découvrir.

Or, il avait remarqué que si les Anglais ne formaient pas majorité
parmi les découvreurs anciens, que s'il fallait remonter à Cook pour
obtenir la Nouvelle-Calédonie en 1774, et les îles Sandwich où il
périt en 1778, il existait néanmoins un coin du globe sur lequel ils
semblaient avoir réuni tous leurs efforts.

C'étaient précisément les terres et les mers boréales du nord de
l'Amérique.

En effet, le tableau des découvertes polaires se présente ainsi:

  La Nouvelle-Zemble, découverte par Willoughby en 1553.
  L'île de Weigatz           --      Barrough   -- 1556.
  La côte ouest du Groënland --      Davis      -- 1585.
  Le détroit de Davis        --      Davis      -- 1587.
  Le Spitzberg               --      Willoughby -- 1596.
  La baie d'Hudson           --      Hudson     -- 1610.
  La baie de Baffin          --      Baffin     -- 1616.

Pendant ces dernières années, Hearne, Mackensie, John Ross, Parry,
Franklin, Richardson, Beechey, James Ross, Back, Dease, Sompson, Rae,
Inglefield, Belcher, Austin, Kellet, Moore, Mac Clure, Kennedy,
MacClintock, fouillèrent sans interruption ces terres inconnues.

On avait bien délimité les côtes septentrionales de l'Amérique, à peu
près découvert le passage du nordouest, mais ce n'était pas assez; il
y avait mieux à faire, et ce mieux, John Hatteras l'avait deux fois
tenté en armant deux navires à ses frais; il voulait arriver au pôle
même, et couronner ainsi la série des découvertes anglaises par une
tentative du plus grand éclat.

Parvenir au pôle, c'était le but de sa vie.

Après d'assez beaux voyages dans les mers du sud, Hatteras essaya pour
la première fois en 1846 de s'élever au nord par la mer de Baffin;
mais il ne put dépasser le soixante-quatorzième degré de latitude; il
montait le sloop _l'Halifax_; son équipage eut à souffrir des
tourments atroces, et John Hatteras poussa si loin son aventureuse
audace, que désormais les marins furent peu tentés de recommencer de
semblables expéditions sous un pareil chef.

Cependant, en 1850, Hatteras parvint à enrôler sur la goëlette _le
Farewel_ une vingtaine d'hommes déterminés, mais déterminés surtout
par le haut prix offert à leur audace. Ce fut dans cette occasion que
le docteur Clawbonny entra en correspondance avec John Hatteras, qu'il
ne connaissait pas, et demanda à faire partie de l'expédition; mais la
place de médecin était prise, et ce fut heureux pour le docteur.

_Le Farewel_, en suivant la route prise par _le Neptune_, d'Aberdeen,
en 1817, s'éleva au nord du Spitzberg jusqu'au soixante-seizième degré
de latitude. Là, il fallut hiverner; mais les souffrances furent
telles et le froid si intense, que pas un homme de l'équipage ne revit
l'Angleterre, à l'exception du seul Hatteras, rapatrié par un
baleinier danois, après une marche de plus de deux cents milles à
travers les glaces.

La sensation produite par ce retour d'un seul homme fut immense; qui
oserait désormais suivre Hatteras dans ses audacieuses tentatives?
Cependant il ne désespéra pas de recommencer. Son père, le brasseur,
mourut, et il devint possesseur d'une fortune de nabab.

Sur ces entrefaites, un fait géographique se produisit, qui porta le
coup le plus sensible à John Hatteras.

Un brick, _l'Advance_, monté par dix-sept hommes, armé par le
négociant Grinnel, commandé par le docteur Kane, et envoyé à la
recherche de sir John Franklin, s'éleva, en 1853, par la mer ds Baffin
et le détroit de Smith, jusqu'au delà du 82e degré de latitude
boréale, plus près du pôle qu'aucun de ses devanciers.

Or, ce navire était Américain, ce Grinnel était Américain, ce Kane
était Américain!

On comprendra facilement que le dédain de l'Anglais pour le Yankee se
changea en haine dans le coeur d'Hatteras; il résolut de dépasser à
tout prix son audacieux concurrent, et d'arriver au pôle même.

Depuis deux ans, il vivait incognito à Liverpool. Il passait pour un
matelot, îl reconnut dans Richard Shandon l'homme dont il avait
besoin; il lui fit ses propositions par lettre anonyme, ainsi qu'au
docteur Clawbonny. _Le Forward_ fut construit, armé, équipé. Hatteras
se garda bien de faire connaître son nom; il n'eût pas trouvé un seul
homme pour l'accompagner. Il résolut de ne prendre le commandement du
brick que dans des conjonctures impérieuses, et lorsque son équipage
serait engagé assez avant pour ne pas recu-ler; il avait en réserve,
comme on l'a vu, des offres d'argent à faire à ses hommes, telles que
pas un ne refuserait de le suivre jusqu'au bout du monde.

Et c'était bien au bout du monde, en effet, qu'il voulait aller.

Or, les circonstances étant devenues critiques, John Hatteras n'hésita
plus à se déclarer.

Son chien, son fidèle Duk, le compagnon de ses traversées, fut le
premier à le reconnaître, et heureusement pour les braves,
malheureusement pour les timides, il fut bien et dûment établi que le
capitaine du _Forward_ était John Hatteras.




CHAPITRE XIII.

LES PROJETS D'HATTERAS.


L'apparition de ce hardi personnage fut diversement appréciée par
l'équipage; les uns se rallièrent complètement à lui, par amour de
l'argent ou par audace; d'autres prirent leur parti de l'aventure, qui
se réservèrent le droit de protester plus tard; d'ailleurs, résister à
un pareil homme paraissait difficile actuellement. Chacun revint donc
à son poste. Le 20 mai était un dimanche, et fut jour de repos pour
l'équipage.

Un conseil d'officiers se tint chez le capitaine; il se composa
d'Hatteras, de Shandon, de Wall, de Johnson et du docteur.

«Messieurs, dit le capitaine de cette voix à la fois douce et
impérieuse qui le caractérisait, vous connaissez mon projet d'aller
jusqu'au pôle; je désire connaître votre opinion sur cette entreprise.
Qu'en pensez-vous, Shandon?

--Je n'ai pas à penser, capitaine, répondit froidement Shandon, mais à
obéir.»

Hatteras ne s'étonna pas de la réponse.

«Richard Shandon, reprit-il non moins froidement, je vous prie de vous
expliquer sur nos chances de succès.

--Eh bien, capitaine, répondit Shandon, les faits répondent pour moi;
les tentatives de ce genre, ont échoué jusqu'ici; je souhaite que nous
soyons plus heureux.

--Nous le serons. Et vous, messieurs, qu'en pensez-vous?

--Pour mon compte, répliqua le docteur, je crois votre dessein
praticable, capitaine; et comme il est évident que des navigateurs
arriveront un jour ou l'autre à ce pôle boréal, je ne vois pas
pourquoi ce ne serait pas nous.

--Et il y a des raisons pour que ce soient nous, répondit Hatteras,
car nos mesures sont prises en conséquence, et nous profiterons de
l'expérience de nos devanciers. Et à ce propos, Shandon, recevez mes
remerciments pour les soins que vous avez apportés à l'équipement du
navire; il y a bien quelques mauvaises têtes dans l'équipage, que je
saurai mettre à la raison; mais, en somme, je n'ai que des éloges à
vous donner.»

Shandon s'inclina froidement. Sa position à bord du _Forward_, qu'il
croyait commander, était fausse. Hatteras le comprit, et n'insista pas
davantage.

«Quant à vous, messieurs, reprit-il en s'adressant à Wall et à
Johnson, je ne pouvais m'assurer le concours d'offciers plus
distingués par leur courage et leur expérience.

--Ma foi, capitaine, je suis votre homme, répondit Johnson, et bien
que votre entreprise me semble un peu hardie, vous pouvez compter sur
moi jusqu'au bout.

--Et sur moi de même, dit James Wall.

--Quant à vous, docteur, je sais ce que vous valez...

--Eh bien, vous en savez plus que moi, répondit vivement le docteur.

--Maintenant, messieurs, reprit Hatteras, il est bon que vous
appreniez sur quels faits incontestables s'appuie ma prétention
d'arriver au pôle. En 1817, _le Neptune_, d'Aberdeen, s'éleva au nord
du Spitzberg jusqu'au quatre-vingt-deuxième degré. En 1826, le
célèbre Parry, après son troisième voyage dans les mers po-laires,
partit également de la pointe du Spitzberg, et avec des
traîneaux-barques monta à cent cinquante milles vers le nord. En
1852, le capitaine Inglefield pénétra, dans l'entrée de Smith, jusque
par soixante-dix-huit degrés trente-cinq minutes de latitude. Tous
ces navires étaient anglais, et commandés par des Anglais, nos
compatriotes.»

Ici Hatteras fit une pause.

«Je dois ajouter, reprit-il d'un air contraint, et comme si les
paroles ne pouvaient quitter ses lèvres, je dois ajouter qu'en 1854
l'Américain Kane, commandant le brick _l'Advance_, s'éleva plus haut
encore, et que son lieutenant Morton, s'étant avancé à travers les
champs de glace, fit flotter le pavillon des États-Unis au delà du
quatre-vingt-deuxième degré. Ceci dit, je n'y reviendrai plus. Or, ce
qu'il faut savoir, c'est que les capitaines du _Neptune_, de
_l'Entreprise_, de _l'Isabelle_, de _l'Advance_ constatèrent qu'à
partir de ces hautes latitudes il existait un bassin polaire
entièrement libre de glaces.

--Libre de glaces! s'écria Shandon, en interrompant le capitaine;
c'est impossible!

--Vous remarquerez, Shandon, reprit tranquillement Hatteras, dont
l'oeil brilla un instant, que je vous cite des faits et des noms à
l'appui. J'ajouterai que pendant la station du commandant Penny, en
1851, au bord du canal de Wellington, son lieutenant Stewart se trouva
également en présence d'une mer libre, et que cette particularité fut
confirmée pendant l'hivernage de sir Edward Belcher, en 1853, à la
baie de Northumberland par soixante-seize degrés et cinquante-deux
minutes de latitude, et quatre-vingt-dix-neuf degrés et vingt minutes
de longitude; les rapports sont indiscutables, et il faudrait être de
mauvaise foi pour ne pas les admettre.

--Cependant, capitaine, reprit Shandon, ces faits sont si
contradictoires...

--Erreur, Shandon, erreur! s'écria le docteur Clawbonny; ces faits ne
contredisent aucune assertion de la science; le capitaine me permettra
de vous le dire.

--Allez, docteur! répondit Hatteras.

--Eh bien, écoutez ceci, Shandon; il résulte très évidemment des faits
géographiques et de l'étude des lignes isothermes que le point le plus
froid du globe n'est pas au pôle même; semblable au point magnétique
de la terre, il s'écarte du pôle de plusieurs degrés. Ainsi les
calculs de Brewster, de Bergham et de quelques physiciens démontrent
qu'il y a dans notre hémisphère deux pôles de froid: l'un serait situé
en Asie par soixante-dix-neuf degrés trente minutes de latitude nord,
et par cent vingt degrés de longitude est; l'autre se trouverait en
Amérique par soixante dix-huit degrés de latitude nord et par
quatre-vingt dix-sept degrés de longitude ouest. Ce dernier est celui
qui nous occupe, et vous voyez, Shandon, qu'il se rencontre à plus de
douze degrés au-dessous du pôle. Eh bien, je vous le demande, pourquoi
à ce point la mer ne serait-elle pas aussi dégagée de glaces qu'elle
peut l'être en été par le soixante-sixième parallèle, c'est-à-dire au
sud de la baie de Baffin?

--Voilà qui est bien dit, répondit Johnson; monsieur Clawbonny parle
de ces choses comme un homme du métier.

--Cela paraît possible, reprit James Wall.

--Chimères et suppositions! hypothèses pures! répliqua Shandon avec
entêtement.

--Eh bien, Shandon, reprit Hatteras, considérons les deux cas: ou la
mer est libre de glaces, ou elle ne l'est pas, et dans ces deux
suppositions rien ne peut nous empêcher de gagner le pôle. Si elle est
libre, le _Forward_ nous y conduira sans peine; si elle est glacée,
nous tenterons l'aventure sur nos traîneaux. Vous m'accorderez que
cela n'est pas impraticable; une fois parvenus avec notre brick
jusqu'au quatre-vingt-troisième degré, nous n'aurons pas plus de six
cents milles[1] à faire pour atteindre le pôle.

  [1]  278 lieues.

--Et que sont six cents milles, dit vivement le docteur, quand il est
constant qu'un Cosaque, Alexis Markoff, a parcouru sur la mer
Glaciale, le long de la côte septentrionale de l'empire russe, avec
des traîneaux tirés par des chiens, un espace de huit cents milles en
vingt-quatre jours?

--Vous l'entendez, Shandon, répondit Hatteras, et dites-moi si des
Anglais peuvent faire moins qu'un Cosaque?

--Non, certes! s'écria le bouillant docteur.

--Non, certes! répéta le maître d'équipage.

--Eh bien, Shandon? demanda le capitaine.

--Capitaine, répondit froidement Shandon, je ne puis que vous répéter
mes premières paroles: j'obéirai.

--Bien. Maintenant, reprit Hatteras, songeons à notre situation
actuelle; nous sommes pris par les glaces, et il me paraît impossible
de nous élever cette année dans le détroit de Smith. Voici donc ce
qu'il convient de faire.»

Hatteras déplia sur la table l'une de ces excellentes cartes publiées,
en 1859, par ordre de l'Amirauté.

«Veuillez me suivre, je vous prie. Si le détroit de Smith nous est
fermé, il n'en est pas de même du détroit de Lancastre, sur la côte
ouest de la mer de Baffin; selon moi, nous devons remonter ce détroit
jusqu'à celui de Barrow, et de là jusqu'à l'île Beechey; la route a
été cent fois parcourue par des navires à voiles; nous ne serons donc
pas embarrassés avec un brick à hélice. Une fois à l'île Beechey, nous
suivrons le canal Wellington aussi avant que possible, vers le nord,
jusqu'au débouché de ce chenal qui fait communiquer le canal
Wellington avec le canal de la Reine, à l'endroit même où fut aperçue
la mer libre. Or, nous ne sommes qu'au 20 mai; dans un mois, si les
circonstances nous favorisent, nous aurons atteint ce point, et de là
nous nous élancerons vers le pôle. Qu'en pensez-vous, messieurs?

--C'est évidemment, répondit Johnson, la seule route à prendre.

--Eh bien, nous la prendrons, et dès demain. Que ce dimanche soit
consacré au repos; vous veillerez, Shandon, à ce que les lectures de
la Bible soient régulièrement faites; ces pratiques religieuses ont
une influence salutaire sur l'esprit des hommes, et un marin surtout
doit mettre sa confiance en Dieu.

--C'est bien, capitaine, répondit Shandon, qui sortit avec le
lieutenant et le maître d'équipage.

--Docteur, fit John Hatteras en montrant Shandon, voilà un homme
froissé que l'orgueil a perdu; je ne peux plus compter sur lui.»

Le lendemain, le capitaine fit mettre de grand matin la pirogue à la
mer; il alla reconnaître les ice-bergs du bassin, dont la largeur
n'excédait pas deux cents yards[1]. Il remarqua même que par suite
d'une lente pression des glaces, ce bassin menaçait de se rétrécir; il
devenait donc urgent d'y pratiquer une brèche, afin que le navire ne
fût pas écrasé dans cet étau de montagnes; aux moyens employés par
John Hatteras, on vit bien que c'était un homme énergique.

  [1]  182 mètres.

II fit d'abord tailler des degrés dans la muraille glacée, et il
parvint au sommet d'un ice-berg; il reconnut de là qu'il lui serait
facile de se frayer un chemin vers le sud-ouest; d'après ses ordres,
on creusa un fourneau de mine presque au centre de la montagne; ce
travail, rapidement mené, fut terminé dans la journée du lundi.

Hatteras ne pouvait compter sur ses blasling-cylinders de huit à dix
livres de poudre, dont l'action eût été nulle sur des masses
pareilles; ils n'étaient bons qu'à briser les champs de glace; il fit
donc déposer dans le fourneau mille livres de poudre, dont la
direction expansive fut soigneusement calculée. Cette mine, munie
d'une longue mèche entourée de gutta-percha, vint aboutir au dehors.
La galerie, conduisant au fourneau, fut remplie avec de la neige et
des quartiers de glaçons, auxquels le froid de la nuit suivante devait
donner la dureté du granit. En effet, la température, sous l'influence
du vent d'est, descendit à douze degrés (-11° cent.).

Le lendemain, à sept heures, _le Forward_ se tenait sous vapeur, prêt
à profiter de la moindre issue. Johnson fut chargé d'aller mettre le
feu à la mine; la mèche avait été calculée de manière à brûler une
demi-heure avant de communiquer le feu aux poudres. Johnson eut donc
le temps suffisant de regagner le bord; en effet, dix minutes après
avoir exécuté les ordres d'Hatteras, il revenait à son poste.

L'équipage se tenait sur le pont, par un temps sec et assez clair; la
neige avait cessé de tomber; Hatteras, debout sur la dunette avec
Shandon et le docteur, comptait les minutes sur son chronomètre.

A huit heures trente-cinq minutes, une explosion sourde se fit
entendre, et beaucoup moins éclatante qu'on ne l'eût supposée. Le
profil des montagnes fut brusquement modifié, comme dans un
tremblement de terre; une fumée épaisse et blanche fusa vers le ciel à
une hauteur considérable, et de longues crevasses zébrèrent les flancs
de l'ice-berg, dont la partie supérieure, projetée au loin, retombait
en débris autour du _Forward_.

Mais la passe n'était pas encore libre; d'énormes quartiers de glace,
arc-boutés sur les montagnes adjacentes, demeuraient suspendus en
l'air, et l'on pouvait craindre que l'enceinte ne se refermât par leur
chute.

Hatteras jugea la situation d'un coup d'oeil.

«Wolsten!» s'écria-t-il.

L'armurier accourut.

«Capitaine! fit-il.

--Chargez la pièce de l'avant à triple charge, dit. Hatteras, et
bourrez aussi fortement que possible.

--Nous allons donc attaquer cette montagne à boulets de canon? dit le
docteur.

--Non, répondit Hatteras. C'est inutile. Pas de boulet, Wolsten, mais
une triple charge de poudre. Faites vite.»

Quelques instants après, la pièce était chargée.

«Que veut-il faire sans boulet? dit Shandon entre ses dents.

--On le verra bien, répondit le docteur.

--Nous sommes parés, capitaine, s'écria Wolsten.

--Bien, répondit Hatteras. Brunton! cria-t-il à l'ingénieur,
attention! Quelques tours en avant.»

Brunton ouvrit les tiroirs, et l'hélice se mit en mouvement; _le
Forward_ s'approcha de la montagne minée.

«Visez bien à la passe,» cria le capitaine à l'armurier.

Celui-ci obéit; lorsque le brick ne fut plus qu'à une demi-encablure,
Hatteras cria:

«Feu!»

Une détonation formidable suivit son commandement, et les blocs
ébranlés par la commotion atmosphérique furent précipités soudain dans
la mer. Cette agitation des couches d'air avait suffi.

«A toute vapeur! Brunton, s'écria Hatteras. Droit dans la passe,
Johnson.»

Johnson tenait la barre; le brick, poussé par son hélice, qui se
vissait dans les flots écumants, s'élança au milieu du passage libre
alors. Il était temps. _Le Forward_ franchissait à peine cette
ouverture, que sa prison se refermait derrière lui.

Le moment fut palpitant, et il n'y avait à bord qu'un coeur ferme et
tranquille: celui du capitaine. Aussi l'équipage, émerveillé de la
manoeuvre, ne put retenir le cri de:

«Hourrah pour John Hatteras!»




CHAPITRE XIV.

EXPÉDITIONS A LA RECHERCHE DE FRANKLIN.


Le mercredi 23 mai, _le Forward_ avait repris son aventureuse
navigation, louvoyant adroitement au milieu des packs et des
ice-bergs, grâce à sa vapeur, cette force obéissante qui manqua à tant
de navigateurs des mers polaires; il semblait se jouer au milieu de
ces écueils mouvants; on eût dit qu'il reconnaissait la main d'un
maître expérimenté, et, comme un cheval sous un écuyer habile, il
obéissait à la pensée de son capitaine.

La température remontait. Le thermomètre marqua à six heures du matin
vingt-six degrés (-3° centig.), à six heures du soir vingt-neuf degrés
(-2° centig.), et à minuit vingt-cinq degrés (-4° centig.}; le vent
soufflait légèrement du sud-est.

Le jeudi, vers les trois heures du matin, _le Forward_ arriva en vue
de la baie Possession, sur la côte d'Amérique, à l'entrée du détroit
de Lancastre; bientôt le cap Burney fut entrevu. Quelques Esquimaux se
dirigèrent vers le navire; mais Hatteras ne prit pas le loisir de les
attendre.

Les pics de Byam-Martin qui dominent le cap Liverpool, laissés sur la
gauche, se perdirent dans la brume du soir; celle-ci empêcha de
relever le cap Hay, dont la pointe, très-basse d'ailleurs, se confond
avec les glaces de la côte, circonstance qui rend souvent fort
difficile la détermination hydrographique des mers polaires.

Les puffins, les canards, les mouettes blanches se montraient en
très-grand nombre. La latitude par observation donna 74°01', et la
longitude, d'après le chronomètre, 77°15'.

Les deux montagnes de Catherine et d'Elisabeth élevaient au-dessus des
nuages leur chaperon de neige.

Le vendredi, à dix heures, le cap Warender fut dépassé sur la côte
droite du détroit, et sur la gauche, l'Admiralty-Inlet, baie encore
peu explorée par des navigateurs qui avaient hâte de se porter dans
l'ouest. La mer devint assez forte, et souvent les lames balayèrent le
pont du brick en y projetant des morceaux de glace. Les terres de la
côte nord offraient aux regards de curieuses apparences avec leurs
hautes tables presque nivelées, qui répercutaient les rayons du
soleil.

Hatteras eût voulu prolonger les terres septentrionales, afin de
gagner au plus tôt l'île Beechey et l'entrée du canal Wellington; mais
une banquise continue l'obligeait, à son grand déplaisir, de suivre
les passes du sud.

Ce fut pour cette raison que, le 26 mai, au milieu d'un brouillard
sillonné de neige, _le Forward_ se trouva par le travers du cap York;
une montagne d'une grande hauteur et presque à pic le fit reconnaître;
le temps s'étant un peu levé, le soleil parut un instant vers midi, et
permit de faire une assez bonne observation: 74°4' de latitude, et
84°23' de longitude. _Le Forward_ se trouvait donc à l'extrémité du
détroit de Lancastre.

Hatteras montrait sur ses cartes, au docteur, la route suivie et à
suivre. Or, la position du brick était intéressante en ce moment.

«J'aurais voulu, dit-il, me trouver plus au nord, mais à l'impossible
nul n'est tenu; voyez, voici notre situation exacte.»

Le capitaine pointa sa carte à peu de distance du cap York.

«Nous sommes au milieu de ce carrefour ouvert à tous les vents, et
formé par les débouchés du détroit de Lancastre, du détroit de Barrow,
du canal de Wellington, et du passage du Régent; c'est un point auquel
ont nécessairement abouti tous les navigateurs de ces mers.

--Eh bien, répondit le docteur, cela devait être embarrassant pour
eux; c'est un véritable carrefour, comme vous dites, auquel viennent
se croiser quatre grandes routes, et je ne vois pas de poteaux
indicateurs du vrai chemin! Comment donc les Parry, les Ross, les
Franklin, ont-ils fait?

--Ils n'ont pas fait, docteur, ils se sont laissé faire: ils n'avaient
pas le choix, je vous assure; tantôt le détroit de Barrow se fermait
pour l'un, qui, l'année suivante, s'ouvrait pour l'autre; tantôt le
navire se sentait inévitablement entraîné vers le passage du Régent.
Il est arrivé de tout cela, que, par la force des choses, on a foi par
connaître ces mers si embrouillées.

--Quel singulier pays! fit le docteur, en considérant la carte; comme
tout y est déchiqueté, déchiré, mis en morceaux, sans aucun ordre,
sans aucune logique! Il semble que les terres voisines du pôle Nord ne
soient ainsi morcelées que pour en rendre les approches plus
difficiles, tandis que dans l'autre hémisphère elles se terminent par
des pointes tranquilles et effilées comme le cap Horn, le cap de
Bonne-Espérance et la péninsule Indienne! Est-ce la rapidité plus
grande de l'Équateur qui a ainsi modifié les choses, tandis que les
terres extrêmes, encore fluides aux premiers jours du monde, n'ont pu
se condenser, s'agglomérer les unes aux autres, faute d'une rotation
assez rapide?

--Cela doit être, car il y a une logique à tout ici-bas, et rien ne
s'y est fait sans des motifs que Dieu permet quelquefois aux savants
de découvrir; ainsi, docteur, usez de la permission.

--Je serai malheureusement discret, capitaine. Mais quel vent
effroyable règne dans ce détroit? ajouta le docteur en
s'encapuchonnant de son mieux.

--Oui, la brise du nord y fait rage surtout, et nous écarte de notre
route.

--Elle devrait cependant repousser les glaces au sud et laisser le
chemin libre.

--Elle le devrait, docteur, mais le vent ne fait pas toujours ce qu'il
doit. Voyez! cette banquise paraît impénétrable. Enfin, nous
essayerons d'arriver à l'île Griffith, puis de contourner l'île
Cornwallis pour gagner le canal de la Reine, sans passer par le canal
de Wellington. Et cependant, je veux absolument toucher à l'île
Beechey, afin d'y refaire ma provision de charbon.

--Comment cela? repondit le docteur étonné.

--Sans doute; d'après l'ordre de l'Amirauté, de grandes provisions ont
été déposées sur cette île, afin de pourvoir aux expéditions futures,
et, quoi que le capitaine MacClintock ait pu prendre en août 1859, je
vous assure qu'il en restera pour nous.

--Au fait, dit le docteur, ces parages ont été explorés pendant quinze
ans, et, jusqu'au jour ou la preuve certaine de la perte de Franklin a
été acquise, l'Amirauté a toujours entretenu cinq ou six navires dans
ces mers. Si je ne me trompe, même, l'île Griffith, que je vois là sur
la carte, presque au milieu du carrefour, est devenue le rendez-vous
général des navigateurs.

--Cela est vrai, docteur, et la malheureuse expédition de Franklin a
eu pour résultat de nous faire connaître ces lointaines contrées.

--C'est juste, capitaine, car les expéditions ont été nombreuses
depuis 1845. Ce ne fut qu'en 1848 que l'on s'inquiéta de la
disparition de l'_Erebus_ et du _Terror_, les deux navires de
Franklin. On voit alors le vieil ami de l'amiral, le docteur
Richardson, âgé de soixante-dix ans, courir au Canada et remonter la
rivière Coppermine jusqu'à la mer Polaire; de son côté, James Ross,
commandant l'_Entreprise_ et l'_Investigator_, appareille d'Uppernawik
en 1848, et arrive au cap York où nous sommes en ce moment. Chaque
jour, il jette à la mer un baril contenant des papiers destinés à
faire connaître sa position; pendant la brume, il tire le canon; la
nuit, il lance des fusées et brûle des feux de Bengale, ayant soin de
se tenir toujours sous une petite voilure; enfin il hiverne au port
Léopold de 1848 à 1849; là, il s'empare d'une grande quantité de
renards blancs, fait river à leur cou des colliers de cuivre sur
lesquels était gravée l'indication de la situation des navires et des
dépôts de vivres, et il les fait disperser dans toutes les directions;
puis au printemps, il commence à fouiller les côtes de North-Sommerset
sur des traîneaux, au milieu de dangers et de privations qui rendirent
presque tous ses hommes malades ou estropiés, élevant des cairns[1]
dans lesquels il enfermait des cylindres de cuivre, avec les notes
nécessaires pour rallier l'expédition perdue; pendant son absence, le
lieutenant MacClure explorait sans résultat les côtes septentrionales
du détroit de Barrow. Il est à remarquer, capitaine, que James Ross
avait sous ses ordres deux officiers destinés à devenir célèbres plus
tard, MacClure qui franchit le passage du nord-ouest, MacClintock qui
découvrit les restes da Franklin.

  [1]  Petites pyramides de pierres.

--Deux bons et braves capitaines, aujourd'hui, deux braves Anglais;
continuez, docteur, l'histoire de ces mers que vous possédez si bien;
il y a toujours à gagner aux récits de ces tentatives audacieuses.

--Eh bien, pour en terminer avec James Ross, j'ajouterai qu'il essaya
de gagner l'île Melville plus à l'ouest; mais il faillit perdre ses
navires, et, pris par les glaces, il fut ramené malgré lui jusque dans
la mer de Baffin.

--Ramené, fit Hatteras en fronçant le sourcil, ramené malgré lui!

--Il n'avait rien découvert, reprit le docteur; ce fut à partir de
cette année 1850 que les navires anglais ne cessèrent de sillonner ces
mers, et qu'une prime de vingt mille livres[1] fut promise à toute
personne qui découvrirait les équipages de l'_Erebus_ et du _Terror_.
Déjà en 1848, les capitaines Kellet et Moore, commandant l'_Hérald et
_le Plover_, tentaient de pénétrer par le détroit de Behring.
J'ajouterai que pendant les années 1850 et 1851, le capitaine Austin
hiverna à l'île Cornwallis, le capitaine Penny explora sur
l'_Assistance_ et _la Résolue_ le canal Wellington, la vieux John
Ross, le héros du pôle magnétique, repartit sur son yacht _le Félix_ à
la recherche de son ami, le brick _le Prince-Albert_ fit un premier
voyage aux frais de Lady Franklin, et enfin que deux navires
américains expédiés par Grinnel avec le capitaine Haven, entraînés
hors du canal de Wellington, furent rejetés dans le détroit de
Lancastre. Ce fut pendant cette année que MacClintock, alors
lieutenant d'Austin, poussa jusqu'à l'île Melville et au cap Dundac,
points extrêmes atteints par Parry en 1819, et que l'on trouva à l'île
Beechey des traces de l'hivernage de Franklin en 1845.

  [1]  500,000 francs.

--Oui, répondit Hatteras, trois de ses matelots y avaient été inhumés,
trois hommes plus chanceux que les autres!

--De 1851 à 1852, continua le docteur, en approuvant du geste la
remarque d'Hatteras, nous voyons _le Prince-Albert_ entreprendre un
second voyage avec le lieutenant français Bellot; il hiverne à
Batty-Bay dans le détroit du Prince Régent, explore le sud-ouest de
Sommerset, et en reconnaît la côte jusqu'au cap Walker. Pendant ce
temps, l'_Entreprise_ et l'_Investigator_, de retour en Angleterre,
passaient sous le commandement de Collinson et de Mac Clure, et
rejoignaient Kellet et Moore au détroit de Behring; tandis que
Collinson revenait hiverner à Hong-Kong, MacClure marchait en avant,
et, après trois hivernages, de 1850 à 1851, de 1851 à 1852, de 1852 à
1853, il découvrait le passage du nord-ouest, sans rien apprendre sur
le sort de Franklin. De 1852 à 1853, une nouvelle expédition composée
de trois bâtiments à voile, _l'Assistance, le Résolute le North-Star_,
et de deux bateaux à vapeur, _le Pionnier_ et _l'Intrépide_, mit à la
voile sous le commandement de sir Edward Belcher, avec le capitaine
Kellet pour second; sir Edward visita le canal de Wellington, hiverna
à la baie de Northumberland, et parcourut la côte, tandis que Kellet,
poussant jusqu'à Bridport dans l'île de Melville, explorait sans
succès cette partie des terres boréales. Mais alors le bruit se
répandit en Angleterre que deux navires, abandonnés au milieu des
glaces, avaient été aperçus non loin des côtes de la Nouvelle-Écosse.
Aussitôt, lady Franklin arme le petit steamer à hélice _l'Isabelle_,
et le capitaine Inglefied, après avoir remonté la baie de Baffin
jusqu'à la pointe Victoria par le quatre-vingtième parallèle, revient
à l'île Beechey sans plus de succès. Au commencement de 1855,
l'américain Grinnel fait les frais d'une nouvelle expédition, et le
docteur Kane, cherchant à pénétrer jusqu'au pôle....

--Mais il ne l'a pas fait, s'écria violemment Hatteras, et Dieu en
soit loué! Ce qu'il n'a pas fait, nous le ferons!

--Je le sais, capitaine, répondit le docteur, et si j'en parle, c'est
que cette expédition se rattache forcément aux recherches de Franklin.
D'ailleurs, elle n'eut aucun résultat. J'allais omettre de vous dire
que l'Amirauté, considérant l'île Beechey comme le rendez-vous général
des expéditions, chargea en 1853 le steamer _le Phénix_, capitaine
Inglefied, d'y transporter des provisions; ce marin s'y rendit avec le
lieutenant Bellot, et perdit ce brave officier qui pour la seconde
fois mettait son dévouement au service de l'Angleterre; nous pouvons
avoir des détails d'autant plus précis sur cette catastrophe, que
Johnson, notre maître d'équipage, fut témoin de ce malheur.

--Le lieutenant Bellot était un brave Français, dit Hatteras, et sa
mémoire est honorée en Angleterre.

--Alors, reprit le docteur, les navires de l'escadre Belcher
commencent à revenir peu à peu; pas tous, car sir Edward dut
abandonner _l'Assistance_ en 1854, ainsi que MacClure avait fait de
_l'Investigator_ en 1853. Sur ces entrefaites, le docteur Rae, par une
lettre datée du 29 juillet 1854, et adressée de Repulse-Bay où il
était parvenu pav l'Amérique, fit connaître que les Esquimaux de la
terre du roi Guillaume possédaient différents objets provenant de
_l'Erebus_ et du _Terror_; pas de doute possible alors sur la destinée
de l'expédition; _le Phénix, le North-Star_, et le navire de Collinson
revinrent en Angleterre; il n'y eut plus de bâtiment anglais dans les
mers arctiques. Mais si le gouvernement semblait avoir perdu tout
espoir, lady Franklin espérait encore, et des débris de sa fortune
elle équipa le Fox, commandé par MacClintock; il partit en 1857,
hiverna dans les parages où vous nous êtes apparu, capitaine, parvint
à l'île Beechey, le 11 août 1858, hiverna une seconde fois au détroit
de Bellot, reprit ses recherches en février 1859, le 6 mai, découvrit
le document qui ne laissa plus de doute sur la destinée de _l'Erebus_
et du _Terror_, et revint en Angleterre à la fin de la même année.
Voilà tout ce qui s'est passé pendant quinze ans dans ces contrées
funestes, et depuis le retour du _Fox_, pas un navire n'est revenu
tenter la fortune au milieu de ces dangereuses mers!

--Eh bien, nous la tenterons!» répondit Hatteras.




CHAPITRE XV.

LE FORWARD REJETÉ DANS LE SUD.


Le temps s'éclaircit vers le soir, et la terre se laissa distinguer
clairement entre le cap Sepping et le cap Clarence, qui s'avance vers
l'est, puis au sud, et est relié à la côte de l'ouest par une langue
de terre assez basse. La mer était libre de glaces à l'entrée du
détroit du Régent; mais, comme si elle eût voulu barrer la route du
nord au _Forward_, elle formait une banquise impénétrable au delà du
port Léopold.

Hatteras, très-contrarié sans en rien laisser paraître, dut recourir à
ses pétards pour forcer l'entrée du port Léopold; il l'atteignit à
midi, le dimanche, 27 mai; le brick fut solidement ancré sur de gros
ice-bergs, qui avaient l'aplomb, la dureté et la solidité du roc.

Aussitôt le capitaine, suivi du docteur, de Johnson et de son chien
Duk, s'élança sur la glace, et ne tarda pas à prendre terre. Duk
gambadait de joie; d'ailleur: depuis la reconnaissance du capitaine,
il était devenu très-sociable et très-doux, gardant ses rancunes pour
certains hommes de l'équipage, que son maître n'aimait pas plus que
lui.

Le port se trouvait débloqué de ces glaces que les brises de l'est y
entassent généralement; les terres coupées à pic présentaient à leur
sommet de gracieuses ondulations de neige. La maison et le fanal,
construits par James Ross, se trouvaient encore dans un certain état
de conservation; mais les provisions paraissaient avoir été saccagées
par les renards, et par les ours même, dont on distinguait des traces
récentes; la main des hommes ne devait pas être étrangère à cette
dévastation, car quelques restes de huttes d'Esquimaux se voyaient sur
le bord de la baie.

Les six tombes, renfermant six des marins de _l'Entreprise_ et de
_l'Investigator_, se reconnaissaient à un léger renflement de la
terre; elles avaient été respectées par toute la race nuisible, hommes
ou animaux.

En mettant le pied pour la première fois sur les terres boréales, le
docteur éprouva une émotion véritable; on ne saurait se figurer les
sentiments dont le coeur est assailli, à la vue de ces restes de
maisons, de tentes, de huttes, de magasins, que la nature conserve si
précieusement dans les pays froids.

«Voilà, dit-il à ses compagnons, cette résidence que James Ross
lui-même nomma le Camp du Refuge. Si l'expédition de Franklin eût
atteint cet endroit, elle était sauvée. Voici la machine qui fut
abandonnée ici-même, et le poêle établi sur la plate-forme, auquel
l'équipage du Prince-Albert se réchauffa en 1851; les choses sont
restées dans le même état, et l'on pourrait croire que Kennedy, son
capitaine, a quitté d'hier ce port hospitalier. Voici la chaloupe qui
l'abrita pendant quelques jours, lui et les siens, car ce Kennedy,
séparé de son navire, fut véritablement sauvé par le lieutenant Bellot
qui brava la température d'octobre pour le rejoindre.

--Un brave et digne officier que j'ai connu,» dit Johnson.

Pendant que le docteur recherchait avec l'enthousiasme d'un antiquaire
les vestiges des précédents hivernages, Hatteras s'occupait de
rassembler les provisions et le combustible qui ne se trouvaient qu'en
trèsp-etite quantité. La journée du lendemain fut employée à les
transporter à bord. Le docteur parcourait le pays, sans trop
s'éloigner du navire, et dessinait les points de vue les plus
remarquables. La température s'élevait peu à peu; la neige amoncelée
commençait à fondre. Le docteur fit une collection assez complète des
oiseaux du nord, tels que la mouette, le diver, les molly-nochtes, le
canard édredon, qui ressemble aux canards ordinaires, avec la poitrine
et le dos blancs, le ventre bleu, le dessus de la tête bleu, le reste
du plumage blanc nuancé de quelques teintes vertes; plusieurs d'entre
eux avaient déjà le ventre dépouillé de ce joli édredon dont le mâle
et la femelle se servent pour ouater leur nid. Le docteur aperçut
aussi de gros phoques respirant à la surface de la glace, mais il ne
put en tirer un seul.

Dans ses excursions, il découvrit la pierre des marées où sont gravés
les signes suivants,

                      [E  I]
                       1849

qui indiquent le passage de l'_Entreprise_ et de l'_Investigator_; il
poussa jusqu'au cap Clarence, à l'endroit même ou John et James Ross
en 1833 attendaient si impatiemment la débâcle des glaces. La terre
était jonchée d'ossements et de crânes d'animaux, et l'on distinguait
encore les traces d'habitation d'Esquimaux.

Le docteur avait eu l'idée d'élever un cairn au port Léopold, et d'y
déposer une note indiquant le passage du Forward et le but de
l'expédition. Mais Hatteras s'y opposa formellement; il ne voulait pas
laisser derrière lui des traces dont quelque concurrent eût pu
profiter. Malgré ses bonnes raisons, le docteur fut obligé de céder à
la volonté du capitaine. Shandon ne fut pas le dernier à blâmer cet
entêtement, car, en cas de catastrophe, aucun navire n'aurait pu
s'élancer au secours du _Forward_.

Hatteras ne voulut pas se rendre à ces raisons. Son chargement étant
terminé le lundi soir, il tenta encore une fois de s'élever au nord en
forçant la banquise, mais après de dangereux efforts, il dut se
résigner à redescendre le canal du Régent; il ne voulait à aucun prix
demeurer au port Léopold, qui ouvert aujourd'hui pouvait être fermé
demain par un déplacement inattendu des ice-fields, phénomène
très-fréquent dans ces mers et dont les navigateurs doivent
particulièrement se défier.

Si Hatteras ne laissait pas percer ses inquiétudes au dehors, au
dedans il les ressentait avec une extrême violence; il voulait aller
au nord et se trouvait forcé de marcher au sud! où arriverait-il
ainsi? allait-il reculer jusqu'à Victoria-Harbour dans le golfe
Boothia, où hiverna sir John Ross en 1833? trouverait-il le détroit de
Bellot libre à cette époque, et, contournant North-Sommerset,
pourrait-il remonter par le détroit de Peel? Ou bien, se verrait-il
capturé pendant plusieurs hivers comme ses devanciers, et obligé
d'épuiser ses forces et ses approvisionnements?

Ces craintes fermentaient dans sa tête; mais il fallait prendre un
parti; il vira de bord, et s'enfonça vers le sud.

Le canal du prince Régent conserve une largeur à peu près uniforme
depuis le port Léopold jusqu'à la baie Adélaïde. _Le Forward_ marchait
rapidement au milieu des glaçons, plus favorisé que les navires
précédents, dont la plupart mirent un grand mois à descendre ce canal,
même dans une saison meilleure; il est vrai que ces navires, sauf _le
Fox_, n'ayant pas la vapeur à leur disposition, subissaient les
caprices d'un vent incertain et souvent contraire.

L'équipage se montrait généralement enchanté de quitter les régions
boréales; il paraissait peu goûter ce projet d'atteindre le pôle; il
s'effrayait volontiers des résolutions d'Hatteras, dont la réputation
d'audace n'avait rien de rassurant. Hatteras cherchait à profiter de
toutes les occasions d'aller en avant, quelles qu'en fussent les
conséquences. Et cependant dans les mers boréales, avancer c'est bien,
mais il faut encore conserver sa position, et ne pas se mettre en
danger de la perdre.

_Le Forward_ filait à toute vapeur; sa fumée noire allait se
contourner en spirales sur les pointes éclatantes des ice-bergs;le
temps variait sans cesse, passant d'un froid sec à des brouillards de
neige avec une extrême rapidité. Le brick, d'un faible tirant d'eau,
rangeait de près la côte de l'ouest; Hatteras ne voulait pas manquer
l'entrée du détroit de Bellot, car le golfe de Boothia n'a d'autre
sortie au sud que le détroit mal connu de _la Fury_ et de _l'Hécla_;
ce golfe devenait donc une impasse, si le détroit de Bellot était
manqué ou devenait impraticable.

Le soir, _le Forward_ fut en vue de la baie d'Elwin, que l'on reconnut
à ses hautes roches perpendiculaires; le mardi matin, on aperçut la
baie Batty, où, le 10 septempre 1851, le Prince-Albert s'ancra pour un
long hivernage. Le docteur, sa lunette aux yeux, observait la côte
avec intérêt. De ce point rayonnèrent les expéditions qui établirent
la configuration géographique de North-Sommerset. Le temps était clair
et permettait de distinguer les profondes ravines dont la baie est
entourée.

Le docteur et maître Johnson, seuls peut-être, s'intéressaient à ces
contrées désertes. Hatteras, toujours courbé sur ses cartes, causait
peu; sa taciturnité s'accroissait avec la marche du brick vers le sud;
il montait souvent sur la dunette, et là, les bras croisés, l'oeil
perdu dans l'espace, il demeurait souvent des heures entières à fixer
l'horizon. Ses ordres, s'il en donnait, étaient brefs et rudes.
Shandon gardait un silence froid, et peu à peu se retirant en
lui-même, il n'eut plus avec Hatteras que les relations exigées par
les besoins du service; James Wall restait dévoué à Shandon, et
modelait sa conduite sur la sienne. Le reste de l'équipage attendait
les événements, prêt à en profiter dans son propre intérêt. Il n'y
avait plus à bord cette unité de pensées, cette communion d'idées si
nécessaire pour l'accomplissemeat des grandes choses. Hatteras le
savait bien.

On vit pendant la journée deux baleines filer rapidement vers le sud;
on aperçut également un ours blanc qui fut salué de quelques coups de
fusil sans succès apparent. Le capitaine connaissait le prix d'une
heure dans ces circonstances, et ne permit pas de poursuivre l'animal.

Le mercredi matin, l'extrémité du canal du Régent fut dépassée;
l'angle de la côte ouest était suivi d'une profonde courbure de la
terre. En consultant sa carte, le docteur reconnut la pointe de
Sommerset-House ou pointe Fury.

«Voilà, dit-il à son interlocuteur habituel, l'endroit même où se
perdit le premier navire anglais envoyé dans ces mers en 1815, pendant
le troisième voyage que Parry faisait au pôle; _la Fury_ fut tellement
maltraitée par les glaces à son second hivernage, que l'équipage dut
l'abandonner et revenir en Angleterre sur sa conserve _l'Hécla_.

--Avantage évident d'avoir un second navire, répondit Johnson; c'est
une précaution que les navigateurs polaires ne doivent pas négliger;
mais le capitaine Hatteras n'était pas homme à s'embarrasser d'un
compagnon!

--Est-ce que vous le trouvez imprudent, Johnson? demanda le docteur.

--Moi? je ne trouve rîen, monsieur Clawbonny. Tenez, voyez sur la côte
ces pieux qui soutiennent encore quelques lambeaux d'une tente à demi
pourrie.

--Oui, Johnson; c'est là que Parry débarqua tous les
approvisionnements de son navire, et, si ma mémoire est fidèle, le
toit de la maison qu'il construisit était fait d'un hunier recouvert
par les manoeuvres courantes de _la Fury_.

--Cela a dû bien changer depuis 1825.

--Mais pas trop, Johnson. En 1829, John Ross trouva la santé et le
salut de son équipage dans cette fragile demeure. En 1851, lorsque le
prince Albert y envoya une expédition, cette maison subsistait encore;
le capitaine Kennedy la fit réparer, il y a neuf ans de cela. Il
serait intéressant pour nous de la visiter, mais Hatteras n'est pas
d'humeur à s'arrêter!

--Et il a sans doute raison, monsieur Clawbonny; si le temps est
l'argent en Angleterre, ici c'est le salut, et pour un jour de retard,
une heure même, on s'expose à compromettre tout un voyage. Laissons-le
donc agir à sa guise.»

Pendant la journée du jeudi 1er juin, la baie qui porte le nom de baie
Creswell, fut coupée diagonalement par _le Forward_; depuis la pointe
de la Fury, la côte s'élevait vers le nord en rochers perpendiculaires
de trois cents pieds de hauteur; au sud, elle tendait à s'abaisser;
quelques sommets neigeux présentaient aux regards des tables nettement
coupées, tandis que les autres, affectant des formes bizarres,
projetaient dans la brume leurs pyramides aiguës.

Le temps se radoucit pendant cette journée, mais au détriment de sa
clarté; on perdit la terre de vue; le thermomètre remonta à
trente-deux degrés (0 centig.) quelques gelinottes voletaient ça et
là, et des troupes d'oies sauvages pointaient vers le nord; l'équipage
dut se débarrasser d'une partie de ses vêtements; on sentait
l'influence de la saison d'été dans ces contrées arctiques.

Vers le soir, _le Forward_ doubla le cap Garry à un quart de mille du
rivage par un fond de dix à douze brasses, et dès lors il rangea la
côte de près jusqu'à la baie Brentford. C'était sous cette latitude
que devait se rencontrer le détroit de Bellot, détroit que sir John
Ross ne soupçonna même pas dans son expédition de 1828; ses cartes
indiquent une côte non interrompue, dont il a noté et nommé les
moindres irrégularités avec le plus grand soin; il faut donc admettre
qu'à l'époque de son exploration l'entrée du détroit, complètement
fermée par les glaces, ne pouvait en aucune façon se distinguer de la
terre elle-même.

Ce détroit fut réellement découvert par le capitaine Kennedy dans une
excursion faite en avril 1852; il lui donna le nom du lieutenant
Bellot, «juste tribut,» dit-il, «aux importants services rendus à
notre expédition par l'officier français.»




CHAPITRE XVI.

LE PÔLE MAGNÉTIQUE


Hatteras, en s'approchant de ce détroit, sentit redoubler ses
inquiétudes; en effet, le sort de son voyage allait se décider;
jusqu'ici il avait fait plus que ses prédécesseurs, dont le plus
heureux, MacClintock, mit quinze mois à atteindre cette partie des
mers polaires; mais c'était peu, et rien même, s'il ne parvenait à
franchir le détroit de Bellot; ne pouvant revenir sur ses pas, il se
voyait bloqué jusqu'à l'année suivante.

Aussi il ne voulut s'en rapporter qu'à lui-même du soin d'examiner la
côte; il monta dans le nid de pie, et il y passa plusieurs heures de
la matinée du samedi.

L'équipage se rendait parfaitement compte de la situation du navire;
un profond silence régnait à bord; la machine ralentit ses mouvements;
_le Forward_ se tint aussi près de terre que possible; la côte était
hérissée de ces glaces que les plus chauds étés ne parviennent pas à
dissoudre; il fallait un oeil habile pour démêler une entrée au milieu
d'elles.

Hatteras comparait ses cartes et la terre. Le soleil s'étant montré un
instant vers midi, il fit prendre par Shandon et Wall une observation
assez exacte qui lui fut transmise à voix haute.

Il y eut là une demi-journée d'anxiété pour tous les esprits. Mais
soudain, vers deux heures, ces paroles retentissantes tombèrent du
haut du mât de misaine:

«Le cap à l'ouest, et forcez de vapeur.»

Le brick obéit instantanément; il tourna sa proue vers le point
indiqué; la mer écuma sous les branches de l'hélice, et _le Forward_
s'élança à toute vitesse entre deux ice-streams convulsionnés.

Le chemin était trouvé; Hatteras redescendit sur la dunette, et
l'ice-master remonta à son poste.

«Eh bien, capitaine, dit le docteur, nous sommes donc enfin entrés
dans ce fameux détroit?

--Oui, répondit Hatteras en baissant la voix; mais ce n'est pas tout
que d'y entrer, il faut encore en sortir.»

Et sur cette parole, il regagna sa cabine.

«Il a raison, se dit le docteur; nous sommes là comme dans une
souricière, sans grand espace pour manoeuvrer, et s'il fallait
hiverner dans ce détroit!... Bon! nous ne serions pas les premiers à
qui pareille aventure arriverait, et où d'autres se sont tirés
d'embarras nous saurions bien nous tirer d'affaire!»

Le docteur ne se trompait pas. C'est à cette place même, dans un petit
port abrité nommé port Kennedy par MacClintock lui-même, que _le Fox_
hiverna en 1858. En ce moment, on pouvait reconnaître les hautes
chaînes granitiques et les falaises escarpées des deux rivages.

Le détroit de Bellot, d'un mille de large sur dix-sept milles de long,
avec un courant de six à sept noeuds, est encaissé dans des montagnes
dont l'altitude est estimée à seize cents pieds; il sépare
North-Sommerset de la terre Boothia; les navires, on le comprend, n'y
ont pas leurs coudées franches. _Le Forward_ avançait avec précaution,
mais il avançait; les tempêtes sont fréquentes dans cet espace
resserré, et le brick n'échappa pas à leur violence habituelle; par
ordre d'Hatteras, les vergues des perroquets et des huniers furent
envoyées en bas, les mâts dépassés; malgré tout, le navire fatigua
énormément; les coups de mer arrivaient par paquets dans les rafales
de pluie; la fumée s'enfuyait vers l'est avec une étonnante rapidité;
on marchait un peu à l'aventure au milieu des glaces en mouvement; le
baromètre tomba à vingt-neuf pouces; il était difficile de se
maintenir sur le pont; aussi la plupart des hommes demeuraient dans le
poste pour ne pas souffrir inutilement,

Hatteras, Johnson, Shandon restèrent sur la dunette, en dépit des
tourbillons de neige et de pluie; et il faut ajouter le docteur, qui,
s'étant demandé ce qui lui serait le plus désagréable de faire en ce
moment, monta immédiatement sur le pont; on ne pouvait s'entendre, et
à peine se voir; aussi garda-t-il pour lui ses réflexions.

Hatteras essayait de percer le rideau de brume, car, d'après son
estime, il devait se trouver à l'extrémité du détroit vers les six
heures du soir; alors toute issue parut fermée; Hatteras fut donc
forcé de s'arrêter et s'ancra solidement à un ice-berg; mais il resta
en pression toute la nuit.

Le temps fut épouvantable. _Le Forward_ menaçait à chaque instant de
rompre ses chaînes; on pouvait craindre que la montagne, arrachée de
sa base sous les violences du vent d'ouest, ne s'en allât à la dérive
avec le brick. Les officiers furent constamment sur le qui-vive et
dans des appréhensions extrêmes; aux trombes de neige se joignait une
véritable grêle ramassée par l'ouragan sur la surface dégelée des
bancs de glace; c'étaient autant de flèches aiguës qui hérissaient
l'atmosphère.

La température s'éleva singulièrement pendant cette nuit terrible; le
thermomètre marqua cinquante-sept degrés (14° centig.), et le docteur,
à son grand étonnement, crut surprendre dans le sud quelques éclairs
suivis d'un tonnerre très-éloigné. Cela semblait corroborer le
témoignage du baleinier Scoresby, qui observa un pareil phénomène au
delà du soixante-cinquième parallèle. Le capitaine Parry fut également
témoin de cette singularité météorologique en 1821.

Vers les cinq heures du matin, le temps changea avec une rapidité
surprenante; la température retourna subitement au point de
congélation; le vent passa au nord et se calma. On pouvait apercevoir
l'ouverture occidentale du détroit, mais entièrement obstruée.
Hatteras promenait un regard avide sur la côte, se demandant si le
passage existait réellement.

Cependant le brick appareilla, et se glissa lentement entre les
ice-streams, tandis que les glaces s'écrasaient avec bruit sur son
bordage; les packs à cette époque mesuraient encore six à sept pieds
d'épaisseur; il fallait éviter leur pression avec soin, car au cas où
le navire y eût résisté, il aurait couru le risque d'être soulevé et
jeté sur le flanc.

A midi, et pour la première fois, on put admirer un magnifique
phénomène solaire, un halo avec deux parhélies; le docteur l'observa
et en prit les dimensions exactes; l'arc extérieur n'était visible que
sur une étendue de trente degrés de chaque côté du diamètre
horizontal; les deux images du soleil se distinguaient
remarquablement; les couleurs aperçues dans les arcs lumineux étaient
du dedans au dehors, le rouge, le jaune, le vert, un bleuâtre
très-faible, enfin de la lumière blanche sans limite extérieure
assignable.

Le docteur se souvint de l'ingénieuse théorie de Thomas Young sur ces
météores; ce physicien suppose que certains nuages composés de prismes
de glace sont suspendus dans l'atmosphère; les rayons du soleil qui
tombent sur ces prismes sont décomposés sous des angles de soixante et
quatre-vingt-dix degrés. Les halos ne peuvent donc se former par des
ciels sereins.

Le docteur trouvait cette explication fort ingénieuse.

Les marins, habitués aux mers boréales, considèrent généralement ce
phénomène comme précurseur d'une neige abondante. Si cette observation
se réalisait, la situation du _Forward_ devenait fort difficile.
Hatteras résolut donc de se porter en avant; pendant le reste de cette
journée et la nuit suivante, il ne prit pas un instant de repos,
lorgnant l'horizon, s'élançant dans les enfléchures, ne perdant pas
une occasion de se rapprocher de l'issue du détroit.

Mais, au matin, il dut s'arrêter devant l'infranchissable banquise. Le
docteur le rejoignit sur la dunette. Hatteras l'emmena tout à fait à
l'arrière, et ils purent causer sans crainte d'être entendus.

«Nous sommes pris, dit Hatteras. Impossible d'aller plus loin.

--Impossible? fit le docteur.

--Impossible! Toute la poudre du _Forward_ ne nous ferait pas gagner
un quart de mille!

--Que faire alors? dit le docteur.

--Que sais-je? Maudite soit cette funeste année qui se présente sous
des auspices aussi défavorables!

--Eh bien, capitaine, s'il faut hiverner, nous hivernerons! Autant
vaut cet endroit qu'un autre!

--Sans doute, fit Halteras à voix basse; mais il ne faudrait pas
hiverner, surtout au mois de juin. L'hivernage est plein de dangers
physiques et moraux. L'esprit d'un équipage se laisse vite abattre par
ce long repos au milieu de véritables souffrances. Aussi, je comptais
bien n'hiverner que sous une latitude plus rapprochée du pôle!

--Oui, mais la fatalité a voulu que la baie de Baffin fût fermée.

--Elle qui s'est trouvée ouverte pour un autre, s'écria Hatteras avec
colère, pour cet Américain, ce....

--Voyons, Hatteras, dit le docteur, en l'interrompant à dessein; nous
ne sommes encore qu'au 5 juin; ne nous désespérons pas; un passage
soudain peut s'ouvrir devant nous; vous savez que la glace a une
tendance à se séparer en plusieurs blocs, même dans les temps calmes,
comme si une force répulsive agissait entre les différentes masses qui
la composent; nous pouvons donc d'une heure à l'autre trouver la mer
libre.

--Eh bien, qu'elle se présente, et nous la franchirons! Il est
très-possible qu'au delà du détroit de Bellot nous ayons la facilité
de remonter vers le nord par le détroit de Peel ou le canal de
MacClintock, et alors...

--Capitaine, vint dire en ce moment James Wall, nous risquons d'être
démontés de notre gouvernail par les glaces.

--Eh bien, répondit Hatteras, risquons-le; je ne consentirai pas à le
faire enlever; je veux être prêt à toute heure de jour ou de nuit.
Veillez, monsieur Wall, à ce qu'on le protège autant que possible, en
écartant les glaçons; mais qu'il reste en place, vous m'entendez.

--Cependant, ajouta Wall...

--Je n'ai pas d'observations à recevoir, monsieur, dit sévèrement
Hatteras. Allez.»

Wall retourna vers son poste.

«Ah! fit Hatteras avec un mouvement de colère, je donnerais cinq ans
de ma vie pour me trouver au nord! Je ne connais pas de passage plus
dangereux; pour surcroît de difficulté, à cette distance rapprochée du
pôle magnétique, le compas dort, l'aiguille devient paresseuse ou
affolée, et change constamment de direction.

--J'avoue, répondit le docteur, que c'est une périlleuse navigation;
mais enfin, ceux qui l'ont entreprise s'attendaient à ses dangers, et
il n'y a rien là qui doive les surprendre.

--Ah! docteur! mon équipage est bien changé, et vous venez de le voir,
les officiers en sont déjà aux observations. Les avantages pécuniaires
offerts aux marins étaient de nature à décider leur engagement; mais
ils ont leur mauvais côté, puisque après le départ ils font désirer
plus vivement le retour! Docteur, je ne suis pas secondé dans mon
entreprise, et si j'échoue, ce ne sera pas par la faute de tel ou tel
matelot dont on peut avoir raison, mais par le mauvais vouloir de
certains officiers... Ah! ils le payeront chér!

--Vous exagérez, Hatteras.

--Je n'exagère rien! Croyez-vous que l'équipage soit fâché des
obstacles que je rencontre sur mon chemin? Au contraire! On espère
qu'ils me feront abandonner mes projets! Aussi, ces gens ne murmurent
pas, et tant que _le Forward_ aura le cap au sud, il en sera de même.
Les fous! ils s'imaginent qu'ils se rapprochent de l'Angleterre! Mais
si je parviens à remonter au nord, vous verrez les choses changer! Je
jure Dieu pourtant, que pas un être vivant ne me fera dévier de ma
ligne de conduite! Un passage, une ouverture, de quoi glisser mon
brick, quand je devrais y laisser le cuivre de son doublage, et
j'aurai raison de tout.»

Les désirs du capitaine devaient être satisfaits dans une certaine
proportion. Suivant les prévisions du docteur, il y eut un changement
soudain pendant la soirée; sous une influence quelconque de vent, de
courant ou de température, les ice-fields vinrent à se séparer; _le
Forward_ se lança hardiment, brisant de sa proue d'acier les glaçons
flottants; il navigua toute la nuit, et le mardi, vers les six heures,
il débouqua du détroit de Bellot.

Mais quelle fut la sourde irritation d'Hatteras en trouvant le chemin
du nord obstinément barré! Il eut assez de force d'âme pour contenir
son désespoir, et, comme si la seule route ouverte eût été la route
préférée, il laissa _le Forward_ redescendre le détroit de Franklin;
ne pouvant remonter par le détroit de Peel, il résolut de contourner
la terre du Prince de Galles, pour gagner le canal de MacClintock.
Mais il sentait bien que Shandon et Wall ne pouvaient s'y tromper, et
savaient à quoi s'en tenir sur son espérance déçue.

La journée du 6 juin ne présenta aucun incident; le ciel était
neigeux, et les pronostics du halo s'accomplissaient.

Pendant trente-six heures, _le Forward_ suivit les sinuosités de la
côte de Boothia, sans parvenir à se rapprocher de la terre du Prince
de Galles; Hatteras forçait de vapeur, brûlant son charbon avec
prodigalité; il comptait toujours refaire son approvisionnement à
l'île Beechey; il arriva le jeudi à l'extrémité du détroit de
Franklin, et trouva encore le chemin du nord infranchissable.

C'était à le désespérer; il ne pouvait plus même revenir sur ses pas;
les glaces le poussaient en avant, et il voyait sa route se refermer
incessamment derrière lui, comme s'il n'eût jamais existé de mer libre
là où il venait de passer une heure auparavant.

Ainsi, non-seulement _le Forward_ ne pouvait gagner au nord, mais il
ne devait pas s'arrêter un instant, sous peine d'être pris, et il
fuyait devant les glaces, comme un navire fuit devant l'orage.

Le vendredi, 8 juin, il arriva près de la côte de Boothia, à l'entrée
du détroit de James Ross, qu'il fallait éviter à tout prix, car il n'a
d'issue qu'à l'ouest, et aboutit directement aux terres d'Amérique.

Les observations, faites à midi sur ce point, donnèrent 70°5'17" pour
la latitude, et 96°46'45" pour 1s longitude; lorsque le docteur connut
ces chiffres, il les rapporta à sa carte, et vit qu'il se trouvait
enfin au pôle magnétique, à l'endroit même où James Ross, le neveu de
sir John, vint déterminer cette curieuse situation.

La terre était basse près de la côte, et se relevait d'une soixantaine
de pieds seulement en s'écartant de la mer de la distance d'un mille.

La chaudière _du Forward_ ayant besoin d'être nettoyée, le capitaine
fit ancrer son navire à un champ de glace, et permit au docteur
d'aller à terre en compagnie du maître d'équipage. Pour lui,
insensible à tout ce qui ne se rattachait pas à ses projets, il se
renferma dans sa cabine, dévorant du regard la carte du pôle.

Le docteur et son compagnon parvinrent facilement à terre; le premier
portait un compas destiné à ses expériences; il voulait contrôler les
travaux de James Ross; il découvrit aisément le monticule de pierres à
chaux élevé par ce dernier; il y courut; une ouverture permettait
d'apercevoir à l'intérieur la caisse d'étain dans laquelle James Ross
déposa le procès-verbal de sa découverte. Pas un être vivant ne
paraissait avoir visité depuis trente ans cette côte désolée.

En cet endroit, une aiguille aimantée, suspendue le plus délicatement
possible, se placait aussitôt dans une position à peu près verticale
sous l'influence magnétique; le centre d'attraction se trouvait donc à
une très-faible distance, sinon immédiatement au-dessous de
l'aiguille.

Le docteur fit son expérience avec soin. Mais si James Ross, à cause
de l'imperfection de ses instruments, ne put trouver pour son aiguille
verticale qu'une inclinaison de 89°59', c'est que le véritable point
magnétique se trouvait réellement à une minute de cet endroit. Le
docteur Clawbonny fut plus heureux, et à quelque distance de là il eut
l'extrême satisfaction de voir son inclinaison de 90 degrés.

«Voilà donc exactement le pôle magnétique du monde! s'écria-t-il en
frappant la terre du pied.

--C'est bien ici? demanda maître Johnson.

--Ici même, mon ami.

--Eh bien, alors, reprit le maître d'équipage, il faut abandonner
toute supposition de montagne d'aimant ou de masse aimantée,

--Oui, mon brave Johnson, répondit le docteur en riant, ce sont les
hypothèses de la crédulité! Comme vous le voyez, il n'y a pas la
moindre montagne capable d'attirer les vaisseaux, de leur arracher
leur fer, ancre par ancre, clou par clou! et vos souliers eux-mêmes
sont aussi libres qu'en tout autre point du globe.

--Alors comment expliquer?...

--On ne l'explique pas, Johnson; nous ne sommes pas encore assez
savants pour cela. Mais ce qui est certain, exact, mathématique, c'est
que le pôle magnétique est ici même, à cette place!

--Ah! monsieur Clawbonny, que le capitaine serait heureux de pouvoir
en dire autant du pôle boréal!

--Il le dira, Johnson, il le dira.

--Dieu le veuille!» répondit ce dernier.

Le docteur et son compagnon élevèrent un cairn sur l'endroit précis où
l'expérience avait eu lieu, et le signal de revenir leur ayant été
fait, ils retournèrent à bord à cinq heures du soir.




CHAPITRE XVII.

LA CATASTROPHE DE SIR JOHN FRANKLIN.


_Le Forward_ parvint à couper directement le détroit de James Ross,
mais ce ne fut pas sans peine; il fallut employer la scie et les
pétards; l'équipage éprouva une fatigue extrême. La température était
heureusement fort supportable, et supérieure de trente degrés à celle
que trouva James Ross à pareille époque. Le thermomètre marquait
trente-quatre degrés (-2° centigr.).

Le samedi, on doubla le cap Félix, à l'extrémité nord de la terre du
roi Guillaume, l'une des îles moyennes de ces mers boréales.

L'équipage éprouvait alors une impression forte et douloureuse; il
jetait des regards curieux, mais tristes, sur cette île dont il
prolongeait la côte.

En effet, il se trouvait en présence de cette terre du roi Guillaume,
théâtre du plus terrible drame des temps modernes! à quelques milles
dans l'ouest s'étaient à jamais perdus _l'Erebus_ et _le Terror_.

Les matelots du _Forward_ connaissaient bien les tentatives faites
pour retrouver l'amiral Franklin et le résultat obtenu, mais ils
ignoraient les affligeants détails de cette catastrophe. Or, tandis
que le docteur suivait sur sa carte la marche du navire, plusieurs
d'entre eux, Bell, Bolton, Simpson, s'approchèrent de lui et se
mêlèrent à sa conversation. Bientôt leurs camarades les suivirent, mus
par une curiosité particulière; pendant ce temps, le brick filait avec
une vitesse extrême, et les baies, les caps, les pointes de la côte
passaient devant le regard comme un panorama gigantesque.

Hatteras arpentait la dunette d'un pas rapide; le docteur, établi sur
le pont, se vit entouré de la plupart des hommes de l'équipage; il
comprit l'intérêt de cette situation, et la puissance d'un récit fait
dans de pareilles circonstances; il reprit donc en ces termes la
conversation commencée avec Johnson:

«Vous savez, mes amis, quels furent les débuts de Franklin; il fut
mousse comme Cook et Nelson; après avoir employé sa jeunesse à de
grandes expéditions maritimes, il résolut en 1845 de s'élancer à la
recherche du passage du nord-ouest; il commandait _l'Erebus_ et _le
Terror_, deux navires éprouvés qui venaient de faire avec James Ross,
en 1840, une campagne au pôle antarctique. _L'Erebus_, monté par
Franklin, portait soixante-dix hommes d'équipage, tant officiers que
matelots, avec Fitz-James pour capitaine, Gore, Le Vesconte, pour
lieutenants, Des Voeux, Sargent, Couch, pour maîtres d'équipage, et
Stanley pour chirurgien. _Le Terror_ comptait soixante-huit hommes,
capitaine Crozier, lieutenants, Little Hogdson et Irving, maîtres
d'équipage, Horesby et Thomas, chirurgien, Peddie. Vous pouvez lire
aux baies, aux caps, aux détroits, aux pointes, aux canaux, aux îles
de ces parages, le nom de la plupart de ces infortunés dont pas un n'a
revu son pays! En tout cent trente-huit hommes! Nous savons que les
dernières lettres de Franklin sont adressées de l'île Disko et datées
du 12 juillet 1845. «J'espère, disait-il, appareiller cette nuit pour
le détroit de Lancastre.» Que s'est-il passé depuis son départ de la
baie de Disko? Les capitaines des baleiniers le _Prince de Galles_ et
_l'Entreprise_ aperçurent une dernière fois les deux navires dans la
baie Melville, et, depuis ce jour, on n'entendit plus parler d'eux.
Cependant nous pouvons suivre Franklin dans sa marche vers l'ouest; il
s'engage par les détroits de Lancastre et de Barrow, arrive à l'île
Beechey où il passe l'hiver de 1845 à 1846.

--Mais comment a-t-on connu ces détails? demanda Bell, le charpentier.

--Par trois tombes qu'en 1850 l'expédition Austin découvrit sur l'île.
Dans ces tombes étaient inhumés trois des matelots de Franklin; puis
ensuite, à l'aide du document trouvé par le lieutenant Hobson du
_Fox_, et qui porte la date du 25 avril 1848. Nous savons donc
qu'après leur hivernage, _l'Erebus_ et _le Terror_ remontèrent le
détroit de Wellington jusqu'au soixante-dix-septième parallèle; mais
au lieu de continuer leur route au nord, route qui n'était sans doute
pas praticable, ils revinrent vers le sud...

--Et ce fut leur perte! dit une voix grave. Le salut était au nord.»

Chacun se retourna. Hatteras, accoudé sur la balustrade de la dunette,
venait de lancer à son équipage cette terrible observation.

«Sans doute, reprit le docteur, l'intention de Franklin était de
rejoindre la côte américaine; mais les tempêtes l'assaillirent sur
cette route funeste, et ïe 12 septembre 1846, les deux navires furent
saisis par les glaces, à quelques milles d'ici, au nord-ouest du cap
Félix; ils furent entraînés encore jusqu'au nord-nord-ouest de la
pointe Victory; là-même, fit le docteur en désignant un point de la
mer. Or, ajouta-t-il, les navires ne furent abandonnés que le 22 avril
1848. Que s'est-il donc passé pendant ces dix-neuf mois? qu'ont-ils
fait, ces malheureux? Sans doute, ils ont exploré les terres
environnantes, tenté tout pour leur salut, car l'amiral était un homme
énergique! et, s'il n'a pas réussi...

--C'est que ses équipages l'ont trahi,» dit Hatteras d'une voix
sourde.

Les matelots n'osèrent pas lever les yeux; ces paroles pesaient sur
eux.

«Bref, le fatal document nous l'apprend encore, sir John Franklin
succombe à ses fatigues, le 11 juin 1847. Honneur à sa mémoire!» dit
le docteur en se découvrant.

Ses auditeurs l'imitèrent en silence.

«Que devinrent ces malheureux privés de leur chef, pendant dix mois?
ils demeurèrent à bord de leurs navires, et ne se décidèrent à les
abandonner qu'en avril 1848; cent cinq hommes restaient encore sur
cent trente-huit. Trente-trois étaient morts! Alors les capitaines
Crozier et Fitz-James élèvent un cairn à la pointe Victory, et ils y
déposent leur dernier document. Voyez, mes amis, nous passons devant
cette pointe! Vous pouvez encore apercevoir les restes de ce cairn,
placé pour ainsi dire au point extrême que John Ross atteignit en
1831! Voici le cap Jane Franklin! voici la pointe Franklin! voici la
pointe Le Vesconte! voici la baie de _l'Erebus_, où l'on trouva la
chaloupe faite avec les débris de l'un des navires, et posée sur un
traîneau! Là furent découverts des cuillers d'argent, des munitions en
abondance, du chocolat, du thé, des livres de religion! Car les cent
cinq survivants, sous la conduite du capitaine Crozier, se mirent en
route pour Great-Fish-River! Jusqu'où ont-ils pu parvenir? ont-ils
réussi à gagner la baie d'Hudson? quelques-uns survivent-ils? que
sont-ils devenus depuis ce dernier départ?...

--Ce qu'ils sont devenus, je vais vous l'apprendre dit John Hatteras
d'une voix forte. Oui, ils ont tâché d'arriver à la baie d'Hudson, et
se sont fractionnés en plusieurs troupes! Oui, ils ont pris la route
du sud! Oui, en 1854, une lettre du docteur Rae apprit qu'en 1850 les
Esquimaux avaient rencontré sur cette terre du roi Guillaume un
détachement de quarante hommes, chassant le veau marin, voyageant sur
la glace, traînant un bateau, maigris, hâves, exténués de fatigues et
de douleurs. Et plus tard, ils découvraient trente cadavres sur le
continent, et cinq sur une île voisine, les uns à demi enterrés, les
autres abandonnés sans sépulture, ceux-ci sous un bateau renversé,
ceux-là sous les débris d'une tente, ici un officier, son télescope à
l'épaule et son fusil chargé près de lui, plus loin des chaudières
avec les restes d'un repas horrible! A ces nouvelles, l'Amirauté pria
la Compagnie de la baie d'Hudson d'envoyer ses agents les plus habiles
sur le théâtre de l'événement. Ils descendirent la rivière de Back
jusqu'à son embouchure. Ils visitèrent les îles de Montréal,
Maconochie, pointe Ogle. Mais rien! Tous ces infortunés étaient morts
de misère, morts de souffrance, morts de faim, en essayant de
prolonger leur existence par les ressources épouvantables du
cannibalisme! Voilà ce qu'ils sont devenus le long de cette route du
sud jonchée de leurs cadavres mutilés! Eh bien! voulez-vous encore
marcher sur leurs traces?»

La voix vibrante, les gestes passionnés, la physionomie ardente
d'Hatteras, produisirent un effet indescriptible. L'équipage,
surexcité par l'émotion en présence de ces terres funestes, s'écria
tout d'une voix:

«Au nord! au nord!

--Eh bien! au nord! le salut et la gloire sont là! an nord! Le ciel se
déclare pour nous! le vent change! la passe est libre! pare à virer!»

Les matelots se précipitèrent à leur poste de manoeuvre; les
ice-streams se dégageaient peu à peu; _le Forward_ évolua rapidement
et se dirigea en forçant de vapeur vers le canal de Mac-Clintock.

Hatteras avait eu raison de compter sur une mer plus libre; il suivait
en la remontant la route présumée de Franklin; il longeait la côte
orientale de la terre du Prince de Galles, suffisamment déterminée
alors, tandis que la rive opposée est encore inconnue. Évidemment la
débâcle des glaces vers le sud s'était faite par les pertuis de l'est,
car ce détroit paraissait être entièrement dégagé; aussi _le Forward_
fut-il en mesure de regagner le temps perdu; il força de vapeur, si
bien que le 14 juin il dépassait la baie Osborne et les points
extrêmes atteints dans les expéditions de 1851. Les glaces étaient
encore nombreuses dans le détroit, mais la mer ne menaçait plus de
manquer à la quille du _Forward_.




CHAPITRE XVIII

LA ROUTE AU NORD.


L'équipage paraissait avoir repris ses habitudes de discipline et
d'obéissance. Les manoeuvres, rares et peu fatigantes, lui laissaient
de nombreux loisirs. La température se maintenait au-dessus du point
de congélation, et le dégel devait avoir raison des plus grands
obstacles de cette navigation.

Duk, familier et sociable, avait noué des relations d'une amitié
sincère avec le docteur Clawbonny. Ils étaient au mieux. Mais comme en
amitié il y a toujours un ami sacrifié à l'autre, il faut avouer que
le docteur n'était pas l'autre. Duk faisait de lui tout ce qu'il
voulait. Le docteur obéissait comme un chien à son maître. Duk,
d'ailleurs, se montrait aimable envers la plupart des matelots et des
officiers du bord; seulement, par instinct sans doute, il fuyait la
société de Shandon; il avait aussi conservé une dent, et quelle dent!
contre Pen et Foker; sa haine pour eux se traduisait en grognements
mal contenus à leur approche. Ceux-ci, d'ailleurs, n'osaient plus
s'attaquer au chien du capitaine, «à son génie familier,» comme le
disait Clifton.

En fin de compte, l'équipage avait repris confiance et se tenait bien.

«Il semble, dit un jour James Wall à Bichard Shandon, que nos hommes
aient pris au sérieux les discours du capitaine; ils ont l'air de ne
plus douter du succès.

--Ils ont tort, répondit Shandon; s'ils réfléchissaient, s'ils
examinaient la situation, ils comprendraient que nous marchons
d'imprudence en imprudence.

--Cependant, reprit Wall, nous voici dans une mer plus libre; nous
revenons vers des routes déjà reconnues; n'exagérez-vous pas, Shandon?

--Je n'exagère rien, Wall; la haine, la jalousie, si vous le voulez,
que m'inspire Hatteras, ne m'aveuglent pas. Répondez-moi, avez-vous
visité les soutes au charbon?

--Non, répondit Wall.

--Eh bien! descendez-y, et vous verrez avec quelle rapidité nos
approvisionnements diminuent. Dans le principe, on aurait dû naviguer
surtout à la voile, l'hélice étant réservée pour remonter les courants
ou les vents contraires; notre combustible ne devait être employé
qu'avec la plus sévère économie; car, qui peut dire en quel endroit de
ces mers et pour combien d'années nous pouvons être retenus? Mais
Hatteras, poussé par cette frénésie d'aller en avant, de remonter
jusqu'à ce pôle inaccessible, ne se préoccupe plus d'un pareil détail.
Que le vent soit contraire ou non, il marche à toute vapeur, et, pour
peu que cela continue, nous risquons d'être fort embarrassés, sinon
perdus.

--Dites-vous vrai, Shandon? cela est grave alors!

--Oui, Wall, grave; non-seulement pour la machine qui, faute de
combustible, ne nous serait d'aucune utilité dans une circonstance
critique, mais grave aussi, au point de vue d'un hivernage auquel il
faudra tôt ou tard arriver. Or, il faut un peu songer au froid dans un
pays où le mercure se gèle fréquemment dans le thermomètre[1].

  [1]  Le mercure se gèle à 42° centigrades au-dessous de 0.

--Mais, si je ne me trompe, Shandon, le capitaine compte renouveler
son approvisionnement à l'île Beechey; il doit y trouver du charbon en
grande quantité.

--Va-t-on où l'on veut dans ces mers, Wall? peut-on compter trouver
tel détroit libre de glace? Et s'il manque l'île Beechey, et s'il ne
peut y parvenir, que deviendrons-nous?

--Vous avez raison, Shandon; Hatteras me paraît imprudent; mais
pourquoi ne lui faites-vous pas quelques observations à ce sujet?

--Non, Wall, répondit Shandon avec une amertume mal déguisée; j'ai
résolu de me taire; je n'ai plus la responsabilité du navire;
j'attendrai les événements; on me commande, j'obéis, et je ne donne
pas d'opinion.

--Permettez-moi de vous dire que vous avez tort, Shandon, puisqu'il
s'agit d'un intérêt commun, et que ces imprudences du capitaine
peuvent nous coûter fort cher à tous.

--Et si je lui parlais, Wall, m'écouterait-il?»

Wall n'osa répondre affirmativement.

«Mais, ajouta-t-il, il écouterait peut-être les représentations de
l'équipage.

--L'équipage, fit Shandon en haussant les épaules; mais, mon pauvre
Wall, vous ne l'avez donc pas observé? il est animé de tout autre
sentiment que celui de son salut! il sait qu'il s'avance vers le
soixante-douzième parallèle, et qu'une somme de mille livres lui est
acquise par chaque degré gagné au delà de cette latitude.

--Vous avez raison, Shandon, répondit Wall, et le capitaine a pris là
le meilleur moyen de tenir ses hommes.

--Sans doute, répondit Shandon, pour le présent du moins.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire qu'en l'absence de dangers ou de fatigues, par une mer
libre, cela ira tout seul; Hatteras les a pris par l'argent; mais ce
que l'on fait pour l'argent, on le fait mal. Viennent donc les
circonstances difficiles, les dangers, la misère, la maladie, le
découragement, le froid, au-devant duquel nous nous précipitons en
insensés, et vous verrez si ces gens-là se souviennent encore d'une
prime à gagner!

--Alors, selon vous, Shandon, Hatteras ne réussira pas?

--Non, Wall, il ne réussira pas; dans une pareille entreprise, il faut
entre les chefs une parfaite communauté d'idées, une sympathie qui
n'existe pas. J'ajoute qu'Hatteras est un fou; son passé tout entier
le prouve! Enfin, nous verrons! il peut arriver des circonstances
telles, que l'on soit forcé de donner le commandement du navire à un
capitaine moins aventureux....

--Cependant, dit Wall, en secouant la tête d'un air de doute, Hatteras
aura toujours pour lui....

--Il aura, répliqua Shandon en interrompant l'officier, il aura le
docteur Clawbonny, un savant qui ne pense qu'à savoir, Johnson, un
marin esclave de la discipline, et qui ne prend pas la peine de
raisonner, peut-être un ou deux hommes encore, comme Bell, le
charpentier, quatre au plus, et nous sommes dix-huit à bord! Non,
Wall, Hatteras n'a pas la confiance de l'équipage, il le sait bien, il
l'amorce par l'argent; il a profité habilement de la catastrophe de
Franklin pour opérer un revirement dans ces esprits mobiles; mais cela
ne durera pas, vous dis-je; et s'il ne parvient pas à atterrir à l'île
Beechey, il est perdu!

--Si l'équipage pouvait se douter...

--Je vous engage, répondit vivement Shandon, à ne pas lui communiquer
ces observations; il les fera de lui-même. En ce moment, d'ailleurs,
il est bon de continuer à suivre la route du nord. Mais qui sait si ce
qu'Hatteras croit être une marche vers le pôle n'est pas un retour sur
ses pas? Au bout du canal MacClintock est la baie Melville, et là
débouche cette suite de détroits qui ramènent à la baie de Baffin.
Qu'Hatteras y prenne garde! le chemin de l'ouest est plus facile que
le chemin du nord.»

On voit par ces paroles quelles étaient les dispositions de Shandon,
et combien le capitaine avait droit de pressentir un traître en lui.

Shandon raisonnait juste d'ailleurs, quand il attribuait la
satisfaction actuelle de l'équipage à cette perspective de dépasser
bientôt le soixante-douzième pararallèle. Cet appétit d'argent
s'empara des moins audacieux du bord. Clifton avait fait le compte de
chacun avec une grande exactitude. En retranchant le capitaine et le
docteur, qui ne pouvaient être admis à partager la prime, il restait
seize hommes sur _le Forward_. La prime étant de mille livres, cela
donnait une somme de soixante-deux livres et demie[1] par tête et par
degré. Si jamais on parvenait au pôle, les dix-huit degrés à franchir
réservaient à chacun une somme de onze cent vingt-cinq livres[2],
c'est-à-dire une fortune. Cette fantaisie-là coûterait dix-huit mille
livres[3] au capitaine; mais il était assez riche pour se payer
pareille promenade au pôle.

  [1]  1,362 fr. 50 c.
  [2]  23,123 fr.
  [3]  450,000 fr.

Ces calculs enflammèrent singulièrement l'avidité de l'équipage, comme
on peut le croire, et plus d'un aspirait à dépasser cette latitude
dorée, qui, quinze jours auparavant, se réjouissait de descendre vers
le sud.

Le _Forward_, dans la journée du 16 juin, rangea le cap Aworth. Le
mont Rawlinson dressait ses pics blancs vers le ciel; la neige et la
brume le faisaient paraître colossal en exagérant sa distance; la
température se maintenait à quelques degrés au-dessus de glace; des
cascades et des cataractes improvisées se développaient sur les flancs
de la montagne; les avalanches se précipitaient avec une détonation
semblable aux décharges continues de la grosse artillerie. Les
glaciers, étalés en longues nappes blanches, projetaient une immense
réverbération dans l'espace. La nature boréale aux prises avec le
dégel offrait aux yeux un splendide spectacle. Le brick rasait la côte
de fort près; on apercevait sur quelques rocs abrités de rares
bruyères dont les fleurs rosés sortaient timidement entre les neiges,
des lichens maigres d'une couleur rougeâtre, et les pousses d'une
espèce de saule nain, qui rampaient sur le sol.

Enfin, le 19 juin, parce fameux soixante-douzième degré de latitude,
on doubla la pointe Minto, qui forme l'une des extrémités de la baie
Ommaney; le brick entra dans la baie Melville, surnommée la _mer
d'Argent_ par Bolton; ce joyeux marin se ïivra sur ce sujet à mille
facéties dont le bon Clawbonny rit de grand coeur.

La navigation du _Forward_, malgré une forte brise du nord-est, fut
assez facile pour que, le 23 juin, il dépassât le soixante-quatorzième
degré de latitude. Il se trouvait au milieu du bassin de Melville,
l'une des mers les plus considérables de ces régions. Cette mer fut
traversée pour la première fois par le capitaine Parry dans sa grande
expédition de 1819, et ce fut là que son équipage gagna la prime de
cinq mille livres promise par acte du gouvernement.

Clifton se contenta de remarquer qu'il y avait deux degrés du
soixante-douzième au soixante-quatorzième: cela faisait déjà cent
vingt-cinq livres à son crédit. Mais on lui fit observer que la
fortune dans ces parages était peu de chose, qu'on ne pouvait se dire
riche qu'à la condition de boire sa richesse; il semblait donc
convenable d'attendre le moment où l'on roulerait sous la table d'une
taverne de Liverpool, pour se réjouir et se frotter les mains.




CHAPITRE XIX.

UNE BALEINE EN VUE.


Le bassin de Melville, quoique aisément navigable, n'était pas
dépourvu de glaces; on apercevait d'immenses ice-fields prolongés
jusqu'aux limites de l'horizon; ça et là apparaissaient quelques
ice-bergs, mais immobiles et comme ancrés au milieu des champs glacés.
_Le Forward_ suivait à toute vapeur de larges passes où ses évolutions
devenaient faciles. Le vent changeait fréquemment, sautant avec
brusquerie d'un point du compas à l'autre.

La variabilité du vent dans les mers arctiques est un fait
remarquable, et souvent quelques minutes à peine séparent un calme
plat d'une tempête désordonnée. C'est ce qu'Hatteras éprouva le 23
juin, au milieu même de l'immense baie.

Les vents les plus constants soufflent généralement de la banquise à
la mer libre, et sont très-froids. Ce jour-là, le thermomètre
descendit de quelques degrés; le vent sauta dans le sud, et d'immenses
rafales passant au-dessus des champs de glace, vinrent se débarrasser
de leur humidité sous la forme d'une neige épaisse, Hatteras fit
immédiatement carguer les voiles dont il aidait l'hélice, mais pas si
vite cependant que son petit perroquet ne fût emporté en un clin
d'oeil.

Hatteras commanda ses manoeuvres avec le plus grand sang-froid, et ne
quitta pas le pont pendant la tempête; il fut obligé de fuir devant le
temps et de remonter dans l'ouest. Le vent soulevait des vagues
énormes au milieu desquelles se balançaient des glaçons de toutes
formes arrachés aux ice-fields environnants; le brick était secoué
comme un jouet d'enfant, et les débris des packs se précipitaient sur
sa coque; par moment, il s'élevait perpendiculairement au sommet d'une
montagne liquide; sa proue d'acier, ramassant la lumière diffuse,
étincelait comme une barre de métal en fusion; puis il descendait dans
un abîme, donnant de la tête au milieu des tourbillons de sa fumée,
tandis que son hélice, hors de l'eau, tournait à vide avec un bruit
sinistre et frappait l'air de ses branches émergées. La pluie, mêlée à
la neige, tombait à torrent.

Le docteur ne pouvait manquer une occasion pareille de se faire
tremper jusqu'aux os; il demeura sur le pont, en proie à toute cette
émouvante admiration qu'un savant sait extraire d'un tel spectacle.
Son plus proche voisin n'aurait pu entendre sa voix; il se taisait
donc et regardait; mais en regardant, il fut témoin d'un phénomène
bizarre et particulier aux régions hyperboréennes.

La tempête était circonscrite dans un espace restreint et ne
s'étendait pas à plus de trois ou quatre milles; en effet, le vent qui
passe sur les champs de glace perd beaucoup de sa force, et ne peut
porter loin ses violences désastreuses; le docteur apercevait de temps
à autre, par quelque embellie, un ciel serein et une mer tranquille au
delà des ice-fields; il suffisait donc au _Forward_ de se diriger à
travers les passes pour retrouver une navigation paisible; seulement,
il courait risque d'être jeté sur ces bancs mobiles qui obéissaient au
mouvement de la houle. Cependant, Hatteras parvint au bout de quelques
heures à conduire son navire en mer calme, tandis que la violence de
l'ouragan, faisant rage à l'horizon, venait expirer à quelques
encâblures du _Forward_.

Le bassin de Melville ne présentait plus alors le même aspect; sous
l'influence des vagues et des vents, un grand nombre de montagnes,
détachées des côtes, dérivaient vers le nord, se croisant et se
heurtant dans toutes les directions. On pouvait en compter plusieurs
centaines; mais la baie est fort large, et le brick les évita
facilement. Le spectacle était magnifique de ces masses flottantes,
qui, douées de vitesses inégales, semblaient lutter entre elles sur ce
vaste champ de course.

Le docteur en était à l'enthousiasme, quand Simpson, le harponneur,
s'approcha et lui fit remarquer les teintes changeantes de la mer; ces
teintes variaient du bleu intense jusqu'au vert olive; de longues
bandes s'allongeaient du nord au sud avec des arêtes si vivement
tranchées, que l'on pouvait suivre jusqu'à perte de vue leur ligne de
démarcation. Parfois aussi, des nappes transparentes prolongeaient
d'autres nappes entièrement opaques.

«Eh bien, monsieur Clawbonny, que pensez-vous de cette particularité?
dit Simpson.

--Je pense, mon ami, répondit le docteur, ce que pensait le baleinier
Scoresby sur la nature de ces eaux diversement colorées: c'est que les
eaux bleues sont dépourvues de ces milliards d'animalcules et de
méduses dont sont chargées les eaux vertes; il a fait diverses
expériences à ce sujet, et je l'en crois volontiers.

--Oh! monsieur, il y a un autre enseignement à tirer de la coloration
de la mer.

--Vraiment?

--Oui, monsieur Clawbonny, et, foi de harponneur, si _le Forward_
était seulement un baleinier, je crois que nous aurions beau jeu.

--Cependant, répondit le docteur, je n'aperçois pas la moindre
baleine.

--Bon! nous ne tarderons pas à en voir, je vous le promets. C'est une
fameuse chance pour un pécheur de rencontrer ces bandes vertes sous
cette latitude.

--Et pourquoi? demanda le docteur, que ces remarques faites par des
gens du métier intéressaient vivement.

--Parce que c'est dans ces eaux vertes, répondit Simpson, que l'on
pêche les baleines en plus grande quantité.

--Et la raison, Simpson?

--C'est qu'elles y trouvent une nourriture plus abondante.

--Vous êtes certain de ce fait?

--Oh! je l'ai expérimenté cent fois, monsieur Clawbonny, dans la mer
de Baffin; je ne vois pas pourquoi il n'en serait pas de même dans la
baie Melville.

--Vous devez avoir raison, Simpson.

--Et tenez, répondit celui-ci en se penchant audessus du bastingage,
regardez, monsieur Clawbonny.

--Tiens, répondit le docteur, on dirait le sillage d'un navire!

--Eh bien, répondit Simpson, c'est une substance graisseuse que la
baleine laisse après elle. Croyez-moi, l'animal qui l'a produite ne
doit pas être loin!»

En effet, l'atmosphère était imprégnée d'une forte odeur de fraichin.
Le docteur se prit donc à considérer attentivement la surface de la
mer, et la prédiction du harponneur ne tarda pas à se vérifier. La
voix de Foker se fit entendre au haut du mât.

«Une baleine, cria-t-il, sous le vent à nous!»

Tous les regards se portèrent dans la direction indiquée; une trombe
peu élevée qui jaillissait de la mer fut aperçue à un mille du brick.

«La voilà! la voilà! s'écria Simpson que son expérience ne pouvait
tromper.

--Elle a disparu, répondit le docteur.

--On saurait bien la retrouver, si cela était nécessaire,» dit Simpson
avec un accent de regret.

Mais à son grand étonnement, et bien que personne n'eût osé le
demander, Hatteras donna l'ordre d'armer la baleinière; il n'était pas
fâché de procurer cette distraction à son équipage, et même de
recueillir quelques barils d'huile. Cette permission de chasse fut
donc accueillie avec satisfaction.

Quatre matelots prirent place dans la baleinière; Johnson, à
l'arrière, fut chargé de la diriger; Simpson se tint à l'avant, le
harpon à la main. On ne put empêcher le docteur de se joindre à
l'expédition. La mer était assez calme. La baleinière déborda
rapidement, et, dix minutes après, elle se trouvait à un mille du
brick.

La baleine, munie d'une nouvelle provision d'air, avait plongé de
nouveau; mais elle revint bientôt à la surface et lança à une
quinzaine de pieds ce mélange de vapeurs et de mucosités qui s'échappe
de ses évents.

«Là! là!» fit Simpson, en indiquant un point à huit cents yards de la
chaloupe.

Celle-ci se dirigea rapidement vers l'animal; et le brick, l'ayant
aperçu de son côté, se rapprocha en se tenant sous petite vapeur.

L'énorme cétacé paraissait et reparaissait au gré des vagues, montrant
son dos noirâtre, semblable à un écueil échoué en pleine mer; une
baleine ne nage pas vite, lorsqu'elle n'est pas poursuivie, et
celle-ci se laissait bercer indolemment.

La chaloupe s'approchait silencieusement en suivant ces eaux vertes
dont l'opacité empêchait l'animal de voir son ennemi. C'est un
spectacle toujours émouvant que celui d'une barque fragile s'attaquant
à ces monstres; celui-ci pouvait mesurer cent trente pieds environ, et
il n'est pas rare de rencontrer entre le soixante-douzième et le
quatre-vingtième degré des baleines dont la taille dépasse cent
quatre-vingts pieds; d'anciens, écrivains ont même parlé d'animaux
longs de plus de sept cents pieds; mais il faut les ranger dans les
espèces dites _d'imagination_.

Bientôt la chaloupe se trouva près de la baleine. Simpson fit un signe
de la main, les rames s'arrêtèrent, et, brandissant son harpon,
l'adroit marin le lança avec force; cet engin, armé de javelines
barbelées, s'enfonça dans l'épaisse couche de graisse. La baleine
blessée rejeta sa queue en arrière et plongea. Aussitôt les quatre
avirons furent relevés perpendiculairement; la corde, attachée au
harpon et disposée à l'avant se déroula avec une rapidité extrême, et
la chaloupe fut entraînée, pendant que Johnson la dirigeait
adroitement.

La baleine dans sa course s'éloignait du brick et s'avançait vers les
ice-bergs en mouvement; pendant une demi-heure, elle fila ainsi; il
fallait mouiller la corde du harpon pour qu'elle ne prît pas feu par
le frottement. Lorsque la vitesse de l'animal parut se ralentir, la
corde fut retirée peu à peu et soigneusement roulée sur elle-même; la
baleine reparut bientôt à la surface de la mer qu'elle battait de sa
queue formidable; de véritables trombes d'eau soulevées par elle
retombaient en pluie violente sur la chaloupe. Celle-ci se rapprocha
rapidement; Simpson avait saisi un longue lance, et s'apprêtait à
combattre l'animal corps à corps.

Mais celui-ci prit à toute vitesse par une passe que deux montagnes de
glace laissaient entre elles. La poursuivre devenait alors extrêmement
dangereux.

«Diable, fit Johnson.

--En avant! en avant! Ferme, mes amis, s'écriait Simpson possédé de la
furie de la chasse; la baleine est à nous!

--Mais nous ne pouvons la suivre dans les ice-bergs, répondit Johnson
en maintenant la chaloupe.

--Si! si! criait Simpson.

--Non, non, firent quelques matelots.

--Oui,» s'écriaient lés autres.

Pendant la discussion, la baleine s'était engagée entre deux montagnes
flottantes que la houle et le vent tendaient à réunir.

La chaloupe remorquée menaçait d'être entraînée dans cette passe
dangereuse, quand Johnson s'élançant à l'avant, une hache à la main,
coupa la corde.

Il était temps; les deux montagnes se rejoignaient avec une
irrésistible puissance, écrasant entre elles le malheureux animal.

«Perdu! s'écria Simpson.

--Sauvés! répondit Johnson.

--Ma foi, fit le docteur qui n'avait pas sourcillé, cela valait la
peine d'être vu!»

La force d'écrasement de ces montagnes est énorme. La baleine venait
d'être victime d'un accident souvent répété dans ces mers. Scoresby
raconte que dans le cours d'un seul été trente baleiniers ont ainsi
péri dans la baie de Baffin; il vit un trois-mâts aplati en une minute
entre deux immenses murailles de glace, qui, se rapprochant avec une
effroyable rapidité, le firent disparaître corps et biens. Deux autres
navires, sous ses yeux, furent percés de part en part, comme à coups
de lance, par des glaçons aigus de plus de cent pieds de longueur, qui
se rejoignirent à travers les bordages.

Quelques instants après, la chaloupe accostait le brick, et reprenait
sur le pont sa place accoutumée.

«C'est une leçon, dit Shandon à haute voix, pour les imprudents qui
s'aventurent dans les passes!»




CHAPITRE XX.

L'ÎLE BEECHEY.


Le 25 juin, _le Forward_ arrivait en vue du cap Dundas, à l'extrémité
nord-ouest de la terre du Prince de Galles. Là, les difficultés
s'accrurent au milieu des glaces plus nombreuses. La mer se rétrécit
en cet endroit, et la ligne des îles Crozier, Young, Day, Lowther,
Carret, rangées comme des forts au-devant d'une rade, obligent les
ice-streams à s'accumuler dans le détroit. Ce que le brick en toute
autre circonstance eût fait en une tournée lui prit du 25 au 30 juin;
il s'arrêtait, revenait sur ses pas, attendait l'occasion favorable
pour ne pas manquer l'île Beechey, dépensant beaucoup de charbon, se
contentant de modérer son feu pendant ses haltes, mais sans jamais
l'éteindre, afin d'être en pression à toute heure de jour et de nuit.

Hatteras connaissait aussi bien que Shandon l'état de son
approvisionnement; mais, certain de trouver du combustible à l'île
Beechey, il ne voulait pas perdre une minute par mesure d'économie; il
était fort retardé par suite de son détour dans le sud; et, s'il avait
pris la précaution de quitter l'Angleterre dès le mois d'avril, il ne
se trouvait pas plus avancé maintenant que les expéditions précédentes
à pareille époque.

Le 30, on releva le cap Walker, à l'extrémité nord-est de la terre du
Prince de Galles; c'est le point extrême que Kennedy et Bellot
aperçurent le 3 mai 1852, après une excursion à travers tout le
North-Sommerset. Déjà en 1851, le capitaine Ommaney, de l'expédition
Austin, avait eu le bonheur de pouvoir y ravitailler son détachement.

Ce cap, fort élevé, est remarquable par sa couleur d'un rouge brun; de
là, dans les temps clairs, la vue peut s'étendre jusqu'à l'entrée du
canal Wellington. Vers le soir, on vit le cap Bellot séparé du cap
Walker par la baie de Mac-Leon. Le cap Bellot fut ainsi nommé en
présence du jeune officier français, que l'expédition anglaise salua
d'un triple hurrah. En cet endroit, la côte est faite d'une pierre
calcaire jaunâtre, d'apparence très-rugueuse; elle est défendue par
d'énormes glaçons que les vents du nord y entassent de la façon la
plus imposante. Elle fut bientôt perdue de vue par _le Forward_, qui
s'ouvrit au travers des glaces mal cimentées un chemin vers l'île
Beechey, en traversant le détroit de Barrow.

Hatteras, résolu à marcher en ligne droite, pour ne pas être entraîné
au delà de l'île, ne quitta guère son poste pendant les jours
suivants; il montait fréquemment dans les barres de perroquet pour
choisir les passes avantageuses. Tout ce que peuvent faire l'habileté,
le sang-froid, l'audace, le génie même d'un marin, il le fit pendant
cette traversée du détroit. La chance, il est vrai, ne le favorisait
guère, car à cette époque il eût dû trouver la mer à peu près libre.
Mais enfin, en ne ménageant ni sa vapeur, ni son équipage, ni
lui-même, il parvint à son but.

Le 3 juillet, à onze heures du matin, l'ice-master signala une terre
dans le nord; son observation faite, Hatteras reconnut l'île Beechey,
ce rendez-vous général des navigateurs arctiques. Là touchèrent
presque tous les navires qui s'aventuraient dans ces mers. Là Franklin
établit son premier hivernage, avant de s'enfoncer dans le détroit de
Wellington. Là Creswell, le lieutenant de Mac-Clure, après avoir
franchi quatre cent soixante-dix milles sur les glaces, rejoignit _le
Phénix_ et revint en Angleterre. Le dernier navire qui mouilla à l'île
Beechey avant _le Forward_ fut _le Fox_; MacClintock s'y ravitailla,
le 11 août 1855, et y répara les habitations et les magasins; il n'y
avait pas deux ans de cela; Hatteras était au courant de ces détails.

Le coeur du maître d'équipage battait fort à la vue de cette île;
lorsqu'il la visita, il était alors quartier-maître à bord du
_Phénix_; Hatteras l'interrogea sur la disposition de la côte, sur les
facilités du mouillage, sur l'atterrissement possible; le temps se
faisait magnifique; la température se maintenait à cinquante-sept
degrés (+14° centig.).

«Eh bien, Johnson, demanda le capitaine, vous y reconnaissez-vous?

--Oui, capitaine, c'est bien l'île Beechey! Seulement, il nous faudra
laisser porter un peu au nord; la côte y est plus accostable.

--Mais les habitations, les magasins? dit Hatteras.

--Oh! vous ne pourrez les voir qu'après avoir pris terre; ils sont
abrités derrière ces monticules que vous apercevez là-bas.

--Et vous y avez transporté des provisions considérables?

--Considérables, capitaine. Ce fut ici que l'Amirauté nous envoya en
1853, sous le commandement du capitaine Inglefield, avec le steamer
_le Phénix_ et un transport chargé de provisions, _le Breadalbane_;
nous apportions de quoi ravitailler une expédition tout entière.

--Mais le commandant du _Fox_ a largement puisé à ces provisions en
1855, dit Hatteras.

--Soyez tranquille, capitaine, répliqua Johnson, il en restera pour
vous; le froid conserve merveilleusement, et nous trouverons tout cela
frais et en bon état comme au premier jour.

--Les vivres ne me préoccupent pas, répondit Hatteras; j'en ai pour
plusieurs années; ce qu'il me faut, c'est du charbon.

--Eh bien, capitaine, nous en avons laissé plus de mille tonneaux;
ainsi vous pouvez être tranquille.

--Approchons-nous, reprit Hatteras, qui, sa lunette à la main, ne
cessait d'observer la côte.

--Vous voyez cette pointe, reprit Johnson; quand nous l'aurons
doublée, nous serons bien près de notre mouillage. Oui, c'est bien de
cet endroit que nous sommes partis pour l'Angleterre avec le
lieutenant Creswell et les douze malades de _l'Investigator_. Mais si
nous avons eu le bonheur de rapatrier le lieutenant du capitaine
Mac-Clure, l'officier Bellot, qui nous accompagnait sur _le Phénix_,
n'a jamais revu son pays! Ah! c'est là un triste souvenir. Mais,
capitaine, je pense que nous devons mouiller ici-même.

--Bien,» répondit Hatteras.

Et il donna ses ordres en conséquence. _Le Forward_ se trouvait dans
une petite baie naturellement abritée contre les vents du nord, de
l'est et du sud, et à une encablure de la côte environ.

«Monsieur Wall, dit Hatteras, vous ferez préparer la chaloupe, et vous
l'enverrez avec six hommes pour transporter le charbon à bord.

--Oui, capitaine, répondit Wall.

--Je vais me rendre à terre dans la pirogue avec le docteur et le
maître d'équipage. Monsieur Shandon, vous voudrez bien nous
accompagner?

--A vos ordres,» répondit Shandon.

Quelques instants après, le docteur, muni de son attirail de chasseur
et de savant, prenait place dans la pirogue avec ses compagnons; dix
minutes plus tard, ils débarquaient sur une côte assez basse et
rocailleuse.

«Guidez-nous, Jobnson, dit Halteras. Vous y retrouvez-vous?

--Parfaitement, capitaine; seulement, voici un monument que je ne
m'attendais pas à rencontrer en cet endroit!

--Cela! s'écria le docteur, je sais ce que c'est; approchons-nous;
cette pierre va nous dire elle-même ce qu'elle est venue faire
jusqu'ici.»

Les quatre hommes s'avancèrent, et le docteur dit en se découvrant:

«Ceci, mes amis, est un monument élevé à la mémoire de Franklin et de
ses compagnons.»

En effet, lady Franklin, ayant remis en 1855 une table de marbre noir
au docteur Kane, en confia une seconde en 1858 à MacClintock, pour
être déposée à à l'île Beechey. MacClintock s'acquitta religieusement
de ce devoir, et il plaça cette table non loin d'une stèle funéraire
érigée déjà à la mémoire de Bellot par les soins de sir John Barrow.

Cette table portait l'inscription suivante:


			À la mémoire de
			   FRANKLIN,
		      CROZIER, FITZJAMES,
	       et de tous leurs vaillants frères
   officiers et fidèles compagnons qui ont souffert et péri
 pour la cause de la science et pour la gloire de leur patrie.
			 Cette pierre
	   est érigée près du lieu où ils ont passé
		  leur premier hiver arctique
     et d'où ils sont partis pour triompher des obstacles
			ou pour mourir.
    Elle consacre le souvenir de leurs compatriotes et amis
		       qui les admirent,
	     et de l'angoisse maîtrisée par la foi
       de celle qui a perdu dans le chef de l'expédition
       le plus dévoué et le plus affectionné des époux.
			       
		      -------------------
			       
		C'est ainsi qu'il les conduisit
	       au port suprême où tous reposent.
			     1855.


Cette pierre, sur une côte perdue de ces régions lointaines, parlait
douloureusement au coeur; le docteur, en présence de ces regrets
touchants, sentit les larmes venir à ses yeux. À la place même où
Franklin et ses compagnons passèrent, pleins d'énergie et d'espoir, il
ne restait plus qu'un morceau de marbre pour souvenir; et malgré ce
sombre avertissement de la destinée, _le Forward allait s'élancer sur
la route de _l'Erebus_ et du _Terror_.

Hatteras s'arracha le premier à cette pénible contemplation, et gravit
rapidement un monticule assez élevé et presque entièrement dépourvu de
neige.

«Capitaine, lui dit Johnson en le suivant, de là nous apercevrons les
magasins.»

Shandon et le docteur les rejoignirent au moment où ils atteignaient
le sommet de la colline.

Mais, de là, leurs regards se perdirent sur de vastes plaines qui
n'offraient aucun vestige d'habitation.

«Voilà qui est singulier, dit le maître d'équipage.

--Eh bien! et ces magasins? dit vivement Hatteras.

--Je ne sais... je ne vois... balbutia Johnson.

--Vous vous serez trompés de route, dit le docteur.

--Il me semble pourtant, reprit Johnson en réfléchissant, qu'à cet
endroit même...

--Enfin, dit impatiemment Hatteras, où devons-nous aller?

--Descendons, fit le maître d'équipage, car il est possible que je me
trompe! depuis sept ans, je puis avoir perdu la mémoire de ces
localités!

--Surtout, répondit le docteur, quand le pays est d'une uniformité si
monotone.

--Et cependant...» murmura Johnson.

Shandon n'avait pas fait une observation. Au bout de quelques minutes
de marche, Johnson s'arrêta.

«Mais non, s'écria-t-il, non, je ne me trompe pas!

--Eh bien? dit Hatteras en regardant autour de lui.

--Qui vous fait parler ainsi, Johnson? demanda le docteur.

--Voyez-vous ce renflement du sol? dit le maître d'équipage en
indiquant sous ses pieds une sorte d'extumescence dans laquelle trois
saillies se distinguaient parfaitement.

--Qu'en concluez-vous? demanda le docteur.

--Ce sont-là, répondit Johnson, les trois tombes des marins de
Franklin! J'en suis sûr! je ne me suis pas trompé, et à cent pas de
nous devraient se trouver les habitations, et si elles n'y sont pas...
c'est que...»

Il n'osa pas achever sa pensée; Hatteras s'était précipité en avant, et
un violent mouvement de désespoir s'empara de lui. Là avaient dû
s'élever en effet ces magasins tant désirés, avec ces approvisionnements
de toutes sortes sur lesquels il comptait; mais la ruine, le pillage, le
bouleversement, la destruction avaient passé là où des mains civilisées
créèrent d'immenses ressources pour les navigateurs épuisés. Qui s'était
livré à ces déprédations? Les animaux de ces contrées, les loups, les
renards, les ours? Non, car ils n'eussent détruit que les vivres, et il
ne restait pas un lambeau de tente, pas une pièce de bois, pas un
morceau de fer, pas une parcelle d'un métal quelconque, et, circonstance
plus terrible pour les gens du _Forward_, pas un fragment de
combustible! Évidemment les Esquimaux, qui ont été souvent en relation
avec les navires européens, ont fini par apprendre la valeur de ces
objets dont ils sont complètement dépourvus; depuis le passage du _Fox_,
ils étaient venus et revenus à ce lieu d'abondance, prenant et pillant
sans cesse, avec l'intention bien raisonnée de ne laisser aucune trace
de ce qui avait été; et maintenant, un long rideau de neige à demi
fondue recouvrait le sol!

Hatteras était confondu. Le docteur regardait en secouant la tête.
Shandon se taisait toujours, et un observateur attentif eût surpris un
méchant sourire sur ses lèvres.

En ce moment, les hommes envoyés par le lieutenant Wall arrivèrent.
Ils comprirent tout. Shandon s'avança vers le capitaine et lui dit:

«Monsieur Hatteras, il me semble inutile de se désespérer; nous sommes
heureusement à l'entrée du détroit de Barrow, qui nous ramènera à la
mer de Baffin!

--Monsieur Shandon, répondit Hatteras, nous sommes heureusement à
l'entrée du détroit de Wellington, et il nous conduira au nord!

--Et comment naviguerons-nous, capitaine?

--A la voile, monsieur! Nous avons encore pour deux mois de
combustible, et c'est plus qu'il ne nous en faut pendant notre
prochain hivernage.

--Vous me permettrez de vous dire, reprit Shandon...

--Je vous permettrai de me suivre à mon bord, monsieur,» répondit
Hatteras.

Et tournant le dos à son second, il revint vers le brick, et s'enferma
dans sa cabine.

Pendant deux jours, le vent fut contraire; le capitaine ne reparut pas
sur le pont. Le docteur mit à profit ce séjour forcé en parcourant
l'île Beechey, il recueillit les quelques plantes qu'une température
relativement élevée laissait croître ça et là sur les rocs dépourvus
de neige, quelques bruyères, des lichens peu variés, une espèce de
renoncule jaune, une sorte de plante semblable à l'oseille, avec des
feuilles larges de quelques lignes au plus, et des saxifrages assez
vigoureux.

La faune de cette contrée était supérieure à cette flore si
restreinte; le docteur aperçut de longues troupes d'oies et de grues
qui s'enfonçaient dans le nord; les perdrix, les eider-ducks d'un bleu
noir, les chevaliers, sorte d'échassiers de la classe des scolopax,
des northern-divers, plongeurs au corps très-long, de nombreux
ptarmites, espèce de gelinottes fort bonnes à manger, les dovekies
avec le corps noir, les ailes, tachetées de blanc, les pattes et le
bec rouges comme du corail, les bandes criardes de kitty-wakes, et les
gros loons au ventre blanc, représentaient dignement l'ordre des
oiseaux. Le docteur fut assez heureux pour tuer quelques lièvres gris
qui n'avaient pas encore revêtu leur blanche fourrure d'hiver, et un
renard bleu que Duk força avec un remarquable talent. Quelques ours,
habitués évidemment à redouter la présence de l'homme, ne se
laissèrent pas approcher, et les phoques étaient extrêmement fuyards,
par la même raison sans doute que leurs ennemis les ours. La baie
regorgeait d'une sorte de buccin fort agréable à déguster. La classe
des animaux articulés, ordre des diptères, famille des culicides,
division des nemocères, fut représentée par un simple moustique, un
seul, dont le docteur eut la joie de s'emparer après avoir subi ses
morsures. En qualité de conchyliologue, il fut moins favorisé, et il
dut se borner à recueillir une sorte de moule et quelques coquilles
bivalves.




CHAPITRE XXI.

LA MORT DE BELLOT.


La température, pendant les journées du 3 et du 4 juillet, se maintint
à cinquante-sept degrés (+ 14° centig.); ce fut le plus haut point
thermométrique observé pendant cette campagne. Mais le jeudi 5, le
vent passa dans le sud-est, et fut accompagné de violents tourbillons
de neige. Le thermomètre tomba dans la nuit précédente de vingt-trois
degrés. Hatteras, sans se préoccuper des mauvaises dispositions de
l'équipage, donna l'ordre d'appareiller. Depuis treize jours,
c'est-à-dire depuis le cap Dundas, _le Forward_ n'avait pu gagner un
nouveau degré dans le nord; aussi le parti représenté par Clifton
n'était pas satisfait; ses désirs, il est vrai, se trouvèrent d'accord
en ce moment avec la résolution du capitaine de s'élever dans le canal
Wellington, et il ne fit pas de difficultés pour manoeuvrer.

Le brick ne parvint pas sans peine à mettre à la voile; mais, ayant
établi dans la nuit sa misaine, ses huniers et ses perroquets,
Hatteras s'avança hardiment au milieu des trains de glace que le
courant entraînait vers le sud. L'équipage se fatigua beaucoup dans
cette navigation sinueuse, qui l'obligeait souvent à contrebrasser la
voilure.

Le canal Wellington n'a pas une très-grande largeur; il est resserré
entre la côte du Devon septentrional à l'est, et l'île Cornvallis à
l'ouest; cette île passa longtemps pour une presqu'île. Ce fut sir
John Franklin qui la contourna, en 1846, par sa côte occidentale, en
revenant de sa pointe au nord du canal.

L'exploration du canal Wellington fut faite, en 1851, par le capitaine
Penny, sur les baleiniers _lady Franklin_ et _Sophie_; l'un de ses
lieutenants, Stewart, parvenu au cap Beecher, par 76°20' de latitude,
découvrit la mer libre. La mer libre! Voilà ce qu'espérait Hatteras.

«Ce que Stewart a trouvé, je le trouverai, dit-il au docteur, et alors
je pourrai naviguer à la voile vers le pôle.

--Mais, répondit le docteur, ne craignez-vous pas que votre
équipage...

--Mon équipage!...» dit durement Hatteras.

Puis, à voix basse.

«Pauvres gens!» murmura-t-il au grand étonnement du docteur.

C'était le premier sentiment de cette nature que celui-ci surprenait
dans le coeur du capitaine.

«Mais non, reprit ce dernier avec énergie, il faut qu'ils me suivent!
ils me suivront!»

Cependant, si _le Forward_ n'avait pas à craindre la collision des
ice-streams encore espacés, il gagnait peu dans le nord, car les vents
contraires l'obligèrent souvent à s'arrêter. Il dépassa péniblement
les caps Spencer et Innis, et, le 10, le mardi, le soixante-quinzième
degré de latitude fut enfin franchi, à la grande joie de Clifton.

_Le Forward_ se trouvait à l'endroit même où les vaisseaux américains
_le Rescue_ et _l'Advance_, commandés par le capitaine de Haven,
coururent de si terribles dangers. Le docteur Kane faisait partie de
cette expédition; vers la fin de septembre 1850, ces navires,
enveloppés par une banquise, furent rejetés avec une puissance
irrésistible dans le détroit de Lancastre.

Ce fut Shandon qui raconta cette catastrophe à James Wall devant
quelques-uns des hommes du brick.

«_L'Advance et le Rescue_, leur dit-il, furent tellement secoués,
enlevés, ballottés par les glaces, qu'on dut renoncer à conserver du
feu à bord; et cependant la température tomba jusqu'à dix-huit degrés
au-dessous de zéro! Pendant l'hiver tout entier, les malheureux
équipages furent retenus prisonniers dans la banquise, toujours
préparés à l'abandon de leur navire, et pendant trois semaines ils
n'ôtèrent même pas leurs habits! Ce fut dans cette situation
épouvantable, qu'après une dérive de mille milles[1], ils furent
drossés jusque dans le milieu de la mer de Baffin!»

  [1]  Plus de 400 lieues.

On peut juger de l'effet produit par ces récits sur le moral d'un
équipage déjà mal disposé.

Pendant cette conversation, Johnson s'entretenait avec le docteur d'un
événement dont ces parages avaient été le théâtre; le docteur, suivant
sa demande, le prévint du moment précis auquel le brick se trouvait
par 75°30' de latitude.

«C'est là! c'est bien là! s'écria Johnson; voilà cette terre funeste!»

Et, en parlant ainsi, les larmes venaient aux yeux du digne maître
d'équipage.

«Vous voulez parler de la mort du lieutenant Bellot, lui dit le
docteur.

--Oui, monsieur Clawbonny, de ce brave officier de tant de coeur et de
tant de courage!

--Et c'est ici, dites-vous, que cette catastrophe eut lieu?

--Ici-même, sur cette partie de la côte du North-Devon! Oh! il y a eu
dans tout cela une très-grande fatalité, et ce malheur ne serait pas
arrivé, si le capitaine Pullen fût revenu plus tôt à son bord!

--Que voulez-vous dire? Johnson.

--Écoutez-moi, monsieur Clawbonny, et vous verrez à quoi tient souvent
l'existence. Vous savez que le lieutenant Bellot fit une première
campagne à la recherche de Franklin, en 1850?

--Oui, Johnson, sur _le Prince-Albert_.

--Eh bien, en 1853, de retour en France, il obtint la permission
d'embarquer sur _le Phénix_, à bord duquel je me trouvais en qualité
de matelot, sous le capitaine Inglefield. Nous venions, avec _le
Breadalbane_, transporter des approvisionnements à l'île Beechey.

--Ceux-là qui nous ont si malheureusement fait défaut!

--C'est cela même, monsieur Clawbonny. Nous arrivâmes à l'île Beechey
au commencement d'août; le 10 de ce mois, le capitaine Inglefleld
quitta _le Phénix_ pour rejoindre le capitaine Pullen, séparé depuis
un mois de son navire _le North-Star_. A son retour, il comptait
expédier à sir Edward Belcher, qui hivernait dans le canal de
Wellington, les dépêches de l'Amirauté. Or, peu après le départ de
notre capitaine, le commandant Pullen regagna son bord. Que n'y est-il
revenu avant le départ du capitaine Inglefield! Le lieutenant Bellot,
craignant que l'absence de notre capitaine ne se prolongeât, et
sachant que les dépêches de l'Amirauté étaient pressées, offrit de les
porter lui-même. Il laissa le commandement des deux navires au
capitaine Pullen, et partit le 12 août avec un traîneau et un canot en
caoutchouc. Il emmenait avec lui Harvey, le quartier-maître du
_North-Star_, trois matelots, Madden, David Hook, et moi. Nous
supposions que sir Edward Belcher devait se trouver aux environs du
cap Beecher, au nord du canal; nous nous dirigeâmes donc de ce côté,
dans notre traîneau, en serrant de près les rivages de l'est. Le
premier jour, nous campâmes à trois milles du cap Innis; le lendemain,
nous nous arrêtions sur un glaçon, à trois milles à peu près du cap
Bowden. Pendant la nuit, claire d'ailleurs comme le jour, la terre
étant à trois milles, le lieutenant Bellot résolut d'y aller camper;
il essaya de s'y rendre dans le canot de caoutchouc; deux fois une
violente brise du sud-est le repoussa; à leur tour, Harvey et Madden
tentèrent le passage et furent plus heureux; ils s'étaient munis d'une
corde, et ils établirent une communication entre le traîneau et la
côte; trois objets furent transportés au moyen de cette corde; mais à
une quatrième tentative, nous sentîmes notre glaçon se mettre en
mouvement; monsieur Bellot cria à ses compagnons de lâcher la corde,
et nous fûmes entraînés, le lieutenant, David Hook et moi, à une
grande distance de la côte. En ce moment, le vent soufflait avec force
du sud-est, et il neigeait. Mais nous ne courions pas encore de grands
dangers, et il pouvait bien en revenir, puisque nous en sommes
revenus, nous autres!»

Johnson s'interrompit un instant en considérant cette côte fatale,
puis il reprit:

«Après avoir perdu de vue nos compagnons, nous essayâmes d'abord de
nous abriter sous la tente de notre traîneau, mais en vain; alors avec
nos couteaux nous commençâmes à nous tailler une maison dans la glace.
Monsieur Bellot s'assit une demi-heure, et s'entretint avec nous sur
le danger de notre situation; je lui dis que je n'avais pas peur.
«Avec la protection de Dieu, nous répondit-il, pas un cheveu ne
tombera de notre tête.» Je lui demandai alors quelle heure il était;
il répondit: «Environ six heures et quart.» C'était six heures et
quart du matin, le jeudi 18 août. Alors monsieur Bellot attacha ses
livres et dit qu'il voulait aller voir comment la glace flottait; il
était parti depuis quatre minutes seulement, quand j'allai, pour le
chercher, faire le tour du même glaçon sur lequel nous étions abrités;
mais je ne pus le voir, et, en retournant à notre retraite, j'aperçus
son bâton du côté opposé d'une crevasse d'environ cinq toises de
large, où la glace était toute cassée. J'appelai alors, mais sans
réponse. A cet instant le vent soufflait très-fort. Je cherchai encore
autour du glaçon, mais je ne pus découvrir aucune trace du pauvre
lieutenant.

--Et que supposez-vous? demanda le docteur ému de ce récit.

--Je suppose que quand monsieur Bellot sortit de la cachette, le vent
l'emporta dans la crevasse, et, son paletot étant boutonné, il ne put
nager pour revenir à la surface! Oh! monsieur Clawbonny, j'éprouvai là
le plus grand chagrin de ma vie! Je ne voulais pas le croire! Ce brave
officier, victime de son dévouement! car sachez que c'est pour obéir
aux instructions du capitaine Pullen qu'il a voulu rejoindre la terre,
avant cette débâcle! Brave jeune homme, aimé de tout le monde à bord,
serviable, courageux! il a été pleuré de toute l'Angleterre, et il
n'est pas jusqu'aux Esquimaux eux-mêmes qui, apprenant du capitaine
Inglefield, à son retour à la baie de Pound, la mort du bon
lieutenant, ne s'écrièrent en pleurant comme je le fais ici: pauvre
Bellot! pauvre Bellot!

--Mais votre compagnon, et vous, Johnson, demanda le docteur attendri
par cette narration touchante, comment parvîntes-vous à regagner la
terre?

--Nous, monsieur, c'était peu de chose; nous restâmes encore
vingt-quatre heures sur le glaçon, sans aliments et sans feu; mais
nous finîmes par rencontrer un champ de glace échoué sur un bas-fond;
nous y sautâmes, et, à l'aide d'un aviron qui nous restait, nous
accrochâmes un glaçon capable de nous porter et d'être manoeuvré comme
un radeau. C'est ainsi que nous avons gagné le rivage, mais seuls, et
sans notre brave officier!»

A la fin de ce récit, _le Forward_ avait dépassé cette côte funeste,
et Johnson perdit de vue le lieu de cette terrible catastrophe. Le
lendemain, on laissait la baie Griffin sur tribord, et, deux jours
après, les caps Grinnel et Helpman; enfin, le 14 juillet, on doubla la
pointe Osborn, et, le 15, le brick mouilla dans la baie Baring, à
l'extrémité du canal. La navigation n'avait pas été très-difficile;
Hatteras rencontra une mer presque aussi libre que celle dont Belcher
profita pour aller hiverner avec _le Pionnier_ et _l'Assistance_
jusqu'auprès du soixante dix-septième degré. Ce fut de 1852 à 1853,
pendant son premier hivernage, car, l'année suivante, il passa l'hiver
de 1853 à 1854 à cette baie Baring où _le Forward_ mouillait en ce
moment.

Ce fut même à la suite des épreuves et des dangers les plus effrayants
qu'il dut abandonner son navire _l'Assistance_ au milieu de ces glaces
éternelles.

Shandon se fit aussi le narrateur de cette catastrophe devant les
matelots démoralisés. Hatteras connut-il ou non cette trahison de son
premier officier? Il est impossible de le dire; en tout cas, il se tut
à cet égard.

A la hauteur de la baie Baring se trouve un étroit chenal qui fait
communiquer le canal Wellington avec le canal de la Reine. Là, les
trains de glace se trouvèrent fort pressés. Hatteras fit de vains
efforts pour franchir les passes du nord de l'île Hamilton; le vent
s'y opposait; il fallait donc se glisser entre l'île Hamilton et l'île
Cornwallis; on perdit là cinq jours précieux en efforts inutiles. La
température tendait à s'abaisser, et tomba même, le 19 juillet, à
vingt-six degrés (-4° centigr.); elle se releva le jour suivant; mais
cette menace anticipée de l'hiver arctique devait engager Hatteras à
ne pas attendre davantage. Le vent avait une tendance à se tenir dans
l'ouest et s'opposait à la marche de son navire. Et cependant, il
avait hâte de gagner le point où Stewart se trouva en présence d'une
mer libre. Le 19, il résolut de s'avancer à tout prix dans le chenal;
le vent soufflait debout au brick, qui, avec son hélice, eût pu lutter
contre ces violentes rafales chargées de neige, mais Hatteras devait
avant tout ménager son combustible; d'un autre côté, la passe était
trop large pour permettre de haler sur le brick. Hatteras, sans tenir
compte des fatigues de l'équipage, recourut à un moyen que les
baleiniers emploient parfois dans des circonstances identiques. Il fit
amener les embarcations à fleur d'eau, tout en les maintenant
suspendues à leurs palans sur les flancs du navire; ces embarcations
étant solidement amarrées de l'avant et de l'arrière, les avirons
furent armés sur tribord des unes et sur bâbord des autres; les
hommes, à tour de rôle, prirent place à leurs bancs de rameurs, et
durent nager[1] vigoureusement de manière à pousser le brick contre le
vent. _Le Forward_ s'avança lentement dans le chenal; on comprend ce
que furent les fatigues provoquées par ce genre de travaux; les
murmures se firent entendre. Pendant quatre jours, on navigua de la
sorte jusqu'au 23 juin, où l'on parvint à atteindre l'île Baring dans
le canal de la Reine.

  [1]  Ramer.

Le vent restait contraire. L'équipage n'en pouvait plus. La santé des
hommes parut fort ébranlée au docteur, et il crut voir chez
quelques-uns les premiers symptômes du scorbut; il ne négligea rien
pour combattre ce mal terrible, ayant à sa disposition d'abondantes
réserves de lime-juice et de pastilles de chaux.

Hatteras comprit bien qu'il ne fallait plus compter sur son équipage;
la douceur, la persuasion fussent demeurées sans effet; il résolut
donc de lutter par la sévérité, et de se montrer impitoyable à
l'occasion; il se défiait particulièrement de Richard Shandon, et même
de James Wall, qui cependant n'osait parler trop haut. Hatteras avait
pour lui le docteur, Jonhson, Bell, Simpson; ces gens lui étaient
dévoués corps et âme; parmi les indécis, il notait Foker, Bolton,
Wolsten, l'armurier, Brunton, le premier ingénieur, qui pouvaient à un
moment donné se tourner contre lui; quant aux autres, Pen, Gripper,
Clifton, Waren, ils méditaient ouvertement leurs projets de révolte;
ils voulaient entraîner leurs camarades et forcer _le Forward_ à
revenir en Angleterre.

Hatteras vit bien qu'il ne pourrait plus obtenir de cet équipage mal
disposé, et surtout épuisé de fatigue, la continuation des manoeuvres
précédentes. Pendant vingt-quatre heures, il resta en vue de l'île
Baring sans faire un pas en avant. Cependant la température
s'abaissait, et le mois de juillet sous ces hautes latitudes se
ressentait déjà de l'influence du prochain hiver. Le 24, le
thermomètre tomba à vingt-deux degrés (-6° centigr.). La _young-ice_,
la glace nouvelle, se reformait pendant la nuit, et acquérait six à
huit lignes d'épaisseur; s'il neigeait par-dessus, elle pouvait
devenir bientôt assez forte pour supporter le poids d'un homme. La mer
prenait déjà cette teinte sale qui annonce la formation des premiers
cristaux.

Hatteras ne se méprenait pas à ces symptômes alarmants; si les passes
venaient à se boucher, il serait forcé d'hiverner en cet endroit, loin
du but de son voyage, et sans même avoir entrevu cette mer libre dont
il devait être si rapproché, suivant les rapports de ses devanciers.
Il résolut donc, coûte que coûte, de se porter en avant et de gagner
quelques degrés dans le nord; voyant qu'il ne pouvait employer ni les
avirons avec un équipage à bout de forces, ni les voiles avec un vent
toujours contraire, il donna l'ordre d'allumer les fourneaux.




CHAPITRE XXII.

COMMENCEMENT DE RÉVOLTE.


A ce commandement inattendu, la surprise fut grande à bord du
_Forward_.

«Allumer les fourneaux! dirent les uns.

--Et avec quoi? dirent les autres.

--Quand nous n'avons plus que deux mois de charbon dans le ventre!
s'écria Pen.

--Et comment nous chaufferons-nous, l'hiver? demanda Clifton.

--Il nous faudra donc, reprit Gripper, brûler le navire jusqu'à sa
ligne de flottaison?

--Et bourrer le poêle avec les mâts, répondit Waren, depuis le petit
perroquet jusqu'au bout-dehors de beaupré?»

Shandon regardait fixement Wall. Les ingénieurs stupéfaits hésitaient
à descendre dans la chambre de la machine.

«M'avez-vous entendu?» s'écria le capitaine d'une voix irritée.

Brunton se dirigea vers l'écoutille; mais au moment de descendre, il
s'arrêta.

«N'y va pas, Brunton, dit une voix.

--Qui a parlé? s'écria Hatteras.

--Moi! fit Pen, en s'avançant vers le capitaine.

--Et vous dites?... demanda celui-ci.

--Je dis..., je dis, répondit Pen en jurant, je dis que nous en avons
assez, que nous n'irons pas plus loin, que nous ne voulons pas crever
de fatigue et de froid pendant l'hiver, et qu'on n'allumera pas les
fourneaux!

--Monsieur Shandon, répondit froidement Hatteras, faites mettre cet
homme aux fers.

--Mais, capitaine, répondit Shandon, ce que cet homme a dit...

--Ce que cet homme a dit, répliqua Hatteras, si vous le répétez, vous,
je vous fais enfermer dans votre cabine et garder à vue!--Que l'on
saisisse cet homme! m'entend-on?»

Johnson, Bell, Simpson se dirigèrent vers le matelot que la colère
mettait hors de lui.

«Le premier qui me touche!...» s'écria-t-il, en saisissant un anspect
qu'il brandit au-dessus de sa tête.

Hatteras s'avança vers lui.

«Pen, dit-il d'une voix presque tranquille, un geste de plus, et je te
brûle la cervelle!»

En parlant de la sorte, il arma un revolver et le dirigea sur le
matelot.

Un murmure se fit entendre.

«Pas un mot, vous autres, dit Hatteras, ou cet homme tombe mort.»

En ce moment, Johnson et Bell désarmèrent Pen, qui ne résista plus et
se laissa conduire à fond de cale.

«Allez, Brunton,» dit Hatteras,

L'ingénieur, suivi de Plover et de Waren, descendit à son poste.
Hatteras revint sur la dunette.

«Ce Pen est un misérable, lui dit le docteur.

--Jamais homme n'a été plus près de la mort,» répondit simplement le
capitaine.

Bientôt la vapeur eut acquis une pression suffisante: les ancres du
_Forward_ furent levées; celui-ci, coupant vers l'est, mit le cap sur
la pointe Becher, et trancha de son étrave les jeunes glaces déjà
formées.

On rencontre entre l'île Baring et la pointe Becher un assez grand
nombre d'îles, échouées pour ainsi dire au milieu des ice-fields; les
streams se pressaient en grand nombre dans les petits détroits dont
cette partie de la mer est sillonnée; ils tendaient à s'agglomérer
sous l'influence d'une température relativement basse; des hummocks se
formaient ça et là, et l'on sentait que ces glaçons déjà plus
compactes, plus denses, plus serrés, feraient bientôt avec l'aide des
premières gelées une masse impénétrable.

_Le Forward_ chenalait donc, non sans une extrême difficulté, au
milieu des tourbillons de neige. Cependant, avec la mobilité qui
caractérise l'atmosphère de ces régions, le soleil reparaissait de
temps à autre; la température remontait de quelques degrés; les
obstacles se fondaient comme par enchantement, et une belle nappe
d'eau, charmante à contempler, s'étendait là où naguère les glaçons
hérissaient toutes les passes. L'horizon revêtait de magnifiques
teintes orangées sur lesquelles l'oeil se reposait complaisamment de
l'éternelle blancheur des neiges.

Le jeudi, 26 juillet, _le Forward_ rasa l'île Dundas, et mit ensuite
le cap plus au nord; mais alors il se trouva face à face avec une
banquise, haute de huit à neuf pieds et formée de petits ice-bergs
arrachés à la côte; il fut obligé d'en prolonger longtemps la courbure
dans l'ouest. Le craquement ininterrompu des glaces, se joignant aux
gémissements du navire, formait un bruit triste qui tenait du soupir
et de la plainte. Enfin le brick trouva une passe et s'y avança
péniblement; souvent un glaçon énorme paralysait sa course pendant de
longues heures; le brouillard gênait la vue du pilote; tant que l'on
voit à un mille en avant, on peut parer facilement les obstacles; mais
au milieu de ces tourbillons embrumés, la vue s'arrêtait souvent à
moins d'une encâblure. La houle très-forte fatiguait.

Parfois, les nuages lisses et polis prenaient un aspect particulier,
comme s'ils eussent réfléchi les bancs de glace; il y eut des jours où
les rayons jaunâtres du soleil ne parvinrent pas à franchir la brume
tenace.

Les oiseaux étaient encore fort nombreux, et leurs cris
assourdissants; des phoques, paresseusement couchés sur les glaçons en
dérive, levaient leur tête peu effrayée et agitaient leurs longs cous
au passage du navire; celui-ci, en rasant leur demeure flottante, y
laissa plus d'une fois des feuilles de son doublage roulées par le
frottement.

Enfin, après six jours de cette lente navigation, le 1er août, la
pointe Becher fut relevée dans le nord; Hatteras passa ces dernières
heures dans les barres de perroquet; la mer libre entrevue par
Stewart, le 30 mai 1851, vers 76°20' de latitude, ne pouvait être
éloignée, et cependant, si loin qu'Hatteras promenât ses regards, il
n'aperçut aucun indice d'un bassin polaire dégagé de glaces. Il
redescendit sans mot dire.

«Est-ce que vous croyez à cette mer libre? demanda Shandon au
lieutenant.

--Je commence à en douter, répondit James Wall.

--N'avais-je donc pas raison de traiter cette prétendue découverte de
chimère et d'hypothèse? Et l'on n'a pas voulu me croire, et vous même,
Wall, vous avez pris parti contre moi!

--On vous croira désormais, Shandon.

--Oui, répondit ce dernier, quand il sera trop tard.»

Et il rentra dans sa cabine, où il se tenait presque toujours renfermé
depuis sa discussion avec le capitaine.

Le vent retomba dans le sud vers le soir. Hatteras fit alors établir
sa voilure et éteindre ses feux; pendant plusieurs jours, les plus
pénibles manoeuvres furent reprises par l'équipage; à chaque instant,
il fallait ou lofer ou laisser arriver, ou masquer brusquement les
voiles pour enrayer la marche du brick; les bras des vergues déjà
roidis par le froid couraient mal dans les poulies engorgées, et
ajoutaient encore à la fatigue; il fallut plus d'une semaine pour
atteindre la pointe Barrow. _Le Forward_ n'avait pas gagné trente
milles en dix jours.

Là, le vent sauta de nouveau dans le nord, et l'hélice fut remise en
mouvement. Hatteras espérait encore trouver une mer affranchie
d'obstacles, au delà du soixante-dix-septième parallèle, telle que la
vit Edward Belcher.

Et cependant, s'il s'en rapportait aux récits de Penny, cette partie
de mer qu'il traversait en ce moment aurait dû être libre, car, Penny,
arrivé à la limite des glaces, reconnut en canot les bords du canal de
la Reine jusqu'au soixante-dix-septième degré.

Devait-il donc regarder ces relations comme apocryphes? ou bien un
hiver précoce venait-il s'abattre sur ces régions boréales?

Le 15 août, le mont Percy dressa dans la brume ses pics couverts de
neiges éternelles; le vent très-violent brassait devant lui une
mitraille de grésil qui crépitait avec bruit. Le lendemain, le soleil
se coucha pour la première fois, terminant enfin la longue série des
jours de vingt-quatre heures. Les hommes avaient fini par s'habituer à
cette clarté incessante; mais les animaux en ressentaient peu
l'influence; les chiens groënlandais se couchaient à l'heure
habituelle, et, Duk lui-même s'endormait régulièrement chaque soir,
comme si les ténèbres eussent envahi l'horizon.

Cependant, pendant les nuits qui suivirent le 16 août, l'obscurité ne
fut jamais profonde; le soleil, quoique couché, donnait encore une
lumière suffisante par réfraction.

Le 19 août, après une assez bonne observation, on releva le cap
Franklin sur la côte orientale, et sur la côte occidentale, le cap
lady Franklin; ainsi, au point extrême atteint sans doute par ce hardi
navigateur, la reconnaissance de ses compatriotes voulut que le nom de
sa femme si dévouée fît face à son propre nom, emblème touchant de
l'étroite sympathie qui les unit toujours!

Le docteur fut ému de ce rapprochement, de cette union morale entre
deux pointes de terre au sein de ces contrées lointaines.

Le docteur, suivant les conseil de Johnson, s'accoutumait déjà à
supporter les basses températures; il demeurait presque sans cesse sur
le pont, bravant le froid le vent et la neige. Sa constitution, bien
qu'il eût un peu maigri, ne souffrait pas des atteintes de ce rude
climat. D'ailleurs, il s'attendait à d'autres périls, et constatait
avec gaieté même les symptômes précurseurs de l'hiver.

«Voyez, dit-il un jour à Johnson, voyez ces bandes d'oiseaux qui
émigrent vers le sud! Comme ils s'enfuient à tire-d'aile en poussant
leurs cris d'adieu!

--Oui, monsieur Clawbonny, répondit Johnson; quelque chose leur a dit
qu'il fallait partir, et ils se sont mis en route.

--Plus d'un des nôtres, Johnson, serait, je crois, tenté de les
imiter!

--Ce sont des coeurs faibles, monsieur Clawbonny; que diable! ce qu'un
oiseau ne peut faire, un homme doit le tenter! ces animaux-là n'ont
pas un approvisionnement de nourriture comme nous, et il faut bien
qu'ils aillent chercher leur existence ailleurs! Mais des marins, avec
un bon navire sous les pieds, doivent aller au bout du monde.

--Vous espérez donc qu'Hatteras réussira dans ses projets?

--Il réussira, monsieur Clawbonny.

--Je le pense comme vous, Johnson, et dût-il, pour le suivre, ne
conserver qu'un seul compagnon fidèle...

--Nous serions deux!

--Oui, Johnson,» répondit ce dernier en serrant la main du brave
matelot.

La terre du Prince-Albert, que _le Forward_ prolongeait en ce moment,
porte aussi le nom de terre Grinnel, et bien qu'Hatteras, en haine des
Yankees, n'eût jamais consenti à lui donner ce nom, c'est cependant
celui sous lequel elle est le plus généralement désignée. Voici d'où
vient cette double appellation: en même temps que l'Anglais Penny lui
donnait le nom de Prince-Albert, le commandant de _la Rescue_, le
lieutenant de Haven, la nommait terre Grinnel en l'honneur du
négociant américain qui avait fait à New-York les frais de son
expédition.

Le brick, en suivant ses contours, éprouva une série de difficultés
inouïes, naviguant tantôt à la voile et tantôt à la vapeur. Le 18
août, on releva le mont Britannia à peine visible dans la brume, et
_le Forward_ jeta l'ancre le lendemain dans la baie de Northumberland.
Il se trouvait cerné de toutes parts.




CHAPITRE XXIII

L'ASSAUT DES GLAÇONS.


Hatteras, après avoir présidé au mouillage du navire, rentra dans sa
cabine, prit sa carte et la pointa avec soin; il se trouvait par
76°57' de latitude et 99°20' de longitude, c'est-à-dire à trois
minutes seulement du soixante-dix-septième parallèle. Ce fut à cet
endroit même que sir Edward Belcher passa son premier hivernage sur
_le Pionnier_ et _l'Assistance_. C'est de ce point qu'il organisa ses
excursions en traîneau et en bateau; il découvrit l'île de la Table,
les Cornouailles septentrionales, l'archipel Victoria et le canal
Belcher. Parvenu au delà du soixante-dix-huitième degré, il vit la
côte s'incliner vers le sud-est. Elle semblait devoir se relier au
détroit de Jones, dont l'entrée donne sur la baie de Baffin. Mais dans
le nord-ouest, au contraire, une mer libre, dit son rapport,
«s'étendait à perte de vue».

Hatteras considérait avec émotion cette partie des cartes marines où
un large espace blanc figurait ces régions inconnues, et ses yeux
revenaient toujours à ce bassin polaire dégagé de glaces.

«Après tant de témoignages, se dit-il, après les relations de Stewart,
de Penny, de Belcher, il n'est pas permis de douter! il faut que cela
soit! Ces hardis marins ont vu, vu de leurs propres yeux! peut-on
révoquer leur assertion en doute? Non!--Mais, si cependant cette mer,
libre alors, par suite d'un hiver précoce fut... Mais non, c'est à
plusieurs années d'intervalle que ces découvertes ont été faites; ce
bassin existe, je le trouverai! je le verrai!»

Hatteras remonta sur la dunette. Une brume intense enveloppait _le
Forward_; du pont on apercevait à peine le haut de sa mâture.
Cependant Hatteras fit descendre l'ice-master de son nid de pie, et
prit sa place; il voulait profiter de la moindre éclaircie du ciel
pour examiner l'horizon du nord-ouest.

Shandon n'avait pas manqué cette occasion de dire au lieutenant:

«Eh bien, Wall! et cette mer libre?

--Vous aviez raison, Shandon, répondit Wall, et nous n'avons plus que
pour six semaines de charbon dans nos soutes.

--Le docteur trouvera quelque procédé scientifique répondit Shandon,
pour nous chauffer sans combustible. J'ai entendu dire que l'on
faisait de la glace avec du feu; peut-être nous fera-t-il du feu avec
de la glace.»

Shandon rentra dans sa cabine en haussant les épaules.

Le lendemain, 20 août, le brouillard se fendit pendant quelques
instants. On vit Hatteras de son poste élevé promener vivement ses
regards vers l'horizon; puis il redescendit sans rien dire et donna
l'ordre de se porter en avant; mais il était facile de voir que son
espoir avait été déçu une dernière fois.

_Le Forward_ leva l'ancre et reprit sa marche incertaine vers le nord.
Comme il fatiguait beaucoup, les vergues des huniers et de perroquet
furent envoyées en bas avec tout leur gréement; les mâts furent
dépassés; on ne pouvait plus compter sur le vent variable que la
sinuosité des passes rendait d'ailleurs à peu près inutile; de larges
taches blanchâtres se formaient ça et là sur la mer, semblables à des
taches d'huile; elles faisaient présager une gelée générale
très-prochaine; dès que la brise venait à tomber, la mer se prenait
presque instantanément, mais au retour du vent cette jeune glace se
brisait et se dissipait. Vers le soir, le thermomètre descendit à
dix-sept degrés (-7° centig.).

Lorsque le brick arrivait au fond d'une passe fermée, il faisait alors
l'office de bélier, et se précipitait à toute vapeur sur l'obstacle
qu'il enfonçait. Quelquefois on le croyait définitivement arrêté; mais
un mouvement inattendu des streams lui ouvrait un nouveau passage, et
il s'élançait hardiment; pendant ces temps d'arrêt, la vapeur,
s'échappant par les soupapes, se condensait dans l'air froid et
retombait en neige sur le pont. Une autre cause venait aussi suspendre
la marche du brick; les glaçons s'engageaient parfois dans les
branches de l'hélice, et ils avaient une dureté telle que tout
l'effort de h machine ne parvenait pas à les briser; il fallait alors
renverser la vapeur, revenir en arrière, et envoyer des hommes
débarrasser l'hélice à l'aide de leviers et d'anspects; de là, des
difficultés, des fatigues et des retards.

Pendant treize jours il en fut ainsi; _le Forward_ se traîna
péniblement le long du détroit de Penny. L'équipage murmurait, mais il
obéissait; il comprenait que revenir en arrière était maintenant
impossible. La marche au nord offrait moins de périls que la retraite
au sud; il fallait songer à l'hivernage.

Les matelots parlaient entre eux de cette nouvelle situation, et, un
jour, ils en causèrent même avec Richard Shandon, qu'ils savaient bien
être pour eux. Celui-ci, au mépris de ses dsvoirs d'officier, ne
craignit pas de laisser discuter devant lui l'autorité de son
capitaine.

«Vous dites donc, monsieur Shandon, lui demandait Gripper, que nous ne
pouvons plus revenir sur nos pas.

--Maintenant, il est trop tard, répondit Shandon.

--Alors, reprit un autre matelot, nous ne devons plus songer qu'à
l'hivernage?

--C'est notre seule ressource! On n'a pas voulu me croire...

--Une autre fois, répondit Pen, qui avait repris son service
accoutumé, on vous croira.

--Comme je ne serai pas le maître... répliqua Shandon.

--Qui sait? répliqua Pen. John Hatteras est libre d'aller aussi loin
que bon lui semble, mais on n'est pas obligé de le suivre.

--Il n'y a qu'à se rappeler, reprit Gripper, son premier voyage à la
mer de Baffin, et ce qui s'en est suivi!

--Et le voyage du <i<Farewel_, dit Clifton, qui est allé se perdre
dans les mers du Spitzberg sous son commandement!

--Et dont il est revenu seul, répondit Gripper.

--Seul avec son chien, répliqua Clifton.

--Nous n'avons pas envie de nous sacrifier pour le bon plaisir de cet
homme, ajouta Pen.

--Ni de perdre les primes que nous avons si bien gagnées!»

On reconnaît Clifton à cette remarque intéressée.

«Lorsque nous aurons dépassé le soixante-dix-huitième degré,
ajouta-t-il, et nous n'en sommes pas loin, cela fera juste trois cent
soixante-quinze livres pour chacun[1], six fois huit degrés!

  [1]  2,375 francs.

--Mais, répondit Gripper, ne les perdrons-nous pas, si nous revenons
sans le capitaine?

--Non, répondit Clifton, lorsqu'il sera prouvé que le retour était
devenu indispensable.

--Mais le capitaine... cependant...

--Sois tranquille, Gripper, répondit Pen, nous en aurons un capitaine,
et un bon, que monsieur Shandon connaît. Quand un commandant devient
fou, on le casse et on en nomme un autre. N'est-ce pas, monsieur
Shandon?

--Mes amis, répondit Shandon évasivement, vous trouverez toujours en
moi un coeur dévoué. Mais attendons les événements.»

L'orage, on le voit, s'amassait sur la tête d'Hatteras; celui-ci,
ferme, inébranlable, énergique, toujours confiant, marchait avec
audace. En somme, s'il n'avait pas été maître de la direction de son
navire, celui-ci s'était vaillamment comporté; la route parcourue en
cinq mois représentait la route que d'autres navigateurs mirent deux
et trois ans à faire! Hatteras se trouvait maintenant dans
l'obligation d'hiverner, mais cette situation ne pouvait effrayer des
coeurs forts et décidés, des âmes éprouvées et aguerries, des esprits
intrépides et bien trempés! Sir John Ross et MacClure ne passèrent-ils
pas trois hivers successifs dans les régions arctiques? ce qui s'était
fait ainsi ne pouvait-on le faire encore?

«Certes si, répétait Hatteras, et plus, s'il le faut! Ah! disait-il
avec regret au docteur, que n'ai-je pu forcer l'entrée de Smith, au
nord de la mer de Baffin, je serais maintenant au pôle!

--Bon! répondait invariablement le docteur, qui eût inventé la
confiance au besoin, nous y arriverons, capitaine, sur le
quatre-vingt-dix-neuvième méridien au lieu du soixante-quinzième, il
est vrai; mais qu'importe? si tout chemin mène à Rome, il est encore
plus certain que tout méridien mène au pôle.»

Le 31 août, le thermomètre marqua treize degrés (-10° centig.). La fin
de la saison navigable arrivait; _le Forward_ laissa l'île Exmouth sur
tribord, et, trois jours après, il dépassa l'île de la Table, située
au milieu du canal Belcher. A une époque moins avancée, il eût été
possible peut-être de regagner par ce canal la mer de Baffin, mais
alors il ne fallait pas y songer. Ce bras de mer, entièrement barré
par les glaces, n'eût pas offert un pouce d'eau à la quille du
_Forward_; le regard s'étendait sur des ice-fields sans fin et
immobiles pour huit mois encore.

Heureusement, on pouvait encore gagner quelques minutes vers le nord,
mais à la condition de briser la glace nouvelle sous de gros rouleaux,
ou de la déchirer au moyen des pétards. Ce qu'il fallait redouter
alors, par ces basses températures, c'était le calme de l'atmosphère,
car les passes se prenaient rapidement, et on accueillait avec joie
même les vents contraires. Une nuit calme, et tout était glacé.

Or, _le Forward_ ne pouvait hiverner dans la situation actuelle,
exposé aux vents, aux ice-bergs, à la dérive du canal; un abri sûr est
la première chose à trouver; Hatteras espérait gagner la côte du
Nouveau-Cornouailles, et rencontrer, au delà de la pointe Albert, une
baie de refuge suffisamment couverte. Il poursuivit donc sa route au
nord avec persévérance.

Mais, le 8 septembre, une banquise continue, impénétrable,
infranchissable, s'interposa entre le nord et lui; la température
s'abaissa à dix degrés (-12° centig.). Hatteras, le coeur inquiet,
chercha vainement un passage, risquant cent fois son navire, et se
tirant de pas dangereux par des prodiges d'habileté. On pouvait le
taxer d'imprudence, d'irréflexion, de folie, d'aveuglement, mais pour
bon marin, il l'était, et parmi les meilleurs!

La situation du _Forward_ devint véritablement périlleuse; en effet,
la mer se refermait derrière lui, et dans l'espace de quelques heures,
la glace acquérait une dureté telle que les hommes couraient dessus et
halaient le navire en toute sécurité.

Hatteras, ne pouvant tourner l'obstacle, résolut de l'attaquer de
front; il employa ses plus forts blasting-cylinders, de huit à dix
livres de poudre; on commençait par trouer la glace dans son
épaisseur; on remplissait le trou de neige, après avoir eu soin de
placer le cylindre dans une position horizontale, afin qu'une plus
grande partie de glace fût soumise à l'explosion; alors on allumait la
mèche, protégée par un tube de gutta-percha.

On travailla donc à briser la banquise; on ne pouvait la scier, car
les sciures se recollaient immédiatement. Toutefois, Hatteras put
espérer passer le lendemain.

Mais, pendant la nuit, le vent fit rage; la mer se souleva sous sa
croûte glacée, comme secouée par quelque commotion sous-marine, et la
voix terrifiée du pilote laissa tomber ces mots:

«Veille à l'arrière! veille à l'arrière!»

Hatteras porta ses regards vers la direction indiquée, et ce qu'il vit
à la faveur du crépuscule était effrayant.

Une haute banquise, refoulée vers le nord, accourait sur le navire
avec la rapidité d'une avalanche.

«Tout le monde sur le pont!» s'écria le capitaine.

Cette montagne roulante n'était plus qu'à un demi-mille à peine; les
glaçons se soulevaient, passaient les uns par-dessus les autres, se
culbutaient, comme d'énormes grains de sable emportés par un ouragan
formidable; un bruit terrible agitait l'atmosphère.

«Voilà, monsieur Clawbonny, dit Johnson au docteur, l'un des plus
grands dangers dont nous ayons été menacés.

--Oui, répondit tranquillement le docteur, c'est assez effrayant

--Un véritable assaut qu'il nous faudra repousser, reprit le maître
d'équipage.

--En effet on dirait une troupe immense d'animaux antédiluviens, de
ceux que l'on suppose avoir habité le pôle! Ils se pressent! Ils se
hâtent à qui arrivera le plus vite.

--Et, ajouta Johnson, il y en a qui sont armés de lances aiguës dont
je vous engage à vous défier, monsieur Clawbonny.

--C'est un véritable siège, s'écria le docteur; eh bien! courons sur
les remparts.»

Et il se précipita vers l'arrière, où l'équipage armé de perches, de
barres de fer, d'anspects, se préparait à repousser cet assaut
formidable.

L'avalanche arrivait et gagnait de hauteur, en s'accroissant des
glaces environnantes qu'elle entraînait dans son tourbillon; d'après
les ordres d'Hatteras, le canon de l'avant tirait à boulets pour
rompre cette ligne menaçante. Mais elle arriva et se jeta sur le
brick; un craquement se fit entendre, et, comme il fut abordé par la
hanche de tribord, une partie de son bastingage se brisa.

«Que personne ne bouge! s'écria Hatteras. Attention aux glaces!»

Celles-ci grimpaient avec une force irrésistible; des glaçons pesant
plusieurs quintaux escaladaient les murailles du navire; les plus
petits, lancés jusqu'à la hauteur des hunes, retombaient en flèches
aiguës, brisant los haubans, coupant les manoeuvres. L'équipage était
débordé par ces ennemis innombrables, qui, de leur masse, eussent
écrasé cent navires comme _le Forward_. Chacun essayait de repousser
ces rocs envahissants, et plus d'un matelot fut blessé par leurs
arrêtes aiguës, entre autres Bolton, qui eut l'épaule gauche
entièrement déchirée. Le bruit prenait des proportions effrayantes.
Duck aboyait avec rage après ces ennemis d'une nouvelle sorte.
L'obscurité de la nuit accrut bientôt l'horreur de la situation, sans
cacher ces blocs irrités, dont la blancheur répercutait les dernières
lueurs éparses dans l'atmosphère.

Les commandements d'Hatteras retentissaient toujours au milieu de
cette lutte étrange, impossible, surnaturelle, des hommes avec des
glaçons. Le navire, obéissant à cette pression énorme, s'inclinait sur
bâbord, et l'extrémité de sa grande vergue s'arc-boutait déjà contre
le champ de glace, au risque de briser son mât.

Hatteras comprit le danger; le moment était terrible; le brick
menaçait de se renverser entièrement, et la mâture pouvait être
emportée.

Un bloc énorme, grand comme le navire lui-même, parut alors s'élever
le long de la coque; il se soulevait avec une irrésistible puissance;
il montait, il dépassait déjà la dunette; s'il se précipitait sur _le
Forward_, tout était fini; bientôt il se dressa debout, sa hauteur
dépassant les vergues de perroquet, et il oscilla sur sa base.

Un cri d'épouvanté s'échappa de toutes les poitrines. Chacun reflua
sur tribord.

Mais, à ce moment, le navire fut entièrement soulagé[1]. On le sentit
enlevé, et pendant un temps inappréciable il flotta dans l'air, puis
il inclina, retomba sur les glaçons, et, là, fut pris d'un roulis qui
fit craquer ses cordages. Que se passait-il donc?

  [1]  Soulevé.

Soulevé par cette marée montante, repoussé par les blocs qui le
prenaient à l'arrière, il franchissait l'infranchissable banquise.
Après une minute, qui parut un siècle, de cette étrange navigation, il
retomba de l'autre côté de l'obstacle, sur un champ de glace; il
l'enfonça de son poids, et se retrouva dans son élément naturel.

«La banquise est franchie! s'écria Johnson, qui s'était jeté à l'avant
du brick.

--Dieu soit loué!» répondit Hatteras.

En effet, le brick se trouvait au centre d'un bassin de glace;
celle-ci l'entourait de toutes parts, et, bien que la quille plongeât
dans l'eau, il ne pouvait bouger; mais s'il demeurait immobile, le
champ marchait pour lui.

«Nous dérivons, capitaine! cria Johnson

--Laissons faire,» répondit Hatteras.

Comment, d'ailleurs, eût-il été possible de s'opposer à cet
entraînement?

Le jour revint, et il fut bien constaté que sous l'influence d'un
courant sous-marin le banc de glace dérivait vers le nord avec
rapidité. Cette masse flottante emportait _le Forward_, cloué au
milieu de l'ice-field, dont on ne voyait pas la limite; dans la
prévision d'une catastrophe, dans le cas où le brick serait jeté sur
une côte ou écrasé par la pression des glaces, Hatteras fit monter sur
le pont une grande quantité de provisions, les effets de campement,
les vêtements et les couvertures de l'équipage; à l'exemple de ce que
fit le capitaine MacClure dans une circonstance semblable, il fit
entourer le bâtiment d'une ceinture de hamacs gonflés d'air de manière
à le prémunir contre les grosses avaries; bientôt la glace,
s'accumulant sous l'influence d'une température de sept degrés (-14°
centig.); le navire fut entouré d'une muraille de laquelle sa mâture
sortait seule.

Pendant sept jours, il navigua de cette façon; la pointe Albert, qui
forme l'extrémité ouest du Nouveau-Cornouailles, fut entrevue, le 10
septembre, et disparut bientôt; on remarqua que le champ de glace
inclina dans l'est à partir de ce moment. Où allait-il de la sorte? où
s'arrêterait-on? Qui pouvait le prévoir?

L'équipage attendait et se croisait les bras. Enfin, la 15 septembre,
vers les trois heures du soir, l'ice-field, précipité sans doute sur
un autre champ, s'arrêta brusquement; le navire ressentit une secousse
violente, Hatteras, qui avait fait son point pendant cette journée,
consulta sa carte; il se trouvait dans le nord, sans aucune terre en
vue, par 95°35' de longitude et 78°15' de latitude, au centre de cette
région, de cette mer inconnue, où les géographes ont placé le pôle du
froid!




CHAPITRE XXIV.

PRÉPARATIFS D'HIVERNAGE.


L'hémisphère austral est plus froid à parité de latitude que
l'hémisphère boréal; mais la température du Nouveau Continent est
encore de quinze degrés au-dessous de celle des autres parties du
monde; et, en Amérique, ces contrées, connues sous le nom de pôle du
froid, sont les plus redoutables.

La température moyenne pour toute l'année n'est que de deux degrés
au-dessous de zéro (-19° centigr.). Les savants ont expliqué cela de
la façon suivante, et le docteur Clawbonny partageait leur opinion à
cet égard.

Suivant eux, les vents qui régnent avec la force la plus constante
dans les régions septentrionales de l'Amérique sont les vents de
sud-ouest; ils viennent de l'océan Pacifique avec une température
égale et supportable; mais pour arriver aux mers arctiques, ils sont
forcés de traverser l'immense territoire américain, couvert de neiges;
ils se refroidissent à son contact et couvrent alors les régions
hyperboréennes de leur glaciale âpreté.

Hatteras se trouvait au pôle du froid, au delà des contrées entrevues
par ses devanciers; il s'attendait donc à un hiver terrible, sur un
navire perdu au milieu des glaces, avec un équipage à demi révolté. Il
résolut de combattre ces dangers divers avec son énergie habituelle.
Il regarda sa situation en face, et ne baissa pas les yeux.

Il commença par prendre avec l'aide et l'expérience de Johnson toutes
les mesures nécessaires à son hivernage. D'après son calcul, _le
Forward_ avait été entraîné à deux cent cinquante milles de la
dernière terre connue, c'est-à-dire le Nouveau-Cornouailles; il était
étreint dans un champ de glace, comme dans un lit de granit, et nulle
puissance humaine ne pouvait l'en arracher.

Il n'existait plus une goutte d'eau libre dans ces vastes mers
frappées par l'hiver arctique. Les ice-fields se déroulaient à perte
de vue, mais sans offrir une surface unie. Loin de là. De nombreux
ice-bergs hérissaient la plaine glacée, et _le Forward_ se trouvait
abrité par les plus hauts d'entre eux sur trois points du compas; le
vent du sud-est seul soufflait jusqu'à lui. Que l'on suppose des
rochers au lieu de glaçons, de la verdure au lieu de neige, et la mer
reprenant son état liquide, le brick eût été tranquillement à l'ancre
dans une jolie baie et à l'abri des coups de vent les plus
redoutables. Mais quelle désolation sous cette latitude! quelle nature
attristante! quelle lamentable contemplation!

Le navire, quelque immobile qu'il fût, dut être néanmoins assujetti
fortement au moyen de ses ancres; il fallait redouter les débâcles
possibles ou les soulèvements sous-marins. Johnson, en apprenant cette
situation du _Forward_ au pôle du froid, observa plus sévèrement
encore ses mesures d'hivernage.

«Nous en verrons de rudes! avait-il dit au docteur; voilà bien la
chance du capitaine! aller se faire pincer au point le plus
désagréable du globe! Bah! vous verrez que nous nous en tirerons.»

Quant au docteur, au fond de sa pensée, il était tout simplement ravi
de la situation. Il ne l'eût pas changée pour une autre! Hiverner au
pôle du froid! quelle bonne fortune!

Les travaux de l'extérieur occupèrent d'abord l'équipage; les voiles
demeurèrent enverguées au lieu d'être serrées à fond de cale, comme le
firent les premiers hiverneurs; elles furent uniquement repliées dans
leur étui, et bientôt la glace leur fit une enveloppe imperméable; on
ne dépassa même pas les mâts de perroquet, et le nid de pie resta en
place. C'était un observatoire naturel; les manoeuvres courantes
furent seules retirées.

Il devint nécessaire de couper le champ autour du navire, qui
souffrait de sa pression. Les glaçons, accumulés sur ses flancs,
pesaient d'un poids considérable; il ne reposait pas sur sa ligne de
flottaison habituelle. Travail long et pénible. Au bout de quelques
jours, la carène fut délivrée de sa prison, et l'on profita de cette
circonstance pour l'examiner; elle n'avait pas souffert, grâce à la
solidité de sa construction; seulement son doublage de cuivre était
presque entièrement arraché. Le navire, devenu libre, se releva de
près de neuf pouces; on s'occupa alors de tailler la glace en biseau
suivant la forme de la coque; de cette façon, le champ se rejoignait
sous la quille du brick, et s'opposait lui-même à tout mouvement de
pression.

Le docteur participait à ces travaux; il maniait adroitement le
couteau à neige; il excitait les matelots par sa bonne humeur. Il
instruisait et s'instruisait. Il approuva fort cette disposition de la
glace sous le navire.

«Voilà une bonne précaution, dit-il.

--Sans cela, monsieur Clawbonny, répondit Johnson, on n'y résisterait
pas. Maintenant, nous pouvons sans crainte élever une muraille de
neige jusqu'à la hauteur du plat-bord; et, si nous voulons, nous lui
donnerons dix pieds d'épaisseur, car les matériaux ne manquent pas.

--Excellente idée, reprit le docteur; la neige est un mauvais
conducteur de la chaleur; elle réfléchit au lieu d'absorber, et la
température intérieure ne pourra pas déchapper au dehors.

--Cela est vrai, répondit Johnson; nous élevons une fortification
contre le froid, mais aussi contre les animaux, s'il leur prend
fantaisie de nous rendre visite; le travail terminé, cela aura bonne
tournure, vous verrez; nous taillerons dans cette masse de neige deux
escaliers, donnant accès l'un à l'avant, l'autre à l'arrière du
navire; une fois les marches taillées au couteau, nous répandrons de
l'eau dessus; cette eau se convertira en une glace dure comme du roc,
et nous aurons un escalier royal.

--Parfait, répondit le docteur, et, il faut l'avouer, il est heureux
que le froid engendre la neige et la glace, c'est-à-dire de quoi se
protéger contre lui. Sans cela, on serait fort embarrassé.»

En effet, le navire était destiné à disparaître sous une couche
épaisse de glace, à laquelle il demandait la conservation de sa
température intérieure; un toit fait d'épaisses toiles goudronnées et
recouvertes de neige fut construit au dessus du pont sur toute sa
longueur; la toile descendait assez bas pour recouvrir les flancs du
navire. Le pont, se trouvant à l'abri de toute impression du dehors,
devint un véritable promenoir; il fut recouvert de deux pieds et demi
de neige; cette neige fut foulée et battue de manière à devenir
très-dure; là elle faisait encore obstacle au rayonnement de la
chaleur interne; on étendit au-dessus d'elle une couche de sable, qui
devint, s'incrustant, un macadamisage de la plus grande dureté.

«Un peu plus, disait le docteur, et avec quelques arbres, je me
croirais à Hyde-Park, et même dans les jardins suspendus de Babylone.»

On fit un trou à feu à une distance assez rapprochée du brick; c'était
un espace circulaire creusé dans le champ, un véritable puits, qui
devait être maintenu toujours praticable; chaque matin, on brisait la
glace formée à l'orifice; il devait servir à se procurer de l'eau en
cas d'incendie, ou pour les bains fréquents ordonnés aux hommes de
l'équipage par mesure d'hygiène; on avait même soin, afin d'épargner
le combustible, de puiser l'eau dans des couches profondes, où elle
est moins froide; on parvenait à ce résultat au moyen d'un appareil
indiqué par un savant français[1]; cet appareil, descendu à une
certaine profondeur, donnait accès à l'eau environnante au moyen d'un
double fond mobile dans un cylindre.

  [1]  François Arago.

Habituellement, on enlève, pendant les mois d'hiver, tous les objets
qui encombrent le navire, afin de se réserver de plus larges espaces;
on dépose ces objets à terre dans des magasins. Mais ce qui peut se
pratiquer près d'une côte est impossible à un navire mouillé sur un
champ de glace.

Tout fut disposé à l'intérieur pour combattre les deux grands ennemis
de ces latitudes, le froid et l'humidité; le premier amenait le
second, plus redoutable encore; on résiste au froid, on succombe à
l'humidité; il s'agissait donc de la prévenir.

_Le Forward_, destiné à une navigation dans les mers arctiques,
offrait l'aménagement le meilleur pour un hivernage: la grande chambre
de l'équipage était sagement disposée; on y avait fait la guerre aux
coins, où l'humidité se réfugie d'abord; en effet, par certains
abaissements de température, une couche de glace se forme sur les
cloisons, dans les coins particulièrement, et, quand elle vient à se
fondre, elle entretient une humidité constante. Circulaire, la salle
de l'équipage eût encore mieux convenu; mais enfin, chauffée par un
vaste poêle, et convenablement ventilée, elle devait être
très-habitable; les murs étaient tapissés de peaux de daims, et non
d'étoffes de laine, car la laine arrête les vapeurs qui s'y
condensent, et imprègnent l'atmosphère d'un principe humide.

Les cloisons furent abattues dans la dunette, et les officiers eurent
une salle commune plus grande, plus aérée, et chauffée par un poêle.
Cette salle, ainsi que celle de l'équipage, était précédée d'une sorte
d'antichambre, qui lui enlevait toute communication directe avec
l'extérieur. De cette façon, la chaleur ne pouvait se perdre, et l'on
passait graduellement d'une température à l'autre. On laissait dans
les antichambres les vêtements chargés de neige; on se frottait les
pieds à des scrapers[1] installés au dehors, de manière à n'introduire
avec soi aucun élément malsain.

  [1]  Grattoirs.

Des manches en toile servaient à l'introduction de l'air destiné au
tirage des poêles; d'autres manches permettaient à la vapeur d'eau de
s'échapper. Au surplus, des condensateurs étaient établis dans les
deux salles, et recueillaient cette vapeur au lieu de la laisser se
résoudre en eau; on les vidait deux fois par semaine, et ils
renfermaient quelquefois plusieurs boisseaux de glace. C'était autant
de pris sur l'ennemi.

Le feu se réglait parfaitement et facilement, au moyen des manches à
air; on reconnut qu'une petite quantité de charbon suffisait à
maintenir dans les salles une température de cinquante degrés (+10°
centigr.). Cependant Hatteras, après avoir fait jauger ses soutes, vit
bien que même avec la plus grande parcimonie il n'avait pas pour deux
mois de combustible.

Un séchoir fut installé pour les vêtements qui devaient être souvent
lavés; on ne pouvait les faire sécher à l'air, car ils devenaient durs
et cassants.

Les parties délicates de la machine furent aussi démontées avec soin;
la chambre qui la renfermait fut hermétiquement close.

La vie du bord devint l'objet de sérieuses méditations; Hatteras la
régla avec le plus grand soin, et le règlement fut affiché dans la
salle commune. Les hommes se levaient à six heures du matin; les
hamacs étaient exposés à l'air trois fois par semaine; le plancher des
deux chambres fut frotté chaque matin avec du sable chaud; le thé
brûlant figurait à chaque repas, et la nourriture variait autant que
possible suivant les jours de la semaine; elle se composait de pain,
de farine, de gras de boeuf et de raisins secs pour les puddings, de
sucre, de cacao, de thé, de riz, de jus de citron, de viande
conservée, de boeuf et de porc salé, de choux, et de légumes au
vinaigre; la cuisine était située en dehors des salles communes; on se
privait ainsi de sa chaleur; mais la cuisson des aliments est une
source constante d'évaporation et d'humidité.

La santé des hommes dépend beaucoup de leur genre de nourriture; sous
ces latitudes élevées, on doit consommer le plus possible de matières
animales. Le docteur avait présidé à la rédaction du programme
d'alimentation.

«Il faut prendre exemple sur les Esquimaux, disait-il; ils ont reçu
les leçons de la nature et sont nos maîtres en cela; si les Arabes, si
les Africains peuvent se contenter de quelques dattes et d'une poignée
de riz, ici il est important de manger, et beaucoup. Les Esquimaux
absorbent jusqu'à dix et quinze livres d'huile par jour. Si ce régime
ne vous plaît pas, nous devons recourir aux matières riches en sucre
et en graisse. En un mot, il nous faut du carbone, faisons du carbone!
c'est bien de mettre du charbon dans le poêle, mais n'oublions pas
d'en bourrer ce précieux poêle que nous portons en nous!»

Avec ce régime, une propreté sévère fut imposée à l'équipage; chacun
dut prendre tous les deux jours un bain de cette eau à demi glacée,
que procurait le trou à feu, excellent moyen de conserver sa chaleur
naturelle. Le docteur donnait l'exemple; il le fit d'abord comme une
chose qui devait lui être fort désagréable; mais ce prétexte lui
échappa bientôt, car il finit par trouver un plaisir véritable à cette
immersion très-hygiénique.

Lorsque le travail, ou la chasse, ou les reconnaissances entraînaient
les gens de l'équipage au dehors par les grands froids, ils devaient
prendre garde surtout à ne pas être _frost bitten_, c'est-à-dire gelés
dans une partie quiconque du corps; si le cas arrivait, on se hâtait,
à l'aide de frictions de neige, de rétablir la circulation du sang.
D'ailleurs, les hommes soigneusement vêtus de laine sur tout le corps
portaient des capotes en peau de daim et des pantalons de peaux de
phoque qui sont parfaitement imperméables au vent.

Les divers aménagements du navire, l'installation du bord, prirent
environ trois semaines, et l'on arriva au 10 octobre sans incident
particulier.




CHAPITRE XXV.

UN VIEUX RENARD DE JAMES ROSS.


Ce jour-là, le thermomètre s'abaissa jusqu'à trois degrés au dessous
de zéro (-16° centig.). Le temps fut assez calme; le froid se
supportait facilement en l'absence de la brise. Hatteras, profitant de
la clarté de l'atmosphère, alla reconnaître les plaines environnantes;
il gravit l'un des plus hauts ice-bergs du nord, et n'embrassa dans le
champ de sa lunette qu'une suite de montagnes de glaces et
d'ice-fields. Pas une terre en vue, mais bien l'image du chaos sous
son plus triste aspect. Il revint à bord, essayant de calculer la
longueur probable de sa captivité.

Les chasseurs, et parmi eux, le docteur, James Wall, Simpson, Johnson,
Bell, ne manquaient pas de pourvoir la navire de viande fraîche. Les
oiseaux avaient disparu, cherchant au sud des climats moins rigoureux.
Les ptarmigans seuls, perdrix de rocher particulières à cette
latitude, ne fuyaient pas devant l'hiver; on pouvait les tuer
facilement, et leur grand nombre promettait une réserve abondante de
gibier.

Les lièvres, les renards, les loups, les foermines, les ours ne
manquaient pas; un chasseur français, anglais ou norwégien n'eût pas
eu le droit de se plaindre; mais ces animaux très-farouches ne se
laissaient guère approcher; on les distinguait difficilement
d'ailleurs sur ces plaines blanches dont ils possédaient la blancheur,
car avant les grands froids, ils changent de couleur, et revêtent leur
fourrure d'hiver. Le docteur constata, contrairement à l'opinion de
certains naturalistes, que ce changement ne provenait pas du grand
abaissement de la température, car il avait lieu avant le mois
d'octobre; il ne résultait donc pas d'une cause physique, mais bien de
la prévoyance providentielle, qui voulait mettre les animaux arctiques
en mesure de braver la rigueur d'un hiver boréal.

On rencontrait souvent des veaux marins, des chiens de mer, animaux
compris sous la dénomination générale de phoques; leur chasse fut
spécialement recommandée aux chasseurs, autant pour leurs peaux que
pour leur graisse éminemment propre à servir de combustible.
D'ailleurs le foie de ces animaux devenait au besoin un excellent
comestible; on en comptait par centaines, et à deux ou trois milles au
nord du navire, le champ était littéralement percé à jour par les
trous de ces énormes amphibies; seulement ils éventaient le chasseur
avec un instinct remarquable, et beaucoup furent blessés, qui
s'échappèrent aisément en plongeant sous les glaçons.

Cependant, le 19, Simpson parvint à s'emparer de l'un d'eux à quatre
cents yards du navire; il avait eu la précaution de boucher son trou
de refuge, de sorte que l'animal fut à la merci des chasseurs. Il se
débattit longtemps, et, après avoir essuyé plusieurs coups de feu, il
finit par être assommé. Il mesurait neuf pieds de long; sa tête de
bull-dog, les seize dents de ses mâchoires, ses grandes nageoires
pectorales en forme d'ailerons, sa queue petite et munie d'une autre
paire de nageoires, en faisaient un magnifique spécimen de la famille
des chiens de mer. Le docteur, voulant conserver sa tête pour sa
collection d'histoire naturelle, et sa peau pour les besoins à venir,
fit préparer l'une et l'autre par un moyen rapide et peu coûteux. Il
plongea le corps de l'animal dans le trou à feu, et des milliers de
petites crevettes enlevèrent les moindres parcelles de chair; au bout
d'une demi journée, le travail était accompli, et le plus adroit de
l'honorable corporation des tanneurs de Liverpool n'eût pas mieux
réussi.

Dès que le soleil a dépassé l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire le 23
septembre, on peut dire que l'hiver commence dans les régions
arctiques. Cet astre bienfaisant, après avoir peu à peu descendu au
dessous de l'horizon, disparut enfin le 23 octobre, effleurant de ses
obliques rayons la crête des montagnes glacées. Le docteur lui lança
le dernier adieu du savant et du voyageur. îl ne devait plus le revoir
avant le mois de février.

Il ne faut pourtant pas croire que l'obscurité soit complète pendant
cette longue absence du soleil; la lune vient chaque mois le remplacer
de son mieux; il y a encore la scintillation très-claire des étoiles,
l'éclat des planètes, de fréquentes aurores boréales, et des
réfractions particulières aux horizons blancs de neige; d'ailleurs, le
soleil, au moment de sa plus grande déclinaison australe, le 21
décembre, s'approche encore de treize degrés de l'horizon polaire; il
règne donc, chaque jour, un certain crépuscule de quelques heures.
Seulement le brouillard et les tourbillons de neige venaient souvent
plonger ces froides régions dans la plus complète obscurité.

Cependant, jusqu'à cette époque, le temps fut assez favorable; les
perdrix et les lièvres seuls purent s'en plaindre, car les chasseurs
ne leur laissaient pas un moment de repos; on disposa plusieurs
trappes à renard; mais ces animaux soupçonneux ne s'y laissèrent pas
prendre; plusieurs fois même, ils grattèrent la neige au-dessous de la
trappe, et s'emparèrent de l'appât sans courir aucun risque; le
docteur les donnait au diable, fort peiné toutefois de lui faire un
semblable cadeau.

Le 25 octobre, le thermomètre ne marqua plus que quatre degrés
au-dessous de zéro (-20° centig.). Un ouragan d'une violence extrême
se déchaîna; une neige épaisse s'empara de l'atmosphère, ne permettant
plus à un rayon de lumière d'arriver au _Forward_. Pendant plusieurs
heures, on fut inquiet du sort de Bell et de Simpson, que la chasse
avait entraînés au loin; ils ne regagnèrent le bord que le lendemain,
après être restés une journée entière couchés dans leur peau de daim,
tandis que l'ouragan balayait l'espace au-dessus d'eux, et les
ensevelissait sous cinq pieds de neige. Ils faillirent être gelés, et
le docteur eut beaucoup de peine à rétablir en eux la circulation du
sang.

La tempête dura huit longs jours sans interruption. On ne pouvait
mettre le pied dehors. Il y avait, pour une seule journée, des
variations de quinze et vingt degrés dans la température.

Pendant ces loisirs forcés, chacun vivait à part, les uns dormant, les
autres fumant, certains s'entretenant à voix basse et s'interrompant à
l'approche de Johnson ou du docteur; il n'existait aucune liaison
morale entre les hommes de cet équipage; ils ne se réunissaient qu'à
la prière du soir, faite en commun, et le dimanche, pour la lecture de
la Bible et de l'office divin.

Clifton s'était parfaitement rendu compte que, le
soixante-dix-huitième parallèle franchi, sa part de prime s'élevait à
trois cent soixante-quinze livres[1]; il trouvait la somme ronde, et
son ambition n'allait pas au delà. On partageait volontiers son
opinion, et l'on songeait à jouir de cette fortune acquise au prix de
tant de fatigues.

  [1]  9,375 francs.

Hatteras demeurait presque invisible. Il ne prenait part ni aux
chasses, ni aux promenades. Il ne s'intéressait aucunement aux
phénomènes météorologiques qui faisaient l'admiration du docteur. Il
vivait avec une seule idée; elle se résumait en trois mots: le pôle
nord. Il ne songeait qu'au moment ou le Forward, libre enfin,
reprendrait sa course aventureuse.

En somme, le sentiment général du bord, c'était la tristesse. Rien
d'écoeurant en effet comme la vue de ce navire captif, qui ne repose,
plus dans son élément naturel, dont les formes sont altérées sous ces
épaisses couches de glace; il ne ressemble à rien: fait pour le
mouvement, il ne peut bouger; on le métamorphose en maison de bois, en
magasin, en demeure sédentaire, lui qui sait braver le vent et les
orages! Cette anomalie, cette situation fausse, portait dans les
coeurs un indéfinissable sentiment d'inquiétude et de regret.

Pendant ces heures inoccupées, le docteur mettait en ordre les notes
de voyage, dont ce récit est la reproduction fidèle; il n'était jamais
désoeuvré, et son égalité d'humeur ne changeait pas. Seulement il vit
venir avec satisfaction la fin de la tempête, et se disposa à
reprendre ses chasses accoutumées.

Le 3 novembre, à six heures du matin, et par une température de cinq
degrés au-dessous de zéro (-21° centig.), il partit en compagnie de
Johnson et de Bell; les plaines de glace étaient unies; la neige,
répandue en grande abondance pendant les jours précédents et
solidifiée par la gelée, offrait un terrain assez propice à la marche;
un froid sec et piquant se glissait dans l'atmosphère; la lune
brillait avec une incomparable pureté, et produisait un jeu de lumière
étonnant sur les moindres aspérités du champ; les traces de pas
s'éclairaient sur leurs bords et laissaient comme une traînée
lumineuse par le chemin des chasseurs, dont les grandes ombres
s'allongeaient sur la glace avec une surprenante netteté.

Le docteur avait emmené son ami Duk avec lui; il le préférait pour
chasser le gibier aux chiens groënlandais, et cela avec raison; ces
derniers sont peu utiles en semblable circonstance, et ne paraissent
pas avoir le feu sacré de la race des zones tempérées. Duk courait en
flairant la route, et tombait souvent en arrêt sur des traces d'ours
encore fraîches. Cependant, en dépit de son habileté, les chasseurs
n'avaient pas rencontré même un lièvre, au bout de deux heures de
marche.

«Est-ce que le gibier aurait senti le besoin d'émigrer vers le sud?
dit le docteur en faisant halte au pied d'un hummock.

--On le croirait, monsieur Clawbonny, répondit le charpentier.

--Je ne le pense pas pour mon compte, répondit Johnson; les lièvres,
les renards et les ours sont faits à ces climats; suivant moi, la
dernière tempête doit avoir causé leur disparition; mais avec les
vents du sud, ils ne tarderont pas à revenir. Ah! si vous me parliez
de rennes ou de boeufs musqués, ce serait autre chose.

--Et cependant, à l'île Melville, on trouve ces animaux-là par troupes
nombreuses, reprit le docteur; elle est située plus au sud, il est
vrai, et pendant ses hivernages, Parry a toujours eu de ce magnifique
gibier à discrétion.

--Nous sommes moins bien partagés, répondit Bell; si nous pouvions
seulement nous approvisionner de viande d'ours, il ne faudrait pas
nous plaindre.

--Voilà précisément la difficulté, répliqua le docteur; c'est que les
ours me paraissent fort rares et très-sauvages; ils ne sont pas encore
assez civilisés pour venir au-devant d'un coup de fusil.

--Bell parle de la chair de l'ours, reprit Johnson; mais la graisse de
cet animal est plus enviable en ce moment que sa chair et sa fourrure.

--Tu as raison, Johnson, répondit Bell; tu penses toujours au
combustible?

--Comment n'y pas penser? même en le ménageant avec la plus sévère
économie, il ne nous en reste pas pour trois semaines!

--Oui, reprit le docteur, là est le véritable danger, car nous ne
sommes qu'au commencement de novembre, et février est le mois le plus
froid de l'année. dans la zone glaciale; toutefois, à défaut de
graisse d'ours, nous pouvons compter sur la graisse de phoques.

--Pas longtemps, monsieur Clawbonny, répondit Johnson, ces animaux-là
ne tarderont pas à nous abandonner; raison de froid ou d'effroi, ils
ne se montreront bientôt plus à la surface des glaçons.

--Alors, reprit le docteur, je vois qu'il faut absolument se rabattre
sur les ours, et, je l'avoue, c'est bien l'animal le plus utile de ces
contrées, car, à lui seul, il peut fournir la nourriture, les
vêtements, la lumière et le combustible nécessaires à l'homme.
Entends-tu, Duk, fit le docteur en caressant le chien, il nous faut
des ours, mon ami; cherche! voyons, cherche!»

Duk, qui flairait la glace en ce moment, excité par la voix et les
caresses du docteur, partit tout d'un coup avec la rapidité d'un
trait. Il aboyait avec vigueur, et malgré son éloignement, ses
aboiements arrivaient avec force jusqu'aux chasseurs.

L'extrême portée du son par les basses températures est un fait
étonnant; il n'est égalé que par la clarté des constellations dans le
ciel boréal; les rayons lumineux et les ondes sonores se transportent
à des distances considérables, surtout par les froids secs des nuits
hyperboréennes.

Les chasseurs, guidés par ces aboiements lointains, se lancèrent sur
les traces de Duk; il leur fallut faire un mille, et ils arrivèrent
essoufflés, car les poumons sont rapidement suffoqués dans une
semblable atmosphère. Duk demeurait en arrêt à cinquante pas à peine
d'une masse énorme qui s'agitait au sommet d'un monticule.

«Nous voilà servis à souhait! s'écria le docteur en armant son fusil.

--Un ours, ma foi, et un bel ours, dit Bell en imitant le docteur,

--Un ours singulier,» fit Johnson, se réservant de tirer après ses
deux compagnons.

Duk aboyait avec fureur. Bell s'avança d'une vingtaine de pieds et fit
feu; mais l'animal ne parut pas être atteint, car il continua de
balancer lourdement sa tête.

Johnson, s'approcha à son tour, et, après avoir soigneusement visé, il
pressa la détente de son arme.

«Bon! s'écria le docteur; rien encore! Ah! maudite réfraction! nous
sommes hors de portée; on ne s'y habituera donc jamais! Cet ours est à
plus de mille pas de nous!

--En avant!» répondit Bell.

Les trois compagnons s'élancèrent rapidement vers l'animal que cette
fusillade n'avait aucunement troublé; il semblait être de la plus
forte taille, et, sans calculer les dangers de l'attaque, les
chasseurs se livraient déjà à la joie de la conquête. Arrivés à une
portée raisonable, ils firent feu; l'ours, blessé mortellement sans
doute, fit un bond énorme et tomba au nied du monticule.

Duk se précipita sur lui.

«Voilà un ours, dit le docteur, qui n'aura pas été difficile à
abattre.

--Trois coups de feu seulement, répondit Bell d'un air méprisant, et
il est à terre.

--C'est même singulier, fit Johnson.

--A moins que nous ne soyons arrivés juste au moment où il allait
mourir de vieillesse, répondit le docteur en riant.

--Ma foi, vieux ou jeune, répliqua Bell, il n'en sera pas moins de
bonne prise.»

En parlant de la sorte, les chasseurs arrivèrent au monticule, et, à
leur grande stupéfaction, ils trouvèrent Duk acharné sur le cadavre
d'un renard blanc!

«Ah! par exemple, s'écria Bell, voilà qui est fort:

--En vérité, dit le docteur! nous tuons un ours, et c'est un renard
qui tombe!»

Johnson ne savait trop que répondre.

«Bon! s'écria le docteur avec un éclat de rire, mêlé de dépit; encore
la réfraction! toujours la réfraction!

--Que voulez-vous dire, monsieur Clawbonny? demanda le charpentier.

--Eh oui, mon ami; elle nous a trompés sur les dimensions comme sur la
distance! elle nous a fait voir un ours sous la peau d'un renard!
pareille méprise est arrivée plus d'une fois aux chasseurs dans des
circonstances identiques! Allons! nous en sommes pour nos frais
d'imagination.

«Ma foi, répondit Johnson, ours ou renard, on le mangera tout de même.
Emportons-le.»

Mais, au moment où le maître d'équipage allait charger l'animal sur
ses épaules:

«Voilà qui est plus fort! s'écria-t-il.

--Qu'est-ce donc? demanda le docteur.

--Regardez, monsieur Clawbonny, voyez! il y a un collier au cou de
cette bête!

--Un collier?» répliqua le docteur, en se penchant sur l'animal.

En effet, un collier de cuivre à demi usé apparaissait au milieu de la
blanche fourrure du renard; le docteur crut y remarquer des lettres
gravées; en un tour de main, il l'enleva de ce cou autour duquel il
paraissait rivé depuis longtemps.

«Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Johnson.

--Cela veut dire, répondit le docteur, que nous venons de tuer un
renard âgé de plus de douze ans, mes amis, un renard qui fut pris par
James Ross en 1848.

--Est-il possible! s'écria Bell.

--Cela n'est pas douteux; je regrette que nous ayons abattu ce pauvre
animal! Pendant son hivernage, James Ross eut l'idée de prendre dans
des pièges une grande quantité de renards blancs; on riva à leur cou
des colliers de cuivre sur lesquels étaient gravée l'indication de ses
navires _l'Entreprise_ et _l'Investigator_, ainsi que celle des dépôts
de vivres. Ces animaux traversent d'immenses étendues de terrain en
quête de leur nourriture, et James Ross espérait que l'un d'eux
pourrait tomber entre les mains de quelques hommes de l'expédition
Franklin. Voilà toute l'explication, et cette pauvre bête qui aurait
pu sauver la vie de deux équipages, est venu inutilement tomber sous
nos balles.

--Ma foi, nous ne le mangerons pas, dit Johnson; d'ailleurs, un renard
de douze ans! En tous cas, nous conserverons sa peau en témoignage de
cette curieuse rencontre.»

Johnson chargea la bête sur ses épaules. Les chasseurs se dirigèrent
vers le navire en s'orientant sur les étoiles; leur expédition ne fut
pas cependant tout à fait infructueuse; ils purent abattre plusieurs
couples de ptarmigans.

Une heure avant d'arriver au Forward, il survint un phénomène qui
excita au plus haut degré l'étonnement du docteur. Ce fut une
véritable pluie d'étoiles filantes; on pouvait les compter par
milliers, comme les fusées dans un bouquet de feu d'artifice d'une
blancheur éclatante; la lumière de la lune pâlissait. L'oeil ne
pouvait se lasser d'admirer ce phénomène qui dura plusieurs heures.
Pareil météore fut observé au Groenland par les Frères Moraves en
1799. On eut dit une véritable fête que le ciel donnait à la terre
sous ces latitudes désolées. Le docteur, de retour à bord, passa la
nuit entière à suivre la marche de ce météore, qui cessa vers les sept
heures du matin, au milieu du profond silence de l'atmosphère.




CHAPITRE XXVI.

LE DERNIER MORCEAU DE CHARBON.


Les ours paraissaient décidément imprenables; on tua quelques phoques
pendant les journées des 4, 5 et 6 novembre, puis le vent venant à
changer, la température s'éleva de plusieurs degrés; mais les
drifts[1] de neige recommencèrent avec une incomparable violence. Il
devint impossible de quitter le navire, et l'on eut fort à faire pour
combattre l'humidité. A la fin de la semaine, les condensateurs
recelaient plusieurs boisseaux de glace.

  [1]  Tourbillon.

Le temps changea de nouveau le 15 novembre, et le thermomètre, sous
l'influence de certaines conditions atmosphériques, descendit à
vingt-quatre degrés au-dessous de zéro (-31° centig.). Ce fut la plus
basse température observée jusque-là. Ce froid eût été supportable
dans une atmosphère tranquille; mais le vent soufflait alors, et
semblait fait de larnes aiguës qui traversaient l'air.

Le docteur regretta fort d'être ainsi captif, car la neige, raffermie
par le vent, offrait un terrain solide pour la marche, et il eût pu
tenter quelque lointaine excursion.

Cependant, il faut le dire, tout exercice violent par un tel froid
amène vite l'essoufflement. Un homme ne peut alors produire le quart
de son travail habituel; les outils de fer deviennent impossibles à
manier; si la main les prend sans précaution, elle éprouve une douleur
semblable à celle d'une brûlure, et des lambeaux de sa peau restent
attachés à l'objet imprudemment saisi.

L'équipage, confiné dans le navire, fut donc réduit à se promener
pendant deux heures par jour sur le pont recouvert, où il avait la
permission de fumer, car cela était défendu dans la salle commune.

Là, dès que le feu baissait un peu, la glace envahissait les murailles
et les jointures du plancher; il n'y avait pas une cheville, un clou
de fer, une plaque de métal qui ne se recouvrît immédiatement d'une
couche glacée.

L'instantanéité du phénomène émerveillait le docteur. L'haleine des
hommes se condensait dans l'air et, sautant de l'état fluide à l'état
solide, elle retomba en neige autour d'eux. A quelques pieds seulement
de poêles, le froid reprenait alors toute son énergie, et les hommes
se tenaient près du feu, en groupe serré.

Cependant, le docteur leur conseillait de s'aguerrir, de se
familiariser avec cette température, qui n'avait certainement pas dit
son dernier mot; il leur recommandait de soumettre peu à peu leur
épiderme à ces cuissons intenses, et prêchait d'exemple; mais la
paresse ou l'engourdissement clouait la plupart d'entre eux à leur
poste; ils n'en voulaient pas bouger, et préféraient s'endormir dans
cette mauvaise chaleur.

Cependant, d'après le docteur, il n'y avait aucun danger à s'exposer à
un grand froid en sortant d'une salle chauffée; ces transitions
brusques n'ont d'inconvénient en effet que pour les gens qui sont en
moiteur; le docteur citait des exemples à l'appui de son opinion, mais
ses leçons étaient perdues ou à peu près.

Quant à John Hatteras, il ne paraissait pas ressentir l'influence de
cette température. Il se promenait silencieusement, ni plus ni moins
vite. Le froid n'avait-il pas prise sur son énergique constitution?
Possédait-il au suprême degré ce principe de chaleur naturelle qu'il
recherchait chez ses matelots? Était-il cuirassé dans son idée fixe,
de manière à se soustraire aux impressions extérieures? Ses hommes ne
le voyaient pas sans un profond étonnement affronter ces vingt-quatre
degrés au-dessous de zéro; il quittait le bord pendant des heures
entières, et revenait sans que sa figure portât les marques du froid.

«Cet homme est étrange, disait le docteur à Jobnson; il m'étonne
moi-même! il porte en lui un foyer ardent! C'est une des plus
puissantes natures que j'aie étudiées de ma vie!

--Le fait est, répondit Johnson, qu'il va, vient, circule en plein
air, sans se vêtir plus chaudement qu'au mois de juin.

--Oh! la question de vêtement est peu de chose, répondait le docteur;
à quoi bon vêtir chaudement celui qui ne peut produire la chaleur de
lui-même? C'est essayer d'échauffer un morceau de glace en
l'enveloppant dans une couverture de laine! Mais Hatteras n'a pas
besoin de cela; il est ainsi bâti, et je ne serais pas étonné qu'il
fît véritablement chaud a ses côtés, comme auprès d'un charbon
incandescent.»

Johnson, chargé de dégager chaque matin le trou à feu, remarqua que la
glace mesurait plus de dix pieds d'épaisseur.

Presque toutes les nuits, le docteur pouvait observer de magnifiques
aurores boréales; de quatre heures à huit heures du soir, le ciel se
colorait légèrement dans le nord; puis, cette coloration prenait la
forme régulière d'une bordure jaune pâle, dont les extrémités
semblaient s'arc-bouter sur le champ de glace. Peu à peu, la zone
brillante s'élevait dans le ciel suivant le méridien magnétique, et
apparaissait striée de bandes noirâtres; des jets d'une matière
lumineuse s'élançaient, s'allongeaient alors, diminuant ou forçant
leur éclat; le météore, arrivé à son zénith, se composait souvent de
plusieurs arcs, qui se baignaient dans les ondes rouges, jaunes ou
vertes de la lumière. C'était un éblouissement, un incomparable
spectacle. Bientôt, les diverses courbes se réunissaient en un seul
point, et formaient des couronnes boréales d'une opulence toute
céleste. Enfin, les arcs se pressaient les uns contre les autres, la
splendide aurore pâlissait, les rayons intenses se fondaient en lueurs
pâles, vagues, indéterminées, indécises, et le merveilleux phénomène,
affaibli, presque éteint, s'évanouissait insensiblement dans les
nuages obscurcis du sud.

On ne saurait comprendre la féerie d'un tel spectacle, sous les hautes
latitudes, à moins de huit degrés du pôle; les aurores boréales,
entrevues dans les régions tempérées, n'en donnent aucune idée, même
affaiblie; il semble que la Providence ait voulu réserver à ces
climats ses plus étonnantes merveilles.

Des parasélènes nombreuses apparaissaient également pendant la durée
de la lune, dont plusieurs images se présentaient alors dans le ciel,
en accroissant son éclat souvent aussi, de simples halos lunaires
entouraient l'astre des nuits, qui brillait au centre d'un cercle
lumineux avec une splendide intensité.

Le 26 novembre, il y eut une grande marée, et l'eau s'échappa avec
violence par le trou à feu; l'épaisse couche de glace fut comme
ébranlée par le soulèvement de la mer, et des craquements sinistres
annoncèrent la lutte sous-marine; heureusement le navire tint ferme
dans son lit, et ses chaînes seules travaillèrent avec bruit;
d'ailleurs, en prévision de l'événement, Hatteras les avait fait
assujettir.

Les jours suivants furent encore plus froids; le ciel se couvrit d'un
brouillard pénétrant; le vent enlevait la neige amoncelée; il devenait
difficile de voir si ces tourbillons prenaient naissance dans le ciel
ou sur les ice-fields; c'était une confusion inexprimable.

L'équipage s'occupait de divers travaux à l'intérieur, dont le
principal consistait à préparer la graisse et l'huile produites par
les phoques; elles se convertissaient en blocs de glace qu'il fallait
travailler à la hache; on concassait cette glace en morceaux, dont la
dureté égalait celle du marbre; on en recueillit ainsi la valeur d'une
dizaine de barils. Comme on le voit, toute espèce de vase devenait
inutile ou à peu près; d'ailleurs ils se seraient brisés sous l'effort
du liquide que la temnérature transformait.

Le 28, le thermomètre descendit à trente-deux degrès au dessous de
zéro (-36° centig.); il n'y avait plus que pour dix jours de charbon,
et chacun voyait arriver avec effroi le moment où ce combustible
viendrait à manquer.

Hatteras, par mesure d'économie, fit éteindre le poêle de la dunette,
et dès lors, Shandon, le docteur et lui durent partager la salle
commune de l'équipage, Hatteras fut donc plus constamment en rapport
avec ses hommes, qui jetaient sur lui des regards hébétés et
farouches. Il entendait leurs récriminations, leurs reproches, leurs
menaces même, et ne pouvait les punir. Du reste, il semblait sourd à
toute observation. Il ne réclamait pas la place la plus rapprochée du
feu. 11 restait dans un coin, les bras croisés, sans mot dire.

En dépit des recommandations du docteur, Pen et ses amis se refusaient
à prendre le moindre exercice; ils passaient les journées entières
accoudés au poêle ou sous les couvertures de leur hamac; aussi leur
santé ne tarda pas à s'altérer; ils ne purent réagir contre
l'influence funeste du climat, et le terrible scorbut fit son
apparition à bord.

Le docteur avait cependant commencé depuis longtemps à distribuer
chaque matin le jus de citron et les pastilles de chaux; mais ces
préservatifs, si efficaces d'habitude, n'eurent qu'une action
insensible sur les malades, et la maladie, suivant son cours, offrit
bientôt ses plus horribles symptômes.

Quel spectacle que celui de ces malheureux dont les nerfs et les
muscles se contractaient sous la douleur! Leurs jambes enflaient
extraordinairement et se couvraient de larges taches d'un bleu
noirâtre; leurs gencives sanglantes, leurs lèvres tuméfiées, ne
livraient passage qu'à des sons inarticulés; la masse du sang
complètement altérée, défibrinisée, ne transmettait plus la vie aux
extrémités du corps.

Clifton, le premier, fut attaqué de cette cruelle maladie; bientôt
Gripper, Brunton, Strong, durent renoncer à quitter leur hamac. Ceux
que la maladie épargnait encore ne pouvaient fuir le spectacle de ces
souffrances: il n'y avait pas d'autre abri que la salle commune; il y
fallait demeurer; aussi fut-elle promptement transformée en hôpital,
car sur les dix-huit marins du Forward, treize furent en peu de jours
frappés par le scorbut. Pen semblait devoir échapper à la contagion;
sa vigoureuse nature l'en préservait; Shandon ressentit les premiers
symptômes du mal; mais cela n'alla pas plus loin, et l'exercice
parvint à le maintenir dans un état de santé suffisant.

Le docteur soignait ses malades avec le plus entier dévouement, et son
coeur se serrait en face de maux qu'il ne pouvait soulager. Cependant,
il faisait surgir le plus de gaieté possible du sein de cet équipage
désolé; ses paroles, ses consolations, ses réflexions philosophiques,
ses inventions heureuses, rompaient la monotonie de ces longs jours de
douleur; il lisait à voix haute; son étonnante mémoire lui fournissait
des récits amusants, tandis que les hommes, encore valides,
entouraient le poêle de leur cercle pressé; mais les gémissements des
malades, les plaintes, les cris de désespoir l'interrompaient parfois,
et, son histoire suspendue, il redevenait le médecin attentif et
dévoué.

D'ailleurs, sa santé résistait; il ne maigrissait pas; sa corpulence
lui tenait lieu du meilleur vêtement, et, disait-il, il se trouvait
fort bien d'être habillé comme un phoque ou une baleine, qui, grâce à
leurs épaisses couches de graisse, supportent facilement les atteintes
d'une atmosphère arctique.

Hatteras, lui, n'éprouvait rien, ni au physique ni au moral. Les
souffrances de son équipage ne paraissaient même pas le toucher.
Peut-être ne permettait-il pas à une émotion de se traduire sur sa
figure; et cependant un observateur attentif eût surpris parfois un
coeur d'homme à battre sous cette enveloppe de fer.

Le docteur l'analysait, l'étudiait, et ne parvenait pas à classer
cette organisation étrange, ce tempérament surnaturel.

Le thermomètre baissa encore; le promenoir du pont restait désert; les
chiens esquimaux l'arpentaient seuls en poussant de lamentables
aboiements.

Il y avait toujours un homme de garde auprès du poêle, et qui veillait
à son alimentation; il était important de ne pas le laisser
s'éteindre; dès que le feu venait à baisser, le froid se glissait dans
la salle, la glace s'incrustait sur les murailles, et l'humidité,
subitement condensée, retombait en neige sur les infortunés habitants
du brick.

Ce fut au milieu de ces tortures indicibles, que l'on atteignit le 8
décembre; ce matin-là, le docteur alla consulter, suivant son
habitude, le thermomètre placé à l'extérieur. Il trouva le mercure
entièrement gelé dans la cuvette.

«Quarante-quatre degrés au-dessous de zéro!» se dit-il avec effroi,

Et ce jour-là, on jeta dans le poêle le dernier morceau de charbon du
bord.




CHAPITRE XXVII.

LES GRANDS FROIDS DE NOËL.


Il y eut alors un moment de désespoir. La pensée de la mort, et de la
mort par le froid, apparut dans toute son horreur; ce dernier morceau
de charbon brûlait avec un crépitement sinistre; le feu menaçait déjà
de manquer, et la température de la salle s'abaissait sensiblement.
Mais Johnson alla chercher quelques morceaux de ce nouveau combustible
que lui avaient fourni les animaux marins, et il en chargea le poêle;
il y ajouta de l'étoupe imprégnée d'huile gelée, et obtint bientôt une
chaleur suffisante. L'odeur de cette graisse était fort insupportable;
mais comment s'en débarrasser? il fallait s'y faire, Johnson convint
lui-même que son expédient laissait à désirer, et n'aurait aucun
succès dans les maisons bourgeoises de Liverpool.

«Et pourtant, ajouta-t-il, cette odeur fort déplaisante amènera
peut-être de bons résultats.

--Et lesquels donc? demanda le charpentier.

--Elle attirera sans doute les ours de notre côté, car ils sont
friands de ces émanations.

--Bon, répliqua Bell, et la nécessité d'avoir des ours?

--Ami Bell, répondit Johnson, il ne nous faut plus compter sur les
phoques; ils ont disparu et pour longtemps; si les ours ne viennent
pas à leur tour fournir leur part de combustible, je ne sais pas ce
que nous deviendrons.

--Tu dis vrai, Johnson; notre sort est loin d'être assuré; cette
situation est effrayante. Et si ce genre de chauffage vient à nous
manquer... je ne vois pas trop le moyen...

--Il y en aurait encore un!...

--Encore un? répondit Bell.

--Oui, Bell! en désespoir de cause... mais jamais le capitaine... Et
cependant, il faudra peut-être en venir là.»

Le vieux Johnson secoua tristement la tête, et tomba dans des
réflexions silencieuses, dont Bell ne voulut pas le tirer. Il savait
que ces morceaux de graisse, si péniblement acquis, ne dureraient pas
huit jours, malgré la plus sévère économie.

Le maître d'équipage ne se trompait pas. Plusieurs ours, attirés par
ces exhalaisons fétides, furent signalés sous le vent du _Forward_;
les hommes valides leur donnèrent la chasse; mais ces animaux sont
doués d'une vitesse remarquable et d'une finesse qui déjoue tous les
stratagèmes; il fut impossible de les approcher, et les balles les
plus adroites ne purent les atteindre.

L'équipage du brick fut sérieusement menacé de mourir de froid; il
était incapable de résister quarante-huit heures à une température
pareille, qui envahirait la salle commune. Chacun voyait venir avec
terreur la fin du dernier morceau de combustible.

Or, cela arriva le 20 décembre, à trois heures du soir; le feu
s'éteignit; les matelots, rangés en cercle autour du poêle, se
regardaient avec des yeux hagards. Hatteras demeurait immobile dans
son coin; le docteur, suivant son habitude, se promenait avec
agitation; il ne savait plus à quoi s'ingénier.

La température tomba subitement dans la salle à sept degrés au-dessous
de zéro. (-22° centig.)

Mais si le docteur était à bout d'imagination, s'il ne savait plus que
faire, d'autres le savaient pour lui. Aussi, Shandon, froid et résolu,
Pen, la colère aux yeux, et deux ou trois de leurs camarades, de ceux
qui pouvaient encore se traîner, s'avancèrent vers Hatteras.

«Capitaine,» dit Shandon.

Hatteras, absorbé tois ses pensées, ne l'entendit pas.

«Capitaine!» répéta Shandon en le touchant de la main.

Hatteras se redressa.

«Monsieur, dit-il.

--Capitaine, nous n'avons plus de feu.

--Eh bien? répondit Hatteras.

--Si votre intention est que nous mourions de froid, reprit Shandon
avec une terrible ironie, nous vous prions de nous en informer!

--Mon intention, répondit Hatteras d'une voix grave, est que chacun
ici fasse son devoir jusqu'au bout.

--Il y a quelque chose au-dessus du devoir, capitaine, répondit le
second, c'est le droit à sa propre conservation. Je vous répète que
nous sommes sans feu, et si cela continue, dans deux jours, pas un de
nous ne sera vivant!

--Je n'ai pas de bois, répondit sourdement Hatteras.

--Eh bien! s'écria violemment Pen, quand on n'a plus de bois, on va en
couper où il en pousse!» Hatteras pâlit de colère.

«Où cela? dit-il.

--A bord, répondit insolemment le matelot.

--A bord! reprit le capitaine, les poings crispés. l'oeil étincelant.

--Sans doute, répondit Pen,, quand le navire n'est plus bon à porter
son équipage, on brûle le navire!»

Au commencement de cette phrase, Hatteras avait saisi une hache; à la
fin, cette hache était levée sur la tête de Pen.

«Misérable!» s'écria-t-il.

Le docteur se jeta au-devant de Pen, qu'il repoussa; la hache,
retombant à terre, entailla profondément la plancher. Johnson, Bell,
Simpson, groupés autour d'Hatteras, paraissaient décidés à le
soutenir. Mais des voix lamentables, plaintives, douloureuses,
sortirent de ces cadres transformés en lits de mort.

«Du feu! du feu!» criaient les infortunés malades, envahis par le
froid sous leurs couvertures. Hatteras fit un effort sur lui-même, et,
après quelques instants de silence, il prononça ces mots d'un ton
calme:

«Si nous détruisons notre navire, comment regagnerons-nous
l'Angleterre?

--Monsieur, répondit Johnson, on pourrait peut-être brûler sans
inconvénient les parties les moins utiles, le plat-bord, les
bastingages...

--Il resterait toujours les chaloupes, reprit Shandon, et, d'ailleurs,
qui nous empêcherait de reconstruire un navire plus petit avec les
débris de l'ancien?...

--Jamais! répondit Hatteras.

--Mais... reprirent plusieurs matelots en élevant la voix...

--Nous avons de l'esprit-de-vin en grande quantité, répondit Hatteras;
brûlez-le jusqu'à la dernière goutte.

--Eh bien, va pour de l'esprit-de-vin!» répondît Johnson, avec une
confiance affectée qui était loin de son coeur.

Et, à l'aide de larges mèches, trempées dans cette liqueur dont la
flamme pâle léchait les parois du poêle, il put élever de quelques
degrés la température de la salle.

Pendant les jours qui suivirent cette scène désolante, le vent revint
dans le sud, le thermomètre remonta; la neige tourbillonna dans une
atmosphère moins rigide. Quelques-uns des hommes purent quitter le
navire aux heures les moins humides du jour; mais les ophthalmies et
le scorbut retinrent la plupart d'entre eux à bord; d'ailleurs, ni la
chasse, ni la pêche ne furent praticables.

Au reste, ce n'était qu'un répit dans les atroces violences du froid,
et, le 25, après une saute de vent inattendue, le mercure gelé
disparut de nouveau dans la cuvette de l'instrument; on dut alors s'en
rapporter au thermomètre à esprit-de-vin, que les plus grands froids
ne parviennent pas à congeler.

Le docteur, épouvanté, le trouva à soixante-six degrés au-dessous de
zéro (-52° centig.). C'est à peine s'il avait jamais été donné à
l'homme de supporter une telle température.

La glace s'étendait en longs miroirs ternis sur le plancher; un épais
brouillard envahissait la salle; l'humidité retombait en neige
épaisse; on ne se voyait plus; la chaleur humaine se retirait des
extrémités du corps; les pieds et les mains devenaient bleus; la tête
se cerclait de fer, et la pensée confuse, amoindrie, gelée, portait au
délire. Symptôme effrayant: la langue ne pouvait plus articuler une
parole.

Depuis ce jour où on le menaça de brûler son navire, Hatteras rôdait
pendant de longues heures sur le pont. Il surveillait, il veillait. Ce
bois, c'était sa chair à lui! On lui coupait un membre en en coupant
un morceau! Il était armé et faisait bonne garde, insensible au froid,
à la neige, à cette glace qui roidissait ses vêtements et
l'enveloppait comme d'une cuirasse de granit. Duk, le comprenant,
aboyait sur ses pas et l'accompagnait de ses hurlements.

Cependant, le 25 décembre, il descendit à la salle commune. Le
docteur, profitant d'un reste d'énergie, alla droit à lui.

«Hatteras, lui dit-il, nous allons mourir faute de feu.

--Jamais! fit Hatteras, sachant bien à quelle demande il répondait
ainsi.

--Il le faut, reprit doucement le docteur.

--Jamais, reprit Hatteras avec plus de force, jamais je n'y
consentirai! Que l'on me désobéisse, si l'on veut!».

C'était la liberté d'agir donnée ainsi. Johnson et Bell s'élancèrent
sur le pont. Hatteras entendit le bois de son brick craquer sous la
hache. Il pleura.

Ce jour-là, c'était le jour de Noël, la fête de la famille, en
Angleterre, la soirée des réunions enfantines! Quel souvenir amer que
celui de ces enfants joyeux autour de leur arbre encore vert! Qui ne
se rappelait ces longues pièces de viande rôtie que fournissait le
boeuf engraissé pour cette circonstance? Et ces tourtes, ces
minced-pies, où les ingrédiens de toutes sortes se trouvaient
amalgamés pour ce jour si cher aux coeurs anglais? Mais ici, la
douleur, le désespoir, la misère à son dernier degré, et pour bûche de
Noël ces morceaux du bois d'un navire perdu au plus profond de la zone
glaciale!

Cependant, sous l'influence du feu, le sentiment et la force revinrent
à l'esprit des matelots; les boissons brûlantes de thé ou de café
produisirent un bien-être instantané, et l'espoir est chose si tenace
à l'esprit, que l'on se reprit à espérer. Ce fut dans ces alternatives
que se termina cette funeste année 1860, dont le précoce hiver avait
déjoué les hardis projets d'Hatteras.

Or, il arriva que précisément ce premier janvier 1861 fut marqué par
une découverte inattendue. Il faisait un peu moins froid; le docteur
avait repris ses études accoutumées; il lisait les relations de sir
Edward Belcher sur son expédition dans les mers polaires. Tout d'un
coup, un passage, inaperçu jusqu'alors, le frappa d'étonnement; il
relut; on ne pouvait s'y méprendre.

Sir Edward Belcher racontait qu'après être parvenu à l'extrémité du
canal de la Reine il avait découvert des traces importantes du passage
et du séjour des hommes.

«Ce sont, disait-il, des restes d'habitations bien supérieures à tout
ce que l'on peut attribuer aux habitudes grossières des tribus
errantes d'Esquimaux. Leurs murs sont bien assis dans le sol
profondément creusé; l'aire de l'intérieur, recouvert d'une couche
épaisse de beau gravier, a été pavée. Des ossements de rennes, de
morses, de phoques, s'y voient en grande quantité. _Nous y
rencontrâmes du charbon._»

Aux derniers mots, une idée surgît dans l'esprit du docteur; il
emporta son livre et vint le communiquer à Hatteras.

«Du charbon! s'écria ce dernier.

--Oui, Hatteras, du charbon; c'est à dire le salut pour nous!

--Du charbon! sur cette côte déserte! reprit Hatteras. Non, cela n'est
pas possible!

--Pourquoi en douter, Hatteras? Belcher n'eût pas avancé un tel fait
sans en être certain, sans l'avoir vu de ses propres yeux.

--Eh bien, après, docteur?

--Nous ne sommes pas à cent milles de la côte où Belcher vit ce
charbon! Qu'est-ce qu'une excursion de cent milles? Rien. On a souvent
fait des recherches plus longues à travers les glaces, et par des
froids aussi grands. Partons donc, capitaine!

--Partons!» s'écria Hatteras, qui avait rapidement pris son parti, et,
avec la mobilité de son imagination, entrevoyait des chances de salut.

Johnson fut aussitôt prévenu de cette résolution; il approuva fort le
projet; il le communiqua à ses camarades; les uns y applaudirent, les
autres l'accueillirent avec indifférence.

«Du charbon sur ces côtes! dit Wall, enfoui dans son lit de douleur.

--Laissons-les faire,» lui répondit mystérieusement Shandon.

Mais avant même que les préparatifs de voyage fussent commencés,
Hatteras voulut reprendre avec la plus parfaite exactitude la position
du _Forward_. On comprend aisément l'importance de ce calcul, et
pourquoi cette situation devait être mathématiquement connue. Une fois
loin du navire, on ne saurait le retrouver sans chiffres certains.

Hatteras monta donc sur le pont; il recueillit à divers moments
plusieurs distances lunaires, et les hauteurs méridiennes des
principales étoiles.

Ces observations présentaient de sérieuses difficultés, car, par cette
basse température, le verre et les miroirs des instruments se
couvraient d'une couche de glace au souffle d'Hatteras; plus d'une
fois ses paupières furent entièrement brûlées en s'appuyant sur le
cuivre des lunettes.

Cependant, il put obtenir des bases très-exactes pour ses calculs, et
il revint les chiffrer dans la salle. Quand ce travail fut terminé, il
releva la tête avec stupéfaction, prit sa carte, la pointa et regarda
le docteur.

«Eh bien? demanda celui-ci.

--Par quelle latitude nous trouvions-nous au commencement de
l'hivernage?

--Mais par soixante-dix-huit degrés, quinze minutes de latitude, et
quatre-vingt-quinze degrés, trente-cinq minutes de longitude,
précisément au pôle du froid.

--Eh bien, ajouta Hatteras à voix basse, notre champ de glace dérive!
nous sommes de deux degrés plus au nord et plus à l'ouest, à trois
cents milles au moins de votre dépôt de charbon!

--Et ces infortunés qui ignorent!... s'écria le docteur.

--Silence!» fit Hatteras en portant son doigt à ses lèvres.




CHAPITRE XXVIII.

PRÉPARATIFS DE DÉPART.


Hatteras ne voulut pas mettre son équipage au courant de cette
situation nouvelle. Il avait raison. Ces malheureux, se sachant
entraînés vers le nord avec une force irrésistible, se fussent livrés
peut-être aux folies du désespoir. Le docteur le comprit, et approuva
le silence du capitaine.

Celui-ci avait renfermé dans son coeur les impressions que lui
causèrent cette découverte. Ce fut son premier instant de bonheur
depuis ces longs mois passés dans sa lutte incessante contre les
éléments. Il se trouvait reporté à cent cinquante milles plus au nord,
à peine à huit degrés du pôle! Mais cette joie, il la cacha si
profondément, que le docteur ne put pas même la soupçonner; celui-ci
se demanda bien pourquoi l'oeil d'Hatteras brillait d'un éclat
inaccoutumé; mais ce fut tout, et la réponse si naturelle à cette
question ne lui vint même pas a l'esprit.

_Le Forward_, en se rapprochant du pôle, s'était éloigné de ce
gisement de charbon observé par sir Edward Belcher; au lieu de cent
milles, il fallait, pour le chercher, revenir de deux cent cinquante
milles vers le sud. Cependant, après une courte discussion à cet égard
entre Hatteras et Clawbonny, le voyage fut maintenu.

Si Belcher avait dit vrai, et l'on ne pouvait mettre sa véracité en
doute, les choses devaient se trouver dans l'état où il les avait
laissées. Depuis 1853, pas une expédition nouvelle ne fut dirigée vers
ces continents extrêmes. On ne rencontrait que peu ou point
d'Esquimaux sous cette latitude. La déconvenue arrivée à l'île Beechey
ne pouvait se reproduire sur les côtes du Nouveau-Cornouailles. La
basse température de ce climat conservait indéfiniment les objets
abandonnés à son influence. Toutes les chances se réunissaient donc en
faveur de cette excursion à travers les glaces.

On calcula que ce voyage pourrait durer quarante jours au plus, et les
préparatifs furent faits par Johnson en conséquence.

Ses soins se portèrent d'abord sur le traîneau; il était de forme
groënlandaise, large de trente-cinq pouces et long de vingt-quatre
pieds. Les Esquimaux en construisent qui dépassent souvent cinquante
pieds en longueur. Celui-ci se composait de longues planches
recourbées à l'avant et à l'arrière, et tendues comme un arc par deux
fortes cordes. Cette disposition lui donnait un certain ressort de
nature à rendre les chocs moins dangereux. Ce traîneau courait
aisément sur la glace; mais par les temps de neige, lorsque les
couches blanches n'étaient pas encore durcies, on lui adaptait deux
châssis verticaux juxtaposés, et, élevé de la sorte, il pouvait
avancer sans accroître son tirage. D'ailleurs, en le frottant d'un
mélange de soufre et de neige, suivant la méthode esquimau, il
glissait avec une remarquable facilité.

Son attelage se composait de six chiens; ces animaux, robustes malgré
leur maigreur, ne paraissaient pas trop souffrir de ce rude hiver;
leurs harnais de peau de daim étaient en bon état; on devait compter
sur un tel équipage, que les Groënlandais d'Uppernawik avaient vendu
en conscience. A eux six, ces animaux pouvaient traîner un poids de
deux mille livres, sans se fatiguer outre mesure.

Les effets de campement furent une tente, pour le cas où la
construction d'une snow-house[1] serait impossible, une large toile de
mackintosh, destinée à s'étendre sur la neige, qu'elle empêchait de
fondre au contact du corps, et enfin plusieurs couvertures de laine et
de peau de buffle. De plus, on emporta l'halkett-boat.

  [1]  Maison de neige.

Les provisions consistèrent en cinq caisses de pemmican pesant environ
quatre cent cinquante livres; on comptait une livre de pemmican par
homme et par chien; ceux-ci étaient au nombre de sept, en comprenant
Duk; les hommes ne devaient pas être plus de quatre. On emportait
aussi douze gallons d'esprit-de-vin, c'est-à-dire cent cinquante
livres à peu près, du thé, du biscuit en quantité suffisante, une
petite cuisine portative, avec une notable quantité de mèches et
d'étoupes, de la poudre, des munitions, et quatre fusils à deux coups.
Les hommes de l'expédition, d'après l'invention du capitaine Parry,
devaient se ceindre de ceintures en caoutchouc, dans lesquelles la
chaleur du corps et le mouvement de la marche maintenaient du café, du
thé et de l'eau à l'état liquide.

Johnson soigna tout particulièrement la confection des snow-shoes[1],
fixées sur des montures en bois garnies de lanières de cuir; elles
servaient de patins; sur les terrains entièrement glacés et durcis,
les moccassins de peau de daim les remplaçaient avec avantage; chaque
voyageur dut être muni de deux paires des unes et des autres.

  [1]  Chaussures à neige.

Ces préparatifs, si importants, puisqu'un détail omis peut amener la
perte d'une expédition, demandèrent quatre jours pleins. Chaque midi,
Hatteras eut soin de relever la position de son navire; il ne dérivait
plus, et il fallait cette certitude absolue pour opérer le retour.

Hatteras s'occupa de choisir les hommes qui devaient le suivre.
C'était une grave décision à prendre; quelques-uns n'étaient pas bons
à emmener, mais on devait aussi regarder à les laisser à bord.
Cependant, le salut commun dépendant de la réussite du voyage, il
parut opportun au capitaine de choisir avant tout des compagnons sûrs
et éprouvés.

Shandon se trouva donc exclu; il ne manifesta, d'ailleurs, aucun
regret à cet égard. James Wall, complètement alité, ne pouvait prendre
part à l'expédition.

L'état des malades, au surplus, n'empirait pas; leur traitement
consistait en frictions répétées et en fortes doses de jus de citron;
il n'était pas difficile à suivre, et ne nécessitait aucunement la
présence du docteur. Celui-ci se mit donc en tête des voyageurs, et
son départ n'amena point la moindre réclamation.

Johnson eût vivement désiré accompagner le capitaine dans sa
périlleuse entreprise; mais celui-ci le prit à part, et d'une voix
affectueuse, presque émue:

«Johnson, lui dit-il, je n'ai de confiance qu'en vous. Vous êtes le
seul officier auquel je puisse laisser mon navire. Il faut que je vous
sache là pour surveiller Shandon et les autres. Ils sont enchaînés ici
par l'hiver; mais qui sait les funestes résolutions dont leur
méchanceté est capable? Vous serez muni de mes instructions formelles,
qui remettront au besoin le commandement entre vos mains. Vous serez
un autre moi-même. Notre absence durera quatre à cinq semaines au
plus, et je serai tranquille, vous ayant là où je ne puis être. Il
vous faut du bois, Johnson. Je le sais! mais, autant qu'il sera
possible, épargnez mon pauvre navire. Vous m'entendez, Johnson?

--Je vous entends, capitaine, répondit le vieux marin, et je resterai,
puisque cela vous convient ainsi.

--Merci!» dit Hatteras en serrant la main de son maître d'équipage, et
il ajouta:

«Si vous ne nous voyez pas revenir, Johnson, attendez jusqu'à la
débâcle prochaine, et tâchez de pousser une reconnaissance vers le
pôle. Si les autres s'y opposent, ne pensez plus à nous, et ramenez
_le Forward_ en Angleterre.

--C'est votre volonté, capitaine?

--Ma volonté absolue, répondit Hatteras.

--Vos ordres seront exécutés,» dit simplement Johnson.

Cette décision prise, le docteur regretta son digne ami, mais il dut
reconnaître qu'Hatteras faisait bien en agissant ainsi.

Les deux autres compagnons de voyage furent Bell, le charpentier, et
Simpson. Le premier, bien portant, brave et dévoué, devait rendre de
grands services pour les campements sur la neige; le second, quoique
moins résolu, accepta cependant de prendre part à une expédition dans
laquelle il pouvait être fort utile en sa double qualité de chasseur
et de pêcheur.

Ainsi ce détachement se composa d'Hatteras, de Clawbonny, de Bell, de
Simpson et du fidèle Duk, c'étaient donc quatre hommes et sept chiens
à nourrir. Les approvisionnements avaient été calculés en conséquence.

Pendant les premiers jours de janvier, la température se maintint en
moyenne à trente-trois degrés au-dessous de zéro (-37º centigr.).
Hatteras guettait avec impatience un changement de temps; plusieurs
fois il consulta le baromètre, mais il ne fallait pas s'y fier; cet
instrument semble perdre sous les hautes latitudes sa justesse
habituelle; la nature, dans ces climats, apporte de notables
exceptions à ses lois générales: ainsi la pureté du ciel n'était pas
toujours accompagnée de froid, et la neige ne ramenait pas une hausse
dans la température; le baromètre restait incertain, ainsi que
l'avaient déjà remarqué beaucoup de navigateurs des mers polaires; il
descendait volontiers avec des vents du nord et de l'est; bas, il
amenait du beau temps; haut, de la neige ou de la pluie. On ne pouvait
donc compter sur ses indications.

Enfin, le 5 janvier, une brise de l'est ramena une reprise de quinze
dégrés; la colonne thermométrique remonta à dix-huit degrés au-dessous
de zéro (-28º centigr.). Hatteras résolut de partir le lendemain; il
n'y tenait plus, à voir sous ses yeux dépecer son navire; la dunette
avait passé tout entière dans le poêle.

Donc, le 6 janvier, au milieu de rafales de neige, l'ordre du départ
fut donné; le docteur fit ses dernières recommandations aux malades;
Bell et Simpson échangèrent de silencieux serrements de main avec
leurs compagnons. Hatteras voulut adresser ses adieux à haute voix,
mais il se vit entouré de mauvais regards. Il crut surprendre un
ironique sourire sur les lèvres de Shandon. Il se tut. Peut-être même
hésita-t-il un instant à partir, en jetant les yeux sur _le Forward_.

Mais il n'y avait pas à revenir sur sa décision; le traîneau chargé et
attelé attendait sur le champ de glace; Bell prit les devants; les
autres suivirent. Johnson accompagna les voyageurs pendant un quart de
mille; puis Hatteras le pria de retourner à bord, ce que le vieux
marin fit après un long geste d'adieu.

En ce moment, Hatteras, se retournant une dernière fois vers le brick,
vit l'extrémité de ses mâts disparaître dans les sombres neiges du
ciel.




CHAPITRE XXIX.

A TRAVERS LES CHAMPS DE GLACE.


La petite troupe descendit vers le sud-est. Simpson dirigeait
l'équipage du traîneau. Duk l'aidait avec zèle, ne s'étonnant pas trop
du métier de ses semblables. Hatteras et le docteur marchaient
derrière, tandis que Bell, chargé d'éclairer la route, s'avançait en
tête, sondant les glaces du bout de son bâton ferré.

La hausse du thermomètre annonçait une neige prochaine; celle-ci ne se
fit pas attendre, et tomba bientôt en épais flocons. Ces tourbillons
opaques ajoutaient aux difficultés du voyage; on s'écartait de la
ligne droite; on n'allait pas vite; cependant, on put compter sur une
moyenne de trois milles à l'heure.

Le champ de glace, tourmenté par les pressions de la gelée, présentait
une surface inégale et raboteuse; les heurts du traîneau devenaient
fréquents, et, suivant les pentes de la route, il s'inclinait parfois
sous des angles inquiétants; mais enfin on se tira d'affaire.

Hatteras et ses compagnons se renfermaient avec soin dans leurs
vêtements de peau taillés à la mode groënlandaise; ceux-ci ne
brillaient pas par la coupe, mais ils s'appropriaient aux nécessités
du climat; la figure des voyageurs se trouvait encadrée dans un étroit
capuchon impénétrable au vent et à la neige; la bouche, le nez, les
yeux, subissaient seuls le contact de l'air, et il n'eût pas fallu les
en garantir; rien d'incommode comme les hautes cravates et les
cache-nez, bientôt roidis par la glace; le soir, on n'eût pu les
enlever qu'à coups de hache, ce qui, même dans les mers arctiques, est
une vilaine manière de se déshabiller. Il fallait au contraire laisser
un libre passage à la respiration, qui devant un obstacle se fût
immédiatement congelée.

L'interminable plaine se poursuivait avec une fatigante monotonie;
partout des glaçons amoncelés sous des aspects uniformes, des hummoks
dont l'irrégularité finissait par sembler régulière, des blocs fondus
dans un même moule, et des ice-bergs entre lesquels serpentaient de
tortueuses vallées; on marchait, la boussole à la main; les voyageurs
parlaient peu. Dans cette froide atmosphère, ouvrir la bouche
constituait une véritable souffrance; des cristaux de glace aigus se
formaient soudain entre les lèvres, et la chaleur de l'haleine ne
parvenait pas à les dissoudre. La marche restait silencieuse, et
chacun tâtait de son bâton ce sol inconnu. Les pas de Bell
s'imprégnaient dans les couches molles; on les suivait attentivement,
et, là où il passait, le reste de la troupe pouvait se hasarder à son
tour.

Des traces nombreuses d'ours et de renards se croisaient en tous sens;
mais il fut impossible pendant cette première journée d'apercevoir un
seul de ces animaux; les chasser eût été d'ailleurs dangereux et
inutile: on ne pouvait encombrer le traîneau déjà lourdement chargé.

Ordinairement, dans les excursions de ce genre, les voyageurs ont soin
de laisser des dépôts de vivres sur leur route; il les placent dans
des cachettes de neige à l'abri des animaux, se déchargeant d'autant
pour leur voyage, et, au retour, ils reprennent peu à peu ces
approvisionnements qu'ils n'ont pas eu la peine de transporter.

Hatteras ne pouvait recourir à ce moyen sur un champ de glace
peut-être mobile; en terre ferme, ces dépôts eussent été praticables,
mais non à travers les ice-fields, et les incertitudes de la route
rendaient fort problématique un retour aux endroits déjà parcourus.

A midi, Hatteras fit arrêter sa petite troupe à l'abri d'une muraille
de glace; le déjeuner se composa de pemmican et de thé bouillant; les
qualités revivifiantes de cette boisson produisirent un véritable
bien-être, et les voyageurs ne s'en firent pas faute.

La route fut reprise après une heure de repos; vingt milles environ
avaient été franchis pendant cette première journée de marche; au
soir, hommes et chiens étaient épuisés.

Cependant, malgré la fatigue, il fallut construire une maison de neige
pour y passer la nuit; la tente eût été insuffisante. Ce fut l'affaire
d'une heure et demie. Bell se montra fort adroit; les blocs de glace,
taillés au couteau, se superposèrent avec rapidité, s'arrondirent en
forme de dôme, et un dernier quartier vint assurer la solidité de
l'édifice, en formant clef de voûte; la neige molle servait de
mortier; elle remplissait les interstices, et, bientôt durcie, elle
fit un bloc unique de la construction tout entière.

Une ouverture étroite, et par laquelle on se glissait en rampant,
donnait accès dans cette grotte improvisée; le docteur s'y enfourna
non sans peine, et les autres le suivirent. On prépara rapidement le
souper sur la cuisine à esprit-de-vin. La température intérieure de
cette snow-house était fort supportable; le vent, qui faisait rage au
dehors, ne pouvait y pénétrer.

«A table!» s'écria bientôt le docteur de sa voix la plus aimable.

Et ce repas, toujours le même, peu varié mais réconfortant, se prit en
commun. Quand il fut terminé, on ne songea plus qu'au sommeil; les
toiles de mackintosh, étendues sur la couche de neige, préservaient de
toute humidité. On fit sécher à la flamme de la cuisine portative les
bas et les chaussures; puis, trois des voyageurs, enveloppés dans leur
couverture de laine, s'endormirent tour à tour sous la garde du
quatrième; celui-là devait veiller à la sûreté de tous, et empêcher
l'ouverture de la maison de se boucher, car, faute de ce soin, on
risquait d'être enterré vivant.

Duk partageait la chambre commune; l'équipage de chiens demeurait au
dehors, et, après avoir pris sa part de souper, il se blottit sous une
neige qui lui fit bientôt une imperméable couverture.

La fatigue de cette journée amena un prompt sommeil. Le docteur prit
son quart de veille à trois heures du matin; l'ouragan se déchaînait
dans la nuit. Situation étrange que celle de ces gens isolés, perdus
dans les neiges, enfouis dans ce tombeau dont les murailles
s'épaississaient sous les rafales!

Le lendemain matin, à six heures, la marche monotone fut reprise;
toujours mêmes vallées, mêmes icebergs, une uniformité qui rendait
difficile le choix des points de repère. Cependant la température,
s'abaissant de quelques degrés, rendit plus rapide la course des
voyageurs, en glaçant les couches de neige. Souvent on rencontrait
certains monticules qui ressemblaient à des cairns ou à des cachettes
d'Esquimaux; le docteur en fit démolir un pour l'acquit de sa
conscience, et n'y trouva qu'un simple bloc de glace.

«Qu'espérez-vous, Clawbonny? lui disait Hatteras; ne sommes-nous pas
les premiers hommes à fouler cette partie du globe?

--Cela est probable, répondit le docteur, mais enfin qui sait?

--Ne perdons pas de temps en vaines recherches, reprenait le
capitaine; j'ai hâte d'avoir rejoint mon navire, quand même ce
combustible si désiré viendrait à nous manquer.

--A cet égard, répondit le docteur, j'ai bon espoir.

--Docteur, disait souvent Hatteras, j'ai eu tort de quitter _le
Forward_, c'est une faute! la place d'un capitaine est à son bord, et
non ailleurs.

--Johnson est là.

--Sans doute! enfin... hâtons-nous! hâtons-nous!»

L'équipage marchait rapidement; on entendait les cris de Simpson qui
excitait les chiens; ceux-ci, par suite d'un curieux phénomène de
phosphorescence, couraient sur un sol enflammé, et les châssis du
traîneau semblaient soulever une poussière d'étincelles. Le docteur
s'était porté en avant pour examiner la nature de cette neige, quand
tout d'un coup, en voulant sauter un hummock, il disparut. Bell, qui
se trouvait rapproché de lui, accourut aussitôt.

«Eh bien, monsieur Clawbonny, cria-t-il avec inquiétude, pendant
qu'Hatteras et Simpson le rejoignaient, où êtes-vous?

--Docteur! fit le capitaine.

--Par ici! au fond d'un trou, répondit une voix rassurante; un bout de
corde, et je remonte à la surface du globe.»

On tendit une corde au docteur, qui se trouvait blotti au fond d'un
entonnoir creux d'une dizaine de pieds; il s'attacha par le milieu du
corps, et ses trois compagnons le halèrent, non sans peine.

«Êtes-vous blessé? demanda Hatteras.

--Jamais! il n'y a pas de danger avec moi, répondit le docteur en
secouant sa bonne figure toute neigeuse.

--Mais comment cela vous est-il arrivé?

--Eh! c'est la faute de la réfraction! répondit-il en riant, toujours
la réfraction! j'ai cru franchir un intervalle large d'un pied, et je
suis tombé dans un trou profond de dix! Ah! les illusions d'optique!
ce sont les seules illusions qui me restent, mes amis, mais j'aurai de
la peine à les perdre! Que cela vous apprenne à ne jamais faire un pas
sans avoir sondé le terrain, car il ne faut pas compter sur ses sens!
ici les oreilles entendent de travers et les yeux voient faux! C'est
vraiment un pays de prédilection.

--Pouvons-nous continuer notre route? demanda le capitaine.

--Continuons, Hatteras, continuons! cette petite chute m'a fait plus
de bien que de mal.»

La route au sud-est fut reprise, et, le soir venu, les voyageurs
s'arrêtaient, après avoir franchi une distance de vingt-cinq milles;
ils étaient harassés, ce qui n'empêcha pas le docteur de gravir une
montagne de glace pendant la construction de la maison de neige.

La lune, presque pleine encore, brillait d'un éclat extraordinaire
dans le ciel pur; les étoiles jetaient des rayons d'une intensité
surprenante; du sommet de l'ice-berg la vue s'étendait sur l'immense
plaine, hérissée de monticules aux formes étranges; à les voir épars,
resplendissant sous les faisceaux lunaires, découpant leurs profils
nets sur les ombres avoisinantes, semblables à des colonnes debout, à
des fûts renversés, à des pierres tumulaires, on eût dit un vaste
cimetière sans arbres, triste, silencieux, infini, dans lequel vingt
générations du monde entier se fussent couchées à l'aise pour le
sommeil éternel.

Malgré le froid et la fatigue, le docteur demeura dans une longue
contemplation dont ses compagnons eurent beaucoup de peine à
l'arracher; mais il fallait songer au repos; la hutte de neige était
préparée: les quatre voyageurs s'y blottirent comme des taupes et ne
tardèrent pas à s'endormir.

Le lendemain et les jours suivants se passèrent sans amener aucun
incident particulier; le voyage se faisait facilement ou
difficilement, avec rapidité ou lenteur, suivant les caprices de la
température, tantôt âpre et glaciale, tantôt humide et pénétrante; il
fallait, selon la nature du sol, employer soit les moccassins, soit
les chaussures à neige.

On atteignit ainsi le 15 janvier; la lune, dans son dernier quartier,
restait peu de temps visible; le soleil, quoique toujours caché sous
l'horizon, donnait déjà six heures d'une sorte de crépuscule,
insuffisant encore pour éclairer la route; il fallait la jalonner
d'après la direction donnée par le compas. Puis Bell prenait la tête;
Hatteras marchait en ligne droite derrière lui; Simpson et le docteur,
les relevant l'un par l'autre, de manière à n'apercevoir qu'Hatteras,
cherchaient ainsi à se maintenir dans la ligne droite; et cependant,
malgré leurs soins, ils s'en écartaient parfois de trente et quarante
degrés; il fallait alors recommencer le travail des jalons.

Le 15 janvier, le dimanche, Hatteras estimait avoir fait à peu près
cent milles dans le sud; cette matinée fut consacrée à la réparation
de divers objets de toilette et de campement; la lecture du service
divin ne fut pas oubliée.

A midi, l'on se remit en marche; la température était froide; le
thermomètre marquait seulement trente-deux degrés au-dessous de zéro
(-36° centigr.), dans une atmosphère très-pure.

Tout à coup, et sans que rien pût faire présager ce changement
soudain, il s'éleva de terre une vapeur dans un état complet de
congélation; elle atteignit une hauteur de quatre-vingt-dix pieds
environ, et resta immobile; on ne se voyait plus à un pas de distance;
cette vapeur s'attachait aux vêtements qu'elle hérissait de longs
prismes aigus.

Les voyageurs, surpris par ce phénomène du frost-rime[1], n'eurent
qu'une pensée d'abord, celle de se réunir; aussitôt ces divers appels
se firent entendre:

  [1]  Fumée-gelée.

«Oh! Simpson!

--Bell! par ici!

--Monsieur Clawbonny!

--Docteur!

--Capitaine! où êtes-vous?»

Les quatre compagnons de route se cherchaient, les bras étendus dans
ce brouillard intense, qui ne laissait aucune perception au regard.
Mais ce qui devait les inquiéter, c'est qu'aucune réponse ne leur
parvenait; on eût dit cette vapeur impropre à transmettre les sons.

Chacun eut donc l'idée de décharger ses armes, afin de se donner un
signal de ralliement. Mais, si le son de la voix paraissait trop
faible, les détonations des armes à feu étaient trop fortes, car les
échos s'en emparèrent, et, repercutées dans toutes les directions,
elles produisaient un roulement confus, sans direction appréciable.

Chacun agit alors suivant ses instincts. Hatteras s'arrêta, et, se
croisant les bras, attendit. Simpson se contenta, non sans peine, de
retenir son traîneau. Bell revint sur ses pas, dont il rechercha
soigneusement les marques avec la main. Le docteur, se heurtant aux
blocs de glace, tombant et se relevant, alla de droite et de gauche,
coupant ses traces et s'égarant de plus en plus.

Au bout de cinq minutes, il se dit:

«Cela ne peut pas durer! Singulier climat! Un peu trop d'imprévu, par
exemple! On ne sait sur quoi compter, sans parler de ces prismes aigus
qui vous déchirent la figure. Aho! aho! capitaine!» cria-t-il de
nouveau.

Mais il n'obtint pas de réponse; à tout hasard, il rechargea son
fusil, et malgré ses gants épais le froid du canon lui brûlait les
mains. Pendant cette opération, il lui sembla entrevoir une masse
confuse qui se mouvait à quelques pas de lui.

«Enfin! dit-il, Hatteras! Bell! Simpson! Est-ce vous? Voyons,
répondez!»

Un sourd grognement se fit entendre.

«Haï! pensa le bon docteur, qu'est cela?»

La masse se rapprochait; en perdant leur dimension première, ses
contours s'accusaient davantage. Une pensée terrible se fit jour à
l'esprit du docteur.

«Un ours!» se dit-il.

En effet, ce devait être un ours de grande dimension; égaré dans le
brouillard, il allait, venait, retournait sur ses pas, au risque de
heurter ces voyageurs dont certainement il ne soupçonnait pas la
présence.

«Cela se complique!» pensa le docteur en restant immobile.

Tantôt il sentait le souffle de l'animal, qui peu après se perdait
dans ce frost-rime; tantôt il entrevoyait les pattes énormes du
monstre, battant l'air, et elles passaient si près de lui que ses
vêtements furent plus d'une fois déchirés par des griffes aiguës; il
sautait en arrière, et alors la masse en mouvement s'évanouissait à la
façon des spectres fantasmagoriques.

Mais en reculant ainsi le docteur sentit le sol s'élever sous ses pas;
s'aidant des mains, se cramponnant aux arêtes des glaçons, il gravit
un bloc, puis deux; il tâta du bout de son bâton.

«Un ice-berg! se dit-il; si j'arrive au sommet, je suis sauvé.»

Et, ce disant, il grimpa avec une agilité surprenante à quatre-vingts
pieds d'élévation environ; il dépassait de la tête le brouillard gelé,
dont la partie supérieure se tranchait nettement!

«Bon!» se dit-il, et, portant ses regards autour de lui, il aperçut
ses trois compagnons émergeant de ce fluide dense.

«Hatteras!

--Monsieur Clawbonny!

--Bell!

--Simpson!»

Ces quatre cris partirent presque en même temps; le ciel, allumé par
un magnifique halo, jetait des rayons pâles qui coloraient le
frost-rime à la façon des nuages, et le sommet des ice-bergs semblait
sortir d'une masse d'argent liquide. Les voyageurs se trouvaient
circonscrits dans un cercle de moins de cent pieds de diamètre. Grâce
à la pureté des couches d'air supérieures, par une température
très-froide, leurs paroles s'entendaient avec une extrême facilité, et
ils purent converser du haut de leur glaçon. Après les premiers coups
de fusil, chacun d'eux n'entendant pas de réponse n'avait eu rien de
mieux à faire que de s'élever au-dessus du brouillard.

«Le traîneau! cria le capitaine.

--A quatre-vingts pieds au-dessous de nous, répondit Simpson.

--En bon état?

--En bon état.

--Et l'ours? demanda le docteur.

--Quel ours? répondit Bell.

--L'ours que j'ai rencontré, qui a failli me briser le crâne.

--Un ours! fit Hatteras; descendons alors.

--Mais non! répliqua le docteur, nous nous perdrions encore, et ce
serait à recommencer.

--Et si cet animal se jette sur nos chiens?...» dit Hatteras.

En ce moment, les aboiements de Duk retentirent; ils sortaient du
brouillard, et ils arrivaient facilement aux oreilles des voyageurs.

«C'est Duk! s'écria Hatteras! Il y a certainement quelque chose. Je
descends.»

Des hurlements de toute espèce sortaient alors de la masse, comme un
concert effrayant; Duk et les chiens donnaient avec rage. Tout ce
bruit ressemblait à un bourdonnement formidable, mais sans éclat,
ainsi qu'il arrive à des sons produits dans une salle capitonnée. On
sentait qu'il se passait là, au fond de cette brume épaisse, quelque
combat invisible, et la vapeur s'agitait parfois comme la mer pendant
la lutte des monstres marins.

«Duk! Duk, s'écria le capitaine en se disposant à rentrer dans le
frost-rime.

--Attendez! Hatteras, attendez! répondit le docteur; il me semble que
le brouillard se dissipe.»

Il ne se dissipait pas, mais il baissait comme l'eau d'un étang qui se
vide peu à peu; il paraissait rentrer dans le sol où il avait pris
naissance; les sommets resplendissants des ice-bergs grandissaient
au-dessus de lui; d'autres, immergés jusqu'alors, sortaient comme des
îles nouvelles; par une illusion d'optique facile à concevoir, les
voyageurs, accrochés à leurs cônes de glace, croyaient s'élever dans
l'atmosphère, tandis que le niveau supérieur du brouillard s'abaissait
au-dessous d'eux.

Bientôt le haut du traîneau apparut, puis les chiens d'attelage, puis
d'autres animaux au nombre d'une trentaine, puis de grosses masses
s'agitant, et Duk sautant, dont la tête sortait de la couche gelée et
s'y replongeait tour à tour.

«Des renards! s'écria Bell,

--Des ours, répondit le docteur! un! trois! cinq!

--Nos chiens! nos provisions!» fit Simpson.

Une bande de renards et d'ours, ayant rejoint le traîneau, faisait une
large brèche aux provisions. L'instinct du pillage les réunissait dans
un parfait accord; les chiens aboyaient avec fureur, mais la troupe
n'y prenait pas garde; et la scène de destruction se poursuivait avec
acharnement.

«Feu!» s'écria le capitaine en déchargeant son fusil.

Ses compagnons l'imitèrent. Mais à cette quadruple détonation les
ours, relevant la tête et poussant un grognement comique, donnèrent le
signal du départ; ils prirent un petit trot que le galop d'un cheval
n'eût pas égalé, et, suivis de la bande de renards, ils disparurent
bientôt au milieu des glaçons du nord.




CHAPITRE XXX.

LE CAIRN.


La durée de ce phénomène particulier aux climats polaires avait été de
trois quarts d'heure environ; les ours et les renards eurent le temps
d'en prendre à leur aise; ces provisions arrivaient à point pour
remettre ces animaux, affamés pendant ce rude hiver; la bâche du
traîneau déchirée par des griffas puissantes, les caisses de pemmican
ouvertes et défoncées, les sacs de biscuit pillés, les provisions de
thé répandues sur la neige, un tonnelet d'esprit-de-vin aux douves
disjointes et vide de son précieux liquide, les effets de campement
dispersés, saccagés, tout témoignait de l'acharnement de ces bêtes
sauvages, de leur avidité famélique, de leur insatiable voracité.

«Voilà un malheur, dit Bell en contemplant cette scène de désolation.

--Et probablement irréparable, répondit Simpson.

--Évaluons d'abord le dégât, reprit le docteur, et nous en parlerons
après.»

Hatteras, sans mot dire, recueillait déjà les caisses et les sacs
épars; on ramassa le pemmican et les biscuits encore mangeables; la
perte d'une partie de l'esprit-de-vin était une chose fâcheuse; sans
lui, plus de boisson chaude, plus de thé, plus de café. En faisant
l'inventaire des provisions épargnées, le docteur constata la
disparition de deux cents livres de pemmican, et de cent cinquante
livres de biscuit; si le voyage continuait, il devenait nécessaire aux
voyageurs de se mettre à demi-ration.

On discuta donc le parti à prendre dans ces circonstances. Devait-on
retourner au navire, et recommencer cette expédition? Mais comment se
décider à perdre ces cent cinquante milles déjà franchis? Revenir sans
ce combustible si nécessaire serait d'un effet désastreux sur l'esprit
de l'équipage! Trouverait-on encore des gens déterminés à reprendre
cette course à travers les glaces?

Évidemment, le mieux était de se porter en avant, même au prix des
privations les plus dures.

Le docteur, Hatteras et Bell étaient pour ce dernier parti; Simpson
poussait au retour; les fatigues du voyage avaient altéré sa santé; il
s'affaiblissait visiblement; mais enfin, se voyant seul de son avis,
il reprit sa place en tête du traîneau, et la petite caravane continua
sa route au sud.

Pendant les trois jours suivants, du 15 au 17 janvier, les incidents
monotones du voyage se reproduisirent; on avançait plus lentement; les
voyageurs se fatiguaient; la lassitude les prenait aux jambes; les
chiens de l'attelage tiraient péniblement; cette nourriture
insuffisante n'était pas faite pour réconforter bêtes et gens. Le
temps variait avec sa mobilité accoutumée, sautant d'un froid intense
à des brouillards humides et pénétrants.

Le 18 janvier, l'aspect des champs de glace changea soudain; un grand
nombre de pics, semblables à des pyramides terminées par une pointe
aiguë, et d'une grande élévation, se dressèrent à l'horizon; le sol, à
certaines places, perçait la couche de neige; il semblait formé de
gneiss, de schiste et de quartz avec quelque apparence de roches
calcaires. Les voyageurs foulaient enfin la terre ferme, et cette
terre devait être, d'après l'estimation, ce continent appelé le
Nouveau-Cornouailles.

Le docteur ne put s'empêcher de frapper d'un pied satisfait ce terrain
solide; les voyageurs n'avaient plus que cent milles à franchir pour
atteindre le cap Belcher; mais leurs fatigues allaient singulièrement
s'accroître sur ce sol tourmenté, semé de roches aiguës, de ressauts
dangereux, de crevasses et de précipices; il fallait s'enfoncer dans
l'intérieur des terres, et gravir les hautes falaises de la côte, à
travers des gorges étroites dans lesquelles les neiges s'amoncelaient
sur une hauteur de trente à quarante pieds.

Les voyageurs vinrent à regretter promptement le chemin à peu près
uni, presque facile, des ice-fields si propices au glissage du
traîneau; maintenant, il fallait tirer avec force; les chiens éreintés
n'y suffisaient plus; les hommes, forcés de s'atteler près d'eux,
s'épuisaient à les soulager; plusieurs fois, il devint nécessaire de
décharger entièrement les provisions pour franchir des monticules
extrêmement roides, dont les surfaces glacées ne donnaient aucune
prise; tel passage de dix pieds demanda des heures entières; aussi,
pendant cette première journée, on gagna cinq milles à peine sur cette
terre de Cornouailles, bien nommée assurément, car elle présentait les
aspérités, les pointes aiguës, les arêtes vives, les roches
convulsionnées de l'extrémité sud-ouest de l'Angleterre.

Le lendemain, le traîneau atteignit la partie supérieure des falaises;
les voyageurs, à bout de forces, ne pouvant construire leur maison de
neige, durent passer la nuit sous la tente, enveloppés dans les peaux
de buffle, et réchauffant leurs bas mouillés sur leur poitrine. On
comprend les conséquences inévitables d'une pareille hygiène; le
thermomètre, pendant cette nuit, descendit plus bas que
quarante-quatre degrés (-42° centigr.), et le mercure gela.

La santé de Simpson s'altérait d'une façon inquiétante; un rhume de
poitrine opiniâtre, des rhumatismes violents, des douleurs
intolérables, l'obligeaient à se coucher sur le traîneau qu'il ne
pouvait plus guider. Bell le remplaça; il souffrait, mais ses
souffrances n'étaient pas de nature à l'aliter. Le docteur ressentait
aussi l'influence de cette excursion par un hiver terrible; cependant
il ne laissait pas une plainte s'échapper de sa poitrine; il marchait
en avant, appuyé sur son bâton; il éclairait la route, il aidait à
tout. Hatteras, impassible, impénétrable, insensible, valide comme au
premier jour avec son tempérament de fer, suivait silencieusement le
traîneau.

Le 20 janvier, la température fut si rude, que le moindre effort
amenait immédiatement une prostration complète. Cependant les
difficutés du sol devinrent telles que le docteur, Hatteras et Bell,
s'attelèrent près des chiens; des chocs inattendus avaient brisé le
devant du traîneau; on dut le raccommoder. Ces causes de retard se
reproduisaient plusieurs fois par jour.

Les voyageurs suivaient une profonde ravine, engagés dans la neige
jusqu'à mi-corps, et suant au milieu d'un froid violent. Ils ne
disaient mot. Tout à coup, Bell, placé près du docteur, se prend à
regarder celui-ci avec effroi; puis, sans prononcer une parole, il
ramasse une poignée de neige, et en frotte vigoureusement la figure de
son compagnon.

«Eh bien, Bell!» faisait le docteur en se débattant.

Mais Bell continuait et frottait de son mieux.

«Voyons! Bell, reprit le docteur, la bouche, le nez, les yeux pleins
de neige, êtes-vous fou? Qu'y a-t-il donc?

--Il y a, répondit Bell, que si vous possédez encore un nez, c'est à
moi que vous le devrez!

--Un nez! répliqua vivement le docteur en portant la main à son
visage.

--Oui, monsieur Clawbonny, vous étiez complètement frost-bitten; votre
nez était tout blanc quand je vous ai regardé, et sans mon traitement
énergique vous seriez privé de cet ornement, incommode en voyage, mais
nécessaire dans l'existence.»

En effet, un peu plus le docteur avait le nez gelé; la circulation du
sang s'étant heureusement refaite à propos, grâce aux vigoureuses
frictions de Bell, tout danger disparut.

«Merci! Bell, dit le docteur, et à charge de revanche.

--J'y compte, monsieur Clawbonny, répondit le charpentier, et plût au
ciel que nous n'eussions jamais de plus grands malheurs à redouter!

--Hélas, Bell! reprit le docteur, vous faites allusion à Simpson; le
pauvre garçon est en proie à de terribles souffrances.

--Craignez-vous pour lui? demanda vivement Hatteras

--Oui, capitaine, reprit le docteur.

--Et que craignez-vous?

--Une violente attaque de scorbut; ses jambes enflent déjà et ses
gencives se prennent; le malheureux est là, couché sous les
couvertures du traîneau, à demi gelé, et les chocs ravivent à chaque
instant ses douleurs; je le plains, Hatteras, et je ne puis rien pour
le soulager!

--Pauvre Simpson! murmura Bell.

--Peut-être faudrait-il nous arrêter un jour ou deux, reprit le
docteur.

--S'arrêter! s'écria Hatteras, quand la vie de dix-huit hommes tient à
notre retour!

--Cependant... fit le docteur.

--Clawbonny, Bell, écoutez-moi, reprit Hatteras; il ne nous reste pas
pour vingt jours de vivres! Voyez si nous pouvons perdre un instant!»

Ni le docteur, ni Bell, ne répondirent un seul mot, et le traîneau
reprit sa marche un moment interrompue.

Le soir, on s'arrêta au pied d'un monticule de glace dans lequel Bell
tailla promptement une caverne; les voyageurs s'y réfugièrent; le
docteur passa la nuit à soigner Simpson; le scorbut exerçait déjà sur
le malheureux ses affreux ravages, et les souffrances amenaient une
plainte continuelle sur ses lèvres tuméfiées.

«Ah! monsieur Clawbonny!

--Du courage, mon garçon! disait le docteur.


--Je n'en reviendrai pas! je le sens! je n'en puis plus! j'aime mieux
mourir!»

A ces paroles désespérées, le docteur répondait par des soins
incessants; quoique brisé lui-même des fatigues du jour, il employait
la nuit à composer quelque potion calmante pour le malade; mais déjà
le lime-juice restait sans action, et les frictions n'empêchaient pas
le scorbut de s'étendre peu à peu.

Le lendemain, il fallait replacer cet infortuné sur le traîneau,
quoiqu'il demandât à rester seul, abandonné, et qu'on le laissât
mourir en paix; puis on reprenait cette marche effroyable au milieu de
difficultés sans cesse accumulées.

Les brumes glacées pénétraient ces trois hommes jusqu'aux os; la
neige, le grésil, leur fouettaient le visage; ils faisaient le métier
de bête de somme, et n'avaient plus une nourriture suffisante.

Duk, semblable à son maître, allait et venait, bravant les fatigues,
toujours alerte, découvrant de lui-même la meilleure route à suivre;
on s'en remettait à son merveilleux instinct.

Pendant la matinée du 23 janvier, au milieu d'une obscurité presque
complète, car la lune était nouvelle Duk avait pris les devants;
durant plusieurs heures on le perdit de vue; l'inquiétude prit
Hatteras, d'autant plus que de nombreuses traces d'ours sillonnaient
le sol; il ne savait trop quel parti prendre, quand des aboiements se
firent entendre avec force.

Hatteras hâta la marche du traîneau, et bientôt il rejoignit le fidèle
animal au fond d'une ravine.

Duk, en arrêt, immobile comme s'il eût été pétrifié, aboyait devant
une sorte de cairn, fait de quelques pierres à chaux recouvertes d'un
ciment de glace.

«Cette fois, dit le docteur en détachant ses courroies, c'est un
cairn, il n'y a pas à s'y tromper.

--Que nous importe? répondit Hatteras.

--Hatteras, si c'est un cairn, il peut contenir un document précieux
pour nous; il renferme peut-être un dépôt de provisions, et cela vaut
la peine d'y regarder.

--Et quel Européen aurait poussé jusqu'ici? fit Hatteras en haussant
les épaules.

--Mais à défaut d'Européens, répliqua le docteur, les Esquimaux
n'ont-ils pu faire une cache en cet endroit, et y déposer les produits
de leur pêche ou de leur chasse? c'est assez leur habitude, ce me
semble,

--Eh bien! voyez, Clawbonny, répondit Hatteras; mais je crains bien
que vous n'en soyez pour vos peines.»

Clawbonny et Bell, armés de pioches, se dirigèrent vers le cairn. Duk
continuait d'aboyer avec fureur. Les pierres à chaux étaient fortement
cimentées par la glace; mais quelques coups ne tardèrent pas à les
éparpiller sur le sol.

«Il y a évidemment quelque chose, dit le docteur.

--Je le crois,» répondit Bell.

Ils démolirent le cairn avec rapidité. Bientôt une cachette fut
découverte; dans cette cachette se trouvait un papier tout humide. Le
docteur s'en empara, le coeur palpitant. Hatteras accourut, prit le
document et lut:

«Altam..., _Porpoise_, 13 déc... 1860, 12..° long... «8..°35' lat...»

«_Le Porpoise_, dit le docteur.

--_Le Porpoise_, répéta Hatteras! Je ne connais pas de navire de ce
nom à fréquenter ces mers.

--Il est évident, reprit le docteur, que des navigateurs, des
naufragés peut-être, ont passé là depuis moins de deux mois.

--Cela est certain, répondit Bell,

--Qu'allons-nous faire? demanda le docteur.

--Continuer notre route, répondit froidement Hatteras. Je ne sais ce
qu'est ce navire _le Porpoise_, mais je sais que le brick _le Forward_
attend notre retour.




CHAPITRE XXXI

LA MORT DE SIMPSON.


Le voyage fut repris; l'esprit de chacun s'emplissait d'idëes
nouvelles et inattendues, car une rencontre dans ces terres boréales
est l'événement le plus grave qui puisse se produire. Hatteras
fronçait le sourcil avec inquiétude.

«_Le Porpoise!_ se demandait-il; qu'est-ce que ce navire? Et que
vient-il faire si près du pôle?»

A cette pensée, un frisson le prenait en dépit de la température. Le
docteur et Bell, eux, ne songeaient qu'aux deux résultats que pouvait
amener la découverte de ce document: sauver leurs semblables ou être
sauvés par eux.

Mais les difficultés, les obstacles, les fatigues revinrent bientôt,
et ils ne durent songer qu'à leur propre situation, si dangereuse
alors.

La situation de Simpson empirait; les symptômes d'une mort prochaine
ne purent être méconnus par le docteur. Celui-ci n'y pouvait rien; il
souffrait cruellement lui-même d'une ophthalmie douloureuse qui
pouvait aller jusqu'à la cécité, s'il n'y prenait garde. Le crépuscule
donnait alors une quantité suffisante de lumière, et cette lumière,
réfléchie par les neiges, brûlait les yeux; il était difficile de se
protéger contre cette réflexion, car les verres des lunettes, se
couvrant d'une croûte glacée, devenaient opaques et interceptaient la
vue. Or, il fallait veiller avec soin aux moindres accidents de la
route et les relever du plus loin possible; force était donc de braver
les dangers de l'ophthalmie; cependant le docteur et Bell, se couvrant
les yeux, laissaient tour à tour à chacun d'eux le soin de diriger le
traîneau.

Celui-ci glissait mal sur ses châssis usés; le tirage devenait de plus
en plus pénible; les difficultés du terrain ne diminuaient pas; on
avait affaire à un continent de nature volcanique, hérissé et sillonné
de crêtes vives; les voyageurs avaient dû, peu à peu, s'élever à une
hauteur de quinze cents pieds pour franchir le sommet des montagnes.
La température était là plus âpre; les rafales et les tourbillons s'y
déchaînaient avec une violence sans égale, et c'était un triste
spectacle que celui de ces infortunés se traînant sur ces cimes
désolées.

Ils étaient pris aussi du mal de la blancheur; cet éclat uniforme
écoeurait; il enivrait, il donnait le vertige; le sol semblait manquer
et n'offrir aucun point fixe sur cette immense nappe blanche; le
gentiment éprouvé était celui du roulis, pendant lequel le pont du
navire fuit sous le pied du marin; les voyageurs ne pouvaient
s'habituer à cet effet, et la continuité de cette sensation leur
portait à la tête. La torpeur s'emparait de leurs membres, la
somnolence de leur esprit, et souvent ils marchaient comme des hommes
à peu près endormis; alors un chaos, un heurt inattendu, une chute
même, les tirait de cette inertie, qui les reprenait quelques instants
plus tard.

Le 25 janvier, ils commencèrent à descendre des pentes abruptes; leurs
fatigues s'accrurent encore sur ces déclivités glacées; un faux pas,
bien difficile à éviter, pouvait les précipiter dans des ravins
profonds, et, là, ils eussent été perdus sans ressource.

Vers le soir, une tempête d'une violence extrême balaya les sommets
neigeux; on ne pouvait résister à la violence de l'ouragan; il fallait
se coucher à terre; mais la température étant fort basse, on risquait
de se faire geler instantanément.

Bell, aidé d'Hatteras, construisit avec beaucoup de peine une
snow-house, dans laquelle les malheureux cherchèrent un abri; là, on
prit quelques pincées de pemmican et un peu de thé chaud; il ne
restait pas quatre gallons d'esprit-de-vin; or il était nécessaire
d'en user pour satisfaire la soif, car il ne faut pas croire que la
neige puisse être absorbée sous sa forme naturelle; on est forcé de la
faire fondre. Dans les pays tempérés, où le froid descend à peine
au-dessous du point de congélation, elle ne peut être malfaisante;
mais au delà du cercle polaire il en est tout autrement; elle atteint
une température si basse, qu'il n'est pas plus possible de la saisir
avec la main qu'un morceau de fer rougi à blanc, et cela, quoiqu'elle
conduise très-mal la chaleur; il y a donc entre elle et l'estomac une
différence de température telle, que son absorption produirait une
suffocation véritable. Les Esquimaux préfèrent endurer les plus longs
tourments à se désaltérer de cette neige, qui ne peut aucunement
remplacer l'eau et augmente la soif au lieu de l'apaiser. Les
voyageurs ne pouvaient donc étancher la leur qu'à la condition de
fondre la neige en brûlant l'espritde-vin.

A trois heures du matin, au plus fort de la tempête, le docteur prit
le quart de veille; il était accoudé dans un coin de la maison, quand
une plainte lamentable de Simpson appela son attention; il se leva
pour lui donner ses soins, mais en se levant il se heurta fortement la
tête à la voûte de glace; sans se préoccuper autrement de cet
incident, il se courba sur Simpson et se mit à lui frictionner ses
jambes enflées et bleuâtres; après un quart d'heure de ce traitement,
il voulut se relever, et se heurta la tête une seconde fois, bien
qu'il fût agenouillé alors.

«Voilà qui est bizarre,» se dit-il.

Il porta la main au-dessus de sa tête: la voûte baissait sensiblement.

«Grand Dieu! s'écria-t-il. Alerte, mes amis!»

A ses cris, Hatteras et Bell se relevèrent vivement, et se heurtèrent
à leur tour; ils étaient dans une obscurité profonde.

«Nous allons être écrasés! dit le docteur; au dehors! au dehors!»

Et tous les trois, traînant Simpson à travers l'ouverture, ils
quittèrent cette dangereuse retraite; il était temps, car les blocs de
glace, mal assujettis, s'effondrèrent avec fracas.

Les infortunés se trouvaient alors sans abri au milieu de la tempête,
saisis par un froid d'une rigueur extrême. Hatteras se hâta de dresser
la tente; on ne put la maintenir contre la violence de l'ouragan, et
il fallut s'abriter sous les plis de la toile, qui fut bientôt chargée
d'une couche épaisse de neige; mais au moins cette neige, empêchant la
chaleur de rayonner au dehors, préserva les voyageurs du danger d'être
gelés vivants.

Les rafales ne cessèrent pas avant le lendemain; en attelant les
chiens insuffisamment nourris, Bell s'aperçut que trois d'entre eux
avaient commencé à ronger leurs courroies de cuir; deux paraissaient
fort malades et ne pouvaient aller loin.

Cependant la caravane reprit sa marche tant bien que mal; il restait
encore soixante milles à franchir avant d'atteindre le point indiqué.

Le 26, Bell, qui allait en avant, appela tout à coup ses compagnons.
Ceux-ci accoururent, et il leur montra d'un air stupéfait un fusil
appuyé sur un glaçon.

«Un fusil!» s'écria le docteur.

Hatteras le prit; il était en bon état et chargé.

«Les hommes du _Porpoise_ ne peuvent être loin,» dit le docteur.

Hatteras, en examinant l'arme, remarqua qu'elle était d'origine
américaine; ses mains se crispèrent sur le canon glacé.

«En route! en route!» dit-il d'une voix sourde.

On continua de descendre la pente des montagnes. Simpson paraissait
privé de tout sentiment; il ne se plaignait plus; la force lui
manquait.

La tempête ne discontinuait pas; la marche du traîneau devenait de
plus en plus lente; on gagnait à peine quelques milles par
vingt-quatre heures, et, malgré l'économie la plus stricte, les vivres
diminuaient sensiblement; mais, tant qu'il en restait au delà de la
quantité nécessaire au retour, Hatteras marchait en avant.

Le 27, on trouva presque enfoui sous la neige un sextant, puis une
gourde; celle-ci contenait de l'eau-de-vie, ou plutôt un morceau de
glace, au centre duquel tout l'esprit de cette liqueur s'était réfugié
sous la forme d'une boule de neige; elle ne pouvait plus servir.

Évidemment Hatteras suivait sans le vouloir les traces d'une grande
catastrophe; il s'avançait par le seul chemin praticable, ramassant
les épaves de quelque naufrage horrible. Le docteur examinait avec
soin si de nouveaux cairns ne s'offriraient pas à sa vue; mais en
vain.

De tristes pensées lui venaient à l'esprit: en effet, s'il découvrait
ces infortunés, quels secours pourrait-il leur apporter? Ses
compagnons et lui commençaient à manquer de tout; leurs vêtements se
déchiraient, leurs vivres devenaient rares. Que ces naufragés fussent
nombreux, et ils périssaient tous de faim. Hatteras semblait porté à
les fuir! N'avait-il pas raison, lui sur qui reposait le salut de son
équipage? Devait-il, en ramenant des étrangers à bord, compromettre la
sûreté de tous?

Mais ces étrangers, c'étaient des hommes, leurs semblables, peut-être
des compatriotes! Si faible que fût leur chance de salut, devait-on la
leur enlever? Le docteur voulut connaître la pensée de Bell à cet
égard. Bell ne répondit pas. Ses propres souffrances lui
endurcissaient le coeur. Clawbonny n'osa pas interroger Hatteras: il
s'en rapporta donc à la Providence.

Le 27 janvier, vers le soir, Simpson parut être à toute extrémité; ses
membres déjà roidis et glacés, sa respiration haletante qui formait un
brouillard autour de sa tête, des soubresauts convulsifs, annonçaient
sa dernière heure. L'expression de son visage était terrible,
désespérée, avec des regards de colère impuissante adressés au
capitaine. Il y avait là toute une accusation, toute une suite de
reproches muets, mais significatifs, mérités peut-être!

Hatteras ne s'approchait pas du mourant. Il l'évitait, il le fuyait,
plus taciturne, plus concentré, plus rejeté en lui-même que jamais!

La nuit suivante fut épouvantable; la tempête redoublait de violence;
trois fois la tente fut arrachée, et le drift de neige s'abattit sur
ces infortunés, les aveuglant, les glaçant, les perçant de dards aigus
arrachés aux glaçons environnants. Les chiens hurlaient
lamentablement; Simpson restait exposé à cette cruelle température.
Bell parvint à rétablir le misérable abri de toile, qui, s'il ne
défendait pas du froid, protégeait au moins contre la neige. Mais une
rafale, plus rapide, l'enleva une quatrième fois, et l'entraîna dans
son tourbillon au milieu d'épouvantables sifflements.

«Ah! c'est trop souffrir! s'écria Bell.

--Du courage! du courage!» répondit le docteur en s'accrochant à lui
pour ne pas être roulé dans les ravins.

Simpson râlait. Tout à coup, par un dernier effort, il se releva à
demi, tendit son poing fermé vers Hatteras, qui le regardait de ses
yeux fixes, poussa un cri déchirant et retomba mort au milieu de sa
menace inachevée.

«Mort! s'écria le docteur.

--Mort!» répéta Bell.

Hatteras, qui s'avançait vers le cadavre, recula sous la violence du
vent.

C'était donc le premier de cet équipage qui tombait frappé par ce
climat meurtrier, le premier à ne jamais revenir au port, le premier à
payer de sa vie, après d'incalculables souffrances, l'entêtement
intraitable du capitaine. Ce mort l'avait traité d'assassin, mais
Hatteras ne courba pas la tête sous l'accusation. Cependant, une
larme, glissant de sa paupière, vint se congeler sur sa joue pâle.

Le docteur et Bell le regardaient avec une sorte de terreur. Arc-bouté
sur son long bâton, il apparaissait comme le génie de ces régions
hyperboréennes, droit au milieu des rafales surexcitées, et sinistre
dans son effrayante immobilité.

Il demeura debout, sans bouger, jusqu'aux premières lueurs du
crépuscule, hardi, tenace, indomptable, et semblant défier la tempête
qui mugisssait autour de lui.




CHAPITRE XXXII.

LE RETOUR AU FORWARD.


Le vent se calma vers six heures du matin, et, passant subitement dans
le nord, il chassa les nuages du ciel; le thermomètre marquait
trente-trois degrés au dessous de zéro (-37° centigr.). Les premières
lueurs du crépuscule argentaient cet horizon qu'elles devaient dorer
quelques jours plus tard.

Hatteras vint auprès de ses deux compagnons abattus, et d'une voix
douce et triste il leur dit:

«Mes amis, plus de soixante milles nous séparent encore du point
signalé par sir Edward Belcher. Nous n'avons que le strict nécessaire
de vivres pour rejoindre le navire. Aller plus loin, ce serait nous
exposer à une mort certaine, sans profit pour personne. Nous allons
retourner sur nos pas.

--C'est là une bonne résolution, Hatteras, répondit le docteur; je
vous aurais suivi jusqu'où il vous eût plut de me mener, mais notre
santé s'affaiblit de jour en jour; à peine pouvons-nous mettre un pied
devant l'autre; j'approuve complètement ce projet de retour.

--Est-ce également votre avis, Bell? demanda Hatteras.

--Oui, capitaine, répondit le charpentier.

--Eh bien, reprit Hatteras, nous allons prendre deux jours de repos.
Ce n'est pas trop. Le traîneau a besoin de réparations importantes. Je
pense donc que nous devons construire une maison de neige, dans
laquelle puissent se refaire nos forces.

Ce point décidé, les trois hommes se mirent à l'ouvrage avec ardeur;
Bell prit les précautions nécessaires pour assurer la solidité de sa
construction, et bientôt une retraite suffisante s'éleva au fond de la
ravine où la dernière halte avait eu lieu.

Hatteras s'était fait sans doute une violence extrême pour interrompre
son voyage! tant de peines, de fatigues perdues! une excursion
inutile, payée de la mort d'un homme! Revenir à bord sans un morceau
de charbon! qu'allait devenir l'équipage? qu'allait-il faire sous
l'inspiration de Richard Shandon? Mais Hatteras ne pouvait lutter
davantage.

Tous ses soins se reportèrent alors sur les préparatifs du retour; le
traîneau fut réparé, sa charge avait bien diminué d'ailleurs, et ne
pesait pas deux cents livres. On raccommoda les vêtements usés,
déchirés, imprégnés de neige et durcis par la gelée; des moccassins et
des snow-shoes nouveaux remplacèrent les anciens mis hors d'usage. Ces
travaux prirent la journée du 29 et la matinée du 30; d'ailleurs, les
trois voyageurs se reposaient de leur mieux et se réconfortaient pour
l'avenir.

Pendant ces trente-six heures passées dans la maison de neige et sur
les glaçons de la ravine, le docteur avait observé Duk, dont les
singulières allures ne lui semblaient pas naturelles; l'animal
tournait sans cesse en faisant mille circuits imprévus qui
paraissaient avoir entre eux un centre commun; c'était une sorte
d'élévation, de renflement du sol produit par différentes couches de
glaces superposées; Duk, en contournant ce point, aboyait à petit
bruit, remuant sa queue avec impatience, regardant son maître et
semblant l'interroger.

Le docteur, après avoir réfléchi, attribua cet état d'inquiétude à la
présence du cadavre de Simpson, que ses compagnons n'avaient pas
encore eu le temps d'enterrer.

Il résolut donc de procéder à cette triste cérémonie le jour même; on
devait repartir le lendemain matin des le crépuscule.

Bell et le docteur se munirent de pioches et se dirigèrent vers le
fond de la ravine; l'éminence signalée par Duk offrait un emplacement
favorable pour y déposer le cadavre; il fallait l'inhumer profondément
pour le soustraire à la griffe des ours.

Le docteur et Bell commencèrent par enlever la couche superficielle de
neige molle, puis ils attaquèrent la glace durcie; au troisième coup
de pioche, le docteur rencontra un corps dur qui se brisa; il en
retira les morceaux, et reconnut les restes d'une bouteille de verre.

De son côté, Bell mettait à jour un sac racorni, et dans lequel se
trouvaient des miettes de biscuit parfaitement conservé.

«Hein? fit le docteur.

--Qu'est-ce que cela veut dire?» demanda Bell en suspendant son
travail.

Le docteur appela Hatteras, qui vint aussitôt.

Duk aboyait avec force, et, de ses pattes, il essayait de creuser
l'épaisse couche de glace.

«Est-ce que nous aurions mis la main sur un dépôt de provisions? dit
le docteur.

--Cela y ressemble, répondit Bell.

--Continuez!» fit Hatteras.

Quelques débris d'aliments furent encore retirés, et une caisse au
quart pleine de pemmican.

«Si c'est une cache, dit Hatteras, les ours l'ont certainement visitée
avant nous. Voyez, ces provisions ne sont pas intactes.

--Cela est à craindre, répondit le docteur, car...»

Il n'acheva pas sa phrase; un cri de Bell venait de l'interrompre: ce
dernier, écartant un bloc assez fort, montrait une jambe roide et
glacée qui sortait par l'interstice des glaçons.

«Un cadavre! s'écria le docteur.

--Ce n'est pas une cache, répondit Hatteras, c'est une tombe.»

Le cadavre, mis à l'air, était celui d'un matelot d'une trentaine
d'années, dans un état parfait de conservation; il avait le vêtement
des navigateurs arctiques; le docteur ne put dire à quelle époque
remontait sa mort.

Mais après ce cadavre Bell en découvrit un second, celui d'un homme de
cinquante ans, portant encore sur sa figure la trace des souffrances
qui l'avaient tué.

«Ce ne sont pas des corps enterrés, s'écria le docteur; ces malheureux
ont été surpris par la mort, tels que nous les trouvons.

--Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répondit Bell.

--Continuez! continuez!» disait Hatteras.

Bell osait à peine. Qui pouvait dire ce que ce monticule de glace
renfermait de cadavres humains!

«Ces gens ont été victimes de l'accident qui a failli nous arriver à
nous-mêmes, dit le docteur; leur maison de neige s'est affaissée.
Voyons si quelqu'un d'eux ne respire pas encore!»

La place fut déblayée avec rapidité, et Bell ramena un troisième
corps, celui d'un homme de quarante ans; il n'avait pas l'apparence
cadavérique des autres; le docteur se baissa sur lui, et crut
surprendre encore quelques symptômes d'existence.

«Il vit! il vit! s'écria-t-il.

Bell et lui transportèrent ce corps dans la maison da neige, tandis
qu'Hatteras, immobile, considérait la demeure écroulée.

Le docteur dépouilla entièrement le malheureux exhumé; il ne trouva
sur lui aucune trace de blessure; aidé de Bell, il le frictionna
vigoureusement avec des étoupes imbibées d'esprit-de-vin, et il sentit
peu à peu la vie renaître; mais l'infortuné était dans un état de
prostration absolue, et complètement privé de la parole; sa langue
adhérait à son palais, comme gelée.

Le docteur chercha dans les poches de ses vêtements; elles étaient
vides. Donc pas de document. Il laissa Bell continuer ses frictions et
revint vers Hatteras.

Celui-ci, descendu dans les cavités de la maison de neige, avait
fouillé le sol avec soin, et remontait en tenant à la main un fragment
à demi brûlé d'une enveloppe de lettre. On pouvait encore y lire ces
mots:

	... tamont, .... _orpoise_ w-Yorck,

«Altamont, s'écria le docteur! du navire _le Porpoise_! de New-York!

--Un Américain! fit Hatteras en tressaillant.

--Je le sauverai! dit le docteur, j'en réponds, et nous saurons le mot
de cette épouvantable énigme.»

Il retourna près du corps d'Altamont, tandis qu'Hatteras demeurait
pensif. Grâce à ses soins, le docteur parvint à rappeler l'infortuné à
la vie, mais non au sentiment; il ne voyait, ni n'entendait, ni ne
parlait, mais enfin il vivait!

Le lendemain matin, Hatteras dit au docteur

«Il faut cependant que nous partions.

--Partons, Hatteras! le traîneau n'est pas chargé; nous y
transporterons ce malheureux, et nous le ramènerons au navire.

--Faites, dit Hatteras. Mais auparavant ensevelissons ces cadavres.»

Les deux matelots inconnus furent replacés sous les débris de la
maison de neige; le cadavre de Simpson vint remplacer le corps
d'Altamont.

Les trois voyageurs donnèrent, sous forme de prière, un dernier
souvenir à leur compagnon, et, à sept heures du matin, ils reprirent
leur marche vers le navire.

Deux des chiens d'attelage étant morts, Duk vint de lui-même s'offrir
pour tirer le traîneau, et il le fît avec la conscience et la
résolution d'un groënlandais.

Pendant vingt jours, du 31 janvier au 19 février, le retour présenta à
peu près les mêmes péripéties que l'aller. Seulement, dans ce mois de
février, le plus froid de l'hiver, la glace offrit partout une surface
résistante; les voyageurs souffrirent terriblement de la température,
mais non des tourbillons et du vent.

Le soleil avait reparu pour la première fois depuis le 31 janvier;
chaque jour il se maintenait davantage au-dessus de l'horizon. Bell et
le docteur étaient au bout de leurs forces, presque aveugles et à demi
écloppés; le charpentier ne pouvait marcher sans béquilles.

Altamont vivait toujours, mais dans un état d'insensibilité complète;
parfois on désespérait de lui, mais des soins intelligents le
ramenaient à l'existence! Et cependant le brave docteur aurait eu
grand besoin de se soigner lui-même, car sa santé s'en allait avec les
fatigues.

Hatteras songeait au _Forward_! à son brick! Dans quel état allait-il
le retrouver? Que se serait-il passé à bord? Johnson aurait-il pu
résister à Shandon et aux siens? Le froid avait été terrible! Avait-on
brûlé le malheureux navire? ses mâts, sa carène, étaient-ils
respectés?

En pensant à tout cela, Hatteras marchait en avant, comme s'il eût
voulu voir son _Forward_ de plus loin.

Le 24 février, au matin, il s'arrêta subitement. A trois cents pas
devant lui, une lueur rougeâtre apparaissait, au-dessus de laquelle se
balançait une immense colonne de fumée noirâtre qui se perdait dans
les brumes grises du ciel!

«Cette fumée!» s'écria-t-il.

Son coeur battit à se briser.

--Voyez! là-bas! cette fumée! dit-il à ses deux compagnons qui
l'avaient rejoint; mon navire brûle!

--Mais nous sommes encore à plus de trois milles de lui, repartit
Bell. Ce ne peut être _le Forward_!

--Si, répondit le docteur, c'est lui; il se produit un phénomène de
mirage qui le fait paraître plus rapproché de nous!

--Courons!» s'écria Hatteras en devançant ses compagnons.

Ceux-ci, abandonnant le traîneau à la garde de Duk, s'élancèrent
rapidement sur les traces du capitaine.

Une heure après, ils arrivaient en vue du navire. Speclacle horrible!
le brick brûlait au milieu des glaces qui se fondaient autour de lui;
les flammes enveloppaient sa coque, et la brise du sud rapportait à
l'oreille d'Hatteras des craquements inaccoutumés.

A cinq cents pas, un homme levait les bras avec désespoir; il restait
là, impuissant, en face de cet incendie qui tordait _le Forward_ dans
ses flammes.

Cet homme était seul, et cet homme, c'était le vieux Johnson.

Hatteras courut à lui.

«Mon navire! mon navire! demanda-t-il d'une voix altérée.

--Vous! capitaine! répondit Johnson, vous! arrêtez! pas un pas de
plus!

--Eh bien? demanda Hatteras avec un terrible accent de menace.

--Les misérables! répondit Johnson; partis depuis quarante-huit
heures, après avoir incendié le navire;

--Malédiction!» s'écria Hatteras.

Alors une explosion formidable se produisit; la terre trembla; les
ice-bergs se couchèrent sur le champ de glace; une colonne de fumée
alla s'enrouler dans les nuages, et _le Forward_, éclatant sous
l'effort de sa poudrière enflammée, se perdit dans un abîme de feu.

Le docteur et Bell arrivaient en ce moment auprès d'Hatteras.
Celui-ci, abîmé dans son désespoir, se releva tout d'un coup.

«Mes amis, dit-il d'une voix énergique, les lâches ont pris la fuite!
les forts réussiront! Johnson, Bell, vous avez le courage; docteur,
vous avez la science; moi, j'ai la foi! le pôle nord est là-bas! à
l'oeuvre donc, à l'oeuvre!»

Les compagnons d'Hatteras se sentirent renaître à ces mâles paroles.

Et cependant, la situation était terrible pour ces quatre hommes et ce
mourant, abandonnés sans ressource, perdus, seuls, sous le
quatre-vingtième degré de latitude, au plus profond des régions
polaires!






SECONDE PARTIE

LE DÉSERT DE GLACE




CHAPITRE I

L'INVENTAIRE DU DOCTEUR


C'était un hardi dessein qu'avait eu le capitaine Hatteras de s'élever
jusqu'au nord, et de réserver à l'Angleterre, sa patrie, la gloire de
découvrir le pôle boréal du monde. Cet audacieux marin venait de faire
tout ce qui était dans la limite des forces humaines. Après avoir
lutté pendant neuf mois contre les courants, contre les tempêtes,
après avoir brisé les montagnes de glace et rompu les banquises, après
avoir lutté contre les froids d'un hiver sans précédent dans les
régions hyperboréennes, après avoir résumé dans son expédition les
travaux de ses devanciers, contrôlé et refait pour ainsi dire
l'histoire des découvertes polaires, après avoir poussé son brick le
_Forward_ au-delà des mers connues, enfin, après avoir accompli la
moitié de la tâche, il voyait ses grands projets subitement anéantis!
La trahison ou plutôt le découragement de son équipage usé par les
épreuves, la folie criminelle de quelques meneurs, le laissaient dans
une épouvantable situation: des dix-huit hommes embarqués à bord du
brick, il en restait quatre, abandonnés sans ressource, sans navire, à
plus de deux mille cinq cents milles de leur pays!

L'explosion du _Forward_, qui venait de sauter devant eux, leur
enlevait les derniers moyens d'existence.

Cependant, le courage d'Hatteras ne faiblit pas en présence de cette
terrible catastrophe. Les compagnons qui lui restaient, c'étaient les
meilleurs de son équipage, des gens héroïques. Il avait fait appel à
l'énergie, à la science du docteur Clawbonny. au dévouement de Johnson
et de Bell, à sa propre foi dans son entreprise, il osa parler
d'espoir dans cette situation désespérée; il fut entendu de ses
vaillants camarades, et le passé d'hommes aussi résolus répondait de
leur courage à venir.

Le docteur, après les énergiques paroles du capitaine, voulut se
rendre un compte exact de la situation, et, quittant ses compagnons
arrêtés à cinq cents pas du bâtiment, il se dirigea vers le théâtre de
la catastrophe.

Du _Forward_, de ce navire construit avec tant de soin, de ce brick si
cher, il ne restait plus rien; des glaces convulsionnées, des débris
informes, noircis, calcinés, des barres de fer tordues, des morceaux
de câbles brûlant encore comme des boutefeux d'artillerie, et, au
loin, quelques spirales de fumée rampant çà et là sur l'ice-field,
témoignaient de la violence de l'explosion. Le canon du gaillard
d'avant, rejeté à plusieurs toises, s'allongeait sur un glaçon
semblable à un affût. Le sol était jonché de fragments de toute nature
dans un rayon de cent toises; la quille du brick gisait sous un amas
de glaces; les icebergs, en partie fondus à la chaleur de l'incendie,
avaient déjà recouvré leur dureté de granit.

Le docteur se prit à songer alors à sa cabine dévastée, à ses
collections perdues, à ses instruments précieux mis en pièces, à ses
livres lacérés, réduits en cendre. Tant de richesses anéanties! Il
contemplait d'un oeil humide cet immense désastre, pensant, non pas à
l'avenir, mais à cet irréparable malheur qui le frappait si
directement.

Il fut bientôt rejoint par Johnson; la figure du vieux marin portait
la trace de ses dernières souffrances; il avait dû lutter contre ses
compagnons révoltés, en défendant le navire confié à sa garde.

Le docteur lui tendit une main que le maître d'équipage serra
tristement.

«Qu'allons-nous devenir, mon ami? dit le docteur.

--Qui peut le prévoir? répondit Johnson.

--Avant tout, reprit le docteur, ne nous abandonnons pas au désespoir,
et soyons hommes!

--Oui, monsieur Clawbonny, répondit le vieux marin, vous avez raison;
c'est au moment des grands désastres qu'il faut prendre les grandes
résolutions; nous sommes dans une vilaine passe; songeons à nous en
tirer.

--Pauvre navire! dit en soupirant le docteur; je m'étais attaché à
lui; je l'aimais comme on aime son foyer domestique, comme la maison
où l'on a passé sa vie entière, et il n'en reste pas un morceau
reconnaissable!

--Qui croirait, monsieur Clawbonny, que cet assemblage de poutres et
de planches pût ainsi nous tenir au coeur!

--Et la chaloupe? reprit le docteur en cherchant du regard autour de
lui, elle n'a même pas échappé à la destruction?

--Si, monsieur Clawbonny, Shandon et les siens, qui nous ont
abandonnés, l'ont emmenée avec eux!

--Et la pirogue?

--Brisée en mille pièces! tenez, ces quelques plaques de fer-blanc
encore chaudes, voilà tout ce qu'il en reste.

--Nous n'avons plus alors que l'halkett-boat[1]?

  [1] Canot de caoutchouc, fait en forme de vêtement, et qui se gonfle
    à volonté.

--Oui, grâce à l'idée que vous avez eue de l'emporter dans votre
excursion.

--C'est peu, dit le docteur.

--Les misérables traîtres qui ont fui! s'écria Johnson. Puisse le ciel
les punir comme ils le méritent!

--Johnson, répondit doucement le docteur, il ne faut pas oublier que
la souffrance les a durement éprouvés! Les meilleurs seuls savent
rester bons dans le malheur, là où les faibles succombent! Plaignons
nos compagnons d'infortune, et ne les maudissons pas!»

Après ces paroles, le docteur demeura pendant quelques instants
silencieux, et promena des regards inquiets sur le pays.

«Qu'est devenu le traîneau? demanda Johnson.

--Il est resté à un mille en arrière.

--Sous la garde de Simpson?

--Non! mon ami. Simpson, le pauvre Simpson a succombé à la fatigue.

--Mort! s'écria le maître d'équipage.

--Mort! répondit le docteur.

--L'infortuné! dit Johnson, et qui sait, pourtant, si nous ne devrions
pas envier son sort!

--Mais, pour un mort que nous avons laissé, reprit le docteur, nous
rapportons un mourant.

--Un mourant?

--Oui! le capitaine Altamont.»

Le docteur fit en quelques mots au maître d'équipage le récit de leur
rencontre.

«Un Américain! dit Johnson en réfléchissant.

--Oui, tout nous porte à croire que cet homme est citoyen de l'Union.
Mais qu'est-ce que ce navire le _Porpoise_ évidemment naufragé, et que
venait-il faire dans ces régions?

--Il venait y périr, répondit Johnson; il entraînait son équipage à la
mort, comme tous ceux que leur audace conduit sous de pareils cieux!
Mais, au moins, monsieur Clawbonny, le but de votre excursion a-t-il
été atteint?

--Ce gisement de charbon! répondit le docteur.

--Oui », fit Johnson.

Le docteur secoua tristement la tête.

« Rien? dit le vieux marin.

--Rien! les vivres nous ont manqué, la fatigue nous a brisés en route!
Nous n'avons pas même gagné la côte signalée par Edward Belcher!

--Ainsi, reprit le vieux marin, pas de combustible?

--Non!

--Pas de vivres?

--Non!

--Et plus de navire pour regagner l'Angleterre! »

Le docteur et Johnson se turent. Il fallait un fier courage pour
envisager en face cette terrible situation.

« Enfin, reprit le maître d'équipage, notre position est franche, au
moins! nous savons à quoi nous en tenir! Mais allons au plus pressé;
la température est glaciale; il faut construire une maison de neige.

--Oui, répondit le docteur, avec l'aide de Bell, ce sera facile; puis
nous irons chercher le traîneau, nous ramènerons l'Américain, et nous
tiendrons conseil avec Hatteras.

--Pauvre capitaine! fit Johnson, qui trouvait moyen de s'oublier
lui-même, il doit bien souffrir! »

Le docteur et le maître d'équipage revinrent vers leurs compagnons.

Hatteras était debout, immobile, les bras croisés suivant son
habitude, muet et regardant l'avenir dans l'espace. Sa figure avait
repris sa fermeté habituelle. A quoi pensait cet homme extraordinaire?
Se préoccupait-il de sa situation désespérée ou de ses projets
anéantis? Songeait-il enfin à revenir en arrière puisque les hommes,
les éléments, tout conspirait contre sa tentative?

Personne n'eût pu connaître sa pensée. Elle ne se trahissait pas
au-dehors. Son fidèle Duk demeurait près de lui, bravant à ses côtés
une température tombée à trente-deux degrés au-dessous de zéro (-36°
centigrades).

Bell, étendu sur la glace, ne faisait aucun mouvement; il semblait
inanimé; son insensibilité pouvait lui coûter la vie; il risquait de
se faire geler tout d'un bloc.

Johnson le secoua vigoureusement, le frotta de neige, et parvint non
sans peine à le tirer de sa torpeur.

«Allons, Bell, du courage! lui dit-il; ne te laisse pas abattre;
relève-toi; nous avons à causer ensemble de la situation, et il nous
faut un abri! As-tu donc oublié comment se fait une maison de neige?
Viens m'aider, Bell! Voilà un iceberg qui ne demande qu'à se laisser
creuser! Travaillons! Cela nous redonnera ce qui ne doit pas manquer
ici, du courage et du coeur! »

Bell, un peu remis à ces paroles, se laissa diriger par le vieux
marin.

« Pendant ce temps, reprit celui-ci, monsieur Clawbonny prendra la
peine d'aller jusqu'au traîneau et le ramènera avec les chiens.

--Je suis prêt à partir, répondit le docteur; dans une heure, je serai
de retour.

--L'accompagnez-vous, capitaine? » ajouta Johnson en se dirigeant vers
Hatteras.

Celui-ci, quoique plongé dans ses réflexions, avait entendu la
proposition du maître d'équipage, car il lui répondit d'une voix
douce:

« Non, mon ami, si le docteur veut bien se charger de ce soin.... Il
faut qu'avant la fin de la journée une résolution soit prise, et j'ai
besoin d'être seul pour réfléchir. Allez. Faites ce que vous jugerez
convenable pour le présent. Je songe à l'avenir. »

Johnson revint vers le docteur.

« C'est singulier, lui dit-il, le capitaine semble avoir oublié toute
colère; jamais sa voix ne m'a paru si affable.

--Bien! répondit le docteur; il a repris son sang-froid. Croyez-moi,
Johnson, cet homme-là est capable de nous sauver! »

Ces paroles dites, le docteur s'encapuchonna de son mieux, et, le
bâton ferré à la main, il reprit le chemin du traîneau, au milieu de
cette brume que la lune rendait presque lumineuse.

Johnson et Bell se mirent immédiatement à l'ouvrage; le vieux marin
excitait par ses paroles le charpentier, qui travaillait en silence;
il n'y avait pas à bâtir, mais à creuser seulement un grand bloc; la
glace, très dure, rendait pénible l'emploi du couteau; mais, en
revanche, cette dureté assurait la solidité de la demeure; bientôt
Johnson et Bell purent travailler à couvert dans leur cavité, rejetant
au-dehors ce qu'ils enlevaient à la masse compacte.

Hatteras marchait de temps en temps, et s'arrêtait court; évidemment,
il ne voulait pas aller jusqu'à l'emplacement de son malheureux brick.

Ainsi qu'il l'avait promis, le docteur fut bientôt de retour; il
ramenait Altamont étendu sur le traîneau et enveloppé des plis de la
tente; les chiens groënlandais, maigris, épuisés, affamés, tiraient à
peine, et rongeaient leurs courroies; il était temps que toute cette
troupe, bêtes et gens, prît nourriture et repos.

Pendant que la maison se creusait plus profondément, le docteur, en
furetant de côté et d'autre, eut le bonheur de trouver un petit poêle
que l'explosion avait à peu près respecté et dont le tuyau déformé put
être redressé facilement; le docteur l'apporta d'un air triomphant. Au
bout de trois heures, la maison de glace était logeable; on y installa
le poêle; on le bourra avec les éclats de bois; il ronfla bientôt, et
répandit une bienfaisante chaleur.

L'Américain fut introduit dans la demeure et couché au fond sur les
couvertures; les quatre Anglais prirent place au feu. Les dernières
provisions du traîneau, un peu de biscuit et du thé brûlant, vinrent
les réconforter tant bien que mal. Hatteras ne parlait pas, chacun
respecta son silence.

Quand ce repas fut terminé, le docteur fit signe à Johnson de le
suivre au-dehors.

« Maintenant, lui dit-il, nous allons faire l'inventaire de ce qui
nous reste. Il faut que nous connaissions exactement l'état de nos
richesses; elles sont répandues ça et là; il s'agit de les rassembler;
la neige peut tomber d'un moment à l'autre, et il nous serait
impossible de retrouver ensuite la moindre épave du navire.

--Ne perdons pas de temps alors, répondit Johnson; vivres et bois,
voilà ce qui a pour nous une importance immédiate.

--Eh bien, cherchons chacun de notre côté, répondit le docteur, de
manière à parcourir tout le rayon de l'explosion; commençons par le
centre, puis nous gagnerons la circonférence.»

Les deux compagnons se rendirent immédiatement au lit de glace
qu'avait occupé le _Forward_; chacun examina avec soin, à la lumière
douteuse de la lune, les débris du navire. Ce fut une véritable
chasse. Le docteur y apporta la passion, pour ne pas dire le plaisir
d'un chasseur, et le coeur lui battait fort quand il découvrait
quelque caisse à peu près intacte; mais la plupart étaient vides, et
leurs débris jonchaient le champ de glace.

La violence de l'explosion avait été considérable. Un grand nombre
d'objets n'étaient plus que cendre et poussière. Les grosses pièces de
la machine gisaient çà et là, tordues ou brisées; les branches rompues
de l'hélice, lancées à vingt toises du navire, pénétraient
profondément dans la neige durcie; les cylindres faussés avaient été
arrachés de leurs tourillons; la cheminée, fendue sur toute sa
longueur et à laquelle pendaient encore des bouts de chaînes,
apparaissait à demi écrasée sous un énorme glaçon; les clous, les
crochets, les capes de mouton, les ferrures du gouvernail, les
feuilles du doublage, tout le métal du brick s'était éparpillé au loin
comme une véritable mitraille.

Mais ce fer, qui eût fait la fortune d'une tribu d'Esquimaux, n'avait
aucune utilité dans la circonstance actuelle; ce qu'il fallait
rechercher, avant tout, c'étaient les vivres, et le docteur faisait
peu de trouvailles en ce genre.

« Cela va mal, se disait-il; il est évident que la cambuse, située
près de la soute aux poudres, a dû être entièrement anéantie par
l'explosion; ce qui n'a pas brûlé doit être réduit en miettes. C'est
grave, et si Johnson ne fait pas meilleure chasse que moi, je ne vois
pas trop ce que nous deviendrons. »

Cependant, en élargissant le cercle de ses recherches, le docteur
parvint à recueillir quelques restes de pemmican[1], une quinzaine de
livres environ, et quatre bouteilles de grès qui, lancées au loin sur
une neige encore molle, avaient échappé à la destruction et
renfermaient cinq ou six pintes d'eau-de-vie.

  [1]  Préparation de viande condensée.

Plus loin, il ramassa deux paquets de graines de chochlearia; cela
venait à propos pour compenser la perte du lime-juice, si propre à
combattre le scorbut.

Au bout de deux heures, le docteur et Johnson se rejoignirent. Ils se
firent part de leurs découvertes; elles étaient malheureusement peu
importantes sous le rapport des vivres: à peine quelques pièces de
viande salée, une cinquantaine de livres de pemmican, trois sacs de
biscuit, une petite réserve de chocolat, de l'eau-de-vie et environ
deux livres de café récolté grain à grain sur la glace.

Ni couvertures, ni hamacs, ni vêtements, ne purent être retrouvés;
évidemment l'incendie les avait dévorés.

En somme, le docteur et le maître d'équipage recueillirent des vivres
pour trois semaines au plus du strict nécessaire; c'était peu pour
refaire des gens épuisés. Ainsi, par suite de circonstances
désastreuses, après avoir manqué de charbon, Hatteras se voyait à la
veille de manquer d'aliments.

Quant au combustible fourni par les épaves du navire, les morceaux de
ses mâts et de sa carène, il pouvait durer trois semaines environ;
mais encore le docteur, avant de l'employer au chauffage de la maison
de glace, voulut savoir de Johnson si, de ces débris informes, on ne
saurait pas reconstruire un petit navire, ou tout au moins une
chaloupe.

« Non, monsieur Clawbonny, lui répondit le maître d'équipage, il n'y
faut pas songer; il n'y a pas une pièce de bois intacte dont on puisse
tirer parti; tout cela n'est bon qu'à nous chauffer pendant quelques
jours, et après....

--Après? dit le docteur.

--A la grâce de Dieu! » répondit le brave marin.

Cet inventaire terminé, le docteur et Johnson revinrent chercher le
traîneau; ils y attelèrent, bon gré, mal gré, les pauvres chiens
fatigués, retournèrent sur le théâtre de l'explosion, chargèrent ces
restes de la cargaison si rares, mais si précieux, et les rapportèrent
auprès de la maison de glace; puis, à demi gelés, ils prirent place
auprès de leurs compagnons d'infortune.




CHAPITRE II

LES PREMIÈRES PAROLES D'ALTAMONT


Vers les huit heures du soir, le ciel se dégagea pendant quelques
instants de ses brumes neigeuses; les constellations brillèrent d'un
vif éclat dans une atmosphère plus refroidie.

Hatteras profita de ce changement pour aller prendre la hauteur de
quelques étoiles. Il sortit sans mot dire, en emportant ses
instruments. Il voulait relever la position et savoir si l'ice-field
n'avait pas encore dérivé.

Au bout d'une demi-heure, il rentra, se coucha dans un angle de la
maison, et resta plongé dans une immobilité profonde qui ne devait pas
être celle du sommeil.

Le lendemain, la neige se reprit à tomber avec une grande abondance;
le docteur dut se féliciter d'avoir entrepris ses recherches dès la
veille, car un vaste rideau blanc recouvrit bientôt le champ de glace,
et toute trace de l'explosion disparut sous un linceul de trois pieds
d'épaisseur.

Pendant cette journée, il ne fut pas possible de mettre le pied
dehors; heureusement, l'habitation était confortable, ou tout au moins
paraissait telle à ces voyageurs harassés. Le petit poêle allait bien,
si ce n'est par de violentes rafales qui repoussaient parfois la fumée
à l'intérieur; sa chaleur procurait en outre des boissons brûlantes de
thé ou de café, dont l'influence est si merveilleuse par ces basses
températures.

Les naufragés, car on peut véritablement leur donner ce nom,
éprouvaient un bien-être auquel ils n'étaient plus accoutumés depuis
longtemps; aussi ne songeaient-ils qu'à ce présent, à cette
bienfaisante chaleur, à ce repos momentané, oubliant et défiant
presque l'avenir, qui les menaçait d'une mort si prochaine.

L'Américain souffrait moins et revenait peu à peu à la vie; il ouvrait
les yeux, mais il ne parlait pas encore; ses lèvres portaient les
traces du scorbut et ne pouvaient formuler un son; cependant, il
entendait, et fut mis au courant de la situation. Il remua la tête en
signe de remerciement; il se voyait sauvé de son ensevelissement sous
la neige, et le docteur eut la sagesse de ne pas lui apprendre de quel
court espace de temps sa mort était retardée, car enfin, dans quinze
jours, dans trois semaines au plus, les vivres manqueraient
absolument.

Vers midi, Hatteras sortit de son immobilité; il se rapprocha du
docteur, de Johnson et de Bell.

« ­Mes amis, leur dit-il, nous allons prendre ensemble une résolution
définitive sur ce qui nous reste à faire. Auparavant, je prierai
Johnson de me dire dans quelles circonstances cet acte de trahison qui
nous perd a été accompli.

--A quoi bon le savoir? répondit le docteur; le fait est certain, il
n'y faut plus penser.

--J'y pense, au contraire, répondit Hatteras. Mais, après le récit de
Johnson, je n'y penserai plus.

--Voici donc ce qui est arrivé, répondit le maître d'équipage. J'ai
tout fait pour empêcher ce crime....

--J'en suis sûr, Johnson, et j'ajouterai que les meneurs avaient
depuis longtemps l'idée d'en arriver là.

--C'est mon opinion, dit le docteur.

--C'est aussi la mienne, reprit Johnson; car presque aussitôt après
votre départ, capitaine, dès le lendemain, Shandon, aigri contre vous,
Shandon, devenu mauvais, et, d'ailleurs, soutenu par les autres, prit
le commandement du navire; je voulus résister, mais en vain. Depuis
lors, chacun fit à peu près à sa guise; Shandon laissait agir; il
voulait montrer à l'équipage que le temps des fatigues et des
privations était passé. Aussi, plus d'économie d'aucune sorte; on fit
grand feu dans le poêle; on brûlait à même le brick. Les provisions
furent mises à la discrétion des hommes, les liqueurs aussi, et, pour
des gens privés depuis longtemps de boissons spiritueuses, je vous
laisse à penser quel abus ils en firent! Ce fut ainsi depuis le 7
jusqu'au 15 janvier.

--Ainsi, dit Hatteras d'une voix grave, ce fut Shandon qui poussa
l'équipage à la révolte?

--Oui, capitaine.

--Qu'il ne soit plus jamais question de lui. Continuez, Johnson.

--Ce fut vers le 24 ou le 25 janvier que l'on forma le projet
d'abandonner le navire. On résolut de gagner la côte occidentale de la
mer de Baffin; de là, avec la chaloupe, on devait courir à la
recherche des baleiniers, ou même atteindre les établissements
groënlandais de la côte orientale. Les provisions étaient abondantes;
les malades, excités par l'espérance du retour, allaient mieux. On
commença donc les préparatifs du départ; un traîneau fut construit,
propre à transporter les vivres, le combustible et la chaloupe; les
hommes devaient s'y atteler. Cela prit jusqu'au 15 février. J'espérais
toujours vous voir arriver, capitaine, et cependant je craignais votre
présence; vous n'auriez rien obtenu de l'équipage, qui vous eût plutôt
massacré que de rester à bord. C'était comme une folie de liberté. Je
pris tous mes compagnons les uns après les autres; je leur parlai, je
les exhortai, je leur fis comprendre les dangers d'une pareille
expédition, en même temps que cette lâcheté de vous abandonner! Je ne
pus rien obtenir, même des meilleurs! Le départ fut fixé au 22
février. Shandon était impatient. On entassa sur le traîneau et dans
la chaloupe tout ce qu'ils purent contenir de provisions et de
liqueurs; on fit un chargement considérable de bois; déjà la muraille
de tribord était démolie jusqu'à sa ligne de flottaison. Enfin, le
dernier jour fut un jour d'orgie; on pilla, on saccagea, et ce fut au
milieu de leur ivresse que Pen et deux ou trois autres mirent le feu
au navire. Je me battis contre eux, je luttai; on me renversa, on me
frappa; puis ces misérables, Shandon en tête, prirent par l'est et
disparurent à mes regards! Je restai seul; que pouvais-je faire contre
cet incendie qui gagnait le navire tout entier? Le trou à feu était
obstrué par la glace; je n'avais pas une goutte d'eau. Le _Forward_,
pendant deux jours, se tordit dans les flammes, et vous savez le
reste. »

Ce récit terminé, un assez long silence régna dans la maison de glace;
ce sombre tableau de l'incendie du navire, la perte de ce brick si
précieux, se présentèrent plus vivement à l'esprit des naufragés; ils
se sentirent en présence de l'impossible; et l'impossible, c'était le
retour en Angleterre. Ils n'osaient se regarder, de crainte de
surprendre sur la figure de l'un d'eux les traces d'un désespoir
absolu. On entendait seulement la respiration pressée de l'Américain.

Enfin, Hatteras prit la parole.

« Johnson, dit-il, je vous remercie; vous avez tout fait pour sauver
mon navire; mais, seul, vous ne pouviez résister. Encore une fois, je
vous remercie, et ne parlons plus de cette catastrophe. Réunissons nos
efforts pour le salut commun. Nous sommes ici quatre compagnons,
quatre amis, et la vie de l'un vaut la vie de l'autre. Que chacun
donne donc son opinion sur ce qu'il convient de faire.

--Interrogez-nous, Hatteras, répondit le docteur; nous vous sommes
tout dévoués, nos paroles viendront du coeur. Et d'abord, avez-vous
une idée?

--Moi seul, je ne saurais en avoir, dit Hatteras avec tristesse. Mon
opinion pourrait paraître intéressée. Je veux donc connaître avant
tout votre avis.

--Capitaine, dit Johnson, avant de nous prononcer dans des
circonstances si graves, j'aurai une importante question à vous faire.

--Parlez, Johnson.

--Vous êtes allé hier relever notre position; eh bien, le champ de
glace a-t-il encore dérivé, ou se trouve-t-il à la même place?

--Il n'a pas bougé, répondit Hatteras. J'ai trouvé, comme avant notre
départ, quatre-vingts degrés quinze minutes pour la latitude, et
quatre-vingt-dix-sept degrés trente-cinq minutes pour la longitude.

--Et, dit Johnson, à quelle distance sommes-nous de la mer la plus
rapprochée dans l'ouest?

--A six cents milles environ[1], répondit Hatteras.

  [1]  Deux cent quarante-sept lieues environ.

--Et cette mer, c'est...?

--Le détroit de Smith.

--Celui-là même que nous n'avons pu franchir au mois d'avril dernier?

--Celui-là même.

--Bien, capitaine, notre situation est connue maintenant, et nous
pouvons prendre une résolution en connaissance de cause.

--Parlez donc», dit Hatteras, qui laissa sa tête retomber sur ses deux
mains.

Il pouvait écouter ainsi ses compagnons sans les regarder.

«Voyons, Bell, dit le docteur, quel est, suivant vous, le meilleur
parti à suivre?

--Il n'est pas nécessaire de réfléchir longtemps, répondit le
charpentier: il faut revenir, sans perdre ni un jour, ni une heure,
soit au sud, soit à l'ouest, et gagner la côte la plus prochaine...
quand nous devrions employer deux mois au voyage!

--Nous n'avons que pour trois semaines de vivres, répondit Hatteras
sans relever la tête.

--Eh bien, reprit Johnson, c'est en trois semaines qu'il faut faire ce
trajet, puisque là est notre seule chance de salut; dussions-nous, en
approchant de la côte, ramper sur nos genoux, il faut partir et
arriver en vingt-cinq jours.

--Cette partie du continent boréal n'est pas connue, répondit
Hatteras. Nous pouvons rencontrer des obstacles, des montagnes, des
glaciers qui barreront complètement notre route.

--Je ne vois pas là, répondit le docteur, une raison suffisante pour
ne pas tenter le voyage; nous souffrirons, et beaucoup, c'est évident;
nous devrons restreindre notre nourriture au strict nécessaire, à
moins que les hasards de la chasse...

--Il ne reste plus qu'une demi-livre de poudre, répondit Hatteras.

--Voyons, Hatteras, reprit le docteur, je connais toute la valeur de
vos objections, et je ne me berce pas d'un vain espoir. Mais je crois
lire dans votre pensée; avez-vous un projet praticable?

--Non, répondit le capitaine, après quelques instants d'hésitation.

--Vous ne doutez pas de notre courage, reprit le docteur; nous sommes
gens à vous suivre jusqu'au bout, vous le savez; mais ne faut-il pas
en ce moment abandonner toute espérance de nous élever au pôle? La
trahison a brisé vos plans; vous avez pu lutter contre les obstacles
de la nature et les renverser, non contre la perfidie et la faiblesse
des hommes; vous avez fait tout ce qu'il était humainement possible de
faire, et vous auriez réussi, j'en suis certain; mais dans la
situation actuelle, n'êtes-vous pas forcé de remettre vos projets, et
même, pour les reprendre un jour, ne chercherez-vous pas à regagner
l'Angleterre?

--Eh bien, capitaine!» demanda Johnson à Hatteras, qui resta longtemps
sans répondre.

Enfin, le capitaine releva la tête et dit d'une voix contrainte:

«Vous croyez-vous donc assurés d'atteindre la côte du détroit,
fatigués comme vous l'êtes, et presque sans nourriture?

--Non, répondit le docteur, mais à coup sûr la côte ne viendra pas à
nous; il faut l'aller chercher. Peut-être trouverons-nous plus au sud
des tribus d'Esquimaux avec lesquelles nous pourrons entrer facilement
en relation.

--D'ailleurs, reprit Johnson, ne peut-on rencontrer dans le détroit
quelque bâtiment forcé d'hiverner?

--Et au besoin, répondit le docteur, puisque le détroit est pris, ne
pouvons-nous en le traversant atteindre la côte occidentale du
Groenland, et de là, soit de la terre Prudhoë, soit du cap York,
gagner quelque établissement danois? Enfin, Hatteras, rien de tout
cela ne se trouve sur ce champ de glace! La route de l'Angleterre est
là-bas, au sud, et non ici, au nord!

--Oui, dit Bell, M. Clawbonny a raison, il faut partir, et partir sans
retard. Jusqu'ici, nous avons trop oublié notre pays et ceux qui nous
sont chers!

--C'est votre avis, Johnson! demanda encore une fois Hatteras.

--Oui, capitaine.

--Et le vôtre, docteur?

--Oui, Hatteras.»

Hatteras restait encore silencieux; sa figure, malgré lui,
reproduisait toutes ses agitations intérieures. Avec la décision qu'il
allait prendre se jouait le sort de sa vie entière; s'il revenait sur
ses pas, c'en était fait à jamais de ses hardis desseins; il ne
fallait plus espérer renouveler une quatrième tentative de ce genre.

Le docteur, voyant que le capitaine se taisait, reprit la parole:

«J'ajouterai, Hatteras, dit-il, que nous ne devons pas perdre un
instant; il faut charger le traîneau de toutes nos provisions, et
emporter le plus de bois possible. Une route de six cents milles dans
ces conditions est longue, j'en conviens, mais non infranchissable;
nous pouvons, ou plutôt, nous devrons faire vingt milles[1] par jour,
ce qui en un mois nous permettra d'atteindre la côte, c'est-à-dire
vers le 25 mars...

  [1]  Environ huit lieues.

--Mais, dit Hatteras, ne peut-on attendre quelques jours?

--Qu'espérez-vous? répondit Johnson.

--Que sais-je? Qui peut prévoir l'avenir? Quelques jours encore! C'est
d'ailleurs à peine de quoi réparer vos forces épuisées! Vous n'aurez
pas fourni deux étapes, que vous tomberez de fatigue, sans une maison
de neige pour vous abriter!

--Mais une mort horrible nous attend ici! s'écria Bell.

--Mes amis, reprit Hatteras d'une voix presque suppliante, vous vous
désespérez avant l'heure! Je vous proposerais de chercher au nord la
route du salut, que vous refuseriez de me suivre! Et pourtant,
n'existe-t-il pas près du pôle des tribus d'Esquimaux comme au détroit
de Smith? Cette mer libre, dont l'existence est pourtant certaine,
doit baigner des continents. La nature est logique en tout ce qu'elle
fait. Eh bien, on doit croire que la végétation reprend son empire là
où cessent les grands froids. N'est-ce pas une terre promise qui nous
attend au nord, et que vous voulez fuir sans retour?»

Hatteras s'animait en parlant; son esprit surexcité évoquait les
tableaux enchanteurs de ces contrées d'une existence si problématique.

«Encore un jour, répétait-il, encore une heure!»

Le docteur Clawbonny, avec son caractère aventureux et son ardente
imagination, se sentait émouvoir peu à peu; il allait céder; mais
Johnson, plus sage et plus froid, le rappela à la raison et au devoir.

«Allons. Bell, dit-il, au traîneau!

--Allons!» répondit Bell.

Les deux marins se dirigèrent vers l'ouverture de la maison de neige.

«Oh! Johnson! vous! vous! s'écria Hatteras. Eh bien! partez, je
resterai! je resterai!

--Capitaine! fit Johnson, s'arrêtant malgré lui.

--Je resterai, vous dis-je! Partez! abandonnez-moi comme les autres!
Partez... Viens, Duk, nous resterons tous les deux!»

Le brave chien se rangea près de son maître en aboyant. Johnson
regarda le docteur. Celui-ci ne savait que faire; le meilleur parti
était de calmer Hatteras et de sacrifier un jour à ses idées. Le
docteur allait s'y résoudre, quand il se sentit toucher le bras.

Il se retourna. L'Américain venait de quitter ses couvertures; il
rampa sur le sol; il se redressa enfin sur ses genoux, et de ses
lèvres malades il fit entendre des sons inarticulés.

Le docteur, étonné, presque effrayé, le regardait en silence.
Hatteras, lui, s'approcha de l'Américain et l'examina attentivement.
Il essayait de surprendre des paroles que le malheureux ne pouvait
prononcer. Enfin, après cinq minutes d'efforts, celui-ci fit entendre
ce mot: «_Porpoise_.

--Le _Porpoise_!» s'écria le capitaine.

L'Américain fit un signe affirmatif.

«Dans ces mers?» demanda Hatteras, le coeur palpitant.

Même signe du malade.

«Au nord?

--Oui! fit l'infortuné.

--Et vous savez sa position?

--Oui!

--Exacte?

--Oui!» dit encore Altamont.

Il se fit un moment de silence. Les spectateurs de cette scène
imprévue étaient palpitants.

«Écoutez bien, dit enfin Hatteras au malade; il nous faut connaître la
situation de ce navire! Je vais compter les degrés à voix haute, vous
m'arrêterez par un signe.»

	 L'Américain remua la tête en signe d'acquiescement.

 «Voyons, dit Hatteras, il s'agit des degrés de longitude.--Cent cinq?
Non.--Cent six? Cent sept? Cent huit?--C'est bien à l'ouest?

--Oui, fit l'Américain.

--Continuons.--Cent neuf? Cent dix? Cent douze? Cent quatorze? Cent
seize? Cent dix-huit? Cent dix-neuf? Cent vingt...?

--Oui, répondit Altamont.

--Cent vingt degrés de longitude? fit Hatteras. Et combien de minutes?
--Je compte...»

Hatteras commença au numéro un. Au nombre quinze, Altamont lui fit
signe de s'arrêter.

«Bon! dit Hatteras.--Passons à la latitude. Vous
m'entendez?--Quatre-vingts? Quatre-vingt-un? Quatre-vingt-deux?
Quatre-vingt-trois?»

L'Américain l'arrêta du geste.

«Bien!--Et les minutes? Cinq? Dix? Quinze? Vingt? Vingt-cinq? Trente?
Trente-cinq?»

Nouveau signe d'Altamont, qui sourit faiblement.

«Ainsi, reprit Hatteras d'une voix grave, le _Porpoise_ se trouve par
cent vingt degrés et quinze minutes de longitude, et quatre-vingt-trois
degrés et trente-cinq minutes de latitude?

--Oui!» fit une dernière fois l'Américain en retombant sans mouvement
dans les bras du docteur?

Cet effort l'avait brisé.

«Mes amis, s'écria Hatteras, vous voyez bien que le salut est au nord,
toujours au nord! Nous serons sauvés!»

Mais, après ces premières paroles de joie, Hatteras parut subitement
frappé d'une idée terrible. Sa figure s'altéra, et il se sentit mordre
au coeur par le serpent de la jalousie.

Un autre, un Américain, l'avait dépassé de trois degrés sur la route
du pôle! Pourquoi? Dans quel but?




CHAPITRE III

DIX-SEPT JOURS DE MARCHE


Cet incident nouveau, ces premières paroles prononcées par Altamont,
avaient complètement changé la situation des naufragés; auparavant,
ils se trouvaient hors de tout secours possible, sans espoir sérieux
de gagner la mer de Baffin, menacés de manquer de vivres pendant une
route trop longue pour leurs corps fatigués, et maintenant, à moins de
quatre cents milles[1] de leur maison de neige, un navire existait qui
leur offrait de vastes ressources, et peut-être les moyens de
continuer leur audacieuse marche vers le pôle. Hatteras, le docteur,
Johnson, Bell se reprirent à espérer, après avoir été si près du
désespoir; ce fut de la joie, presque du délire.

  [1]  Cent soixante lieues.

Mais les renseignements d'Altamont étaient encore incomplets, et après
quelques minutes de repos, le docteur reprit avec lui cette précieuse
conversation; il lui présenta ses questions sous une forme qui ne
demandait pour toute réponse qu'un simple signe de tête, ou un
mouvement des yeux.

Bientôt il sut que le _Porpoise_ était un trois-mâts américain, de New
York, naufragé au milieu des glaces, avec des vivres et des
combustibles en grande quantité; quoique couché sur le flanc, il
devait avoir résisté, et il serait possible de sauver sa cargaison.

Altamont et son équipage l'avaient abandonné depuis deux mois,
emmenant la chaloupe sur un traîneau; ils voulaient gagner le détroit
de Smith, atteindre quelque baleinier, et se faire rapatrier en
Amérique; mais peu à peu les fatigues, les maladies frappèrent ces
infortunés, et ils tombèrent un à un sur la route. Enfin, le capitaine
et deux matelots restèrent seuls d'un équipage de trente hommes, et si
lui, Altamont, survivait, c'était véritablement par un miracle de la
Providence.

Hatteras voulut savoir de l'Américain pourquoi le _Porpoise_ se
trouvait engagé sous une latitude aussi élevée.

Altamont fit comprendre qu'il avait été entraîné par les glaces sans
pouvoir leur résister.

Hatteras, anxieux, l'interrogea sur le but de son voyage.

Altamont prétendit avoir tenté de franchir le passage du nord-ouest.

Hatteras n'insista pas davantage, et ne posa plus aucune question de
ce genre.

Le docteur prit alors la parole:

«Maintenant, dit-il, tous nos efforts doivent tendre à retrouver le
_Porpoise_; au lieu de nous aventurer vers la mer de Baffin, nous
pouvons gagner par une route moins longue d'un tiers un navire qui
nous offrira toutes les ressources nécessaires à un hivernage.

--Il n'y a pas d'autre parti à prendre, répondit Bell.

--J'ajouterai, dit le maître d'équipage, que nous ne devons pas perdre
un instant; il faut calculer la durée de notre voyage sur la durée de
nos provisions, contrairement à ce qui se fait généralement, et nous
mettre en route au plus tôt.

--Vous avez raison, Johnson, répondit le docteur; en partant demain,
mardi 26 février, nous devons arriver le 15 mars au _Porpoise_, sous
peine de mourir de faim. Qu'en pensez-vous, Hatteras?

--Faisons nos préparatifs immédiatement, dit le capitaine, et partons.
Peut-être la route sera-t-elle plus longue que nous ne le supposons.

--Pourquoi cela? répliqua le docteur. Cet homme paraît être certain de
la situation de son navire.

--Mais, répondit Hatteras, si le _Porpoise_ a dérivé sur son champ de
glace, comme a fait le _Forward_?

--En effet, dit le docteur, cela a pu arriver!»

Johnson et Bell ne répliquèrent rien à la possibilité d'une dérive,
dont eux-mêmes ils avaient été victimes.

Mais Altamont, attentif à cette conversation, fit comprendre au
docteur qu'il voulait parler. Celui-ci se rendit au désir de
l'Américain, et après un grand quart d'heure de circonlocutions et
d'hésitations, il acquit cette certitude que le _Porpoise_, échoué
près d'une côte, ne pouvait pas avoir quitté son lit de rochers.

Cette nouvelle rendit la tranquillité aux quatre Anglais; cependant
elle leur enlevait tout espoir de revenir en Europe, à moins que Bell
ne parvînt à construire un petit navire avec les morceaux du
_Porpoise_. Quoi qu'il en soit, le plus pressé était de se rendre sur
le lieu même du naufrage.

Le docteur fit encore une dernière question à l'Américain: celui-ci
avait-il rencontré la mer libre sous cette latitude de quatre-vingt-trois
degrés?

«Non», répondit Altamont.

La conversation en resta là. Aussitôt les préparatifs de départ furent
commencés; Bell et Johnson s'occupèrent d'abord du traîneau; il avait
besoin d'une réparation complète; le bois ne manquant pas, ses
montants furent établis d'une façon plus solide; on profitait de
l'expérience acquise pendant l'excursion au sud; on savait le côté
faible de ce mode de transport, et comme il fallait compter sur des
neiges abondantes et épaisses, les châssis de glissage furent
rehaussés.

A l'intérieur, Bell disposa une sorte de couchette recouverte par la
toile de la tente et destinée à l'Américain; les provisions,
malheureusement peu considérables, ne devaient pas accroître beaucoup
le poids du traîneau; mais en revanche, on compléta la charge avec
tout le bois que l'on put emporter.

Le docteur, en arrangeant les provisions, les inventoria avec la plus
scrupuleuse exactitude; de ses calculs il résulta que chaque voyageur
devait se réduire à trois quarts de ration pour un voyage de trois
semaines. On réserva ration entière aux quatre chiens d'attelage. Si
Duk tirait avec eux, il aurait droit à sa ration complète.

Ces préparatifs furent interrompus par le besoin de sommeil et de
repos qui se fit impérieusement sentir dés sept heures du soir; mais,
avant de se coucher, les naufragés se réunirent autour du poêle, dans
lequel on n'épargna pas le combustible; les pauvres gens se donnaient
un luxe de chaleur auquel ils n'étaient plus habitués depuis
longtemps; du pemmican, quelques biscuits et plusieurs tasses de café
ne tardèrent pas à les mettre en belle humeur, de compte à demi avec
l'espérance qui leur revenait si vite et de si loin.

A sept heures du matin, les travaux furent repris, et se trouvèrent
entièrement terminés vers les trois heures du soir.

L'obscurité se taisait déjà; le soleil avait reparu au-dessus de
l'horizon depuis le 31 janvier, mais il ne donnait encore qu'une
lumière faible et courte; heureusement, la lune devait se lever à six
heures et demie, et, par ce ciel pur, ses rayons suffiraient à
éclairer la route. La température, qui s'abaissait sensiblement depuis
quelques jours, atteignit enfin trente-trois degrés au-dessous de zéro
(--37° centigrades).

Le moment du départ arriva. Altamont accueillit avec joie l'idée de se
mettre en route, bien que les cahots dussent accroître ses
souffrances; il avait fait comprendre au docteur que celui-ci
trouverait à bord du _Porpoise_ les antiscorbutiques si nécessaires à
sa guérison.

On le transporta donc sur le traîneau; il y fut installé aussi
commodément que possible; les chiens, y compris Duk, furent attelés;
les voyageurs jetèrent alors un dernier regard sur ce lit de glace, où
fut le _Forward_. Les traits d'Hatteras parurent empreints un instant
d'une violente pensée de colère, mais il redevint maître de lui-même,
et la petite troupe, par un temps très sec, s'enfonça dans la brume du
nord-nord-ouest.

Chacun reprit sa place accoutumée, Bell en tête, indiquant la route,
le docteur et le maître d'équipage aux côtés du traîneau, veillant et
poussant au besoin, Hatteras à l'arrière, rectifiant la route et
maintenant l'équipage dans la ligne de Bell.

La marche fut assez rapide; par cette température très basse, la glace
offrait une dureté et un poli favorables au glissage; les cinq chiens
enlevaient facilement cette charge, qui ne dépassait pas neuf cents
livres. Cependant hommes et bêtes s'essoufflaient rapidement et durent
s'arrêter souvent pour reprendre haleine.

Vers les sept heures du soir, la lune dégagea son disque rougeâtre des
brumes de l'horizon. Ses calmes rayons se firent jour à travers
l'atmosphère et jetèrent quelque éclat que les glaces réfléchirent
avec pureté; l'ice-field présentait vers le nord-ouest une immense
plaine blanche d'une horizontalité parfaite. Pas un pack, pas un
hummock. Cette partie de la mer semblait s'être glacée tranquillement
comme un lac paisible.

C'était un immense désert, plat et monotone.

Telle est l'impression que ce spectacle fit naître dans l'esprit du
docteur, et il la communiqua à son compagnon.

« Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répondit Johnson; c'est un
désert, mais nous n'avons pas la crainte d'y mourir de soif!

--Avantage évident, reprit le docteur; cependant cette immensité me
prouve une chose: c'est que nous devons être fort éloignés de toute
terre; en général, l'approche des côtes est signalée par une multitude
de montagnes de glaces, et pas un iceberg n'est visible autour de
nous.

--L'horizon est fort restreint par la brume, répondit Johnson.

--Sans doute, mais depuis notre départ nous avons foulé un champ plat
qui menace de ne pas finir.

--Savez-vous, monsieur Clawbonny, que c'est une dangereuse promenade
que la nôtre? On s'y habitue, on n'y pense pas, mais enfin, cette
surface glacée sur laquelle nous marchons ainsi recouvre des gouffres
sans fond!

--Vous avez raison, mon ami, mais nous n'avons pas à craindre d'être
engloutis; la résistance de cette blanche écorce par ces froids de
trente-trois degrés est considérable! Remarquez qu'elle tend de plus
en plus à s'accroître, car, sous ces latitudes, la neige tombe neuf
jours sur dix, même en avril, même en mai, même en juin, et j'estime
que sa plus forte épaisseur ne doit pas être éloignée de mesurer
trente ou quarante pieds.

--Cela est rassurant, répondit Johnson.

--En effet, nous ne sommes pas comme ces patineurs de la
Serpentine-river[1] qui craignent à chaque instant de sentir le sol
fragile manquer sous leurs pas: nous n'avons pas un pareil danger à
redouter.

  [1]  Rivière de Hvde-Park, à Londres.

--Connaît-on la force de résistance de la glace? demanda le vieux
marin, toujours avide de s'instruire dans la compagnie du docteur.

--Parfaitement, répondit ce dernier; qu'ignore-t-on maintenant de ce
qui peut se mesurer dans le monde, sauf l'ambition humaine! N'est-ce
pas elle, en effet, qui nous précipite vers ce pôle boréal que l'homme
veut enfin connaître? Mais, pour en revenir à votre question, voici ce
que je puis vous répondre. A l'épaisseur de deux pouces, la glace
supporte un homme; à l'épaisseur de trois pouces et demi, un cheval et
son cavalier; à cinq pouces, une pièce de huit; à huit pouces, de
l'artillerie de campagne tout attelée, et enfin, à dix pouces, une
armée, une foule innombrable! Où nous marchons en ce moment, on
bâtirait la douane de Liverpool ou le palais du parlement de Londres.

--On a de la peine à concevoir une pareille résistance, dit Johnson;
mais tout à l'heure, monsieur Clawbonny, vous parliez de la neige qui
tombe neuf jours sur dix en moyenne dans ces contrées; c'est un fait
évident; aussi je ne le conteste pas; mais d'où vient toute cette
neige, car, les mers étant prises, je ne vois pas trop comment elles
peuvent donner naissance à cette immense quantité de vapeur qui forme
les nuages.

--Votre observation est juste, Johnson: aussi, suivant moi, la plus
grande partie de la neige ou de la pluie que nous recevons dans ces
régions polaires est faite de l'eau des mers des zones tempérées; il y
a tel flocon qui, simple goutte d'eau d'un fleuve de l'Europe, s'est
élevé dans l'air sous forme de vapeur, s'est formé en nuage, et est
enfin venu se condenser jusqu'ici: il n'est donc pas impossible qu'en
la buvant, cette neige, nous nous désaltérions aux fleuves mêmes de
notre pays.

--C'est toujours cela », répondit le maître d'équipage.

En ce moment, la voix d'Hatteras, rectifiant les erreurs de la route,
se fit entendre et interrompit la conversation. La brume s'épaisissait
et rendait la ligne droite difficile à garder.

Enfin la petite troupe s'arrêta vers les huit heures du soir, après
avoir franchi quinze milles; le temps se maintenait au sec; la tente
fut dressée; on alluma le poêle; on soupa, et la nuit se passa
paisiblement.

Hatteras et ses compagnons étaient réellement favorisés par le temps.
Leur voyage se fit sans difficultés pendant les jours suivants,
quoique le froid devînt extrêmement violent et que le mercure demeurât
gelé dans le thermomètre. Si le vent s'en fût mêlé, pas un des
voyageurs n'eût pu supporter une semblable température. Le docteur
constata dans cette occasion la justesse des observations de Parry,
pendant son excursion à l'île Melville. Ce célèbre marin rapporte
qu'un homme convenablement vêtu peut se promener impunément à l'air
libre par les grands froids, pourvu que l'atmosphère soit tranquille;
mais, dès que le plus léger vent vient à souffler, on éprouve à la
figure une douleur cuisante et un mal de tête d'une violence extrême
qui bientôt est suivi de mort. Le docteur ne laissait donc pas d'être
inquiet, car un simple coup de vent les eût tous glacés jusqu'à la
moelle des os.

Le 5 mars, il fut témoin d'un phénomène particulier à cette latitude:
le ciel étant parfaitement serein et brillant d'étoiles, une neige
épaisse vint à tomber sans qu'il y eût apparence de nuage; les
constellations resplendissaient à travers les flocons qui s'abattaient
sur le champ de glace avec une élégante régularité. Cette neige dura
deux heures environ, et s'arrêta sans que le docteur eût trouvé une
explication suffisante de sa chute.

Le dernier quartier de la lune s'était alors évanoui; l'obscurité
restait profonde pendant dix-sept heures sur vingt-quatre; les
voyageurs durent se lier entre eux au moyen d'une longue corde, afin
de ne pas se séparer les uns des autres; la rectitude de la route
devenait presque impossible à garder.

Cependant, ces hommes courageux, quoique soutenus par une volonté de
fer, commençaient à se fatiguer; les haltes devenaient plus
fréquentes, et pourtant il ne fallait pas perdre une heure, car les
provisions diminuaient sensiblement.

Hatteras relevait souvent la position à l'aide d'observations lunaires
et stellaires. En voyant les jours se succéder et le but du voyage
fuir indéfiniment, il se demandait parfois si le _Porpoise_ existait
réellement, si cet Américain n'avait pas le cerveau dérangé par les
souffrances, ou même si, par haine des Anglais, et se voyant perdu
sans ressource, il ne voulait pas les entraîner avec lui à une mort
certaine.

Il communiqua ses suppositions au docteur; celui-ci les rejeta
absolument, mais il comprit qu'une fâcheuse rivalité existait déjà
entre le capitaine anglais et le capitaine américain.

« Ce seront deux hommes difficiles à maintenir en bonne relation », se
dit-il.

Le 14 mars, après seize jours de marche, les voyageurs ne se
trouvaient encore qu'au quatre-vingt-deuxième degré de latitude; leurs
forces étaient épuisées, et ils étaient encore à cent milles du
navire; pour surcroît de souffrances, il fallut réduire les hommes au
quart de ration, pour conserver aux chiens leur ration entière.

On ne pouvait malheureusement pas compter sur les ressources de la
chasse, car il ne restait plus alors que sept charges de poudre et six
balles; en vain avait-on tiré sur quelques lièvres blancs et des
renards, très rares d'ailleurs: aucun d'eux ne fut atteint.

Cependant, le vendredi 13, le docteur fut assez heureux pour
surprendre un phoque étendu sur la glace; il le blessa de plusieurs
balles; l'animal, ne pouvant s'échapper par son trou déjà fermé, fut
bientôt pris et assommé: il était de forte taille; Johnson le dépeça
adroitement, mais l'extrême maigreur de cet amphibie offrit peu de
profit à des gens qui ne pouvaient se résoudre à boire son huile, à la
manière des Esquimaux.

Cependant, le docteur essava courageusement d'absorber cette visqueuse
liqueur: malgré sa bonne volonté, il ne put y parvenir. Il conserva la
peau de l'animal, sans trop savoir pourquoi, par instinct de chasseur,
et la chargea sur le traîneau.

Le lendemain, 16, on aperçut quelques icebergs et des monticules de
glace à l'horizon. Était-ce l'indice d'une côte prochaine, ou
seulement un bouleversement de l'ice-field? Il était difficile de
savoir à quoi s'en tenir.

Arrivés à l'un de ces hummocks, les voyageurs en profitèrent pour s'y
creuser une retraite plus confortable que la tente, à l'aide du
couteau à neige[1], et, après trois heures d'un travail opiniâtre, ils
purent s'étendre enfin autour du poêle allumé.

  [1]  Large coutelas disposé pour tailler les blocs de glace.




CHAPITRE IV

LA DERNIÈRE CHARGE DE POUDRE


Johnson avait dû donner asile dans la maison de glace aux chiens
harassés de fatigue: lorsque la neige tombe abondamment, elle peut
servir de couverture aux animaux, dont elle conserve la chaleur
naturelle. Mais, à l'air, par ces froids secs de quarante degrés, les
pauvres bêtes eussent été gelées en peu de temps.

Johnson, qui faisait un excellent dog driver[1], essaya de nourrir
ses chiens avec cette viande noirâtre du phoque que les voyageurs ne
pouvaient absorber, et, à son grand étonnement, l'attelage s'en fit un
véritable régal; le vieux marin, tout joyeux, apprit cette
particularité au docteur.

  [1]  Dresseur de chiens.

Celui-ci n'en fut aucunement surpris; il savait que dans le nord de
l'Amérique les chevaux font du poisson leur principale nourriture, et
de ce qui suffisait à un cheval herbivore, un chien omnivore pouvait
se contenter à plus forte raison.

Avant de s'endormir, bien que le sommeil devînt une impérieuse
nécessité pour des gens qui s'étaient traînés pendant quinze milles
sur les glaces, le docteur voulut entretenir ses compagnons de la
situation actuelle, sans en atténuer la gravité.

«Nous ne sommes encore qu'au quatre-vingt-deuxième parallèle, dit-il,
et les vivres menacent déjà de nous manquer!

--C'est une raison pour ne pas perdre un instant, répondit Hatteras!
Il faut marcher! les plus forts traîneront les plus faibles.

--Trouverons-nous seulement un navire à l'endroit indiqué? répondit
Bell, que les fatigues de la route abattaient malgré lui.

--Pourquoi en douter? répondit Johnson; le salut de l'Américain répond
du nôtre.»

Le docteur, pour plus de sûreté, voulut encore interroger de nouveau
Altamont. Celui-ci parlait assez facilement, quoique d'une voix
faible; il confirma tous les détails précédemment donnés; il répéta
que le navire, échoué sur des roches de granit, n'avait pu bouger, et
qu'il se trouvait par 126° 15' de longitude et 83° 35' de latitude.

«Nous ne pouvons douter de cette affirmation, reprit alors le docteur;
la difficulté n'est pas de trouver le _Porpoise,_ mais d'y arriver.

--Que reste-t-il de nourriture? demanda Hatteras.

--De quoi vivre pendant trois jours au plus, répondit le docteur.

--Eh bien, il faut arriver en trois jours! dit énergiquement le
capitaine.

--Il le faut, en effet, reprit le docteur, et si nous réussissons,
nous ne devrons pas nous plaindre, car nous aurons été favorisés par
un temps exceptionnel. La neige nous a laissé quinze jours de répit,
et le traîneau a pu glisser facilement sur la glace durcie. Ah! que ne
porte-t-il deux cents livres d'aliments! nos braves chiens auraient eu
facilement raison de cette charge! Enfin, puisqu'il en est autrement,
nous n'y pouvons rien.

--Avec un peu de chance et d'adresse, répondit Johnson, ne pourrait-on
pas utiliser les quelques charges de poudre qui restent? Si un ours
tombait en notre pouvoir, nous serions approvisionnés de nourriture
pour le reste du voyage.

--Sans doute, répliqua le docteur, mais ces animaux sont rares et
fuyards; et puis, il suffit de songer à l'importance du coup de fusil
pour que l'oeil se trouble et que la main tremble.

--Vous êtes pourtant un habile tireur, dit Bell.

--Oui, quand le dîner de quatre personnes ne dépend pas de mon
adresse; cependant, vienne l'occasion, je ferai de mon mieux. En
attendant, mes amis, contentons-nous de ce maigre souper de miettes de
pemmican, tâchons de dormir, et dès le matin nous reprendrons notre
route.»

Quelques instants plus tard, l'excès de la fatigue l'emportant sur
toute autre considération, chacun dormait d'un sommeil assez profond.

Le samedi, de bonne heure, Johnson réveilla ses compagnons; les chiens
furent attelés au traîneau, et celui-ci reprit sa marche vers le nord.

Le ciel était magnifique, l'atmosphère d'une extrême pureté, la
température très basse; quand le soleil parut au-dessus de l'horizon,
il avait la forme d'une ellipse allongée; son diamètre horizontal, par
suite de la réfraction, semblait être double de son diamètre vertical;
il lança son faisceau de rayons clairs, mais froids, sur l'immense
plaine glacée. Ce retour à la lumière, sinon à la chaleur, faisait
plaisir.

Le docteur, son fusil à la main, s'écarta d'un mille ou deux, bravant
le froid et la solitude; avant de s'éloigner, il avait mesuré
exactement ses munitions; il lui restait quatre charges de poudre
seulement et trois balles, pas davantage. C'était peu, quand on
considère qu'un animal fort et vivace comme l'ours polaire ne tombe
souvent qu'au dixième ou au douzième coup de fusil.

Aussi l'ambition du brave docteur n'allait-elle pas jusqu'à rechercher
un si terrible gibier; quelques lièvres, deux ou trois renards eussent
fait son atlaire et produit un surcroît de provisions 1res suffisant.

Mais pendant cette journée, s'il aperçut un de ces animaux, ou il ne
put pas l'approcher, ou, trompé par la réfraction, il perdit son coup
de fusil. Cette journée lui coûta inutilement une charge de poudre et
une balle.

Ses compagnons, qui avaient tressailli d'espoir à la détonation de son
arme, le virent revenir la tête basse. Ils ne dirent rien. Le soir, on
se coucha comme d'habitude, après avoir mis de côté les deux quarts de
ration réservés pour les deux jours suivants.

Le lendemain, la route parut être de plus en plus pénible. On ne
marchait pas on se traînait; les chiens avaient dévoré jusqu'aux
entrailles du phoque, et ils commençaient à ronger leurs courroies.

Quelques renards passèrent au large du traîneau, et le docteur, ayant
encore perdu un coup de fusil en les poursuivant, n'osa plus risquer
sa dernière balle et son avant-dernière charge de poudre.

Le soir, on fit halte de meilleure heure; les voyageurs ne pouvaient
plus mettre un pied devant l'autre, et, quoique la route fût éclairée
par une magnifique aurore boréale, ils durent s'arrêter.

Ce dernier repas, pris le dimanche soir, sous la tente glacée, fut
bien triste. Si le Ciel ne venait pas au secours de ces infortunés,
ils étaient perdus.

Hatteras ne parlait pas, Bell ne pensait plus, Johnson réfléchissait
sans mot dire, mais le docteur ne se désespérait pas encore.

Johnson eût l'idée de creuser quelques trappes pendant la nuit;
n'ayant pas d'appât à y mettre, il comptait peu sur le succès de son
invention, et il avait raison, car le matin, en allant reconnaître ses
trappes, il vit bien des traces de renards, mais pas un de ces animaux
ne s'était laissé prendre au piège.

Il revenait donc fort désappointé, quand il aperçut un ours de taille
colossale qui flairait les émanations du traîneau à moins de cinquante
toises. Le vieux marin eut l'idée que la Providence lui adressait cet
animal inattendu pour le tuer; sans réveiller ses compagnons, il
s'élança sur le fusil du docteur et gagna du côté de l'ours.

Arrivé à bonne distance, il le mit en joue; mais, au moment de presser
la détente, il sentit son bras trembler; ses gros gants de peau le
gênaient. Il les ôta rapidement et saisit son fusil d'une main plus
assurée.

Soudain, un cri de douleur lui échappa. La peau de ses doigts, brûlée
par le froid du canon, y restait adhérente, tandis que l'arme tombait
à terre et partait au choc, en lançant sa dernière balle dans
l'espace.

Au bruit de la détonation, le docteur accourut; il comprit tout. Il
vit l'animal s'enfuir tranquillement; Johnson se désespérait et ne
pensait plus à ses souffrances.

«Je suis une véritable femmelette! s'écriait-il, un enfant qui ne sait
pas supporter une douleur! Moi! moi! à mon âge!

Voyons, rentrez, Johnson, lui dit le docteur, vous allez vous faire
geler; tenez, vos mains sont déjà blanches; venez! venez!

--Je suis indigne de vos soins, monsieur Clawbonny! répondait le
maître d'équipage. Laissez-moi!

--Mais venez donc, entêté! venez donc! il sera bientôt trop tard!»

Et le docteur, entraînant le vieux marin sous la tente lui fit mettre
les deux mains dans une jatte d'eau que la chaleur du poêle avait
maintenue liquide, quoique froide; mais à peine les mains de Johnson y
furent-elles plongées que l'eau se congela immédiatement à leur
contact.

«Vous le voyez, dit le docteur, il était temps de rentrer, sans quoi
j'aurais été obligé d'en venir à l'amputation.»

Grâce à ses soins, tout danger disparut au bout d'une heure, mais non
sans peine, et il fallut des frictions réitérées pour rappeler la
circulation du sang dans les doigts du vieux marin. Le docteur lui
recommanda surtout d'éloigner ses mains du poêle, dont la chaleur eût
amené de graves accidents.

Ce matin-là, on dut se priver de déjeuner; du pemmican, de la viande
salée, il ne restait rien. Pas une miette de biscuit; à peine une
demi-livre de café; il fallut se contenter de cette boisson brûlante,
et on se remit en marche.

«Plus de ressources! dit Bell à Johnson, avec un indicible accent de
désespoir.

--Ayons confiance en Dieu, dit le vieux marin; il est tout-puissant
pour nous sauver!

--Ah! ce capitaine Hatteras! reprit Bell, il a pu revenir de ses
premières expéditions, l'insensé! mais de celle-ci il ne reviendra
jamais, et nous ne reverrons plus notre pays!

--Courage, Bell! J'avoue que le capitaine est un homme audacieux, mais
auprès de lui il se rencontre un autre homme habile en expédients.

--Le docteur Clawbonny? dit Bell.

--Lui-même! répondit Johnson.

--Que peut-il dans une situation pareille? répliqua Bell en haussant
les épaules. Changera-t-il ces glaçons en morceaux de viande? Est-ce
un dieu, pour faire des miracles?

--Qui sait! répondit le maître d'équipage aux doutes de son compagnon.
J'ai confiance en lui.»

Bell hocha la tête et retomba dans ce mutisme complet pendant lequel
il ne pensait même plus.

Cette journée fut de trois milles à peine: le soir, on ne mangea pas;
les chiens menaçaient de se dévorer entre eux: les hommes ressentaient
avec violence les douleurs de la faim.

On ne vit pas un seul animal. D'ailleurs, à quoi bon? on ne pouvait
chasser au couteau. Seulement Johnson crut reconnaître, à un mille
sous le vent, l'ours gigantesque qui suivait la malheureuse troupe.

«Il nous guette! pensa-t-il: il voit en nous une proie assurée!»

Mais Johnson ne dit rien à ses compagnons: le soir, on lit la halte
habituelle, et le souper ne se composa que de café. Les infortunés
sentaient leurs veux devenir hagards, leur cerveau se prendre, et,
torturés par la faim, ils ne pouvaient trouver une heure de sommeil;
des rêves étranges et des plus douloureux s'emparaient de leur esprit.

Sous une latitude où le corps demande impérieusement à se réconforter,
les malheureux n'avaient pas mangé depuis trente-six heures, quand le
matin du mardi arriva. Cependant, animés par un courage, une volonté
surhumaine, ils reprirent leur route, poussant le traîneau que les
chiens ne pouvaient tirer.

Au bout de deux heures, ils tombèrent épuisés.

Hatteras voulait aller plus loin encore. Lui, toujours énergique, il
employa les supplications, les prières, pour décider ses compagnons à
se relever: c'était demander l'impossible!

Alors, aidé de Johnson, il tailla une maison de glace dans un iceberg.
Ces deux hommes, travaillant ainsi, avaient l'air de creuser leur
tombe.

«Je veux bien mourir de faim, disait Hatteras, mais non de froid.»

Après de cruelles fatigues, la maison fut prête, et toute la troupe
s'y blottit.

Ainsi se passa la journée. Le soir, pendant que ses compagnons
demeuraient sans mouvement, Johnson eut une sorte d'hallucination; il
rêva d'ours gigantesque.

Ce mot, souvent répété par lui, attira l'attention du docteur, qui,
tiré de son engourdissement, demanda au vieux marin pourquoi il
parlait d'ours, et de quel ours il s'agissait.

«L'ours qui nous suit, répondit Johnson.

--L'ours qui nous suit? répéta le docteur.

--Oui, depuis deux jours!

--Depuis deux jours! Vous l'avez vu?

--Oui, il se tient à un mille sous le vent.

--Et vous ne m'avez pas prévenu, Johnson?

--A quoi bon?

--C'est juste, fit le docteur; nous n'avons pas une seule balle à lui
envoyer.

--Ni même un lingot, un morceau de fer, un clou quelconque!» répondit
le vieux marin.

Le docteur se tut et se prit à réfléchir. Bientôt il dit au maître
d'équipage:

«Vous êtes certain que cet animal nous suit?

--Oui, monsieur Clawbonny. il compte sur un repas de chair humaine! il
sait que nous ne pouvons pas lui échapper!

--Johnson! fit le docteur, ému de l'accent désespéré de son compagnon.

--Sa nourriture est assurée, à lui! répliqua le malheureux, que le
délire prenait; il doit être affamé, et je ne sais pas pourquoi nous
le faisons attendre!

--Johnson, calmez-vous!

--Non, monsieur Clawbonny; puisque nous devons y passer, pourquoi
prolonger les souffrances de cet animal? Il a faim comme nous; il n'a
pas de phoque à dévorer! Le Ciel lui envoie des hommes! eh bien, tant
mieux pour lui!»

Le vieux Johnson devenait fou; il voulait quitter la maison de glace.
Le docteur eut beaucoup de peine à le contenir, et, s'il y parvint, ce
fut moins par la force que parce qu'il prononça les paroles suivantes
avec un accent de profonde conviction:

«Demain, dit-il, je tuerai cet ours!

--Demain! fit Johnson, qui semblait sortir d'un mauvais rêve.

--Demain!

--Vous n'avez pas de balle!

--J'en ferai.

--Vous n'avez pas de plomb!

--Non, mais j'ai du mercure!»

Et, cela dit, le docteur prit le thermomètre; il marquait à
l'intérieur cinquante degrés au-dessus de zéro (+ 10° centigrades). Le
docteur sortit, plaça l'instrument sur un glaçon et rentra bientôt. La
température extérieure était de cinquante degrés au-dessous de zéro
(-47° centigrades).

«A demain, dit-il au vieux marin; dormez, et attendons le lever du
soleil.»

La nuit se passa dans les souffrances de la faim; seul, le maître
d'équipage et le docteur purent les tempérer par un peu d'espoir.

Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le docteur, suivi de
Johnson, se précipita dehors et courut au thermomètre; tout le mercure
s'était réfugié dans la cuvette, sous la forme d'un cylindre compact.
Le docteur brisa l'instrument et en retira de ses doigts, prudemment
gantés, un véritable morceau de métal très peu malléable et d'une
grande dureté. C'était un vrai lingot.

«Ah! monsieur Clawbonny, s'écria le maître d'équipage, voilà qui est
merveilleux! Vous êtes un fier homme!

--Non, mon ami, répondit le docteur, je suis seulement un homme doué
d'une bonne mémoire et qui a beaucoup lu.

--Que voulez-vous dire?

--Je me suis souvenu à propos d'un fait relaté par le capitaine Ross
dans la relation de son voyage: il dit avoir percé une planche d'un
pouce d'épaisseur avec un fusil chargé d'une balle de mercure gelé; si
j'avais eu de l'huile à ma disposition, c'eût été presque la même
chose, car il raconte également qu'une balle d'huile d'amande douce,
tirée contre un poteau, le fendit et rebondit à terre sans avoir été
cassée.

--Cela n'est pas croyable!

--Mais cela est, Johnson; voici donc un morceau de métal qui peut nous
sauver la vie; laissons-le à l'air avant de nous en servir, et voyons
si l'ours ne nous a pas abandonnés.»

En ce moment, Hatteras sortit de la hutte; le docteur lui montra le
lingot et lui fit part de son projet; le capitaine lui serra la main,
et les trois chasseurs se mirent à observer l'horizon.

Le temps était clair. Hatteras, s'étant porté en avant de ses
compagnons découvrit l'ours à moins de six cents toises.

L'animal, assis sur son derrière, balançait tranquillement la tête, en
aspirant les émanations de ces hôtes inaccoutumés.

«Le voilà! s'écria le capitaine.

--Silence!» fit le docteur.

Mais l'énorme quadrupède, lorsqu'il aperçut les chasseurs, ne bougea
pas. Il les regardait sans frayeur ni colère. Cependant il devait être
fort difficile de l'approcher.

«Mes amis, dit Hatteras, il ne s'agit pas ici d'un vain plaisir, mais
de notre existence à sauver. Agissons en hommes prudents.

--Oui, répondit le docteur, nous n'avons qu'un seul coup de fusil à
notre disposition. Il ne faut pas manquer l'animal; s'il s'enfuyait,
il serait perdu pour nous, car il dépasse un lévrier à la course.

--Eh bien, il faut aller droit à lui, répondit Johnson; on risque sa
vie! qu'importe? je demande à risquer la mienne.

--Ce sera moi! s'écria le docteur.

--Moi! répondit simplement Hatteras.

--Mais, s'écria Johnson, n'êtes-vous pas plus utile au salut de tous
qu'un vieux bonhomme de mon âge?

--Non, Johnson, reprit le capitaine, laissez-moi faire; je ne
risquerai pas ma vie plus qu'il ne faudra; il sera possible, au
surplus, que je vous appelle à mon aide.

--Hatteras, demanda le docteur, allez-vous donc marcher vers cet ours?

--Si j'étais certain de l'abattre, dût-il m'ouvrir le crâne, je le
ferais, docteur, mais à mon approche il pourrait s'enfuir. C'est un
être plein de ruse; tâchons d'être plus rusés que lui.

--Que comptez-vous faire?

--M'avancer jusqu'à dix pas sans qu'il soupçonne ma présence.

--Et comment cela?

--Mon moyen est hasardeux, mais simple. Vous avez conservé la peau du
phoque que vous avez tué?

--Elle est sur le traîneau.

--Bien! regagnons notre maison de glace, pendant que Johnson restera
en observation.»

Le maître d'équipage se glissa derrière un hummock qui le dérobait
entièrement à la vue de l'ours.

Celui-ci, toujours à la même place, continuait ses singuliers
balancements en reniflant l'air.




CHAPITRE V

LE PHOQUE ET L'OURS


Hatteras et le docteur rentrèrent dans la maison.

«Vous savez, dit le premier, que les ours du pôle chassent les
phoques, dont ils font principalement leur nourriture. Ils les
guettent au bord des crevasses pendant des journées entières et les
étouffent dans leurs pattes dès qu'ils apparaissent à la surface des
glaces. Un ours ne peut donc s'effrayer de la présence d'un phoque. Au
contraire.

--Je crois comprendre votre projet, dit le docteur; il est dangereux.

--Mais il offre des chances clé succès, répondit le capitaine: il faut
donc l'employer. Je vais revêtir cette peau de phoque et me glisser
sur le champ de glace. Ne perdons pas de temps. Chargez votre fusil et
donnez-le moi.»

Le docteur n'avait rien à répondre: il eût fait lui-même ce que son
compagnon allait tenter; il quitta la maison, en emportant deux
haches, l'une pour Johnson, l'autre pour lui; puis, accompagné
d'Hatteras, il se dirigea vers le traîneau.

Là, Hatteras fit sa toilette de phoque et se glissa dans cette peau,
qui le couvrait presque tout entier.

Pendant ce temps, le docteur chargea son fusil avec sa dernière charge
clé poudre, puis il glissa dans le canon le lingot de mercure qui
avait la dureté du fer et la pesanteur du plomb. Cela fait, il remit
l'arme à Hatteras, qui la fit disparaître sous la peau du phoque.

«Allez, dit-il au docteur, rejoignez Johnson; je vais attendre
quelques instants pour dérouter mon adversaire.

--Courage, Hatteras! dit le docteur.

--Soyez tranquille, et surtout ne vous montrez pas avant mon coup de
feu.»

Le docteur gagna rapidement l'hummock derrière lequel se tenait
Johnson.

«Eh bien? dit celui-ci.

--Eh bien, attendons! Hatteras se dévoue pour nous sauver.»

Le docteur était ému; il regarda l'ours, qui donnait des signes d'une
agitation plus violente, comme s'il se fût senti menacé d'un danger
prochain.

Au bout d'un quart d'heure, le phoque rampait sur la glace; il avait
fait un détour à l'abri des gros blocs pour mieux tromper l'ours; il
se trouvait alors à cinquante toises de lui. Celui-ci l'aperçut et se
ramassa sur lui-même, cherchant pour ainsi dire à se dérober.

Hatteras imitait avec une profonde habileté les mouvements du phoque,
et, s'il n'eût été prévenu, le docteur s'y fût certainement laissé
prendre.

«C'est cela! c'est bien cela!» disait Johnson à voix basse.

L'amphibie, tout en gagnant du côté de l'animal, ne semblait pas
l'apercevoir: il paraissait chercher une crevasse pour se replonger
dans son élément.

L'ours, de son côté, tournant les glaçons, se dirigeait vers lui avec
une prudence extrême; ses yeux enflammés respiraient la plus ardente
convoitise; depuis un mois, deux mois peut-être, il jeûnait, et le
hasard lui envoyait une proie assurée.

Le phoque ne fut bientôt plus qu'à dix pas de son ennemi; celui-ci se
développa tout d'un coup, fit un bond gigantesque, et, stupéfait,
épouvanté, s'arrêta à trois pas d'Hatteras, qui, rejetant en arrière
sa peau de phoque, un genou en terre, le visait au coeur.

Le coup partit, et l'ours roula sur la glace.

«En avant! en avant!» s'écria le docteur.

Et, suivi de Johnson, il se précipita sur le théâtre du combat.

L'énorme bête s'était redressée, frappant l'air d'une patte, tandis
que de l'autre elle arrachait une poignée de neige dont elle bouchait
sa blessure.

Hatteras n'avait pas bronché: il attendait, son couteau à la main.
Mais il avait bien visé, et frappé d'une balle sûre, avec une main qui
ne tremblait pas; avant l'arrivée de ses compagnons, son couteau était
plongé tout entier dans la gorge de l'animal, qui tombait pour ne plus
se relever.

«Victoire! s'écria Johnson.

--Hurrah! Hatteras! hurrah!» fit le docteur.

Hatteras, nullement ému, regardait le corps gigantesque en se croisant
les bras.

«A mon tour d'agir, dit Johnson; c'est bien d'avoir abattu ce gibier,
mais il ne faut pas attendre que le froid l'ait durci comme une
pierre; nos dents et nos couteaux n'y pourraient rien ensuite.»

Johnson alors commença par écorcher cette bête monstrueuse dont les
dimensions atteignaient presque celles d'un boeuf; elle mesurait neuf
pieds de longueur, sur six pieds de circonférence; deux énormes crocs
longs de trois pouces sortaient de ses gencives.

Johnson l'ouvrit et ne trouva que de l'eau dans son estomac; l'ours
n'avait évidemment pas mangé depuis longtemps; cependant il était fort
gras et pesait plus de quinze cents livres; il fut divisé en quatre
quartiers, dont chacun donna deux cents livres de viande, et les
chasseurs traînèrent toute cette chair jusqu'à la maison de neige,
sans oublier le coeur de l'animal, qui, trois heures après, battait
encore avec force.

Les compagnons du docteur se seraient volontiers jetés sur cette
viande crue, mais celui-ci les retint et demanda le temps de la faire
griller.

Clawbonny, en rentrant dans la maison, avait été frappé du froid qui y
régnait; il s'approcha du poêle et le trouva complètement éteint; les
occupations de la matinée, les émotions mêmes, avaient fait oublier à
Johnson ce soin dont il était habituellement chargé.

Le docteur se mit en devoir de rallumer le feu, mais il ne rencontra
pas une seule étincelle parmi les cendres déjà refroidies.

«Allons, un peu de patience!» se dit-il.

Il revint au traîneau chercher de l'amadou, et demanda son briquet à
Johnson.

«Le poêle est éteint, lui dit-il.

--C'est de ma faute», répondit Johnson.

Et il chercha son briquet dans la poche où il avait l'habitude de le
serrer; il fut surpris de ne pas l'y trouver.

Il tâta ses autres poches, sans plus de succès; il rentra dans la
maison de neige, retourna en tous sens la couverture sur laquelle il
avait passé la nuit, et ne fut pas plus heureux.

«Eh bien?» lui criait le docteur.

Johnson revint et regarda ses compagnons.

«Le briquet, ne l'avez-vous pas, monsieur Clawbonny? dit-il.

--Non. Johnson.

--Ni vous, capitaine?

--Non, répondit Hatteras.

--Il a toujours été en votre possession, reprit le docteur.

--Eh bien, je ne l'ai plus... murmura le vieux marin en pâlissant.

--Plus!» s'écria le docteur, qui ne put s'empêcher de tressaillir.

Il n'existait pas d'autre briquet, et cette perte pouvait amener des
conséquences terribles.

«Cherchez bien, Johnson», dit le docteur.

Celui-ci courut vers le glaçon derrière lequel il avait guetté l'ours,
puis au lieu même du combat où il l'avait dépecé; mais il ne trouva
rien. Il revint désespéré. Hatteras le regarda sans lui faire un seul
reproche.

«Cela est grave, dit-il au docteur.

--Oui, répondit ce dernier.

--Nous n'avons pas même un instrument, une lunette dont nous puissions
enlever la lentille pour nous procurer du feu.

--Je le sais, répondit le docteur, et cela est malheureux, car les
rayons du soleil auraient eu assez de force pour allumer de l'amadou.

--Eh bien, répondit Hatteras, il faut apaiser notre faim avec cette
viande crue; puis nous reprendrons notre marche, et nous tâcherons
d'arriver au navire.

--Oui! disait le docteur, plongé dans ses réflexions, oui, cela serait
possible à la rigueur. Pourquoi pas? On pourrait essayer...

--A quoi songez-vous? demanda Hatteras.

--Une idée qui me vient...

--Une idée! s'écria Johnson. Une idée de vous! Nous sommes sauvés
alors!

--Réussira-t-elle, répondit le docteur, c'est une question!

--Quel est votre projet? dit Hatteras.

--Nous n'avons pas de lentille, eh bien, nous en ferons une.

--Comment? demanda Johnson.

--Avec un morceau de glace que nous taillerons.

--Quoi? vous croyez?...

--Pourquoi pas? il s'agit de faire converger les rayons du soleil vers
un foyer commun, et la glace peut nous servir à cela comme le meilleur
cristal.

--Est-il possible? fit Johnson.

--Oui, seulement je préférerais de la glace d'eau douce à la glace
d'eau salée; elle est plus transparente et plus dure.

--Mais, si je ne me trompe, dit Johnson en indiquant un hummock à cent
pas à peine, ce bloc d'aspect presque noirâtre et cette couleur verte
indiquent...

--Vous avez raison; venez, mes amis; prenez votre hache, Johnson.»

Les trois hommes se dirigèrent vers le bloc signalé, qui se trouvait
effectivement formé de glace d'eau douce.

Le docteur en fit détacher un morceau d'un pied de diamètre, et il
commença à le tailler grossièrement avec la hache; puis il en rendit
la surface plus égale au moyen de son couteau; enfin il le polit peu à
peu avec sa main, et il obtint bientôt une lentille transparente comme
si elle eût été faite du plus magnifique cristal.

Alors il revint à l'entrée de la maison de neige; là, il prit un
morceau d'amadou et commença son expérience.

Le soleil brillait alors d'un assez vif éclat; le docteur exposa sa
lentille de glace aux rayons qu'il rencontra sur l'amadou.

Celui-ci prit feu en quelques secondes.

«Hurrah! hurrah! s'écria Johnson, qui ne pouvait en croire ses yeux.
Ah! monsieur Clawbonny! monsieur Clawbonny!»

Le vieux marin ne pouvait contenir sa joie; il allait et venait comme
un fou.

Le docteur était rentré dans la maison; quelques minutes plus tard, le
poêle ronflait, et bientôt une savoureuse odeur de grillade tirait
Bell de sa torpeur.

On devine combien ce repas fut fêté; cependant le docteur conseilla à
ses compagnons de se modérer; il leur prêcha d'exemple, et, tout en
mangeant, il reprit la parole.

«Nous sommes aujourd'hui dans un jour de bonheur, dit-il; nous avons
des provisions assurées pour le reste de notre voyage. Pourtant il ne
faut pas nous endormir dans les délices de Capoue, et nous ferons bien
de nous remettre en chemin.

--Nous ne devons pas être éloignés de plus de quarante-huit heures du
_Porpoise_, dit Altamont, dont la parole redevenait presque libre.

--J'espère, dit en riant le docteur, que nous y trouverons de quoi
faire du feu?

--Oui, répondit l'Américain.

--Car, si ma lentille de glace est bonne, reprit le docteur, elle
laisserait à désirer les jours où il n'y a pas de soleil, et ces
jours-là sont nombreux à moins de quatre degrés du pôle!

--En effet, répondit Altamont avec un soupir; à moins de quatre
degrés! mon navire est allé là, où jamais bâtiment ne s'était aventuré
avant lui!

--En route! commanda Hatteras d'une voix brève.

--En route!» répéta le docteur en jetant un regard inquiet sur les
deux capitaines.

Les forces des voyageurs s'étaient promptement refaites; les chiens
avaient eu large part des débris de l'ours, et l'on reprit rapidement
le chemin du nord.

Pendant la route, le docteur voulut tirer d'Altamont quelques
éclaircissements sur les raisons qui l'avaient amené si loin, mais
l'Américain répondit évasivement.

«Deux hommes à surveiller, dit le docteur à l'oreille du vieux maître
d'équipage.

--Oui! répondit Johnson.

--Hatteras n'adresse jamais la parole à l'Américain, et celui-ci
paraît peu disposé à se montrer reconnaissant! Heureusement, je suis
là.

--Monsieur Clawbonny, répondit Johnson, depuis que ce Yankee revient à
la vie, sa physionomie ne me va pas beaucoup.

--Ou je me trompe fort, répondit le docteur, ou il doit soupçonner les
projets d'Hatteras!

--Croyez-vous donc que cet étranger ait eu les mêmes desseins que lui?

--Qui sait, Johnson? Les Américains sont hardis et audacieux; ce qu'un
Anglais a voulu faire, un Américain a pu le tenter aussi!

--Vous pensez qu'Altamont?...

--Je ne pense rien, répondit le docteur, mais la situation de son
bâtiment sur la route du pôle donne à réfléchir.

--Cependant, Altamont dit avoir été entraîné malgré lui!

--Il le dit! oui, mais j'ai cru surprendre un singulier sourire sur
ses lèvres.

--Diable! monsieur Clawbonny, ce serait une fâcheuse circonstance
qu'une rivalité entre deux hommes de cette trempe.

--Fasse le Ciel que je me trompe, Johnson, car cette situation
pourrait amener des complications graves, sinon une catastrophe!

--J'espère qu'Altamont n'oubliera pas que nous lui avons sauvé la vie!

--Ne va-t-il pas sauver la nôtre à son tour? J'avoue que sans nous il
n'existerait plus; mais sans lui, sans son navire, sans ces ressources
qu'il contient, que deviendrions-nous?

--Enfin, monsieur Clawbonny, vous êtes là, et j'espère qu'avec votre
aide tout ira bien.

--Je l'espère aussi, Johnson.»

Le voyage se poursuivit sans incident; la viande d'ours ne manquait
pas, et on en fit des repas copieux; il régnait même une certaine
bonne humeur dans la petite troupe, grâce aux saillies du docteur et à
son aimable philosophie; ce digne homme trouvait toujours dans son
bissac de savant quelque enseignement à tirer des faits et des choses.
Sa santé continuait d'être bonne; il n'avait pas trop maigri, malgré
les fatigues et les privations; ses amis de Liverpool l'eussent
reconnu sans peine, surtout à sa belle et inaltérable humeur.

Pendant la matinée du samedi, la nature de l'immense plaine de glace
vint à se modifier sensiblement; les glaçons convulsionnés, les packs
plus fréquents, les hummocks entassés démontraient que l'ice-field
subissait une grande pression; évidemment, quelque continent inconnu,
quelque île nouvelle, en rétrécissant les passes, avait dû produire ce
bouleversement. Des blocs de glace d'eau douce, plus fréquents et plus
considérables, indiquaient une côte prochaine.

Il existait donc à peu de distance une terre nouvelle, et le docteur
brûlait du désir d'en enrichir les cartes de l'hémisphère boréal. On
ne peut se figurer ce plaisir de relever des côtes inconnues et d'en
former le tracé de la pointe du crayon; c'était le but du docteur, si
celui d'Hatteras était de fouler de son pied le pôle même, et il se
réjouissait d'avance en songeant aux noms dont il baptiserait les
mers, les détroits, les baies, les moindres sinuosités de ces nouveaux
continents. Certes, dans cette glorieuse nomenclature, il n'omettait
ni ses compagnons, ni ses amis, ni «Sa Gracieuse Majesté», ni la
famille royale; mais il ne s'oubliait pas lui-même, et il entrevoyait
un certain «cap Clawbonny» avec une légitime satisfaction.

Ces pensées l'occupèrent toute la journée. On disposa le campement du
soir, suivant l'habitude, et chacun veilla à tour de rôle pendant
cette nuit passée près de terres inconnues.

Le lendemain, le dimanche, après un fort déjeuner fourni par les
pattes de l'ours, et qui fut excellent, les voyageurs se dirigèrent au
nord, en inclinant un peu vers l'ouest; le chemin devenait plus
difficile; on marchait vite cependant.

Altamont, du haut du traîneau, observait l'horizon avec une attention
fébrile; ses compagnons étaient en proie à une inquiétude
involontaire. Les dernières observations solaires avaient donné pour
latitude exacte 83° 35' et pour longitude 120° 15'; c'était la
situation assignée au navire américain; la question de vie ou de mort
allait donc recevoir sa solution pendant cette journée.

Enfin, vers les deux heures de l'après-midi, Altamont, se dressant
tout debout, arrêta la petite troupe par un cri retentissant, et,
montrant du doigt une masse blanche que tout autre regard eût
confondue avec les icebergs environnants, il s'écria d'une voix forte:

«_Le Porpoise!_»




CHAPITRE VI

LE «PORPOISE >


Le 24 mars était ce jour de grande fête, ce dimanche des Rameaux,
pendant lequel les rues des villages et des villes de l'Europe sont
jonchées de fleurs et de feuillage; alors les cloches retentissent
dans les airs et l'atmosphère se remplit de parfums pénétrants.

Mais ici, dans ce pays désolé, quelle tristesse! quel silence! Un vent
âpre et cuisant, pas une feuille desséchée, pas un brin d'herbe!

Et cependant, ce dimanche était aussi un jour de réjouissance pour les
voyageurs, car ils allaient trouver enfin ces ressources dont la
privation les eût condamnés à une mort prochaine.

Ils pressèrent le pas; les chiens tirèrent avec plus d'énergie, Duk
aboya de satisfaction, et la troupe arriva bientôt au navire
américain.

Le _Porpoise_ était entièrement enseveli sous la neige; il n'avait
plus ni mât, ni vergue, ni cordage; tout son gréement fut brisé à
l'époque du naufrage. Le navire se trouvait encastré dans un lit de
rochers complètement invisibles alors. Le _Porpoise_, couché sur le
flanc par la violence du choc, sa carène entrouverte, paraissait
inhabitable.

C'est ce que le capitaine, le docteur et Johnson reconnurent, après
avoir pénétré non sans peine à l'intérieur du navire. Il fallut
déblayer plus de quinze pieds de glace pour arriver au grand panneau;
mais, à la joie générale, on vit que les animaux, dont le champ
offrait des traces nombreuses, avaient respecté le précieux dépôt de
provisions.

«Si nous avons ici, dit Johnson, combustible et nourriture assurés,
cette coque ne me paraît pas logeable.

--Eh bien, il faut construire une maison de neige, répondit Hatteras,
et nous installer de notre mieux sur le continent.

--Sans doute, reprit le docteur; mais ne nous pressons pas, et faisons
bien les choses. A la rigueur, on peut se caser provisoirement dans le
navire; pendant ce temps, nous bâtirons une solide maison, capable de
nous protéger contre le froid et les animaux. Je me charge d'en être
l'architecte, et vous me verrez à l'oeuvre!

--Je ne doute pas de vos talents, monsieur Clawbonny, répondit
Johnson; installons-nous ici de notre mieux, et nous ferons
l'inventaire de ce que renferme ce navire; malheureusement, je ne vois
ni chaloupe, ni canot, et ces débris sont en trop mauvais état pour
nous permettre de construire une embarcation.

--Qui sait? répondit le docteur; avec le temps et la réflexion, on
fait bien des choses; maintenant, il n'est pas question de naviguer,
mais de se créer une demeure sédentaire: je propose donc de ne pas
former d'autres projets et de faire chaque chose à son heure.

--Cela est sage, répondit Hatteras; commençons par le plus pressé.»

Les trois compagnons quittèrent le navire, revinrent au traîneau et
firent part de leurs idées à Bell et à l'Américain. Bell se déclara
prêt à travailler; l'Américain secoua la tête en apprenant qu'il n'y
avait rien à faire de son navire; mais, comme cette discussion eût été
oiseuse en ce moment, on s'en tint au projet de se réfugier d'abord
dans le _Porpoise_ et de construire une vaste habitation sur la côte.

A quatre heures du soir, les cinq voyageurs étaient installés tant
bien que mal dans le faux pont; au moyen d'esparres et de débris de
mâts, Bell avait installé un plancher à peu près horizontal; on y
plaça les couchettes durcies par la gelée, que la chaleur d'un poêle
ramena bientôt à leur état naturel. Altamont, appuyé sur le docteur,
put se rendre sans trop de peine au coin qui lui avait été réservé. En
mettant le pied sur son navire, il laissa échapper un soupir de
satisfaction qui ne parut pas de trop bon augure au maître d'équipage.

«Il se sent chez lui, pensa le vieux marin, et on dirait qu'il nous
invite!»

Le reste de la journée fut consacré au repos. Le temps menaçait de
changer, sous l'influence des coups de vent de l'ouest; le thermomètre
placé à l'extérieur marqua vingt-six degrés (-32° centigrades).

En somme, le _Porpoise_ se trouvait placé au-delà du pôle du froid et
sous une latitude relativement moins glaciale, quoique plus rapprochée
du nord.

On acheva, ce jour-là, de manger les restes de l'ours, avec des
biscuits trouvés dans la soute du navire et quelques tasses de thé;
puis la fatigue l'emporta, et chacun s'endormit d'un profond sommeil.

Le matin, Hatteras et ses compagnons se réveillèrent un peu tard.
Leurs esprits suivaient la pente d'idées nouvelles; l'incertitude du
lendemain ne les préoccupait plus; ils ne songeaient qu'à s'installer
d'une confortable façon. Ces naufragés se considéraient comme des
colons arrivés à leur destination, et, oubliant les souffrances du
voyage, ils ne pensaient plus qu'à se créer un avenir supportable.

«Ouf! s'écria le docteur en se détirant les bras, c'est quelque chose
de n'avoir point à se demander où l'on couchera le soir et ce que l'on
mangera le lendemain.

--Commençons par faire l'inventaire du navire», répondit Johnson.

Le _Porpoise_ avait été parfaitement équipé et approvisionné pour une
campagne lointaine.

L'inventaire donna les quantités de provisions suivantes: six mille
cent cinquante livres de farine, de graisse, de raisins secs pour les
poudings; deux mille livres de boeuf et de cochon salé; quinze cents
livres de pemmican; sept cents livres de sucre, autant de chocolat;
une caisse et demie de thé, pesant quatre-vingt seize livres: cinq
cents livres de riz; plusieurs barils de fruits et de légumes
conservés; du lime-juice en abondance, des graines de cochlearia,
d'oseille, de cresson; trois cents gallons de rhum et d'eau-de-vie. La
soute offrait une grande quantité de poudre, de balles et de plomb; le
charbon et le bois se trouvaient en abondance. Le docteur recueillit
avec soin les instruments de physique et de navigation, et même une
forte pile de Bunsen, qui avait été emportée dans le but de faire des
expériences d'électricité.

En somme, les approvisionnements de toutes sortes pouvaient suffire à
cinq hommes pendant plus de deux ans, à ration entière. Toute crainte
de mourir de faim ou de froid s'évanouissait.

«Voilà notre existence assurée, dit le docteur au capitaine, et rien
ne nous empêchera de remonter jusqu'au pôle.

--Jusqu'au pôle! répondit Hatleras en tressaillant.

--Sans doute, reprit le docteur; pendant les mois d'été, qui nous
empêchera de pousser une reconnaissance à travers les terres?

--A travers les terres, oui! mais à travers les mers?

--Ne peut-on construire une chaloupe avec les planches du _Porpoise_?

--Une chaloupe américaine, n'est-ce pas? répondit dédaigneusement
Hatteras, et commandée par cet Américain!»

Le docteur comprit la répugnance du capitaine et ne jugea pas
nécessaire de pousser plus avant cette question. Il changea donc le
sujet de la conversation.

«Maintenant que nous savons à quoi nous en tenir sur nos
approvisionnements, reprit-il, il faut construire des magasins pour
eux et une maison pour nous. Les matériaux ne manquent pas, et nous
pouvons nous installer très commodément. J'espère, Bell, ajouta le
docteur en s'adressant au charpentier, que vous allez vous distinguer,
mon ami; d'ailleurs, je pourrai vous donner quelques bons conseils.

--Je suis prêt, monsieur Clawbonny, répondit Bell; au besoin, je ne
serais pas embarrassé de construire, au moyen de ces blocs de glace,
une ville tout entière avec ses maisons et ses rues...

--Eh! il ne nous en faut pas tant; prenons exemple sur les agents de
la Compagnie de la baie d'Hudson: ils construisent des forts qui les
mettent à l'abri des animaux et des Indiens; c'est tout ce qu'il nous
faut; retranchons-nous de notre mieux; d'un côté l'habitation, de
l'autre les magasins, avec une espèce de courtine et deux bastions
pour nous couvrir. Je tâcherai de me rappeler pour cette circonstance
mes connaissances en castramétadon.

--Ma foi! monsieur Clawbonny, dit Johnson, je ne cloute pas que nous
ne fassions quelque chose de beau sous votre direction.

--Eh bien, mes amis, il faut d'abord choisir notre emplacement; un bon
ingénieur doit avant tout reconnaître son terrain. Venez-vous,
Hatteras?

--Je m'en rapporte à vous, docteur, répondit le capitaine. Faites,
tandis que je vais remonter la côte.»

Altamont, trop faible encore pour prendre part aux travaux, fut laissé
à bord de son navire, et les Anglais prirent pied sur le continent.

Le temps était orageux et épais; le thermomètre à midi marquait onze
degrés au-dessous de zéro (-23° centigrades); mais, en l'absence du
vent, la température restait supportable.

A en juger par la disposition du rivage, une mer considérable,
entièrement prise alors, s'étendait à perte de vue vers l'ouest; elle
était bornée à l'est par une côte arrondie, coupée d'estuaires
profonds et relevée brusquement à deux cents yards de la plage; elle
formait ainsi une vaste baie hérissée de ces rochers dangereux sur
lesquels le _Porpoise_ fit naufrage; au loin, dans les terres, se
dressait une montagne dont le docteur estima l'altitude à cinq cents
toises environ. Vers le nord, un promontoire venait mourir à la mer,
après avoir couvert une partie de la baie. Une île d'une étendue
moyenne, ou mieux un îlot, émergeait du champ de glace à trois milles
de la côte, de sorte que, n'eût été la difficulté d'entrer dans cette
rade, elle offrait un mouillage sûr et abrité. Il y avait même dans
une échancrure du rivage un petit havre très accessible aux navires,
si toutefois le dégel dégageait jamais cette partie de l'océan
Arctique. Cependant, suivant les récits de Belcher et de Penny, toute
cette mer devait être libre pendant les mois d'été.

A mi-côte, le docteur remarqua une sorte de plateau circulaire d'un
diamètre de deux cents pieds environ; il dominait la baie sur trois de
ses côtés, et le quatrième était fermé par une muraille à pic haute de
vingt toises; on ne pouvait y parvenir qu'au moyen de marches évidées
dans la glace. Cet endroit parut propre à asseoir une construction
solide, et il pouvait se fortifier aisément; la nature avait fait les
premiers frais; il suffisait de profiter de la disposition des lieux.

Le docteur, Bell et Johnson atteignirent ce plateau en taillant à la
hache les blocs de glace; il se trouvait parfaitement uni. Le docteur,
après avoir reconnu l'excellence de l'emplacement, résolut de le
déblayer des dix pieds de neige durcie qui le recouvraient; il fallait
en effet établir l'habitation et les magasins sur une base solide.

Pendant la journée du lundi, du mardi et du mercredi, on travailla
sans relâche; enfin le sol apparut; il était formé d'un granit très
dur à grain serré, dont les arêtes vives avaient l'acuité du verre; il
renfermait en outre des grenats et clé grands cristaux de feldspath,
que la pioche fit jaillir.

Le docteur donna alors les dimensions et le plan de la snow-house[1];
elle devait avoir quarante pieds de long sur vingt de large et dix
pieds de haut; elle était divisée en trois chambres, un salon, une
chambre à coucher et une cuisine; il n'en fallait pas davantage. A
gauche se trouvait la cuisine; à droite, la chambre à coucher; au
milieu, le salon.

  [1]  Maison de neige.

Pendant cinq jours, le travail fut assidu. Les matériaux ne manquaient
pas; les murailles de glace devaient être assez épaisses pour résister
aux dégels, car il ne fallait pas risquer de se trouver sans abri,
même en été.

A mesure que la maison s'élevait, elle prenait bonne tournure; elle
présentait quatre fenêtres de façade, deux pour le salon, une pour la
cuisine, une autre pour la chambre à coucher; les vitres en étaient
faites de magnifiques tables de glace, suivant la mode esquimaue, et
laissaient passer une lumière douce comme celle du verre dépoli.

Au-devant du salon, entre ses deux fenêtres, s'allongeait un couloir
semblable à un chemin couvert, et qui donnait accès dans la maison;
une porte solide enlevée à la cabine du _Porpoise_ le fermait
hermétiquement. La maison terminée, le docteur fut enchanté de son
ouvrage; dire à quel style d'architecture cette construction
appartenait eût été difficile, bien que l'architecte eût avoué ses
préférences pour le gothique saxon, si répandu en Angleterre; mais il
était question de solidité avant tout; le docteur se borna donc à
revêtir la façade de robustes contreforts, trapus comme des piliers
romans; au-dessus, un toit à pente roide s'appuyait à la muraille de
granit. Celle-ci servait également de soutien aux tuyaux des poêles
qui conduisaient la fumée au-dehors.

Quand le gros oeuvre fut terminé, on s'occupa de l'installation
intérieure. On transporta dans la chambre les couchettes du
_Porpoise_; elles furent disposées circulairement autour d'un vaste
poêle. Banquettes, chaises, fauteuils, tables, armoires furent
installés aussi dans le salon qui servait de salle à manger; enfin la
cuisine reçut les fourneaux du navire avec leurs divers ustensiles.
Des voiles tendues sur le sol formaient tapis et faisaient aussi
fonction de portières aux portes intérieures qui n'avaient pas d'autre
fermeture.

Les murailles de la maison mesuraient communément cinq pieds
d'épaisseur, et les baies des fenêtres ressemblaient à des embrasures
de canon.

Tout cela était d'une extrême solidité; que pouvait-on exiger de plus?
Ah! si l'on eût écouté le docteur, que n'eût-il pas fait au moyen de
cette glace et de cette neige, qui se prêtent si facilement à toutes
les combinaisons! Il ruminait tout le long du jour mille projets
superbes qu'il ne songeait guère à réaliser, mais il amusait ainsi le
travail commun par les ressources de son esprit.

D'ailleurs, en bibliophile qu'il était, il avait lu un livre assez
rare de M. Kraft, ayant pour titre: _Description détaillée de la
maison de glace construite à Saint-Pétersbourg, en janvier 1740, et de
tous les objets qu'elle renfermait_. Et ce souvenir surexcitait son
esprit inventif. Il raconta même un soir à ses compagnons les
merveilles de ce palais de glace.

«Ce que l'on a fait à Saint-Pétersbourg, leur dit-il, ne pouvons-nous
le faire ici? Que nous manque-t-il? Rien, pas même l'imagination!

--C'était donc bien beau? demanda Johnson.

--C'était féerique, mon ami! La maison construite par ordre de
l'impératrice Anne, et dans laquelle elle fit faire les noces de l'un
de ses bouffons, en 1740, avait à peu près la grandeur de la nôtre;
mais, au-devant de sa façade, six canons de glace s'allongeaient sur
leurs affûts; on tira plusieurs fois à boulet et à poudre, et ces
canons n'éclatèrent pas; il y avait également des mortiers taillés
pour des bombes de soixante livres; ainsi nous pourrions établir au
besoin une artillerie formidable: le bronze n'est pas loin, et il nous
tombe du ciel. Mais où le goût et l'art triomphèrent, ce fut au
fronton du palais, orné de statues de glace d'une grande beauté; le
perron offrait aux regards des vases de fleurs et d'orangers faits de
la même matière; à droite se dressait un éléphant énorme qui lançait
de l'eau pendant le jour et du naphte enflammé pendant la nuit. Hein!
quelle ménagerie complète nous ferions, si nous le voulions bien!

--En fait d'animaux, répliqua Johnson, nous n'en manquerons pas,
j'imagine, et, pour n'être pas de glace, ils n'en seront pas moins
intéressants!

--Bon, répondit le belliqueux docteur, nous saurons nous défendre
contre leurs attaques; mais, pour en revenir à ma maison de
Saint-Pétersbourg, j'ajouterai qu'à l'intérieur il y avait des tables,
des toilettes, des miroirs, des candélabres, des bougies, des lits,
des matelas, des oreillers, des rideaux, des pendules, des chaises,
des cartes à jouer, des armoires avec service complet, le tout en
glace ciselée, guillochée, sculptée, enfin un mobilier auquel rien ne
manquait.

--C'était donc un véritable palais? dit Bell.

--Un palais splendide et digne d'une souveraine! Ah! la glace! Que la
Providence a bien fait de l'inventer, puisqu'elle se prête à tant de
merveilles et qu'elle peut fournir le bien-être aux naufragés!

L'aménagement de la maison de neige prit jusqu'au 31 mars; c'était la
fête de Pâques, et ce jour fut consacré au repos; on le passa tout
entier dans le salon, où la lecture de l'office divin fut faite, et
chacun put apprécier la bonne disposition de la snow-house.

Le lendemain, on s'occupa de construire les magasins et la poudrière;
ce fut encore l'affaire d'une huitaine de jours, en y comprenant le
temps employé au déchargement complet du _Porpoise_, qui ne se fit pas
sans difficulté, car la température très basse ne permettait pas de
travailler longtemps. Enfin, le 8 avril, les provisions, le
combustible et les munitions se trouvaient en terre ferme et
parfaitement à l'abri; les magasins étaient situés au nord, et la
poudrière au sud du plateau, à soixante pieds environ de chaque
extrémité de la maison; une sorte de chenil fut construit près des
magasins; il était destiné à loger l'attelage groënlandais, et le
docteur l'honora du nom de «Dog-Palace». Duk, lui, partageait la
demeure commune.

Alors, le docteur passa aux moyens de défense de la place. Sous sa
direction, le plateau fut entouré d'une véritable fortification de
glace qui le mit à l'abri de toute invasion; sa hauteur faisait une
escarpe naturelle, et, comme il n'avait ni rentrant ni saillant, il
était également fort sur toutes les faces. Le docteur, en organisant
ce système de défense, rappelait invinciblement à l'esprit le digne
oncle Tobie de Sterne, dont il avait la douce bonté et l'égalité
d'humeur. Il fallait le voir calculant la pente de son talus
intérieur, l'inclinaison du terre-plein et la largeur de la banquette;
mais ce travail se faisait si facilement avec cette neige
complaisante, que c'était un véritable plaisir, et l'aimable ingénieur
put donner jusqu'à sept pieds d'épaisseur à sa muraille de glace;
d'ailleurs, le plateau dominant la baie, il n'eut à construire ni
contre-escarpe, ni talus extérieur, ni glacis; le parapet de neige,
après avoir suivi les contours du plateau, prenait le mur du rocher en
retour et venait se souder aux deux côtés de maison. Ces ouvrages de
castramétation furent terminés vers le 15 avril. Le fort était au
complet, et le docteur paraissait très fier de son oeuvre.

En vérité, cette enceinte fortifiée eût pu tenir longtemps contre une
tribu d'Esquimaux, si de pareils ennemis se fussent jamais rencontrés
sous une telle latitude; mais il n'y avait aucune trace d'êtres
humains sur cette côte; Hatteras, en relevant la configuration de la
baie, ne vit jamais un seul reste de ces huttes qui se trouvent
communément dans les parages fréquentés des tribus groënlandaises; les
naufragés du _Forward_ et du _Porpoise_ paraissaient être les premiers
à fouler ce sol inconnu.

Mais, si les hommes n'étaient pas à craindre, les animaux pouvaient
être redoutables, et le fort, ainsi défendu, devait abriter sa petite
garnison contre leurs attaques.




CHAPITRE VII

UNE DISCUSSION CARTOLOGIQUE


PENDANT ces préparatifs d'hivernage, Altamont avait repris entièrement
ses forces et sa santé; il put même s'employer au déchargement du
navire. Sa vigoureuse constitution l'avait enfin emporté, et sa pâleur
ne put résister longtemps à la vigueur de son sang.

On vit renaître en lui l'individu robuste et sanguin des États-Unis,
l'homme énergique et intelligent, doué d'un caractère résolu,
l'Américain entreprenant, audacieux, prompt à tout; il était
originaire de New York, et naviguait depuis son enfance, ainsi qu'il
l'apprit à ses nouveaux compagnons; son navire le _Porpoise_ avait été
équipé et mis en mer par une société de riches négociants de l'Union,
à la tête de laquelle se trouvait le fameux Grinnel.

Certains rapports existaient entre Hatteras et lui, des similitudes de
caractère, mais non des sympathies. Cette ressemblance n'était pas de
nature à faire des amis de ces deux hommes; au contraire. D'ailleurs
un observateur eût fini par démêler entre eux de graves désaccords;
ainsi, tout en paraissant déployer plus de franchise, Altamont devait
être moins franc qu'Hatteras; avec plus de laisser-aller, il avait
moins de loyauté; son caractère ouvert n'inspirait pas autant de
confiance que le tempérament sombre du capitaine. Celui-ci affirmait
son idée une bonne fois, puis il se renfermait en elle. L'autre, en
parlant beaucoup, ne disait souvent rien.

Voilà ce que le docteur reconnut peu à peu du caractère de
l'Américain, et il avait raison de pressentir une inimitié future,
sinon une haine, entre les capitaines du _Porpoise_ et du _Forward_.

Et pourtant, de ces deux commandants, il ne fallait qu'un seul à
commander. Certes, Hatteras avait tous les droits à l'obéissance de
l'Américain, les droits de l'antériorité et ceux de la force. Mais si
l'un était à la tête des siens, l'autre se trouvait à bord de son
navire. Cela se sentait.

Par politique ou par instinct, Altamont fut tout d'abord entraîné vers
le docteur; il lui devait la vie, mais la sympathie le poussait vers
ce digne homme plus encore que la reconnaissance. Te! était
l'inévitable effet du caractère du digne Clawbonny; les amis
poussaient autour de lui comme les blés au soleil. On a cité des gens
qui se levaient à cinq heures du matin pour se faire des ennemis; le
docteur se fût levé à quatre sans y réussir.

Cependant il résolut de tirer parti de l'amitié d'Altamont pour
connaître la véritable raison de sa présence dans les mers polaires.
Mais l'Américain, avec tout son verbiage, répondit sans répondre, et
il reprit son thème accoutumé du passage du nord-ouest.

Le docteur soupçonnait à cette expédition un autre motif, celui-là
même que craignait Hatteras. Aussi résolut-il de ne jamais mettre les
deux adversaires aux prises sur ce sujet; mais il n'y parvint pas
toujours. Les plus simples conversations menaçaient de dévier malgré
lui, et chaque mot pouvait faire étincelle au choc des intérêts
rivaux.

Cela arriva bientôt, en effet. Lorsque la maison fut terminée, le
docteur résolut de l'inaugurer par un repas splendide; une bonne idée
de Clawbonny, qui voulait ramener sur ce continent les habitudes et
les plaisirs de la vie européenne. Bell avait précisément tué quelques
ptarmigans et un lièvre blanc, le premier messager du printemps
nouveau.

Ce festin eut lieu le 14 avril, le second dimanche de la Quasimodo,
par un beau temps très sec; mais le froid ne se hasardait pas à
pénétrer dans la maison de glace; les poêles qui ronflaient en
auraient eu facilement raison.

On dîna bien; la chair fraîche fit une agréable diversion au pemmican
et aux viandes salées; un merveilleux pouding confectionné de la main
du docteur eut les honneurs du bis; on en redemanda; le savant maître
coq, un tablier aux reins et le couteau à la ceinture, n'eût pas
déshonoré les cuisines du grand chancelier d'Angleterre.

Au dessert, les liqueurs firent leur apparition; l'Américain n'était
pas soumis au régime des Anglais _tee-totalers_[1]; il n'y avait donc
aucune raison pour qu'il se privât d'un verre de gin ou de brandy; les
autres convives, gens sobres d'ordinaire, pouvaient sans inconvénient
se permettre cette infraction à leur règle; donc, par ordonnance du
médecin, chacun put trinquer à la fin de ce joyeux repas. Pendant les
toasts portés à l'Union, Hatteras s'était tu simplement.

  [1]  Régime qui exclut toute boisson spiritueuse.

Ce fut alors que le docteur mit une question intéressante sur le
tapis.

«Mes amis, dit-il, ce n'est pas tout d'avoir franchi les détroits, les
banquises, les champs de glace, et d'être venus jusqu'ici; il nous
reste quelque chose à faire. Je viens vous proposer de donner des noms
à cette terre hospitalière, où tious avoue trouvé le salut et le
repos; c'est la coutume suivie par tous les navigateurs du monde, et
il n'est pas un d'eux qui y ait manqué en pareille circonstance; il
faut donc à notre retour rapporter, avec la configuration
hydrographique des côtes, les noms des caps, des baies, des pointes et
des promontoires qui les distinguent. Cela est de toute nécessité.

--Voilà qui est bien parlé, s'écria Johnson; d'ailleurs, quand on peut
appeler toutes ces terres d'un nom spécial, cela leur donne un air
sérieux, et l'on n'a plus le droit de se considérer comme abandonné
sur un continent inconnu.

--Sans compter, répliqua Bell, que cela simplifie les instructions en
voyage et facilite l'exécution des ordres; nous pouvons être forcés de
nous séparer pendant quelque expédition, ou dans une chasse, et rien
de tel pour retrouver son chemin que de savoir comment il se nomme.

--Eh bien, dit le docteur, puisque nous sommes tous d'accord à ce
sujet, tâchons de nous entendre maintenant sur les noms à donner, et
n'oublions ni notre pays, ni nos amis dans la nomenclature. Pour moi,
quand je jette les yeux sur une carte, rien ne me fait plus de plaisir
que de relever le nom d'un compatriote au bout d'un cap, à côté d'une
île ou au milieu d'une mer. C'est l'intervention charmante de l'amitié
dans la géographie.

--Vous avez raison, docteur, répondit l'Américain, et, de plus, vous
dites ces choses-là d'une façon qui en rehausse le prix.

--Voyons, répondit le docteur, procédons avec ordre.»

Hatteras n'avait pas encore pris part à la conversation; il
réfléchissait. Cependant les yeux de ses compagnons s'étant fixés sur
lui, il se leva et dit:

«Sauf meilleur avis, et personne ici ne me contredira, je pense--en ce
momrent, Hatteras regardait Altamont--il me paraît convenable de
donner à notre habitation le nom de son habile architecte, du meilleur
d'entre nous, et de l'appeler Doctor's-House.

--C'est cela, répondit Bell.

--Bien! s'écria Johnson, la Maison du Docteur!

--On ne peut mieux faire, répondit Altamont. Hurrah pour le docteur
Clawbonny!»

Un triple hurrah fut poussé d'un commun accord, auquel Duk mêla des
aboiements d'approbation.

«Ainsi donc, reprit Hatteras, que cette maison soit ainsi appelée en
attendant qu'une terre nouvelle nous permette de lui décerner le nom
de notre ami.

--Ah! fit le vieux Johnson, si le paradis terrestre était encore à
nommer, le nom de Clawbonny lui irait à merveille!»

Le docteur, très ému, voulut se défendre par modestie; il n'y eut pas
moyen; il fallut en passer par là. Il fut donc bien et dûment arrêté
que ce joyeux repas venait d'être pris dans le grand salon de
Doctor's-House, après avoir été confectionné dans la cuisine de
Doctor's-House, et qu'on irait gaiement se coucher dans la chambre de
Doctor's-House.

«Maintenant, dit le docteur, passons à des points plus importants de
nos découvertes.

--Il y a, répondit Hatteras, cette mer immense qui nous environne, et
dont pas un navire n'a encore sillonné les flots.

--Pas un navire! il me semble cependant, dit Altamont, que le
_Porpoise_ ne doit pas être oublié, à moins qu'il ne soit venu par
terre, ajouta-t-il railleusement.

--On pourrait le croire, répliqua Hatteras, à voir les rochers sur
lesquels il flotte en ce moment.

--Vraiment, Hatteras, dit Altamont d'un air piqué; mais, à tout
prendre, cela ne vaut-il pas mieux que de s'éparpiller dans les airs,
comme a fait le _Forward_?»

Hatteras allait répliquer avec vivacité, quand le docteur intervint.

«Mes amis, dit-il, il n'est point question ici de navires, mais d'une
mer nouvelle...

--Elle n'est pas nouvelle, répondit Altamont. Elle est déjà nommée sur
toutes les cartes du pôle. Elle s'appelle l'Océan boréal, et je ne
crois pas qu'il soit opportun de lui changer son nom; plus tard, si
nous découvrons qu'elle ne forme qu'un détroit ou un golfe, nous
verrons ce qu'il conviendra de faire.

--Soit, fit Hatteras.

--Voilà qui est entendu, répondit le docteur, regrettant presque
d'avoir soulevé une discussion grosse de rivalités nationales.

--Arrivons donc à la terre que nous foulons en ce moment, reprit
Hatteras. Je ne sache pas qu'elle ait un nom quelconque sur les cartes
les plus récentes!»

En parlant ainsi, il fixait du regard Altamont, qui ne baissa pas les
yeux et répondit:

«Vous pourriez encore vous tromper, Hatteras.

--Me tromper! Quoi! cette terre inconnue, ce sol nouveau...

--A déjà un nom», répondit tranquillement l'Américain.

Hatteras se tut. Ses lèvres frémissaient.

«Et quel est ce nom? demanda le docteur, un peu étonné de
l'affirmation de l'Américain.

--Mon cher Clawbonny, répondit Altamont, c'est l'habitude, pour ne pas
dire le droit, de tout navigateur, de nommer le continent auquel il
aborde le premier. Il me semble donc qu'en cette occasion j'ai pu,
j'ai dû user de ce droit incontestable...

--Cependant... dit Johnson, auquel déplaisait le sang-froid cassant
d'Altamont.

--Il me paraît difficile de prétendre, reprit ce dernier, que le
_Porpoise_ n'ait pas atterri sur cette côte, et même en admettant
qu'il y soit venu par terre, ajouta-t-il en regardant Hatteras, cela
ne peut faire question.

--C'est une prétention que je ne saurais admettre, répondit gravement
Hatteras en se contenant. Pour nommer, il faut au moins découvrir, et
ce n'est pas ce que vous avez fait, je suppose. Sans nous d'ailleurs,
où seriez-vous, monsieur, vous qui venez nous imposer des conditions?
A vingt pieds sous la neige!

--Et sans moi, monsieur, répliqua vivement l'Américain, sans mon
navire, que seriez-vous en ce moment? Morts de faim et de froid!

--Mes amis, fit le docteur, en intervenant de son mieux, voyons, un
peu de calme, tout peut s'arranger. Écoutez-moi.

--Monsieur, continua Altamont en désignant le capitaine, pourra nommer
toutes les autres terres qu'il découvrira, s'il en découvre; mais ce
continent m'appartient! je ne pourrais même admettre la prétention
qu'il portât deux noms, comme la terre Grinnel, nommée également terre
du Prince-Albert, parce qu'un Anglais et un Américain la reconnurent
presque en même temps. Ici, c'est autre chose; mes droits
d'antériorité sont incontestables. Aucun navire, avant le mien, n'a
rasé cette côte de son plat-bord. Pas un être humain, avant moi, n'a
mis le pied sur ce continent; or, je lui ai donné un nom, et il le
gardera.

--Et quel est ce nom? demanda le docteur.

--La Nouvelle-Amérique», répondit Altamont.

Les poings d'Hatteras se crispèrent sur la table. Mais, (empty-page)
faisant un violent effort sur lui-même, il se contint.

«Pouvez-vous me prouver, reprit Altamont, qu'un Anglais ait jamais
foulé ce sol avant un Américain?»

Johnson et Bell se taisaient, bien qu'ils fussent non moins irrités
que le capitaine de l'impérieux aplomb de leur contradicteur. Mais il
n'y avait rien à répondre.

Le docteur reprit la parole, après quelques instants d'un silence
pénible:

«Mes amis, dit-il, la première loi humaine est la loi de la justice;
elle renferme toutes les autres. Soyons donc justes, et ne nous
laissons pas aller à de mauvais sentiments. La priorité d'Altamont me
paraît incontestable. Il n'y a pas à la discuter; nous prendrons notre
revanche plus tard, et l'Angleterre aura bonne part dans nos
découvertes futures. Laissons donc à cette terre le nom de la
Nouvelle-Amérique. Mais Altamont, en la nommant ainsi, n'a pas,
j'imagine, disposé des baies, des caps, des pointes, des promontoires
qu'elle contient, et je ne vois aucun empêchement à ce que nous
nommions cette baie la baie Victoria?

--Aucun, répondit Altamont, si le cap qui s'étend là-bas dans la mer
porte le nom de cap Washington.

--Vous auriez pu, monsieur, s'écria Hatteras hors de lui, choisir un
nom moins désagréable à une oreille anglaise.

--Mais non plus cher à une oreille américaine, répondit Altamont avec
beaucoup de fierté.

--Voyons! voyons! répondit le docteur, qui avait fort à faire pour
maintenir la paix dans ce petit monde, pas de discussion à cet égard!
qu'il soit permis à un Américain d'être fier de ses grands hommes!
honorons le génie partout où il se rencontre, et puisque Altamont a
fait son choix, parlons maintenant pour nous et les nôtres. Que notre
capitaine...

--Docteur, répondit ce dernier, cette terre étant une terre
américaine, je désire que mon nom n'y figure pas.

--C'est une décision irrévocable? dit le docteur.

--Absolue», répondit Hatteras.

Le docteur n'insista pas.

«Eh bien, à nous, dit-il en s'adressant au vieux marin et au
charpentier; laissons ici quelque trace de notre passage. Je vous
propose d'appeler l'île que nous voyons à trois milles au large île
Johnson, en l'honneur de notre maître d'équipage.

--Oh! fit ce dernier, un peu confus, monsieur Clawbonny!

--Quant à cette montagne que nous avons reconnue dans l'ouest, nous
lui donnerons le nom de Bell-Mount, si notre charpentier y consent!

--C'est trop d'honneur pour moi, répondit Bell.

--C'est justice, répondit le docteur.

--Rien de mieux, fit Altamont.

--Il ne nous reste donc plus que notre fort à baptiser, reprit le
docteur; là-dessus, nous n'aurons aucune discussion; ce n'est ni à Sa
Gracieuse Majesté la reine Victoria, ni à Washington, que nous devons
d'y être abrités en ce moment, mais à Dieu, qui, en nous réunissant,
nous a sauvés tous. Que ce fort soit donc nommé le Fort-Providence!

--C'est justement trouvé, repartit Altamont.

--Le Fort-Providence, reprit Johnson, cela sonne bien! Ainsi donc, en
revenant de nos excursions du nord, nous prendrons par le cap
Washington, pour gagner la baie Victoria, de là le Fort-Providence, où
nous trouverons repos et nourriture dans Doctor's-House!

--Voilà qui est entendu, répondit le docteur; plus tard, au fur et à
mesure de nos découvertes, nous aurons d'autres noms à donner, qui
n'amèneront aucune discussion, je l'espère; car, mes amis, il faut ici
se soutenir et s'aimer; nous représentons l'humanité tout entière sur
ce bout de côte; ne nous abandonnons donc pas à ces détestables
passions qui harcèlent les sociétés; réunissons-nous de façon à rester
forts et inébranlables contre l'adversité. Qui sait ce que le Ciel
nous réserve de dangers à courir, de souffrances à supporter avant de
revoir notre pays! Soyons donc cinq en un seul, et laissons de côté
des rivalités qui n'ont jamais raison d'être, ici moins qu'ailleurs.
Vous m'entendez, Altamont? Et vous, Hatteras?»

Les deux hommes ne répondirent pas, mais le docteur fit comme s'ils
eussent répondu.

Puis on parla d'autre chose. Il fut question de chasses à organiser
pour renouveler et varier les provisions de viandes; avec le
printemps, les lièvres, les perdrix, les renards même, les ours aussi,
allaient revenir; on résolut donc de ne pas laisser passer un jour
favorable sans pousser une reconnaissance sur la terre de la
Nouvelle-Amérique.




CHAPITRE VIII

EXCURSION AU NORD DE LA BAIE VICTORIA


Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, Clawbonny gravit les
rampes assez roides de cette muraille de rochers contre laquelle
s'appuyait Doctor's-House; elle se terminait brusquement par une sorte
de cône tronqué. Le docteur parvint, non sans peine, à son sommet, et
de là son regard s'étendit sur une vaste étendue de terrain
convulsionné, qui semblait être le résultat de quelque commotion
volcanique; un immense rideau blanc recouvrait le continent et la mer,
sans qu'il fût possible de les distinguer l'un de l'autre.

En reconnaissant que ce point culminant dominait toutes les plaines
environnantes, le docteur eut une idée, et qui le connaît ne s'en
étonnera guère.

Son idée, il la mûrit, il la combina, il la creusa, il en fut tout à
fait maître en rentrant dans la maison de neige, et il la communiqua à
ses compagnons.

«Il m'est venu à l'esprit, leur dit-il, d'établir un phare au sommet
de ce cône qui se dresse au-dessus de nos têtes.

--Un phare? s'écria-t-on.

--Oui, un phare! Il aura un double avantage, celui de nous guider la
nuit, lorsque nous reviendrons de nos excursions lointaines, et celui
d'éclairer le plateau pendant nos huit mois d'hiver.

--A coup sûr, répondit Altamont, un semblable appareil serait une
chose utile; mais comment l'établirez-vous?

--Avec l'un des fanaux du _Porpoise_.

--D'accord; mais avec quoi alimenterez-vous la lampe de votre phare?
Est-ce avec de l'huile de phoque?

--Non pas! la lumière produite par cette huile ne jouit pas d'un
pouvoir assez éclairant; elle pourrait à peine percer le brouillard.

--Prétendez-vous donc tirer de notre houille l'hydrogène qu'elle
contient, et nous faire du gaz d'éclairage?

--Bon! cette lumière serait encore insuffisante, et elle aurait le
tort grave de consommer une partie de notre combustible.

--Alors, fit Altamont, je ne vois pas...

--Pour mon compte, répondit Johnson, depuis la balle de mercure,
depuis la lentille de glace, depuis la construction du Fort-Providence,
je crois M. Clawbonny capable de tout.

--Eh bien! reprit Altamont, nous direz-vous quel genre de phare vous
prétendez établir?

--C'est bien simple, répondit le docteur, un phare électrique.

--Un phare électrique!

--Sans doute; n'aviez-vous pas à bord du _Porpoise_ une pile de Bunsen
en parfait état?

--Oui, répondit l'Américain.

--Évidemment, en les emportant, vous aviez en vue quelque expérience,
car rien ne manque, ni les fils conducteurs parfaitement isolés, ni
l'acide néces-saire pour mettre les éléments en activité. Il est donc
facile de nous procurer de la lumière électrique. On y verra mieux, et
cela ne coûtera rien.

--Voilà qui est parfait, répondit le maître d'équipage, et moins nous
perdrons de temps...

--Eh bien, les matériaux sont là, répondit le docteur, et en une heure
nous aurons élevé une colonne de glace de dix pieds de hauteur, ce qui
sera très suffisant.»

Le docteur sortit; ses compagnons le suivirent jusqu'au sommet du
cône; la colonne s'éleva promptement et fut bientôt couronnée par l'un
des fanaux du _Porpoise_.

Alors le docteur y adapta les fils conducteurs qui se rattachaient à
la pile; celle-ci, placée dans le salon de la maison de glace, était
préservée de la gelée par la chaleur des poêles. De là, les fils
montaient jusqu'à la lanterne du phare.

Tout cela fut installé rapidement, et on attendit le coucher du soleil
pour jouir de l'effet. A la nuit, les deux pointes de charbon,
maintenues dans la lanterne à une distance convenable, furent
rapprochées, et des faisceaux d'une lumière intense, que le vent ne
pouvait ni modérer ni éteindre, jaillirent du fanal. C'était un
merveilleux spectacle que celui de ces rayons frissonnants dont
l'éclat, rivalisant avec la blancheur des plaines, dessinait vivement
l'ombre de toutes les saillies environnantes. Johnson ne put
s'empêcher de battre des mains.

«Voilà M. Clawbonny, dit-il, qui fait du soleil, à présent!

--Il faut bien faire un peu de tout», répondit modestement le docteur.

Le froid mit fin à l'admiration générale, et chacun alla se blottir
sous ses couvertures.

La vie fut alors régulièrement organisée. Pendant les jours suivants,
du 15 au 20 avril, le temps fut très incertain; la température sautait
subitement d'une vingtaine de degrés, et l'atmosphère subissait des
changements imprévus, tantôt imprégnée de neige et agitée par les
tourbillons, tantôt froide et sèche au point que l'on ne pouvait
mettre le pied au-dehors sans précaution.

Cependant, le samedi, le vent vint à tomber; cette circonstance
rendait possible une excursion; on résolut donc de consacrer une
journée à la chasse pour renouveler les provisions.

Dès le matin, Altamont, le docteur, Bell, armés chacun d'un fusil à
deux coups, de munitions suffisantes, d'une hachette, et d'un couteau
à neige pour le cas où il deviendrait nécessaire de se créer un abri,
partirent par un temps couvert.

Pendant leur absence, Hatteras devait reconnaître la côte et faire
quelques relevés. Le docteur eut soin de mettre le phare en activité;
ses rayons luttèrent avantageusement avec les rayons de l'astre
radieux; en effet, la lumière électrique, équivalente à celle de trois
mille bougies ou de trois cents becs de gaz, est la seule qui puisse
soutenir la comparaison avec l'éclat solaire.

Le froid était vif, sec et tranquille. Les chasseurs se dirigèrent
vers le cap Washington; la neige durcie favorisait leur marche. En une
demi-heure, ils franchirent les trois milles qui séparaient le cap du
Fort-Providence. Duk gambadait autour d'eux.

La côte s'infléchissait vers l'est, et les hauts sommets de la baie
Victoria tendaient à s'abaisser du côté du nord. Cela donnait à
supposer que la Nouvelle-Amérique pourrait bien n'être qu'une île;
mais il n'était pas alors question de déterminer sa configuration.

Les chasseurs prirent par le bord de la mer et s'avancèrent
rapidement. Nulle trace d'habitation, nul reste de hutte; ils
foulaient un sol vierge de tout pas humain.

Ils firent ainsi une quinzaine de milles pendant les trois premières
heures, mangeant sans s'arrêter; mais leur chasse menaçait d'être
infructueuse. En effet, c'est à peine s'ils virent des traces de
lièvre, de renard ou de loup. Cependant, quelques snow-birds[1],
voltigeant ça et là, annonçaient le retour du printemps et des animaux
arctiques.

  [1]  Oiseaux de neige

Les trois compagnons avaient dû s'enfoncer dans les terres pour
tourner des ravins profonds et des rochers à pic qui se reliaient au
Bell-Mount; mais, après quelques retards, ils parvinrent à regagner le
rivage; les glaces n'étaient pas encore séparées. Loin de là, la mer
restait toujours prise; cependant des traces de phoques annonçaient
les premières visites de ces amphibies, qui venaient déjà respirer à
la surface de l'ice-field. Il était même évident, à de larges
empreintes, à de fraîches cassures de glaçons, que plusieurs d'entre
eux avaient pris terre tout récemment.

Ces animaux sont très avides des rayons du soleil, et ils s'étendent
volontiers sur les rivages pour se laisser pénétrer par sa
bienfaisante chaleur.

Le docteur fit observer ces particularités à ses compagnons.

«Remarquons cette place avec soin, leur dit-il; il est fort possible
que, l'été venu, nous rencontrions ici des phoques par centaines; ils
se laissent facilement approcher dans les parages peu fréquentés des
hommes, et on s'en empare aisément. Mais il faut bien se garder de les
effrayer, car alors ils disparaissent comme par enchantement et ne
reviennent plus; c'est ainsi que des pêcheurs maladroits, au lieu de
les tuer isolément, les ont souvent attaqués en masse, avec bruit et
vociférations, et ont perdu ou compromis leur chargement.

--Les chasse-t-on seulement pour avoir leur peau ou leur huile?
demanda Bell.

--Les Européens, oui, mais, ma foi, les Esquimaux les mangent; ils en
vivent, et ces morceaux de phoque, qu'ils mélangent dans le sang et la
graisse, n'ont rien d'appétissant. Après tout, il y a manière de s'y
prendre, et je me chargerais d'en tirer de fines côtelettes qui ne
seraient point à dédaigner pour qui se ferait à leur couleur noirâtre.

--Nous vous verrons à l'oeuvre, répondit Bell; je m'engage, de
confiance, à manger de la chair de phoque tant que cela vous fera
plaisir. Vous m'entendez, monsieur Clawbonny?

--Mon brave Bell, vous voulez dire tant que cela vous fera plaisir.
Mais vous aurez beau faire, vous n'égalerez jamais la voracité du
Groënlandais, qui consomme jusqu'à dix et quinze livres de cette
viande par jour.

--Quinze livres! fit Bell. Quels estomacs!

--Des estomacs polaires, répondit le docteur, des estomacs prodigieux,
qui se dilatent à volonté, et, j'ajouterai, qui se contractent de
même, aptes à supporter la disette comme l'abondance. Au commencement
de son dîner, l'Esquimau est maigre; à la fin, il est gras, et on ne
le reconnaît plus! Il est vrai que son dîner dure souvent une journée
entière.

--Évidemment, dit Altamont, cette voracité est particulière aux
habitants des pays froids?

--Je le crois, répondit le docteur; dans les régions arctiques, il
faut manger beaucoup; c'est une des conditions non seulement de la
force, mais de l'existence. Aussi, la Compagnie de la baie d'Hudson
attribue-t-elle à chaque homme ou huit livres de viande, ou douze
livres de poisson, ou deux livres de pemmican par jour.

--Voilà un régime réconfortant, dit le charpentier.

--Mais pas tant que vous le supposez, mon ami, et un Indien, gavé de
la sorte, ne fournit pas une quantité de travail supérieure à celle
d'un Anglais nourri de sa livre de boeuf et de sa pinte de bière.

--Alors, monsieur Clawbonny, tout est pour le mieux.

--Sans doute, mais cependant un repas d'Esquimaux peut à bon droit
nous étonner. Aussi, à la terre Boothia, pendant son hivernage, Sir
John Ross était toujours surpris de la voracité de ses guides; il
raconte quelque part que deux hommes, deux, entendez-vous, dévorèrent
pendant une matinée tout un quartier de boeuf musqué; ils taillaient
la viande en longues aiguillettes, qu'ils introduisaient dans leur
gosier; puis chacun, coupant au ras du nez ce que sa bouche ne pouvait
contenir, le passait à son compagnon; ou bien, ces gloutons, laissant
pendre des rubans de chair jusqu'à terre, les avalaient peu à peu, à
la façon du boa digérant un boeuf, et comme lui étendus tout de leur
long sur le sol!

--Pouah! lit Bell; les dégoûtantes brutes!

--Chacun a sa manière de dîner, répondit philosophiquement
l'Américain.

--Heureusement! répliqua le docteur.

--Eh bien, reprit Altamont, puisque le besoin de se nourrir est si
impérieux sous ces latitudes, je ne m'étonne plus que, dans les récits
des vovageurs arctiques, il soit toujours question de repas.

--Vous avez raison, répondit le docteur, et c'est une remarque que
j'ai faite également: cela vient de ce que non seulement il faut une
nourriture abondante, mais aussi de ce qu'il est souvent fort
difficile de se la procurer. Alors, on y pense sans cesse, et, par
suite, on en parle toujours.

--Cependant, dit Altamont, si mes souvenirs sont exacts, en Norvège,
dans les contrées les plus froides, les paysans n'ont pas besoin d'une
alimentation aussi substantielle: un peu de laitage, des oeufs, du
pain d'écorce de bouleau, quelquefois du saumon, jamais de viande; et
cela n'en fait pas moins des gaillards solidement constitués.

--Affaire d'organisation, répondit le docteur, et que je ne me charge
pas d'expliquer. Cependant, je crois qu'une seconde ou une troisième
génération de Norvégiens, transplantés au Groënland, finirait par se
nourrir à la façon groënlandaise. Et nous-mêmes, mes amis, si nous
restions dans ce bienheureux pays, nous arriverions à vivre en
Esquimaux, pour ne pas dire en gloutons fieffés.

--Monsieur Clawbonny, dit Bell, me donne faim à parler de la sorte.

--Ma foi non, répondit Altamont, cela me dégoûterait plutôt et me
ferait prendre la chair de phoque en horreur. Eh! mais, je crois que
nous allons pouvoir nous mettre à l'épreuve. Je me trompe fort, ou
j'aperçois là-bas, étendue sur les glaçons, une masse qui me paraît
animée.

--C'est un morse! s'écria le docteur; silence, et en avant!»

En effet, un amphibie de la plus forte taille s'ébattait à deux cents
yards des chasseurs; il s'étendait et se roulait voluptueusement aux
pâles rayons du soleil.

Les trois chasseurs se divisèrent de manière à cerner l'animal pour
lui couper la retraite, ils arrivèrent ainsi à quelques toises de lui
en se dérobant derrière les hummocks, et ils firent feu.

Le morse se renversa sur lui-même, encore plein de vigueur; il
écrasait les glaçons, il voulait fuir; mais Altamont l'attaqua à coups
de hache et parvint à lui trancher ses nageoires dorsales. Le morse
essaya une défense désespérée; de nouveaux coups de feu l'achevèrent,
et il demeura étendu sans vie sur l'ice-field rougi de son sang.

C'était un animal de belle taille; il mesurait près de quinze pieds de
long depuis son museau jusqu'à l'extré-mité de sa queue, et il eût
certainement fourni plusieurs barriques d'huile.

Le docteur tailla dans la chair les parties les plus savoureuses, et
il laissa le cadavre à la merci de quelques corbeaux qui, à cette
époque de l'année, planaient déjà dans les airs.

La nuit commençait à venir. On songea à regagner le Fort-Providence;
le ciel s'était entièrement purifié, et, en attendant les rayons
prochains de la lune, il s'éclairait de magnifiques lueurs stellaires.

«Allons, en route, dit le docteur; il se fait tard; en somme, notre
chasse n'a pas été très heureuse; mais, du moment où il rapporte de
quoi souper, un chasseur n'a pas le droit de se plaindre. Seulement,
prenons par le plus court, et tâchons de ne pas nous égarer; les
étoiles sont là pour nous indiquer la route.»

Cependant, dans ces contrées où la polaire brille droit au-dessus de
la tète du vovageur, il est malaisé de la prendre pour guide; en
effet, quand le nord est exactement au sommet de la voûte céleste, les
autres points cardinaux sont difficiles à déterminer: la lune et les
grandes constellations vinrent heureusement aider le docteur à fixer
sa route.

Il résolut, pour abréger son chemin, d'éviter les sinuosités du rivage
et de couper au travers des terres; c'était plus direct, mais moins
sûr: aussi, après quelques heures de marche, la petite troupe fut
complètement égarée.

On agita la question de passer la nuit dans une hutte de glace, de s'y
reposer, et d'attendre le jour pour s'orienter, dût-on revenir au
rivage, afin de suivre l'ice-field; mais le docteur, craignant
d'inquiéter Hatteras et Johnson, insista pour que la route fût
continuée.

«Duk nous conduit, dit-il, et Duk ne peut se tromper: il est cloué
d'un instinct qui se passe de boussole et d'étoile. Suivons-le donc.»

Duk marchait en avant, et on s'en fia à son intelligence. On eut
raison; bientôt une lueur apparut au loin dans l'horizon; on ne
pouvait la confondre avec une étoile, qui ne fût pas sortie de brumes
aussi basses.

«Voilà notre phare! s'écria le docteur.

--Vous croyez, monsieur Clawbonny? dit le charpentier.

--J'en suis certain. Marchons.»

A mesure que les voyageurs approchaient, la lueur devenait plus
intense, et bientôt ils furent enveloppés par une traînée de poussière
lumineuse; ils marchaient dans un immense rayon, et derrière eux leurs
ombres gigantesques, nettement découpées, s'allongeaient démesurément
sur le tapis de neige.

Ils doublèrent le pas, et, une demi-heure après, ils gravissaient le
talus du Fort-Providence.




CHAPITRE IX

LE FROID ET LE CHAUD


Hatteras et Johnson attendaient les trois chasseurs avec une certaine
inquiétude. Ceux-ci furent enchantés de retrouver un abri chaud et
commode. La température, avec le soir, s'était singulièrement
abaissée, et le thermomètre placé à l'extérieur marquait
soixante-treize degrés au-dessous de zéro (-31° centigrades).

Les arrivants, exténués de fatigue et presque gelés, n'en pouvaient
plus; les poêles heureusement marchaient bien; le fourneau n'attendait
plus que les produits de la chasse; le docteur se transforma en
cuisinier et fit griller quelques côtelettes de morse. A neuf heures
du soir, les cinq convives s'attablaient devant un souper
réconfortant.

«Ma foi, dit Bell, au risque de passer pour un Esquimau, j'avouerai
que le repas est la grande chose d'un hivernage; quand on est parvenu
à l'attraper, il ne faut pas bouder devant!»

Chacun des convives, ayant la bouche pleine, ne put répondre
immédiatement au charpentier; mais le docteur lui fit signe qu'il
avait bien raison.

Les côtelettes de morse furent déclarées excellentes, ou, si on ne le
déclara pas, on les dévora jusqu'à la dernière, ce qui valait toutes
les déclarations du monde.

Au dessert, le docteur prépara le café, suivant son habitude; il ne
laissait à personne le soin de distiller cet excellent breuvage; il le
faisait sur la table, dans une cafetière à esprit-de-vin, et le
servait bouillant. Pour son compte, il fallait qu'il lui brûlât la
langue, ou il le trouvait indigne de passer par son gosier. Ce soir-là
il l'absorba à une température si élevée, que ses compagnons ne purent
l'imiter.

«Mais vous allez vous incendier, docteur, lui dit Altamont.

--Jamais, répondit-il.

--Vous avez donc le palais doublé en cuivre? répliqua Johnson.

--Point, mes amis; je vous engage à prendre exemple sur moi. Il y a
des personnes, et je suis du nombre, qui boivent le café à la
température de cent trente et un degrés (+55° centigrades).

--Cent trente et un degrés! s'écria Altamont; mais la main ne
supporterait pas une pareille chaleur!

--Évidemment, Altamont, puisque la main ne peut pas endurer plus de
cent vingt-deux degrés (+50° centigrades) dans l'eau; mais le palais
et la langue sont moins sensibles que la main, et ils résistent là où
celles-ci ne pourraient y tenir.

--Vous m'étonnez, dit Altamont.

--Eh bien, je vais vous convaincre.»

Et le docteur, ayant pris le thermomètre du salon, en plongea la boule
dans sa tasse de café bouillant; il attendit que l'instrument ne
marquât plus que cent trente et un degrés, et il avala sa liqueur
bienfaisante avec une évidente satisfaction.

Bell voulut l'imiter bravement et se brûla à jeter les hauts cris.

«Manque d'habitude, dit le docteur.

--Clawbonny, reprit Altamont, pourriez-vous nous dire quelles sont les
plus hautes températures que le corps humain soit capable de
supporter?

--Facilement, répondit le docteur; on l'a expérimenté, et il y a des
faits curieux à cet égard. Il m'en revient un ou deux à la mémoire, et
ils vous prouveront qu'on s'accoutume à tout, même à ne pas cuire où
cuirait un beefsteak. Ainsi, on raconte que des filles de service au
four banal de la ville de La Rochefoucauld, en France, pouvaient
rester dix minutes dans ce four, pendant que la température s'y
trouvait à trois cents degrés (+ 132° centigrades), c'est-à-dire
supérieure de quatre-vingt-neuf degrés à l'eau bouillante, et tandis
qu'autour d'elles des pommes et de la viande grillaient parfaitement.

--Quelles filles! s'écria Altamont.

--Tenez, voici un autre exemple qu'on ne peut mettre en doute. Neuf de
nos compatriotes, en 1774, Fordyce, Banks, Solander, Blagdin, Home,
Nooth, Lord Seaforth et le capitaine Philips, supportèrent une
température de deux cent quatre-vingt-quinze degrés (+ 128°
centigrades), pendant que des oeufs et un roastbeef cuisaient auprès
d'eux.

--Et c'étaient des Anglais! dit Bell avec un certain sentiment de
fierté.

--Oui, Bell, répondit le docteur.

--Oh! des Américains auraient mieux fait, fit Altamont.

--Ils eussent rôti, dit le docteur en riant.

--Et pourquoi pas? répondit l'Américain.

--En tout cas, ils ne l'ont pas essayé; donc je m'en tiens à mes
compatriotes. J'ajouterai un dernier fait, incroyable, si l'on pouvait
douter de la véracité des témoins. Le duc de Raguse et le docteur
Jung, un Français et un Autrichien, virent un Turc se plonger dans un
bain qui marquait cent soixante-dix degrés (+78° centigrades).

--Mais il me semble, dit Johnson, que cela ne vaut ni les filles du
four banal, ni nos compatriotes!

--Pardon, répondit le docteur; il y a une grande différence entre se
plonger dans l'air chaud ou dans l'eau chaude; l'air chaud amène une
transpiration qui garantit les chairs, tandis que dans l'eau
bouillante on ne transpire pas, et l'on se brûle. Aussi la limite
extrême de température assignée aux bains n'est-elle en général que de
cent sept degrés (+42° centigrades). Il fallait donc que ce Turc fût
un homme peu ordinaire pour supporter une chaleur pareille!

--Monsieur Clawbonny, demanda Johnson, quelle est donc la température
habituelle des êtres animés?

--Elle varie suivant leur nature, répondit le docteur; ainsi les
oiseaux sont les animaux dont la température est la plus élevée, et,
parmi eux, le canard et la poule sont les plus remarquables; la
chaleur de leur corps dépasse cent dix degrés (+43° centigrades),
tandis que le chat-huant, par exemple, n'en compte que cent quatre
(+40° centigrades), puis viennent en second lieu les mammifères, les
hommes; la température des Anglais est en général de cent un degrés
(+37° centigrades).

--Je suis sûr que M. Altamont va réclamer pour les Américains, dit
Johnson en riant.

--Ma foi, dit Altamont, il y en a de très chauds; mais, comme je ne
leur ai jamais plongé un thermomètre dans le thorax ou sous la langue,
il m'est impossible d'être fixé à cet égard.

--Bon! répondit le docteur, la différence n'est pas sensible entre
hommes de races différentes, quand ils sont placés dans des
circonstances identiques et quel que soit leur genre de nourriture; je
dirai même que la température humaine est à peu près semblable à
l'équateur comme au pôle.

--Ainsi, dit Altamont, notre chaleur propre est la même ici qu'en
Angleterre?

--Très sensiblement, répondit le docteur; quant aux autres mammifères,
leur température est, en général, un peu supérieure à celle de
l'homme. Le cheval se rapproche beaucoup de lui, ainsi que le lièvre,
l'éléphant, le marsouin, le tigre; mais le chat, l'écureuil, le rat,
la panthère, le mouton, le boeuf, le chien, le singe, le bouc, la
chèvre atteignent cent trois degrés, et enfin, le plus favorisé de
tous, le cochon, dépasse cent quatre degrés (+ 40° centigrades).

--C'est humiliant pour nous, fît Altamont.

--Viennent alors les amphibies et les poissons, dont la température
varie beaucoup suivant celle de l'eau. Le serpent n'a guère que
quatre-vingt-six degrés (+30° centigrades), la grenouille soixante-dix
(+25° centigrades), et le requin autant dans un milieu inférieur d'un
degré et demi; enfin les insectes paraissent avoir la température de
l'eau et de l'air.

--Tout cela est bien, dit Hatteras, qui n'avait pas encore pris la
parole, et je remercie le docteur de mettre sa science à notre
disposition; mais nous parlons là comme si nous devions avoir des
chaleurs torrides à braver. Ne serait-il pas plus opportun de causer
du froid, de savoir à quoi nous sommes exposés, et quelles ont été les
plus basses températures observées jusqu'ici?

--C'est juste, répondit Johnson.

--Rien n'est plus facile, reprit le docteur, et je peux vous édifier à
cet égard.

--Je le crois bien, fit Johnson, vous savez tout.

--Mes amis, je ne sais que ce que m'ont appris les autres, et, quand
j'aurai parlé, vous serez aussi instruits que moi. Voilà donc ce que
je puis vous dire touchant le froid, et sur les basses températures
que l'Europe a subies. On compte un grand nombre d'hivers mémorables,
et il semble que les plus rigoureux soient soumis à un retour
périodique tous les quarante et un ans à peu près, retour qui coïncide
avec la plus grande apparition des taches du soleil. Je vous citerai
l'hiver de 1364, où le Rhône gela jusqu'à Arles; celui de 1408, où le
Danube fut glacé dans tout son cours et où les loups traversèrent le
Cattégat à pied sec; celui de 1509, pendant lequel l'Adriatique et la
Méditerranée furent solidifiées à Venise, à Cette, à Marseille, et la
Baltique prise encore au 10 avril; celui de 1608, qui vit périr en
Angleterre tout le bétail; celui de 1789, pendant lequel la Tamise fut
glacée jusqu'à Gravesend, à six lieues au-dessous de Londres; celui de
1813, dont les Français ont conservé de si terribles souvenirs; enfin,
celui de 1829, le plus précoce et le plus long des hivers du XIXe
siècle. Voilà pour l'Europe.

--Mais ici, au-delà du cercle polaire, quel degré la température
peut-elle atteindre? demanda Altamont.

--Ma foi, répondit le docteur, je crois que nous avons éprouvé les
plus grands froids qui aient jamais été observés, puisque le
thermomètre à alcool a marqué un jour soixante-douze degrés au-dessous
de zéro (-58° centigrades), et, si mes souvenirs sont exacts, les plus
basses températures reconnues jusqu'ici par les voyageurs arctiques
ont été seulement de soixante et un degrés à l'île Melville, de
soixante-cinq degrés au port Félix, et de soixante-dix degrés au
Fort-Reliance (-56°,7 centigrades).

--Oui, fit Hatteras, nous avons été arrêtés par un rude hiver, et cela
mal à propos!

--Vous avez été arrêtés? dit Altamont en regardant fixement le
capitaine.

--Dans notre voyage à l'ouest, se hâta de dire le docteur.

--Ainsi, dit Altamont, en reprenant la conversation, les maxima et les
minima de températures supportées par l'homme ont un écart de deux
cents degrés environ?

--Oui, répondit le docteur; un thermomètre exposé à l'air libre et
abrité contre toute réverbération ne s'élève jamais à plus de cent
trente-cinq degrés au-dessus de zéro (+57° centigrades), de même que
par les grands froids il ne descend jamais au-dessous de
soixante-douze degrés (-58° centigrades). Ainsi, mes amis, vous voyez
que nous pouvons prendre nos aises.

--Mais cependant, dit Johnson, si le soleil venait à s'éteindre
subitement, est-ce que la terre ne serait pas plongée dans un froid
plus considérable?

--Le soleil ne s'éteindra pas, répondit le docteur; mais, vînt-il à
s'éteindre, la température ne s'abaisserait pas vraisemblablement
au-dessous du froid que je vous ai indiqué.

--Voilà qui est curieux.

--Oh! je sais qu'autrefois on admettait des milliers de degrés pour
les espaces situés en dehors de l'atmosphère; mais, après les
expériences d'un savant français, Fourrier, il a fallu en rabattre; il
a prouvé que si la terre se trouvait placée dans un milieu dénué de
toute chaleur, l'intensité du froid que nous observons au pôle serait
bien autrement considérable, et qu'entre la nuit et le jour il
existerait de formidables différences de température; donc, mes amis,
il ne fait pas plus froid à quelques millions de lieues qu'ici même.

--Dites-moi, docteur, demanda Altamont, la température de l'Amérique
n'est-elle pas plus basse que celle des autres pays du monde?

--Sans doute, mais n'allez pas en tirer vanité, répondit le docteur en
riant.

--Et comment explique-t-on ce phénomène?

--On a cherché à l'expliquer, mais d'une façon peu satisfaisante;
ainsi, il vint à l'esprit d'Halley qu'une comète, ayant jadis choqué
obliquement la terre, changea la position de son axe de rotation,
c'est-à-dire de ses pôles; d'après lui, le pôle Nord, situé autrefois
à la baie d'Hudson, se trouva reporté plus à l'est, et les contrées de
l'ancien pôle, si longtemps gelées, conservèrent un froid plus
considérable, que de longs siècles de soleil n'ont encore pu
réchauffer.

--Et vous n'admettez pas cette théorie?

--Pas un instant, car ce qui est vrai pour la côte orientale de
l'Amérique ne l'est pas pour la côte occidentale, dont la température
est plus élevée. Non! il faut constater qu'il y a clés lignes
isothermes différentes des parallèles terrestres, et voilà tout.

--Savez-vous, monsieur Clawbonny, dit Johnson, qu'il est beau de
causer du froid dans les circonstances où nous sommes.

--Juste, mon vieux Johnson: nous sommes à même d'appeler la pratique
au secours de la théorie. Ces contrées sont un vaste laboratoire ou
l'on peut taire de curieuses expériences sur les basses températures;
seulement, soyez toujours attentifs et prudents; si quelque partie de
votre corps se gèle, frottez-la immédiatement de neige pour rétablir
la circulation du sang, et si vous revenez près du feu, prenez garde,
car vous pourriez vous brûler les mains ou les pieds sans vous en
apercevoir; cela nécessiterait des amputations, et il faut tâcher de
ne rien laisser de nous dans les contrées boréales. Sur ce, mes amis,
je crois que nous ferons bien de demander au sommeil quelques heures
de repos.

--Volontiers, répondirent les compagnons du docteur.

--Qui est de garde près du poêle?

--Moi, répondit Bell.

--Eh bien, mon ami, veillez à ce que le feu ne tombe pas, car il fait
ce soir un froid de tous les diables.

--Soyez tranquille, monsieur Clawbonny, cela pique ferme, et
cependant, voyez donc! le ciel est tout en feu.

--Oui, répondit le docteur en s'approchant de la fenêtre, une aurore
boréale de toute beauté! Quel magnifique spectacle! je ne me lasse
vraiment pas de le contempler.»

En effet, le docteur admirait toujours ces phénomènes cosmiques,
auxquels ses compagnons ne prêtaient plus grande attention; il avait
remarqué, d'ailleurs, que leur apparition était toujours précédée de
perturbations de l'aiguille aimantée, et il préparait sur ce sujet des
observations destinées au _Weather Book_[1].

  [1]  Livre du temps de l'amiral Fitz-Roy, où sont rapportés tous les
    faits météorologiques.

Bientôt, pendant que Bell veillait près du poêle, chacun, étendu sur
sa couchette, s'endormit d'un tranquille sommeil.




CHAPITRE X

LES PLAISIRS DE L'HIVERNAGE


La vie au pôle est d'une triste uniformité. L'homme se trouve
entièrement soumis aux caprices de l'atmosphère, qui ramène ses
tempêtes et ses froids intenses avec une désespérante monotonie. La
plupart du temps, il y a impossibilité de mettre le pied dehors, et il
faut rester enfermé dans les huttes de glace. De longs mois se passent
ainsi, faisant aux hiverneurs une véritable existence de taupe.

Le lendemain, le thermomètre s'abaissa de quelques degrés, et l'air
s'emplit de tourbillons de neige, qui absorbèrent toute la clarté du
jour. Le docteur se vit donc cloué dans la maison et se croisa les
bras; il n'y avait rien à faire, si ce n'est à déboucher toutes les
heures le couloir d'entrée, qui pouvait se trouver obstrué, et à
repolir les murailles de glace, que la chaleur de l'intérieur rendait
humides; mais la snow-house était construite avec une grande solidité
et les tourbillons ajoutaient encore à sa résistance, en accroissant
l'épaisseur de ses murs.

Les magasins se tenaient bien également. Tous les objets retirés du
navire avaient été rangés avec le plus grand ordre dans ces «Docks des
marchandises». comme les appelait le docteur. Or, bien que ces
magasins fussent situés à soixante pas à peine de la maison,
cependant, par certains jours de drift, il était presque impossible de
s'y rendre; aussi une certaine quantité de provisions devait toujours
être conservée dans la cuisine pour les besoins journaliers.

La précaution de décharger le _Porpoise_ avait été opportune. Le
navire subissait une pression lente, insensible, mais irrésistible,
qui l'écrasait peu à peu; il était évident qu'on ne pourrait rien
faire de ces débris. Cependant le docteur espérait toujours en tirer
une chaloupe quelconque pour revenir en Angleterre; mais le moment
n'était pas encore venu de procéder à sa construction.

Ainsi donc, la plupart du temps, les cinq hiverneurs demeuraient dans
une profonde oisiveté. Hatteras restait pensif, étendu sur son lit;
Altamont buvait ou dormait, et le docteur se gardait bien de les tirer
de leur somnolence, car il craignait toujours quelque querelle
lâcheuse. Ces deux hommes s'adressaient rarement la parole.

Aussi, pendant les repas, le prudent Clawbonny prenait toujours soin
de guider la conversation et de la diriger de manière à ne pas mettre
les amours-propres en jeu; mais il avait fort à faire pour détourner
les susceptibilités surexcitées. Il cherchait, autant que possible, à
instruire, à distraire, à intéresser ses compagnons; quand il ne
mettait pas en ordre ses notes de voyage, il traitait à haute voix les
sujets d'histoire, de géographie ou de météorologie qui sortaient de
la situation même; il présentait les choses d'une façon plaisante et
philosophique, tirant un enseignement salutaire des moindres
incidents; son inépuisable mémoire ne le laissait jamais à court; il
faisait application de ses doctrines aux personnes présentes; il leur
rappelait tel fait qui s'était produit dans telle circonstance, et il
complétait ses théories, par la force des arguments personnels.

On peut dire que ce digne homme était l'âme de ce petit monde, une âme
de laquelle rayonnaient les sentiments de franchise et de justice. Ses
compagnons avaient en lui une confiance absolue; il imposait même au
capitaine Hatteras, qui l'aimait d'ailleurs; il faisait si bien de ses
paroles, de ses manières, de ses habitudes, que cette existence de
cinq hommes abandonnés à six degrés du pôle semblait toute naturelle;
quand le docteur parlait, on croyait l'écouter dans son cabinet de
Liverpool.

Et cependant, combien cette situation différait de celle des naufragés
jetés sur les îles de l'océan Pacifique, ces Robinsons dont
l'attachante histoire fit presque toujours envie aux lecteurs. Là, en
effet, un sol prodigue, une nature opulente, offrait mille ressources
variées; il suffisait, dans ces beaux pays, d'un peu d'imagination et
de travail pour se procurer le bonheur matériel; la nature allait
au-devant de l'homme; la chasse et la pêche suffisaient à tous ses
besoins; les arbres poussaient pour lui, les cavernes s'ouvraient pour
l'abriter, les ruisseaux coulaient pour le désaltérer: de magnifiques
ombrages le défendaient contre la chaleur du soleil. et jamais le
terrible froid ne venait le menacer dans ses hivers adoucis; une
graine négligemment jetée sur cette terre féconde rendait une moisson
quelques mois plus tard. C'était le bonheur complet en dehors de la
société. Et puis, ces îles enchantées, ces terres charitables se
trouvaient sur la route des navires; le naufragé pouvait toujours
espérer d'être recueilli, et il attendait patiemment qu'on vînt
l'arracher à son heureuse existence.

Mais ici, sur cette côte de la Nouvelle-Amérique, quelle différence!
Cette comparaison, le docteur la faisait quelquefois, mais il la
gardait pour lui, et surtout il pestait contre son oisiveté forcée.

Il désirait avec ardeur le retour du dégel pour reprendre ses
excursions, et cependant il ne voyait pas ce moment arriver sans
crainte, car il prévoyait des scènes graves entre Hatteras et
Altamont. Si jamais on poussait jusqu'au pôle, qu'arriverait-il de la
rivalité de ces deux hommes?

Il fallait donc parer à tout événement, amener peu à peu ces rivaux à
une entente sincère, à une franche communion d'idées; mais réconcilier
un Américain et un Anglais, deux hommes que leur origine commune
rendait plus ennemis encore, l'un pénétré de toute la morgue
insulaire, l'autre doué de l'esprit spéculatif, audacieux et brutal de
sa nation, quelle tâche remplie de difficultés!

Quand le docteur réfléchissait à cette implacable concurrence des
hommes, à cette rivalité des nationalités, il ne pouvait se retenir,
non de hausser les épaules, ce qui ne lui arrivait jamais, mais de
s'attrister sur les faiblesses humaines.

Il causait souvent de ce sujet avec Johnson; le vieux marin et lui
s'entendaient tous les deux à cet égard; ils se demandaient quel parti
prendre, par quelles atténuations arriver à leur but, et ils
entrevoyaient bien des complications dans l'avenir.

Cependant, le mauvais temps continuait; on ne pouvait songer à
quitter, même une heure, le Fort-Providence. Il fallait demeurer jour
et nuit dans la maison de neige. On s'ennuyait, sauf le docteur, qui
trouvait toujours moyen de s'occuper.

«Il n'y a donc aucune possibilité de se distraire? dit un soir
Altamont. Ce n'est vraiment pas vivre, que vivre de la sorte, comme
des reptiles enfouis pour tout un hiver.

--En effet, répondit le docteur; malheureusement, nous ne sommes pas
assez nombreux pour organiser un système quelconque de distractions!

--Ainsi, reprit l'Américain, vous croyez que nous aurions moins à
faire pour combattre l'oisiveté, si nous étions en plus grand nombre?

--Sans doute, et lorsque des équipages complets ont passé l'hiver dans
les régions boréales, ils trouvaient bien le moyen de ne pas
s'ennuyer.

--Vraiment, dit Altamont, je serais curieux de savoir comment ils s'y
prenaient; il fallait des esprits véritablement ingénieux pour
extraire quelque gaieté d'une situation pareille. Ils ne se
proposaient pas des charades à deviner, je suppose!

--Non, mais il ne s'en fallait guère, répondit le docteur; et ils
avaient introduit dans ces pays hyperboréens deux grandes causes de
distraction: la presse et le théâtre.

--Quoi! ils avaient un journal? repartit l'Américain.

--Ils jouaient la comédie? s'écria Bell.

--Sans doute, et ils y trouvaient un véritable plaisir. Aussi, pendant
son hivernage à l'île Melville, le commandant Parry proposa-t-il ces
deux genres de plaisir à ses équipages, et la proposition eut un
succès immense.

--Eh bien, franchement, répondit Johnson, j'aurais voulu être là; ce
devait être curieux.

--Curieux et amusant, mon brave Johnson; le lieutenant Beechey devint
directeur du théâtre, et le capitaine Sabine rédacteur en chef de la
_Chronique d'hiver ou Gazette de la Géorgie du Nord_.

--Bons titres, fit Altamont.

--Ce journal parut chaque lundi, depuis le 1er novembre 1819 jusqu'au
20 mars 1820. Il rapportait tous les incidents de l'hivernage, les
chasses, les faits divers, les accidents de météorologie, la
température; il renfermait des chroniques plus ou moins plaisantes;
certes, il ne fallait pas chercher là l'esprit de Sterne ou les
articles charmants du _Daily Telegraph_; mais enfin, on s'en tirait,
on se distrayait; les lecteurs n'étaient ni difficiles ni blasés, et
jamais, je crois, métier de journaliste ne fut plus agréable à
exercer.

--Ma foi, dit Altamont, je serais curieux de connaître des extraits de
cette gazette, mon cher docteur; ses articles devaient être gelés
depuis le premier mot jusqu'au dernier.

--Mais non. mais non, répondit le docteur; en tout cas, ce qui eût
paru un peu naïf à la Société philosophique de Liverpool, ou à
l'Institution littéraire de Londres, suffisait à des équipages enfouis
sous les neiges. Voulez-vous en juger?

--Comment! votre mémoire vous fournirait au besoin?...

--Non, mais vous aviez à bord du _Porpoise_ les voyages de Parry, et
je n'ai qu'à vous lire son propre récit.

--Volontiers! s'écrièrent les compagnons du docteur.

--Rien n'est plus facile.»

Le docteur alla chercher dans l'armoire du salon l'ouvrage demandé, et
il n'eut aucun peine à y trouver le passage en question.

«Tenez, dit-il, voici quelques extraits de la _Gazette de la Géorgie
du Nord_. C'est une lettre adressée au rédacteur en chef:

«C'est avec une vraie satisfaction que l'on a accueilli parmi nous vos
propositions pour l'établissement d'un journal. J'ai la conviction que
sous votre direction il nous procurera beaucoup d'amusements et
allégera de beaucoup le poids de nos cent jours de ténèbres.

«L'intérêt que j'y prends, pour ma part, m'a fait examiner l'effet de
votre annonce sur l'ensemble de notre société, et je puis vous
assurer, pour me servir des expressions consacrées dans la presse de
Londres, que la chose a produit une sensation profonde dans le public.

«Le lendemain de l'apparition de votre prospectus, il y a eu à bord
une demande d'encre tout à fait inusitée et sans précédent. Le tapis
vert de nos tables s'est vu subitement couvert d'un déluge de rognures
de plumes, au grand détriment d'un de nos servants, qui, en voulant
les secouer, s'en est enfoncé une sous l'ongle.

«Enfin, je sais de bonne part que le sergent Martin n'a pas eu moins
de neuf canifs à aiguiser.

«On peut voir toutes nos tables gémissant sous le poids inaccoutumé de
pupitres à écrire, qui depuis deux mois n'avaient pas vu le jour, et
l'on dit même que les profondeurs de la cale ont été ouvertes à
plusieurs reprises, pour donner issue à maintes rames de papier qui ne
s'attendaient pas à sortir sitôt de leur repos.

«Je n'oublierai pas de vous dire que j'ai quelques soupçons qu'on
tentera de glisser dans votre boîte quelques articles qui, manquant du
caractère de l'originalité complète, n'étant pas tout à fait
inédits, ne sauraient convenir à votre plan. Je puis affirmer que pas
plus tard qu'hier soir on a vu un auteur, penché sur son pupitre,
tenant d'une main un volume ouvert du _Spectateur_, tandis que de
l'autre il faisait dégeler son encre à la flamme d'une lampe! Inutile
de vous recommander de vous tenir en garde contre de pareilles
ruses; il ne faut pas que nous voyions reparaître dans la _Chronique
d'hiver_ ce que nos aïeux lisaient en déjeunant, il y a plus d'un
siècle.»

--Bien, bien, dit Altamont, quand le docteur eut achevé sa lecture; il
y a vraiment de la bonne humeur là-dedans, et l'auteur de la lettre
devait être un garçon dégourdi.

--Dégourdi est le mot, répondit le docteur. Tenez, voici maintenant un
avis qui ne manque pas de gaieté:

«On désire trouver une femme d'âge moyen et de bonne renommée, pour
assister dans leur toilette les dames de la troupe du «Théâtre-Royal
de la Géorgie septentrionale». On lui donnera un salaire convenable.
et elle aura du thé et de la bière à discrétion. S'adresser au comité
du théâtre.--_N.B._ Une veuve aura la préférence.»

--Ma foi, ils n'étaient pas dégoûtés, nos compatriotes, dit Johnson.

--Et la veuve s'est-elle rencontrée? demanda Bell.

--On serait tenté de le croire, répondit le docteur, car voici une
réponse adressée au Comité du théâtre:

«Messieurs, je suis veuve; j'ai vingt-six ans, et je puis produire des
témoignages irrécusables en faveur de mes moeurs et de mes talents.
Mais, avant de me charger de la toilette des actrices de votre
théâtre, je désire savoir si elles ont l'intention de garder leurs
culottes, et si l'on me fournira l'assistance de quelques vigoureux
matelots pour lacer et serrer convenablement leurs corsets. Cela
étant, messieurs, vous pouvez compter sur votre servante.

«A. B.»

«_P. S._ Ne pourriez-vous substituer l'eau-de-vie à la petite bière?»

--Ah! bravo! s'écria Altamont. Je vois d'ici ces femmes de chambre qui
vous lacent au cabestan. Eh bien, ils étaient gais, les compagnons du
capitaine Parry.

--Comme tous ceux qui ont atteint leur but», répondit Hatteras.

Hatteras avait jeté cette remarque au milieu de la conversation, puis
il était retombé dans son silence habituel. Le docteur, ne voulant pas
s'appesantir sur ce sujet, se hâta de reprendre sa lecture.

«Voici maintenant, dit-il, un tableau des tribulations arctiques; on
pourrait le varier à l'infini; mais quelques-unes de ces observations
sont assez justes; jugez-en:

«Sortir le matin pour prendre l'air, et, en mettant le pied hors du
vaisseau, prendre un bain froid dans le trou du cuisinier.

«Partir pour une partie de chasse, approcher d'un renne superbe, le
mettre en joue, essayer de faire feu et éprouver l'affreux mécompte
d'un raté, pour cause d'humidité de l'amorce.

«Se mettre en marche avec un morceau de pain tendre dans la poche, et,
quand l'appétit se fait sentir, le trouver tellement durci par la
gelée qu'il peut bien briser les dents, mais non être brisé par elles.

«Quitter précipitamment la table en apprenant qu'un loup passe en vue
du navire, et trouver au retour le dîner mangé par le chat.

«Revenir de la promenade en se livrant à de profondes et utiles
méditations, et en être subitement tiré par les embrassements d'un
ours.»

--Vous le voyez, mes amis, ajouta le docteur, nous ne serions pas
embarrassés d'imaginer quelques autres désagréments polaires; mais, du
moment qu'il fallait subir ces misères, cela devenait un plaisir de
les constater.

--Ma foi, répondit Altamont, c'est un amusant journal que cette
_Chronique d'hiver_, et il est fâcheux que nous ne puissions nous y
abonner!

--Si nous essayions d'en fonder un, dit Johnson.

--A nous cinq! dit Clawbonny; nous ferions tout au plus des
rédacteurs, et il ne resterait pas de lecteurs en nombre suffisant.

--Pas plus que de spectateurs, si nous nous mettions en tête de jouer
la comédie, répondit Altamont.

--Au fait, monsieur Clawbonny, dit Johnson, parlez-nous donc un peu du
théâtre du capitaine Parry; y jouait-on des pièces nouvelles?

--Sans doute; dans le principe, deux volumes embarqués à bord de
l'_Hécla_ furent mis à contribution, et les représentations avaient
lieu tous les quinze jours; mais bientôt le répertoire fut usé jusqu'à
la corde; alors des auteurs improvisés se mirent à l'oeuvre, et Parry
composa lui-même pour les fêtes de Noël une comédie tout à fait en
situation; elle eut un immense succès, et était intitulée _Le Passage
du Nord-Ouest_ ou _La Fin du Voyage_.

--Un fameux titre, répondit Altamont; mais j'avoue que si j'avais à
traiter un pareil sujet, je serais fort embarrassé du dénouement.

--Vous avez raison, dit Bell, qui sait comment cela finira?

--Bon! s'écria le docteur, pourquoi songer au dernier acte, puisque
les premiers marchent bien? Laissons faire la Providence, mes amis;
jouons de notre mieux notre rôle, et puisque le dénouement appartient
à l'auteur de toutes choses, ayons confiance dans son talent; il saura
bien nous tirer d'affaire.

--Allons donc rêver à tout cela, répondit Johnson; il est tard, et
puisque l'heure de dormir est venue, dormons.

--Vous êtes bien pressé, mon vieil ami, dit le docteur.

--Que voulez-vous, monsieur Clawbonny, je me trouve si bien dans ma
couchette! et puis, j'ai l'habitude de faire de bons rêves; je rêve de
pays chauds! de sorte qu'à vrai dire la moitié de ma vie se passe sous
l'équateur, et la seconde moitié au pôle.

--Diable, fit Altamont, vous possédez là une heureuse organisation.

--Comme vous dites, répondit le maître d'équipage.

--Eh bien, reprit le docteur, ce serait une cruauté de faire languir
plus longtemps le brave Johnson. Son soleil des Tropiques l'attend.
Allons nous coucher.»




CHAPITRE XI

TRACES INQUIÉTANTES


Pendant la nuit du 26 au 27 avril, le temps vint à changer; le
thermomètre baissa sensiblement, et les habitants de Doctor's-House
s'en aperçurent au froid qui se glissait sous leurs couvertures;
Altamont, de garde auprès du poêle, eut soin de ne pas laisser tomber
le feu, et il dut l'alimenter abondamment pour maintenir la
température intérieure à cinquante degrés au-dessus de zéro (+10°
centigrades).

Ce refroidissement annonçait la fin de la tempête, et le docteur s'en
réjouissait; les occupations habituelles allaient être reprises, la
chasse, les excursions, la reconnaissance des terres; cela mettrait un
terme à cette solitude désoeuvrée, pendant laquelle les meilleurs
caractères finissent par s'aigrir.

Le lendemain matin, le docteur quitta son lit de bonne heure et se
fraya un chemin à travers les glaces amoncelées jusqu'au cône du
phare.

Le vent avait sauté dans le nord; l'atmosphère était pure; de longues
nappes blanches offraient au pied leur tapis ferme et résistant.

Bientôt les cinq compagnons d'hivernage eurent quitté Doctor's-House;
leur premier soin fut de dégager la maison des masses glacées qui
l'encombraient; on ne s'y reconnaissait plus sur le plateau; il eût
été impossible d'y découvrir les vestiges d'une habitation; la
tempête, comblant les inégalités du terrain, avait tout nivelé; le sol
s'était exhaussé de quinze pieds, au moins.

Il fallut procéder d'abord au déblaiement des neiges, puis redonner à
l'édifice une forme plus architecturale, raviver ses lignes engorgées
et rétablir son aplomb. Rien ne fut plus facile d'ailleurs, et, après
l'enlèvement des glaces, quelques coups du couteau à neige ramenèrent
les murailles à leur épaisseur normale.

Au bout de deux heures d'un travail soutenu, le fond de granit
apparut; l'accès des magasins de vivres et de la poudrière redevint
praticable.

Mais comme, par ces climats incertains, un tel état de choses pouvait
se reproduire d'un jour à l'autre, on refit une nouvelle provision de
comestibles qui fut transportée dans la cuisine. Le besoin de viande
fraîche se faisait sentir à ces estomacs surexcités par les salaisons;
les chasseurs furent donc chargés de modifier le système échauffant
d'alimentation, et ils se préparèrent à partir.

Cependant, la fin d'avril n'amenait pas le printemps polaire; l'heure
du renouvellement n'avait pas sonné; il s'en fallait de six semaines
au moins; les rayons du soleil, trop faibles encore, ne pouvaient
fouiller ces plaines de neige et faire jaillir du sol les maigres
produits de la flore boréale. On devait craindre que les animaux ne
fussent rares, oiseaux ou quadrupèdes. Cependant un lièvre, quelques
couples de ptarmigans, un jeune renard même eussent figuré avec
honneur sur la table de Doctor's-House, et les chasseurs résolurent de
chasser avec acharnement tout ce qui passerait à portée de leur fusil.

Le docteur, Altamont et Bell se chargèrent d'explorer le pays.
Altamont, à en juger par ses habitudes, devait être un chasseur adroit
et déterminé, un merveilleux tireur, bien qu'un peu vantard. Il fut
donc de la partie, tout comme Duk, qui le valait dans son genre, en
ayant l'avantage d'être moins hâbleur.

Les trois compagnons d'aventure remontèrent par le cône de l'est et
s'enfoncèrent au travers des immenses plaines blanches; mais ils
n'eurent pas besoin d'aller loin, car des traces nombreuses se
montrèrent à moins de deux milles du fort; de là, elles descendaient
jusqu'au rivage de la baie Victoria, et paraissaient enlacer le
Fort-Providence de leurs cercles concentriques.

Après avoir suivi ces piétinements avec curiosité, les chasseurs se
regardèrent.

«Eh bien! dit le docteur, cela me semble clair.

--Trop clair, répondit Bell; ce sont des traces d'ours.

--Un excellent gibier, répondit Altamont, mais qui me paraît pécher
aujourd'hui par une qualité.

--Laquelle? demanda le docteur.

--L'abondance, répondit l'Américain.

--Que voulez-vous dire? reprit Bell.

--Je veux dire qu'il y a là les traces de cinq ours parfaitement
distinctes, et cinq ours, c'est beaucoup pour cinq hommes!

--Etes-vous certain de ce que vous avancez? dit le docteur.

--Voyez et jugez par vous-même: voici une empreinte qui ne ressemble
pas à cette autre; les griffes de celles-ci sont plus écartées que les
griffes de celles-là. Voici les pas d'un ours plus petit. Comparez
bien, et vous trouverez dans un cercle restreint les traces de cinq
animaux.

--C'est évident, dit Bell, après avoir examiné attentivement.

--Alors, fît le docteur, il ne faut pas faire de la bravoure inutile,
mais au contraire se tenir sur ses gardes; ces animaux sont très
affamés à la fin d'un hiver rigoureux; ils peuvent être extrêmement
dangereux; et puisqu'il n'est plus possible de douter de leur
nombre....

--Ni même de leurs intentions, répliqua l'Américain.

--Vous croyez, dit Bell, qu'ils ont découvert notre présence sur cette
côte?

--Sans doute, à moins que nous ne soyons tombés dans une passée
d'ours; mais alors pourquoi ces empreintes s'étendent-elles
circulairement, au lieu de s'éloigner à perte de vue? Tenez! ces
animaux-là sont venus du sud-est, ils se sont arrêtés à cette place,
et ils ont commencé ici la reconnaissance du terrain.

--Vous avez raison, dit le docteur; il est même certain qu'ils sont
venus cette nuit.

--Et sans doute les autres nuits, répondit Altamont; seulement, la
neige a recouvert leurs traces.

--Non, répondit le docteur, il est plus probable que ces ours ont
attendu la fin de la tempête; poussés par le besoin, ils ont gagné du
côté de la baie, dans l'intention de surprendre quelques phoques, et
alors ils nous auront éventés.

--C'est cela même, répondit Altamont; d'ailleurs, il est facile de
savoir s'ils reviendront la nuit prochaine.

--Comment cela? dit Bell.

--En effaçant ces traces sur une partie de leur parcours; et si demain
nous retrouvons des empreintes nouvelles, il sera bien évident que le
Fort-Providence est le but auquel tendent ces animaux.

--Bien, répondit le docteur, nous saurons au moins à quoi nous en
tenir.»

Les trois chasseurs se mirent à l'oeuvre, et, en grattant la neige,
ils eurent bientôt fait disparaître les piétinements sur un espace de
cent toises à peu près.

«Il est pourtant singulier, dit Bell, que ces bêtes-là aient pu nous
sentir à une pareille distance; nous n'avons brûlé aucune substance
graisseuse de nature à les attirer.

--Oh! répondit le docteur, les ours sont doués d'une vue perçante et
d'un odorat très subtil; ils sont, en outre, très intelligents, pour
ne pas dire les plus intelligents de tous les animaux, et ils ont
flairé par ici quelque chose d'inaccoutumé.

--D'ailleurs, reprit Bell, qui nous dit que, pendant la tempête, ils
ne se sont pas avancés jusqu'au plateau?

--Alors, répondit l'Américain, pourquoi se seraient-ils arrêtés cette
nuit à cette limite?

--Oui, il n'y a pas de réponse à cela, répliqua le docteur, et nous
devons croire que peu à peu ils rétréciront le cercle de leurs
recherches autour du Fort-Providence.

--Nous verrons bien, répondit Altamont.

--Maintenant, continuons notre marche, dit le docteur, mais ayons
l'oeil au guet.»

Les chasseurs veillèrent avec attention; ils pouvaient craindre que
quelque ours ne fût embusqué derrière les monticules de glace; souvent
même ils prirent les blocs gigantesques pour des animaux, dont ces
blocs avaient la taille et la blancheur. Mais, en fin de compte, et à
leur grande satisfaction, ils en furent pour leurs illusions.

Ils revinrent enfin à mi-côte du cône, et de là leur regard se promena
inutilement depuis le cap Washington jusqu'à l'île Johnson.

Ils ne virent rien; tout était immobile et blanc; pas un bruit, pas un
craquement.

Ils rentrèrent dans la maison de neige.

Hatteras et Johnson furent mis au courant de la situation, et l'on
résolut de veiller avec la plus scrupuleuse attention. La nuit vint;
rien ne troubla son calme splendide, rien ne se fit entendre qui pût
signaler l'approche d'un danger.

Le lendemain, dès l'aube, Hatteras et ses compagnons, bien armés,
allèrent reconnaître l'état de la neige; ils retrouvèrent des traces
identiques à celles de la veille, mais plus rapprochées. Evidemment,
les ennemis prenaient leurs dispositions pour le siège du
Fort-Providence.

«Ils ont ouvert leur seconde parallèle, dit le docteur.

--Ils ont même fait une pointe en avant, répondit Altamont; voyez ces
pas qui s'avancent vers le plateau; ils appartiennent à un puissant
animal.

--Oui, ces ours nous gagnent peu à peu, dit Johnson; il est évident
qu'ils ont l'intention de nous attaquer.

--Cela n'est pas douteux, répondit le docteur; évitons de nous
montrer. Nous ne sommes pas de force à combattre avec succès.

--Mais où peuvent être ces damnés ours? s'écria Bell.

--Derrière quelques glaçons de l'est, d'où ils nous guettent; n'allons
pas nous aventurer imprudemment.

--Et la chasse? fit Altamont.

--Remettons-la à quelques jours, répondit le docteur; effaçons de
nouveau les traces les plus rapprochées, et nous verrons demain matin
si elles se sont renouvelées. De cette façon, nous serons au courant
des manoeuvres de nos ennemis.»

Le conseil du docteur fut suivi, et l'on revint se caserner dans le
fort; la présence de ces terribles bêtes empêchait toute excursion. On
surveilla attentivement les environs de la baie Victoria. Le phare fut
abattu; il n'avait aucune utilité actuelle et pouvait attirer
l'attention des animaux; le fanal et les fils électriques furent
serrés dans la maison; puis, à tour de rôle, chacun se mit en
observation sur le plateau supérieur.

C'étaient de nouveaux ennuis de solitude à subir; mais le moyen d'agir
autrement? On ne pouvait pas se compromettre dans une lutte si
inégale, et la vie de chacun était trop précieuse pour la risquer
imprudemment. Les ours, ne voyant plus rien, seraient peut-être
dépistés, et, s'ils se présentaient isolément pendant les excursions,
on pourrait les attaquer avec chance de succès.

Cependant cette inaction était relevée par un intérêt nouveau: il y
avait à surveiller, et chacun ne regrettait pas d'être un peu sur le
qui-vive.

La journée du 28 avril se passa sans que les ennemis eussent donné
signe d'existence. Le lendemain, on alla reconnaître les traces avec
un vif sentiment de curiosité, qui fut suivi d'exclamations
d'étonnement.

Il n'y avait plus un seul vestige, et la neige déroulait au loin son
tapis intact.

«Bon! s'écria Altamont. les ours sont dépistés! ils n'ont pas eu de
persévérance! ils se sont fatigués d'attendre! ils sont partis! Bon
vovage! et maintenant, en chasse!

--Eh! eh! répliqua le docteur, qui sait? Pour plus de sûreté, mes
amis, je vous demande encore un jour de surveillance. Il est certain
que l'ennemi n'est pas revenu cette nuit, du moins de ce côté...

--Faisons le tour du plateau, dit Altamont, et nous saurons à quoi
nous en tenir.

--Volontiers», dit le docteur.

Mais on eut beau relever avec soin tout l'espace dans un rayon de deux
milles, il fut impossible de retrouver la moindre trace.

«Eh bien, chassons-nous? demanda l'impatient Américain.

--Attendons à demain, répondit le docteur.

--A demain donc», répondit Altamont, qui avait de la peine à se
résigner.

On rentra dans le fort. Cependant, comme la veille, chacun dut,
pendant une heure, aller reprendre son poste d'observation.

Quand le tour d'Altamont arriva, il alla relever Bell an sommet du
cône.

Dès qu'il lut parti, Hatteras appela ses compagnons autour de lui. Le
docteur quitta son cahier de notes, et Johnson ses fourneaux.

On pouvait croire qu'Hatteras allait causer des dangers de la
situation; il n'y pensait même pas.

«Mes amis, dit-il, profitons de l'absence de cet Américain pour parler
de nos affaires: il y a des choses qui ne peuvent le regarder et dont
je ne veux pas qu'il se mêle.»

Les interlocuteurs du capitaine se regardèrent, ne sachant pas où il
voulait en venir.

«Je désire, dit-il, m'entendre avec vous sur nos projets futurs.

--Bien, bien, répondit le docteur; causons, puisque nous sommes seuls.

--Dans un mois, reprit Hatteras, dans six semaines au plus tard, le
moment des grandes excursions va revenir. Avez-vous pensé à ce qu'il
conviendrait d'entreprendre pendant l'été?

--Et vous, capitaine? demanda Johnson.

--Moi, je puis dire que pas une heure de ma vie ne s'écoule, qui ne me
trouve en présence de mon idée, j'estime que pas un de vous n'a
l'intention de revenir sur ses pas?...»

Cette insinuation fut laissée sans réponse immédiate.

«Pour mon compte, reprit Hatteras, dussé-je aller seul, j'irai
jusqu'au pôle nord; nous en sommes à trois cent soixante milles au
plus. Jamais hommes ne s'approchèrent autant de ce but désiré, et je
ne perdrai pas une pareille occasion sans avoir tout tenté, même
l'impossible. Quels sont vos projets à cet égard?

--Les vôtres, répondit vivement le docteur.

--Et les vôtres. Johnson?

--Ceux du docteur, répondit le maître d'équipage.

--A vous de parler. Bell, dit Hatteras.

--Capitaine, répondit le charpentier, nous n'avons pas de famille qui
nous attende en Angleterre, c'est vrai, mais enfin le pays, c'est le
pays! ne pensez-vous donc pas au retour?

--Le retour, reprit le capitaine, se fera aussi bien après la
découverte du pôle. Mieux même. Les difficultés ne seront pas accrues,
car, en remontant, nous nous éloignons des points les plus froids du
globe. Nous avons pour longtemps encore du combustible et des
provisions. Rien ne peut donc nous arrêter, et nous serions coupables
de ne pas être allés jusqu'au bout.

--Eh bien, répondit Bell, nous sommes tous de votre opinion,
capitaine.

--Bien, répondit Hatteras. Je n'ai jamais douté de vous. Nous
réussirons, mes amis, et l'Angleterre aura toute la gloire de notre
succès.

--Mais il y a un Américain parmi nous», dit Johnson.

Hatteras ne put retenir un geste de colère à cette observation.

«Je le sais, dit-il d'une voix grave.

--Nous ne pouvons l'abandonner ici, reprit le docteur.

--Non! nous ne le pouvons pas! répondit machinalement Hatteras.

--Et il viendra certainement!

--Oui! il viendra! mais qui commandera?

--Vous, capitaine.

--Et si vous m'obéissez, vous autres, ce Yankee refusera-t-il d'obéir?

--Je ne le pense pas, répondit Johnson; mais enfin s'il ne voulait pas
se soumettre à vos ordres?...

--Ce serait alors une affaire entre lui et moi.»

Les trois Anglais se turent en regardant Hatteras. Le docteur reprit
la parole.

«Comment voyagerons-nous? dit-il.

--En suivant la côte autant que possible, répondit Hatteras.

--Mais si nous trouvons la mer libre, comme cela est probable?

--Eh bien, nous la franchirons.

--De quelle manière? nous n'avons pas d'embarcation.»

Hatteras ne répondit pas; il était visiblement embarrassé.

«On pourrait peut-être, dit Bell, construire une chaloupe avec les
débris du _Porpoise_.

--Jamais! s'écria violemment Hatteras.

--Jamais!» fit Johnson.

Le docteur secouait la tête; il comprenait la répugnance du capitaine.

«Jamais, reprit ce dernier. Une chaloupe faite avec le bois d'un
navire américain serait américaine.

--Mais, capitaine...» reprit Johnson.

Le docteur fit signe au vieux maître de ne pas insister en ce moment.
Il fallait réserver cette question pour un moment plus opportun: le
docteur, tout en comprenant les répugnances d'Hatteras, ne les
partageait pas, et il se promit bien de faire revenir son ami sur une
décision aussi absolue.

Il parla donc d'autre chose, de la possibilité de remonter la côte
directement jusqu'au nord, et de ce point inconnu du globe qu'on
appelle le pôle boréal.

Bref, il détourna les côtés dangereux de la conversation, jusqu'au
moment où elle se termina brusquement, c'est-à-dire à l'entrée
d'Altamont.

Celui-ci n'avait rien à signaler.

La journée finit ainsi, et la nuit se passa tranquillement. Les ours
avaient évidemment disparu.




CHAPITRE XII

LA PRISON DE GLACE


Le lendemain, il fut question d'organiser une chasse, à laquelle
devaient prendre part Hatteras, Altamont et le charpentier; les traces
inquiétantes ne s'étaient pas renouvelées, et les ours avaient
décidément renoncé à leur projet d'attaque, soit par frayeur de ces
ennemis inconnus, soit que rien de nouveau ne leur eût révélé la
présence d'êtres animés sous ce massif de neige.

Pendant l'absence des trois chasseurs, le docteur devait pousser
jusqu'à l'île Johnson, pour reconnaître l'état des glaces et faire
quelques relevés hydrographiques. Le froid se montrait très vif, mais
les hiverneurs le supportaient bien; leur épiderme était fait à ces
températures exagérées.

Le maître d'équipage devait rester à Doctor's-House, en un mot garder
la maison.

Les trois chasseurs firent leurs préparatifs de départ; ils s'armèrent
chacun d'un fusil à deux coups, à canon rayé et à balles coniques; ils
prirent une petite provision de pemmican, pour le cas où la nuit les
surprendrait avant la fin de leur excursion; ils portaient en outre
l'inséparable couteau à neige, le plus indispensable outil de ces
régions, et une hachette s'enfonçait dans la ceinture de leur jaquette
en peau de daim.

Ainsi équipés, vêtus, armés, ils pouvaient aller loin, et, adroits et
audacieux, ils devaient compter sur le bon résultat de leur chasse.

Ils furent prêts à huit heures du matin, et partirent. Duk les
précédait en gambadant; ils remontèrent la colline de l'est,
tournèrent le cône du phare et s'enfoncèrent dans les plaines du sud
bornées par le Bell-Mount.

De son côté, le docteur, après être convenu avec Johnson d'un signal
d'alarme en cas de danger, descendit vers le rivage, de manière à
gagner les glaces multiformes qui hérissaient la baie Victoria.

Le maître d'équipage demeura seul au Fort-Providence, mais non oisif.
Il commença par donner la liberté aux chiens groënlandais qui
s'agitaient dans le Dog-Palace; ceux-ci, enchantés, allèrent se rouler
sur la neige. Johnson ensuite s'occupa des détails compliqués du
ménage. Il avait à renouveler le combustible et les provisions, à
mettre les magasins en ordre, à raccommoder maint ustensile brisé, à
repriser les couvertures en mauvais état, à refaire des chaussures
pour les longues excursions de l'été. L'ouvrage ne manquait pas, et le
maître d'équipage travaillait avec cette habileté du marin auquel rien
n'est étranger des métiers de toutes sortes.

En s'occupant, il réfléchissait à la conversation de la veille; il
pensait au capitaine et surtout à son entêtement, très héroïque et
très honorable après tout, de ne pas vouloir qu'un Américain, même une
chaloupe américaine atteignît avant lui ou avec lui le pôle du monde.

«Il me semble difficile pourtant, se disait-il, de passer l'océan sans
bateau, et, si nous avons la pleine mer devant nous, il faudra bien se
rendre à la nécessité de naviguer. On ne peut pas faire trois cents
milles à la nage, fût-on le meilleur Anglais de la terre. Le
patriotisme a des limites. Enfin, on verra. Nous avons encore du temps
devant nous; M. Clawbonny n'a pas dit son dernier mot dans la
question; il est adroit; et c'est un homme à faire revenir le
capitaine sur son idée. Je gage même qu'en allant du côté de l'île, il
jettera un coup d'oeil sur les débris du _Porpoise_ et saura au juste
ce qu'on en peut faire.»

Johnson en était là de ses réflexions, et les chasseurs avaient quitté
le fort depuis une heure, quand une détonation forte et claire
retentit à deux ou trois milles sous le vent.

«Bon! se dit le vieux marin, ils ont trouvé quelque chose, et sans
aller trop loin, puisqu'on les entend distinctement. Après cela,
l'atmosphère est si pure!»

Une seconde détonation, puis une troisième se répétèrent coup sur
coup.

«Allons, reprit Johnson, ils sont arrivés au bon endroit.»

Trois autres coups de feu plus rapprochés éclatèrent encore.

«Six coups! fit Johnson; leurs armes sont déchargées maintenant.
L'affaire a été chaude! Est-ce que par hasard?...»

A l'idée qui lui vint, Johnson pâlit; il quitta rapidement la maison
de neige et gravit en quelques instants le coteau jusqu'au sommet du
cône.

Ce qu'il vit le fit frémir.

«Les ours!» s'écria-t-il.

Les trois chasseurs, suivis de Duk, revenaient à toutes jambes,
poursuivis par cinq animaux gigantesques; leurs six balles n'avaient
pu les abattre; les ours gagnaient sur eux; Hatteras, resté en
arrière, ne parvenait à maintenir sa distance entre les animaux et lui
qu'en lançant peu à peu son bonnet, sa hachette, son fusil même. Les
ours s'arrêtaient, suivant leur habitude, pour flairer l'objet jeté à
leur curiosité, et perdaient un peu de ce terrain sur lequel ils
eussent dépassé le cheval le plus rapide.

Ce fut ainsi qu'Hatteras, Altamont, Bell, époumonés par leur course,
arrivèrent près de Johnson, et, du haut du talus, ils se laissèrent
glisser avec lui jusqu'à la maison de neige.

Les cinq ours les touchaient presque, et de son couteau le capitaine
avait dû parer un coup de patte qui lui fut violemment porté.

En un clin d'oeil, Hatteras et ses compagnons furent renfermés dans la
maison. Les animaux s'étaient arrêtés sur le plateau supérieur formé
par la troncature du cône.

«Enfin, s'écria Hatteras, nous pourrons nous défendre plus
avantageusement, cinq contre cinq!

--Quatre contre cinq! s'écria Johnson d'une voix terrifiée.

--Comment? fit Hatteras.

--Le docteur! répondit Johnson, en montrant le salon vide.

--Eh bien!

--Il est du côté de l'île!

--Le malheureux! s'écria Bell.

--Nous ne pouvons l'abandonner ainsi, dit Altamont.

--Courons!» fit Hatteras.

Il ouvrit rapidement la porte, mais il eut à peine le temps de la
refermer; un ours avait failli lui briser le crâne d'un coup de
griffe.

«Ils sont là! s'écria-t-il.

--Tous? demanda Bell.

--Tous!» répondit Hatteras.

Altamont se précipita vers les fenêtres, dont il combla les baies avec
des morceaux de glace enlevés aux murailles de la maison. Ses
compagnons l'imitèrent sans parler; le silence ne fut interrompu que
par les jappements sourds de Duk.

Mais, il faut le dire, ces hommes n'avaient qu'une seule pensée; ils
oubliaient leur propre danger et ne songeaient qu'au docteur. A lui,
non à eux. Pauvre Clawbonny! si bon, si dévoué, l'âme de cette petite
colonie! pour la première fois, il n'était pas là; des périls
extrêmes, une mort épouvantable peut-être l'attendaient, car, son
excursion terminée, il reviendrait tranquillement au Fort-Providence
et se trouverait en présence de ces féroces animaux.

Et nul moyen pour le prévenir!

«Cependant, dit Johnson, ou je me trompe fort, ou il doit être sur ses
gardes; vos coups de feu répétés ont dû l'avertir, et il ne peut
manquer de croire à quelque événement extraordinaire.

--Mais s'il était loin alors, répondit Altamont, et s'il n'a pas
compris? Enfin, sur dix chances, il y en a huit pour qu'il revienne
sans se douter du danger! Les ours sont abrités par l'escarpe du fort,
et il ne peut les apercevoir!

--Il faut donc se débarrasser de ces dangereuses bêtes avant son
retour, répondit Hatteras.

--Mais comment?» fit Bell.

La réponse à cette question était difficile. Tenter une sortie
paraissait impraticable. On avait eu soin de barricader le couloir,
mais les ours pouvaient avoir facilement raison de ces obstacles, si
l'idée leur en prenait; ils savaient à quoi s'en tenir sur le nombre
et la force de leurs adversaires, et il leur serait aisé d'arriver
jusqu'à eux.

Les prisonniers s'étaient postés dans chacune des chambres de
Doctor's-House afin de surveiller toute tentative d'invasion; en
prêtant l'oreille, ils entendaient les ours aller, venir, grogner
sourdement, et gratter de leurs énormes pattes les murailles de neige.

Cependant il fallait agir; le temps pressait. Altamont résolut de
pratiquer une meurtrière, afin de tirer sur les assaillants; en
quelques minutes, il eut creusé une sorte de trou dans le mur de
glace; il y introduisit son fusil; mais, à peine l'arme passa-t-elle
au-dehors, qu'elle lui fut arrachée des mains avec une puissance
irrésistible, sans qu'il pût faire feu.

«Diable! s'écria-t-il, nous ne sommes pas de force.»

Et il se hâta de reboucher la meurtrière.

Cette situation durait déjà depuis une heure, et rien n'en faisait
prévoir le terme. Les chances d'une sortie furent encore discutées;
elles étaient faibles, puisque les ours ne pouvaient être combattus
séparément. Néanmoins, Hatteras et ses compagnons, pressés d'en finir,
et, il faut le dire, très confus d'être ainsi tenus en prison par des
bêtes, allaient tenter une attaque directe, quand le capitaine imagina
un nouveau moyen de défense.

Il prit le poker[1] qui servait à Johnson à dégager ses fourneaux et
le plongea dans le brasier du poêle; puis il pratiqua une ouverture
dans la muraille de neige, mais sans la prolonger jusqu'au-dehors, et
de manière à conserver extérieurement une légère couche de glace.

  [1]  Longue tige de fer destinée à arriser le feu des fourneaux.

Ses compagnons le regardaient faire. Quand le poker fut rouge à blanc.
Hatteras prit la parole et dit:

«Cette barre incandescente va me servir à repousser les ours, qui ne
pourront la saisir, et à travers la meurtrière il sera facile de faire
un feu nourri contre eux, sans qu'ils puissent nous arracher nos
armes.

--Bien imaginé!» s'écria Bell, en se postant près d'Altamont.

Alors Hatteras, retirant le poker du brasier, l'enfonça rapidement
dans la muraille. La neige, se vaporisant à son contact, siffla avec
un bruit assourdissant. Deux ours accoururent, saisirent la barre
rougie et poussèrent un hurlement terrible, au moment ou quatre
détonations retentissaient coup sur coup.

«Touchés! s'écria l'Américain.

--Touchés! riposta Bell.

--Recommençons», dit Hatteras, en rebouchant momentanément
l'ouverture.

Le poker fut plongé dans le fourneau; au bout de quelques minutes, il
était rouge.

Altamont et Bell revinrent prendre leur place, après avoir rechargé
les armes; Hatteras rétablit la meurtrière et y introduisit de nouveau
le poker incandescent.

Mais cette fois une surface impénétrable l'arrêta.

«Malédiction! s'écria l'Américain.

--Qu'y a-t-il? demanda Johnson.

--Ce qu'il y a! il y a que ces maudits animaux entassent blocs sur
blocs, qu'ils nous murent dans notre maison, qu'ils nous enterrent
vivants!

--C'est impossible!

--Voyez, le poker ne peut traverser! cela finit par être ridicule, à
la fin!»

Plus que ridicule, cela devenait inquiétant. La situation empirait.
Les ours en bêtes très intelligentes, employaient ce moyen pour
étouffer leur proie. Ils entassaient les glaçons de manière à rendre
toute fuite impossible.

«C'est dur! dit le vieux Johnson d'un air très mortifié. Que des
hommes vous traitent ainsi, passe encore, mais des ours!»

Après cette réflexion, deux heures s'écoulèrent sans amener de
changement dans la situation des prisonniers; le projet de sortie
était devenu impraticable; les murailles épaissies arrêtaient tout
bruit extérieur. Altamont se promenait avec l'agitation d'un homme
audacieux qui s'exaspère de trouver un danger supérieur à son courage.
Hatteras songeait avec effroi au docteur, et au péril très sérieux qui
le menaçait à son retour.

«Ah! s'écria Johnson, si M. Clawbonny était ici!

--Eh bien! que ferait-il? répondit Altamont.

--Oh! il saurait bien nous tirer d'affaire!

--Et comment? demanda l'Américain avec humeur.

--Si je le savais, répondit Johnson, je n'aurais pas besoin de lui.
Cependant, je devine bien quel conseil il nous donnerait en ce moment!

--Lequel?

--Celui de prendre quelque nourriture! cela ne peut pas nous faire de
mal. Au contraire. Qu'en pensez-vous, monsieur Altamont?

--Mangeons si cela vous fait plaisir, répondit ce dernier, quoique la
situation soit bien sotte, pour ne pas dire humiliante.

--Je gage, dit Johnson, qu'après dîner, nous trouverons un moyen
quelconque de sortir de là.»

On ne répondit pas au maître d'équipage, mais on se mit à table.

Johnson, élevé à l'école du docteur, essaya d'être philosophe dans le
danger, mais il n'y réussit guère; ses plaisanteries lui restaient
dans la gorge. D'ailleurs, les prisonniers commençaient à se sentir
mal à leur aise; l'air s'épaississait dans cette demeure
hermétiquement fermée; l'atmosphère ne pouvait se refaire à travers le
tuyau des fourneaux qui tiraient mal, et il était facile de prévoir
que, dans un temps fort limité, le feu viendrait à s'éteindre;
l'oxygène, absorbé par les poumons et le foyer, ferait bientôt place à
l'acide carbonique, dont on connaît l'influence mortelle.

Hatteras s'aperçut le premier de ce nouveau danger; il ne voulut point
le cacher à ses compagnons.

«Alors, il faut sortir à tout prix! répondit Altamom.

--Oui! reprit Hatteras; mais attendons la nuit; nous ferons un trou à
la voûte, cela renouvellera notre provision d'air; puis, l'un de nous
prendra place à ce poste, et de là il fera feu sur les ours.

--C'est le seul parti à prendre», répliqua l'Américain.

Ceci convenu, on attendit le moment de tenter l'aventure, et, pendant
les heures qui suivirent, Altamont n'épargna pas ses imprécations
contre un état de choses dans lequel, disait-il, «des ours et des
hommes étant donnés, ces derniers ne jouaient pas le plus beau rôle».




CHAPITRE XIII

LA MINE


La nuit arriva, et la lampe du salon commençait déjà à pâlir dans
cette atmosphère pauvre d'oxygène.

A huit heures, on fit les derniers préparatifs. Les fusils furent
chargés avec soin, et l'on pratiqua une ouverture dans la voûte de la
snow-house.

Le travail durait déjà depuis quelques minutes, et Bell s'en tirait
adroitement, quand Johnson, quittant la chambre à coucher, dans
laquelle il se tenait en observation, revint rapidement vers ses
compagnons.

Il semblait inquiet.

«Qu'avez-vous? lui demanda le capitaine.

--Ce que j'ai? rien! répondit le vieux marin en hésitant, et pourtant.

--Mais qu'y a-t-il? dit Altamont.

--Silence! n'entendez-vous pas un bruit singulier?

--De quel côté?

--Là! il se passe quelque chose dans la muraille de la chambre!»

Bell suspendit son travail; chacun écouta.

Un bruit éloigné se laissait percevoir, qui semblait produit clans le
mur latéral; on faisait évidemment une trouée dans la glace.

«On gratte! fit Johnson.

--Ce n'est pas douteux, répondit Altamont.

--Les ours? dit Bell.

--Oui! les ours, dit Altamont.

--Ils ont changé de tactique, reprit le vieux marin; ils ont renoncé à
nous étouffer!

--Ou ils nous croient étouffés! reprit l'Américain, que la colère
gagnait très sérieusement.

--Nous allons être attaqués, fit Bell.

--Eh bien! répondit Hatteras, nous lutterons corps à corps.

--Mille diables! s'écria Altamont, j'aime mieux cela! j'en ai assez
pour mon compte de ces ennemis invisibles! on se verra et on se
battra!

--Oui, répondit Johnson, mais pas à coups de fusil; c'est impossible
dans un espace aussi étroit.

--Soit! à la hache! au couteau!»

Le bruit augmentait; on entendait distinctement l'éraillure des
griffes; les ours avaient attaqué la muraille à l'angle même où elle
rejoignait le talus de neige adossé au rocher.

«L'animal qui creuse, dit Johnson, n'est pas maintenant à six pieds de
nous.

--Vous avez raison, Johnson, répondit l'Américain; mais nous avons le
temps de nous préparer à le recevoir!»

L'Américain prit sa hache d'une main, son couteau de l'autre;
arc-bouté sur son pied droit, le corps rejeté en arrière, il se tint
en posture d'attaque. Hatteras et Bell l'imitèrent. Johnson prépara
son fusil pour le cas où l'usage d'une arme à feu serait nécessaire.

Le bruit devenait de plus en plus fort; la glace arrachée craquait
sous la violente incision de griffes d'acier.

Enfin une croûte mince sépara seulement l'assaillant de ses
adversaires; soudain, cette croûte se fendit comme le cerceau tendu de
papier sous l'effort du clown, et un corps noir, énorme, apparut dans
la demi-obscurité de la chambre.

Altamont ramena rapidement sa main armée pour frapper.

«Arrêtez! par le Ciel! dit une voix bien connue.

--Le docteur! le docteur!» s'écria Johnson.

C'était le docteur, en effet, qui, emporté par sa masse, vint rouler
au milieu de la chambre.

«Bonjour, mes braves amis», dit-il en se relevant lestement.

Ses compagnons demeurèrent stupéfaits; mais à la stupéfaction succéda
la joie; chacun voulut serrer le digne homme dans ses bras; Hatteras,
très ému, le retint longtemps sur sa poitrine. Le docteur lui répondit
par une chaleureuse poignée de main.

«Comment, vous, monsieur Clawbonny! dit le maître d'équipage.

--Moi, mon vieux Johnson, et j'étais plus inquiet de votre sort que
vous n'avez pu l'être du mien.

--Mais comment avez-vous su que nous étions assaillis par une bande
d'ours? demanda Altamont; notre plus vive crainte était de vous voir
revenir tranquillement au Fort-Providence, sans vous douter du danger.

--Oh! j'avais tout vu, répondit le docteur; vos coups de fusil m'ont
donné l'éveil; je me trouvais en ce moment près des débris du
_Porpoise_; j'ai gravi un hummock; j'ai aperçu les cinq ours qui vous
poursuivaient de près; ah! quelle peur j'ai ressentie pour vous! Mais
enfin votre dégringolade du haut de la colline et l'hésitation des
animaux m'ont rassuré momentanément; j'ai compris que vous aviez eu le
temps de vous barricader dans la maison. Alors, peu à peu, je me suis
approché, tantôt rampant, tantôt me glissant entre les glaçons; je
suis arrivé près du fort, et j'ai vu ces énormes bêtes au travail,
comme de gros castors; ils battaient la neige, ils amoncelaient les
blocs, en un mot ils vous muraient tout vivants. Il est heureux que
l'idée ne leur soit pas venue de précipiter des blocs de glace du
sommet du cône, car vous auriez été écrasés sans merci.

--Mais, dit Bell, vous n'étiez pas en sûreté, monsieur Clawbonny; ne
pouvaient-ils abandonner la place et revenir vers vous?

--Ils n'y pensaient guère; les chiens groënlandais, lâchés par
Johnson, sont venus plusieurs fois rôder à petite distance, et ils
n'ont pas songé à leur donner la chasse; non, ils se croyaient sûrs
d'un gibier plus savoureux.

--Grand merci du compliment, dit Altamont en riant.

--Oh! il n'y a pas de quoi être fier. Quand j'ai compris la tactique
des ours, j'ai résolu de vous rejoindre. Il fallait attendre la nuit,
par prudence; aussi, dès les premières ombres du crépuscule, je me
suis glissé sans bruit vers le talus, du côté de la poudrière. J'avais
mon idée en choisissant ce point; je voulais percer une galerie. Je me
suis donc mis au travail; j'ai attaqué la glace avec mon couteau à
neige, un fameux outil, ma foi! Pendant trois heures j'ai pioché, j'ai
creusé, j'ai travaillé, et me voilà affamé, éreinté, mais arrivé...

--Pour partager notre sort? dit Altamont.

--Pour nous sauver tous; mais donnez-moi un morceau de biscuit et de
viande; je tombe d'inanition».

Bientôt le docteur mordait de ses dents blanches un respectable
morceau de boeuf salé. Tout en mangeant, il se montra disposé à
répondre aux questions dont on le pressait.

«Nous sauver! avait repris Bell.

--Sans doute, répondit le docteur, en faisant place à sa réponse par
un vigoureux effort des muscles staphylins.

--Au fait, dit Bell, puisque M. Clawbonny est venu, nous pouvons nous
en aller par le même chemin.

--Oui-dà, répondit le docteur, et laisser le champ libre à cette
engeance malfaisante, qui finira par découvrir nos magasins et les
piller!

--Il faut demeurer ici, dit Hatteras.

--Sans doute, répondit le docteur, et nous débarrasser néanmoins de
ces animaux.

--Il y a donc un moyen? demanda Bell.

--Un moyen sûr, répondit le docteur.

--Je le disais bien, s'écria Johnson en se frottant les mains; avec M.
Clawbonny, jamais rien n'est désespéré; il a toujours quelque
invention dans son sac de savant.

--Oh! oh! mon pauvre sac est bien maigre, mais en fouillant bien....

--Docteur, dit Altamont, les ours ne peuvent-ils pénétrer par cette
galerie que vous avez creusée?

--Non, j'ai eu soin de reboucher solidement l'ouverture; et
maintenant, nous pouvons aller d'ici à la poudrière sans qu'ils s'en
doutent.

--Bon! nous direz-vous maintenant quel moyen vous comptez employer
pour nous débarrasser de ces ridicules visiteurs?

--Un moyen bien simple, et pour lequel une partie du travail est déjà
fait.

--Comment cela?

--Vous le verrez. Mais j'oublie que je ne suis pas venu seul ici.

--Que voulez-vous dire? demanda Johnson.

--J'ai là un compagnon à vous présenter.»

Et, en parlant de la sorte, le docteur tira de la galerie le corps
d'un renard fraîchement tué.

«Un renard! s'écria Bell.

--Ma chasse de ce matin, répondit modestement le docteur, et vous
verrez que jamais renard n'aura été tué plus à propos.

--Mais enfin, quel est votre dessein? demanda Altamont.

--J'ai la prétention, répondit le docteur, de faire sauter les ours
tous ensemble avec cent livres de poudre.»

On regarda le docteur avec surprise.

«Mais la poudre? lui demanda-t-on.

--Elle est au magasin.

--Et le magasin?

--Ce boyau y conduit. Ce n'est pas sans motif que j'ai creusé une
galerie de dix toises de longueur; j'aurais pu attaquer le parapet
plus près de la maison, mais j'avais mon idée.

--Enfin, cette mine, où prétendez-vous l'établir? demanda l'Américain.

--A la face même de notre talus, c'est-à-dire au point le plus éloigné
de la maison, de la poudrière et des magasins.

--Mais comment y attirer les ours tous à la fois?

--Je m'en charge, répondit le docteur; assez parlé, agissons. Nous
avons cent pieds de galerie à creuser pendant la nuit; c'est un
travail fatigant; mais à cinq, nous nous en tirerons en nous relayant.
Bell va commencer, et pendant ce temps nous prendrons quelque repos.

--Parbleu! s'écria Johnson plus j'y pense, plus je trouve le moyen de
M. Clawbonny excellent.

--Il est sûr, répondit le docteur.

--Oh! du moment que vous le dites, ce sont des ours morts, et je me
sens déjà leur fourrure sur les épaules.

--A l'ouvrage donc!»

Le docteur s'enfonça dans la galerie sombre, et Bell le suivit; où
passait le docteur, ses compagnons étaient assurés de se trouver à
l'aise. Les deux mineurs arrivèrent à la poudrière et débouchèrent au
milieu des barils rangés en bon ordre. Le docteur donna à Bell les
indications nécessaires; le charpentier attaqua le mur opposé, sur
lequel s'épaulait le talus, et son compagnon revint dans la maison.

Bell travailla pendant une heure et creusa un boyau long de dix pieds
à peu près, dans lequel on pouvait s'avancer en rampant. Au bout de ce
temps, Altamont vint le remplacer, et dans le même temps il fit à peu
près le même travail; la neige, retirée de la galerie, était
transportée dans la cuisine, où le docteur la faisait fondre au feu,
afin qu'elle tînt moins de place.

A l'Américain succéda le capitaine, puis Johnson. En dix heures,
c'est-à-dire vers les huit heures du matin, la galerie était
entièrement ouverte.

Aux premières lueurs de l'aurore, le docteur vint considérer les ours
par une meurtrière qu'il pratiqua dans le mur du magasin à poudre.

Ces patients animaux n'avaient pas quitté la place. Ils étaient là,
allant, venant, grognant, mais, en somme, faisant leur faction avec
une persévérance exemplaire; ils rôdaient autour de la maison, qui
disparaissait sous les blocs amoncelés. Mais un moment vint pourtant
où ils semblèrent avoir épuisé leur patience, car le docteur les vit
tout à coup repousser les glaçons qu'ils avaient entassés.

«Bon! dit-il au capitaine, qui se trouvait près de lui.

--Que font-ils? demanda celui-ci.

--Ils m'ont tout l'air de vouloir démolir leur ouvrage et d'arriver
jusqu'à nous! Mais un instant! ils seront démolis auparavant. En tout
cas, pas de temps à perdre.»

Le docteur se glissa jusqu'au point où la mine devait être pratiquée;
là, il fit élargir la chambre de toute la largeur et de toute la
hauteur du talus; il ne resta bientôt plus à la partie supérieure
qu'une écorce de glace épaisse d'un pied au plus; il fallut même la
soutenir pour qu'elle ne s'effondrât pas.

Un pieu solidement appuyé sur le sol de granit fit l'office de poteau;
le cadavre du renard fut attaché à son sommet, et une longue corde,
nouée à sa partie inférieure, se déroula à travers la galerie jusqu'à
la poudrière.

Les compagnons du docteur suivaient ses instructions sans trop les
comprendre.

«Voici l'appât», dit-il, en leur montrant le renard.

Au pied du poteau, il fit rouler un tonnelet pouvant contenir cent
livres de poudre.

«Et voici la mine, ajouta-t-il.

--Mais, demanda Hatteras, ne nous ferons-nous pas sauter en même temps
que les ours?

--Non! nous sommes suffisamment éloignés du théâtre de l'explosion;
d'ailleurs, notre maison est solide; si elle se disjoint un peu, nous
en serons quittes pour la refaire.

--Bien, répondit Altamont; mais maintenant comment prétendez-vous
opérer?

--Voici, en halant cette corde, nous abattrons le pieu qui soutient la
croûte de la glace au-dessus de la mine; le cadavre du renard
apparaîtra subitement hors du talus, et vous admettrez sans peine que
des animaux affamés par un long jeûne n'hésiteront pas à se précipiter
sur cette proie inattendue.

--D'accord.

--Eh bien, à ce moment, je mets le feu à la mine, et je fais sauter
d'un seul coup les convives et le repas.

--Bien! bien!» s'écria Johnson, qui suivait l'entretien avec un vif
intérêt.

Hatteras, ayant confiance absolue dans son ami. ne demandait aucune
explication. Il attendait. Mais Altamont voulait savoir jusqu'au bout.

«Docteur, dit-il, comment calculerez-vous la durée de votre mèche avec
une précision telle que l'explosion se fasse au moment opportun?

--C'est bien simple, répondit le docteur, je ne calculerai rien.

--Vous avez donc une mèche de cent pieds de longueur?

--Non.

--Vous ferez donc simplement une traînée de poudre?

--Point! cela pourrait rater.

--Il faudra donc que quelqu'un se dévoue et aille mettre le feu à la
mine?

--S'il faut un homme de bonne volonté, dit Johnson avec empressement,
je m'offre volontiers.

--Inutile, mon digne ami, répondit le docteur, en tendant la main au
vieux maître d'équipage, nos cinq existences sont précieuses, et elles
seront épargnées, Dieu merci.

--Alors, fit l'Américain, je renonce à deviner.

--Voyons, répondit le docteur en souriant, si l'on ne se tirait pas
d'affaire dans cette circonstance, à quoi servirait d'avoir appris la
physique?

--Ah! fit Johnson rayonnant, la physique!

--Oui! n'avons-nous pas ici une pile électrique et des fils d'une
longueur suffisante, ceux-là mêmes qui servaient à notre phare?

--Eh bien?

--Eh bien, nous mettrons le feu à la mine quand cela nous plaira,
instantanément et sans danger.

--Hurrah! s'écria Johnson.

--Hurrah!» répétèrent ses compagnons, sans se soucier d'être ou non
entendus de leurs ennemis.

Aussitôt, les fils électriques furent déroulés dans la galerie depuis
la maison jusqu'à la chambre de la mine. Une de leurs extrémités
demeura enroulée à la pile, et l'autre plongea au centre du tonnelet,
les deux bouts restant placés à une petite distance l'un de l'autre.

A neuf heures du matin, tout fut terminé. Il était temps; les ours se
livraient avec furie à leur rage de démolition.

Le docteur jugea le moment arrivé. Johnson fut placé dans le magasin à
poudre, et chargé de tirer sur la corde rattachée au poteau. Il prit
place à son poste.

«Maintenant, dit le docteur à ses compagnons, préparez vos armes, pour
le cas où les assiégeants ne seraient pas tués du premier coup, et
rangez-vous auprès de Johnson: aussitôt après l'explosion, faites
irruption au-dehors.

--Convenu, répondit l'Américain.

--Et maintenant, nous avons fait tout ce que des hommes peuvent faire!
nous nous sommes aidés! que le Ciel nous aide!»

Hatteras, Altamont et Bell se rendirent à la poudrière. Le docteur
resta seul près de la pile.

Bientôt, il entendit la voix éloignée de Johnson qui criait:

«Attention!

--Tout va bien», répondit-il.

Johnson tira vigoureusement la corde; elle vint à lui, entraînant le
pieu; puis, il se précipita à la meurtrière et regarda.

La surface du talus s'était affaissée. Le corps du renard apparaissait
au-dessus des débris de glace. Les ours, surpris d'abord, ne tardèrent
pas à se précipiter en groupe serré sur cette proie nouvelle.

«Feu!» cria Johnson.

Le docteur établit aussitôt le courant électrique entre ses fils; une
explosion formidable eut lieu; la maison oscilla comme dans un
tremblement de terre; les murs se fendirent. Hatteras, Altamont et
Bell se précipitèrent hors du magasin à poudre, prêts à faire feu.

Mais leurs armes furent inutiles; quatre ours sur cinq, englobés dans
l'explosion, retombèrent ça et là en morceaux, méconnaissables,
mutilés, carbonisés, tandis que le dernier, à demi rôti, s'enfuyait à
toutes jambes.

«Hurrah! hurrah! hurrah!» s'écrièrent les compagnons de Clawbonny,
pendant que celui-ci se précipitait en souriant dans leurs bras.




CHAPITRE XIV

LE PRINTEMPS POLAIRE


Les prisonniers étaient délivrés; leur joie se manifesta par de
chaudes démonstrations et de vifs remerciements au docteur. Le vieux
Johnson regretta bien un peu les peaux d'ours, brûlées et hors de
service; mais ce regret n'influa pas sensiblement sur sa belle humeur.

La journée se passa à restaurer la maison de neige, qui s'était fort
ressentie de l'explosion. On la débarrassa des blocs entassés par les
animaux, et ses murailles furent rejointoyées. Le travail se fit
rapidement, à la voix du maître d'équipage, dont les bonnes chansons
faisaient plaisir à entendre.

Le lendemain, la température s'améliora singulièrerement, et, par une
brusque saute de vent, le thermomètre remonta à quinze degrés
au-dessus de zéro (-9° centigrades). Une différence si considérable
fut vivement ressentie par les hommes et les choses. La brise du sud
ramenait avec elle les premiers indices du printemps polaire.

Cette chaleur relative persista pendant plusieurs jours; le
thermomètre, à l'abri du vent, marqua même trente et un degrés
au-dessus de zéro (-1° centigrade), des symptômes de dégel vinrent à
se manifester.

La glace commençait à se crevasser; quelques jaillissements d'eau
salée se produisaient ça et là, comme les jets liquides d'un parc
anglais; quelques jours plus tard, la pluie tombait en grande
abondance.

Une vapeur intense s'élevait des neiges; c'était de bon augure, et la
fonte de ces masses immenses paraissait prochaine. Le disque pâle du
soleil tendait à se colorer davantage et traçait des spirales plus
allongées au-dessus de l'horizon; la nuit durait trois heures à peine.

Autre symptôme non moins significatif, quelques ptarmigans, les oies
boréales, les pluviers, les gelinottes, revenaient par bandes; l'air
s'emplissait peu à peu de ces cris assourdissants dont les navigateurs
du printemps dernier se souvenaient encore. Des lièvres, que l'on
chassa avec succès, firent leur apparition sur les rivages de la baie,
ainsi que la souris articque, dont les petits terriers formaient un
système d'alvéoles régulières.

Le docteur fit remarquer à ses compagnons que presque tous ces animaux
commençaient à perdre le poil ou la plume blanche de l'hiver pour
revêtir leur parure d'été; ils se «printanisaient» à vue d'oeil,
tandis que la nature laissait poindre leur nourriture sous forme de
mousses, de pavots, de saxifrages et de gazon nain. On sentait toute
une nouvelle existence percer sous les neiges décomposées.

Mais avec les animaux inoffensifs revinrent leurs ennemis affamés; les
renards et les loups arrivèrent en quête de leur proie; des hurlements
lugubres retentirent pendant la courte obscurité des nuits.

Le loup de ces contrées est très proche parent du chien; comme lui, il
aboie, et souvent de façon à tromper les oreilles les plus exercées,
celles de la race canine, par exemple; on dit même que ces animaux
emploient cette ruse pour attirer les chiens et les dévorer. Ce fait
fut observé sur les terres de la baie d'Hudson, et le docteur put le
constater à la Nouvelle-Amérique; Johnson eut soin de ne pas laisser
courir ses chiens d'attelage, qui auraient pu se laisser prendre à ce
piège.

Quant à Duk, il en avait vu bien d'autres, et il était trop fin pour
aller se jeter dans la gueule du loup.

On chassa beaucoup pendant une quinzaine de jours; les provisions de
viandes fraîches furent abondantes; on tua des perdrix, des ptarmigans
et des ortolans de neige, qui offraient une alimentation délicieuse.
Les chasseurs ne s'éloignaient pas du Fort-Providence. On peut dire
que le menu gibier venait de lui-même au-devant du coup de fusil; il
animait singulièrement par sa présence ces plages silencieuses, et la
baie Victoria prenait un aspect inaccoutumé qui réjouissait les yeux.

Les quinze jours qui suivirent la grande affaire des ours furent
remplis par ces diverses occupations. Le dégel fit des progrès
visibles; le thermomètre remonta à trente-deux degrés au-dessus de
zéro (0° centigrade); les torrents commencèrent à mugir dans les
ravines, et des milliers de cataractes s'improvisèrent sur le penchant
des coteaux.

Le docteur, après avoir déblayé une acre de terrain, y sema des
graines de cresson, d'oseille et de cochléaria, dont l'influence
antiscorbutique est excellente; il voyait déjà sortir de terre de
petites feuilles verdoyantes, quand tout à coup, et avec une
inconcevable rapidité, le froid reparut en maître dans son empire.

En une seule nuit, et par une violente brise du nord, le thermomètre
reperdit près de quarante degrés; il retomba à huit degrés au-dessous
de zéro (-22° centigrades). Tout fut gelé: oiseaux, quadrupèdes,
amphibies, disparurent par enchantement; les trous à phoques se
refermèrent, les crevasses disparurent, la glace reprit sa dureté de
granit, et les cascades, saisies dans leur chute, se figèrent en longs
pendicules de cristal.

Ce fut un véritable changement à vue; il se produisit dans la nuit du
11 au 12 mai. Et quand Bell, le matin, mit le nez au-dehors par cette
gelée foudroyante, il faillit l'y laisser.

«Oh! nature boréale, s'écria le docteur un peu désappointé, voilà bien
de tes coups! Allons! j'en serai quitte pour recommencer mes semis.»

Hatteras prenait la chose moins philosophiquement, tant il avait hâte
de reprendre ses recherches. Mais il fallait se résigner.

«En avons-nous pour longtemps de cette température? demanda Johnson.

--Non, mon ami, non, répondit Clawbonny; c'est le dernier coup de
patte du froid! vous comprenez bien qu'il est ici chez lui, et on ne
peut guère le chasser sans qu'il résiste.

--Il se défend bien, répliqua Bell en se frottant le visage.

--Oui! mais j'aurais dû m'y attendre, répliqua le docteur, et ne pas
sacrifier mes graines comme un ignorant, d'autant plus que je pouvais,
à la rigueur, les faire pousser près des fourneaux à la cuisine.

--Comment, dit Altamont, vous deviez prévoir ce changement de
température?

--Sans doute, et sans être sorcier! Il fallait mettre mes semis sous
la protection immédiate de saint Mamert, de saint Pancrace et de saint
Servais, dont la fête tombe les 11, 12 et 13 de ce mois.

--Par exemple, docteur, s'écria Altamont, vous allez me dire quelle
influence les trois saints en question peuvent avoir sur la
température?

--Une très grande, si l'on en croit les horticulteurs, qui les
appellent «les trois saints de glace.»

--Et pourquoi cela, je vous prie?

--Parce que généralement il se produit un froid périodique dans le
mois de mai, et que ce plus grand abaissement de température a lieu du
11 au 13 de ce mois. C'est un fait, voilà tout.

--Il est curieux, mais l'explique-t-on? demanda l'Américain.

--Oui, de deux manières: ou par l'interposition d'une grande quantité
d'astéroïdes[1] à cette époque de l'année entre la terre et le
soleil, ou simplement par la dissolution des neiges qui, en fondant,
absorbent nécessairement une très grande quantité de chaleur. Ces deux
causes sont plausibles; faut-il les admettre absolument? Je l'ignore;
mais, si je ne suis pas certain de la valeur de l'explication,
j'aurais dû l'être de l'authenticité du fait, ne point l'oublier, et
ne pas compromettre mes plantations.»

  [1]  Étoiles filantes, probablement les débris d'une grande planète.

Le docteur disait vrai. Soit par une raison, soit par une autre, le
froid fut très intense pendant le reste du mois de mai; les chasses
durent être interrompues, non pas tant par la rigueur de la
température que par l'absence complète du gibier; heureusement, la
réserve de viande fraîche n'était pas encore épuisée, à beaucoup près.

Les hiverneurs se retrouvèrent donc condamnés à une nouvelle
inactivité; pendant quinze jours, du 11 au 25 mai, leur existence
monotone ne fut marquée que par un seul incident, une maladie grave,
une angine couenneuse, qui vint frapper le charpentier inopinément; à
ses amygdales fortement tuméfiées et à la fausse membrane qui les
tapissait, le docteur ne put se méprendre sur la nature de ce terrible
mal; mais il se trouvait là dans son élément, et la maladie, qui
n'avait pas compté sur lui sans doute, fut rapidement détournée. Le
traitement suivi par Bell fut très simple, et la pharmacie n'était pas
loin; le docteur se contenta de mettre quelques petits morceaux de
glace dans la bouche du malade; en quelques heures, la tuméfaction
commença à diminuer, et la fausse membrane disparut. Vingt-quatre
heures plus tard, Bell était sur pied.

Comme on s'émerveillait de la médication du docteur:

«C'est ici le pays des angines, répondit-il; il faut bien que le
remède soit auprès du mal.

--Le remède et surtout le médecin», ajouta Johnson, dans l'esprit
duquel le docteur prenait des proportions pyramidales.

Pendant ces nouveaux loisirs, celui-ci résolut d'avoir avec le
capitaine une conversation importante: il s'agissait de faire revenir
Hatteras sur cette idée de reprendre la route du nord sans emporter
une chaloupe, un canot quelconque, un morceau de bois, enfin de quoi
franchir les bras de mer ou les détroits. Le capitaine, si absolu dans
ses idées, s'était formellement prononcé contre l'emploi d'une
embarcation faite des débris du navire américain.

Le docteur ne savait trop comment entrer en matière, et cependant il
importait que ce point fût promptement décidé, car le mois de juin
amènerait bientôt l'époque des grandes excursions. Enfin, après avoir
longtemps réfléchi, il prit un jour Hatteras à part, et, avec son air
de douce bonté, il lui dit:

«Hatteras, me crovez-vous votre ami?

--Certes, répondit le capitaine avec vivacité, le meilleur, et même le
seul.

--Si je vous donne un conseil, reprit le docteur, un conseil que vous
ne me demandez pas, le regarderez-vous comme désintéressé?

--Oui, car je sais que l'intérêt personnel ne vous a jamais guidé;
mais où voulez-vous en venir?

--Attendez, Hatteras, j'ai encore une demande à vous faire. Me
croyez-vous un bon Anglais, comme vous, et ambitieux de gloire pour
mon pays?»

Hatteras fixa le docteur d'un oeil surpris.

«Oui, répondit-il, en l'interrogeant du regard sur le but de sa
demande.

--Vous voulez arriver au pôle nord, reprit le docteur; je conçois
votre ambition, je la partage; mais, pour parvenir à ce but, il faut
faire le nécessaire.

--Eh bien, jusqu'ici, n'ai-je pas tout sacrifié pour réussir?

--Non, Hatteras, vous n'avez pas sacrifié vos répulsions personnelles,
et en ce moment je vous vois prêt à refuser les moyens indispensables
pour atteindre le pôle.

--Ah! répondit Hatteras, vous voulez parler de cette chaloupe, de cet
homme...

--Voyons, Hatteras, raisonnons sans passion, froidement, et examinons
cette question sous toutes ses faces. La côte sur laquelle nous venons
d'hiverner peut être interrompue; rien ne nous prouve qu'elle se
prolonge pendant six degrés au nord; si les renseignements qui vous
ont amené jusqu'ici se justifient, nous devons, pendant le mois d'été,
trouver une vaste étendue de mer libre. Or, en présence de l'océan
Arctique, dégagé de glace et propice à une navigation facile, comment
ferons-nous, si les moyens de le traverser nous manquent?»

Hatteras ne répondit pas.

«Voulez-vous donc vous trouver à quelques milles du pôle Nord sans
pouvoir y parvenir?

Hatteras avait laissé retomber sa tête dans ses mains.

«Et maintenant, reprit le docteur, examinons la question à son point
de vue moral. Je conçois qu'un Anglais sacrifie sa fortune et son
existence pour donner à l'Angleterre une gloire de plus! Mais parce
qu'un canot fait de quelques planches arrachées à un navire américain,
à un bâtiment naufragé et sans valeur, aura touché la côte nouvelle ou
parcouru l'océan inconnu, cela pourra-t-il réduire l'honneur de la
découverte? Est-ce que si vous aviez rencontré vous-même, sur cette
plage, la coque d'un navire abandonné, vous auriez hésité à vous en
servir? N'est-ce pas au chef seul de l'expédition qu'appartient le
bénéfice de la réussite? Et je vous demande si cette chaloupe,
construite par quatre Anglais, ne sera pas anglaise depuis la quille
jusqu'au plat-bord?»

Hatteras se taisait encore.

«Non, fit Clawbonny, parlons franchement, ce n'est pas la chaloupe qui
vous tient au coeur, c'est l'homme.

--Oui, docteur, oui, répondit le capitaine, cet Américain, je le hais
de toute une haine anglaise, cet homme que la fatalité a jeté sur mon
chemin...

--Pour vous sauver!

--Pour me perdre! Il me semble qu'il me nargue, qu'il parle en maître
ici, qu'il s'imagine tenir ma destinée entre ses mains et qu'il a
deviné mes projets. Ne s'est-il pas dévoilé tout entier quand il s'est
agi de nommer ces terres nouvelles? A-t-il jamais avoué ce qu'il était
venu faire sous ces latitudes? Vous ne m'ôterez pas de l'esprit une
idée qui me tue: c'est que cet homme est le chef d'une expédition de
découverte envoyée par le gouvernement de l'Union.

--Et quand cela serait, Hatteras, qui prouve que cette expédition
cherchait à gagner le pôle? L'Amérique ne peut-elle pas tenter, comme
l'Angleterre, le passage du nord-ouest? En tout cas, Altamont ignore
absolument vos projets, car ni Johnson, ni Bell, ni vous, ni moi, nous
n'en avons dit un seul moi devant lui.

--Eh bien, qu'il les ignore toujours!

--Il finira nécessairement par les connaître, car nous ne pouvons pas
le laisser seul ici?

--Et pourquoi? demanda le capitaine avec une certaine violence; ne
peut-il demeurer au Fort-Providence?

--Il n'y consentirait pas, Hatteras; et puis abandonner cet homme que
nous ne serions pas certains de retrouver au retour, ce serait plus
qu'imprudent, ce serait inhumain; Altamont viendra, il faut qu'il
vienne! mais, comme il est inutile de lui donner maintenant des idées
qu'il n'a pas, ne lui disons rien, et construisons une chaloupe
destinée en apparence à la reconnaissance de ces nouveaux rivages.»

Hatteras ne pouvait se décider à se rendre aux idées de son ami;
celui-ci attendait une réponse qui ne se faisait pas.

«Et si cet homme refusait de consentir au dépeçage de son navire? dit
enfin le capitaine.

--Dans ce cas, vous auriez le bon droit pour vous; vous construiriez
cette chaloupe malgré lui, et il n'aurait plus rien à prétendre.

--Fasse donc le Ciel qu'il refuse! s'écria Hatteras.

--Avant un refus, répondit le docteur, il faut une demande; je me
charge de la faire.

En effet, le soir même, au souper, Clawbonny amena la conversation sur
certains projets d'excursions pendant les mois d'été, destinées à
faire le relevé hydrographique des côtes.

«Je pense, Altamont, dit-il, que vous serez des nôtres?

--Certes, répondit l'Américain, il faut bien savoir jusqu'où s'étend
cette terre de la Nouvelle-Amérique.»

Hatteras regardait son rival fixement pendant qu'il répondait ainsi.

«Et pour cela, reprit Altamont, il faut faire le meilleur emploi
possible des débris du _Porpoise_; construisons donc une chaloupe
solide et qui nous porte loin.

--Vous entendez, Bell, dit vivement le docteur, dès demain nous nous
mettrons à l'ouvrage.»




CHAPITRE XV

LE PASSAGE DU NORD-OUEST


Le lendemain, Bell, Altamont et le docteur se rendirent au _Porpoise_;
le bois ne manquait pas; l'ancienne chaloupe du trois-mâts, défoncée
par le choc des glaçons, pouvait encore fournir les parties
principales de la nouvelle. Le charpentier se mit donc immédiatement à
l'oeuvre; il fallait une embarcation capable de tenir la mer, et
cependant assez légère pour pouvoir être transportée sur le traîneau.

Pendant les derniers jours de mai, la température s'éleva; le
thermomètre remonta au degré de congélation; le printemps revint pour
tout de bon, cette fois, et les hiverneurs durent quitter leurs
vêtements d'hiver.

Les pluies étaient fréquentes; la neige commença bientôt à profiter
des moindres déclivités du terrain pour s'en aller en chutes et en
cascades.

Hatteras ne put contenir sa satisfaction en voyant les champs de glace
donner les premiers signes de dégel. La mer libre, c'était pour lui la
liberté.

Si ses devanciers se trompèrent ou non sur cette grande question du
bassin polaire, c'est ce qu'il espérait savoir avant peu. De là
dépendait tout le succès de son entreprise.

Un soir, après une assez chaude journée, pendant laquelle les
symptômes de décomposition des glaces s'accusèrent plus manifestement,
il mit la conversation sur ce sujet si intéressant de la mer libre.

Il reprit la série des arguments qui lui étaient familiers, et trouva
comme toujours dans le docteur un chaud partisan de sa doctrine.
D'ailleurs ses conclusions ne manquaient pas de justesse.

«Il est évident, dit-il, que si l'Océan se débarrasse de ses glaces
devant la baie Victoria, sa partie méridionale sera également libre
jusqu'au Nouveau-Cornouailles et jusqu'au canal de la Reine. Penny et
Belcher l'ont vu tel, et ils ont certainement bien vu.

--Je le crois comme vous, Hatteras, répondit le docteur, et rien
n'autorisait à mettre en doute la bonne foi de ces illustres marins;
on tentait vainement d'expliquer leur découverte par un effet du
mirage; mais ils se montraient trop affirmatifs pour ne pas être
certains du fait.

--J'ai toujours pensé de cette façon, dit Altamont, qui prit alors la
parole; le bassin polaire s'étend non seulement dans l'ouest, mais
aussi dans l'est.

--On peut le supposer, en effet, répondit Hatteras.

--On doit le supposer, reprit l'Américain, car cette mer libre, que
les capitaines Penny et Belcher ont vue près des côtes de la terre
Grinnel, Morton, le lieutenant de Kane, l'a également aperçue dans le
détroit qui porte le nom de ce hardi savant!

--Nous ne sommes pas dans la mer de Kane, répondit sèchement Hatteras,
et par conséquent nous ne pouvons vérifier le fait.

--Il est supposable, du moins, dit Altamont.

--Certainement, répliqua le docteur, qui voulait éviter une discussion
inutile. Ce que pense Altamont doit être la vérité; à moins de
dispositions particulières des terrains environnants, les mêmes effets
se produisent sous les mêmes latitudes. Aussi, je crois à la mer libre
dans l'est aussi bien que dans l'ouest.

--En tout cas, peu nous importe! dit Hatteras.

--Je ne dis pas comme vous, Hatteras, reprit l'Américain, que
l'indifférence affectée du capitaine commençait à échauffer, cela
pourra avoir pour nous une certaine importance!

--Et quand, je vous prie?

--Quand nous songerons au retour.

--Au retour! s'écria Hatteras. Et qui y pense?

--Personne, répondit Altamont, mais enfin nous nous arrêterons quelque
part, je suppose.

--Où cela?» fit Hatteras.

Pour la première fois, cette question était directement posée à
l'Américain. Le docteur eût donné un de ses bras pour arrêter net la
discussion.

Altamont ne répondant pas, le capitaine renouvela sa demande.

«Où cela? fit-il en insistant.

--Où nous allons! répondit tranquillement l'Américain.

--Et qui le sait? dit le conciliant docteur.

--Je prétends donc, reprit Altamont, que si nous voulons profiter du
bassin polaire pour revenir, nous pourrons tenter de gagner la mer de
Kane; elle nous mènera plus directement à la mer de Baffin.

--Vous croyez? fit ironiquement le capitaine.

--Je le crois, comme je crois que si jamais ces mers boréales
devenaient praticables, on s'y rendrait par ce chemin, qui est plus
direct. Oh! c'est une grande découverte que celle du docteur Kane!

--Vraiment! fit Hatteras en se mordant les lèvres jusqu'au sang.

--Oui, dit le docteur, on ne peut le nier, et il faut laisser à chacun
son mérite.

--Sans compter qu'avant ce célèbre marin, reprit l'Américain obstiné,
personne ne s'était avancé aussi profondément dans le nord.

--J'aime à croire, reprit Hatteras, que maintenant les Anglais ont le
pas sur lui!

--Et les Américains! fit Altamont.

--Les Américains! répondit Hatteras.

--Que suis-je donc? dit fièrement Altamont.

--Vous êtes, répondit Hatteras d'une voix à peine contenue, vous êtes
un homme qui prétend accorder au hasard et à la science une même part
de gloire! Votre capitaine américain s'est avancé loin dans le nord,
mais le hasard seul...

--Le hasard! s'écria Altamont; vous osez dire que Kane n'est pas
redevable à son énergie et à son savoir de cette grande découverte?

--Je dis, répliqua Hatteras, que ce nom de Kane n'est pas un nom à
prononcer dans un pays illustré par les Parry, les Franklin, les Ross,
les Belcher, les Penny, dans ces mers qui ont livré le passage du
nord-ouest à l'Anglais Mac Clure...

--Mac Clure! riposta vivement l'Américain, vous citez cet homme, et
vous vous élevez contre les bénéfices du hasard? N'est-ce pas le
hasard seul qui l'a favorisé?

--Non, répondit Hatteras en s'animant, non! C'est son courage, son
obstination à passer quatre hivers au milieu des glaces...

--Je le crois bien, répondit l'Américain; il était pris, il ne pouvait
revenir, et il a fini par abandonner son navire l'_Investigator_ pour
regagner l'Angleterre!

--Mes amis, dit le docteur...

---D'ailleurs, reprit Altamont en l'interrompant, laissons l'homme, et
voyons le résultat. Vous parlez du passage du nord-ouest: eh bien, ce
passage est encore à trouver!»

Hatteras bondit à cette phrase; jamais question plus irritante n'avait
surgi entre deux nationalités rivales!

Le docteur essaya encore d'intervenir.

«Vous avez tort, Altamont, dit-il.

--Non pas! je soutiens mon opinion, reprit l'entêté; le passage du
nord-ouest est encore à trouver, à franchir, si vous l'aimez mieux!
Mac Clure ne l'a pas remonté, et jamais, jusqu'à ce jour, un navire
parti du détroit de Behring n'est arrivé à la mer de Baffin!»

Le fait était vrai, absolument parlant. Que pouvait-on répondre à
l'Américain?

Cependant Hatteras se leva et dit:

«Je ne souffrirai pas qu'en ma présence la gloire d'un capitaine
anglais soit plus longtemps attaquée!

--Vous ne souffrirez pas! répondit l'Américain en se levant également,
mais les faits sont là, et votre puissance ne va pas jusqu'à les
détruire.

--Monsieur! fit Hatteras, pâle de colère.

--Mes amis, reprit le docteur, un peu de calme! nous discutons un
point scientifique!»

Le bon Clawbonny ne voulait voir qu'une discussion de science là où la
haine d'un Américain et d'un Anglais était en jeu.

«Les faits, je vais vous les dire, reprit avec menace Hatteras, qui
n'écoutait plus rien.

--Et moi, je parlerai!» riposta l'Américain.

Johnson et Bell ne savaient quelle contenance tenir.

«Messieurs, dit le docteur avec force, vous me permettrez de prendre
la parole! je le veux, dit-il; les faits me sont connus comme à vous,
mieux qu'à vous, et vous m'accorderez que j'en puis parler sans
partialité.

--Oui! oui! firent Bell et Johnson, qui s'inquiétèrent de la tournure
de la discussion, et créèrent une majorité favorable au docteur.

--Allez, monsieur Clawbonny, dit Johnson, ces messieurs vous
écouteront, et cela nous instruira tous.

--Parlez donc!» fit l'Américain.

Hatteras reprit sa place en faisant un signe d'acquiescement, et se
croisa les bras.

«Je vais vous raconter les faits dans toute leur vérité, dit le
docteur, et vous pourrez me reprendre, mes amis, si j'omets ou si
j'altère un détail.

--Nous vous connaissons, monsieur Clawbonny, répondit Bell, et vous
pouvez conter sans rien craindre.

--Voici la carte des mers polaires, reprit le docteur, qui s'était
levé pour aller chercher les pièces du procès; il sera facile d'y
suivre la navigation de Mac Clure, et vous pourrez juger en
connaissance de cause.»

Le docteur étala sur la table l'une de ces excellentes cartes publiées
par ordre de l'Amirauté, et qui contenait les découvertes les plus
modernes faites dans les régions arctiques; puis il reprit en ces
termes:

«En 1848, vous le savez, deux navires, l'_Herald_, capitaine Kellet,
et le _Plover_, commandant Moore, furent envoyés au détroit de Behring
pour tenter d'y retrouver les traces de Franklin; leurs recherches
demeurèrent infructueuses; en 1850, ils furent rejoints par Mac Clure,
qui commandait l'_Investigator_, navire sur lequel il venait de faire
la campagne de 1849 sous les ordres de James Ross. Il était suivi du
capitaine Collinson, son chef, qui montait l'_Entreprise_; mais il le
devança, et, arrivé au détroit de Behring, il déclara qu'il
n'attendrait pas plus longtemps, qu'il partirait seul sous sa propre
responsabilité, et, entendez-moi bien, Altamont, qu'il découvrirait
Franklin ou le passage.»

Altamont ne manifesta ni approbation ni improbation.

«Le 5 août 1850, reprit le docteur, après avoir communiqué une
dernière fois avec le _Plover_, Mac Clure s'enfonça dans les mers de
l'est par une route à peu près inconnue; voyez, c'est à peine si
quelques terres sont indiquées sur cette carte. Le 30 août, le jeune
officier relevait le cap Bathurst; le 6 septembre, il découvrait la
terre Baring qu'il reconnut depuis faire partie de la terre de Banks,
puis la terre du Prince-Albert; alors il prit résolument par ce
détroit allongé qui sépare ces deux grandes îles, et qu'il nomma le
détroit du Prince-de-Galles. Entrez-y par la pensée avec le courageux
navigateur! Il espérait déboucher dans le bassin de Melville que nous
avons traversé, et il avait raison de l'espérer; mais les glaces, à
l'extrémité du détroit, lui opposèrent une infranchissable barrière.
Alors, arrêté dans sa marche, Mac Clure hiverne de 1850 à 1851, et
pendant ce temps il va au travers de la banquise s'assurer de la
communication du détroit avec le bassin de Melville.

--Oui, fit Altamont, mais il ne le traversa pas.

--Attendez, fit le docteur. Pendant cet hivernage, les officiers de
Mac Clure parcourent les côtes avoisinantes, Creswell, la terre de
Baring, Haswelt, la terre du Prince-Albert au sud, et Wynniat le cap
Walker au nord. En juillet, aux premiers dégels, Mac Clure tente une
seconde fois d'entraîner l'_Investigator_ dans le bassin de Melville;
il s'en approche à vingt milles, vingt milles seulement! mais les
vents l'entraînent irrésistiblement au sud, sans qu'il puisse forcer
l'obstacle. Alors, il se décide à redescendre le détroit du
Prince-de-Galles et à contourner la terre de Banks pour tenter par
l'ouest ce qu'il n'a pu faire par l'est; il vire de bord; le 18, il
relève le cap Kellet, et le 19, le cap du Prince-Alfred, deux degrés
plus haut; puis, après une lutte effroyable avec les icebergs, il
demeure soudé dans le passage de Banks, à l'entrée de cette suite de
détroits qui ramènent à la mer de Baffin.

--Mais il n'a pu les franchir, répondit Altamont.

--Attendez encore, et ayez la patience de Mac Clure. Le 26 septembre,
il prit ses positions d'hiver dans la baie de la Mercy, au nord de la
terre de Banks, et y demeura jusqu'en 1852; avril arrive; Mac Clure
n'avait plus d'approvisionnements que pour dix-huit mois. Cependant,
il ne veut pas revenir; il part, traverse en traîneau le détroit de
Banks et arrive à l'île Melville. Suivons-le. Il espérait trouver sur
ces côtes les navires du commandant Austin envoyés à sa rencontre par
la mer de Baffin et le détroit de Lancastre; il touche le 28 avril à
Winter-Harbour, au point même où Parry hiverna trente-trois
(empty-page) ans auparavant; mais de navires, aucun; seulement, il
découvre dans un cairn un document par lequel il apprend que Mac
Clintock, le lieutenant d'Austin, avait passé là l'année précédente,
et était reparti. Où un autre eût désespéré, Mac Clure ne désespère
pas. Il place à tout hasard dans le cairn un nouveau document, où il
annonce son intention de revenir en Angleterre par le passage du
nord-ouest qu'il a trouvé, en gagnant le détroit de Lancastre et la
mer de Baffin. Si l'on n'entend plus parler de lui, c'est qu'il aura
été entraîné au nord ou à l'ouest de l'île Melville; puis il revient,
non découragé, à la baie de la Mercy refaire un troisième hivernage,
de 1852 à 1853.

--Je n'ai jamais mis son courage en doute, répondit Altamont, mais son
succès.

--Suivons-le encore, répondit le docteur. Au mois de mars, réduit à
deux tiers de ration, à la suite d'un hiver très rigoureux où le
gibier manqua. Mac Clure se décida à renvoyer en Angleterre la moitié
de son équipage, soit par la mer de Baffin, soit par la rivière
Mackensie et la baie d'Hudson; l'autre moitié devait ramener
l'_Investigator_ en Europe. Il choisit les hommes les moins valides,
auxquels un quatrième hivernage eût été funeste; tout était prêt pour
leur départ, fixé au 15 avril, quand le 6, se promenant avec son
lieutenant Creswell sur les glaces, Mac Clure aperçut, accourant du
nord et gesticulant, un homme, et cet homme, c'était le lieutenant
Pim, du _Herald_, le lieutenant de ce même capitaine Kellet, qu'il
avait laissé deux ans auparavant au détroit de Behring, comme je vous
l'ai dit en commençant. Kellet, parvenu à Winter-Harbour, avait trouvé
le document laissé à tout hasard par Mac Clure; ayant appris de la
sorte sa situation dans la baie de la Mercy, il envoya son lieutenant
Pim au-devant du hardi capitaine. Le lieutenant était suivi d'un
détachement de marins du _Herald_, parmi lesquels se trouvait un
enseigne de vaisseau français, M. de Bray, qui servait comme
volontaire dans l'état-major du capitaine Kellet. Vous ne (empty-page)
mettez pas en doute cette rencontre de nos compatriotes!

--Aucunement, répondit Altamont.

--Eh bien, voyons ce qui va arriver désormais, et si ce passage du
nord-ouest aura été réellement franchi. Remarquez que si l'on reliait
les découvertes de Parry à celles de Mac Clure, on trouverait que les
côtes septentrionales de l'Amérique ont été contournées.

--Pas par un seul navire, répondit Altamont.

--Non, mais par un seul homme. Continuons. Mac Clure alla visiter le
capitaine Kellet à l'île Melville; il fit en douze jours les cent
soixante-dix milles qui séparaient la baie de la Mercy de
Winter-Harbour; il convint avec le commandant du _Herald_ de lui
envoyer ses malades, et revint à son bord; d'autres croiraient avoir
assez fait à la place de Mac Clure, mais l'intrépide jeune homme
voulut encore tenter la fortune. Alors, et c'est ici que j'appelle
votre attention, alors son lieutenant Creswell, accompagnant les
malades et les infirmes de l'_Investigator_, quitta la baie de la
Mercy, gagna Winter-Harbour, puis de là, après un voyage de quatre
cent soixante-dix milles sur les glaces, il atteignit, le 2 juin,
l'île de Beechey, et quelques jours après, avec douze de ses hommes,
il prit passage à bord du _Phénix_.

--Où je servais alors, dit Johnson, avec le capitaine Inglefield, et
nous revînmes en Angleterre.

--Et, le 7 octobre 1853, reprit le docteur, Creswell arrivait à
Londres, après avoir franchi tout l'espace compris entre le détroit de
Behring et le cap Farewell.

--Eh bien, fit Hatteras, être arrivé d'un côté, être sorti par
l'autre, cela s'appelle-t-il «avoir passé?»

--Oui, répondit Altamont, mais en franchissant quatre cent
soixante-dix milles sur les glaces.

--Eh! qu'importe?

--Tout est là, répondit l'Américain. Le navire de Mac Clure a-t-il
fait la traversée, lui?

--Non, répondit le docteur, car, après un quatrième hivernage, Mac
Clure dut l'abandonner au milieu des glaces.

--Eh bien, dans un voyage maritime, c'est au vaisseau et non à l'homme
de passer. Si jamais la traversée du nord-ouest doit devenir
praticable, c'est à des navires et non à des traîneaux. Il faut donc
que le navire accomplisse le voyage, ou à défaut du navire, la
chaloupe.

--La chaloupe! s'écria Hatteras, qui vit une intention évidente dans
ces paroles de l'Américain.

--Altamont, se hâta de dire le docteur, vous faites une distinction
puérile, et, à cet égard, nous vous donnons tous tort.

--Cela ne vous est pas difficile, messieurs, répondit l'Américain,
vous êtes quatre contre un. Mais cela ne m'empêchera pas de garder mon
avis.

--Gardez-le donc, s'écria Hatteras, et si bien, qu'on ne l'entende
plus.

--Et de quel droit me parlez-vous ainsi? reprit l'Américain en fureur.

---De mon droit de capitaine! répondit Hatteras avec colère.

--Suis-je donc sous vos ordres? riposta Altamont.

--Sans aucun doute! et malheur à vous, si...»

Le docteur, Johnson, Bell intervinrent. Il était temps; les deux
ennemis se mesuraient du regard. Le docteur se sentait le coeur bien
gros.

Cependant, après quelques paroles de conciliation, Altamont alla se
coucher en sifflant l'air national du _Yankee Doodle_, et, dormant ou
non, il ne dit pas un seul mot.

Hatteras sortit de la tente et se promena à grands pas au-dehors; il
ne rentra qu'une heure après, et se coucha sans avoir prononcé une
parole.




CHAPITRE XVI

L'ARCADIE BORÉALE


Le 29 mai, pour la première fois, le soleil ne se coucha pas; son
disque vint raser le bord de l'horizon, l'effleura à peine et se
releva aussitôt; on entrait dans la période des jours de vingt-quatre
heures. Le lendemain, l'astre radieux parut entouré d'un halo
magnifique, cercle lumineux brillant de toutes les couleurs du prisme;
l'apparition très fréquente de ces phénomènes attirait toujours
l'attention du docteur; il n'oubliait jamais d'en noter la date, les
dimensions et l'apparence; celui qu'il observa ce jour-là présentait,
par sa forme elliptique, des dispositions encore peu connues.

Bientôt toute la gent criarde des oiseaux reparut; des bandes
d'outardes, clés troupes d'oies du Canada, venant des contrées
lointaines de la Floride ou de l'Arkansas, filaient vers le nord avec
une étonnante rapidité et ramenaient le printemps sous leursailes. Le
docteur put en abattre quelques-unes, ainsi que trois ou quatre grues
précoces et même une cigogne solitaire.

Cependant les neiges fondaient de toutes parts, sous l'action du
soleil; l'eau salée, répandue sur l'ice-field par les crevasses et les
trous de phoque, en hâtait la décomposition; mélangée à l'eau de mer,
la glace formait une sorte de pâte sale à laquelle les navigateurs
arctiques donnent le nom de «slush». De larges mares s'établissaient
sur les terres qui avoisinaient la baie, et le sol débarrassé semblait
pousser comme une production du printemps boréal.

Le docteur reprit alors ses plantations: les graines ne lui manquaient
pas; d'ailleurs il fut surpris de voir une sorte d'oseille poindre
naturellement entre les pierres desséchées, et il admirait cette force
créatrice de la nature qui demande si peu pour se manifester. Il sema
du cresson, dont les jeunes pousses, trois semaines plus tard, avaient
déjà près de dix lignes de longueur.

Les bruyères aussi commencèrent à montrer timidement leurs petites
fleurs d'un rosé incertain et presque décoloré, d'un rose dans lequel
une main inhabile eût mis trop d'eau. En somme, la flore de la
Nouvelle-Amérique laissait à désirer; cependant cette rare et
craintive végétation faisait plaisir à voir; c'était tout ce que
pouvaient donner les rayons affaiblis du soleil, dernier souvenir de
la Providence, qui n'avait pas complètement oublié ces contrées
lointaines.

Enfin, il se mit à faire véritablement chaud; le 15 juin, le docteur
constata que le thermomètre marquait cinquante-sept degrés au-dessus
de zéro (+ 14°centigrades); il ne voulait pas en croire ses yeux, mais
il lui fallut se rendre à l'évidence; le pays se transformait; des
cascades innombrables et bruyantes tombaient de tous les sommets
caressés du soleil; la glace se disloquait, et la grande question de
la mer libre allait enfin se décider. L'air était rempli du bruit des
avalanches qui se précipitaient du haut des collines dans le fond des
ravins, et 4les craquements de l'ice-field produisaient un fracas
assourdissant.

On fit une excursion jusqu'à l'île Johnson; ce n'était réellement
qu'un îlot sans importance, aride et désert; mais le vieux maître
d'équipage ne fut pas moins enchanté d'avoir donné son nom à ces
quelques rochers perdus en mer. Il voulut même le graver sur un roc
élevé, et pensa se rompre le cou.

Hatteras, pendant ces promenades, avait soigneusement reconnu les
terres jusqu'au-delà du cap Washington; la fonte des neiges modifiait
sensiblement la contrée; des ravins et des coteaux apparaissaient là
où le vaste tapis blanc de l'hiver semblait recouvrir des plaines
uniformes.

La maison et les magasins menaçaient de se dissoudre, et il fallait
souvent les remettre en bon état; heureusement les températures de
cinquante-sept degrés sont rares sous ces latitudes, et leur moyenne
est à peine supérieure au point de congélation.

Vers le 15 du mois de juin, la chaloupe était déjà fort avancée et
prenait bonne tournure. Tandis que Bell et Johnson travaillaient à sa
construction, quelques grandes chasses furent tentées qui réussirent
bien. On parvint à tuer des rennes; ces animaux sont très difficiles à
approcher; cependant Altamont mit à profit la méthode des Indiens de
son pays; il rampa sur le sol en disposant son fusil et ses bras de
manière à figurer les cornes de l'un de ces timides quadrupèdes, et de
cette façon, arrivé à bonne portée, il put les frapper à coup sûr.

Mais le gibier par excellence, le boeuf musqué, dont Parry trouva de
nombreux troupeaux à l'île Melville, ne paraissait pas hanter les
rivages de la baie Victoria. Une excursion lointaine fut donc résolue,
autant pour chasser ce précieux animal que pour reconnaître les terres
orientales. Hatteras ne se proposait pas de remonter au pôle par cette
partie du continent, mais le docteur n'était pas fâché de prendre une
idée générale du pays. On se décida donc à faire une pointe dans l'est
du Fort-Providence. Altamont comptait chasser. Duk fut naturellement
de la partie.

Donc, le lundi 17 juin, par un joli temps, le thermomètre marquant
quarante et un degrés (+ 5° centigrades) dans une atmosphère
tranquille et pure, les trois chasseurs, armés chacun d'un fusil à
deux coups, de la hachette, clu couteau à neige, et suivis de Duk,
quittèrent Doctor's-House à six heures du matin; ils étaient équipés
pour une excursion qui pouvait durer deux ou trois jours; ils
emportaient des provisions en conséquence.

A huit heures du matin, Hatteras et ses deux compagnons avaient
franchi une distance de sept milles environ. Pas un être vivant
n'était encore venu solliciter un coup de fusil de leur part, et leur
chasse menaçait de tourner à l'excursion.

Ce pays nouveau offrait de vastes plaines qui se perdaient au-delà des
limites du regard; des ruisseaux nés d'hier les sillonnaient en grand
nombre, et de vastes mares, immobiles comme des étangs, miroitaient
sous l'oblique éclat du soleil. Les couches de glace dissoute
livraient au pied un sol appartenant à la grande division des terrains
sédimentaires dus à l'action des eaux, et si largement étendus à la
surface du globe.

On voyait cependant quelques blocs erratiques d'une nature fort
étrangère au sol qu'ils recouvraient, et dont la présence s'expliquait
difficilement; mais les schistes ardoisés, les divers produits des
terrains calcaires, se rencontraient en abondance, et surtout des
espèces de cristaux curieux, transparents, incolores et doués de la
réfraction particulière au spath d'Islande.

Mais, bien qu'il ne chassât pas, le docteur n'avait pas le temps de
faire le géologue; il ne pouvait être savant qu'au pas de course, car
ses compagnons marchaient rapidement. Cependant il étudiait le
terrain, et il causait le plus possible, car, sans lui, un silence
absolu eût régné dans la petite troupe. Altamont n'avait aucune envie
de parler au capitaine, qui ne désirait pas lui répondre.

Vers les dix heures du matin, les chasseurs s'étaient avancés d'une
douzaine de milles dans l'est; la mer se cachait au-dessous de
l'horizon; le docteur proposa une halte pour déjeuner. Ce repas fut
pris rapidement; au bout d'une demi-heure, la marche recommença.

Le sol s'abaissait alors par des rampes douces; certaines plaques de
neige conservées, soit par l'exposition, soit par la déclivité des
rocs, lui donnaient une apparence moutonneuse; on eût dit des vagues
déferlant en pleine mer par une forte brise.

La contrée présentait toujours des plaines sans végétation que pas un
être animé ne paraissait avoir jamais fréquentées.

«Décidément, dit Altamont au docteur, nous ne sommes pas heureux dans
nos chasses; je conviens que le pays offre peu de ressources aux
animaux; mais le gibier des terres boréales n'a pas le droit d'être
difficile, et il aurait pu se montrer plus complaisant.

--Ne nous désespérons pas, répondit le docteur; la saison d'été
commence à peine, et si Parry a rencontré tant d'animaux divers à
l'île Melville, il n'y a aucune raison pour n'en pas trouver ici.

--Cependant nous sommes plus au nord, répondit Hatteras.

--Sans doute; mais le nord n'est qu'un mot dans cette question; c'est
le pôle du froid qu'il faut considérer, c'est-à-dire cette immensité
glaciale au milieu de laquelle nous avons hiverné avec le _Forward_;
or, à mesure que nous montons, nous nous éloignons de la partie la
plus froide du globe; nous devons donc retrouver au-delà ce que Parry,
Ross et d'autres navigateurs rencontrèrent en deçà.

--Enfin, fit Altamont avec un soupir de regret, jusqu'ici nous faisons
plutôt métier de voyageurs que de chasseurs!

--Patience, répondit le docteur, le pays tend à changer peu à peu, et
je serai bien étonné si le gibier nous manque dans les ravins où la
végétation aura trouvé moyen de se glisser.

--Il faut avouer, répliqua l'Américain, que nous traversons une
contrée bien inhabitée et bien inhabitable!

--Oh! bien inhabitable, c'est un gros mot, repartit le docteur; je ne
crois pas aux contrées inhabitables; l'homme, à force de sacrifices,
en usant génération sur génération, et avec toutes les ressources de
la science agricole, finirait par fertiliser un pareil pays!

--Vous pensez? fit Altamont.

--Sans doute! si vous alliez aux contrées célèbres des premiers jours
du monde, aux lieux où fut Thèbes, où fut Ninive, où fut Babylone,
dans ces vallées fertiles de nos pères, il vous semblerait impossible
que l'homme y eût jamais pu vivre, et l'atmosphère même s'y est viciée
depuis la disparition des êtres humains. C'est la loi générale de la
nature qui rend insalubres et stériles les contrées où nous ne vivons
pas comme celles où nous ne vivons plus. Sachez-le bien, c'est l'homme
qui fait lui-même son pays, par sa présence, par ses habitudes, par
son industrie, je dirai plus, par son haleine; il modifie peu à peu
les exhalaisons du sol et les conditions atmosphériques, et il
assainit par cela même qu'il respire! Donc, qu'il existe des lieux
inhabités, d'accord, mais inhabitables, jamais.»

En causant ainsi, les chasseurs, devenus naturalistes, marchaient
toujours, et ils arrivèrent à une sorte de vallon, largement
découvert, au fond duquel serpentait une rivière à peu près dégelée;
son exposition au midi avait déterminé sur ses bords et à mi-côte une
certaine végétation. Le sol y montrait une véritable envie de se
fertiliser; avec quelques pouces de terre végétale, il n'eût pas
demandé mieux que de produire. Le docteur fit observer ces tendances
manifestes.

«Voyez, dit-il, quelques colons entreprenants ne pourraient-ils, à la
rigueur, s'établir dans cette ravine? Avec de l'industrie et de la
persévérance, ils en feraient tout autre chose, non pas les campagnes
des zones tempérées, je ne dis pas cela, mais enfin un pays
présentable. Eh! si je ne me trompe, voilà même quelques habitants à
quatre pattes! Les gaillards connaissent les bons endroits.

--Ma foi, ce sont des lièvres polaires, s'écria Altamont, en armant
son fusil.

--Attendez, s'écria le docteur, attendez, chasseur enragé! Ces pauvres
animaux ne songent guère à fuir! Voyons, laissez-les faire; ils
viennent à nous!»

En effet, trois ou quatre jeunes lièvres, gambadant parmi les petites
bruyères et les mousses nouvelles, s'avançaient vers ces trois hommes,
dont ils ne paraissaient pas redouter la présence; ils accouraient
avec de jolis airs naïfs, qui ne parvenaient guère à désarmer
Altamont.

Bientôt, ils furent entre les jambes du docteur, et celui-ci les
caressa de la main en disant:

«Pourquoi des coups de fusil à qui vient chercher des caresses? La
mort de ces petites bêtes nous est bien inutile.

--Vous avez raison, docteur, répondit Hatteras; il faut leur laisser
la vie.

--Et à ces ptarmigans qui volent vers nous! s'écria Altamont, à ces
chevaliers qui s'avancent gravement sur leurs longues échasses!»

Toute une gent emplumée venait au-devant des chasseurs, ne soupçonnant
pas ce péril que la présence du docteur venait de conjurer. Duk
lui-même, se contenant, demeurait en admiration.

C'était un spectacle curieux et touchant que celui de ces jolis
animaux qui couraient, bondissaient et voltigeaient sans défiance; ils
se posaient sur les épaules du bon Clawbonny; ils se couchaient à ses
pieds; ils s'offraient d'eux-mêmes à ces caresses inaccoutumées; ils
semblaient faire de leur mieux pour recevoir chez eux ces hôtes
inconnus; les oiseaux nombreux, poussant de joyeux cris, s'appelaient
l'un l'autre, et il en venait des divers points de la ravine; le
docteur ressemblait à un charmeur véritable. Les chasseurs
continuèrent leur chemin en remontant les berges humides du ruisseau,
suivis par cette bande familière, et, à un tournant du vallon, ils
aperçurent un troupeau de huit ou dix rennes qui broutaient quelques
lichens à demi enterrés sous la neige, animaux charmants à voir,
gracieux et tranquilles, avec ces andouillers dentelés que la femelle
portait aussi fièrement que le mâle; leur pelage, d'apparence
laineuse, abandonnait déjà la blancheur hivernale pour la couleur
brune et grisâtre de l'été; ils ne paraissaient ni plus effrayés ni
moins apprivoisés que les lièvres ou les oiseaux de cette contrée
paisible. Telles durent être les relations du premier homme avec les
premiers animaux, au jeune âge du monde.

Les chasseurs arrivèrent au milieu du troupeau sans que celui-ci eût
fait un pas pour fuir; cette fois, le docteur eut beaucoup de peine à
contenir les instincts d'Altamont; l'Américain ne pouvait voir
tranquillement ce magnifique gibier sans qu'une ivresse de sang lui
montât au cerveau. Hatteras regardait d'un air ému ces douces bêtes,
qui venaient frotter leurs naseaux sur les vêtements du docteur, l'ami
de tous les êtres animés.

«Mais enfin, disait Altamont, est-ce que nous ne sommes pas venus pour
chasser?

--Pour chasser le boeuf musqué, répondait Clawbonny, et pas autre
chose! Nous ne saurions que faire de ce gibier; nos provisions sont
suffisantes; laissez-nous donc jouir de ce spectacle touchant de
l'homme se mêlant aux ébats de ces paisibles animaux et ne leur
inspirant aucune crainte.

--Cela prouve qu'ils ne l'ont jamais vu, dit Hatteras.

--Évidemment, répondit le docteur, et de cette observation on peut
tirer la remarque suivante: c'est que ces animaux ne sont pas
d'origine américaine.

--Et pourquoi cela? dit Altamont.

--S'ils étaient nés sur les terres de l'Amérique septentrionale, ils
sauraient ce qu'on doit penser de ce mammifère bipède et bimane qu'on
appelle l'homme, et, à notre vue, ils n'auraient pas manqué de
s'enfuir! Non, il est probable qu'ils sont venus du nord, qu'ils sont
originaires de ces contrées inconnues de l'Asie dont nos semblables ne
se sont jamais approchés, et qu'ils ont traversé les continents
voisins du pôle. Ainsi, Altamont, vous n'avez point le droit de les
réclamer comme des compatriotes.

--Oh! répondit Altamont, un chasseur n'y regarde pas de si près, et le
gibier est toujours du pays de celui qui le tue!

--Allons, calmez-vous, mon brave Nemrod! pour mon compte, je
renoncerais à tirer un coup de fusil de ma vie, plutôt que de jeter
l'effroi parmi cette charmante population. Voyez! Duk lui-même
fraternise avec ces jolies bêtes. Croyez-moi, restons bons, quand cela
se peut! La bonté est une force!

--Bien, bien, répondit Altamont, qui comprenait peu cette sensibilité,
mais je voudrais vous voir avec votre bonté pour toute arme au milieu
d'une bande d'ours et de loups!

--Oh! je ne prétends point charmer les bêtes féroces, répondit le
docteur; je crois peu aux enchantements d'Orphée; d'ailleurs, les ours
et les loups ne viendraient pas à nous comme ces lièvres, ces perdrix
et ces rennes.

--Pourquoi pas, répondit Altamont, s'ils n'avaient jamais vu d'hommes?

--Parce que ces animaux-là sont naturellement féroces, et que la
férocité, comme la méchanceté, engendre le soupçon; c'est une remarque
que les observateurs ont pu faire sur l'homme aussi bien que sur les
animaux. Qui dit méchant dit méfiant, et la crainte est facile à
ceux-là qui peuvent l'inspirer.»

Cette petite leçon de philosophie naturelle termina l'entretien.

Toute la journée se passa dans cette ravine, que le docteur voulut
appeler l'Arcadie-Boréale, à quoi ses compagnons ne s'opposèrent
nullement, et, le soir venu, après un repas qui n'avait coûté la vie à
aucun des habitants de cette contrée, les trois chasseurs
s'endormirent dans le creux d'un rocher disposé tout exprès pour leur
offrir un confortable abri.



CHAPITRE XVII

LA REVANCHE D'ALTAMONT


Le lendemain, le docteur et ses deux compagnons se réveillèrent après
la nuit passée dans la plus parfaite tranquillité. Le froid, sans être
vif, les avait un peu piqués aux approches du matin; mais, bien
couverts, ils avaient dormi profondément, sous la garde des animaux
paisibles.

Le temps se maintenant au beau, ils résolurent de consacrer encore
cette journée à la reconnaissance du pays et à la recherche des boeufs
musqués. Il fallait bien donner à Altamont la possibilité de chasser
un peu, et il fut décidé que, quand ces boeufs seraient les animaux
les plus naïfs du monde, il aurait le droit de les tirer. D'ailleurs,
leur chair, quoique fortement imprégnée de musc, fait un aliment
savoureux, et les chasseurs se réjouissaient de rapporter au
Fort-Providence quelques morceaux de cette viande fraîche et
réconfortante.

Le voyage n'offrit aucune particularité pendant les premières heures
de la matinée; le pays, dans le nord-est, commençait à changer de
physionomie; quelques ressauts de terrain, premières ondulations d'une
contrée montueuse, faisaient présager un sol nouveau. Cette terre de
la Nouvelle-Amérique, si elle ne formait pas un continent, devait être
au moins une île importante; d'ailleurs, il n'était pas question de
vérifier ce point géographique.

Duk courait au loin, et il tomba bientôt en arrêt sur des traces qui
appartenaient à un troupeau de boeufs musqués; il prit alors les
devants avec une extrême rapidité et ne tarda pas à disparaître aux
yeux des chasseurs.

Ceux-ci se guidèrent sur ses aboiements clairs et distincts, dont la
précipitation leur apprit que le fidèle chien avait enfin découvert
l'objet de leur convoitise.

Ils s'élancèrent en avant, et, après une heure et demie de marche, ils
se trouvèrent en présence de deux animaux d'assez forte taille et d'un
aspect véritablement redoutable; ces singuliers quadrupèdes
paraissaient étonnés des attaques de Duk, sans s'en effrayer
d'ailleurs; ils broutaient une sorte de mousse rose qui veloutait le
sol dépourvu de neige. Le docteur les reconnut facilement à leur
taille moyenne, à leurs cornes très élargies et soudées à la base, à
cette curieuse absence de mufle, à leur chanfrein busqué comme celui
du mouton et à leur queue très courte: l'ensemble de cette structure
leur a fait donner, par les naturalistes, le nom d' «ovibos», mot
composé qui rappelle les deux natures d'animaux dont ils tiennent. Une
bourre de poils épaisse et longue, et une sorte de soie brune et fine
formaient leur pelage.

A la vue des chasseurs, les deux animaux ne tardèrent pas à prendre la
fuite, et ceux-ci les poursuivirent à toutes jambes.

Mais les atteindre était difficile à des gens qu'une course soutenue
d'une demi-heure essouffla complètement. Hatteras et ses compagnons
s'arrêtèrent.

«Diable! fit Altamont.

--Diable est le mot, répondit le docteur, dès qu'il put reprendre
haleine. Je vous donne ces ruminants-là pour des Américains, et ils ne
paraissent pas avoir de vos compatriotes une idée très avantageuse.

--Cela prouve que nous sommes de bons chasseurs», répondit Altamont.

Cependant les boeufs musqués, ne se voyant plus poursuivis,
s'arrêtèrent dans une posture d'étonnement. Il devenait évident qu'on
ne les forcerait pas à la course; il fallait donc chercher à les
cerner; le plateau qu'ils occupaient alors se prêtait à cette
manoeuvre. Les chasseurs, laissant Duk harceler ces animaux,
descendirent par les ravines avoisinantes, de manière à tourner le
plateau. Altamont et le docteur se cachèrent à l'une de ses extrémités
derrière des saillies de roc, tandis qu'Hatteras, en remontant à
l'improviste par l'extrémité opposée, devait les rabattre sur eux.

Au bout d'une demi-heure, chacun avait gagné son poste.

«Vous ne vous opposez pas cette fois à ce qu'on reçoive ces
quadrupèdes à coups de fusil? dit Altamont.

--Non! c'est de bonne guerre», répondit le docteur, qui, malgré sa
douceur naturelle, était chasseur au fond de l'âme.

Ils causaient ainsi, quand ils virent les boeufs musqués s'ébranler,
Duk à leurs talons; plus loin, Hatteras, poussant de grands cris, les
chassait du côté du docteur et de l'Américain, qui s'élancèrent
bientôt au-devant de cette magnifique proie.

Aussitôt, les boeufs s'arrêtèrent, et, moins effrayés de la vue d'un
seul ennemi, ils revinrent sur Hatteras; celui-ci les attendit de pied
ferme, coucha en joue le plus rapproché des deux quadrupèdes, fit feu,
sans que sa balle, frappant l'animal en plein front, parvînt à enrayer
sa marche. Le second coup de fusil d'Hatteras ne produisit d'autre
effet que de rendre ces bêtes furieuses; elles se jetèrent sur le
chasseur désarmé el le renversèrent en un instant.

«Il est perdu!» s'écria le docteur.

Au moment où Clawbonny prononça ces paroles avec l'accent du
désespoir, Altamont fit un pas en avant pour voler au secours
d'Hatteras; puis il s'arrêta, luttant contre lui-même et contre ses
préjugés.

«Non! s'écria-t-il, ce serait une lâcheté!»

Il s'élança vers le théâtre du combat avec Clawbonny.

Son hésitation n'avait pas duré une demi-seconde.

Mais si le docteur vit ce qui se passait dans l'âme de l'Américain,
Hatteras le comprit, lui qui se fût laissé tuer plutôt que d'implorer
l'intervention de son rival. Toutefois, il eut à peine le temps de
s'en rendre compte, car Altamont apparut près de lui.

Hatteras, renversé à terre, essayait de parer les coups de cornes et
les coups de pieds des deux animaux; mais il ne pouvait prolonger
longtemps une pareille lutte.

Il allait inévitablement être mis en pièces, quand deux coups de feu
retentirent; Hatteras sentit les balles lui raser la tête.

«Hardi!» s'écria Altamont, qui rejetant loin de lui son fusil
déchargé, se précipita sur les animaux irrités.

L'un des boeufs, frappé au coeur, tomba foudroyé; l'autre, au comble
de la fureur, allait éventrer le malheureux capitaine lorsque
Altamont, se présentant face à lui, plongea entre ses mâchoires
ouvertes sa main armée du couteau à neige; de l'autre, il lui fendit
la tête d'un terrible coup de hache.

Cela fut fait avec une rapidité merveilleuse, et un éclair eût
illuminé toute cette scène.

Le second boeuf se courba sur ses jarrets et tomba mort.

«Hurrah! hurrah!» s'écria Clawbonny.

Hatteras était sauvé.

Il devait donc la vie à l'homme qu'il détestait le plus au monde! Que
se passa-t-il dans son âme en cet instant? Quel mouvement humain s'y
produisit qu'il, ne put maîtriser?

C'est là l'un de ces secrets du coeur qui échappent à toute analyse.

Quoi qu'il en soit, Hatteras, sans hésiter, s'avança vers son rival et
lui dit d'une voix grave:

«Vous m'avez sauvé la vie, Altamont.

--Vous aviez sauvé la mienne», répondit l'Américain.

Il y eut un moment de silence; puis Altamont ajouta: «Nous sommes
quittes, Hatteras.

--Non. Altamont, répondit le capitaine; lorsque le docteur vous a
retiré de votre tombeau de glace, j'ignorais qui vous étiez, et vous
m'avez sauvé au péril de vos jours, sachant qui je suis.

--Eh! vous êtes mon semblable, répondit Altamont, et quoi qu'il en
ait, un Américain n'est point un lâche!

--Non, certes, s'écria le docteur, c'est un homme comme vous,
Hatteras!

--Et, comme moi, il partagera la gloire qui nous est réservée!

--La gloire d'aller au pôle Nord! dit Altamont.

--Oui! fit le capitaine avec un accent superbe.

--Je l'avais donc deviné! s'écria l'Américain. Vous avez donc osé
concevoir un pareil dessein! Vous avez osé tenter d'atteindre ce point
inaccessible! Ah! c'est beau, cela! Je vous le dis, moi, c'est
sublime!

--Mais vous, demanda Hatteras d'une voix rapide, vous ne vous élanciez
donc pas, comme nous, sur la route du pôle?»

Altamont semblait hésiter à répondre.

«Eh bien? fit le docteur.

--Eh bien, non! s'écria l'Américain. Non! la vérité avant
l'amour-propre! Non! je n'ai pas eu cette grande pensée qui vous a
entraînés jusqu'ici. Je cherchais à franchir, avec mon navire, le
passage du nord-ouest, et voilà tout.

--Altamont, dit Hatteras en tendant la main à l'Américain, soyez donc
notre compagnon de gloire, et venez avec nous découvrir le pôle Nord!»

Ces deux hommes serrèrent alors, dans une chaleureuse étreinte, leur
main franche et loyale.

Quand ils se retournèrent vers le docteur, celui-ci pleurait.

«Ah! mes amis, murmura-t-il en s'essuyant les yeux, comment mon coeur
peut-il contenir la joie dont vous le remplissez! Ah! mes chers
compagnons, vous avez sacrifié, pour vous réunir dans un succès
commun, cette misérable question de nationalité! Vous vous êtes dit
que l'Angleterre et l'Amérique ne faisaient rien dans tout cela, et
qu'une étroite sympathie devait nous lier contre les dangers de notre
expédition! Si le pôle Nord est atteint, n'importe qui l'aura
découvert! Pourquoi se rabaisser ainsi et se targuer d'être Américains
ou Anglais, quand on peut se vanter d'être hommes!»

Le bon docteur pressait dans ses bras les ennemis réconciliés; il ne
pouvait calmer sa joie; les deux nouveaux amis se sentaient plus
rapprochés encore par l'amitié que le digne homme leur portait à tous
deux. Clawbonny parlait, sans pouvoir se contenir, de la vanité des
compétitions, de la folie des rivalités, et de l'accord si nécessaire
entre des hommes abandonnés loin de leur pays. Ses paroles, ses
larmes, ses caresses, tout venait du plus profond de son coeur.

Cependant il se calma, après avoir embrassé une vingtième fois
Hatteras et Altamont.

«Et maintenant, dit-il, à l'ouvrage, à l'ouvrage! Puisque je n'ai été
bon à rien comme chasseur, utilisons mes autres talents.»

Et il se mit en train de dépecer le boeuf, qu'il appelait «le boeuf de
la réconciliation», mais si adroitement, qu'il ressemblait à un
chirurgien pratiquant une autopsie délicate.

Ses deux compagnons le regardaient en souriant. Au bout de quelques
minutes, l'adroit praticien eut retiré du corps de l'animal une
centaine de livres de chair appétissante; il en fit trois parts, dont
chacun se chargea, et l'on reprit la route de Fort-Providence.

A dix heures du soir, les chasseurs, marchant dans les rayons obliques
du soleil, atteignirent Doctor's-House, où Johnson et Bell leur
avaient préparé un bon repas.

Mais, avant de se mettre à table, le docteur s'était écrié d'une voix
triomphante, en montrant ses deux compagnons de chasse:

«Mon vieux Johnson, j'avais emmené avec moi un Anglais et un
Américain, n'est-il pas vrai?

--Oui, monsieur Clawbonny, répondit le maître d'équipage.

--Eh bien, je ramène deux frères.»

Les marins tendirent joyeusement la main à Altamont; le docteur leur
raconta ce qu'avait fait le capitaine américain pour le capitaine
anglais, et, cette nuit-là, la maison de neige abrita cinq hommes
parfaitement heureux.




CHAPITRE XVIII

LES DERNIERS PRÉPARATIFS


Le lendemain, le temps changea; il y eut un retour au froid; la neige,
la pluie et les tourbillons se succédèrent pendant plusieurs jours.

Bell avait terminé sa chaloupe; elle répondait parfaitement au but
qu'elle devait remplir; pontée en partie, haute de bord, elle pouvait
tenir la mer par un gros temps, avec sa misaine et son foc; sa
légèreté lui permettait d'être halée sur le traîneau sans peser trop à
l'attelage de chiens.

Enfin, un changement d'une haute importance pour les hiverneurs se
préparait dans l'état du bassin polaire. Les glaces commençaient à
s'ébranler au milieu de la baie; les plus hautes, incessamment minées
par les chocs, ne demandaient qu'une tempête assez forte pour
s'arracher du rivage et former des icebergs mobiles. Cependant
Hatteras ne voulut pas attendre la dislocation du champ de glace pour
commencer son excursion. Puisque le voyage devait se faire par terre,
peu lui importait que la mer fût libre ou non; il fixa donc le départ
au 25 juin; d'ici là, tous les préparatifs pouvaient être entièrement
terminés. Johnson et Bell s'occupèrent de remettre le traîneau en
parfait état; les châssis furent renforcés et les patins refaits à
neuf. Les voyageurs comptaient profiter pour leur excursion de ces
quelques semaines de beau temps que la nature accorde aux contrées
hyperboréennes. Les souffrances seraient donc moins cruelles à
affronter, les obstacles plus faciles à vaincre.

Quelques jours avant le départ, le 20 juin, les glaces laissèrent
entre elles quelques passes libres dont on profita pour essayer la
chaloupe dans une promenade jusqu'au cap Washington. La mer n'était
pas absolument dégagée, il s'en fallait; mais enfin elle ne présentait
plus une surface solide, et il eût été impossible de tenter à pied une
excursion à travers les ice-fields rompus.

Cette demi-journée de navigation permit d'apprécier les bonnes
qualités nautiques de la chaloupe.

Pendant leur retour, les navigateurs furent témoins d'un incident
curieux. Ce fut la chasse d'un phoque faite par un ours gigantesque;
celui-ci était heureusement trop occupé pour apercevoir la chaloupe,
car il n'eût pas manqué de se mettre à sa poursuite; il se tenait à
l'affût auprès d'une crevasse de l'ice-field par laquelle le phoque
avait évidemment plongé. L'ours épiait donc sa réapparition avec la
patience d'un chasseur ou plutôt d'un pêcheur, car il péchait
véritablement. Il guettait en silence; il ne remuait pas; il ne
donnait aucun signe de vie.

Mais, tout d'un coup, la surface du trou vint à s'agiter; l'amphibie
remontait pour respirer; l'ours se coucha tout de son long sur le
champ glacé et arrondit ses deux pattes autour de la crevasse.

Un instant après, le phoque apparut, la tête hors de l'eau; mais il
n'eut pas le temps de l'y replonger; les pattes de l'ours, comme
détendues par un ressort, se rejoignirent, étreignirent l'animal avec
une irrésistible vigueur, et l'enlevèrent hors de son élément de
prédilection.

Ce fut une lutte rapide; le phoque se débattit pendant quelques
secondes et fut étouffé sur la poitrine de son gigantesque adversaire;
celui-ci, l'emportant sans peine, bien qu'il fût d'une grande taille,
et sautant légèrement d'un glaçon à l'autre jusqu'à la terre ferme,
disparut avec sa proie.

«Bon voyage! lui cria Johnson; cet ours-là a un peu trop de pattes à
sa disposition.»

La chaloupe regagna bientôt la petite anse que Bell lui avait ménagée
entre les glaces.

Quatre jours séparaient encore Hatteras et ses compagnons du moment
fixé pour leur départ.

Hatteras pressait les derniers préparatifs; il avait hâte de quitter
cette Nouvelle-Amérique, cette terre qui n'était pas sienne et qu'il
n'avait pas nommée; il ne se sentait pas chez lui.

Le 22 juin, on commença à transporter sur le traîneau les effets de
campement, la tente et les provisions. Les voyageurs emportaient deux
cents livres de viande salée, trois caisses de légumes et de viandes
conservées, cinquante livres de saumure et de lime-juice, cinq
quarters[1] de farine, des paquets de cresson et de cochléaria,
fournis par les plantations du docteur; en y ajoutant deux cents
livres de poudre, les instruments, les armes et les menus bagages, en
y comprenant la chaloupe, l'halket-boat et le poids du traîneau,
c'était une charge de près de quinze cents livres à traîner, et fort
pesante pour quatre chiens; d'autant plus que, contrairement à
l'habitude des Esquimaux, qui ne les font pas travailler plus de
quatre jours de suite, ceux-ci, n'ayant pas de remplaçants, devaient
tirer tous les jours; mais les voyageurs se promettaient de les aider
au besoin, et ils ne comptaient marcher qu'à petites journées; la
distance de la baie Victoria au pôle était de trois cent
cinquante-cinq milles au plus[2], et, à douze milles[3] par jour, il
fallait un mois pour la franchir; d'ailleurs, lorsque la terre
viendrait à manquer, la chaloupe permettrait d'achever le voyage sans
fatigues, ni pour les chiens, ni pour les hommes.

  [1]  380 livres.
  [2]  150 lieues.
  [3]  5 lieues.

Ceux-ci se portaient bien; la santé générale était excellente;
l'hiver, quoique rude, se terminait dans de suffisantes conditions de
bien-être; chacun, après avoir écouté les avis du docteur, échappa aux
maladies inhérentes à ces durs climats. En somme, on avait un peu
maigri, ce qui ne laissait pas d'enchanter le digne Clawbonny; mais on
s'était fait le corps et l'âme à cette âpre existence, et maintenant
ces hommes acclimatés pouvaient affronter les plus brutales épreuves
de la fatigue et du froid sans y succomber.

Et puis enfin, ils allaient marcher au but du voyage, à ce pôle
inaccessible, après quoi il ne serait plus question que du retour. La
sympathie qui réunissait maintenant les cinq membres de l'expédition
devait les aider à réussir dans leur audacieux voyage, et pas un d'eux
ne doutait du succès de l'entreprise.

En prévision d'une expédition lointaine, le docteur avait engagé ses
compagnons à s'y préparer longtemps d'avance et à «s'entraîner» avec
le plus grand soin.

«Mes amis, leur disait-il, je ne vous demande pas d'imiter les
coureurs anglais, qui diminuent de dix-huit livres après deux jours
d'entraînement, et de vingt-cinq après cinq jours; mais enfin il faut
faire quelque chose afin de se placer dans les meilleures conditions
possibles pour accomplir un long voyage. Or, le premier principe de
l'entraînement est de supprimer la graisse chez le coureur comme chez
le jockey, et cela, au moyen de purgatifs, de transpirations et
d'exercices violents; ces gentlemen savent qu'ils perdront tant par
médecine, et ils arrivent à des résultats d'une justesse incroyable;
aussi, tel qui avant l'entraînement ne pouvait courir l'espace d'un
mille sans perdre haleine, en fait facilement vingt-cinq après! On a
cité un certain Townsend qui faisait cent milles en douze heures sans
s'arrêter.

--Beau résultat, répondit Johnson, et bien que nous ne soyons pas très
gras, s'il faut encore maigrir...

--Inutile, Johnson; mais, sans exagérer, on ne peut nier que
l'entraînement n'ait de bons effets; il donne aux os plus de
résistance, plus d'élasticité aux muscles, de la finesse à l'ouïe, et
de la netteté à la vue; ainsi, ne l'oublions pas.»

Enfin, entraînés ou non, les voyageurs furent prêts le 23 juin;
c'était un dimanche, et ce jour fut consacré à un repos absolu.

L'instant du départ approchait, et les habitants du Fort-Providence ne
le voyaient pas arriver sans une certaine émotion. Cela leur faisait
quelque peine au coeur de laisser cette hutte de neige, qui avait si
bien rempli son rôle de maison, cette baie Victoria, cette plage
hospitalière où s'étaient passés les derniers mois de l'hivernage.
Retrouverait-on ces constructions au retour? Les rayons du soleil
n'allaient-ils pas achever de fondre leurs fragiles murailles?

En somme, de bonnes heures s'y étaient écoulées! Le docteur, au repas
du soir, rappela à ses compagnons ces émouvants souvenirs, et il
n'oublia pas de remercier le Ciel de sa visible protection.

Enfin l'heure du sommeil arriva. Chacun se coucha tôt pour se lever de
grand matin. Ainsi s'écoula la dernière nuit passée au Fort-Providence.




CHAPITRE XIX

MARCHE AU NORD


Le lendemain, dès l'aube, Hatteras donna le signal du départ. Les
chiens furent attelés au traîneau; bien nourris, bien reposés, après
un hiver passé dans des conditions très confortables, ils n'avaient
aucune raison pour ne pas rendre de grands services pendant l'été. Ils
ne se firent donc pas prier pour revêtir leur harnachement de voyage.

Bonnes bêtes, après tout, que ces chiens groënlandais; leur sauvage
nature s'était formée peu à peu; ils perdaient de leur ressemblance
avec le loup, pour se rapprocher de Duk, ce modèle achevé de la race
canine: en un mot, ils se civilisaient.

Duk pouvait certainement demander une part dans leur éducation; il
leur avait donné des leçons de bonne compagnie et prêchait d'exemple;
en sa qualité d'Anglais, très pointilleux sur la question du «cant»,
il fut longtemps à se familiariser avec des chiens «qui ne lui avaient
pas été présentés», et, dans le principe, il ne leur parlait pas;
mais, à force de partager les mêmes dangers, les mêmes privations, la
même fortune, ces animaux de race différente frayèrent peu à peu
ensemble. Duk, qui avait bon coeur, fit les premiers pas, et toute la
gent à quatre pattes devint bientôt une troupe d'amis.

Le docteur caressait les groënlandais, et Duk voyait sans jalousie ces
caresses distribuées à ses congénères.

Les hommes n'étaient pas en moins bon état que les animaux; si ceux-ci
devait bien tirer, les autres se proposaient de bien marcher.

On partit à six heures du matin, par un beau temps; après avoir suivi
les contours de la baie, et dépassé le cap Washington, la route fut
donnée droit au nord par Hatteras; à sept heures, les voyageurs
perdaient dans le sud le cône du phare et le Fort-Providence.

Le voyage s'annonçait bien, et mieux surtout que cette expédition
entreprise en plein hiver à la recherche du charbon! Hatteras laissait
alors derrière lui, à bord de son navire, la révolte et le désespoir,
sans être certain du but vers lequel il se dirigeait; il abandonnait
un équipage a demi mort de froid; il partait avec des compagnons
affaiblis par les misères d'un hiver arctique; lui, l'homme du nord,
il revenait vers le sud! Maintenant, au contraire, entouré d'amis
vigoureux et biens portants, soutenu, encouragé, poussé, il marchait
au pôle, à ce but de toute sa vie! Jamais homme n'avait été plus près
d'acquérir cette gloire immense pour son pays et pour lui-même!

Songeait-il à toutes ces choses si naturellement inspirées par la
situation présente? Le docteur aimait à le supposer, et n'en pouvait
guère douter à le voir si ardent. Le bon Clawbonny se réjouissait de
ce qui devait réjouir son ami, et, depuis la réconciliation des deux
capitaines, de ses deux amis, il se trouvait le plus heureux des
hommes, lui auquel ces idées de haine, d'envie, de compétition,
étaient étrangères, lui la meilleure des créatures! Qu'arriverait-il,
que résulterait-il de ce voyage? Il l'ignorait; mais enfin il
commençait bien. C'était beaucoup.

La côte occidentale de la Nouvelle-Amérique se prolongeait dans
l'ouest par une suite de baies au-delà du cap Washington; les
voyageurs, pour éviter cette immense courbure, après avoir franchi les
premières rampes de Bell-Mount, se dirigèrent vers le nord, en prenant
par les plateaux supérieurs. C'était une notable économie de route;
Hatteras voulait, à moins que des obstacles imprévus de détroit et de
montagne ne s'y opposassent, tirer une ligne droite de trois cent
cinquante milles depuis le Fort-Providence jusqu'au pôle.

Le voyage se faisait aisément; les plaines élevées offraient de vastes
tapis blancs, sur lesquels le traîneau, garni de ses châssis soufrés,
glissait sans peine, et les hommes, chaussés de leurs snow-shoes, y
trouvaient une marche sûre et rapide.

Le thermomètre indiquait trente-sept degrés (+ 3° centigrades). Le
temps n'était pas absolument fixé, tantôt clair, tantôt embrumé; mais
ni le froid ni les tourbillons n'eussent arrêté des voyageurs si
décidés à se porter en avant.

La route se relevait facilement au compas; l'aiguille devenait moins
paresseuse en s'éloignant du pôle magnétique; elle n'hésitait plus; il
est vrai que, le point magnétique dépassé, elle se retournait vers
lui, et marquait pour ainsi dire le sud à des gens qui marchaient au
nord; mais cette indication inverse ne donnait lieu à aucun calcul
embarrassant.

D'ailleurs, le docteur imagina un moyen de jalonnement bien simple,
qui évitait de recourir constamment à la boussole; une fois la
position établie, les voyageurs relevaient, par les temps clairs, un
objet exactement placé au nord et situé deux ou trois milles en avant;
ils marchaient alors vers lui jusqu'à ce qu'il fût atteint; puis ils
choisissaient un autre point de repère dans la même direction, et
ainsi de suite. De cette façon, on s'écartait très peu du droit
chemin.

Pendant les deux premiers jours du voyage, on marcha à raison de vingt
milles par douze heures; le reste du temps était consacré aux repas et
au repos; la tente suffisait à préserver du froid pendant les instants
du sommeil.

La température tendait à s'élever; la neige fondait entièrement par
endroits, suivant les caprices du sol, tandis que d'autres places
conservaient leur blancheur immaculée; de grandes flaques d'eau se
formaient çà et là, souvent de vrais étangs, qu'un peu d'imagination
eût fait prendre pour des lacs; les voyageurs s'y enfonçaient parfois
jusqu'à mi-jambes; ils en riaient, d'ailleurs; le docteur était
heureux de ces bains inattendus.

«L'eau n'a pourtant pas la permission de nous mouiller dans ce pays,
disait-il; cet élément n'a droit ici qu'à l'état solide et à l'état
gazeux; quant à l'état liquide, c'est un abus! Glace ou vapeur, très
bien; mais eau, jamais!»

La chasse n'était pas oubliée pendant la marche, car elle devait
procurer une alimentation fraîche; aussi Altamont et Bell, sans trop
s'écarter, battaient les ravines voisines; ils tiraient des
ptarmigans, des guillemots, des oies, quelques lièvres gris; ces
animaux passaient peu à peu de la confiance à la crainte, ils
devenaient très fuyards et fort difficiles à approcher.

Sans Duk, les chasseurs en eussent été souvent pour leur poudre.

Hatteras leur recommandait de ne pas s'éloigner de plus d'un mille,
car il n'avait ni un jour ni une heure à perdre, et ne pouvait compter
que sur trois mois de beau temps.

Il fallait, d'ailleurs, que chacun fût à son poste près du traîneau,
quand un endroit difficile, quelque gorge étroite, des plateaux
inclinés, se présentaient à franchir; chacun alors s'attelait ou
s'accotait au véhicule, le tirant, le poussant, ou le soutenant; plus
d'une fois, on dut le décharger entièrement, et cela ne suffisait pas
à prévenir des chocs, et par conséquent des avaries, que Bell réparait
de son mieux.

Le troisième jour, le mercredi, 26 juin, les voyageurs rencontrèrent
un lac de plusieurs acres d'étendue, et encore entièrement glacé par
suite de son orientation à l'abri du soleil; la glace était même assez
forte pour supporter le poids des voyageurs et du traîneau. Cette
glace paraissait dater d'un hiver éloigné, car ce lac ne devait jamais
dégeler, par suite de sa position; c'était un miroir compacte sur
lequel les étés arctiques n'avaient aucune prise; ce qui semblait
confirmer cette observation, c'est que ses bords étaient entourés
d'une neige sèche, dont les couches inférieures appartenaient
certainement aux années précédentes.

A partir de ce moment, le pays s'abaissa sensiblement, d'où le docteur
conclut qu'il ne pouvait avoir une grande étendue vers le nord;
d'ailleurs, il était très vraisemblable que la Nouvelle-Amérique
n'était qu'une île et ne se développait pas jusqu'au pôle. Le sol
s'aplanissait peu à peu; à peine dans l'ouest quelques collines
nivelées par l'éloignement et baignées dans une brume bleuâtre.

Jusque-là, l'expédition se faisait sans fatigue; les voyageurs ne
souffraient que de la réverbération des rayons solaires sur les
neiges; cette réflexion intense pouvait leur donner des
snow-blindness[1] impossibles à éviter. En tout autre temps, ils
eussent voyagé la nuit, pour éviter cet inconvénient; mais alors la
nuit manquait. La neige tendait heureusement à se dissoudre et perdait
beaucoup de son éclat, lorsqu'elle était sur le point de se résoudre
en eau.

  [1]  Maladie des paupières occasionnée par la réverbération des neiges.

La température s'éleva, le 28 juin, à quarante-cinq degrés au-dessus
de zéro (+ 7° centigrades); cette hausse du thermomètre fut
accompagnée d'une pluie abondante, que les voyageurs reçurent
stoïquement, avec plaisir même; elle venait accélérer la décomposition
des neiges; il fallut reprendre les mocassins de peau de daim, et
changer le mode de glissage du traîneau. La marche fut retardée sans
doute; mais, en l'absence d'obstacles sérieux, on avançait toujours.

Quelquefois le docteur ramassait sur son chemin des pierres arrondies
ou plates, à la façon des galets usés par le remous des vagues, et
alors il se croyait près du bassin polaire; cependant la plaine se
déroulait sans cesse à perte de vue.

Elle n'offrait aucun vestige d'habitation, ni huttes, ni cairns, ni
caches d'Esquimaux; les voyageurs étaient évidemment les premiers à
fouler cette contrée nouvelle; les Groënlandais, dont les tribus
hantent les terres arctiques, ne poussaient jamais aussi loin, et
cependant, en ce pays, la chasse eût été fructueuse pour ces
malheureux, toujours affamés; on voyait parfois des ours qui suivaient
sous le vent la petite troupe, sans manifester l'intention de
l'attaquer; dans le lointain, des boeufs musqués et des rennes
apparaissaient par bandes nombreuses; le docteur aurait bien voulu
s'emparer de ces derniers pour renforcer son attelage; mais ils
étaient très fuyards et impossibles à prendre vivants.

Le 29, Bell tua un renard, et Altamont fut assez heureux pour abattre
un boeuf musqué de moyenne taille, après avoir donné à ses compagnons
une haute idée de son sang-froid et de son adresse; c'était vraiment
un merveilleux chasseur, et le docteur, qui s'y connaissait,
l'admirait fort. Le boeuf fut dépecé et fournit une nourriture fraîche
et abondante.

Ces hasards de bons et succulents repas étaient toujours bien reçus;
les moins gourmands ne pouvaient s'empêcher de jeter des regards de
satisfaction sur les tranches de chair vive. Le docteur riait
lui-même, quand il se surprenait en extase devant ces opulents
morceaux.

«Ne faisons pas les petites bouches, disait-il; le repas est une chose
importante dans les expéditions polaires.

--Surtout, répondit Johnson, quand il dépend d'un coup de fusil plus
ou moins adroit!

--Vous avez raison, mon vieux Johnson, répliquait le docteur, et l'on
songe moins à manger lorsqu'on sait le pot-au-feu en train de bouillir
régulièrement sur les fourneaux de la cuisine.»

Le 30, le pays, contrairement aux prévisions, devint très accidenté,
comme s'il eût été soulevé par une commotion volcanique; les cônes,
les pics aigus se multiplièrent à l'infini et atteignirent de grandes
hauteurs.

Une brise du sud-est se prit à souffler avec violence et dégénéra
bientôt en un véritable ouragan; elle s'engouffrait à travers les
rochers couronnés de neige et parmi des montagnes de glace, qui, en
pleine terre, affectaient cependant des formes d'hummocks et
d'icebergs; leur présence sur ces plateaux élevés demeura
inexplicable, même au docteur, qui cependant expliquait tout.

A la tempête succéda un temps chaud et humide; ce fut un véritable
dégel; de tous côtés retentissait le craquement des glaçons, qui se
mêlait au bruit plus imposant des avalanches.

Les voyageurs évitaient avec soin de longer la base des collines, et
même de parler haut, car le bruit de la voix pouvait, en agitant
l'air, déterminer des catastrophes; ils étaient témoins de chutes
fréquentes et terribles qu'ils n'auraient pas eu le temps de prévoir;
en effet, le caractère principal des avalanches polaires est une
effrayante instantanéité; elles diffèrent en cela de celles de la
Suisse ou de la Norvège; là, en effet, se forme une boule, peu
considérable d'abord, qui, se grossissant des neiges et des rocs de sa
route, tombe avec une rapidité croissante, dévaste les forêts,
renverse les villages, mais enfin emploie un temps appréciable à se
précipiter; or, il n'en est pas ainsi dans les contrées frappées par
le froid arctique; le déplacement du bloc de glace y est inattendu,
foudroyant; sa chute n'est que l'instant de son départ, et qui le
verrait osciller dans sa ligne de protection serait inévitablement
écrasé par lui; le boulet de canon n'est pas plus rapide, ni la foudre
plus prompte; se détacher, tomber, écraser ne fait qu'un pour
l'avalanche des terres boréales, et cela avec le roulement formidable
du tonnerre, et des répercussions étranges d'échos plus plaintifs que
bruyants.

Aussi, aux yeux des spectateurs stupéfaits, se produisait-il parfois
de véritables changements à vue; le pays se métamorphosait; la
montagne devenait plaine sous l'attraction d'un brusque dégel; lorsque
l'eau du ciel, infiltrée dans les fissures des grands blocs, se
solidifiait au froid d'une seule nuit, elle brisait alors tout
obstacle par son irrésistible expansion, plus puissante encore en se
faisant glace qu'en devenant vapeur, et le phénomène s'accomplissait
avec une épouvantable instantanéité.

Aucune catastrophe ne vint heureusement menacer le traîneau et ses
conducteurs; les précautions prises, tout danger fut évité.
D'ailleurs, ce pays hérissé de crêtes, de contreforts, de croupes,
d'icebergs, n'avait pas une grande étendue, et trois jours après, le 3
juillet, les voyageurs se retrouvèrent dans les plaines plus faciles.

Mais leurs regards furent alors surpris par un nouveau phénomène, qui
pendant longtemps excita les patientes recherches des savants des deux
mondes; la petite troupe suivait une chaîne de collines hautes de
cinquante pieds au plus, qui paraissait se prolonger sur plusieurs
milles de longueur; or, son versant oriental était couvert de neige,
mais d'une neige entièrement rouge.

On conçoit la surprise de chacun, et ses exclamations, et même le
premier effet un peu terrifiant de ce long rideau cramoisi. Le docteur
se hâta sinon de rassurer, au moins d'instruire ses compagnons; il
connaissait cette particularité des neiges rouges, et les travaux
d'analyse chimique faits à leur sujet par Wollaston, de Candolle et
Baüer; il raconta donc que cette neige se rencontre non seulement dans
les contrées arctiques, mais en Suisse, au milieu des Alpes; de
Saussure en recueillit une notable quantité sur le Breven en 1760, et,
depuis, les capitaines Ross, Sabine, et d'autres navigateurs en
rapportèrent de leurs expéditions boréales.

Altamont interrogea le docteur sur la nature de cette substance
extraordinaire, et celui-ci lui apprit que cette coloration provenait
uniquement de la présence de corpuscules organiques; longtemps les
chimistes se demandèrent si ces corpuscules étaient d'une nature
animale ou végétale; mais ils reconnurent enfin qu'ils appartenaient à
la famille des champignons microscopiques du genre «Uredo», que Baüer
proposa d'appeler «Uredo nivalis».

Alors le docteur, fouillant cette neige de son bâton ferré, fit voir à
ses compagnons que la couche écarlate mesurait neuf pieds de
profondeur, et il leur donna à calculer ce qu'il pouvait y avoir, sur
un espace de plusieurs milles, de ces champignons dont les savants
comptèrent jusqu'à quarante-trois mille dans un centimètre carré.

Cette coloration, d'après la disposition du versant, devait remonter à
un temps très reculé, car ces champignons ne se décomposent ni par
l'évaporation ni par la fusion des neiges, et leur couleur ne s'altère
pas.

Le phénomène, quoique expliqué, n'en était pas moins étrange; la
couleur rouge est peu répandue par larges étendues dans la nature; la
réverbération des rayons du soleil sur ce tapis de pourpre produisait
des effets bizarres; elle donnait aux objets environnants, aux
rochers, aux hommes, aux animaux, une teinte enflammée, comme s'ils
eussent été éclairés par un brasier intérieur, et lorsque cette neige
se fondait, il semblait que des ruisseaux de sang vinssent à couler
jusque sous les pieds des voyageurs.

Le docteur, qui n'avait pu examiner cette substance, lorsqu'il
l'aperçut sur les Crimson-cliffs de la mer de Baffin, en prit ici à
son aise, et il en recueillit précieusement plusieurs bouteilles.

Ce sol rouge, ce «Champ de Sang», comme il l'appela, ne fut dépassé
qu'après trois heures de marche, et le pays reprit son aspect
habituel.




CHAPITRE XX

EMPREINTES SUR LA NEIGE


La journée du 4 juillet s'écoula au milieu d'un brouillard très épais.
La route au nord ne put être maintenue qu'avec la plus grande
difficulté; à chaque instant, il fallait la rectifier au compas. Aucun
accident n'arriva heureusement pendant l'obscurité; Bell seulement
perdit ses snow-shoes, qui se brisèrent contre une saillie de roc.

«Ma foi, dit Johnson, je croyais qu'après avoir fréquenté la Mersey et
la Tamise on avait le droit de se montrer difficile en fait de
brouillards, mais je vois que je me suis trompé!

--Eh bien, répondit Bell, nous devrions allumer des torches comme à
Londres ou à Liverpool!

--Pourquoi pas? répliqua le docteur; c'est une idée, cela; on
éclairerait peu la route, mais au moins on verrait le guide, et nous
nous dirigerions plus directement.

--Mais, dit Bell, comment se procurer des torches?

--Avec de l'étoupe imbibée d'esprit-de-vin et fixée au bout de nos
bâtons.

--Bien trouvé, répondit Johnson, et ce ne sera pas long à établir.»

Un quart d'heure après, la petite troupe reprenait sa marche aux
flambeaux au milieu de l'humide obscurité.

Mais si l'on alla plus droit, on n'alla pas plus vite, et ces
ténébreuses vapeurs ne se dissipèrent pas avant le 6 juillet; la terre
s'étant alors refroidie, un coup de vent du nord vint emporter tout ce
brouillard comme les lambeaux d'une étoffe déchirée.

Aussitôt, le docteur releva la position et constata que les voyageurs
n'avaient pas fait dans cette brume une moyenne de huit milles par
jour.

Le 6, on se hâta donc de regagner le temps perdu, et l'on partit de
bon matin. Altamont et Bell reprirent leur poste de marche à l'avant,
sondant le terrain et éventant le gibier; Duk les accompagnait; le
temps, avec son étonnante mobilité, était redevenu très clair et très
sec, et, bien que les guides fussent à deux milles du traîneau, le
docteur ne perdait pas de vue un seul de leurs mouvements.

Il fut donc fort étonné de les voir s'arrêter tout d'un coup et
demeurer dans une posture de stupéfaction; ils semblaient regarder
vivement au loin, comme des gens qui interrogent l'horizon.

Puis, se courbant vers le sol, ils l'examinaient avec attention et se
relevaient surpris. Bell parut même vouloir se porter en avant; mais
Altamont le retint de la main.

«Ah ça! que font-ils donc? dit le docteur à Johnson.

--Je les examine comme vous, monsieur Clawbonny, répondit le vieux
marin, et je ne comprends rien à leurs gestes.

--Ils ont trouvé des traces d'animaux, répondit Hatteras.

--Cela ne peut être, dit le docteur.

--Pourquoi?

--Parce que Duk aboierait.

--Ce sont pourtant bien des empreintes qu'ils observent.

--Marchons, fit Hatteras; nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.»

Johnson excita les chiens d'attelage, qui prirent une allure plus
rapide.

Au bout de vingt minutes, les cinq voyageurs étaient réunis, et
Hatteras, le docteur, Johnson partageaient la surprise de Bell et
d'Altamont.

En effet, des traces d'hommes, visibles, incontestables et fraîches
comme si elles eussent été faites la veille, se montraient éparses sur
la neige.

«Ce sont des Esquimaux, dit Hatteras.

--En effet, répondit le docteur, voilà les empreintes de leurs
raquettes.

--Vous croyez? dit Altamont.

--Cela est certain.

--Eh bien, et ce pas? reprit Altamont en montrant une autre trace
plusieurs fois-répétée.

--Ce pas?

--Prétendez-vous qu'il appartienne à un Esquimau?»

Le docteur regarda attentivement et fut stupéfait; la marque d'un
soulier européen, avec ses clous, sa semelle et son talon, était
profondément creusée dans la neige; il n'y avait pas à en douter, un
homme, un étranger, avait passé là.

«Des Européens ici! s'écria Hatteras.

--Évidemment, fit Johnson.

--Et cependant, dit le docteur, c'est tellement improbable qu'il faut
y regarder à deux fois avant de se prononcer.»

Le docteur examina donc l'empreinte deux fois, trois fois, et il fut
bien obligé de reconnaître son origine extraordinaire.

Le héros de Daniel de Foë ne fut pas plus stupéfait en rencontrant la
marque d'un pied creusée sur le sable de son île; mais si ce qu'il
éprouva fut de la crainte, ici ce fut du dépit pour Hatteras. Un
Européen si près du pôle!

On marcha en avant pour reconnaître ces traces; elles se répétaient
pendant un quart de mille, mêlées à d'autres vestiges de raquettes et
de mocassins; puis elles s'infléchissaient vers l'ouest.

Arrivés à ce point, les voyageurs se demandèrent s'il fallait les
suivre plus longtemps.

«Non, répondit Hatteras. Allons...»

II fut interrompu par une exclamation du docteur, qui venait clé
ramasser sur la neige un objet plus convaincant encore et sur
l'origine duquel il n'y avait pas à se méprendre. C'était l'objectif
d'une lunette de poche.

«Cette fois, dit-il, on ne peut plus mettre en doute la présence d'un
étranger sur cette terre!...

--En avant!» s'écria Hatteras.

Et il prononça si énergiquement cette parole, que chacun le suivit; le
traîneau reprit sa marche un moment interrompue.

Chacun surveillait l'horizon avec soin, sauf Hatteras, qu'une sourde
colère animait et qui ne voulait rien voir. Cependant, comme on
risquait de tomber dans un détachement de voyageurs, il fallait
prendre ses précautions; c'était véritablement jouer de malheur que de
se voir précédé sur cette route inconnue! Le docteur, sans éprouver la
colère d'Hatteras, ne pouvait se défendre d'un certain dépit, malgré
'sa philosophie naturelle. Altamont paraissait également vexé; Johnson
et Bell grommelaient entre leurs dents des paroles menaçantes.

«Allons, dit enfin le docteur, faisons contre fortune bon coeur.

--Il faut avouer, dit Johnson, sans être entendu d'Altamont, que si
nous trouvions la place prise, ce serait à dégoûter de faire un voyage
au pôle!

--Et cependant, répondit Bell, il n'y a pas moyen de douter...

--Non, répliqua le docteur; j'ai beau retourner l'aventure dans mon
esprit, me dire que c'est improbable, impossible, il faut bien se
rendre; ce soulier ne s'est pas empreint dans la neige sans avoir été
au bout d'une jambe et sans que cette jambe ait été attachée à un
corps humain. Des Esquimaux, je le pardonnerais encore, mais un
Européen!

--Le fait est, répondit Johnson, que si nous allions trouver les lits
retenus dans l'auberge du bout du monde, ce serait vexant.

--Particulièrement vexant, répondît Altamont.

--Enfin, on verra», fit le docteur Et l'on se remit en marche.

Cette journée s'accomplit sans qu'un fait nouveau vînt confirmer la
présence d'étrangers sur cette partie de la Nouvelle-Amérique, et l'on
prit enfin place au campement du soir.

Un vent assez, violent ayant sauté dans le nord, il avait fallu
chercher pour la tente un abri sûr au fond d'un ravin; le ciel était
menaçant; des nuages allongés sillonnaient l'air avec une grande
rapidité; ils rasaient le sol d'assez près, et l'on avait de la peine
à les suivre dans leur course échevelée; parfois, quelques lambeaux de
ces vapeurs traînaient jusqu'à terre, et la tente ne se maintenait
contre l'ouragan qu'avec la plus grande difficulté.

«Une vilaine nuit qui se prépare, dit Johnson après le souper.

--Elle ne sera pas froide, mais bruyante, répondit le docteur; prenons
nos précautions, et assurons la tente avec de grosses pierres.

--Vous avez raison, monsieur Clawbonny; si l'ouragan entraînait notre
abri de toile, Dieu sait où nous pourrions le rattraper.»

Les précautions les plus minutieuses furent donc prises pour parer à
ce danger, et les voyageurs fatigués essayèrent de dormir.

Mais cela leur fut impossible; la tempête s'était déchaînée et se
précipitait du sud au nord avec une incomparable violence; les nuages
s'éparpillaient dans l'espace comme la vapeur hors d'une chaudière qui
vient de faire explosion; les dernières avalanches, sous les coups de
l'ouragan, tombaient dans les ravines, et les échos renvoyaient en
échange leurs sourdes répercussions; l'atmosphère semblait être le
théâtre d'un combat à outrance entre l'air et l'eau, deux éléments
formidables dans leurs colères, et le feu seul manquait à la bataille.

L'oreille surexcitée percevait dans le grondement général des bruits
particuliers, non pas le brouhaha qui accompagne la chute des corps
pesants, mais bien le craquement clair des corps qui se brisent; on
entendait distinctement des fracas nets et francs, comme ceux de
l'acier qui se rompt, au milieu des roulements allongés de la tempête.

Ces derniers s'expliquaient naturellement par les avalanches tordues
dans les tourbillons, mais le docteur ne savait à quoi attribuer les
autres.

Profitant de ces instants de silence anxieux, pendant lesquels
l'ouragan semblait reprendre sa respiration pour souffler avec plus de
violence, les voyageurs échangeaient leurs suppositions.

«Il se produit là, disait le docteur, des chocs, comme si des icebergs
et des ice-fields se heurtaient.

--Oui, répondait Altamont, on dirait que l'écorce terrestre se
disloque tout entière. Tenez, entendez-vous?

--Si nous étions près de la mer, reprenait le docteur, je croirais
véritablement à une rupture des glaces.

--En effet, répondit Johnson, ce bruit ne peut s'expliquer autrement.

--Nous serions donc arrivés à la côte? dit Hatteras.

--Cela ne serait pas impossible, répondit le docteur; tenez,
ajouta-t-il après un craquement d'une violence extrême, ne dirait-on
pas un écrasement de glaçons? Nous pourrions bien être fort rapprochés
de l'Océan.

--S'il en est ainsi, reprit Hatteras, je n'hésiterai pas à me lancer
au travers des champs de glace.

--Oh! fit le docteur, ils ne peuvent manquer d'être brisés après une
tempête pareille. Nous verrons demain; quoi qu'il en soit, s'il y a
quelque troupe d'hommes à voyager par une nuit pareille, je la plains
de tout mon coeur.»

L'ouragan dura pendant dix heures sans interruption, et aucun des
hôtes de la tente ne put prendre un instant de sommeil; la nuit se
passa dans une profonde inquiétude.

En effet, en pareilles circonstances, tout incident nouveau, une
tempête, une avalanche, pouvait amener des retards graves. Le docteur
aurait bien voulu aller au-dehors reconnaître l'état des choses; mais
comment s'aventurer dans ces vents déchaînés?

Heureusement, l'ouragan s'apaisa dès les premières heures du jour; on
put enfin quitter cette tente qui avait vaillamment résisté; le
docteur, Hatteras et Johnson se dirigèrent vers une colline haute de
trois cents pieds environ; ils la gravirent assez facilement.

Leurs regards s'étendirent alors sur un pays métamorphosé, fait de
roches vives, d'arêtes aiguës, et entièrement dépourvu de glace.
C'était l'été succédant brusquement à l'hiver chassé par la tempête;
la neige, rasée par l'ouragan comme par une lame affilée, n'avait pas
eu le temps de se résoudre en eau, et le sol apparaissait dans toute
son âpreté primitive.

Mais où les regards d'Hatteras se portèrent rapidement, ce fut vers le
nord. L'horizon y paraissait baigné dans des vapeurs noirâtres.

«Voilà qui pourrait bien être l'effet produit par l'Océan, dit le
docteur.

--Vous avez raison, Fit Hatteras, la mer doit être là.

--Cette couleur est ce que nous appelons le «blink» de l'eau libre,
dit Johnson.

--Précisément, reprit le docteur.

--Eh bien, au traîneau! s'écria Hatteras, et marchons à cet Océan
nouveau!

--Voilà qui vous réjouit le coeur, dit Clawbonny au capitaine.

--Oui, certes, répondit celui-ci avec enthousiasme; avant peu, nous
aurons atteint le pôle! Et vous, mon bon docteur, est-ce que cette
perspective ne vous rend pas heureux?

--Moi! je suis toujours heureux, et surtout du bonheur des autres!»

Les trois Anglais revinrent à la ravine, et, le traîneau préparé, on
leva le campement. La route fut reprise; chacun craignait de retrouver
encore les traces de la veille; mais, pendant le reste du chemin, pas
un vestige de pas étrangers ou indigènes ne se montra sur le sol.
Trois heures après, on arrivait à la côte.

«La mer! la mer! dit-on d'une seule voix.

--Et la mer libre!» s'écria le capitaine. Il était dix heures du
matin.

En effet, l'ouragan avait fait place nette dans le bassin polaire; les
glaces, brisées et disloquées, s'en allaient dans toutes les
directions; les plus grosses, formant des icebergs, venaient de «lever
l'ancre», suivant l'expression des marins, et voguaient en pleine mer.
Le champ avait subi un rude assaut de la part du vent; une grêle de
lames minces, de bavures et de poussière de glace était répandue sur
les rochers environnants. Le peu qui restait de l'ice-field à
l'arasement du rivage paraissait pourri; sur les rocs, où déferlait le
flot, s'allongeaient de larges algues marines et des touffes d'un
varech décoloré.

L'Océan s'étendait au-delà de la portée du regard, sans qu'aucune île,
aucune terre nouvelle, vînt en limiter l'horizon.

La côte formait clans l'est et dans l'ouest deux caps qui allaient se
perdre en pente douce au milieu des vagues; la mer brisait à leur
extrémité, et une légère écume s'envolait par nappes blanches sur les
ailes du vent, le sol de la Nouvelle-Amérique venait ainsi mourir à
l'Océan polaire, sans convulsions, tranquille et légèrement incliné;
il s'arrondissait en baie très ouverte et formait une rade foraine
délimitée par les deux promontoires. Au centre, un saillant du roc
faisait un petit port naturel abrité sur trois points du compas: il
pénétrait dans les terres par le large lit d'un ruisseau, chemin
ordinaire des neiges fondues après l'hiver, et torrentueux en ce
moment.

Hatteras, après s'être rendu compte de la configuration de la côte,
résolut de faire ce jour même les préparatifs du départ, de lancer la
chaloupe à la mer, de démonter le traîneau et de l'embarquer pour les
excursions à venir.

Cela pouvait demander la fin de la journée. La tente fut donc dressée,
et après un repas réconfortant, les travaux commencèrent; pendant ce
temps, le docteur prit ses instruments pour aller faire son point et
déterminer le relevé hydrographique d'une partie de la baie.

Hatteras pressait le travail; il avait hâte de partir; il voulait
avoir quitté la terre ferme et pris les devants, au cas où quelque
détachement arriverait à la mer.

A cinq heures du soir, Johnson et Bell n'avaient plus qu'à se croiser
les bras. La chaloupe se balançait gracieusement dans le petit havre,
son mât dressé, son foc halé bas et sa misaine sur les cargues; les
provisions et les parties démontées du traîneau y avaient été
transportées; il ne restait plus que la tente et quelques objets de
campement à embarquer le lendemain.

Le docteur, à son retour, trouva ces apprêts terminés. En voyant la
chaloupe tranquillement abritée des vents, il lui vint à l'idée de
donner un nom à ce petit port, et proposa celui d'Altamont.

Cela ne fit aucune difficulté, et chacun trouva la proposition
parfaitement juste.

En conséquence, le port fut appelé Altamont-Harbour.

Suivant les calculs du docteur, il se trouvait situé par 87° 05' de
latitude et 118° 35' de longitude à l'orient de Greenwich,
c'est-à-dire à moins de 3° du pôle.

Les voyageurs avaient franchi une distance de deux cents milles depuis
la baie Victoria jusqu'au port Altamont.




CHAPITRE XXI

LA MER LIBRE


Le lendemain matin, Johnson et Bell procédèrent à l'embarquement des
effets de campement. A huit heures, les préparatifs de départ étaient
terminés. Au moment de quitter cette côte, le docteur se prit à songer
aux voyageurs dont on avait rencontré les traces, incident qui ne
laissait pas de le préoccuper.

Ces hommes voulaient-ils gagner le nord? avaient-ils à leur
disposition quelque moyen de franchir l'océan polaire? Allait-on
encore les rencontrer sur cette route nouvelle?

Aucun vestige n'avait, depuis trois jours, décelé la présence de ces
voyageurs et certainement, quels qu'ils fussent, ils ne devaient point
avoir atteint Altamont-Harbour. C'était un lieu encore vierge de tout
pas humain.

Cependant, le docteur, poursuivi par ses pensées, voulut jeter un
dernier coup d'oeil sur le pays, et il gravit une éminence haute d'une
centaine de pieds au plus; de là, son regard pouvait parcourir tout
l'horizon du sud.

Arrivé au sommet, il porta sa lunette à ses yeux. Quelle fut sa
surprise de ne rien apercevoir, non pas au loin dans les plaines, mais
à quelques pas de lui! Cela lui parut fort singulier; il examina de
nouveau, et enfin il regarda sa lunette.... L'objectif manquait.

«L'objectif!» s'écria-t-il.

On comprend la révélation subite qui se faisait dans son esprit; il
poussa un cri assez fort pour que ses compagnons l'entendissent, et
leur anxiété fut grande en le voyant descendre la colline à toutes
jambes.

«Bon! qu'y a-t-il encore?» demanda Johnson.

Le docteur, essoullé, ne pouvait prononcer une parole; enfin, il fit
entendre ces mots:

«Les traces... les pas... le détachement!...

--Eh bien, quoi? fit Hatteras... des étrangers ici?

--Non!... non!... reprenait le docteur... l'objectif... mon
objectif... à moi....»

Et il montrait son instrument incomplet. «Ah! s'écria l'Américain...
vous avez perdu?...

--Oui!

--Mais alors, ces traces...

--Les nôtres, mes amis, les nôtres! s'écria le docteur. Nous nous
sommes égarés dans le brouillard! Nous avons tourné en cercle, et nous
sommes retombés sur nos pas!

--Mais cette empreinte de souliers? dit Hatteras.

--Les souliers de Bell, de Bell lui-même, qui, après avoir cassé ses
snow-shoes, a marché toute une journée dans la neige.

--C'est parfaitement vrai», dit Bell.

Et l'erreur fut si évidente que chacun partit d'un éclat de rire, sauf
Hatteras, qui n'était cependant pas le moins heureux de cette
découverte.

«Avons-nous été assez ridicules! reprit le docteur, quand l'hilarité
fut calmée. Les bonnes suppositions que nous avons faites! Des
étrangers sur cette côte! allons donc! Décidément, il faut réfléchir
ici avant de parler. Enfin, puisque nous voilà tirés d'inquiétude à
cet égard, il ne nous reste plus qu'à partir.

--En route!» dit Hatteras.

Un quart d'heure après, chacun avait pris place à bord de la chaloupe,
qui, sa misaine déployée et son foc hissé, déborda rapidement
d'Altamont-Harbour.

Cette traversée maritime commençait le mercredi 10 juillet; les
navigateurs se trouvaient à une distance très rapprochée du pôle,
exactement cent soixantequinze milles[1]; pour peu qu'une terre fût
située à ce point du globe, la navigation par mer devait être très
courte.

  [1]  70 lieues 1/3.

Le vent était faible, mais favorable. Le thermomètre marquait
cinquante degrés au-dessus de zéro (+10° centigrades); il faisait
réellement chaud.

La chaloupe n'avait pas souffert du voyage sur le traîneau; elle était
en parfait état, et se manoeuvrait facilement. Johnson tenait la
barre; le docteur, Bell et l'Américain s'étaient accotés de leur mieux
parmi les effets de voyage, disposés partie sur le pont, partie
au-dessous.

Hatteras, placé à l'avant, fixait du regard ce point mystérieux vers
lequel il se sentait attiré avec une insurmontable puissance, comme
l'aiguille aimantée au pôle magnétique. Si quelque rivage se
présentait, il voulait être le premier à le reconnaître. Cet honneur
lui appartenait réellement.

Il remarquait d'ailleurs que la surface de l'Océan polaire était faite
de lames courtes, telles que les mers encaissées en produisent. Il
voyait là l'indice d'une terre prochaine, et le docteur partageait son
opinion à cet égard.

Il est facile de comprendre pourquoi Hatteras désirait si vivement
rencontrer un continent au pôle nord. Quel désappointement il eût
éprouvé à voir la mer incertaine, insaisissable, s'étendre là où une
portion de terre, si petite qu'elle fût, était nécessaire à ses
projets! En effet, comment nominer d'un nom spécial un espace d'océan
indéterminé? Comment planter en pleins flots le pavillon de son pays?
Comment prendre possession au nom de Sa Gracieuse Majesté d'une partie
de l'élément liquide?

Aussi, l'oeil fixe, Hatteras, sa boussole à la main, dévorait le nord
de ses regards.

Rien, d'ailleurs, ne limitait l'étendue du bassin polaire jusqu'à la
ligne de l'horizon; il s'en allait au loin se confondre avec le ciel
pur de ces zones. Quelques montagnes de glace, fuyant au large,
semblaient laisser passage à ces hardis navigateurs.

L'aspect de cette région offrait de singuliers caractères d'étrangeté.
Cette impression tenait-elle à la disposition d'esprit de voyageurs
très émus et supranerveux? Il est difficile de se prononcer. Cependant
le docteur, dans ses notes quotidiennes, a dépeint cette physionomie
bizarre clé l'Océan; il en parle comme en parlait Penny, suivant
lequel ces contrées présentent un aspect «offrant le contraste le plus
frappant d'une mer animée par des millions de créatures vivantes.»

La plaine liquide, colorée des nuances les plus vagues de l'outre-mer,
se montrait également transparente et douée d'un incroyable pouvoir
dispersif, comme si elle eût été faite de carbure de soufre. Cette
diaphanéité permettait de la fouiller du regard jusqu'à des
profondeurs incommensurables; il semblait que le bassin polaire fût
éclairé par-dessous à la façon d'un immense aquarium; quelque
phénomène électrique, produit au fond des mers, en illuminait sans
doute les couches les plus reculées. Aussi la chaloupe semblait
suspendue sur un abîme sans fond.

A la surface de ces eaux étonnantes, les oiseaux volaient en bandes
innombrables, pareilles à des nuages épais et gros de tempêtes.
Oiseaux de passage, oiseaux de rivage, oiseaux rameurs, ils offraient
dans leur ensemble tous les spécimens de la grande famille aquatique,
depuis l'albatros, si commun aux contrées australes jusqu'au pingouin
des mers arctiques, mais avec des proportions gigantesques. Leurs cris
produisaient un assourdissement continuel. A les considérer, le
docteur perdait sa science de naturaliste; les noms de ces espèces
prodigieuses lui échappaient, et il se surprenait à courber la tête,
quand leurs ailes battaient l'air avec une indescriptible puissance.

Quelques-uns de ces monstres aériens déployaient jusqu'à vingt pieds
d'envergure; ils couvraient entièrement la chaloupe sous leur vol, et
il y avait là par légions de ces oiseaux dont la nomenclature ne parut
jamais dans l'«Index Ornithologus» de Londres.

Le docteur était abasourdi, et, en somme, stupéfait de trouver sa
science en défaut.

Puis, lorsque son regard, quittant les merveilles du ciel, glissait à
la surface de cet océan paisible, il rencontrait des productions non
moins étonnantes du règne animal, et, entre autres, des méduses dont
la largeur atteignait jusqu'à trente pieds; elles servaient à la
nourriture générale de la gent aérienne, et flottaient comme de
véritables îlots au milieu d'algues et de varechs gigantesques. Quel
sujet d'étonnement! Quelle différence avec ces autres méduses
microscopiques observées par Scoresby dans les mers du Groënland, et
dont ce navigateur évalua le nombre à vingt-trois trilliards huit cent
quatre-vingt-huit billiards de milliards dans un espace de deux milles
carrés[1]!

  [1] Ce nombre échappant à toute appréciation de l'esprit, le
    baleinier anglais, afin de le rendre plus compréhensible, disait
    qu'à le compter quatre-vingt mille individus auraient été occupés
    jour et nuit depuis la création du monde.

Enfin, lorsqu'au-delà de la superficie liquide le regard plongeait
dans les eaux transparentes, le spectacle n'était pas moins surnaturel
de cet élément sillonné par des milliers de poissons de toutes les
espèces; tantôt ces animaux s'enfonçaient rapidement au plus profond
de la masse liquide, et l'oeil les voyait diminuer peu à peu,
décroître, s'effacer à la façon des spectres fantasmagoriques; tantôt,
quittant les profondeurs de l'Océan, ils remontaient en grandissant à
la surface des flots. Les monstres marins ne paraissaient aucunement
effrayés de la présence de la chaloupe; ils la caressaient au passage
de leurs nageoires énormes; là où des baleiniers de profession se
fussent à bon droit épouvantés, les navigateurs n'avaient pas même la
conscience d'un danger couru, et cependant quelques-uns de ces
habitants de la mer atteignaient à de formidables proportions.

Les jeunes veaux marins se jouaient entre eux; le narwal, fantastique
comme la licorne, armé de sa défense longue, étroite et conique, outil
merveilleux qui lui sert à scier les champs de glace, poursuivait les
cétacés plus craintifs; des baleines innombrables, chassant par leurs
évents des colonnes d'eau et de mucilage, remplissaient l'air d'un
sifflement particulier, le nord-caper à la queue déliée, aux larges
nageoires caudales, fendait la vague avec une incommensurable vitesse,
se nourrissant dans sa course d'animaux rapides comme lui, de gades ou
de scombres, tandis que la baleine blanche, plus paresseuse,
engloutissait paisiblement des mollusques tranquilles et indolents
comme elle.

Plus au fond, les baleinoptères au museau pointu, les anarnacks
groënlandais allongés et noirâtres, les cachalots géants, espèce
répandue au sein de toutes les mers, nageaient au milieu des bancs
d'ambre gris, ou se livraient des batailles homériques qui
rougissaient l'Océan sur une surface de plusieurs milles; les physales
cylindriques, le gros tegusik du Labrador, les dauphins à dorsale en
lame de sabre, toute la famille des phoques et des morses, les chiens,
les chevaux, les ours marins, les lions, les éléphants de mer
semblaient paître les humides pâturages de l'Océan, et le docteur
admirait ces animaux innombrables aussi facilement qu'il eût fait des
crustacés et des poissons à travers les bassins de cristal du
Zoological-Garden.

Quelle beauté, quelle variété, quelle puissance dans la nature! Comme
tout paraissait étrange et prodigieux au sein de ces régions
circumpolaires!

L'atmosphère acquérait une surnaturelle pureté; on l'eût dite
surchargée d'oxygène; les navigateurs aspiraient avec délices cet air
qui leur versait une vie plus ardente; sans se rendre compte de ce
résultat, ils étaient en proie à une véritable combustion, dont on ne
peut donner une idée, même affaiblie; leurs fonctions passionnelles,
digestives, respiratoires, s'accomplissaient avec une énergie
surhumaine; les idées, surexcitées dans leur cerveau, se développaient
jusqu'au grandiose: en une heure, ils vivaient la vie d'un jour
entier.

Au milieu de ces étonnements et de ces merveilles, la chaloupe voguait
paisiblement au souffle d'un vent modéré que les grands albatros
activaient parfois de leurs vastes ailes.

Vers le soir, Hatteras et ses compagnons perdirent de vue la côte de
la Nouvelle-Amérique. Les heures de la nuit sonnaient pour les zones
tempérées comme pour les zones équinoxiales; mais ici, le soleil,
élargissant ses spirales, traçait un cercle rigoureusement parallèle à
celui de l'Océan. La chaloupe, baignée dans ses rayons obliques, ne
pouvait quitter ce centre lumineux qui se déplaçait avec elle.

Les êtres animés des régions hyperboréennes sentirent pourtant venir
le soir, comme si l'astre radieux se fût dérobé derrière l'horizon.
Les oiseaux, les poissons, les cétacés disparurent. Où? Au plus
profond du ciel? Au plus profond de la mer? Qui l'eût pu dire? Mais, à
leurs cris, à leurs sifflements, au frémissement des vagues agitées
par la respiration des monstres marins, succéda bientôt la silencieuse
immobilité; les flots s'endormirent dans une insensible ondulation, et
la nuit reprit sa paisible influence sous les regards étincelants du
soleil.

Depuis le départ d'Altamont-Harbour, la chaloupe avait gagné un degré
dans le nord; le lendemain, rien ne paraissait encore à l'horizon, ni
ces hauts pics qui signalent de loin les terres, ni ces signes
particuliers auxquels un marin pressent l'approche des îles ou des
continents.

Le vent tenait bon sans être fort; la mer était peu houleuse; le
cortège des oiseaux et des poissons revint aussi nombreux que la
veille; le docteur, penché sur les flots, put voir les cétacés quitter
leur profonde retraite et monter peu à peu à la surface de la mer;
quelques icebergs, et çà et là des glaçons épars, rompaient seuls
l'immense monotonie de l'Océan.

Mais, en somme, les glaces étaient rares, et elles n'auraient pu gêner
la marche d'un navire. Il faut remarquer que la chaloupe se trouvait
alors à dix degrés au-dessus du pôle du froid, et, au point de vue des
parallèles de température, c'est comme si elle eût été à dix degrés
au-dessous. Rien d'étonnant, dès lors, que la mer fût libre à cette
époque, comme elle le devait être par le travers de la baie de Disko,
dans la mer de Baffin. Ainsi donc, un bâtiment aurait eu là ses
coudées franches pendant les mois d'été.

Cette observation a une grande importance pratique; en effet, si
jamais les baleiniers peuvent s'élever dans le bassin polaire, soit
par les mers du nord de l'Amérique, soit par les mers du nord de
l'Asie, ils sont assurés d'y faire rapidement leur cargaison, car
cette partie de l'Océan paraît être le vivier universel, le réservoir
général des baleines, des phoques et de tous les animaux marins.

A midi, la ligne d'eau se confondait encore avec la ligne du ciel; le
docteur commençait à douter de l'existence d'un continent sous ces
latitudes élevées.

Cependant, en réfléchissant, il était forcément conduit à croire à
l'existence d'un continent boréal; en effet, aux premiers jours du
monde, après le refroidissement de la croûte terrestre, les eaux,
formées par la condensation des vapeurs atmosphériques, durent obéir à
la force centrifuge, s'élancer vers les zones équatoriales et
abandonner les extrémités immobiles du globe. De à l'émersion
nécessaire des contrées voisines du pôle, Le docteur trouvait ce
raisonnement fort juste.

Et il semblait tel à Hatteras.

Aussi les regards du capitaine essayaient de percer les brumes de
l'horizon. Sa lunette ne quittait pas ses yeux. Il cherchait dans la
couleur des eaux, dans la forme des vagues, dans le souffle du vent,
les indices l'une terre prochaine. Son front se penchait en avant, et
qui n'eût pas connu ses pensées l'eût admiré, cependant, tant il y
avait dans son attitude d'énergiques désirs et d'anxieuses
interrogations.




CHAPITRE XXII

LES APPROCHES DU PÔLE


Le temps s'écoulait au milieu de cette incertitude. Rien ne se
montrait à cette circonférence si nettement arrêtée. Pas un point qui
ne fût ciel ou mer. Pas même à la surface des flots, un brin de ces
herbes terrestres qui firent tressaillir le coeur de Christophe Colomb
marchant à la découverte de l'Amérique.

Hatteras regardait toujours.

Enfin, vers six heures du soir, une vapeur de forme indécise, mais
sensiblement élevée, apparut au-dessus du niveau de la mer; on eût dit
un panache de fumée; le ciel était parfaitement pur: donc cette vapeur
ne pouvait s'expliquer par un nuage; elle disparaissait par instants,
et reparaissait, comme agitée.

Hatteras fut le premier à observer ce phénomène; ce point indécis,
cette vapeur inexplicable, il l'encadra dans le champ de sa lunette,
et pendant une heure encore il l'examina sans relâche.

Tout à coup, quelque indice, certain apparemment, lui vint au regard,
car il étendit le bras vers l'horizon, et d'une voix éclatante il
s'écria:

«Terre! terre!»

A ces mots, chacun se leva comme mû par une commotion électrique.

Une sorte de fumée s'élevait sensiblement au-dessus de la mer.

«Je vois! je vois! s'écria le docteur.

--Oui! certes... oui, fit Johnson.

--C'est un nuage, dit Altamont.

--Terre! terre!» répondit Hatteras avec une inébranlable conviction.

Les cinq navigateurs examinèrent encore avec la plus grande attention.

Mais, comme il arrive souvent aux objets que leur éloignement rend
indécis, le point observé semblait avoir disparu. Enfin les regards le
saisirent de nouveau, et le docteur crut même surprendre une lueur
rapide à vingt ou vingt-cinq milles dans le nord.

«C'est un volcan! s'écria-t-il.

--Un volcan? fit Altamont.

--Sans doute.

--Sous une latitude si élevée!

--Et pourquoi pas? reprit le docteur; l'Islande n'est-elle pas une
terre volcanique et pour ainsi dire faite de volcans?

--Oui! l'Islande, reprit l'Américain; mais si près du pôle!

--Eh bien, notre illustre compatriote, le commodore James Ross,
n'a-t-il pas constaté, sur le continent austral, l'existence de
l'_Erebus_ et du _Terror_, deux monts ignivomes en pleine activité par
cent soixante-dix degrés de longitude et soixante-dix-huit degrés, de
latitude? Pourquoi donc des volcans n'existeraient-ils pas au pôle
Nord?

--Cela est possible, en effet, répondit Altamont.

--Ah! s'écria le docteur, je le vois distinctement: c'est un volcan!

--Eh bien, fit Hatteras, courons droit dessus.

--Le vent commence à venir de bout, dit Johnson.

--Bordez la misaine, et au plus près.»

Mais cette manoeuvre eut pour résultat d'éloigner la chaloupe du point
observé, et les plus attentifs regards ne purent le reprendre.

Cependant on ne pouvait plus douter de la proximité de la côte.
C'était donc là le but du voyage entrevu, sinon atteint, et
vingt-quatre heures ne se passeraient pas, sans doute, sans que ce
nouveau sol fût foulé par un pied humain. La Providence, après leur
avoir permis de s'en approcher de si près, ne voudrait pas empêcher
ces audacieux marins d'y atterrir.

Cependant, dans les circonstances actuelles, personne ne manifesta la
joie qu'une semblable découverte devait produire; chacun se renfermait
en lui-même et se demandait ce que pouvait être cette terre du pôle.
Les animaux semblaient la fuir; à l'heure du soir, les oiseaux, au
lieu d'y chercher un refuge, s'envolaient dans le sud à tire-d'ailes!
Était-elle donc si inhospitalière qu'une mouette ou un ptarmigan n'y
pussent trouver asile? Les poissons eux-mêmes, les grands cétacés,
fuyaient rapidement cette côte à travers les eaux transparentes. D'où
venait ce sentiment de répulsion, sinon de terreur, commun à tous les
êtres animés qui hantaient cette partie du globe?

Les navigateurs avaient subi l'impression générale; ils se laissaient
aller aux sentiments de leur situation, et, peu à peu, chacun d'eux
sentit le sommeil alourdir ses paupières.

Le quart revenait à Hatteras! Il prit la barre; le docteur, Altamont,
Johnson et Bell, étendus sur les bancs, s'endormirent l'un après
l'autre, et bientôt ils furent plongés dans le monde des rêves.

Hatteras essaya de résister au sommeil; il ne voulait rien perdre de
ce temps précieux; mais le mouvement lent de la chaloupe le berçait
insensiblement, et il tomba malgré lui dans une irrésistible
somnolence.

Cependant l'embarcation marchait à peine; le vent ne parvenait pas à
gonfler sa voile détendue. Au loin, quelques glaçons immobiles dans
l'ouest réfléchissaient les rayons lumineux et formaient des plaques
incandescentes en plein Océan.

Hatteras se prit à rêver. Sa pensée rapide erra sur toute son
existence; il remonta le cours de sa vie avec cette vitesse
particulière aux songes, qu'aucun savant n'a encore pu calculer; il
fit un retour sur ses jours écoulés; il revit son hivernage, la baie
Victoria, le Fort-Providence, la Maison-du-Docteur, la rencontre de
l'Américain sous les glaces.

Alors il retourna plus loin dans le passé; il rêva de son navire, du
_Forward_ incendié, de ses compagnons, des traîtres qui l'avaient
abandonné. Qu'étaient-ils devenus? Il pensa à Shanclon, à Wall, au
brutal Pen. Où étaient-ils? Avaient-ils pu gagner la mer de Baffin à
travers les glaces?

Puis, son imagination de rêveur plana plus haut encore, et il se
retrouva à son départ d'Angleterre, à ses voyages précédents, à ses
tentatives avortées, à ses malheurs. Alors il oublia sa situation
présente, sa réussite prochaine, ses espérances à demi réalisées. De
la joie son rêve le rejeta dans les angoisses.

Pendant deux heures ce fut ainsi; puis, sa pensée reprit un nouveau
cours; elle le ramena vers le pôle; il se vit posant enfin le pied sur
ce continent anglais, et déployant le pavillon du Royaume-Uni.

Tandis qu'il sommeillait ainsi, un nuage énorme, de couleur olivâtre,
montait svir l'horizon et assombrissait l'Océan.

On ne peut se figurer avec quelle foudroyante rapidité les ouragans
envahissent les mers arctiques. Les vapeurs engendrées dans les
contrées équatoriales viennent se condenser au-dessus des immenses
glaciers du nord, et appellent avec une irrésistible violence des
masses d'air pour les remplacer. C'est ce qui peut expliquer l'énergie
des tempêtes boréales.

Au premier choc du vent, le capitaine et ses compagnons s'étaient
arrachés à leur sommeil, prêts à manoeuvrer.

La mer se soulevait en lames hautes, à base peu développée; la
chaloupe, ballottée par une violente houle, plongeait dans des
gouffres profonds, ou oscillait sur la pointe d'une vague aiguë, en
s'inclinant sous des angles de plus de quarante-cinq degrés.

Hatteras avait repris d'une main ferme la barre, qui jouait avec bruit
dans la tête du gouvernail; quelquefois, cette barre, violemment prise
dans une embardée, le repoussait et le courbait malgré lui. Johnson et
Bell s'occupaient sans relâche à vider l'eau embarquée dans les
plongeons de la chaloupe.

«Voilà une tempête sur laquelle nous ne comptions guère, dit Altamont
en se cramponnant à son banc.

--Il faut s'attendre à tout ici», répondit le docteur.

Ces paroles s'échangeaient au milieu des sifflements de l'air et du
fracas des flots, que la violence du vent réduisait à une impalpable
poussière liquide; il devenait presque impossible de s'entendre.

Le nord était difficile à tenir; les embruns épais ne laissaient pas
entrevoir la mer au-delà de quelques toises; tout point de repère
avait disparu.

Cette tempête subite, au moment où le but allait être atteint,
semblait renfermer de sévères avertissements; elle apparaissait à des
esprits surexcités comme une défense d'aller plus loin. La nature
voulait-elle donc interdire l'accès du pôle? Ce point du globe
était-il entouré d'une fortification d'ouragans et d'orages qui ne
permettait pas d'en approcher?

Cependant, à voir la figure énergique de ces hommes, on eût compris
qu'ils ne céderaient ni au vent ni aux flots, et qu'ils iraient
jusqu'au bout.

Ils luttèrent ainsi pendant toute la journée, bravant la mort à chaque
instant, ne gagnant rien dans le nord, mais ne perdant pas, trempés
sous une pluie tiède, et mouillés par les paquets de mer que la
tempête leur jetait au visage; aux sifflements de l'air se mêlaient
parfois de sinistres cris d'oiseaux.

Mais au milieu même d'une recrudescence du courroux des flots, vers
six heures du soir, il se fit une accalmie subite. Le vent se tut
miraculeusement. La mer se montra calme et unie, comme si la houle ne
l'eût pas soulevée pendant douze heures. L'ouragan semblait avoir
respecté cette partie de l'Océan polaire.

Que se passait-il donc? Un phénomène extraordinaire, inexplicable, et
dont le capitaine Sabine fut témoin pendant ses voyages aux mers
groënlandaises.

Le brouillard, sans se lever, s'était fait étrangement lumineux.

La chaloupe naviguait dans une zone de lumière électrique, un immense
feu Saint-Elme resplendissait, mais sans chaleur. Le mât, la voile,
les agrès se dessinaient en noir sur le fond phosphorescent du ciel
avec une incomparable netteté; les navigateurs demeuraient plongés
dans un bain de rayons transparents, et leurs figures se coloraient de
reflets enflammés.

L'accalmie soudaine de cette portion de l'Océan provenait sans doute
du mouvement ascendant des colonnes d'air, tandis que la tempête,
appartenant au genre des cyclones[1], tournait avec rapidité autour
de ce centre paisible.

  [1]  Tempêtes tournantes.

Mais cette atmosphère en feu fit venir une pensée à l'esprit
d'Hatteras.

«Le volcan! s'écria-t-il.

--Est-ce possible? fit Bell.

--Non! non! répondit le docteur; nous serions étouffés si ses flammes
s'étendaient jusqu'à nous.

--C'est peut-être son reflet dans le brouillard, fit Altamont.

--Pas davantage. Il faudrait admettre que nous fussions près de terre,
et, dans ce cas, nous entendrions les fracas de l'éruption.

--Mais alors?... demanda le capitaine.

--C'est un phénomène cosmique, répondit le docteur, phénomène peu
observé jusqu'ici!... Si nous continuons notre route, nous ne
tarderons pas à sortir de cette sphère lumineuse pour retrouver
l'obscurité et la tempête.

--Quoi qu'il en soit, en avant! répondit Hatteras.

--En avant!» s'écrièrent ses compagnons, qui ne songèrent même pas à
reprendre haleine dans ce bassin tranquille.

La voile, avec ses plis de feu, pendait le long du mât étincelant; les
avirons plongèrent dans les vagues ardentes et parurent soulever des
flots d'étincelles faites de gouttes d'eau vivement éclairées.

Hatteras, la boussole à la main, reprit la route du nord; peu à peu le
brouillard perdit de sa lumière, puis de sa transparence; le vent fit
entendre ses rugissements à quelques toises, et bientôt la chaloupe,
se couchant sous une violente rafale, rentra dans la zone des
tempêtes.

Mais l'ouragan avait heureusement tourné d'un point vers le sud, et
l'embarcation put courir vent arrière, allant droit au pôle, risquant
de sombrer, mais se précipitant avec une vitesse insensée; recueil,
rocher ou glaçon, pouvait surgir à chaque instant des flots, et elle
s'y fût infailliblement mise en pièces.

Cependant, pas un de ces hommes n'élevait une objection; pas un ne
faisait entendre la voix de la prudence. Ils étaient pris de la folie
du danger. La soif de l'inconnu les envahissait. Ils allaient ainsi
non pas aveugles, mais aveuglés, trouvant l'effroyable rapidité de
cette course trop faible au gré de leur impatience. Hatteras
maintenait sa barre dans son imperturbable direction, au milieu des
vagues écumant sous le fouet de la tempête.

Cependant l'approche de la côte se faisait sentir; il y avait dans
l'air des symptômes étranges.

Tout à coup le brouillard se fendit comme un rideau déchiré par le
vent, et, pendant un laps de temps rapide comme l'éclair, on put voir
à l'horizon un immense panache de flammes se dresser vers le ciel.

«Le volcan! le volcan!...»

Ce fut le mot qui s'échappa de toutes les bouches; mais la fantastique
vision avait disparu; le vent, sautant dans le sud-est, prit
l'embarcation par le travers et l'obligea de fuir encore cette terre
inabordable.

«Malédiction! fit Hatteras en bordant sa misaine; nous n'étions pas à
trois milles de la côte!»

Hatteras ne pouvait résister à la violence de la tempête; mais, sans
lui céder, il biaisa dans le vent, qui se déchaînait avec un
emportement indescriptible. Par instants, la chaloupe se renversait
sur le côté, à faire craindre que sa quille n'émergeât tout entière;
cependant elle finissait par se relever sous l'action du gouvernail,
comme un coursier dont les jarrets fléchissent et que son cavalier
relève de la bride et de l'éperon.

Hatteras, échevelé, la main soudée à sa barre, semblait être l'âme de
cette barque et ne faire qu'un avec elle, ainsi que l'homme et le
cheval au temps des centaures.

Soudain, un spectacle épouvantable s'offrit à ses regards.

A moins de dix toises, un glaçon se balançait sur la cime houleuse des
vagues; il descendait et montait comme la chaloupe; il la menaçait de
sa chute, et l'eût écrasée à la toucher seulement.

Mais, avec ce danger d'être précipité dans l'abîme, s'en présentait un
autre non moins terrible; car ce glaçon, courant à l'aventure, était
chargé d'ours blancs, serrés les uns contre les autres, et fous de
terreur.

«Des ours! des ours!» s'écria Bell d'une voix étranglée.

Et chacun, terrifié, vit ce qu'il voyait.

Le glaçon faisait d'effrayantes embardées; quelquefois il s'inclinait
sous des angles si aigus, que les animaux roulaient pêle-mêle les uns
sur les autres. Alors ils poussaient des grognements qui luttaient
avec les fracas de la tempête, et un formidable concert s'échappait de
cette ménagerie flottante.

Que ce radeau de glace vînt à culbuter, et les ours, se précipitant
vers l'embarcation, en eussent tenté l'abordage.

Pendant un quart d'heure, long comme un siècle, la chaloupe et le
glaçon naviguèrent de conserve, tantôt écartés de vingt toises, tantôt
prêts à se heurter; parfois l'un dominait l'autre, et les monstres
n'avaient qu'à se laisser choir. Les chiens groënlandais tremblaient
d'épouvanté. Duk restait immobile.

Hatteras et ses compagnons étaient muets; il ne leur venait pas même à
l'idée de mettre la barre dessous pour s'écarter de ce redoutable
voisinage, et ils se maintenaient dans leur route avec une inflexible
rigueur. Un sentiment vague, qui tenait plus de l'étonnement que de la
terreur, s'emparait de leur cerveau; ils admiraient, et ce terrifiant
spectacle complétait la lutte des éléments.

Enfin, le glaçon s'éloigna peu à peu, poussé par le vent auquel
résistait la chaloupe avec sa misaine bordée à plat, et il disparut au
milieu du brouillard, signalant de temps en temps sa présence par les
grognements éloignés de son monstrueux équipage.

En ce moment, il y eut redoublement de la tempête, ce fut un
déchaînement sans nom des ondes atmosphériques; l'embarcation,
soulevée hors des flots, se prit à tournoyer avec une vitesse
vertigineuse; sa misaine arrachée s'enfuit dans l'ombre comme un grand
oiseau blanc; un trou circulaire, un nouveau Maëlstroem, se forma dans
le remous des vagues, les navigateurs, enlacés dans ce tourbillon,
coururent avec une rapidité telle que ses lignes d'eau leur semblaient
immobiles, malgré leur incalculable rapidité. Ils s'enfonçaient peu à
peu. Au fond du gouffre, une aspiration puissante, une succion
irrésistible se faisait, qui les attirait et les engloutissait
vivants.

Ils s'étaient levés tous les cinq. Ils regardaient d'un regard effaré.
Le vertige les prenait. Ils avaient en eux ce sentiment indéfinissable
de l'abîme!

Mais, tout d'un coup, la chaloupe se releva perpendiculairement. Son
avant domina les lignes du tourbillon; la vitesse dont elle était
douée la projeta hors du centre d'attraction, et, s'échappant par la
tangente de cette circonférence qui faisait plus de mille tours à la
seconde, elle fut lancée au-dehors avec la vitesse d'un boulet de
canon.

Altamont, le docteur, Johnson, Bell furent renversés sur leurs bancs.

Quand ils se relevèrent, Hatteras avait disparu.

Il était deux heures du matin.




CHAPITRE XXIII

LE PAVILLON D'ANGLETERRE


Un cri, parti de quatre poitrines, succéda au premier instant de
stupeur.

«Hatteras? dit le docteur.

--Disparu! firent Johnson et Bell.

--Perdu!»

Ils regardèrent autour d'eux. Rien n'apparaissait sur cette mer
houleuse. Duk aboyait avec un accent désespéré; il voulait se
précipiter au milieu des flots, et Bell parvenait à peine à le
retenir.

«Prenez place au gouvernail, Altamont, dit le docteur, et tentons tout
au monde pour retrouver notre infortuné capitaine!»

Johnson et Bell reprirent leurs bancs. Altamont saisit la barre, et la
chaloupe errante revint au vent.

Johnson et Bell se mirent à nager vigoureusement; pendant une heure,
on ne quitta pas le lieu de la catastrophe. On chercha, mais en vain!
Le malheureux Hatteras, emporté par l'ouragan, était perdu.

Perdu! si près du pôle! si près de ce but qu'il n'avait fait
qu'entrevoir!

Le docteur appela, cria, fit feu de ses armes; Duk joignit ses
lamentables aboiements à sa voix; mais rien ne répondit aux deux amis
du capitaine. Alors une profonde douleur s'empara de Clawbonny; sa
tête retomba sur ses mains, et ses compagnons l'entendirent pleurer.

En effet, à cette distance de la terre, sans un aviron, sans un
morceau de bois pour se soutenir, Hatteras ne pouvait avoir gagné
vivant la côte, et si quelque chose de lui touchait enfin cette terre
désirée, ce serait son cadavre tuméfié et meurtri.

Après une heure de recherche, il fallut reprendre la route au nord et
lutter contre les dernières fureurs de la tempête.

A cinq heures du matin, le 11 juillet, le vent s'apaisa; la houle
tomba peu à peu; le ciel reprit sa clarté polaire, et, à moins de
trois milles, la terre s'offrit dans toute sa splendeur.

Ce continent nouveau n'était qu'une île, ou plutôt un volcan dressé
comme un phare au pôle boréal du monde.»

La montagne, en pleine éruption, vomissait une masse de pierres
brûlantes et de quartiers de rocs incandescents; elle semblait
s'agiter sous des secousses réitérées comme une respiration de géant;
les masses projetées montaient dans les airs à une grande hauteur, au
milieu des jets d'une flamme intense, et des coulées de lave se
déroulaient sur ses flancs en torrents impétueux; ici, des serpents
embrasés se faufilaient entre les roches fumantes; là, des cascades
ardentes retombaient au milieu d'une vapeur pourpre, et plus bas, un
fleuve de feu, formé de mille rivières ignées, se jetaient à la mer
par une embouchure bouillonnante.

Le volcan paraissait n'avoir qu'un cratère unique d'où s'échappait la
colonne de feu, zébrée d'éclairs transversaux; on eût dit que
l'électricité jouait un rôle dans ce magnifique phénomène.

Au-dessus des flammes haletantes ondoyait un immense panache de fumée,
rouge à sa base, noir à son sommet. Il s'élevait avec une incomparable
majesté et se déroulait largement en épaisses volutes.

Le ciel, à une grande hauteur, revêtait une couleur cendrée;
l'obscurité éprouvée pendant la tempête, et dont le docteur n'avait pu
se rendre compte, venait évidemment des colonnes de cendres déployées
devant le soleil comme un impénétrable rideau. Il se souvint alors
d'un fait semblable survenu en 1812, à l'île de la Barbade, qui, en
plein midi, fut plongée dans les ténèbres profondes, par la masse des
cendres rejetées du cratère de l'île Saint-Vincent.

Cet énorme rocher ignivome, poussé en plein Océan, mesurait mille
toises de hauteur, à peu près l'altitude de l'Hécla.

La ligne menée de son sommet à sa base formait avec l'horizon un angle
de onze degrés environ.

Il semblait sortir peu à peu du sein des flots, à mesure que la
chaloupe s'en approchait. Il ne présentait aucune trace de végétation.
Le rivage même lui faisait défaut, et ses flancs tombaient à pic dans
la mer.

«Pourrons-nous atterrir? dit le docteur.

--Le vent nous porte, répondit Altamont.

--Mais je ne vois pas un bout de plage sur lequel, nous puissions
prendre pied!

--Cela paraît ainsi de loin, répondit Johnson; mais nous trouverons
bien de quoi loger notre embarcation; c'est tout ce qu'il nous faut.

--Allons donc!» répondit tristement Clawbonny. Le docteur n'avait plus
de regards pour cet étrange continent qui se dressait devant lui. La
terre du pôle était bien là, mais non l'homme qui l'avait découverte!

A cinq cents pas des rocs, la mer bouillonnait sous l'action des feux
souterrains. L'île qu'elle entourait pouvait avoir huit à dix milles
de circonférence, pas davantage, et, d'après l'estime, elle se
trouvait très près du pôle, si même l'axe du monde n'y passait pas
exactement.

Aux approches de l'île, les navigateurs remarquèrent un petit fiord en
miniature suffisant pour abriter leur embarcation; ils s'y dirigèrent
aussitôt, avec la crainte de trouver le corps du capitaine rejeté à la
côte par la tempête!

Cependant, il semblait difficile qu'un cadavre s'y reposât; il n'y
avait pas de plage, et la mer déferlait sur des rocs abrupts; une
cendre épaisse et vierge de toute trace humaine recouvrait leur
surface au-delà de la portée des vagues.

Enfin la chaloupe se glissa par une ouverture étroite entre deux
brisants à fleur d'eau, et là elle se trouva parfaitement abritée
contre le ressac.

Alors les hurlements lamentables de Duk redoublèrent; le pauvre animal
appelait le capitaine dans son langage ému, il le redemandait à cette
mer sans pitié, à ces rochers sans écho. Il aboyait en vain, et le
docteur le caressait de la main sans pouvoir le calmer, quand le
fidèle chien, comme s'il eût voulu remplacer son maître, fit un bond
prodigieux et s'élança le premier sur les rocs, au milieu d'une
poussière de cendre qui vola en nuage autour de lui.

«Duk! ici, Duk!» fit le docteur.

Mais Duk ne l'entendit pas et disparut. On procéda alors au
débarquement; Clawbonny et ses trois compagnons prirent terre, et la
chaloupe fut solidement amarrée.

Altamont se disposait à gravir un énorme amas de pierres, quand les
aboiements de Duk retentirent à quelque distance avec une énergie
inaccoutumée; ils exprimaient non la colère, mais la douleur.

«Écoutez, fit le docteur.

--Quelque animal dépisté? dit le maître d'équipage.

--Non! non! répondit le docteur en tressaillant, c'est de la plainte!
ce sont des pleurs! le corps d'Hatteras est là.»

A ces paroles, les quatre hommes s'élancèrent sur les traces de Duk,
au milieu des cendres qui les aveuglaient; ils arrivèrent au fond d'un
fiord, à un espace de dix pieds sur lequel les vagues venaient mourir
insensiblement.

Là, Duk aboyait auprès d'un cadavre enveloppé dans le pavillon
d'Angleterre.

«Hatteras! Hatteras!» s'écria le docteur en se précipitant sur le
corps de son ami.

Mais aussitôt il poussa une exclamation impossible à rendre.

Ce corps ensanglanté, inanimé en apparence, venait de palpiter sous sa
main.

«Vivant! vivant! s'écria-t-il.

--Oui, dit une voix faible, vivant sur la terre du pôle où m'a jeté la
tempête, vivant sur _l'île de la Reine!_

--Hurrah pour l'Angleterre! s'écrièrent les cinq hommes d'un commun
accord.

--Et pour l'Amérique!» reprit le docteur en tendant une main à
Hatteras et l'autre à l'Américain.

Duk, lui aussi, criait hurrah à sa manière, qui en valait bien une
autre.

Pendant les premiers instants, ces braves gens furent tout entiers au
bonheur de revoir leur capitaine; ils sentaient leurs yeux inondés de
larmes.

Le docteur s'assura de l'état d'Hatteras. Celui-ci n'était pas
grièvement blessé. Le vent l'avait porté jusqu'à la côte, où
l'abordage fut fort périlleux; le hardi marin, plusieurs fois rejeté
au large, parvint enfin, à force d'énergie, à se cramponner à un
morceau de roc, et il réussit à se hisser au-dessus des flots.

Là, il perdit connaissance, après s'être roulé dans son pavillon, et
il ne revint au sentiment que sous les caresses de Duk et au bruit de
ses aboiements.

Après les premiers soins, Hatteras put se lever et reprendre, au bras
du docteur, le chemin de la chaloupe.

«Le pôle! le pôle Nord! répétait-il en marchant.

--Vous êtes heureux! lui disait le docteur.

--Oui, heureux! Et vous, mon ami, ne sentez-vous pas ce bonheur, cette
joie de se trouver ici? Cette terre que nous foulons, c'est la terre
du pôle! Cette mer que nous avons traversée, c'est la mer du pôle! Cet
air que nous respirons, c'est l'air du pôle! Oh! le pôle Nord! le pôle
Nord!»

En parlant ainsi, Hatteras était en proie à une exaltation violente, à
une sorte de fièvre, et le docteur essayait en vain de le calmer. Ses
yeux brillaient d'un éclat extraordinaire, et ses pensées
bouillonnaient dans son cerveau. Clawbonny attribua cet état de
surexcitation aux épouvantables périls que le capitaine venait de
traverser.

Hatteras avait évidemment besoin de repos, et l'on s'occupa de
chercher un lieu de campement.

Altamont trouva bientôt une grotte faite de rochers que leur chute
avait arrangés en forme de caverne; Johnson et Bell y apportèrent les
provisions et lâchèrent les chiens groënlandais.

Vers onze heures, tout fut préparé pour un repas; la toile de la tente
servait de nappe; le déjeuner, composé de pemmican, de viande salée,
de thé et de café, s'étalait à terre et ne demandait qu'à se laisser
dévorer.

Mais auparavant, Hatteras exigea que le relevé de l'île fût fait; il
voulait savoir exactement à quoi s'en tenir sur sa position.

Le docteur et Altamont prirent alors leurs instruments, et, après
observation, ils obtinrent, pour la position précise de la grotte, 89°
59' 15" de latitude. La longitude, à cette hauteur, n'avait plus
aucune importance, car tous les méridiens se confondaient à quelques
centaines de pieds plus haut.

Donc, en réalité, l'île se trouvait située au pôle Nord, et le
quatre-vingt-dixième degré de latitude n'était qu'à quarante-cinq
secondes de là, exactement à trois quarts de mille[1], c'est-à-dire
vers le sommet du volcan.

  [1]  1,237 mètres.

Quand Hatteras connut ce résultat, il demanda qu'il fût consigné dans
un procès-verbal fait en double, qui devait être déposé dans un cairn
sur la côte.

Donc, séance tenante, le docteur prit la plume et rédigea le document
suivant, dont l'un des exemplaires figure maintenant aux archives de
la Société royale géographique de Londres.

«Ce 11 juillet 1861, par 89° 59' 15" de latitude septentrionale, a été
découverte «l'île de la Reine», au pôle Nord, par le capitaine
Hatteras, commandant le brick le _Forward_, de Liverpool, qui a signé,
ainsi que ses compagnons.

«Quiconque trouvera ce document est prié de le faire parvenir à
l'Amirauté.

«Signé: John HATTERAS, commandant du _Forward_; docteur CLAWBONNY;
ALTAMONT, commandant du _Porpoise_; JOHNSON, maître d'équipage; BELL,
charpentier.»

«Et maintenant, mes amis, à table!» dit gaiement le docteur.




CHAPITRE XXIV

COURS DE COSMOGRAPHIE POLAIRE


Il va sans dire que, pour se mettre à table, on s'asseyait à terre.

«Mais, disait Clawbonny, qui ne donnerait toutes les tables et toutes
les salles à manger du monde pour dîner par 89° 59' et 15" de latitude
boréale!»

Les pensées de chacun se rapportaient en effet à la situation
présente; les esprits étaient en proie à cette prédominante idée du
pôle Nord. Dangers bravés pour l'atteindre, périls à vaincre pour en
revenir, s'oubliaient dans ce succès sans précédent. Ce que ni les
anciens, ni les modernes, ce que ni les Européens, ni les Américains,
ni les Asiatiques n'avaient pu faire jusqu'ici, venait d'être
accompli.

Aussi le docteur fut-il bien écouté de ses compagnons quand il raconta
tout ce que sa science et son inépuisable mémoire purent lui fournir à
propos de la situation actuelle.

Ce fut avec un véritable enthousiasme qu'il proposa de porter tout
d'abord un toast au capitaine.

«A John Hatteras! dit-il.

--A John Hatteras! firent ses compagnons d'une seule voix.

--Au pôle Nord!» répondit le capitaine, avec un accent étrange, chez
cet être jusque-là si froid, si contenu, et maintenant en proie à une
impérieuse surexcitation.

Les tasses se choquèrent, et les toasts furent suivis de chaleureuses
poignées de main.

«Voilà donc, dit le docteur, le fait géographique le plus important de
notre époque! Qui eût dit que cette découverte précéderait celles du
centre de l'Afrique ou de l'Australie! Vraiment, Hatteras, vous êtes
au-dessus des Sturt et des Livingstone, des Burton et des Barth!
Honneur à vous!

--Vous avez raison, docteur, répondit Altamont; il semble que, par les
difficultés de l'entreprise, le pôle Nord devait être le dernier point
de la terre à découvrir. Le jour où un gouvernement eût absolument
voulu connaître le centre de l'Afrique, il y eût réussi inévitablement
à prix d'hommes et d'argent; mais ici, rien de moins certain que le
succès, et il pouvait se présenter des obstacles absolument
infranchissables.

--Infranchissables! s'écria Hatteras avec véhémence, il n'y a pas
d'obstacles infranchissables, il y a des volontés plus ou moins
énergiques, voilà tout!

--Enfin, dit Johnson, nous y sommes, c'est bien. Mais enfin, monsieur
Clawbonny, me direz-vous une bonne fois ce que ce pôle a de
particulier?

--Ce qu'il a, mon brave Johnson, il a qu'il est le seul point du globe
immobile pendant que tous les autres points tournent avec une extrême
rapidité.

--Mais je ne m'aperçois guère, répondit Johnson, que nous soyons plus
immobiles ici qu'à Liverpool!

--Pas plus qu'à Liverpool vous ne vous apercevez de votre mouvement;
cela tient à ce que, dans ces deux cas, vous participez vous-même à ce
mouvement ou à ce repos! Mais le fait n'en est pas moins certain. La
terre est douée d'un mouvement de rotation qui s'accomplit en
vingt-quatre heures, et ce mouvement est supposé s'opérer sur un axe
dont les extrémités passent au pôle Nord et au pôle Sud. Eh bien! nous
sommes à l'une des extrémités de cet axe nécessairement immobile.

--Ainsi, dit Bell, quand nos compatriotes tournent rapidement, nous
restons en repos?

--A peu près, car nous ne sommes pas absolument au pôle!

--Vous avez raison, docteur! dit Hatteras d'un ton grave et en
secouant la tête, il s'en faut encore de quarante-cinq secondes que
nous ne soyons arrivés au point précis!

--C'est peu de chose, répondit Altamont, et nous pouvons nous
considérer comme immobiles.

--Oui, reprit le docteur, tandis que les habitants de chaque point de
l'équateur font trois cent quatre-vingt-seize lieues par heure!

--Et cela sans en être plus fatigués! fit Bell.

--Justement! répondit le docteur.

--Mais, reprit Johnson, indépendamment de ce mouvement de rotation, la
terre n'est-elle pas douée d'un autre mouvement autour du soleil?

--Oui, un mouvement de translation qu'elle accomplit en un an.

--Est-il plus rapide que l'autre? demanda Bell.

--Infiniment plus, et je dois dire que, quoique nous soyons au pôle,
il nous entraîne comme tous les habitants de la terre. Ainsi donc,
notre prétendue immobilité n'est qu'une chimère: immobiles par rapport
aux autres points du globe, oui; mais par rapport au soleil, non.

--Bon! dit Bell avec un accent de regret comique, moi qui me croyais
si tranquille! il faut renoncer à cette illusion! On ne peut
décidément pas avoir un instant de repos en ce monde.

--Comme tu dis, Bell, répliqua Johnson; et nous apprendrez-vous,
monsieur Clawbonny, quelle est la vitesse de ce mouvement de
translation?

--Elle est considérable, répondit le docteur; la terre marche autour
du soleil soixante-seize fois plus vite qu'un boulet de vingt-quatre,
qui fait cependant cent quatre-vingt-quinze toises par seconde. Sa
vitesse de translation est donc de sept lieues six dixièmes par
seconde; vous le voyez, c'est bien autre chose que le déplacement des
points de l'équateur.

--Diable! fit Bell, c'est à ne pas vous croire, monsieur Clawbonny!
Plus de sept lieues par seconde, et cela quand il eût été si facile de
rester immobiles, si Dieu l'avait voulu!

--Bon! fit Altamont, y pensez-vous, Bell! Alors, plus de jour, plus de
nuit, plus de printemps, plus d'automne, plus d'été, plus d'hiver!

--Sans compter un résultat tout simplement épouvantable! reprit le
docteur.

--Et lequel donc? dit Johnson.

--C'est que nous serions tombés sur le soleil!

--Tombés sur le soleil! répliqua Bell avec surprise.

--Sans doute. Si ce mouvement de translation venait à s'arrêter, la
terre serait précipitée sur le soleil en soixante-quatre jours et
demi.

--Une chute de soixante-quatre jours! répliqua Johnson.

--Ni plus ni moins, répondit le docteur; car il y a une distance de
trente-huit millions de lieues à parcourir.

--Quel est donc le poids du globe terrestre? demanda Altamont.

--Il est de cinq mille huit cent quatre-vingt-un quadrillions de
tonneaux.

--Bon! fit Johnson, voilà des nombres qui ne disent rien à l'oreille!
on ne les comprend plus!

--Aussi, mon digne Johnson, je vais vous donner deux termes de
comparaison qui vous resteront dans l'esprit: rappelez-vous qu'il faut
soixante-quinze lunes pour faire le poids de la terre et trois cent
cinquante mille terres pour faire le poids du soleil.

--Tout cela est écrasant! fit Altamont.

--^Écrasant, c'est le mot, répondit le docteur; mais je reviens au
pôle, puisque jamais leçon de cosmographie sur cette partie de la
terre n'aura été plus opportune, si toutefois cela ne vous ennuie pas.

--Allez, docteur, allez! fit Altamont.

--Je vous ai dit, reprit le docteur, qui avait autant de plaisir à
enseigner que ses compagnons en éprouvaient à s'instruire, je vous ai
dit que le pôle était un point immobile par rapport aux autres points
de la terre. Eh bien, ce n'est pas tout à fait vrai.

--Comment! dit Bell, il faut encore en rabattre?

--Oui, Bell, le pôle n'occupe pas toujours la même place exactement;
autrefois, l'étoile polaire était plus éloignée du pôle céleste
qu'elle ne l'est maintenant. Notre pôle est donc doué d'un certain
mouvement; il décrit un cercle en vingt-six mille ans environ. Cela
vient de la précession des équinoxes, dont je vous parlerai tout à
l'heure.

--Mais, dit Altamont, ne pourrait-il se faire que le pôle se déplaçât
un jour d'une plus grande quantité?

--Eh! mon cher Altamont, répondit le docteur, vous touchez à une
grande question que les savants débattirent longtemps à la suite d une
singulière découverte.

--Laquelle donc?

--Voici. En 1771, on découvrit le cadavre d'un rhinocéros sur les
bords de la mer Glaciale, et, en 1799, celui d'un éléphant sur les
côtes de la Sibérie. Comment ces quadrupèdes des pays chauds se
rencontraient-ils sous une pareille latitude? De là, étrange rumeur
parmi les géologues, qui n'étaient pas aussi savants que le fut depuis
un Français, M. Elie de Beaumont, lequel démontra que ces animaux
vivaient sous des latitudes déjà élevées, et que les torrents et les
fleuves avaient tout bonnement amené leurs cadavres là où on les avait
trouvés. Mais, comme cette explication n'était pas encore émise,
devinez ce qu'inventa l'imagination des savants?

--Les savants sont capables de tout, dit Altamont en riant.

--Oui, de tout pour expliquer un fait; eh bien, ils supposèrent que le
pôle de la terre avait été autrefois à l'équateur, et l'équateur au
pôle.

--Bah!

--Comme je vous le dis, et sérieusement; or, s'il en eût été ainsi,
comme la terre est aplatie au pôle de plus de cinq lieues, les mers,
transportées au nouvel équateur par la force centrifuge, auraient
recouvert des montagnes deux fois hautes comme l'Himalaya; tous les
pays qui avoisinent le cercle polaire, la Suède, la Norvège, la
Russie, la Sibérie, le Groenland, la Nouvelle-Bretagne, eussent été
ensevelis sous cinq lieues d'eau, tandis que les régions équatoriales,
rejetées au pôle, auraient formé des plateaux élevés de cinq lieues.

--Quel changement! fit Johnson.

--Oh! cela n'effrayait guère les savants.

--Et comment expliquaient-ils ce bouleversement? demanda Altamont.

--Par le choc d'une comète. La comète est le «Deus es machina»; toutes
les fois qu'on est embarrassé en cosmographie, on appelle une comète à
son secours. C'est l'astre le plus complaisant que je connaisse, et,
au moindre signe d'un savant, il se dérange pour tout arranger!

--Alors, dit Johnson, selon vous, monsieur Clawbonny, ce
bouleversement est impossible?

--Impossible!

--Et s'il arrivait?

--S'il arrivait, l'équateur serait gelé en vingt-quatre heures!

--Bon! s'il se produisait maintenant, dit Bell, on serait capable de
dire que nous ne sommes pas allés au pôle.

--Rassurez-vous, Bell. Pour en revenir à l'immobilité de l'axe
terrestre, il en résulte donc ceci: c'est que si nous étions pendant
l'hiver à cette place, nous verrions les étoiles décrire un cercle
parfait autour de nous. Quant au soleil, le jour de l'équinoxe du
printemps, le 23 mars, il nous paraîtrait (je ne tiens pas compte de
la réfraction), il nous paraîtrait exactement coupé en deux par
l'horizon, et monterait peu à peu en formant des courbes très
allongées; mais ici, il y a cela de remarquable que, dès qu'il a paru,
il ne se couche plus; il reste visible pendant six mois; puis son
disque vient raser de nouveau l'horizon à l'équinoxe d'automne, au 22
septembre, et, dès qu'il s'est couché, on ne le revoit plus de tout
l'hiver.

--Vous parliez tout à l'heure de l'aplatissement de la terre aux
pôles, dit Johnson; veuillez donc m'expliquer cela, monsieur
Clawbonny.

--Voici, Johnson. La terre étant fluide aux premiers jours du monde,
vous comprenez qu'alors son mouvement de rotation dut repousser une
partie de sa masse mobile à l'équateur, où la force centrifuge se
faisait plus vivement sentir. Si la terre eût été immobile, elle fût
restée une sphère parfaite; mais, par suite du phénomène que je viens
de vous décrire, elle présente une forme, ellipsoïdale, et les points
du pôle sont plus rapprochés du centre que les points de l'équateur de
cinq lieues un tiers environ.

--Ainsi, dit Johnson, si notre capitaine voulait nous emmener au
centre de la terre, nous aurions cinq lieues de moins à faire pour y
arriver?

--Comme vous le dites, mon ami.

--Eh bien, capitaine, c'est autant de chemin de fait! Voilà une
occasion dont il faut profiter...»

Hatteras ne répondit pas. Évidemment, il n'était pas à la
conversation, ou bien il l'écoutait sans l'entendre.

«Ma foi! répondit le docteur, au dire de certains savants, ce serait
peut-être le cas de tenter cette expédition.

--Ah! vraiment! fit Johnson.

--Mais laissez-moi finir, reprit le docteur; je vous raconterai cela
plus tard; je veux vous apprendre d'abord comment l'aplatissement des
pôles est la cause de la précession des équinoxes, c'est-à-dire
pourquoi, chaque année, l'équinoxe du printemps arrive un jour plus
tôt qu'il ne le ferait, si la terre était parfaitement ronde. Cela
vient tout simplement de ce que l'attraction du soleil s'opère d'une
façon différente sur la partie renflée du globe située à l'équateur,
qui éprouve alors un mouvement rétrograde. Subséquemment, c'est ce qui
déplace un peu ce pôle, comme je vous l'ai dit plus haut. Mais,
indépendamment de cet effet, l'aplatissement devrait en avoir un plus
curieux et plus personnel, dont nous nous apercevrions si nous étions
doués d'une sensibilité mathématique.

--Que voulez-vous dire? demanda Bell.

--C'est que nous sommes plus lourds ici qu'à Liverpool.

--Plus lourds?

--Oui! nous, nos chiens, nos fusils, nos instruments!

--Est-il possible?

--Certes, et par deux raisons: la première, c'est que nous sommes plus
rapprochés du centre du globe, qui, par conséquent, nous attire
davantage: or, cette force attractive n'est autre chose que la
pesanteur. La seconde, c'est que la force de rotation, nulle au pôle,
étant très marquée à l'équateur, les objets ont là une tendance à
s'écarter de la terre; ils y sont donc moins pesants.

--Comment! dit Johnson, sérieusement, nous n'avons donc pas le même
poids en tous lieux?

--Non, Johnson; suivant la loi de Newton, les corps s'attirent en
raison directe des masses, et en raison inverse du carré des
distances. Ici, je pèse plus parce que je suis plus près du centre
d'attraction, et, sur une autre planète, je pèserais plus ou moins,
suivant la masse de la planète.

--Quoi! fit Bell, dans la lune?...

--Dans la lune, mon poids, qui est de deux cents livres à Liverpool,
ne serait plus que de trente-deux.

--Et dans le soleil?

--Oh! dans le soleil, je pèserais plus de cinq mille livres!

--Grand Dieu! fit Bell, il faudrait un cric alors pour soulever vos
jambes?

--Probablement! répondit le docteur, en riant de l'ébahissement de
Bell; mais ici la différence n'est pas sensible, et, en déployant un
effort égal des muscles du jarret, Bell sautera aussi haut que sur les
quais de la Mersey.

--Oui! mais dans le soleil? répétait Bell, qui n'en revenait pas.

--Mon ami, lui répondit le docteur, la conséquence de tout ceci est
que nous sommes bien où nous sommes, et qu'il est inutile de courir
ailleurs.

--Vous disiez tout à l'heure, reprit Altamont, que ce serait peut-être
le cas de tenter une excursion au centre de la terre! Est-ce qu'on a
jamais pensé à entreprendre un pareil voyage?

--Oui, et cela termine ce que j'ai à vous dire relativement au pôle.
Il n'y a pas de point du monde qui ait donné lieu à plus d'hypothèses
et de chimères. Les anciens, fort ignorants en cosmographie, y
plaçaient le jardin des Hespérides. Au Moyen Age, on supposa que la
terre était supportée par des tourillons placés aux pôles, sur
lesquels elle tournait; mais, quand on vit les comètes se mouvoir
librement dans les régions circumpolaires, il fallut renoncer à ce
genre de support. Plus tard, il se rencontra un astronome français,
Bailly, qui soutint que le peuple policé et perdu dont parle Platon,
les Atlantides, vivait ici même. Enfin, de nos jours, on a prétendu
qu'il existait aux pôles une immense ouverture, d'où se dégageait la
lumière des aurores boréales, et par laquelle on pourrait pénétrer
dans l'intérieur du globe; puis, dans la sphère creuse, on imagina
l'existence de deux planètes, Pluton et Proserpine, et un air lumineux
par suite de la forte pression qu'il éprouvait.

--On a dit tout cela? demanda Altamont.

--Et on l'a écrit, et très sérieusement. Le capitaine Synness, un de
nos compatriotes, proposa à Humphry Davy, Humboldt et Arago de tenter
le voyage! Mais ces savants refusèrent.

--Et ils firent bien.

--Je le crois. Quoi qu'il en soit, vous voyez, mes amis, que
l'imagination s'est donné libre carrière à l'endroit du pôle, et qu'il
faut tôt ou tard en revenir à la simple réalité.

--D'ailleurs, nous verrons bien, dit Johnson, qui n'abandonnait pas
son idée.

--Alors, à demain les excursions, dit le docteur, souriant de voir le
vieux marin peu convaincu, et, s'il y a une ouverture particulière
pour aller au centre de la terre, nous irons ensemble!»




CHAPITRE XXV

LE MONT HATTERAS


Après cette conversation substantielle, chacun, s'arrangeant de son
mieux dans la grotte, y trouva le sommeil.

Chacun, sauf Hatteras. Pourquoi cet homme extraordinaire ne dormit-il
pas?

Le but de sa vie n'était-il pas atteint? N'avait-il pas accompli les
hardis projets qui lui tenaient au coeur? Pourquoi le calme ne
succédait-il pas à l'agitation dans cette âme ardente? Ne devait-on
pas croire que, ses projets accomplis, Hatteras retomberait dans une
sorte d'abattement, et que ses nerfs détendus aspireraient au repos?
Après le succès, il semblait même naturel qu'il fût pris de ce
sentiment de tristesse qui suit toujours les désirs satisfaits.

Mais non. Il se montrait plus surexcité. Ce n'était cependant pas la
pensée du retour qui l'agitait ainsi. Voulait-il aller plus loin
encore? Son ambition de voyageur n'avait-elle donc aucune limite, et
trouvait-il le monde trop petit, parce qu'il en avait fait le tour?

Quoi qu'il en soit, il ne put dormir. Et cependant cette première nuit
passée au pôle du monde fut pure et tranquille. L'île était absolument
inhabitée. Pas un oiseau dans son atmosphère enflammée, pas un animal
sur son sol de cendres, pas un poisson sous ses eaux bouillonnantes.
Seulement au loin, les sourds ronflements de la montagne à la tête de
laquelle s'échevelaient des panaches de fumée incandescente.

Lorsque Bell, Johnson, Altamont et le docteur se réveillèrent, ils ne
trouvèrent plus Hatteras auprès d'eux. Inquiets, ils quittèrent la
grotte, et ils aperçurent le capitaine debout sur un roc. Son regard
demeurait invariablement fixé sur le sommet du volcan. Il tenait à la
main ses instruments; il venait évidemment de faire le relevé exact de
la montagne.

Le docteur alla vers lui et lui adressa plusieurs fois la parole avant
de le tirer de sa contemplation. Enfin, le capitaine parut le
comprendre.

«En route! lui dit le docteur, qui l'examinait d'un oeil attentif, en
route; allons faire le tour de notre île; nous voilà prêts pour notre
dernière excursion.

--La dernière, fit Hatteras avec cette intonation de la voix des gens
qui rêvent tout haut; oui, la dernière, en effet. Mais aussi,
reprit-il avec une grande animation, la plus merveilleuse!»

Il parlait ainsi, en passant ses deux mains sur son front pour en
calmer les bouillonnements intérieurs.

En ce moment, Altamont, Johnson et Bell le rejoignirent; Hatteras
parut alors sortir de son état d'hallucination.

«Mes amis, dit-il d'une voix émue, merci pour votre courage, merci
pour votre persévérance, merci pour vos efforts surhumains qui nous
ont permis de mettre le pied sur cette terre!

--Capitaine, dit Johnson, nous n'avons fait qu'obéir, et c'est à vous
seul qu'en revient l'honneur.

--Non! non! reprit Hatteras avec une violente effusion, à vous tous
comme à moi! à Altamont comme à nous tous! comme au docteur lui-même!
Oh! laissez mon coeur faire explosion entre vos mains! Il ne peut plus
contenir sa joie et sa reconnaissance!»

Hatteras serrait dans ses mains celles des braves compagnons qui
l'entouraient. Il allait, il venait, il n'était plus maître de lui.

«Nous n'avons fait que notre devoir d'Anglais, disait Bell.

--Notre devoir d'amis, répondit le docteur.

--Oui, reprit Hatteras, mais ce devoir, tous n'ont pas su le remplir.
Quelques-uns ont succombé! Pourtant, il faut leur pardonner, à ceux
qui ont trahi comme à ceux qui se sont laissé entraîner à la trahison!
Pauvres gens! je leur pardonne. Vous m'entendez, docteur!

--Oui, répondit le docteur, que l'exaltation d'Hatteras inquiétait
sérieusement.

--Aussi, reprit le capitaine, je ne veux pas que cette petite fortune
qu'ils étaient venus chercher si loin, ils la perdent. Non! rien ne
sera changé à mes dispositions, et ils seront riches... s'ils revoient
jamais l'Angleterre!»

Il eût été difficile de ne pas être ému de l'accent avec lequel
Hatteras prononça ces paroles.

«Mais, capitaine, dit Johnson en essayant de plaisanter, on dirait que
vous faites votre testament.

--Peut-être, répondit gravement Hatteras.

--Cependant, vous avez devant vous une belle et longue existence de
gloire, reprit le vieux marin.

--Qui sait?» fit Hatteras.

Ces mots furent suivis d'un assez long silence. Le docteur n'osait
interpréter le sens de ces dernières paroles.

Mais Hatteras se fit bientôt comprendre, car d'une voix précipitée,
qu'il contenait à peine, il reprit:

«Mes amis, écoutez-moi. Nous avons fait beaucoup jusqu'ici, et
cependant il reste beaucoup à faire.»

Les compagnons du capitaine se regardèrent avec un profond étonnement.

«Oui, nous sommes à la terre du pôle, mais nous ne sommes pas au pôle
même!

--Comment cela? fit Altamont.

--Par exemple! s'écria le docteur, qui craignait de deviner.

--Oui! reprit Hatteras avec force, j'ai dit qu'un Anglais mettrait le
pied sur le pôle du monde; je l'ai dit, et un Anglais le fera.

--Quoi?... répondit le docteur.

--Nous sommes encore à quarante-cinq secondes du point inconnu, reprit
Hatteras avec une animation croissante, et là où il est, j'irai!

--Mais c'est le sommet de ce volcan! dit le docteur.

--J'irai.

--C'est un cône inaccessible!

--J'irai.

--C'est un cratère béant, enflammé!

--J'irai.»

L'énergique conviction avec laquelle Hatteras prononça ces derniers
mots ne peut se rendre. Ses amis étaient stupéfaits; ils regardaient
avec terreur la montagne qui balançait dans l'air son panache de
flammes.

Le docteur reprit alors la parole; il insista; il pressa Hatteras de
renoncer à son projet; il dit tout ce que son coeur put imaginer,
depuis l'humble prière jusqu'aux menaces amicales; mais il n'obtint
rien sur l'âme nerveuse du capitaine, pris d'une sorte de folie qu'on
pourrait nommer «la folie polaire».

Il n'y avait plus que les moyens violents pour arrêter cet insensé,
qui courait à sa perte. Mais, prévoyant qu'ils amèneraient des
désordres graves, le docteur ne voulut les employer qu'à la dernière
extrémité.

Il espérait d'ailleurs que des impossibilités physiques, des obstacles
infranchissables, arrêteraient Hatteras dans l'exécution de son
projet.

«Puisqu'il en est ainsi, dit-il, nous vous suivrons.

--Oui, répondit le capitaine, jusqu'à mi-côte de la montagne! Pas plus
loin! Ne faut-il pas que vous rapportiez en Angleterre le double du
procès-verbal qui atteste notre découverte, si...?

--Pourtant!...

--C'est décidé, répondit Hatteras d'un ton inébranlable, et, puisque
les prières de l'ami ne suffisent pas, le capitaine commande.»

Le docteur ne voulut pas insister plus longtemps, et quelques instants
après, la petite troupe, équipée pour une ascension difficile, et
précédée de Duk, se mit en marche.

Le ciel resplendissait. Le thermomètre marquait cinquante-deux degrés
(+ 11° centigrades). L'atmosphère s'imprégnait largement de la clarté
particulière à ce haut degré de latitude. Il était huit heures du
matin.

Hatteras prit les devants avec son brave chien; Bell et Altamont, le
docteur et Johnson le suivirent de près.

«J'ai peur, dit Johnson.

--Non, non, il n'y a rien à craindre, répondit le docteur, nous sommes
là.»

Quel singulier îlot, et comment rendre sa physionomie particulière,
qui était l'imprévu, la nouveauté, la jeunesse! Ce volcan ne
paraissait pas vieux, et des géologues auraient pu indiquer une date
récente à sa formation.

Les rochers, cramponnés les uns aux autres, ne se maintenaient que par
un miracle d'équilibre. La montagne n'était, à vrai dire, qu'un
amoncellement de pierres tombées de haut. Pas de terre, pas la moindre
mousse, pas le plus maigre lichen, pas de trace de végétation. L'acide
carbonique, vomi par le cratère, n'avait encore eu le temps de s'unir
ni à l'hydrogène de l'eau, ni à l'ammoniaque des nuages, pour former,
sous l'action de la lumière, les matières organisées.

Cette île, perdue en mer, n'était due qu'à l'agrégation successive des
déjections volcaniques; c'est ainsi que plusieurs montagnes du globe
se sont formées; ce qu'elles ont rejeté de leur sein a suffi à les
construire. Tel l'Etna, qui a déjà vomi un volume de lave plus
considérable que sa masse elle-même; tel encore le Monte-Nuovo, près
de Naples, engendré par des scories dans le court espace de
quarante-huit heures.

Cet amas de roches dont se composait l'île de la Reine était
évidemment sorti des entrailles de la terre; il avait au plus haut
degré le caractère plutonien. A sa place s'étendait autrefois la mer
immense, formée, dès les premiers jours, par la condensation des
vapeurs d'eau sur le globe refroidi; mais, à mesure que les volcans de
l'ancien et du nouveau monde s'éteignirent ou, pour mieux dire, se
bouchèrent, ils durent être remplacés par de nouveaux cratères
ignivomes.

En effet, on peut assimiler la terre à une vaste chaudière
sphéroïdale. Là, sous l'influence du feu central, s'engendrent des
quantités immenses de vapeurs emmagasinées à une tension de milliers
d'atmosphères, et qui feraient sauter le globe sans les soupapes de
sûreté ménagées à l'extérieur.

Ces soupapes sont les volcans; quand l'une se ferme, l'autre s'ouvre,
et, à l'endroit des pôles, où, sans doute par suite de l'aplatissement,
l'écorce terrestre est moins épaisse, il n'est pas étonnant qu'un
volcan se soit inopinément formé par le soulèvement du massif au-dessus
des flots.

Le docteur, tout en suivant Hatteras, remarquait ces étranges
particularités; son pied foulait un tuf volcanique et des dépôts
ponceux faits de scories, de cendres, de roches éruptives, semblables
aux syénites et aux granits clé l'Islande.

Mais, s'il attribuait à l'îlot une origine presque moderne, c'est que
le terrain sédimentaire n'avait pas encore eu le temps de s'y former.

L'eau manquait aussi. Si l'île de la Reine eût compté plusieurs
siècles d'existence, des sources thermales auraient jailli de son
sein, comme aux environs des volcans. Or, non seulement on n'y
trouvait pas une molécule liquide, mais les vapeurs qui s'élevaient
des ruisseaux de laves semblaient être absolument anhydres.

Ainsi, cette île était de formation récente, et telle elle apparut un
jour, telle elle pouvait disparaître un autre, et s'immerger de
nouveau au fond de l'Océan.

A mesure que l'on s'élevait, l'ascension devenait de plus en plus
difficile; les flancs de la montagne se rapprochaient de la
perpendiculaire, et il fallait prendre de grandes précautions pour
éviter les éboulements. Souvent des colonnes de cendres se tordaient
autour des voyageurs et menaçaient de les asphyxier, ou des torrents
de lave leur barraient le passage. Sur quelques surfaces horizontales,
les ruisseaux, refroidis et solidifiés à la partie supérieure,
laissaient sous leur croûte durcie la lave s'écouler en bouillonnant.
Chacun devait clone sonder pour éviter d'être plongé tout à coup dans
ces matières en fusion.

De temps en temps, le cratère vomissait des quartiers de roches
rongies au sein des gaz enflammés; quelquesunes de ces masses
éclataient dans l'air comme des bombes, et leurs débris se
dispersaient dans toutes les directions à d'énormes distances.

On conçoit de quels dangers innombrables cette ascension de la
montagne était entourée, et combien il fallait être fou pour la
tenter.

Cependant Hatteras montait avec une agilité surprenante, et,
dédaignant le secours de son bâton ferré, il gravissait sans hésiter
les pentes les plus raides.

Il arriva bientôt à un rocher circulaire, sorte de plateau de dix
pieds de largeur environ; un fleuve incandescent l'entourait, après
s'être bifurqué à l'arête d'un roc supérieur, et ne laissait qu'un
passage étroit par lequel Hatteras se glissa audacieusement.

Là, il s'arrêta, et ses compagnons purent le rejoindre. Alors il
sembla mesurer du regard l'intervalle qui lui restait à franchir;
horizontalement, il ne se trouvait pas à plus de cent toises du
cratère, c'est-à-dire du point mathématique du pôle; mais,
verticalement, c'était encore plus de quinze cents pieds à gravir.

L'ascension durait déjà depuis trois heures; Hatteras ne semblait pas
fatigué; ses compagnons se trouvaient au bout de leurs forces.

Le sommet du volcan paraissait être inaccessible. Le docteur résolut
d'empêcher à tout prix Hatteras de s'élever plus haut. Il essaya
d'abord de le prendre par la douceur, mais l'exaltation du capitaine
allait jusqu'au délire; pendant la route, il avait donné tous les
signes d'une folie croissante, et qui l'a connu, qui l'a suivi dans
les phases diverses de son existence, ne peut en être surpris. A
mesure qu'Hatteras s'élevait au-dessus de l'Océan, sa surexcitation
s'accroissait; il ne vivait plus dans la région des hommes; il croyait
grandir avec la montagne elle-même.

«Hatteras, lui dit le docteur, assez! nous n'en pouvons plus.

--Demeurez donc, répondit le capitaine d'une voix étrange; j'irai plus
haut!

--Non! ce que vous faites est inutile! vous êtes ici au pôle du monde!

--Non! non! plus haut!

--Mon ami! c'est moi qui vous parle, le docteur Clawbonny. Ne me
reconnaissez-vous pas?

--Plus haut! plus haut! répétait l'insensé.

--Eh bien, non! nous ne souffrirons pas...»

Le docteur n'avait pas achevé ces mots qu'Hatteras, par un effort
surhumain, franchit le fleuve de lave et se trouva hors de la portée
de ses compagnons.

Ceux-ci poussèrent un cri; ils croyaient Hatteras abîmé dans le
torrent de feu; mais le capitaine était retombé de l'autre côté, suivi
par son chien Duk, qui ne voulait pas le quitter.

Il disparut derrière un rideau de fumée, et l'on entendit sa voix qui
décroissait dans l'éloignement.

«Au nord! au nord! criait-il. Au sommet du mont Hatteras!
Souvenez-vous du mont Hatteras!»

On ne pouvait songer à rejoindre le capitaine; il y avait vingt
chances pour rester là où il avait passé avec ce bonheur et cette
adresse particulière aux fous; il était impossible de franchir ce
torrent de feu, impossible également de le tourner. Altamont tenta
vainement de passer; il faillit périr en voulant traverser le fleuve
de lave; ses compagnons durent le retenir malgré lui.

«Hatteras! Hatteras!» s'écriait le docteur.

Mais le capitaine ne répondit pas, et les aboiements à peine distincts
de Duk retentirent seuls dans la montagne.

Cependant Hatteras se laissait voir par intervalles à travers les
colonnes de fumée et sous les pluies de cendre. Tantôt son bras,
tantôt sa tête sortaient du tourbillon. Puis il disparaissait et se
montrait plus haut accroché aux rocs. Sa taille diminuait avec cette
rapidité fantastique des objets qui s'élèvent dans l'air. Une
demi-heure après, il semblait déjà rapetissé de moitié.

L'atmosphère s'emplissait des bruits sourds du volcan; la montagne
résonnait et ronflait comme une chaudière bouillante; on sentait ses
flancs frissonner. Hatteras montait toujours. Duk le suivait.

De temps en temps, un éboulement se produisait derrière eux, et
quelque roc énorme, pris d'une vitesse croissante et rebondissant sur
les crêtes, allait s'engouffrer jusqu'au fond du bassin polaire.

Hatteras ne se retournait même pas. Il s'était servi, de son bâton
comme d'une hampe pour y attacher le pavillon anglais. Ses compagnons
épouvantés ne perdaient pas un de ses mouvements. Ses dimensions
devenaient peu à peu microscopiques, et Duk paraissait réduit à la
taille d'un gros rat.

Il y eut un moment où le vent rabattit sur eux un vaste rideau de
flamme. Le docteur poussa un cri d'angoisse; mais Hatteras réapparut,
debout, agitant son drapeau.

Le spectacle de cette effrayante ascension dura plus d'une heure. Une
heure de lutte avec les rocs vacillants, avec les fondrières de cendre
dans lesquelles ce héros de l'impossible disparaissait jusqu'à
mi-corps. Tantôt il se hissait, en s'arc-boutant des genoux et des
reins contre les anfractuosités de la montagne, et tantôt, suspendu
par les mains à quelque arête vive, il oscillait au vent comme une
touffe desséchée.

Enfin il arriva au sommet du volcan, à l'orifice même du cratère. Le
docteur eut alors l'espoir que le malheureux, parvenu à son but, en
reviendrait peut-être, et n'aurait plus que les dangers du retour à
subir. Il poussa un dernier cri:

«Hatteras! Hatteras!»

L'appel du docteur fut tel qu'il remua l'Américain jusqu'au fond de
l'âme.

«Je le sauverai!» s'écria Altamont.

Puis, d'un bond, franchissant le torrent de feu au risque d'y tomber,
il disparut au milieu des roches.

Clawbonny n'avait pas eu le temps de l'arrêter.

Cependant Hatteras, parvenu à la cime de la montagne, s'avançait
au-dessus du gouffre sur un roc qui surplombait. Les pierres
pleuvaient autour de lui. Duk le suivait toujours. Le pauvre animal
semblait déjà saisi par l'attraction vertigineuse de l'abîme, Hatteras
agitait son pavillon, qui s'éclairait de reflets incandescents, et le
fond rouge de l'étamine se développait en longs plis au souffle du
cratère.

Hatteras le balançait d'une main. De l'autre, il montrait au zénith le
pôle de la sphère céleste. Cependant, il semblait hésiter. Il
cherchait encore le point mathématique où se réunissent tous les
méridiens du globe et sur lequel, dans son entêtement sublime, il
voulait poser le pied.

Tout d'un coup le rocher manqua sous lui. Il disparut. Un cri terrible
de ses compagnons monta jusqu'au sommet de la montagne. Une seconde,
un siècle! s'écoula. Clawbonny crut son ami perdu et enseveli à jamais
dans les profondeurs du volcan. Mais Altamont était là, Duk aussi.
L'homme et le chien avaient saisi le malheureux au moment où il
disparaissait dans l'abîme. Hatteras était sauvé, sauvé malgré lui,
et, une demi-heure plus tard, le capitaine du _Forward_, privé de tout
sentiment, reposait entre les bras de ses compagnons désespérés.

Quand il revint à lui, le docteur interrogea son regard dans une
muette angoisse. Mais ce regard inconscient, comme celui de l'aveugle
qui regarde sans voir, ne lui répondit pas.

«Grand Dieu! dit Johnson, il est aveugle!

--Non! répondit Clawbonny, non! Mes pauvres amis, nous n'avons sauvé
que le corps d'Hatteras! Son âme est restée au sommet de ce volcan! Sa
raison est morte!

--Fou! s'écrièrent Johnson et Altamont consternés.

--Fou!» répondit le docteur.

Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.




CHAPITRE XXVI

RETOUR AU SUD


Trois heures après ce triste dénouement des aventures du capitaine
Hatteras, Clawbonny, Altamont et les deux matelots se trouvaient
réunis dans la grotte au pied du volcan.

Là, Clawbonny fut prié de donner son opinion sur ce qu'il convenait de
faire.

«Mes amis, dit-il, nous ne pouvons prolonger notre séjour à l'île de
la Reine; la mer est libre devant nous; nos provisions sont en
quantité suffisante; il faut repartir et regagner en toute hâte le
Fort-Providence, où nous hivernerons jusqu'à l'été prochain.

--C'est aussi mon avis, répondit Altamont; le vent est bon, et dès
demain nous reprendrons la mer.»

La journée se passa dans un profond abattement. La folie du capitaine
était d'un présage funeste, et, quand Johnson, Bell, Altamont
reportaient leurs idées vers le retour, ils s'effrayaient de leur
abandon, ils s'épouvantaient de leur éloignement. L'âme intrépide
d'Hatteras leur faisait défaut.

Cependant, en hommes énergiques, ils s'apprêtèrent à lutter de nouveau
contre les éléments, et contre euxmêmes, si jamais ils se sentaient
faiblir.

Le lendemain samedi, 13 juillet, les effets de campement furent
embarqués, et bientôt tout fut prêt pour le départ.

Mais avant de quitter ce rocher pour ne jamais le revoir, le docteur,
suivant les intentions d'Hatteras, fit élever un cairn au point même
où le capitaine avait abordé l'île; ce cairn fut fait de gros blocs
superposés, de façon à former un amer parfaitement visible, si
toutefois les hasards de l'éruption le respectaient.

Sur une des pierres latérales, Bell grava au ciseau cette simple
inscription

                JOHN HATTERAS 1861

Le double du document fut déposé à l'intérieur du cairn dans un
cylindre de fer-blanc parfaitement clos, et le témoignage de la grande
découverte demeura ainsi abandonné sur ces rochers déserts.

Alors les quatre hommes et le capitaine--un pauvre corps sans âme--,
et son fidèle Duk, triste et plaintif, s'embarquèrent pour le voyage
du retour. Il était dix heures du matin. Une nouvelle voile fut
établie avec les toiles de la tente. La chaloupe, filant vent arrière,
quitta l'île de la Reine, et le soir, le docteur, debout sur son banc,
lança un dernier adieu au mont Hatteras, qui flamboyait à l'horizon.

La traversée fut très rapide; la mer, constamment libre, offrit une
navigation facile, et il semblait vraiment qu'il fût plus aisé de fuir
le pôle que d'en approcher.

Mais Hatteras n'était pas en état de comprendre ce qui se passait
autour de lui; il demeurait étendu dans la chaloupe, la bouche muette,
le regard éteint, les bras croisés sur la poitrine, Duk couché à ses
pieds. Vainement le docteur lui adressait la parole. Hatteras ne
l'entendait pas.

Pendant quarante-huit heures, la brise fut favorable et la mer peu
houleuse. Clawbonny et ses compagnons laissaient faire le vent du
nord.

Le 15 juillet, ils eurent connaissance d'Altamont-Harbour dans le sud;
mais, comme l'Océan polaire était dégagé sur toute la côte, au lieu de
traverser en traîneau la terre de la Nouvelle-Amérique, ils résolurent
de la contourner et de gagner par mer la baie Victoria.

Le trajet était plus rapide et plus facile. En effet, cet espace que
les voyageurs avaient mis quinze jours à passer avec leur traîneau,
ils en mirent huit à peine à le franchir en naviguant, et, après avoir
suivi les sinuosités d'une côte frangée de fiords nombreux dont ils
déterminèrent la configuration, ils arrivèrent le lundi soir, 23
juillet, à la baie Victoria.

La chaloupe fut solidement ancrée au rivage, et chacun s'élança vers
le Fort-Providence. Mais quelle dévastation! La Maison-du-Docteur, les
magasins, la poudrière, les fortifications, tout s'en était allé en
eau sous l'action des rayons solaires, et les provisions avaient été
saccagées par les animaux carnassiers.

Triste et décevant spectacle!

Les navigateurs touchaient presque à la fin de leurs provisions, et
ils comptaient les refaire au Fort-Providence. L'impossibilité d'y
passer l'hiver devint évidente. En gens habitués à prendre rapidement
leur parti, ils se décidèrent donc à gagner la mer de Baffin par le
plus court.

«Nous n'avons pas d'autre parti à suivre, dit le docteur; la mer de
Baffin n'est pas à six cents milles; nous pouvons naviguer tant que
l'eau ne manquera pas à notre chaloupe, gagner le détroit de Jones, et
de là des établissements danois.

--Oui, répondit Altamont, réunissons ce qui nous reste de provisions,
et partons.»

En cherchant bien, on trouva quelques caisses de pemmican éparses ça
et là, et deux barils de viande conservée, qui avaient échappé à la
destruction. En somme, un approvisionnement pour six semaines et de la
poudre en suffisante quantité. Tout cela fut promptement rassemblé; on
profita de la journée pour calfater la chaloupe, la remettre en état,
et le lendemain, 24 juillet, la mer fut reprise.

Le continent, vers le quatre-vingt-troisième degré de latitude,
s'infléchissait dans l'est. Il était possible qu'il rejoignît ces
terres connues sous le nom de terres Grinnel, Ellesmere et le
Lincoln-Septentrional, qui forment la ligne côtière de la mer de
Baffin. On pouvait donc tenir pour certain que le détroit de Jones
s'ouvrait sur les mers intérieures, à l'imitation du détroit de
Lancastre.

La chaloupe navigua dès lors sans grandes difficultés; elle évitait
facilement les glaces flottantes. Le docteur, en prévision de retards
possibles, réduisit ses compagnons à demi-ration de vivres; mais, en
somme, ceux-ci ne se fatiguaient pas beaucoup, et leur santé se
maintint en bon état.

D'ailleurs, ils n'étaient pas sans tirer quelques covips de fusil; ils
tuèrent des canards, des oies, des guillemets, qui leur fournirent une
alimentation fraîche et saine. Quant à leur réserve liquide, ils la
refaisaient facilement aux glaçons d'eau douce qu'ils rencontraient
sur la route, car ils avaient toujours soin de ne pas s'écarter des
côtes, la chaloupe ne leur permettant pas d'affronter la pleine mer.

A cette époque de l'année, le thermomètre se tenait déjà constamment
au-dessous du point de congélation; le temps, après avoir été souvent
pluvieux, se mit à la neige et devint sombre; le soleil commençait à
raser de près l'horizon, et son disque s'y laissait échancrer chaque
jour davantage. Le 30 juillet, les voyageurs le perdirent de vue pour
la première fois, c'est-à-dire qu'ils eurent une nuit de quelques
minutes.

Cependant la chaloupe filait bien, et fournissait quelquefois des
courses de soixante à soixante-cinq milles par vingt-quatre heures; on
ne s'arrêtait pas un instant; on savait quelles fatigues à supporter,
quels obstacles à franchir la route de terre présenterait, s'il
fallait la prendre, et ces mers resserrées ne pouvaient tarder à se
rejoindre; il y avait des jeunes glaces reformées ça et là. L'hiver
succède inopinément à l'été sous les hautes latitudes; il n'y a ni
printemps ni automne; les saisons intermédiaires manquent. Il fallait
donc se hâter.

Le 31 juillet, le ciel étant pur au coucher du soleil, on aperçut les
premières étoiles dans les constellations du zénith. A partir de ce
jour, un brouillard régna sans cesse, qui gêna considérablement la
navigation.

Le docteur, en voyant multiplier les symptômes de l'hiver, devint très
inquiet; il savait quelles difficultés Sir John Ross éprouva pour
gagner la mer de Baffin, après l'abandon de son navire; et même, le
passage des glaces tenté une première fois, cet audacieux marin fut
forcé de revenir à son navire et d'hiverner une quatrième année; mais
au moins il avait un abri pour la mauvaise saison, des provisions et
du combustible. Si pareil malheur arrivait aux survivants du
_Forward_, s'il leur fallait s'arrêter ou revenir sur leurs pas, ils
étaient perdus; le docteur ne dit rien de ses inquiétudes à ses
compagnons, mais il les pressa de gagner le plus possible dans l'est.

Enfin, le 15 août, après trente jours d'une navigation assez rapide,
après avoir lutté depuis quarante-huit heures contre les glaces qui
s'accumulaient dans les passes, après avoir risqué cent fois leur
frêle chaloupe, les navigateurs se virent absolument arrêtés, sans
pouvoir aller plus loin; la mer était prise de toutes parts, et le
thermomètre ne marquait plus en moyenne que quinze degrés au-dessus de
zéro (-9° centigrades).

D'ailleurs, dans tout le nord et l'est, il fut facile de reconnaître
la proximité d'une côte à ces petites pierres plates et arrondies, que
les flots usent sur le rivage; la glace d'eau douce se rencontrait
aussi plus fréquemment.

Altamont Fit ses relevés avec une scrupuleuse exactitude, et il obtint
77° 15' de latitude et 85° 02' de longitude.

«Ainsi donc, dit le docteur, voici notre position exacte; nous avons
atteint le Lincoln-Septentrional, précisément au cap Eden; nous
entrons dans le détroit de Jones; avec un peu plus de bonheur, nous
l'aurions trouvé libre jusqu'à la mer de Baffin. Mais il ne faut pas
nous plaindre. Si mon pauvre Hatteras eût rencontré d'abord une mer si
facile, il fût arrivé rapidement au pôle. Ses compagnons ne l'eussent
pas abandonné, et sa tête ne se serait pas perdue sous l'excès des
plus terribles angoisses!

--Alors, dit Altamont, nous n'avons plus qu'un parti à prendre:
abandonner la chaloupe et rejoindre en traîneau la côte orientale du
Lincoln.

--Abandonner la chaloupe et rejoindre le traîneau, bien, répondit le
docteur; mais, au lieu de traverser le Lincoln, je propose de franchir
le détroit de Jones sur les glaces et de gagner le Devon-Septentrional.

--Et pourquoi? demanda Altamont.

--Parce que plus nous nous approcherons du détroit de Lancastre, plus
nous aurons de chances d'y rencontrer des baleiniers.

--Vous avez raison, docteur; mais je crains bien que les glaces ne
soient pas encore assez unies pour nous offrir un passage praticable.

--Nous essaierons», répondit Clawbonny. La chaloupe fut déchargée;
Bell et Johnson reconstruisirent le traîneau; toutes ses pièces
étaient en bon état; le lendemain, les chiens y furent attelés, et
l'on prit le long de la côte pour gagner l'ice-field.

Alors recommença ce voyage tant de fois décrit, fatigant et peu
rapide; Altamont avait eu raison de se défier de l'état de la glace;
on ne put traverser le détroit de Jones, et il fallut suivre la côte
du Lincoln.

Le 21 août, les voyageurs, en coupant de biais, arrivèrent à l'entrée
du détroit du Glacier; là, ils s'aventurèrent sur l'ice-field, et le
lendemain ils atteignirent l'île Cobourg, qu'ils traversèrent en moins
de deux jours au milieu des bourrasques de neige.

Ils purent alors reprendre la route plus facile des champs de glace,
et enfin, le 24 août, ils mirent le pied sur le Devon-Septentrional.

«Maintenant, dit le docteur, il ne nous reste plus qu'à traverser
cette terre et à gagner le cap Warender à l'entrée du détroit de
Lancastre.»

Mais le temps devint affreux et très froid; les rafales de neige, les
tourbillons reprirent leur violence hivernale; les voyageurs se
sentaient à bout de forces. Les provisions s'épuisaient, et chacun dut
se réduire au tiers de ration, afin de conserver aux chiens une
nourriture proportionnée à leur travail.

La nature du sol ajoutait beaucoup aux fatigues du voyage; cette terre
du Devon-Septentrional était extrêmement accidentée; il fallut
franchir les monts Trauter par des gorges impraticables, en luttant
contre tous les éléments déchaînés. Le traîneau, les hommes et les
chiens faillirent y rester, et, plus d'une fois, le désespoir s'empara
de cette petite troupe, si aguerrie cependant et si faite aux fatigues
d'une expédition polaire. Mais, sans qu'ils s'en rendissent compte,
ces pauvres gens étaient usés moralement et physiquement; on ne
supporte pas impunément dix-huit mois d'incessantes fatigues et une
succession énervante d'espérances et de désespoirs. D'ailleurs, il
faut le remarquer, l'aller se fait avec un entraînement, une
conviction, une foi qui manquent au retour. Aussi, les malheureux se
traînaient avec peine; on peut dire qu'ils marchaient par habitude,
par un reste d'énergie animale presque indépendante de leur volonté.

Ce ne fut que le 30 août qu'ils sortirent enfin de ce chaos de
montagnes, dont l'orographie des zones basses ne peut donner aucune
idée, mais ils en sortirent meurtris et à demi gelés. Le docteur ne
suffisait plus à soutenir ses compagnons, et il se sentait défaillir
lui-même.

Les monts Trauter venaient aboutir à une plaine convulsionnée par le
soulèvement primitif de la montagne.

Là, il fallut absolument prendre quelques jours de repos; les
voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l'autre; deux des
chiens d'attelage étaient morts d'épuisement.

On s'abrita donc derrière un glaçon, par un froid dé deux degrés
au-dessous de zéro (--19° centigrades); personne n'eut le courage de
dresser la tente.

Les provisions étaient fort réduites, et, malgré l'extrême parcimonie
mise dans les rations, celles-ci ne pouvaient durer plus de huit
jours; le gibier devenait rare et regagnait pour l'hiver de moins
rudes climats. La mort par la faim se dressait donc menaçante devant
ses victimes épuisées.

Altamont, qui montrait un grand dévouement et une véritable
abnégation, profita d'un reste de force et résolut de procurer par la
chasse quelque nourriture à ses compagnons.

Il prit son fusil, appela Duk et s'engagea dans les plaines du nord;
le docteur, Johnson et Bell le virent s'éloigner presque
indifféremment. Pendant une heure, ils n'entendirent pas une seule
fois la détonation de son fusil, et ils le virent revenir sans qu'un
seul coup eût été tiré; mais l'Américain accourait comme un homme
épouvanté.

«Qu'y a-t-il? lui demanda le docteur.

--Là-bas! sous la neige! répondit Altamont avec un accent d'effroi en
montrant un point de l'horizon.

--Quoi?

--Toute une troupe d'hommes!...

--Vivants?

--Morts... gelés... et même...»

L'Américain n'osa achever sa pensée, mais sa physionomie exprimait la
plus indicible horreur.

Le docteur, Johnson, Bell, ranimés par cet incident, trouvèrent le
moyen de se relever et se traînèrent sur les traces d'Altamont, vers
cette partie de la plaine qu'il indiquait du geste.

Ils arrivèrent bientôt à un espace resserré, au fond d'une ravine
profonde, et là, quel spectacle s'offrit à leur vue!

Des cadavres déjà raidis, à demi enterrés sous ce linceul blanc,
sortaient ça et là de la couche de neige; ici un bras, là une jambe,
plus loin des mains crispées, des têtes conservant encore leur
physionomie menaçante et désespérée!

Le docteur s'approcha, puis il recula, pâle, les traits décomposés,
pendant que Duk aboyait avec une sinistre épouvante.

«Horreur! horreur! fit-il.

--Eh bien? demanda le maître d'équipage.

--Vous ne les avez pas reconnus? fit le docteur d'une voix altérée.

--Que voulez-vous dire?

--Regardez!»

Cette ravine avait été naguère le théâtre d'une dernière lutte des
hommes contre le climat, contre le désespoir, contre la faim même,
car, à certains restes horribles, on comprit que les malheureux
s'étaient repus de cadavres humains, peut-être d'une chair encore
palpitante, et, parmi eux, le docteur avait reconnu Shandon, Pen, le
misérable équipage du _Forward_; les forces firent défaut, les vivres
manquèrent à ces infortunés; leur chaloupe fut brisée probablement par
les avalanches ou précipitée dans un gouffre, et ils ne purent
profiter de la mer libre; on peut supposer aussi qu'ils s'égarèrent au
milieu de ces continents inconnus. D'ailleurs, des gens partis sous
l'excitation de la révolte ne pouvaient être longtemps unis entre eux
de cette union qui permet d'accomplir les grandes choses. Un chef de
révoltés n'a jamais qu'une puissance douteuse entre les mains. Et,
sans doute, Shandon fut promptement débordé.

Quoi qu'il en soit, cet équipage passa évidemment par mille tortures,
mille désespoirs, pour en arriver à cette épouvantable catastrophe;
mais le secret de leurs misères est enseveli avec eux pour toujours
dans les neiges du pôle.

«Fuyons! fuyons!» s'écria le docteur.

Et il entraîna ses compagnons loin du lieu de ce désastre. L'horreur
leur rendit une énergie momentanée. Ils se remirent en marche.




CHAPITRE XXVII

CONCLUSION


A quoi bon s'appesantir sur les maux qui frappèrent sans relâche les
survivants de l'expédition? Eux-mêmes, ils ne purent jamais retrouver
dans leur mémoire le souvenir détaillé des huit jours qui s'écoulèrent
après l'horrible découverte des restes de l'équipage.

Cependant, le 9 septembre, par un miracle d'énergie, ils se trouvèrent
au cap Horsburg, à l'extrémité du Devon-Septentrional.

Ils mouraient de faim; ils n'avaient pas mangé depuis quarante-huit
heures, et leur dernier repas fut fait de la chair de leur dernier
chien esquimau. Bell ne pouvait aller plus loin, et le vieux Johnson
se sentait mourir.

Ils étaient sur le rivage de la mer de Baffin, prise en partie,
c'est-à-dire sur le chemin de l'Europe. A trois milles de la côte, les
flots libres déferlaient avec bruit sur les vives arêtes du champ de
glace.

Il fallait attendre le passage problématique d'un baleinier, et
combien de jours encore?...

Mais le ciel prit ces malheureux en pitié, car, le lendemain, Altamont
aperçut distinctement une voile à l'horizon.

On sait quelles angoisses accompagnent ces apparitions de navires,
quelles craintes d'une espérance déçue! Le bâtiment semble s'approcher
et s'éloigner tour à tour. Ce sont des alternatives horribles d'espoir
et de désespoir, et trop souvent, au moment où les naufragés se
croient sauvés, la voile entrevue s'éloigne et s'efface à l'horizon.

Le docteur et ses compagnons passèrent par toutes ces épreuves; ils
étaient arrivés à la limite occidentale du champ de glace, se portant,
se poussant les uns les autres, et ils voyaient disparaître peu à peu
ce navire, sans qu'il eût remarqué leur présence. Ils l'appelaient,
mais en vain!

Ce fut alors que le docteur eut une dernière inspiration de cet
industrieux génie qui l'avait si bien servi jusqu'alors.

Un glaçon, pris par le courant, vint se heurter contre l'ice-field.

«Ce glaçon!» fit-il, en le montrant de la main.

On ne le comprit pas.

«Embarquons! embarquons!» s'écria-t-il.

Ce fut un éclair dans l'esprit de tous.

«Ah! monsieur Clawbonny, monsieur Clawbonny!» répétait Johnson en
embrassant les mains du docteur.

Bell, aidé d'Altamont, courut au traîneau; il en rapporta l'un des
montants, le planta dans le glaçon comme un mât et le soutint avec des
cordes; la tente fut déchirée pour former tant bien que mal une voile.
Le vent était favorable; les malheureux abandonnés se précipitèrent
sur le fragile radeau et prirent le large.

Deux heures plus tard, après des efforts inouïs, les derniers hommes
du _Forward_ étaient recueillis à bord du _Hans Christien_, baleinier
danois, qui regagnait le détroit de Davis.

Le capitaine reçut en homme de coeur ces spectres qui n'avaient plus
d'apparence humaine; à la vue de leurs souffrances, il comprit leur
histoire; il leur prodigua les soins les plus attentifs, et il parvint
à les conserver à la vie.

Dix jours après; Clawbonny, Johnson, Bell, Altamont et le capitaine
Hatteras débarquèrent à Korsoeur, dans le Seeland, en Danemark; un
bateau à vapeur les conduisit à Kiel; de là, par Altona et Hambourg,
ils gagnèrent Londres, où ils arrivèrent le 13 du même mois, à peine
remis de leurs longues épreuves.

Le premier soin du docteur fut de demander à la Société royale
géographique de Londres la faveur de lui faire une communication; il
fut admis à la séance du 15 juillet.

Que l'on s'imagine l'étonnement de cette savante assemblée, et ses
hurrahs enthousiastes après la lecture du document d'Hatteras.

Ce voyage, unique dans son espèce, sans précédent dans les fastes de
l'histoire, résumait toutes les découvertes antérieures faites au sein
des régions circumpolaires; il reliait entre elles les expéditions des
Parry, des Ross, des Franklin, des Mac Clure; il complétait, entre le
centième et le cent quinzième méridien, la carte des contrées
hyperboréennes, et enfin il aboutissait à ce point du globe
inaccessible jusqu'alors, au pôle même.

Jamais, non, jamais nouvelle aussi inattendue n'éclata au sein de
l'Angleterre stupéfaite!

Les Anglais sont passionnés pour ces grands faits géographiques; ils
se sentirent émus et fiers, depuis le lord jusqu'au cokney, depuis le
prince-merchant jusqu'à l'ouvrier des docks.

La nouvelle de la grande découverte courut sur tous les fils
télégraphiques du Royaume-Uni avec la rapidité de la foudre; les
journaux inscrivirent le nom d'Hatteras en tête de leurs colonnes
comme celui d'un martyr, et l'Angleterre tressaillit d'orgueil.

On fêta le docteur et ses compagnons, qui furent présentés à Sa
Gracieuse Majesté par le Lord Grand-Chancelier en audience solennelle.

Le gouvernement confirma les noms d'île de la Reine, pour le rocher du
pôle Nord, de mont Hatteras, décerné au volcan lui-même, et
d'Altamont-Harbour, donné au port de la Nouvelle-Amérique.

Altamont ne se sépara plus de ses compagnons de misère et de gloire,
devenus ses amis; il suivit le docteur, Bell et Johnson à Liverpool,
qui les acclama à leur retour, après les avoir si longtemps crus morts
et ensevelis dans les glaces éternelles.

Mais cette gloire, le docteur Clawbonny la rapporta sans cesse à celui
qui la méritait entre tous. Dans la relation de son voyage, intitulée:
«The English at the North-Pole», publiée l'année suivante par les
soins de la Société royale de géographie, il fit de John Hatteras
l'égal des plus grands voyageurs, l'émule de ces hommes audacieux qui
se sacrifient tout entiers aux progrès de la science.

Cependant, cette triste victime d'une sublime passion vivait
paisiblement dans la maison de santé de Sten-Cottage, près de
Liverpool, où son ami le docteur l'avait installé lui-même. Sa folie
était douce, mais il ne parlait pas, il ne comprenait plus, et sa
parole semblait s'être en allée avec sa raison. Un seul sentiment le
rattachait au monde extérieur, son amitié pour Duk, dont on n'avait
pas voulu le séparer.

Cette maladie, cette «folie polaire», suivait donc tranquillement son
cours et ne présentait aucun symptôme particulier, quand, un jour, le
docteur Clawbonny, qui visitait son pauvre malade, fut frappé de son
allure.

Depuis quelque temps, le capitaine Hatteras, suivi de son fidèle chien
qui le regardait d'un oeil doux et triste, se promenait chaque jour
pendant de longues heures; mais sa promenade s'accomplissait
invariablement suivant un sens déterminé et dans la direction d'une
certaine allée de Sten-Cottage. Le capitaine, une fois arrivé à
l'extrémité de l'allée, revenait à reculons. Quelqu'un l'arrêtait-il?
il montrait du doigt un point fixe dans le ciel. Voulait-on l'obliger
à se retourner? il s'irritait, et Duk, partageant sa colère, aboyait
avec fureur.

Le docteur observa attentivement une manie si bizarre, et il comprit
bientôt le motif de cette obstination singulière; il devina pourquoi
cette promenade s'accomplissait dans une direction constante, et, pour
ainsi dire, sous l'influence d'une force magnétique.

Le capitaine John Hatteras marchait invariablement vers le Nord.





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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
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business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
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status with the IRS.

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considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
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