The Project Gutenberg EBook of Voyage au Centre de la Terre, by Jules Verne
(#22 in our series by Jules Verne)

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Title: Voyage au Centre de la Terre

Author: Jules Verne

Release Date: December, 2003  [EBook #4791]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on March 21, 2002]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: Latin-1

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE ***




Carlo Traverso, Robert Rowe, Charles Franks and the Online Distributed
Proofreading Team.



We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available
the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation
of the etext through OCR.

Nous remercions la Bibliothиque Nationale de France qui a mis а
dispositions les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donnй
l'authorization а les utilizer pour preparer ce texte.





Editorial note: the runes in the text are represented by the last two
hexadecimal digits of their Unicode encoding (from 16A0 to 16F0).  We
emphasize with _XY_ the runes that Verne emphasizes with serifs, and
tanslitterates with uppecase.

Note de l'йditeur: les runes qui sont dans le texte sont representйes
par les deux derniиres chiffes hexadйcimales de leur codage Unicode
(de 16A0 а 16F0).  On rйpresente avec _XY_ les runes que Verne relиve
avec des sйrifs, et transcrit avec des majuscules.




Jules Verne

VOYAGE  AU  CENTRE DE  LA TERRE




I


Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock,
revint prйcipitamment vers sa petite maison situйe au numйro 19
de Kцnig-strasse, l'une des plus anciennes rues du vieux quartier
de Hambourg.

La bonne Marthe dut se croire fort en retard, car le dоner
commenзait а peine а chanter sur le fourneau de la cuisine.

«Bon, me dis-je, s'il a faim, mon oncle, qui est le plus
impatient des hommes, va pousser des cris de dйtresse.

--Dйja M.  Lidonbrock!  s'йcria la bonne Marthe stupйfaite, en
entre-bвillant la porte de la salle а manger.

--Oui, Marthe; mais le dоner a le droit de ne point кtre cuit,
car il n'est pas deux heures.  La demie vient а peine de sonner а
Saint-Michel.

--Alors pourquoi M.  Lidenbrock rentre-t-il?

--Il nous le dira vraisemblablement.

--Le voilа!  je me sauve.  Monsieur Axel, vous lui ferez
entendre raison.»

Et la bonne Marthe regagna son laboratoire culinaire.

Je restai seul.  Mais de faire entendre raison au plus irascible
des professeurs, c'est ce que mon caractиre un peu indйcis ne me
permettait pas.  Aussi je me prйparais а regagner prudemment ma
petite chambre du haut, quand la porte de la rue cria sur ses
gonds; de grands pieds firent craquer l'escalier de bois, et le
maоtre de la maison, traversant la salle а manger, se prйcipite
aussitфt dans son cabinet de travail.

Mais, pendant ce rapide passage, il avait jetй dans un coin sa
canne а tкte de casse-noisette, sur la table son large chapeau а
poils rebroussйs et а son neveu ces paroles retentissantes:

«Axel, suis-moi!»

Je n'avais pas eu le temps de bouger que le professeur me criait
dйjа avec un vif accent d'impatience:

«Eh bien!  tu n'es pas encore ici?»

Je m'йlanзai dans le cabinet de mon redoutable maоtre.

Otto Lidenbrock n'йtait pas un mйchant homme, j'en conviens
volontiers; mais, а moins de changements improbables, il mourra
dans la peau d'un terrible original.

Il йtait professeur au Johannaeum, et faisait un cours de
minйralogie pendant lequel il se mettait rйguliиrement en colиre
une fois ou deux.  Non point qu'il se prйoccupвt d'avoir des
йlиves assidus а ses leзons, ni du degrй d'attention qu'ils 
lui accordaient, ni du succиs qu'ils pouvaient obtenir par la 
suite; ces dйtails ne l'inquiйtaient guиre.  Il professait
«subjectivement», suivant une expression de la philosophie
allemande, pour lui et non pour les autres.  C'йtait un savant
йgoпste, un puits de science dont la poulie grinзait quand on en
voulait tirer quelque chose.  En un mot, un avare.

Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne.

Mon oncle, malheureusement, ne jouissait pas d'une extrкme
facilitй de prononciation, sinon dans l'intimitй, au moins quand
il parlait en public, et c'est un dйfaut regrettable chez un
orateur.  En effet, dans ses dйmonstrations au Johannaeum,
souvent le professeur s'arrкtait court; il luttait contre un mot
rйcalcitrant qui ne voulait pas glisser entre ses lиvres, un de
ces mots qui rйsistent, se gonflent et finissent par sortir sous
la forme peu scientifique d'un juron.  De lа, grande colиre.

Il y a en minйralogie bien des dйnominations semi-grecques,
semi-latines, difficiles а prononcer, de ces rudes appellations
qui йcorcheraient les lиvres d'un poиte.  Je ne veux pas dire du
mal de cette science.  Loin de moi.  Mais lorsqu'on se trouve en
prйsence des cristallisations rhomboйdriques, des rйsines
rйtinasphaltes, des ghйlйnites, des tangasites, des molybdates de
plomb, des tungstates de manganиse et des titaniates de zircone,
il est permis а la langue la plus adroite de fourcher.

Or, dans la ville, on connaissait cette pardonnable infirmitй de
mon oncle, et on, en abusait, et on l'attendait aux passages
dangereux, et il se mettait en fureur, et l'on riait, ce qui
n'est pas de bon goыt, mкme pour des Allemands.  S'il y avait
donc toujours grande affluence d'auditeurs aux cours de
Lidenbrock, combien les suivaient assidыment qui venaient surtout
pour se dйrider aux belles colиres du professeur!

Quoi qu'il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire, йtait
un vйritable savant.  Bien qu'il cassвt parfois ses йchantillons
а les essayer trop brusquement, il joignait au gйnie du gйologue
l'oeil du minйralogiste.  Avec son marteau, sa pointe d'acier,
son aiguille aimantйe, son chalumeau et son flacon d'acide
nitrique, c'йtait un homme trиs fort.  A la cassure, а l'aspect,
а la duretй, а la fusibilitй, au son, а l'odeur, au goыt d'un
minйral quelconque, il le classait sans hйsiter parmi les six
cents espиces que la science compte aujourd'hui.

Aussi le nom de Lidenbrock retentissait avec honneur dans les
gymnases et les associations nationales.  MM.  Humphry Davy, de
Humboldt, les capitaines Franklin et Sabine, ne manquиrent pas de
lui rendre visite а leur passage а Hambourg.  MM.  Becquerel,
Ebelmen, Brewater, Dumas, Milne-Edwards, aimaient а le consulter
sur des questions les plus palpitantes de la chimie.  Cette
science lui devait d'assez belles dйcouvertes, et, en 1853, 
il avait paru а Leipzig un _Traitй de Cristallographie
transcendante_, par le professeur Otto Lidenbrock, grand in-folio
avec planches, qui cependant ne fit pas ses frais.

Ajoutez а cela que mon oncle йtait conservateur du musйe
minйralogique de M.  Struve, ambassadeur de Russie, prйcieuse
collection d'une renommйe europйenne.

Voilа donc le personnage qui m'interpellait avec tant
d'impatience.  Reprйsentez-vous un homme grand, maigre, d'une
santй de fer, et d'un blond juvйnile qui lui фtait dix bonnes
annйes de sa cinquantaine.  Ses gros yeux roulaient sans cesse
derriиre des lunettes considйrables; son nez, long et mince,
ressemblait а une lame affilйe; les mйchants prйtendaient mкme
qu'il йtait aimantй et qu'il attirait la limaille de fer.  Pure
calomnie; il n'attirait que le tabac, mais en grande abondance,
pour ne point mentir.

Quand j'aurai ajoutй que mon oncle faisait des enjambйes
mathйmatiques d'une demi-toise, et si je dis qu'en marchant il
tenait ses poings solidement fermйs, signe d'un tempйrament
impйtueux, on le connaоtra assez pour ne pas se montrer friand 
de sa compagnie.

Il demeurait dans sa petite maison de Kцnigstrasse, une
habitation moitiй bois, moitiй brique, а pignon dentelй; elle
donnait sur l'un de ces canaux sinueux qui se croisent au milieu
du plus ancien quartier de Hambourg que l'incendie de 1842 a
heureusement respectй.

La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait le
ventre aux passants; elle portait son toit inclinй sur l'oreille,
comme la casquette d'un йtudiant de la Tugendbund; l'aplomb de
ses lignes laissait а dйsirer; mais, en somme, elle se tenait
bien, grace а un vieil orme vigoureusement encastrй dans la
faзade, qui poussait au printemps ses bourgeons en fleurs а
travers les vitraux des fenкtres.

Mon oncle ne laissait pas d'кtre riche pour un professeur
allemand.  La maison lui appartenait en toute propriйtй,
contenant et contenu.  Le contenu, c'йtait sa filleule Graьben,
jeune Virlandaise de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi.  En ma
double qualitй de neveu et d'orphelin, je devins son
aide-prйparateur dans ses expйriences.

J'avouerai que je mordis avec appйtit aux sciences gйologiques;
j'avais du sang de minйralogiste dans les veines, et je ne
m'ennuyais jamais en compagnie de mes prйcieux cailloux.

En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette de
Kцnig-strasse, malgrй les impatiences de son propriйtaire, car,
tout en s'y prenant d'une faзon un peu brutale, celui-ci ne m'en
aimait pas moins.  Mais cet homme-lа ne savait pas attendre, et
il йtait plus pressй que nature.

Quand, en avril, il avait plantй dans les pots de faпence de son
salon des pieds de rйsйda ou de volubilis, chaque matin il allait
rйguliиrement les tirer par les feuilles afin de hвter leur
croissance.

Avec un pareil original, il n'y avait qu'а obйir.  Je me
prйcipitai donc dans son cabinet.



II


Ce cabinet йtait un vйritable musйe.  Tous les йchantillons du
rиgne minйral s'y trouvaient йtiquetйs avec l'ordre le plus
parfait, suivant les trois grandes divisions des minйraux
inflammables, mйtalliques et lithoпdes.

Comme je les connaissais, ces bibelots de la science minйralogique!
Que de fois, au lieu de muser avec des garзons de mon вge, je
m'йtais plu а йpousseter ces graphites, ces anthracites, ces
houilles, ces lignites, ces tourbes!  Et les bitumes, les
rйsines, les sels organiques qu'il fallait prйserver du moindre
atome de poussiиre!  Et ces mйtaux, depuis le fer jusqu'а l'or,
dont la valeur relative disparaissait devant l'йgalitй absolue
des spйcimens scientifiques!  Et toutes ces pierres qui eussent
suffi а reconstruire la maison de Kцnig-strasse, mкme avec une
belle chambre de plus, dont je me serais si bien arrangй!

Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais guиre а ces
merveilles.  Mon oncle seul occupait ma pensйe.  Il йtait enfoui
dans son large fauteuil garni de velours d'Utrecht, et tenait
entre les mains un livre qu'il considйrait avec la plus profonde
admiration.

«Quel livre!  quel livre!» s'йcriait-il.

Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock йtait
aussi bibliomane а ses moments perdus; mais un bouquin n'avait de
prix а ses yeux qu'а la condition d'кtre introuvable, ou tout au
moins illisible.

«Eh bien!  me dit-il, tu ne vois donc pas?  Mais c'est un trйsor
inestimable que j'ai rencontrй ce matin en furetant dans la
boutique du juif Hevelius.

--Magnifique!» rйpondis-je avec un enthousiasme de commande.

En effet, а quoi bon ce fracas pour un vieil in-quarto dont le
dos et les plats semblaient faits d'un veau grossier, un bouquin
jaunвtre auquel pendait un signet dйcolorй?

Cependant les interjections admiratives du professeur ne
discontinuaient pas.

«Vois, disait-il, en se faisant а lui-mкme demandes et rйponses;
est-ce assez beau?  Oui, c'est admirable!  Et quelle reliure!  Ce
livre s'ouvre-t-il facilement?  Oui, car il reste ouvert а
n'importe quelle page!  Mais se ferme-t-il bien?  Oui, car la
couverture et les feuilles forment un tout bien uni, sans se
sйparer ni bвiller en aucun endroit.  Et ce dos qui n'offre pas
une seule brisure aprиs sept cents ans d'existence!  Ah!  voilа
une reliure dont Bozerian, Closs ou Purgold eussent йtй fiers!»

En parlant ainsi, mon oncle ouvrait et fermait successivement le
vieux bouquin, Je ne pouvais faire moins que de l'interroger sur
son contenu, bien que cela ne m'intйressвt aucunement.

«Et quel est donc le titre de ce merveilleux volume?  demandai-je
avec un empressement trop enthousiaste pour n'кtre pas feint.

--Cet ouvrage!  rйpondit mon oncle en s'animant, c'est
l'_Heims-Kringla_ de Snorre Turleson, le fameux auteur islandais
du douziиme siиcle; c'est la Chronique des princes norvйgiens qui
rйgnиrent en Islande.

--Vraiment!  m'йcriai-je de mon mieux, et, sans doute, c'est une
traduction en langue allemande?

--Bon!  riposta vivement le professeur, une traduction!  Et qu'en
ferais-je de ta traduction!  Qui se soucie de ta traduction!
Ceci est l'ouvrage original en langue islandaise, ce magnifique
idiome, riche et simple а la fois, qui autorise les combinaisons
grammaticales les plus variйes et de nombreuses modifications de
mots!

--Comme l'allemand, insinuai-je avec assez de bonheur.

--Oui, rйpondit mon oncle en haussant les йpaules; mais avec
cette diffйrence que la langue islandaise admet les trois genres
comme le grec et dйcline les noms propres comme le latin!

--Ah!  fis-je un peu йbranlй dans mon indiffйrence, et les
caractиres de ce livre sont-ils beaux?

--Des caractиres!  qui te parle de caractиres, malheureux Axel!
Il s'agit bien de caractиres!  Ah!  tu prends cela pour un
imprimй!  Mais, ignorant, c'est un manuscrit, et un manuscrit
runique!...

--Runique?

--Oui!  Vas-tu me demander maintenant de t'expliquer ce mot?

--Je m'en garderai bien,» rйpliquai-je avec l'accent d'un homme
blessй dans son amour-propre.

Mais mon oncle continua de plus belle, et m'instruisit, malgrй
moi, de choses que je ne tenais guиre а savoir.

«Les runes, reprit-il, йtaient des caractиres d'йcriture usitйs
autrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent
inventйs par Odin lui-mкme!  Mais regarde donc, admire donc,
impie, ces types qui sont sortis de l'imagination d'un dieu!»

Ma foi, faute de rйplique, j'allais me prosterner, genre de
rйponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, car elle a
l'avantage de ne jamais les embarrasser, quand un incident vint
dйtourner le cours de la conversation.

Ce fut l'apparition d'un parchemin crasseux qui glissa du bouquin
et tomba а terre.

Mon oncle se prйcipita sur ce brimborion avec une aviditй facile
а comprendra.  Un vieux document, enfermй peut-кtre depuis un
temps immйmorial dans un vieux livre, ne pouvait manquer d'avoir
un haut prix а ses yeux.

«Qu'est-ce que cela?» s'йcria-t-il.

Et, en mкme temps, il dйployait soigneusement sur sa table un
morceau de parchemin long de cinq pouces, large de trois, et sur
lequel s'allongeaient, en lignes transversales, des caractиres de
grimoire.

En voici le fac-similй exact.  Je tiens а faire connaоtre ces
signes bizarres, car ils amenиrent le professeur Lidenbrock et
son neveu а entreprendre la plus йtrange expйdition du
dix-neuviиme siиcle:


    EF  . E6 B3 DA DA BC    C5 BC E6 C5 A2 C5 DA    BC C5 C5 B4 C1 A6 C5
    BC CE CF BC BC D8 A0    A2 B3 CF C5 C1 C5 A0    B3 C1 C5 A6 E6 B4 C5
    B4 CF  , BC D0 D8 B3    D0 CF E6 D0 CF C5_BC_  _BC_D0 AD A6 E6 E6 B3
    C5 D8 CF B3 D0 C5_C1_   B3 A2 D0 C5 B4 CF       E6 E6 C1 DA_BC_D0
   _D0_CF A2 D0 D0 E6        . B3 BC B4 E6 B4       C1 C5 D0 D0 B2 BC
    B4 B4 A6 E6 D8 C1       C5 C5 A2 CF A2 DA       A0 E6 D0 B3 CF A2 
    A6 CF  , C1 D0 B4       AD BC C5 C1 B2 AD      _B4_C5 A6 C1 C1_E6_


Le professeur considйra pendant quelques instants cette sйrie de
caractиres; puis il dit en relevant ses lunettes:

«C'est du runique; ces types sont absolument identiques а ceux du
manuscrit de Snorre Turleson!  Mais...  qu'est-ce que cela peut
signifier?»

Comme le runique me paraissait кtre une invention de savants pour
mystifier le pauvre monde, je ne fus pas fвchй de voir que mon
oncle n'y comprenait rien.  Du moins, cela me sembla ainsi au
mouvement de ses doigts qui commenзaient а s'agiter terriblement.

«C'est pourtant du vieil islandais!» murmurait-il entre ses
dents.

Et le professeur Lidenbrock devait bien s'y connaоtre, car il
passait pour кtre un vйritable polyglotte.  Non pas qu'il parlвt
couramment les deux mille langues et les quatre mille idiomes
employйs а la surface du globe, mais enfin il en savait sa bonne
part.

Il allait donc, en prйsence de cette difficultй, se livrer а
toute l'impйtuositй de son caractиre, et je prйvoyais une scиne
violente, quand deux heures sonnиrent au petit cartel de la
cheminйe.

Aussitфt la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en disant:

«La soupe est servie.

--Au diable la soupe, s'йcria mon oncle, et celle qui l'a faite,
et ceux qui la mangeront!»

Marthe s'enfuit; je volai sur ses pas, et, sans savoir comment,
je me trouvai assis а ma place habituelle dans la salle а manger.

J'attendis quelques instants.  Le professeur ne vint pas.
C'йtait la premiиre fois, а ma connaissance, qu'il manquait а la
solennitй du dоner.  Et quel dоner, cependant!  une soupe au
persil, une omelette au jambon relevйe d'oseille а la muscade,
une longe de veau а la compote de prunes, et, pour dessert, des
crevettes au sucre, le tout arrosй d'un joli vin de la Moselle.

Voilа ce qu'un vieux papier allait coыter а mon oncle.  Ma foi,
en qualitй de neveu dйvouй, je me crыs obligй de manger pour lui,
et mкme pour moi.  Ce que je fis en conscience.

«Je n'ai jamais vu chose pareille!  disait la bonne Marthe en
servant.  M.  Lidenbrock qui n'est pas а table!

--C'est а ne pas le croire.

--Cela prйsage quelque йvйnement grave!» reprenait la vieille
servante en hochant la tкte.

Dans mon opinion, cela ne prйsageait rien, sinon une scиne
йpouvantable, quand mon oncle trouverait son dоner dйvorй.

J'en йtais а ma derniиre crevette, lorsqu'une voix retentissante
m'arracha aux voluptйs du dessert.  Je ne fis qu'un bond de la
salle dans le cabinet.



III


«C'est йvidemment du runique, disait le professeur en fronзant le
sourcil.  Mais il y a un secret, et je le dйcouvrirai, sinon...»

Un geste violent acheva sa pensйe.

«Mets-toi lа, ajouta-t-il en m'indiquant la table du poing, et
йcris.»

En un instant je fus prкt.

«Maintenant, je vais te dicter chaque lettre de notre alphabet
qui correspond а l'un de ces caractиres islandais.  Nous verrons
ce que cela donnera.  Mais, par saint Michel!  garde-toi bien de
te tromper!»

La dictйe commenзa.  Je m'appliquai de mon mieux; chaque lettre
fut appelйe l'une aprиs l'autre, et forma l'incomprйhensible
succession des mots suivants:

    mm . r n l l s    e s r e u e l    s e e c J d e
     s g t s s m f    u n t e i e f    n i e d r k e
     k t , s a m n    a t r a t e S    S a o d r r n
     e m t n a e I    n u a e c t      r r i l S a
     A t u a a r      . n s c r c      i e a a b s
     c c d r m i      e e u t u l      f r a n t u 
     d t , i a c      o s e i b o      K e d i i Y

Quand ce travail fut terminй, mon oncle prit vivement la feuille
sur laquelle je venais d'йcrire, et il l'examina longtemps avec
attention.

«Qu'est-ce que cela veut dire?» rйpйtait-il machinalement.

Sur l'honneur, je n'aurais pas pu le lui apprendre.  D'ailleurs
il ne m'interrogea pas а cet йgard, et il continua de se parler а
lui-mкme:

«C'est ce que nous appelons un cryptogramme, disait-il, dans
lequel le sens est cachй sous des lettres brouillйes а dessein,
et qui, convenablement disposйes, formeraient une phrase
intelligible!  Quand je pense qu'il y a lа peut-кtre
l'explication ou l'indication d'une grande dйcouverte!»

Pour mon compte, je pensais qu'il n'y avait absolument rien, mais
je gardai prudemment mon opinion.

Le professeur prit alors le livre et le parchemin, et les compara
tous les deux.

«Ces deux йcritures ne sont pas de la mкme main, dit-il; le
cryptogramme est postйrieur au livre, et j'en vois tout d'abord
une preuve irrйfragable.  En effet, la premiиre lettre est une
double M qu'on chercherait, vainement dans le livre de Turleson,
car elle ne fut ajoutйe а l'alphabet islandais qu'au quatorziиme
siиcle.  Ainsi donc, il y a au moins deux cents ans entre le
manuscrit et le document.»

Cela j'en conviens, me parut assez logique.

«Je suis donc conduit а penser, reprit mon oncle, que l'un des
possesseurs de ce livre aura tracй ces caractиres mystйrieux.
Mais qui diable йtait ce possesseur?  N'aurait-il point mis son
nom а quelque endroit de ce manuscrit?»

Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe, et passa
soigneusement en revue les premiиres pages du livre.  Au verso de
la seconde, celle du faux titre, il dйcouvrit une sorte de
macule, qui faisait а l'oeil l'effet d'une tache d'encre.
Cependant, en y regardant de prиs, on distinguait quelques
caractиres а demi effacйs.  Mon oncle comprit que lа йtait le
point intйressant; il s'acharna donc sur la macule et, sa grosse
loupe aidant, il finit par reconnaоtre les signes que voici,
caractиres runiques qu'il lut sans hйsiter:

  D0 E6 B3 C5   BC D0 B4 B3 A2 BC BC C5 EF

«Arne Saknussem!  s'йcria-t-il d'un ton triomphant, mais c'est un
nom cela, et un nom islandais encore!  celui d'un savant du
seiziиme siиcle, d'un alchimiste cйlиbre!»

Je regardai mon oncle avec une certaine admiration.

«Ces alchimistes, reprit-il, Avicenne, Bacon, Lulle, Paracelse,
йtaient les vйritables, les seuls savants de leur йpoque.  Ils
ont fait des dйcouvertes dont nous avons le droit d'кtre йtonnйs.
Pourquoi, ce Saknussemm n'aurait-il pas enfoui sous cet
incomprйhensible cryptogramme quelque surprenante invention?
Cela doit кtre ainsi.  Cela est.»

L'imagination du professeur s'enflammait а cette hypothиse.

«Sans doute, osai-je rйpondre, mais quel intйrкt pouvait avoir ce
savant а cacher ainsi quelque merveilleuse dйcouverte?

--Pourquoi?  pourquoi?  Eh!  le sais-je?  Galilйe n'en a-t-il pas
agi ainsi pour Saturne?  D'ailleurs, nous verrons bien; j'aurai
le secret de ce document, et je ne prendrai ni nourriture ni
sommeil avant de l'avoir devinй.

--Oh!  pensai-je.

--Ni toi, non plus, Axel, reprit-il.

--Diable!  me dis-je, il est heureux que j'aie dоnй pour deux!

--Et d'abord, fit mon oncle, il faut trouver la langue de ce
«chiffre.» Cela ne doit pas кtre difficile.»

A ces mots, je relevai vivement la tкte.  Mon oncle reprit son
soliloque:

«Rien n'est plus aisй.  Il y a dans ce document cent trente-deux
lettres qui donnent soixante-dix-neuf consonnes contre
cinquante-trois voyelles.  Or, c'est а peu prиs suivant cette
proportion que sont formйs les mots des langues mйridionales,
tandis que les idiomes du nord sont infiniment plus riches en
consonnes.  Il s'agit donc d'une langue du midi.»

Ces conclusions йtaient fort justes.

«Mais quelle est cette langue?»

C'est lа que j'attendais mon savant, chez lequel cependant je
dйcouvrais un profond analyste.

«Ce Saknussemm, reprit-il, йtait un homme instruit; or, dиs qu'il
n'йcrivait pas dans sa langue maternelle, il devait choisir de
prйfйrence la langue courante entre les esprits cultivйs du
seiziиme siиcle, je veux dire le latin.  Si je me trompe, je
pourrai essayer de l'espagnol, du franзais, de l'italien, du
grec, de l'hйbreu.  Mais les savants du seiziиme siиcle
йcrivaient gйnйralement en latin.  J'ai donc le droit de dire _а
priori_: ceci est du latin.»

Je sautai sur ma chaise.  Mes souvenirs de latiniste se
rйvoltaient contre la prйtention que cette suite de mots baroques
pыt appartenir а la douce langue de Virgile.

«Oui!  du latin, reprit mon oncle, mais du latin brouillй.

--A la bonne heure!  pensai-je.  Si tu le dйbrouilles, tu seras
fin, mon oncle.

--Examinons bien, dit-il, en reprenant la feuille sur laquelle
j'avais йcrit.  Voilа une sйrie de cent trente-deux lettres qui
se prйsentent sous un dйsordre apparent.  Il y a des mots oщ les
consonnes se rencontrent seules comme le premier «mrnlls,»
d'autres oщ les voyelles, au contraire, abondent, le cinquiиme,
par exemple, «unteief,» ou l'avant-dernier «oseibo.» Or, cette
disposition n'a йvidemment pas йtй combinйe; elle est donnйe
_mathйmatiquement_ par la raison inconnue qui a prйsidй а la
succession de ces lettres.  Il me parait certain que la phrase
primitive a йtй йcrite rйguliиrement, puis retournйe suivant une
loi qu'il faut dйcouvrir.  Celui qui possйderait la clef de ce
«chiffre» le lirait couramment.  Mais quelle est cette clef?
Axel, as-tu cette clef?»

A cette question je ne rйpondis rien, et pour cause.  Mes regards
s'йtaient arrкtйs sur un charmant portrait suspendu au mur, le
portrait de Graьben.  La pupille de mon oncle se trouvait alors а
Altona, chez une de ses parentes, et son, absence me rendait fort
triste, car, je puis l'avouer maintenant, la jolie Virlandaise et
le neveu du professeur s'aimaient avec toute la patience et toute
la tranquillitй allemandes; nous nous йtions fiancйs а l'insu de
mon oncle, trop gйologue pour comprendre de pareils sentiments.
Graьben йtait une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus,
d'un caractиre un peu grave, d'un esprit un peu sйrieux; mais
elle ne m'en aimait pas moins; pour mon compte, je l'adorais, si
toutefois ce verbe existe dans la langue tudesque!  L'image de ma
petite Virlandaise me rejeta donc, en un instant, du monde des
rйalitйs dans celui des chimиres, dans celui des souvenirs.

Je revis la fidиle compagne de mes travaux et de mes plaisirs.
Elle m'aidait а ranger chaque jour les prйcieuses pierres de mon
oncle; elle les йtiquetait avec moi.  C'йtait une trиs forte
minйralogiste que mademoiselle Graьben!  Elle aimait а
approfondir les questions ardues de la science.  Que de douces
heures nous avions passйes а йtudier ensemble, et combien
j'enviai souvent le sort de ces pierres insensibles qu'elle
maniait de ses charmantes mains.

Puis, l'instant de lа rйcrйation venue, nous sortions tous les
deux; nous prenions par les allйes touffues de l'Alsser, et nous
nous rendions de compagnie au vieux moulin goudronnй qui fait si
bon effet а l'extrйmitй du lac; chemin faisant, on causait en se
tenant par la main; je lui racontais des choses dont elle riait
de son mieux; on arrivait ainsi jusqu'au bord de l'Elbe, et,
aprиs avoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands
nйnuphars blancs, nous revenions au quai par la barque а vapeur.

Or, j'en йtais lа de mon rкve, quand mon oncle, frappant la table
du poing, me ramena violemment а la rйalitй.

«Voyons, dit-il, la premiиre, idйe qui doit se prйsenter а
l'esprit pour brouiller les lettres d'une phrase, c'est, il me
semble, d'йcrire les mots verticalement au lieu de les tracer
horizontalement.

--Tiens!  pensai-je.

--Il faut voir ce que cela produit, Axel, jette une phrase
quelconque sur ce bout de papier; mais, au lieu de disposer les
lettres а la suite les unes des autres, mets-les successivement
par colonnes verticales, de maniиre а les grouper en nombre de
cinq ou six.»

Je compris ce dont il s'agissait, et immйdiatement j'йcrivis de
haut en bas:

           J  m  n  e  ,  b
           e  e  ,  t  G  e
           t' b  m  i  r  n
           a  i a   t  a !
           i  e  p  e  ь

«Bon, dit le professeur, sans avoir lu.  Maintenant, dispose ces
mots sur une ligne horizontale.

J'obйis, et j'obtins la phrase suivante:

    Jmne,b   ee,tGe   t'bmirn   aiata!  iepeь

«Parfait!  fit mon oncle en m'arrachant le papier des mains,
voilа qui a dйjа la physionomie du vieux document; les voyelles
sont groupйes ainsi que les consonnes dans le mкme dйsordre; il y
a mкme des majuscules au milieu des mots, ainsi que des virgules,
tout comme dans le parchemin de Saknussemm!»

Je ne puis m'empкcher de trouver ces remarques fort ingйnieuses.

«Or, reprit mon oncle en s'adressant directement а moi, pour lire
la phrase que tu viens d'йcrire, et que je ne connais pas, il me
suffira de prendre successivement la premiиre lettre de chaque
mot, puis la seconde, puis la troisiиme, ainsi de suite.

Et mon oncle, а son grand йtonnement, et surtout au mien, lut:

    _Je t'aime bien, ma petite Graьben_!

«Hein!» fit le professeur.

Oui, sans m'en douter, en amoureux maladroit, j'avais tracй cette
phrase compromettante!

«Ah!  tu aimes Graьben!  reprit mon oncle d'un vйritable ton de
tuteur!

--Oui ...  Non ...  balbutiai-je!

--Ah!  tu aimes Graьben, reprit-il machinalement.  Eh bien,
appliquons mon procйdй au document en question!»

Mon oncle, retombй dans son absorbante contemplation, oubliait
dйjа mes imprudentes paroles.  Je dis imprudentes, car la tкte du
savant ne pouvait comprendre les choses du coeur.  Mais,
heureusement, la grande affaire du document l'emporta.

Au moment de faire son expйrience capitale, les yeux du
professeur Lidenbrock lancиrent des йclairs а travers ses
lunettes; ses doigts tremblиrent, lorsqu'il reprit le vieux
parchemin; il йtait sйrieusement йmu.  Enfin il toussa fortement,
et d'une voix grave, appelant successivement la premiиre lettre,
puis la seconde de chaque mot; il me dicta la sйrie suivante:

    _mmessunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtn
     ecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne
     lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek
     meretarcsilucoYsleffenSnI_

En finissant, je l'avouerai, j'йtais йmotionnй, ces lettres,
nommйes une а une, ne m'avaient prйsentй aucun sens а l'esprit;
j'attendais donc que le professeur laissвt se dйrouler
pompeusement entre ses lиvres une phrase d'une magnifique
latinitй.

Mais, qui aurait pu le prйvoir!  Un violent coup de poing йbranla
la table.  L'encre rejaillit, la plume me sauta des mains.

«Ce n'est pas cela!  s'йcria mon oncle, cela n'a pas le sens
commun!»

Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant
l'escalier comme une avalanche, il se prйcipita dans
Kцnig-strasse, et s'enfuit а toutes jambes.



IV


«Il est parti?  s'йcria Marthe en accourant au bruit de la porte
de la rue qui, violemment refermйe, venait d'йbranler la maison
tout entiиre.

--Oui!  rйpondis-je, complиtement parti!

--Eh bien?  et son dоner?  fit la vieille servante.

--Il ne dоnera pas!

--Et son souper?

--Il ne soupera pas!

--Comment?  dit Marthe en joignant les mains.

--Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, ni personne dans la
maison!  Mon oncle Lidenbrock nous met tous а la diиte jusqu'au
moment oщ il aura dйchiffrй un vieux grimoire qui est absolument
indйchiffrable!

--Jйsus!  nous n'avons donc plus qu'а mourir de faim!»

Je n'osai pas avouer qu'avec un homme aussi absolu que mon oncle,
c'йtait un sort inйvitable.

La vieille servante, sйrieusement alarmйe, retourna dans sa
cuisine en gйmissant.

Quand je fus seul, l'idйe me vint d'aller tout conter а Graьben;
mais comment quitter la maison?  Et s'il m'appelait?  Et s'il
voulait recommencer ce travail logogriphique, qu'on eыt vainement
proposй au vieil OEdipe!  Et si je ne rйpondais pas а son appel,
qu'adviendrait-il?

Le plus sage йtait de rester.  Justement, un minйralogiste de
Besanзon venait de nous adresser une collection de gйodes
siliceuses qu'il fallait classer.  Je me mis au travail.  Je
triai, j'йtiquetai, je disposai dans leur vitrine toutes ces
pierres creuses au-dedans desquelles s'agitaient de petits
cristaux.

Mais cette occupation ne m'absorbait pas; l'affaire du vieux
document ne laissait point de me prйoccuper йtrangement.  Ma tкte
bouillonnait, et je me sentais pris d'une vague inquiйtude.
J'avais le pressentiment d'une catastrophe prochaine.

Au bout d'une heure, mes gйodes йtaient йtagйes avec ordre.  Je
me laissai aller alors dans le grand fauteuil d'Utrecht, les bras
ballants et la tкte renversйe.  J'allumai ma pipe а long tuyau
courbe, dont le fourneau sculptй reprйsentait une naпade
nonchalamment йtendue; puis, je m'amusai а suivre les progrиs de
la carbonisation, qui de ma naпade faisait peu а peu une nйgresse
accomplie.  De temps en temps, j'йcoutais si quelque pas
retentissait dans l'escalier.  Mais non.  Oщ pouvait кtre mon
oncle en ce moment?  Je me le figurais courant sous les beaux
arbres de la route d'Altona, gesticulant, tirant au mur avec sa
canne, d'un bras violent battant les herbes, dйcapitant les
chardons et troublant dans leur repos les cigognes solitaires.

Rentrerait-il triomphant ou dйcouragй?  Qui aurait raison l'un de
l'autre, du secret ou de lui?  Je m'interrogeais ainsi, et,
machinalement, je pris entre mes doigts la feuille de papier sur
laquelle s'allongeait l'incomprйhensible sйrie des lettres
tracйes par moi.  Je me rйpйtais:

«Qu'est-ce que cela signifie?»

Je cherchai а grouper ces lettres de maniиre а former des mots.
Impossible.  Qu'on les rйunit par deux, trois, ou cinq, ou six,
cela ne donnait absolument rien d'intelligible; il y avait bien
les quatorziиme; quinziиme et seiziиme lettres qui faisaient le
mot anglais «ice», et la quatre-vingt-quatriиme, la
quatre-vingt-cinquiиme et la quatre-vingt-sixiиme formaient le
mot «sir».  Enfin, dans le corps du document, et а la deuxiиme et
а la troisiиme ligne, je remarquai aussi les mots latins «rota»,
«mutabile», «ira», «neo», «atra».

«Diable, pensai-je, ces derniers mots sembleraient donner raison
а mon oncle sur la langue du document!  Et mкme, а la quatriиme
ligne, j'aperзois encore le mot «luco» qui se traduit par «bois
sacrй».  Il est vrai qu'а la troisiиme, on lit le mot «tabiled»
de tournure parfaitement hйbraпque, et а la derniиre, les
vocables «mer», «arc», «mиre», qui sont purement franзais.»

Il y avait lа de quoi perdre la tкte!  Quatre idiomes diffйrents
dans cette phrase absurde!  Quel rapport pouvait-il exister entre
les mots «glace, monsieur, colиre, cruel, bois sacrй, changeant,
mиre, arc ou mer?» Le premier et le dernier seuls se
rapprochaient facilement; rien d'йtonnant que, dans un document
йcrit en Islande, il fыt question d'une «mer de glace».  Mais de
lа а comprendre le reste du cryptogramme, c'йtait autre chose.

Je me dйbattais donc contre une insoluble difficultй; mon cerveau
s'йchauffait; mes yeux clignaient sur la feuille de papier; les
cent trente-deux lettres semblaient voltiger autour de moi, comme
ces larmes d'argent qui glissent dans l'air autour de notre tкte,
lorsque le sang s'y est violemment portй.

J'йtais en proie а une sorte d'hallucination; j'йtouffais; il me
fallait de l'air.  Machinalement, je m'йventai avec la feuille de
papier, dont le verso et le recto se prйsentиrent successivement
а mes regards.

Quelle fut ma surprise, quand, dans l'une de ces voltes rapides,
au moment oщ le verso se tournait vers moi, je crus voir
apparaоtre des mots parfaitement lisibles, des mots latins, entre
autres «craterem» et «terrestre»

Soudain une lueur se fit dans mon esprit; ces seuls indices me
firent entrevoir la vйritй; j'avais dйcouvert la loi du chiffre.
Pour lire ce document, il n'йtait pas mкme nйcessaire de le lire
а travers la feuille retournйe!  Non.  Tel il йtait, tel il
m'avait йtй dictй, tel il pouvait кtre йpelй couramment.  Toutes
les ingйnieuses combinaisons du professeur se rйalisaient; il
avait eu raison pour la disposition des lettres, raison pour la
langue du document!  Il s'en fallut d'un «rien» qu'il pыt lire
d'un bout а l'autre cette phrase latine, et ce «rien», le hasard
venait de me le donner!

On comprend si je fus йmu!  Mes yeux se troublиrent.  Je ne
pouvais m'en servir.  J'avais йtalй la feuille de papier sur la
table.  Il me suffisait d'y jeter un regard pour devenir
possesseur du secret.

Enfin je parvins а calmer mon agitation.  Je m'imposai la loi de
faire deux fois le tour de la chambre pour apaiser mes nerfs, et
je revins m'engouffrer dans le vaste fauteuil.

«Lisons», m'йcriai-je, aprиs avoir refait dans mes poumons une
ample provision d'air.

Je me penchai sur la table; je posai mon doigt successivement sur
chaque lettre, et, sans m'arrкter, sans hйsiter, un instant, je
prononзai а haute voix la phrase tout entiиre.

Mais quelle stupйfaction, quelle terreur m'envahit!  Je restai
d'abord comme frappй d'un coup subit.  Quoi!  ce que je venais
d'apprendre s'йtait accompli!  un homme avait eu assez d'audace
pour pйnйtrer!  ...

«Ah!  m'йcriai-je en bondissant: mais non!  mais non!  mon oncle
ne le saura pas!  Il ne manquerait plus qu'il vint а connaоtre un
semblable voyage!  Il voudrait en goыter aussi!  Rien ne pourrait
l'arrкter!  Un gйologue si dйterminй!  il partirait quand mкme,
malgrй tout, en dйpit de tout!  Et il m'emmиnerait avec lui, et
nous n'en reviendrions pas!  Jamais!  jamais!»

J'йtais dans une surexcitation difficile а peindre.

«Non!  non!  ce ne sera pas, dis-je avec йnergie, et, puisque je
peux empкcher qu'une pareille idйe vienne а l'esprit de mon
tyran, je le ferai.  A tourner et а retourner ce document, il
pourrait par hasard en dйcouvrir la clef!  Dйtruisons-le.»

Il y avait un reste de feu dans la cheminйe.  Je saisis non
seulement la feuille de papier, mais le parchemin de Saknussem;
d'une main fйbrile j'allais prйcipiter le tout sur les charbons
et anйantir ce dangereux secret, quand la porte du cabinet
s'ouvrit.  Mon oncle parut.



V

Je n'eus que le temps de replacer sur la table le malencontreux
document.

Le professeur Lidenbrock paraissait profondйment absorbй.  Sa
pensйe dominante ne lui laissait pas un instant de rйpit; il
avait йvidemment scrutй, analysй l'affaire, mis en oeuvre toutes
les ressources de son imagination pendant sa promenade, et il
revenait appliquer quelque combinaison nouvelle.

En effet, il s'assit dans son fauteuil, et, la plume а la main,
il commenзa а йtablir des formules qui ressemblaient а un calcul
algйbrique.

Je suivais du regard sa main frйmissante; je ne perdais pas un
seul de ses mouvements.  Quelque rйsultat inespйrй allait-il donc
inopinйment se produire?  Je tremblais, et sans raison, puisque
la vraie combinaison, la «seule» йtant dйjа trouvйe, toute autre
recherche devenait forcйment vaine.

Pendant trois longues heures, mon oncle travailla sans parler,
sans lever la tкte, effaзant, reprenant, raturant, recommenзant
mille fois.

Je savais bien que, s'il parvenait а arranger des lettres suivant
toutes les positions relatives qu'elles pouvaient occuper, la
phrase se trouverait faite.  Mais je savais aussi que vingt
lettres seulement peuvent former deux quintillions, quatre cent
trente-deux quatrillions, neuf cent deux trillions, huit
milliards, cent soixante-seize millions, six cent quarante mille
combinaisons.  Or, il y avait cent trente-deux lettres dans la
phrase, et ces cent trente-deux lettres donnaient un nombre de
phrases diffйrentes composй de cent trente-trois chiffres au
moins, nombre presque impossible а йnumйrer et qui йchappe а
toute apprйciation.

J'йtais rassurй sur ce moyen hйroпque de rйsoudre le problиme.

Cependant le temps s'йcoulait; la nuit se fit; les bruits de la
rue s'apaisиrent; mon oncle, toujours courbй sur sa tвche, ne vit
rien, pas mкme la bonne Marthe qui entr'ouvrit la porte; il
n'entendit rien, pas mкme la voix de cette digne servante,
disant:

«Monsieur soupera-t-il ce soir?»

Aussi Marthe dut-elle s'en aller sans rйponse: pour moi, aprиs
avoir rйsistй pendant quelque temps, je fus pris d'un invincible
sommeil, et je m'endormis sur un bout du canapй, tandis que mon
oncle Lidenbrock calculait et raturait toujours.

Quand je me rйveillai, le lendemain, l'infatigable piocheur йtait
encore au travail.  Ses yeux rouges, son teint blafard, ses
cheveux entremкlйs sous sa main fiйvreuse, ses pommettes
empourprйes indiquaient assez sa lutte terrible avec
l'impossible, et, dans quelles fatigues de l'esprit, dans quelle
contention du cerveau, les heures durent s'йcouler pour lui.

Vraiment, il me fit pitiй.  Malgrй les reproches que je croyais
кtre en droit de lui faire, une certaine йmotion me gagnait.  Le
pauvre homme йtait tellement possйdй de son idйe, qu'il oubliait
de se mettre en colиre; toutes ses forces vives se concentraient
sur un seul point, et, comme elles ne s'йchappaient pas par leur
exutoire ordinaire, on pouvait craindre que leur tension ne le
fоt йclater d'un instant а l'autre.

Je pouvais d'un geste desserrer cet йtau de fer qui lui serrait
le crвne, d'un mot seulement!  Et je n'en fis rien.

Cependant j'avais bon coeur.  Pourquoi restai-je muet en pareille
circonstance?  Dans l'intйrкt mкme de mon oncle.

«Non, non, rйpйtai-je, non, je ne parlerai pas!  Il voudrait y
aller, je le connais; rien ne saurait l'arrкter.  C'est une
imagination volcanique, et, pour faire ce que d'autres gйologues
n'ont point fait, il risquerait sa vie.  Je me tairai; je
garderai ce secret dont le hasard m'a rendu maоtre; le dйcouvrir,
ce serait tuer le professeur Lidenbrock.  Qu'il le devine, s'il
le peut; je ne veux pas me reprocher un jour de l'avoir conduit а
sa perte.

Ceci bien rйsolu, je me croisai les bras, et j'attendis.  Mais
j'avais comptй sans un incident qui se produisit а quelques
heures de lа.

Lorsque la bonne Marthe voulut sortir de la maison pour se rendre
au marchй, elle trouva la porte close; la grosse clef manquait а
la serrure.

Qui l'avait фtйe?  Mon oncle йvidemment, quand il rentra la
veille aprиs son excursion prйcipitйe.

Йtait-ce а dessein?  Йtait-ce par mйgarde?  Voulait-il nous
soumettre aux rigueurs de la faim?  Cela m'eыt paru un peu fort.
Quoi!  Marthe et moi, nous serions victimes d'une situation qui
ne nous regardait pas le moins du monde?  Sans doute, et je me
souvins d'un prйcйdent de nature а nous effrayer.  En effet, il y
a quelques annйes, а l'йpoque oщ mon oncle travaillait а sa
grande classification minйralogique, il demeura quarante-huit
heures sans manger, et toute sa maison dut se conformer а cette
diиte scientifique.  Pour mon compte, j'y gagnai des crampes
d'estomac fort peu rйcrйatives chez un garзon d'un naturel assez
vorace.

Or, il me parut que le dйjeuner allait faire dйfaut comme le
souper de la veille.  Cependant je rйsolus d'кtre hйroпque et de
ne pas cйder devant les exigences de la faim.  Marthe prenait
cela trиs au sйrieux et se dйsolait, la bonne femme.  Quant а
moi, l'impossibilitй de quitter la maison me prйoccupait
davantage et pour cause.  On me comprend bien.

Mon oncle travaillait toujours; son imagination se perdait dans
le monde idйal des combinaisons; il vivait loin de la terre, et
vйritablement en dehors des besoins terrestres.

Vers midi, la faim m'aiguillonna sйrieusement; Marthe, trиs
innocemment, avait dйvorй la veille les provisions du
garde-manger; il ne restait plus rien а la maison, Cependant je
tins bon.  J'y mettais une sorte de point d'honneur.

Deux heures sonnиrent.  Cela devenait ridicule, intolйrable mкme;
j'ouvrais des yeux dйmesurйs.  Je commenзai а me dire que
j'exagйrais l'importance du document; que mon oncle n'y
ajouterait pas foi; qu'il verrait lа une simple mystification;
qu'au pis aller on le retiendrait malgrй lui, s'il voulait tenter
l'aventure; qu'enfin il pouvait dйcouvrit lui-mкme la clef du
«chiffre», et que j'en serais alors pour mes frais d'abstinence.

Ces raisons, que j'eusse rejetйes la veille avec indignation, me
parurent excellentes; je trouvai mкme parfaitement absurde
d'avoir attendu si longtemps, et mon parti fut pris de tout dire.

Je cherchais donc une entrйe en matiиre, pas trop brusque, quand
le professeur se leva, mit son chapeau et se prйpara а sortir.

Quoi, quitter la maison, et nous enfermer encore!  Jamais.

«Mon oncle!» dis-je.

Il ne parut pas m'entendre.

«Mon oncle Lidenbrock!  rйpйtai-je en йlevant la voix.

--Hein?  fit-il comme un homme subitement rйveillй.

--Eh bien!  cette clef?

--Quelle clef?  La clef de la porte?

--Mais non, m'йcriai-je, la clef du document!»

Le professeur me regarda par-dessus ses lunettes; il remarqua
sans doute quelque chose d'insolite dans ma physionomie, car il
me saisit vivement le bras, et, sans pouvoir parler, il
m'interrogea du regard.  Cependant jamais demande ne fut formulйe
d'une faзon plus nette.

Je remuai la tиte de haut en bas.

Il secoua la sienne avec une sorte de pitiй, comme s'il avait
affaire а un fou.

Je fis un geste plus affirmatif.

Ses yeux brillиrent d'un vif йclat; sa main devint menaзante.

Cette conversation muette dans ces circonstances eыt intйressй le
spectateur le plus indiffйrent.  Et vraiment j'en arrivais а ne
plus oser parler, tant je craignais que mon oncle ne m'йtouffвt
dans les premiers embrassements de sa joie.  Mais il devint si
pressant qu'il fallut rйpondre.

«Oui, cette clef!...  le hasard!...

--Que dis-tu?  s'йcria-t-il avec une indescriptible йmotion.

--Tenez, dis-je en lui prйsentant la feuille de papier sur
laquelle j'avais йcrit, lisez.

--Mais cela ne signifie rien!  rйpondit-il en froissant la
feuille.

--Rien, en commenзant а lire par le commencement, mais par la
fin...»

Je n'avais pas achevй ma phrase que le professeur poussait un
cri, mieux qu'un cri, un vйritable rugissement!  Une rйvйlation
venait de se faire, dans son esprit.  Il йtait transfigurй.

«Ah!  ingйnieux Saknussemm!  s'йcria-t-il, tu avais donc d'abord
йcrit ta phrase а l'envers!»

Et se prйcipitant sur la feuille de papier, l'oeil trouble, la
voix йmue, il lut le document tout entier, en remontant de la
derniиre lettre а la premiиre.

Il йtait conзu en ces termes:

  _In Sneffels Yoculis craterem kem delibat umbra Scartaris Julii
  intra calendas descende, audas viator, et terrestre centrum
  attinges.  Kod feci.  Arne Saknussem_.

Ce qui, de ce mauvais latin, peut кtre traduit ainsi:

  _Descends dans le cratиre du Yocul de Sneffels que l'ombre du
  Scartaris vient caresser avant les calendes de Juillet,
  voyageur audacieux, et tu parviendras au centre de la Terre.
  Ce que j'ai fait.  Arne Saknussemm_,

Mon oncle, а cette lecture, bondit comme s'il eыt inopinйment
touchй une bouteille de Leyde.  Il йtait magnifique d'audace, de
joie et de conviction.  Il allait et venait; il prenait sa tкte а
deux mains; il dйplaзait les siйges; il empilait ses livres; il
jonglait, c'est а ne pas le croire, avec ses prйcieuses gйodes;
il lanзait un coup de poing par-ci, une tape par-lа.  Enfin ses
nerfs se calmиrent et, comme un homme йpuisй par une trop grande
dйpense de fluide, il retomba dans son fauteuil.

«Quelle heure est-il donc?  demanda-t-il aprиs quelques instants
de silence.

--Trois heures, rйpondis-je.

--Tiens!  mon dоner a passй vite, Je meurs de faim.  A table.
Puis ensuite...

--Ensuite?

--Tu feras ma malle.

--Hein!  m'йcriai-je.

--Et la tienne!» rйpondit l'impitoyable professeur en entrant
dans la salle а manger.



VI


A ces paroles, un frisson me passa par tout le corps.  Cependant
je me contins.  Je rйsolus mкme de faire bonne figure.  Des
arguments scientifiques pouvaient seuls arrкter le professeur
Lidenbrock; or, il y en avait, et de bons, contre la possibilitй
d'un pareil voyage.  Aller au centre de la terre!  Quelle folie!
Je rйservai ma dialectique pour le moment opportun, et je
m'occupai du repas.

Inutile de rapporter les imprйcations de mon oncle devant la
table desservie.  Tout s'expliqua.  La libertй fut rendue а la
bonne Marthe.  Elle courut au marchй et fit si bien, qu'une heure
aprиs ma faim йtait calmйe, et je revenais au sentiment de la
situation.

Pendant le repas, mon oncle fut presque gai; il lui йchappait de
ces plaisanteries de savant qui ne sont jamais bien dangereuses.
Aprиs le dessert, il me fit signe de le suivre dans son cabinet.

J'obйis.  Il s'assit а un bout de sa table de travail, et moi а
l'autre.

«Axel, dit-il d'une voix assez douce, tu es un garзon trиs
ingйnieux; tu m'as rendu lа un fier service, quand, de guerre
lasse, j'allais abandonner cette combinaison.  Oщ me serais-je
йgarй?  Nul ne peut le savoir!  Je n'oublierai jamais cela, mon
garзon, et de la gloire que nous allons acquйrir tu auras ta
part.

«Allons!  pensai-je, il est de bonne humeur; le moment est venu
de discuter cette gloire.

--Avant tout, reprit mon oncle, je te recommande le secret le
plus absolu, tu m'entends?  Je ne manque pas d'envieux dans le
monde des savants, et beaucoup voudraient entreprendre ce voyage,
qui ne s'en douteront qu'а notre retour.

--Croyez-vous, dis-je, que le nombre de ces audacieux fыt si
grand?

--Certes!  qui hйsiterait а conquйrir une telle renommйe?  Si ce
document йtait connu, une armйe entiиre de gйologues se
prйcipiterait sur les traces d'Arne Saknussemm!

--Voilа ce dont je ne suis pas persuadй, mon oncle, car rien ne
prouve l'authenticitй de ce document.

--Comment!  Et le livre dans lequel nous l'avons dйcouvert!

--Bon!  j'accorde que ce Saknussemm ait йcrit ces lignes, mais
s'ensuit-il qu'il ait rйellement accompli ce voyage, et ce vieux
parchemin ne peut-il renfermer une mystification?»

Ce dernier mot, un peu hasardй, je regrettai presque de l'avoir
prononcй; le professeur fronзa son йpais sourcil, et je craignais
d'avoir compromis les suites de cette conversation.  Heureusement
il n'en fut rien.  Mon sйvиre interlocuteur йbaucha une sorte de
sourire sur ses lиvres et rйpondit:

«C'est ce que nous verrons.

--Ah!  fis-je un peu vexй; mais permettez-moi d'йpuiser la sйrie
des objections relatives а ce document.

--Parle, mon garзon, ne te gкne pas.  Je te laisse toute libertй
d'exprimer ton opinion.  Tu n'es plus mon neveu, mais mon
collиgue.  Ainsi, va.

--Eh bien, je vous demanderai d'abord ce que sont ce Yocul, ce
Sneffels et ce Scartaris, dont je n'ai jamais entendu parler?

--Rien n'est plus facile.  J'ai prйcisйment reзu, il y a quelque
temps, une carte de mon ami Peterman, de Leipzig; elle ne pouvait
arriver plus а propos.  Prends le troisiиme atlas dans la seconde
travйe de la grande bibliothиque, sйrie Z, planche 4.»

Je me levai, et, grвce а ces indications prйcises, je trouvai
rapidement l'atlas demandй.  Mon oncle l'ouvrit et dit:

«Voici une des meilleures cartes de l'Islande, celle de
Handerson, et je crois qu'elle va nous donner la solution de
toutes tes difficultйs.»

Je me penchai sur la carte.

«Vois cette оle composйe de volcans, dit le professeur, et
remarque qu'ils portent tous le nom de Yocul.  Ce mot veut dire
«glacier» en islandais, et, sous la latitude йlevйe de l'Islande,
la plupart des йruptions se font jour а travers les couches de
glace.  De lа cette dйnomination de Yocul appliquйe а tous les
monts ignivomes de l'оle.

--Bien, rйpondis-je, mais qu'est-ce que le Sneffels?»

J'espйrais qu'а cette demande il n'y aurait pas de rйponse.  Je
me trompais.  Mon oncle reprit:

«Suis-moi sur la cфte occidentale de l'Islande.  Aperзois-tu
Reykjawik, sa capitale?  Oui.  Bien.  Remonte les fjords
innombrables de ces rivages rongйs par la mer, et arrкte-toi un
peu au-dessous du soixante-cinquiиme degrй de latitude.  Que
vois-tu lа?

--Une sorte de presqu'оle semblable а un os dйcharnй, que termine
une йnorme rotule.

--La comparaison est juste, mon garзon; maintenant, n'aperзois-tu
rien sur cette rotule?

--Si, un mont qui semble avoir poussй en mer.

--Bon!  c'est le Sneffels.

--Le Sneffels?

--Lui-mкme, une montagne haute de cinq mille pieds, l'une des
plus remarquables de l'оle, et а coup sыr la plus cйlиbre du
monde entier, si son cratиre aboutit au centre du globe.

--Mais c'est impossible!  m'йcriai-je en haussant les йpaules et
rйvoltй contre une pareille supposition.

--Impossible!  rйpondit le professeur Lidenbrock d'un ton sйvиre.
Et pourquoi cela?

--Parce que ce cratиre, est йvidemment obstruй par les laves, les
roches brыlantes, et qu'alors...

--Et si c'est un cratиre йteint?

--Йteint?

--Oui.  Le nombre des volcans en activitй а la surface du globe
n'est actuellement que de trois cents environ; mais il existe une
bien plus grande quantitй de volcans йteints.  Or le Sneffels
compte parmi ces derniers, et, depuis les temps historiques, il
n'a eu qu'une seule йruption, celle de 1219; а partir de cette
йpoque, ses rumeurs se sont apaisйes peu а peu, et il n'est plus
au nombre des volcans actifs.»

А ces affirmations positives je n'avais absolument rien а
rйpondre; je me rejetai donc sur les autres obscuritйs que
renfermait le document.

«Que signifie ce mot Scartaris, demandai-je, et que viennent
faire lа les calendes de juillet?»

Mon oncle prit quelques moments de rйflexion.  J'eus un instant
d'espoir, mais un seul, car bientфt il me rйpondit en ces termes:

«Ce que tu appelles obscuritй est pour moi lumiиre.  Cela prouve
les soins ingйnieux avec lesquels Saknussemm a voulu prйciser sa
dйcouverte.  Le Sneffels est formй de plusieurs cratиres; il y
avait donc nйcessitй d'indiquer celui d'entre eux qui mиne au
centre du globe.  Qu'a fait le savant Islandais?  Il a remarquй
qu'aux approches des calendes de juillet, c'est-а-dire vers les
derniers jours du mois de juin, un des pics de la montagne, le
Scartaris, projetait son ombre jusqu'а l'ouverture du cratиre en
question, et il a consignй le fait dans son document.  Pouvait-il
imaginer une indication plus exacte, et une fois arrivйs an
sommet du Sneffels, nous sera-t-il possible d'hйsiter sur le
chemin а prendre?»

Dйcidйment mon oncle avait rйponse а tout.  Je vis bien qu'il
йtait inattaquable sur les mots du vieux parchemin.  Je cessai
donc de le presser а ce sujet, et, comme il fallait le convaincre
avant tout, je passais aux objections scientifiques, bien
autrement graves, а mon avis.

«Allons, dis-je, je suis forcй d'en convenir, la phrase de
Saknussemm est claire et ne peut laisser aucun doute а l'esprit.
J'accorde mкme que le document a un air de parfaite authenticitй.
Ce savant est allй au fond du Sneffels; il a vu l'ombre du
Scartaris caresser les bords du cratиre avant les calendes de
juillet; il a mкme entendu raconter dans les rйcits lйgendaires
de son temps que ce cratиre aboutissait au centre de la terre;
mais quant а y кtre parvenu lui-mкme, quant а avoir fait le
voyage et а en кtre revenu, s'il l'a entrepris, non, cent fois
non!

--Et la raison?  dit mon oncle d'un ton singuliиrement moqueur.

--C'est que toutes les thйories de la science dйmontrent qu'une
pareille entreprise est impraticable!

--Toutes les thйories disent cela?  rйpondit le professeur on
prenant un air bonhomme.  Ah!  les vilaines thйories!  comme
elles vont nous gкner, ces pauvres thйories!»

Je vis qu'il se moquait de moi, mais je continuai nйanmoins.

«Oui!  il est parfaitement reconnu que la chaleur augmente
environ d'un degrй par soixante-dix pieds de profondeur
au-dessous de la surface du globe; or, en admettant cette
proportionnalitй constante, le rayon terrestre йtant de quinze
cents lieues, il existe au centre une tempйrature de deux
millions de degrйs.  Les matiиres de l'intйrieur de la terre se
trouvent donc а l'йtat de gaz incandescent, car les mйtaux, l'or,
le platine, les roches les plus dures, ne rйsistent pas а une
pareille chaleur.  J'ai donc le droit de demander s'il est
possible de pйnйtrer dans un semblable milieu!

--Ainsi, Axel, c'est la chaleur qui t'embarrasse?

--Sans doute.  Si nous arrivions а une profondeur de dix lieues
seulement, nous serions parvenus а la limite de l'йcorce
terrestre, car dйjа la tempйrature est supйrieure а treize cents
degrйs.

--Et tu as peur d'entrer en fusion?

--Je vous laisse la question а dйcider, rйpondis-je avec humeur.

--Voici ce, que je dйcide, rйpondit le professeur Lidenbrock en
prenant ses grands airs; c'est que ni toi ni personne ne sait
d'une faзon certaine ce qui se passe а l'intйrieur du globe,
attendu qu'on connaоt а peine la douze milliиme partie de son
rayon; c'est que la science est йminemment perfectible et que
chaque thйorie est incessamment dйtruite par une thйorie
nouvelle.  N'a-t-on pas cru jusqu'а Fourier que la tempйrature
des espaces planйtaires allait toujours diminuant, et ne sait-on
pas aujourd'hui que les plus grands froids des rйgions йthйrйes
ne dйpassent pas quarante ou cinquante degrйs au-dessous de zйro?
Pourquoi n'en serait-il pas ainsi de la chaleur interne?
Pourquoi, а une certaine profondeur, n'atteindrait-elle pas une
limite infranchissable, au lieu de s'йlever jusqu'au degrй de
fusion des minйraux les plus rйfractaires?»

Mon oncle plaзant la question sur le terrain des hypothиses, je
n'eus rien а rйpondre.

«Eh bien, je te dirai que de vйritables savants, Poisson entre
autres, ont prouvй que, si une chaleur de deux millions de degrйs
existait а l'intйrieur du globe, les gaz incandescents provenant
des matiиres fondues acquerraient une йlasticitй telle que
l'йcorce terrestre ne pourrait y rйsister et йclaterait comme les
parois d'une chaudiиre sous l'effort de la vapeur.

--C'est l'avis de Poisson, mon oncle, voilа tout.

--D'accord, mais c'est aussi l'avis d'autres gйologues
distinguйs, que l'intйrieur du globe n'est formй ni de gaz ni
d'eau, ni des plus lourdes pierres que nous connaissions, car,
dans ce cas, la terre aurait un poids deux fois moindre.

--Oh!  avec les chiffres on prouve tout ce qu'on veut!

--Et avec les faits, mon garзon, en est-il de mкme?  N'est-il pas
constant que le nombre des volcans a considйrablement diminuй
depuis les premiers jours du monde, et, si chaleur centrale il y
a, ne peut-on en conclure qu'elle tend а s'affaiblir?

--Mon oncle, si vous entrez dans le champ des suppositions, je
n'ai plus а discuter.

--Et moi j'ai а dire qu'а mon opinion se joignent les opinions de
gens fort compйtents.  Te souviens-tu d'une visite que me fit le
cйlиbre chimiste anglais Humphry Davy en 1825?

--Aucunement, car je ne suis venu au monde que dix-neuf ans
aprиs.

--Eh bien, Humphry Davy vint me voir а son passage а Hambourg.
Nous discutвmes longtemps, entre autres questions, l'hypothиse de
la liquiditй du noyau intйrieur de la terre.  Nous йtions tous
deux d'accord que cette liquiditй ne pouvait exister, par une
raison а laquelle la science n'a jamais trouvй de rйponse.

--Et laquelle?  dis-je un peu йtonnй.

--C'est que cette masse liquide serait sujette comme l'Ocйan, а
l'attraction de la lune, et consйquemment, deux fois par jour, il
se produirait des marйes intйrieures qui, soulevant l'йcorce
terrestre, donneraient lieu а des tremblements de terre
pйriodiques!

--Mais il est pourtant йvident que la surface du globe a йtй
soumise а la combustion, et il est permis de supposer que la
croыte extйrieure s'est refroidie d'abord, tandis que la chaleur
se rйfugiait au centre.

--Erreur, rйpondit mon oncle; la terre a йtй йchauffйe par la
combustion de sa surface, et non autrement.  Sa surface йtait
composйe d'une grande quantitй de mйtaux, tels que le potassium,
le sodium, qui ont la propriйtй de s'enflammer au seul contact de
l'air et de l'eau; ces mйtaux prirent feu quand les vapeurs
atmosphйriques se prйcipitиrent en pluie sur le sol, et peu а
peu, lorsque les eaux pйnйtrиrent dans les fissures de l'йcorce
terrestre, elles dйterminиrent de nouveaux incendies avec
explosions et йruptions.  De lа les volcans si nombreux aux
premiers jours du monde.

--Mais voilа une ingйnieuse hypothиse!  m'йcriai-je un peu malgrй
moi.

--Et qu'Humphry Davy me rendit sensible, ici mкme, par une
expйrience bien simple.  Il composa une boule mйtallique faite
principalement des mйtaux dont je viens de parler, et qui
figurait parfaitement notre globe; lorsqu'on faisait tomber une
fine rosйe а sa surface, celle-ci se boursouflait, s'oxydait et
formait une petite montagne; un cratиre s'ouvrait а son sommet;
l'йruption avait lieu et communiquait а toute la boule une
chaleur telle qu'il devenait impossible de la tenir а la main.»

Vraiment, je commenзais а кtre йbranlй par les arguments du
professeur; il les faisait valoir d'ailleurs avec sa passion et
son enthousiasme habituels.

«Tu le vois, Axel, ajouta-t-il, l'йtat du noyau central a soulevй
des hypothиses diverses entre les gйologues; rien de moins prouvй
que ce fait d'une chaleur interne; suivant moi, elle n'existe
pas; elle ne saurait exister; nous le verrons, d'ailleurs, et,
comme Arne Saknussemm, nous saurons а quoi nous en tenir sur
cette grande question.

Eh bien!  oui, rйpondis-je en me sentant gagner а cet
enthousiasme; oui, nous le verrons, si on y voit toutefois.

--Et pourquoi pas?  Ne pouvons-nous compter sur des phйnomиnes
йlectriques pour nous йclairer, et mкme sur l'atmosphиre, que sa
pression peut rendre lumineuse en s'approchant du centre?

--Oui, dis-je, oui!  cela est possible, aprиs tout,

--Cela est certain, rйpondit triomphalement mon oncle; mais
silence, entends-tu!  silence sur tout ceci, et que personne
n'ait idйe de dйcouvrir avant nous le centre de la terre»



VII


Ainsi se termina cette mйmorable sйance.  Cet entretien me donna
la fiиvre.  Je sortis du cabinet de mon oncle comme йtourdi, et
il n'y avait pas assez d'air dans les rues de Hambourg pour me
remettre, je gagnai donc les bords de l'Elbe, du cфtй du bac а
vapeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer de
Harbourg

Йtais-je convaincu de ce que je venais d'apprendre?  N'avais-je
pas subi la domination du professeur Lidenbrock?  Devais-je
prendre au sйrieux sa rйsolution d'aller au centre du massif
terrestre?  Venais-je d'entendre les spйculations insensйes d'un
fou ou les dйductions scientifiques d'un grand gйnie?  En tout
cela, oщ s'arrкtait la vйritй, oщ commenзait l'erreur?
 
Je flottais entre mille hypothиses contradictoires, sans pouvoir
m'accrocher а aucune,

Cependant je me rappelais avoir йtй convaincu, quoique mon
enthousiasme commenзвt а se modйrer; mais j'aurais voulu partir
immйdiatement et ne pas prendre le temps de la rйflexion.  Oui,
le courage ne m'eыt pas manquй pour boucler ma valise en ce
moment.

Il faut pourtant l'avouer, une heure aprиs, cette surexcitation
tomba; mes nerfs se dйtendirent, et des profonds abоmes de la
terre je remontai а sa surface.

«C'est absurde!  m'йcriai-je; cela n'a pas le sens commun!  Ce
n'est pas une proposition sйrieuse а faire а un garзon sensй.
Rien de tout cela n'existe.  J'ai mal dormi, j'ai fait un mauvais
rкve.»

Cependant j'avais suivi les bords de l'Elbe et tournй la ville.
Aprиs avoir remontй le port, j'йtais arrivй а la route d'Altona.
Un pressentiment me conduisait, pressentiment justifiй, car
j'aperзus bientфt ma petite Graьben qui, de son pied leste,
revenait bravement а Hambourg.

«Graьben!» lui criai-je de loin.

La jeune fille s'arrкta, un peu troublйe, j'imagine, de
s'entendre appeler ainsi sur une grande route.  En dix pas je fus
prиs d'elle.

«Axel!  fit-elle surprise.  Ah!  tu es venu а ma rencontre!
C'est bien cela, monsieur.»

Mais, en me regardant, Graьben ne put se mйprendre а mon air
inquiet, bouleversй.

«Qu'as-tu donc?  dit-elle en me tendant la main.

--Ce que j'ai, Graьben!» m'йcriai-je.

En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise йtait
au courant de la situation.  Pendant quelques instants elle garda
le silence.  Son coeur palpitait-il а l'йgal du mien?  je
l'ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne.  Nous
fоmes une centaine de pas sans parler.

«Axel!  me dit-elle enfin.

--Ma chиre Graьben!

--Ce sera lа un beau voyage.»

Je bondis а ces mots.

«Oui, Axel, et digne du neveu d'un savant.  Il est bien qu'un
homme se soit distinguй par quelque grande entreprise!

--Quoi!  Graьben, tu ne me dйtournes pas de tenter une pareille
expйdition?

--Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagnerais
volontiers, si une pauvre fille ne devait кtre un embarras pour
vous.

--Dis-tu vrai?

--Je dis vrai.»

Ah!  femmes, jeunes filles, coeurs fйminins toujours
incomprйhensibles!  Quand vous n'кtes pas les plus timides des
кtres, vous en кtes les plus braves!  La raison n'a que faire
auprиs de vous.  Quoi!  cette enfant m'encourageait а prendre
part a cette expйdition!  Elle n'eыt pas craint de tenter
l'aventure.  Elle m'y poussait, moi qu'elle aimait cependant!

J'йtais dйconcertй et, pourquoi ne pas le dire, honteux.

«Graьben, repris-je, nous verrons si demain tu parleras de cette
maniиre.

--Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd'hui.»

Graьben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un profond
silence, nous continuвmes notre chemin, j'йtais brisй par les
йmotions de la journйe.

«Aprиs tout, pensai-je, les calendes de juillet sont encore loin
et, d'ici lа, bien des йvйnements se passeront qui guйriront mon
oncle de sa manie de voyager sous terre.»

La nuit йtait venue quand nous arrivвmes а la maison de
Kцnig-strasse.  Je m'attendais а trouver la demeure tranquille,
mon oncle couchй suivant son habitude et la bonne Marthe donnant
а la salle а manger le dernier coup de plumeau du soir.

Mais j'avais comptй sans l'impatience du professeur.  Je le
trouvai criant, s'agitant au milieu d'une troupe de porteurs qui
dйchargeaient certaines marchandises dans l'allйe; la vieille
servante ne savait oщ donner de la tкte.

«Mais viens donc, Axel; hвte-toi donc, malheureux!  s'йcria mon
oncle du plus loin qu'il m'aperзut, et ta malle qui n'est pas
faite, et mes papiers qui ne sont pas en ordre, et mon sac de
voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes guкtres qui
n'arrivent pas!»

Je demeurai stupйfait.  La voix me manquait pour parler.  C'est а
peine si mes lиvres purent articuler ces mots:

«Nous partons donc?

--Oui, malheureux garзon, qui vas te promener au lieu d'кtre lа!

--Nous partons?  rйpйtai-je d'une voix affaiblie.

--Oui, aprиs-demain matin, а la premiиre heure.»

Je ne pus en entendre davantage, et je m'enfuis dans ma petite
chambre.

Il n'y avait plus а en douter; mon oncle venait d'employer son
aprиs-midi а se procurer une partie des objets et ustensiles
nйcessaires а son voyage; l'allйe йtait encombrйe d'йchelles de
cordes а noeuds, de torches, de gourdes, de crampons de fer, de
pics, de bвtons ferrйs, de pioches, de quoi charger dix hommes au
moins.

Je passai une nuit affreuse.  Le lendemain je m'entendis appeler
de bonne heure.  J'йtais dйcidй а ne pas ouvrir ma porte.  Mais
le moyen de rйsistera la douce voix qui prononзait ces mots: «Mon
cher Axel?»

Je sortis de ma chambre.  Je pensai que mon air dйfait, ma
pвleur, mes yeux rougis par l'insomnie allaient produire leur
effet sur Graьben et changer ses idйes.

«Ah!  mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portes mieux
et que la nuit t'a calmй.

--Calmй!» m'йcriai-je.

Je me prйcipitai vкts mon miroir.  Eh bien, j'avais moins
mauvaise mine que je ne le supposais.  C'йtait а n'y pas croire.

«Axel, me dit Graьben, j'ai longtemps causй avec mon tuteur.
C'est un hardi savant, un homme de grand courage, et tu te
souviendras que son sang coule dans tes veines.  Il m'a racontй
ses projets, ses espйrances, pourquoi et comment il espиre
atteindre son but.  Il y parviendra, je n'en doute pas.  Ah!
cher Axel, c'est beau de se dйvouer ainsi а la science!  Quelle
gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son compagnon!  Au
retour, Axel, tu seras un homme, son йgal, libre de parler, libre
d'agir, libre enfin de...»

La jeune fille, rougissante, n'acheva pas.  Ses paroles me
ranimaient.  Cependant je ne voulais pas croire encore а notre
dйpart.  J'entraоnai Graьben vers le cabinet du professeur.

«Mon oncle, dis-je, il est donc bien dйcidй que nous partons?

--Comment!  tu en doutes?

--Non, dis-je afin de ne pas le contrarier.  Seulement, je vous
demanderai ce qui nous presse.

--Mais le temps!  le temps qui fuit avec une irrйparable vitesse!

--Cependant nous ne sommes qu'au 26 mai, et jusqu'а la fin de
juin ...

--Eh!  crois-tu donc, ignorant, qu'on se rende si facilement en
Islande?  Si tu ne m'avais pas quittй comme un fou, je t'aurais
emmenй au bureau-office de Copenhague, chez Liffender et Co.  Lа,
tu aurais vu que de Copenhague а Reykjawik il n'y a qu'un
service.

--Eh bien?

--Eh bien!  si nous attendions au 22 juin, nous arriverions trop
tard pour voir l'ombre du Scartaris caresser le cratиre du
Sneffels; il faut donc gagner Copenhague au plus vite pour y
chercher un moyen de transport.  Va faire ta malle!»

Il n'y avait pas un mot а rйpondre.  Je remontai dans ma chambre.
Graьben me suivit.  Ce fut elle qui se chargea de mettre en
ordre, dans une petite valise, les objets nйcessaires а mon
voyage.  Elle n'йtait pas plus йmue que s'il se fыt agi d'une
promenade а Lubeck ou а Heligoland; ses petites mains allaient et
venaient sans prйcipitation; elle causait avec calme; elle me
donnait les raisons les plus sensйes en faveur de notre
expйdition.  Elle m'enchantait, et je me sentais une grosse
colиre contre elle.  Quelquefois je voulais m'emporter, mais elle
n'y prenait garde et continuait mйthodiquement sa tranquille
besogne.

Enfin la derniиre courroie de la valise fut bouclйe.  Je
descendis au rez-de-chaussйe.

Pendant cette journйe les fournisseurs d'instruments de physique,
d'armes, d'appareils йlectriques s'йtaient multipliйs.  La bonne
Marthe en perdait la tкte.

«Est-ce que Monsieur est fou?» me dit-elle.

Je fis un signe affirmatif.

«Et il vous emmиne avec lui?»

Mкme affirmation.

«Oщ cela?  dit-elle.»

J'indiquai du doigt le centre de la terre.

«А la cave?  s'йcria la vieille servante.

--Non, dis-je enfin, plus bas!»

Le soir arriva.  Je n'avais plus conscience du temps йcoulй.

«А demain matin, dit mon oncle, nous partons а six heures
prйcises.»

A dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte.

Pendant la nuit mes terreurs me reprirent.

Je la passai а rкver de gouffres!  J'йtais en proie au dйlire.
Je me sentais йtreint par la main vigoureuse du professeur,
entraоnй, abоmй, enlisй!  Je tombais au fond d'insondables
prйcipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnйs
dans l'espace.  Ma vie n'йtait plus qu'une chute interminable.

Je me rйveillai а cinq heures, brisй de fatigue et d'йmotion.  Je
descendis а la salle а manger.  Mon oncle йtait а table.  Il
dйvorait.  Je le regardai avec un sentiment d'horreur.  Mais
Graьben йtait lа.  Je ne dis rien.  Je ne pus manger.

А cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la rue.
Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin de fer
d'Altona.  Elle fut bientфt encombrйe des colis de mon oncle.

«Et ta malle?  me dit-il.

--Elle est prкte, rйpondis-je en dйfaillant.

--Dйpкche-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire manquer
le train!»

Lutter contre ma destinйe me parut alors impossible.  Je remontai
dans ma chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches
de l'escalier, je m'йlanзai а sa suite.

En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains
de Graьben «les rкnes» de sa maison.  Ma jolie Virlandaise
conservait son calme habituel.  Elle embrassa son tuteur, mais
elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces
lиvres.

«Graьben!  m'йcriai-je.

--Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fiancйe, mais
tu trouveras ta femme au retour.»

Je serrai Graьben dans mes bras, et pris place dans la voiture.
Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adressиrent
un dernier adieu; puis les deux chevaux, excitйs par le
sifflement de leur conducteur, s'йlancиrent au galop sur la route
d'Altona.



VIII


Altona, vйritable banlieue de Hambourg, est tкte de ligne du
chemin de fer de Kiel qui devait nous conduire au rivage des
Belt.  En moins de vingt minutes, nous entrions sur le territoire
du Holstein.

A six heures et demie la voiture s'arrкta devant la gare; les
nombreux colis de mon oncle, ses volumineux articles de voyage
furent dйchargйs, transportйs, pesйs, йtiquetйs, rechargйs dans
le wagon de bagages, et а sept heures nous йtions assis l'un
vis-а-vis de l'autre dans le mкme compartiment.  La vapeur
siffla, la locomotive se mit en mouvement.  Nous йtions partis.

Йtais-je rйsignй?  Pas encore.  Cependant l'air frais du matin,
les dйtails de la route rapidement renouvelйs par la vitesse du
train me distrayaient de ma grande prйoccupation.

Quant а la pensйe du professeur, elle devanзait йvidemment ce
convoi trop lent au grй de son impatience.  Nous йtions seuls
dans le wagon, mais sans parler.  Mon oncle revisitait ses poches
et son sac de voyage avec une minutieuse attention.  Je vis bien
que rien ne lui manquait des piиces nйcessaires а l'exйcution de
ses projets.

Entre autres, une feuille de papier, pliйe avec soin, portait
l'entкte de la chancellerie danoise, avec la signature de
M. Christiensen, consul а Hambourg et l'ami du professeur.  Cela
devait nous donner toute facilitй d'obtenir а Copenhague des
recommandations pour le gouverneur de l'Islande.

J'aperзus aussi le fameux document prйcieusement enfoui dans la
plus secrиte poche du portefeuille.  Je le maudis du fond du
coeur, et je me remis а examiner le pays.  C'йtait une vaste
suite de plaines peu curieuses, monotones, limoneuses et assez
fйcondes: une campagne trиs favorable а l'йtablissement d'un
railway et propice а ces lignes droites si chиres aux compagnies
de chemins de fer.

Mais cette monotonie n'eut pas le temps de ma fatiguer, car,
trois heures aprиs notre dйpart, le train s'arrкtait а Kiel, а
deux pas de la mer.

Nos bagages йtant enregistrйs pour Copenhague, il n'y eut pas а
s'en occuper.  Cependant le professeur les suivit d'un oeil
inquiet pendant leur transport au bateau а vapeur.  Lа ils
disparurent а fond de cale.

Mon oncle, dans sa prйcipitation, avait si bien calculй les
heures de correspondance du chemin de fer et du bateau, qu'il
nous restait une journйe entiиre а perdre.  Le steamer
l'_Ellenora_, ne partait pas avant la nuit.  De lа une fiиvre de
neuf heures, pendant laquelle l'irascible voyageur envoya а tous
les diables l'administration des bateaux et des railways et les
gouvernements qui tolйraient de pareils abus.  Je dus faire
chorus avec lui quand il entreprit le capitaine de l'_Ellenora_ а
ce sujet.  Il voulait l'obliger а chauffer sans perdre un
instant.  L'autre l'envoya promener.

A Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu'une journйe se passe.  A
force de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie au
fond de laquelle s'йlиve la petite ville, de parcourir les bois
touffus qui lui donnent l'apparence d'un nid dans un faisceau de
branches, d'admirer les villas pourvues chacune de leur petite
maison de bain froid, enfin de courir et de maugrйer, nous
atteignоmes dix heures du soir.

Les tourbillons de la fumйe de l'_Ellenora_, se dйveloppaient
dans le ciel; le pont tremblotait sous les frissonnements de la
chaudiиre; nous йtions а bord et propriйtaires de deux couchettes
йtagйes dans l'unique chambre du bateau.

A dix heures un quart les amarres furent larguйes, et le steamer
fila rapidement sur les sombres eaux du grand Belt.

La nuit йtait noire; il y avait belle brise et forte mer;
quelques feux de la cфte apparurent dans les tйnиbres; plus tard,
je ne sais, un phare а йclats йtincela au-dessus des flots; ce
fut tout ce qui resta dans mon souvenir de cette premiиre
traversйe.

A sept heures du matin nous dйbarquions а Korsor, petite ville
situйe sur la cфte occidentale du Seeland.  Lа nous sautions du
bateau dans un nouveau chemin de fer qui nous emportait а travers
un pays non moins plat que les campagnes du Holstein.

C'йtait encore trois heures de voyage avant d'atteindre la
capitale du Danemark.  Mon oncle n'avait pas fermй l'oeil de la
nuit.  Dans son impatience, je crois qu'il poussait le wagon avec
ses pieds.

Enfin il aperзut une йchappйe de mer.

«Le Sund!» s'йcria-t-il.

Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui
ressemblait а un hфpital.

«C'est une maison de fous, dit un de nos compagnons de voyage.

--Bon, pensai-je, voilа un йtablissement oщ nous devrions finir
nos jours!  Et, si grand qu'il fыt, cet hфpital serait encore
trop petit pour contenir toute la folie du professeur
Lidenbrock!»

Enfin, а dix heures du matin, nous prenions pied а Copenhague;
les bagages furent chargйs sur une voiture et conduits avec nous
а l'hфtel du Phoenix dans Bred-Gade.  Ce fut l'affaire d'une
demi-heure, car la gare est situйe en dehors de la ville.  Puis
mon oncle, faisant une toilette sommaire, m'entraоna а sa suite.
Le portier de l'hфtel parlait l'allemand et l'anglais; mais le
professeur, en sa qualitй de polyglotte, l'interrogea en bon
danois, et ce fut en bon danois que ce personnage lui indiqua la
situation du Musйum des Antiquitйs du Nord.

Le directeur de ce curieux йtablissement, oщ sont entassйes des
merveilles qui permettraient de reconstruire l'histoire du pays
avec ses vieilles armes de pierre, ses hanaps et ses bijoux,
йtait un savant, l'ami du consul de Hambourg, M. le professeur
Thomson.

Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recommandation.  En
gйnйral, un savant en reзoit assez mal un autre.  Mais ici ce fut
tout autrement.  M. Thomson, en homme serviable, fit un cordial
accueil au professeur Lidenbrock, et mкme а son neveu.  Dire que
notre secret fut gardй vis-а-vis de l'excellent directeur du
Musйum, c'est а peine nйcessaire.  Nous voulions tout bonnement
visiter l'Islande en amateurs dйsintйressйs.

M. Thomson se mit entiиrement а notre disposition, et nous
courыmes les quais afin do chercher un navire en partance.

J'espйrais que les moyens de transport manqueraient absolument;
mais il n'en fut rien.  Une petite goйlette danoise, la
_Valkyrie_, devait mettre а la voile le 2 juin pour Reykjawik.
Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait а bord; son futur passager,
dans sa joie, lui serra les mains а les briser.  Ce brave homme
fut un peu йtonnй d'une pareille йtreinte.  Il trouvait tout
simple d'aller en Islande, puisque c'йtait son mйtier.  Mon oncle
trouvait cela sublime.  Le digne capitaine profita de cet
enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur son
bвtiment.  Mais nous n'y regardions pas de si prиs.

«Soyez а bord mardi, а sept heures du matin,» dit M. Bjarne aprиs
avoir empochй un nombre respectable de species-dollars.

Nous remerciвmes alors M. Thomson de ses bons soins, et nous
revоnmes а l'hфtel du Phoenix.

«Cela va bien!  cela va trиs bien, rйpйtait mon oncle.  Quel
heureux hasard d'avoir trouvй ce bвtiment prкt а partir!
Maintenant dйjeunons, et allons visiter la ville.»

Nous nous rendоmes а Kongens-Nye-Torw, place irrйguliиre oщ se
trouve un poste avec deux innocents canons braquйs qui ne font
peur а personne.  Tout prйs, au n° 5, il y avait une
«restauration» franзaise, tenue par un cuisinier nommй Vincent;
nous y dйjeunвmes suffisamment pour le prix modйrй de quatre
marks chacun[1].

  [1] 2fr. 75c. environ.

Puis je pris un plaisir d'enfant а parcourir la ville; mon oncle
se laissait promener; d'ailleurs il ne vit rien, ni
l'insignifiant palais du roi, ni le joli pont du dix-septiиme
siиcle qui enjambe le canal devant le Musйum, ni cet immense
cйnotaphe de Torwaldsen, ornй de peintures murales horribles et
qui contient а l'intйrieur les oeuvres de ce statuaire, ni, dans
un assez beau parc, le chвteau bonbonniиre de Rosenborg, ni
l'admirable йdifice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait
avec les queues entrelacйes de quatre dragons de bronze, ni les
grands moulins des remparts, dont les vastes ailes s'enflaient
comme les voiles d'un vaisseau au vent de la mer.

Quelles dйlicieuses promenades nous eussions faites, ma jolie
Virlandaise et moi, du cфtй du port oщ les deux-ponts et les
frйgates dormaient paisiblement sous leur toiture rouge, sur les
bords verdoyants du dйtroit, а travers ces ombrages touffus au
sein desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent
leur gueule noirвtre entre les branches des sureaux et des
saules!

Mais, hйlas!  elle йtait loin, ma pauvre Graьben, et pouvais-je
espйrer de la revoir jamais!

Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites
enchanteurs, il fut vivement frappй par la vue d'un certain
clocher situй dans l'оle d'Amak, qui forme le quartier sud-ouest
de Copenhague.

Je reзus l'ordre de diriger nos pas de ce cфtй; je montai dans
une petite embarcation а vapeur qui faisait le service des
canaux, et, en quelques instants, elle accosta le quai de
Dock-Yard.

Aprиs avoir traversй quelques rues йtroites oщ des galйriens,
vкtus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous
le bвton des argousins, nous arrivвmes devant Vor-Frelsers-Kirk.
Cette йglise n'offrait rien de remarquable.  Mais voici pourquoi
son clocher assez йlevй avait attirй l'attention du professeur: а
partir de la plate-forme, un escalier extйrieur circulait autour
de sa flиche, et ses spirales se dйroulaient en plein ciel.

«Montons, dit mon oncle.

--Mais, le vertige?  rйpliquai-je.

--Raison de plus, il faut s'y habituer.

--Cependant...

--Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps.» Il fallut obйir.
Un gardien, qui demeurait de l'autre cфtй de la rue, nous remit
une clef, et l'ascension commenзa.

Mon oncle me prйcйdait d'un pas alerte.  Je le suivais non sans
terreur, car la tкte me tournait avec une dйplorable facilitй.
Je n'avais ni l'aplomb des aigles ni l'insensibilitй de leurs
nerfs.

Tant que nous fыmes emprisonnйs dans la vis intйrieure, tout alla
bien; mais aprиs cent cinquante marches l'air vint me frapper au
visage; nous йtions parvenus а la plate-forme du clocher.  Lа
commenзait l'escalier aйrien, gardй par une frкle rampe, et dont
les marches, de plus en plus йtroites, semblaient monter vers
l'infini.

«Je ne pourrai jamais!  m'йcriai-je.

--Serais-tu poltron, par hasard?  Monte!» rйpondit
impitoyablement le professeur.

Force fut de le suivre en me cramponnant.  Le grand air
m'йtourdissait; je sentais le clocher osciller sous les rafales;
mes jambes se dйrobaient; je grimpai bientфt sur les genoux, puis
sur le ventre; je fermais les yeux; j'йprouvais le mal de
l'espace.

Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j'arrivai prиs de la
boule.

«Regarde, me dit-il, et regarde bien!  il faut prendre _des
leзons d'abоme!_»

Je dus ouvrir les yeux.  J'apercevais les maisons aplaties et
comme йcrasйes par une chute, au milieu du brouillard des fumйes.
Au-dessus de ma tкte passaient des nuages йchevelйs, et, par un
renversement d'optique, ils me paraissaient immobiles, tandis que
le clocher, la boule, moi, nous йtions entraоnйs avec une
fantastique vitesse.  Au loin, d'un cфtй s'йtendait la campagne
verdoyante; de l'autre йtincelait la mer sous un faisceau de
rayons.  Le Sund se dйroulait а la pointe d'Elseneur, avec
quelques voiles blanches, vйritables ailes de goйland, et dans la
brume de l'est ondulaient les cфtes а peine estompйes de la
Suиde.  Toute cette immensitй tourbillonnait а mes regards.

Nйanmoins il fallut me lever, me tenir droit et regarder.  Ma
premiиre leзon de vertige dura une heure.  Quand enfin il me fut
permis de redescendre et de toucher du pied le pavй solide des
rues, j'йtais courbaturй.

«Nous recommencerons demain,» dit mon professeur.

Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice
vertigineux, et, bon grй mal grй, je fis des progrиs sensibles
dans l'art «des hautes contemplations».



IX


Le jour du dйpart arriva.  La veille, le complaisant M. Thomson
nous avait apportй des lettres de recommandations pressantes pour
le comte Trampe, gouverneur de l'Islande, M.  Pietursson, le
coadjuteur de l'йvкque, et M. Finsen, maire de Reykjawik.  En
retour, mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poignйes de
main.

Le 2, а six heures du matin, nos prйcieux bagages йtaient rendus
а bord de la _Valkyrie_.  Le capitaine nous conduisit а des
cabines assez йtroites et disposйes sous une espиce de rouf.

«Avons-nous bon vent?  demanda mon oncle.

--Excellent, rйpondit le capitaine Bjarne.  Un vent de sud-est.
Nous allons sortir du Sund grand largue et toutes voiles dehors.»

Quelques instants plus tard, la goйlette, sous sa misaine, sa
brigantine, son hunier et son perroquet, appareilla et donna а
pleine toile dans le dйtroit.  Une heure aprиs la capitale du
Danemark semblait s'enfoncer dans les flots йloignйs et la
_Valkyrie_ rasait la cфte d'Elseneur.  Dans la disposition
nerveuse oщ je me trouvais, je m'attendais а voir l'ombre
d'Hamlet errant sur la terrasse lйgendaire.

«Sublime insensй!  disais-je, tu nous approuverais sans doute!
tu nous suivrais peut-кtre pour venir au centre du globe chercher
une solution а ton doute йternel!»

Mais rien ne parut sur les antiques murailles; le chвteau est,
d'ailleurs, beaucoup plus jeune que l'hйroпque prince de
Danemark.  Il sert maintenant de loge somptueuse au portier de ce
dйtroit du Sund oщ passent chaque annйe quinze mille navires de
toutes les nations.

Le chвteau de Krongborg disparut bientфt dans la brume, ainsi que
la tour d'Helsinborg, йlevйe sur la rive suйdoise, et la goйlette
s'inclina lйgиrement sous les brises du Cattйgat.

La _Valkyrie_ йtait fine voiliиre, mais avec un navire а voiles
on ne sait jamais trop sur quoi compter.  Elle transportait а
Reykjawik du charbon, des ustensiles de mйnage, de la poterie,
des vкtements de laine et une cargaison de blй; cinq hommes
d'йquipage, tous Danois, suffisaient а la manoeuvrer.

«Quelle sera la durйe de la traversйe?  demanda mon oncle au
capitaine.

--Une dizaine de jours, rйpondit ce dernier, si nous ne
rencontrons pas trop de grains de nord-ouest par le travers des
Feroл.

--Mais, enfin, vous n'кtes pas sujet а йprouver des retards
considйrables?

--Non, monsieur Lidenbrock; soyez tranquille, nous arriverons.»

Vers le soir la goйlette doubla le cap Skagen а la pointe nord du
Danemark, traversa pendant la nuit le Skager-Rak, rangea
l'extrйmitй de la Norvиge par le travers du cap Lindness et donna
dans la mer du Nord.

Deux jours aprиs, nous avions connaissance des cфtes d'Ecosse а
la hauteur de Peterheade, et la _Valkyrie_ se dirigea vers les
Feroл en passant entre les Orcades et les Seethland.

Bientфt notre goйlette fut battue par les vagues de l'Atlantique;
elle dut louvoyer contre le vent du nord et n'atteignit pas sans
peine les Feroл.  Le 3, le capitaine reconnut Myganness, la plus
orientale de ces оles, et, а partir de ce moment, il marcha droit
au cap Portland, situй sur la cфte mйridionale de l'Islande.

La traversйe n'offrit aucun incident remarquable.  Je supportai
assez bien les йpreuves de la mer; mon oncle, а son grand dйpit,
et а sa honte plus grande encore, ne cessa pas d'кtre malade.

Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur la question
du Sneffels, sur les moyens de communication, sur les facilitйs
de transport; il dut remettra ses explications а son arrivйe et
passa tout son temps йtendu dans sa cabine, dont les cloisons
craquaient par les grands coups de tangage.  Il faut l'avouer, il
mйritait un peu son sort.

Le 11, nous relevвmes le cap Portland; le temps, clair alors,
permit d'apercevoir le Myrdals Yocul, qui le domine.  Le cap se
compose d'un gros morne а pentes roides, et plantй tout seul sur
la plage.

La _Valkyrie_ se tint а une distance raisonnable des cфtes, en
les prolongeant vers l'ouest, au milieu de nombreux troupeaux de
baleines et de requins.  Bientфt apparut un immense rocher percй
а jour, au travers duquel la mer йcumeuse donnait avec furie.
Les оlots de Westman semblиrent sortir de l'Ocйan, comme une
semйe de rocs sur la plaine liquide.  A partir de ce moment, la
goйlette prit du champ pour tourner а bonne distance le cap
Reykjaness, qui ferme l'angle occidental de l'Islande.

La mer, trиs forte, empкchait mon oncle de monter sur le pont
pour admirer ces cфtes dйchiquetйes et battues par les vents du
sud-ouest.

Quarante-huit heures aprиs, en sortant d'une tempкte qui forзa la
goйlette de fuir а sec de toile, on releva dans l'est la balise
de la pointe de Skagen, dont les roches dangereuses se prolongent
а une grande distance sous les flots.  Un pilote islandais vint а
bord, et, trois heures plus tard, la _Valkyrie_ mouillait devant
Reykjawik, dans la baie de Faxa.

Le professeur sortit enfin de sa cabine, un peu pвle, un peu
dйfait, mais toujours enthousiaste, et avec un regard de
satisfaction dans les yeux.

La population de la ville, singuliиrement intйressйe par
l'arrivйe d'un navire dans lequel chacun a quelque chose а
prendre, se groupait sur le quai.

Mon oncle avait hвte d'abandonner sa prison flottante, pour ne
pas dire son hфpital.  Mais avant de quitter le pont de la
goйlette, il m'entraоna а l'avant, et lа, du doigt, il me montra,
а la partie septentrionale de la baie, une haute montagne а deux
pointes, un double cфne couvert de neiges йternelles.

«Le Sneffels! s'йcria-t-il, le Sneffels!»

Puis, aprиs m'avoir recommandй du geste un silence absolu, il
descendit dans le canot qui l'attendait.  Je le suivis, et
bientфt nous foulions du pied le sol de l'Islande.

Tout d'abord apparut un homme de bonne figure et revкtu d'un
costume de gйnйral.  Ce n'йtait cependant qu'un simple magistrat,
le gouverneur de l'оle, M. le baron Trampe en personne.  Le
professeur reconnut а qui il avait affaire.  Il remit au
gouverneur ses lettres de Copenhague, et il s'йtablit en danois
une courte conversation а laquelle je demeurai absolument
йtranger, et pour cause.  Mais de ce premier entretien il rйsulta
ceci: que le baron Trampe se mettait entiиrement а la disposition
du professeur Lidenbrock.

Mon oncle reзut un accueil fort aimable du maire, M. Finson, non
moins militaire par le costume que le gouverneur, mais aussi
pacifique par tempйrament et par йtat.

Quant au coadjuteur, M. Pictursson, il faisait actuellement une
tournйe йpiscopale dans le Bailliage du nord; nous devions
renoncer provisoirement а lui кtre prйsentйs.  Mais un charmant
homme, et dont le concours nous devint fort prйcieux, ce fut
M. Fridriksson, professeur de sciences naturelles а l'йcole de
Reykjawik.  Ce savant modeste ne parlait que l'islandais et le
latin; il vint m'offrir ses services dans la langue d'Horace, et
je sentis que nous йtions faits pour nous comprendre.  Ce fut, en
effet, le seul personnage avec lequel je pus m'entretenir pendant
mon sйjour en Islande.

Sur trois chambres dont se composait sa maison, cet excellent
homme en mit deux а notre disposition, et bientфt nous y fыmes
installйs avec nos bagages, dont la quantitй йtonna un peu les
habitants de Reykjawik.

«Eh bien, Axel, me dit mon oncle, cela va, et le plus difficile
est fait.

--Comment, le plus difficile?  m'йcriai-je:

--Sans doute, nous n'avons plus qu'а descendre!

--Si vous le prenez ainsi, vous avez raison; mais enfin, aprиs
avoir descendu, il faudra remonter, j'imagine?

--Oh!  cela ne m'inquiиte guиre!  Voyons!  il n'y a pas de temps
а perdre.  Je vais me rendre а la bibliothиque.  Peut-кtre s'y
trouve-t-il quelque manuscrit de Saknussemm, et je serais bien
aise de le consulter.

--Alors, pendant ce temps, je vais visiter la ville.  Est-ce que
vous n'en ferez pas autant?

--Oh!  cela m'intйresse mйdiocrement.  Ce qui est curieux dans
cette terre d'Islande n'est pas dessus, mais dessous.

Je sortis et j'errai au hasard.

S'йgarer dans les deux rues de Reykjawik n'eыt pas йtй chose
facile.  Je ne fus donc pas obligй de demander mon chemin, ce
qui, dans la langue des gestes, expose а beaucoup de mйcomptes.

La ville s'allonge sur un sol assez bas et marйcageux, entre deux
collines.  Une immense coulйe de laves la couvre d'un cфtй et
descend en rampes assez douces vers la mer.  De l'autre s'йtend
cette vaste baie de Faxa bornйe au nord par l'йnorme glacier du
Sneffels, et dans laquelle la _Valkyrie_ se trouvait seule а
l'ancre en ce moment.  Ordinairement les gardes-pкche anglais et
franзais s'y tiennent mouillйs au large; mais ils йtaient alors
en service sur les cфtes orientales de l'оle.

La plus longue des deux rues de Reykjawik est parallиle au
rivage; lа demeurent les marchands et les nйgociants, dans des
cabanes de bois faites de poutres rouges horizontalement
disposйes; l'autre rue, situйe plus а l'ouest, court vers un
petit lac, entre les maisons de l'йvкque et des autres
personnages йtrangers au commerce.  J'eus bientфt arpentй ces
voies mornes et tristes; j'entrevoyais parfois un bout de gazon
dйcolorй, comme un vieux tapis de laine rвpй par l'usage, ou bien
quelque apparence de verger, dont les rares lйgumes, pommes de
terre, choux et laitues, eussent figurй а l'aise sur une table
lilliputienne; quelques giroflйes maladives essayaient aussi de
prendre un petit air de soleil.

Vers le milieu de la rue non commerзante, je trouvai le cimetiиre
public enclos d'un mur en terre, et dans lequel la place ne
manquait pas.  Puis, en quelques enjambйes, j'arrivai а la maison
du gouverneur, une masure comparйe а l'hфtel de ville de
Hambourg, un palais auprиs des huttes de la population
islandaise.

Entre le petit lac et la ville s'йlevait l'йglise, bвtie dans le
goыt protestant et construite en pierres calcinйes dont les
volcans font eux-mкmes les frais d'extraction; par les grands
vents d'ouest, son toit de tuiles rouges devait йvidemment se
disperser dans les airs au grand dommage des fidиles.

Sur une йminence voisine, j'aperзus l'Йcole Nationale, oщ, comme
je l'appris plus tard de notre hфte, on professait: l'hйbreu,
l'anglais, le franзais et le danois, quatre langues dont, а ma
honte, je ne connaissais pas le premier mot.  J'aurais йtй le
dernier des quarante йlиves que comptait ce petit collиge, et
indigne de coucher avec eux dans ces armoires а deux
compartiments oщ de plus dйlicats йtoufferaient dиs la premiиre
nuit.

En trois heures j'eus visitй non seulement la villa, mais ses
environs.  L'aspect gйnйral en йtait singuliиrement triste.  Pas
d'arbres, pas de vйgйtation, pour ainsi dire.  Partout les arкtes
vives des roches volcaniques.  Les huttes des Islandais sont
faites de terre et de tourbe, et leurs murs inclinйs en dedans;
elles ressemblent а des toits posйs sur le sol.  Seulement ces
toits sont des prairies relativement fйcondes.  Grвce а la
chaleur de l'habitation, l'herbe y pousse avec assez de
perfection, et on la fauche soigneusement а l'йpoque de la
fenaison, sans quoi les animaux domestiques viendraient paоtre
sur ces demeures verdoyantes.

Pendant mon excursion, je rencontrai peu d'habitants; en revenant
de la rue commerзante, je vis la plus grande partie de la
population occupйe а sйcher, saler et charger des morues,
principal article d'exportation.  Les hommes paraissaient
robustes, mais lourds, des espиces d'Allemands blonds, а l'oeil
pensif, qui se sentent un peu en dehors de l'humanitй, pauvres
exilйs relйguйs sur cette terre de glace, dont la nature aurait
bien dы faire des Esquimaux, puisqu'elle les condamnait а vivre
sur la limite du cercle polaire!  J'essayais en vain de
surprendre un sourire sur leur visage; ils riaient quelquefois
par une sorte de contraction involontaire des muscles, mais ils
ne souriaient jamais.

Leur costume consistait en une grossiиre vareuse de laine noire
connue dans tous les pays scandinaves sous le nom de «vadmel», un
chapeau а vastes bords, un pantalon а lisиre rouge et un morceau
de cuir repliй en maniиre de chaussure.

Les femmes, а figure triste et rйsignйe, d'un type assez
agrйable, mais sans expression, йtaient vкtues d'un corsage et
d'une jupe de «vadmel» sombre: filles, elles portaient sur leurs
cheveux tressйs en guirlandes un petit bonnet de tricot brun;
mariйes, elles entouraient leur tкte d'un mouchoir de couleur,
surmontй d'un cimier de toile blanche.

Aprиs une bonne promenade, lorsque je rentrai dans la maison de
M. Fridriksson, mon oncle s'y trouvait dйjа en compagnie de son
hфte.



X


Le dоner йtait prкt; il fut dйvorй avec aviditй par le professeur
Lidenbrock, dont la diиte forcйe du bord avait changй l'estomac
en un gouffre profond.  Ce repas, plus danois qu'islandais, n'eut
rien de remarquable en lui-mкme; mais notre hфte, plus islandais
que danois, me rappela les hйros de l'antique hospitalitй.  Il me
parut йvident que nous йtions chez lui plus que lui-mкme.

La conversation se fit en langue indigиne, que mon oncle
entremкlait d'allemand et M. Fridriksson de latin, afin que je
pusse la comprendre.  Elle roula sur des questions scientifiques,
comme il convient а des savants; mais le professeur Lidenbrock se
tint sur la plus excessive rйserve, et ses yeux me
recommandaient, а chaque phrase, un silence absolu touchant nos
projets а venir.

Tout d'abord, M. Fridriksson s'enquit auprиs de mon oncle du
rйsultat de ses recherches а la bibliothиque

«Votre bibliothиque!  sґйcria ce dernier, elle ne se compose que
de livres dйpareillйs sur des rayons presque dйserts.

--Comment!  rйpondit M. Fridriksson, nous possйdons huit mille
volumes dont beaucoup sont prйcieux et rares, des ouvrages en
vieille langue Scandinave, et toutes les nouveautйs dont
Copenhague nous approvisionne chaque annйe.

--Oщ prenez-vous ces huit mille volumes?  Pour mon compte...

--Oh!  monsieur Lidenbrock, ils courent le pays; on a le goыt de
l'йtude dans notre vieille оle de glace!  Pas un fermier, pas un
pкcheur qui ne sache lire et ne lise.  Nous pensons que des
livres, au lieu de moisir derriиre une grille de fer, loin des
regards curieux, sont destinйs а s'user sous les yeux des
lecteurs.  Aussi ces volumes passent-ils de main en main,
feuilletйs, lus et relus, et souvent ils ne reviennent а leur
rayon qu'aprиs un an ou deux d'absence.

--En attendant, rйpondit mon oncle avec un certain dйpit, les
йtrangers...

--Que voulez-vous!  les йtrangers ont chez eux leurs bibliothиques, 
et, avant tout, il faut que nos paysans s'instruisent.  Je vous
le rйpиte, l'amour de l'йtude est dans le sang islandais.  Aussi,
en 1816, nous avons fondй une Sociйtй Littйraire qui va bien; des
savants йtrangers s'honorent d'en faire partie; elle publie des
livres destinйs а l'йducation de nos compatriotes et rend de
vйritables services au pays.  Si vous voulez кtre un de nos
membres correspondants, monsieur Lidenbrock, vous nous ferez le
plus grand plaisir.»

Mon oncle, qui appartenait dйjа а une centaine de sociйtйs
scientifiques, accepta avec une bonne grвce dont fut touchй
M. Fridriksson.

«Maintenant, reprit celui-ci, veuillez m'indiquer les livres que
vous espйriez trouver а notre bibliothиque, et je pourrai
peut-кtre vous renseigner а leur йgard.»

Je regardai mon oncle.  Il hйsita а rйpondre.  Cela touchait
directement а ses projets.  Cependant, aprиs avoir rйflйchi, il
se dйcida а parler.

«Monsieur Fridriksson, dit-il, je voulais savoir si, parmi les
ouvrages anciens, vous possйdiez ceux d'Arne Saknussemm?

--Arne Saknussemm!  rйpondit le professeur de Reykjawik; vous
voulez parler de ce savant du seiziиme siиcle, а la fois grand
naturaliste, grand alchimiste et grand voyageur?

--Prйcisйment

--Une des gloires de la littйrature et de la science islandaises?

--Comme vous dites.

--Un homme illustre entre tous?

--Je vous l'accorde.

--Et dont l'audace йgalait le gйnie?

--Je vois que vous le connaissez bien.» Mon oncle nageait dans la
joie а entendre parler ainsi de son hйros.  Il dйvorait des yeux
M. Fridriksson.

«Eh bien!  demanda-t-il, ses ouvrages?

--Ah!  ses ouvrages, nous ne les avons pas!

--Quoi!  en Islande?

--Ils n'existent ni en Islande ni ailleurs.

--Et pourquoi?

--Parce que Arne Saknussemm fut persйcutй pour cause d'hйrйsie,
et qu'en 1573 ses ouvrages furent brыlйs а Copenhague par la main
du bourreau.

--Trиs bien!  Parfait!  s'йcria mon oncle, au grand scandale du
professeur de sciences naturelles,

--Hein?  fit ce dernier.

--Oui!  tout s'explique, tout s'enchaоne, tout est clair, et je
comprends pourquoi Saknussemm, mis а l'index et forcй de cacher
les dйcouvertes de son gйnie, a dы enfouir dans un
incomprйhensible cryptogramme le secret...

--Quel secret?  demanda vivement M. Fridriksson.

--Un secret qui...  dont..., rйpondit mon oncle en balbutiant.

--Est-ce que vous auriez quelque document particulier?  reprit
notre hфte.

--Non.  Je faisais une pure supposition.

--Bien, rйpondоt M. Fridriksson, qui eut la bontй de ne pas
insister en voyant le trouble de son interlocuteur.  J'espиre,
ajouta-t-il, que vous ne quitterez pas notre оle sans avoir puisй
а ses richesses minйralogiques?

--Certes, rйpondit mon oncle; mais j'arrive un peu tard; des
savants ont dйjа passй par ici?

--Oui, monsieur Lidenbrock; les travaux de MM. Olafsen et
Povelsen exйcutйs par ordre du roi, les йtudes de Troпl, la
mission scientifique de MM. Gaimard et Robert, а bord de la
corvette franзaise _la Recherche_[1], et derniиrement, les
observations des savants embarquйs sur la frйgate _la
Reine-Hortense_, ont puissamment contribuй а la reconnaissance de
l'Islande.  Mais, croyez-moi, il y a encore а faire.

  [1] _La Recherche_ fut envoyйe en 1835 par l'amiral Duperrй
  pour retrouver les traces d'une expйdition perdue, celle de
  M. de Blosseville et de _la Lilloise_, dont on n'a jamais eu de
  nouvelles.

--Vous pensez?  demanda mon oncle d'un air bonhomme, en essayant
de modйrer l'йclair de ses yeux.

--Oui.  Que de montagnes, de glaciers, de volcans а йtudier, qui
sont peu connus!  Et tenez, sans aller plus loin, voyez ce mont
qui s'йlиve а l'horizon; c'est le Sneffels.

--Ah!  fit mon oncle, le Sneffels.

--Oui, l'un des volcans les plus curieux et dont on visite
rarement le cratиre.

--Йteint?

--Oh!  йteint depuis cinq cents ans.

--Eh bien!  rйpondit mon oncle, qui se croisait frйnйtiquement
les jambes pour ne pas sauter en l'air, j'ai envie de commencer
mes йtudes gйologiques par ce Seffel...  Fessel...  comment
dites-vous?

--Sneffels, reprit l'excellent M. Fridriksson.»

Cette partie de la conversation avait eu lieu en latin; j'avais
tout compris, et je gardais а peine mon sйrieux а voir mon oncle
contenir sa satisfaction qui dйbordait de toutes parts; il
prenait un petit air innocent qui ressemblait а la grimace d'un
vieux diable.

«Oui, fit-il, vos paroles me dйcident; nous essayerons de gravir
ce Sneffels, peut-кtre mкme d'йtudier son cratиre!

--Je regrette bien, rйpondit M. Fridriksson, que mes occupations
ne me permettent pas de m'absenter; je vous aurais accompagnй
avec plaisir et profit.

--Oh!  non, oh!  non, rйpondit vivement mon oncle; nous ne
voulons dйranger personne, monsieur Fridriksson; je vous remercie
de tout mon coeur.  La prйsence d'un savant tel que vous eыt йtй
trиs utile, mais les devoirs de votre profession...»

J'aime а penser que notre hфte, dans l'innocence de son вme
islandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle.

«Je vous approuve fort, monsieur Lidenbrock, dit-il, de commencer
par ce volcan; vous ferez lа une ample moisson d'observations
curieuses.  Mais, dites-moi, comment comptez-vous gagner la
presqu'оle de Sneffels!

--Par mer, en traversant la baie.  C'est la route la plus rapide.

--Sans doute; mais elle est impossible а prendre.

--Pourquoi?

--Parce que nous n'avons pas un seul canot а Reykjawik.

--Diable!

--Il faudra aller par terre, en suivant la cфte.  Ce sera plus
long, mais plus intйressant.

--Bon.  Je verrai а me procurer un guide.

--J'en ai prйcisйment un а vous offrir.

--Un homme sыr, intelligent?

--Oui, un habitant de la presqu'оle.  C'est un chasseur d'eider,
fort habile, et dont vous serez content.  Il parle parfaitement
le danois.

--Et quand pourrai-je le voir?

--Demain, si cela vous plaоt.

--Pourquoi pas aujourd'hui?

--C'est qu'il n'arrive que demain.

--A demain donc,» rйpondit mon oncle avec un soupir.

Cette importante conversation se termina quelques instants plus
tard par de chaleureux remerciments du professeur allemand au
professeur islandais.  Pendant ce dоner, mon oncle venait
d'apprendre des choses importantes, entre autres l'histoire de
Saknussemm, la raison de son document mystйrieux, comme quoi son
hфte ne l'accompagnerait pas dans son expйdition, et que dиs le
lendemain un guide serait а ses ordres.



XI


Le soir, je fis une courte promenade sur les rivages de
Reykjawik, et je revins de bonne heure me coucher dans mon lit de
grosses planches, oщ je dormis d'un profond sommeil.

Quand je me rйveillai, j'entendis mon oncle parler abondamment
dans la salle voisine.  Je me levai aussitфt et je me hвtai
d'aller le rejoindre.

Il causait en danois avec un homme de haute taille,
vigoureusement dйcouplй.  Ce grand gaillard devait кtre d'une
force peu commune.  Ses yeux, percйs dans une tкte trиs grosse et
assez naпve, me parurent intelligents.  Ils йtaient d'un bleu
rкveur.  De longs cheveux, qui eussent passй pour roux, mкme en
Angleterre, tombaient sur ses athlйtiques йpaules.  Cet indigиne
avait les mouvements souples, mais il remuait peu les bras, en
homme qui ignorait ou dйdaignait la langue des gestes.  Tout en
lui rйvйlait un tempйrament d'un calme parfait, non pas indolent,
mais tranquille.  On sentait qu'il ne demandait rien а personne,
qu'il travaillait а sa convenance, et que, dans ce monde, sa
philosophie ne pouvait кtre ni йtonnйe ni troublйe.

Je surpris les nuances de ce caractиre, а la maniиre dont
l'Islandais йcouta le verbiage passionnй de son interlocuteur.
Il demeurait les bras croisйs, immobile au milieu des gestes
multipliйs de mon oncle; pour nier, sa tкte tournait de gauche а
droite; elle s'inclinait pour affirmer, et cela si peu, que ses
longs cheveux bougeaient а peine; c'йtait l'йconomie du mouvement
poussйe jusqu'а l'avarice.

Certes, а voir cet homme, je n'aurais jamais devinй sa profession
de chasseur; celui-lа ne devait pas effrayer le gibier, а coup
sыr, mais comment pouvait-il l'atteindre?

Tout s'expliqua quand M. Fridriksson m'apprit que ce tranquille
personnage n'йtait qu'un «chasseur d'eider», oiseau dont le duvet
constitue la plus grande richesse de l'оle.  En effet, ce duvet
s'appelle l'йdredon, et il ne faut pas une grande dйpense de
mouvement pour le recueillir.

Aux premiers jours de l'йtй, la femelle de l'eider, sorte de joli
canard, va bвtir son nid parmi les rochers des fjцrds[1] dont la
cфte est toute frangйe; ce nid bвti, elle le tapisse avec de
fines plumes qu'elle s'arrache du ventre.  Aussitфt le chasseur,
ou mieux le nйgociant, arrive, prend le nid, et la femelle de
recommencer son travail; cela dure ainsi tant qu'il lui reste
quelque duvet.  Quand elle s'est entiиrement dйpouillйe, c'est au
mвle de se dйplumer а son tour.  Seulement, comme la dйpouille
dure et grossiиre de ce dernier n'a aucune valeur commerciale, le
chasseur ne prend pas la peine de lui voler le lit de sa couvйe;
le nid s'achиve donc; la femelle pond ses oeufs; les petits
йclosent, et, l'annйe suivante, la rйcolte de l'йdredon
recommence.

  [1] Nom donnй aux golfes йtroits dans les pays scandinaves.

Or, comme l'eider ne choisit pas les rocs escarpйs pour y bвtir
son nid, mais plutфt des roches faciles et horizontales qui vont
se perdre en mer, le chasseur islandais pouvait exercer son
mйtier sans grande agitation.  C'йtait un fermier qui n'avait ni
а semer ni а couper sa moisson, mais а la rйcolter seulement.

Ce personnage grave, flegmatique et silencieux, se nommait Hans
Bjelke; il venait а la recommandation de M. Fridriksson.  C'йtait
notre futur guide.

Ses maniиres contrastaient singuliиrement avec celles de mon
oncle.

Cependant ils s'entendirent facilement.  Ni l'un ni l'autre ne
regardaient au prix; l'un prкt а accepter ce qu'on lui offrait,
l'autre prкt а donner ce qui lui serait demandй.  Jamais marchй
ne fut plus facile а conclure.

Or, des conventions il rйsulta que Hans s'engageait а nous
conduire au village de Stapi, situй sur la cфte mйridionale de la
presqu'оle du Sneffels, au pied mкme du volcan.  Il fallait
compter par terre vingt-deux milles environ, voyage а faire en
deux jours, suivant l'opinion de mon oncle.

Mais quand il apprit qu'il s'agissait de milles danois de
vingt-quatre mille pieds, il dut rabattre de son calcul et
compter, vu l'insuffisance des chemins, sur sept ou huit jours de
marche.

Quatre chevaux devaient кtre mis а sa disposition, deux pour le
porter, lui et moi, deux autres destinйs а nos bagages.  Hans,
suivant son habitude, irait а pied.  Il connaissait parfaitement
cette partie de la cфte, et il promit de prendre par le plus
court.

Son engagement avec mon oncle n'expirait pas а notre arrivйe а
Stapi; il demeurait а son service pendant tout le temps
nйcessaire а nos excursions scientifiques au prix de trois
rixdales par semaine[1].  Seulement, il fut expressйment convenu
que cette somme serait comptйe au guide chaque samedi soir,
condition _sine qua non_ de son engagement.

  [1] 16fr. 08 c.

Le dйpart fut fixй au 16 juin.  Mon oncle voulut remettre au
chasseur les arrhes du marchй, mais celul-ci refusa d'un seul
mot.

«Efter,» fit-il.

Aprиs,» me dit le professeur pour mon йdification.

Hans, le traitй conclu, se retira tout d'une piиce.

«Un fameux homme, s'йcria mon oncle, mais il ne s'attend guиre au
merveilleux rфle que l'avenir lui rйserve de jouer.

--Il nous accompagne donc jusqu'au...

--Oui, Axel, jusqu'au centre de la terre.»

Quarante-huit heures restaient encore а passer; а mon grand
regret, je dus les employer а nos prйparatifs; toute notre
intelligence fut employйe а disposer chaque objet de la faзon la
plus avantageuse, les instruments d'un cфtй, les armes d'un
autre, les outils dans ce paquet, les vivres dans celui-lа.  En
tout quatre groupes.

Les instruments comprenaient:

1° Un thermomиtre centigrade de Eigel, graduй jusqu'а cent
cinquante degrйs, ce qui me paraissait trop ou pas assez.  Trop,
si la chaleur ambiante devait monter lа, auquel cas nous aurions
cuit.  Pas assez, s'il s'agissait de mesurer la tempйrature de
sources ou toute autre matiиre en fusion.

2° Un manomиtre а air comprimй, disposй de maniиre а indiquer des
pressions supйrieures а celles de l'atmosphиre au niveau de
l'Ocйan.  En effet, le baromиtre ordinaire n'eыt pas suffi, la
pression atmosphйrique devant augmenter proportionnellement а
notre descente au-dessous de la surface de la terre.

3° Un chronomиtre de Boissonnas jeune de Genиve, parfaitement
rйglй au mйridien de Hambourg.

4° Deux boussoles d'inclinaison et de dйclinaison.

5° Une lunette de nuit.

6° Deux appareils de Ruhmkorff, qui, au moyen d'un courant
йlectrique, donnaient une lumiиre trиs portative, sыre et peu
encombrante.[1]

  [1] L'appareil de M. Ruhnmkorff consiste en une pile de Bunzen,
  mise en activitй au moyen du bichromate de potasse qui ne donne
  aucune odeur.  Une bobine d'induction met l'йlectricitй
  produite par la pile en communication avec une lanterne d'une
  disposition particuliиre; dans cette lanterne se trouve un
  serpentin de verre oщ le vide a йtй fait, et dans lequel reste
  seulement un rйsidu de gaz carbonique ou d'azote.  Quand
  l'appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux en produisant
  une lumiиre blanchвtre et continue.  La pile et la bobine sont
  placйes dans un sac de cuir que le voyageur porte en
  bandouliиre.  La lanterne, placйe extйrieurement, йclaire trиs
  suffisamment dans les profondes obscuritйs; elle permet de
  s'aventurer, sans craindre aucune explosion, au milieu des gaz
  les plus inflammables, et ne s'йteint pas mкme au sein des plus
  profonds cours d'eau.  M. Ruhmkorff est un savant et habile
  physicien.  Sa grande dйcouverte, c'est sa bobine d'induction
  qui permet de produire de l'йlectricitй а haute tension.  Il a
  obtenu, en 1864, le prix quinquennal de 50,000 fr.  que la
  France rйservait а la plus ingйnieuse application de
  l'йlectricitй.


Les armes consistaient en deux carabines de Purdley More et Co,
et de deux revolvers Colt.  Pourquoi des armes?  Nous n'avions ni
sauvages ni bкtes fйroces а redouter, je suppose.  Mais mon oncle
paraissait tenir а son arsenal comme а ses instruments, surtout а
une notable quantitй de fulmi-coton inaltйrable а l'humiditй, et
dont la force expansive est fort supйrieure а celle de la poudre
ordinaire.

Les outils comprenaient deux pics, deux pioches, une йchelle de
soie, trois bвtons ferrйs, une hache, un marteau, une douzaine de
coins et pitons de fer, et de longues cordes а noeuds.  Cela ne
laissait pas de faire un fort colis, car l'йchelle mesurait trois
cents pieds de longueur.

Enfin, il y avait les provisions; le paquet n'йtait pas gros,
mais rassurant, car je savais qu'en viande concentrйe et en
biscuits secs il contenait pour six mois de vivres.  Le geniиvre
en formait toute la partie liquide, et l'eau manquait totalement;
mais nous avions des gourdes, et mon oncle comptait sur les
sources pour les remplir; les objections que j'avais pu faire sur
leur qualitй, leur tempйrature, et mкme leur absence, йtaient
restйes sans succиs.

Pour complйter la nomenclature exacte de nos articles de voyage,
je noterai une pharmacie portative contenant des ciseaux а lames
mousses, des attelles pour fracture, une piиce de ruban en fil
йcru, des bandes et compresses, du sparadrap, une palette pour
saignйe, toutes choses effrayantes; de plus, une sйrie de flacons
contenant de la dextrine, de l'alcool vulnйraire, de l'acйtate de
plomb liquide, de l'йther, du vinaigre et de l'ammoniaque, toutes
drogues d'un emploi peu rassurant; enfin les matiиres nйcessaires
aux appareils de Ruhmkorff.

Mon oncle n'avait eu garde d'oublier la provision de tabac, de
poudre de chasse et d'amadou, non plus qu'une ceinture de cuir
qu'il portait autour des reins et oщ se trouvait une suffisante
quantitй de monnaie d'or, d'argent et de papier.  De bonnes
chaussures, rendues impermйables par un enduit de goudron et de
gomme йlastique, se trouvaient au nombre de six paires dans le
groupe des outils.

«Ainsi vкtus, chaussйs, йquipйs, il n'y a aucune raison pour ne
pas aller loin,» me dit mon oncle.

La journйe du 14 fut employйe tout entiиre а disposer ces
diffйrents objets.  Le soir, nous dоnвmes chez le baron Trampe,
en compagnie du maire de Reykjawik et du docteur Hyaltalin, le
grand mйdecin du pays.  M. Fridriksson n'йtait pas au nombre des
convives; j'appris plus tard que le gouverneur et lui se
trouvaient en dйsaccord sur une question d'administration et ne
se voyaient pas.  Je n'eus donc pas l'occasion de comprendre un
mot de ce qui se dit pendant ce dоner semi-officiel.  Je
remarquai seulement que mon oncle parla tout le temps.

Le lendemain 15, les prйparatifs furent achevйs.  Notre hфte fit
un sensible plaisir au professeur en lui remettant une carte de
l'Islande, incomparablement plus parfaite que celle d'Henderson,
la carte de M. Olaf Nikolas Olsen, rйduite au 1/400000, et
publiйe par la Sociйtй littйraire islandaise, d'aprиs les travaux
gйodйsiques de M. Scheel Frisac, et le levй topographique de
M. Bjorn Gumlaugsonn.  C'йtait un prйcieux document pour un
minйralogiste.

La derniиre soirйe se passa dans une intime causerie avec
M. Fridrikssonn, pour lequel je me sentais pris d'une vive
sympathie; puis, а la conversation succйda un sommeil assez
agitй, de ma part du moins.

A cinq heures du matin, le hennissement de, quatre chevaux qui
piaffaient sous ma fenкtre me rйveilla.  Je m'habillai а la hвte
et je descendis dans la rue.  Lа, Hans achevait de charger nos
bagages sans se remuer, pour ainsi dire.  Cependant il opйrait
avec une adresse peu commune.  Mon oncle faisait plus de bruit
que de besogne, et le guide paraissait se soucier fort peu de ses
recommandations.

Tout fut terminй а six heures, M, Fridriksson nous serra les
mains.  Mon oncle le remercia en islandais de sa bienveillante
hospitalitй, et avec beaucoup de coeur.  Quant а moi, j'йbauchai
dans mon meilleur latin quelque salut cordial; puis nous nous
mоmes en selle, et M. Fridriksson me lanзa avec son dernier adieu
ce vers que Virgile semblait avoir fait pour nous, voyageurs
incertains de la route:

  Et quacunque viam dederit fortuna sequamur.



XII


Nous йtions partis par un temps couvert, mais fixe.  Pas de
fatigantes chaleurs а redouter, ni pluies dйsastreuses.  Un temps
de touristes.

Le plaisir de courir а cheval а travers un pays inconnu me
rendait de facile composition sur le dйbut de l'entreprise.
J'йtais tout entier au bonheur de l'excursionniste fait de dйsirs
et de libertй.  Je commenзais а prendre mon parti de l'affaire.

«D'ailleurs, me disais-je, qu'est-ce que je risque?  de voyager
au milieu du pays le plus curieux!  de gravir une montagne fort
remarquable!  au pis-aller de descendre au fond d'un cratиre
йteint?  Il est bien йvident que ce Saknussemm n'a pas fait autre
chose.  Quant а l'existence d'une galerie qui aboutisse au centre
du globe, pure imagination!  pure impossibilitй!  Donc, ce qu'il
y a de bon а prendre de cette expйdition, prenons-le, et sans
marchander!»

Ce raisonnement а peine achevй, nous avions quittй Reykjawik.

Hans marchait en tиte, d'un pas rapide, йgal et continu.  Les
deux chevaux chargйs de nos bagages le suivaient, sans qu'il fыt
nйcessaire de les diriger.  Mon oncle et moi, nous venions
ensuite, et vraiment sans faire trop mauvaise figure sur nos
bкtes petites, mais vigoureuses.

L'Islande est une des grandes оles de l'Europe; elle mesure
quatorze cents milles de surface, et ne compte que soixante mille
habitants.  Les gйographes l'ont divisйe en quatre quartiers, et
nous avions а traverser presque obliquement celui qui porte le
nom de Pays du quart du Sud-Ouest, «Sudvestr Fjordщngr.»

Hans, en laissant Reykjawik, avait immйdiatement suivi les bords
de la mer; nous traversions de maigres pвturages qui se donnaient
bien du mal pour кtre verts; le jaune rйussissait mieux.  Les
sommets rugueux des masses trachytiques s'estompaient а l'horizon
dans les brumes de l'est; par moments quelques plaques de neige,
concentrant la lumiиre diffuse, resplendissaient sur le versant
des cimes йloignйes; certains pics, plus hardiment dressйs,
trouaient les nuages gris et rйapparaissaient au-dessus des
vapeurs mouvantes, semblables а des йcueils йmergйs en plein
ciel.

Souvent ces chaоnes de rocs arides faisaient une pointe vers la
mer et mordaient sur le pвturage; mais il restait toujours une
place suffisante pour passer.  Nos chevaux, d'ailleurs,
choisissaient d'instinct les endroits propices sans jamais
ralentir leur marche.  Mon oncle n'avait pas mкme la consolation
d'exciter sa monture de la voix ou du fouet; il ne lui йtait pas
permis d'кtre impatient.  Je ne pouvais m'empкcher de sourire en
le voyant si grand sur son petit cheval, et, comme ses longues
jambes rasaient le sol, il ressemblait а un centaure а six pieds.

«Bonne bкte!  bonne bкte!  disait-il.  Tu verras, Axel, que pas
un animal ne l'emporte en intelligence sur le cheval islandais;
neiges, tempкtes, chemins impraticables, rochers, glaciers, rien
ne l'arrкte.  Il est brave, il est sobre, il est sыr.  Jamais un
faux pas, jamais une rйaction.  Qu'il se prйsente quelque
riviиre, quelque fjцrd а traverser, et il s'en prйsentera, tu le
verras sans hйsiter se jeter а l'eau, comme un amphibie, et
gagner le bord opposй!  Mais ne le brusquons pas, laissons-le
agir, et nous ferons, l'un portant l'autre, nos dix lieues par
jour.


--Nous, sans doute, rйpondis-je, mais le guide?

--Oh!  il ne m'inquiиte guиre.  Ces gens-lа, cela marche sans
s'en apercevoir; celui-ci se remue si peu qu'il ne doit pas se
fatiguer.  D'ailleurs, au besoin, je lui cйderai ma monture.  Les
crampes me prendraient bientфt, si je ne me donnais pas quelque
mouvement.  Les bras vont bien, mais il faut songer aux jambes.»

Cependant nous avancions d'un pas rapide; le pays йtait dйjа а
peu prиs dйsert.  Зa et lа une ferme isolйe, quelque boлr[1]
solitaire, fait de bois, de terre, de morceaux de lave,
apparaissait comme un mendiant au bord d'un chemin creux.  Ces
huttes dйlabrйes avaient l'air d'implorer la charitй des
passants, et, pour un peu, on leur eыt fait l'aumфne.  Dans ce
pays, les routes, les sentiers mкme manquaient absolument, et la
vйgйtation, si lente qu'elle fыt, avait vite fait d'effacer le
pas des rares voyageurs.

  [1] Maison du paysan islandais

Pourtant cette partie de la province, situйe а deux pas de sa
capitale, comptait parmi les portions habitйes et cultivйes de
l'Islande.  Qu'йtaient alors les contrйes plus dйsertes que ce
dйsert?  Un demi-mille franchi, nous n'avions encore rencontrй ni
un fermier sur la porte de sa chaumiиre, ni un berger sauvage
paissant un troupeau moins sauvage que lui; seulement quelques
vaches et des moutons abandonnйs а eux-mкmes.  Que seraient donc
les rйgions convulsionnйes, bouleversйes par les phйnomиnes
йruptifs, nйes des explosions volcaniques et des commotions
souterraines?

Nous йtions destinйs а les connaоtre plus tard; mais, en
consultant la carte d'Olsen, je vis qu'on les йvitait en longeant
la sinueuse lisiиre du rivage; en effet, le grand mouvement
plutonique s'est concentrй surtout а l'intйrieur de l'оle; lа les
couches horizontales de roches superposйes, appelйes trapps en
langue Scandinave, les bandes trachytiques, les йruptions de
basalte, de tufs et de tous les conglomйrats volcaniques, les
coulйes de lave et de porphyre en fusion, ont fait un pays d'une
surnaturelle horreur.  Je ne me doutais guиre alors du spectacle
qui nous attendait а la presqu'оle du Sneffels, oщ ces dйgвts
d'une nature fougueuse forment un formidable chaos.

Deux heures aprиs avoir quittй Reykjawik, nous arrivions au bourg
de Gufunes, appelй «Aoalkirkja» ou Йglise principale.  Il
n'offrait rien de remarquable.  Quelques maisons seulement.  A
peine de quoi faire un hameau de l'Allemagne.

Hans s'y arrкta une demi-heure; il partagea notre frugal
dйjeuner, rйpondit par oui et par non aux questions de mon oncle
sur la nature de la route, et lorsqu'on lui demanda en quel
endroit il comptait passer la nuit:

«Gardдr» dit-il seulement.

Je consultai la carte pour savoir ce qu'йtait Gardдr.  Je vis une
bourgade de ce nom sur les bords du Hvaljцrd, а quatre milles de
Reykjawik.  Je la montrai а mon oncle.

«Quatre milles seulement!  dit-il.  Quatre milles sur vingt-deux!
Voilа une jolie promenade.»

Il voulut faire une observation au guide, qui, sans lui rйpondre,
reprit la tкte des cheveux et se remit en marche.

Trois heures plus tard, toujours en foulant le gazon dйcolorй des
pвturages, il fallut contourner le Kollafjцrd, dйtour plus facile
et moins long qu'une traversйe de ce golfe; bientфt nous entrions
dans un «pingstaoer», lieu de juridiction communale, nommй
Ejulberg, et dont le clocher eыt sonnй midi, si les йglises
islandaises avaient йtй assez riches pour possйder une horloge;
mais elles ressemblent fort а leurs paroissiens, qui n'ont pas de
montres, et qui s'en passent.

Lа les chevaux furent rafraоchis; puis, prenant par un rivage
resserrй entre une chaоne de collines et la mer, ils nous
portиrent d'une traite а l' «aoalkirkja» de Brantar, et un mille
plus loin а Saurbцer «annexia», йglise annexe, situйe sur la rive
mйridionale du Hvalfjцrd.

Il йtait alors quatre heures du soir; nous avions franchi quatre
milles [1].

  [1] Huit lieues.

Le fjцrd йtait large en cet endroit d'un demi-mille au moins; les
vagues dйferlaient avec bruit sur les rocs aigus; ce golfe
s'йvasait entre des murailles de rochers, sorte d'escarpe а pic
haute de trois mille pieds et remarquable par ses couches brunes
que sйparaient des lits de tuf d'une nuance rougeвtre.  Quelle
que fыt l'intelligence de nos chevaux, je n'augurais pas bien de
la traversйe d'un vйritable bras de mer opйrйe sur le dos d'un
quadrupиde.

«S'ils sont intelligents, dis-je, ils n'essayeront point de
passer.  En tout cas, je me charge d'кtre intelligent pour eux.»

Mais mon oncle ne voulait pas attendre; il piqua des deux vers le
rivage.  Sa monture vint flairer la derniиre ondulation des
vagues et s'arrкta; mon oncle, qui avait son instinct а lui, la
pressa d'avancer.  Nouveau refus de l'animal, qui secoua la tкte.
Alors jurons et coups de fouet, mais ruades de la bкte, qui
commenзa а dйsarзonner son cavalier; enfin le petit cheval,
ployant ses jarrets, se retira des jambes du professeur et le
laissa tout droit plantй sur deux pierres du rivage, comme le
colosse de Rhodes.

«Ah!  maudit animal!  s'йcria le cavalier, subitement transformй
en piйton et honteux comme un officier de cavalerie qui passerait
fantassin.

--«Farja,» fit le guide en lui touchant l'йpaule.

--Quoi!  un bac?

--«Der,» rйpondit Hans en montrant un bateau.

--Oui, m'йcriai-je, il y a un bac.

--Il fallait donc le dire!  Eh bien, en route!

--«Tidvatten,» reprit le guide.

--Que dit-il?

--Il dit marйe, rйpondit mon oncle en me traduisant le mot
  danois.

--Sans doute, il faut attendre la marйe?

--«Fцrbida?» demanda mon oncle.

--«Ja,» rйpondit Hans.

Mon oncle frappa du pied, tandis que les chevaux se dirigeaient
vers le bac.

Je compris parfaitement la nйcessitй d'attendre un certain
instant de la marйe pour entreprendre la traversйe du fjцrd,
celui oщ la mer, arrivйe а sa plus grande hauteur, est йtale.
Alors le flux et le reflux n'ont aucune action sensible, et le
bac ne risque pas d'кtre entraоnй, soit au fond du golfe, soit en
plein Ocйan.

L'instant favorable n'arriva qu'а six heures du soir; mon oncle,
moi, le guide, deux passeurs et les quatre chevaux, nous avions
pris place dans une sorte de barque plate assez fragile.  Habituй
que j'йtais aux bacs а vapeur de l'Elbe, je trouvai les rames des
bateliers un triste engin mйcanique.  Il fallut plus d'une heure
pour traverser le fjцrd; mais enfin le passage se fit sans
accident.

Une demi-heure aprиs, nous atteignions l'«aoalkirkja» de Gardдr.



XIII


Il aurait dы faire nuit, mais sous le soixante cinquiиme
parallиle, la clartй diurne des rйgions polaires ne devait pas
m'йtonner; en Islande, pendant les mois de juin et juillet, le
soleil ne se couche pas.

Nйanmoins la tempйrature s'йtait abaissйe; j'avais froid, et
surtout faim.  Bienvenu fut le «bцer» qui s'ouvrit
hospitaliиrement pour nous recevoir.

C'йtait la maison d'un paysan, mais, en fait d'hospitalitй, elle
valait celle d'un roi.  A notre arrivйe, le maоtre vint nous
tendre la main, et, sans plus de cйrйmonie, il nous fit signe de
le suivre.

Le suivre, en effet, car l'accompagner eыt йtй impossible.  Un
passage long, йtroit, obscur, donnait accиs dans cette habitation
construite en poutres а peine йquarries et permettait d'arriver а
chacune des chambres; celles-ci йtaient au nombre de quatre: la
cuisine, l'atelier de tissage, la «badstofa», chambre а coucher
de la famille, et, la meilleure entre toutes, la chambre des
йtrangers.  Mon oncle, а la taille duquel on n'avait pas songй en
bвtissant la maison, ne manqua pas de donner trois ou quatre fois
de la tкte contre les saillies du plafond.

On nous introduisit dans notre chambre, sorte de grande salle
avec un sol de terre battue et йclairйe d'une fenкtre dont les
vitres йtaient faites de membranes de mouton assez peu
transparentes.  La literie se composait de fourrage sec jetй dans
deux cadres de bois peints en rouge et ornйs de sentences
islandaises.  Je ne m'attendais pas а ce confortable; seulement,
il rйgnait dans cette maison une forte odeur de poisson sec, de
viande macйrйe et de lait aigre dont mon odorat se trouvait assez
mal.

Lorsque nous eыmes mis de cфtй notre harnachement de voyageurs,
la voix de l'hфte se fit entendre, qui nous conviait а passer
dans la cuisine, seule piиce oщ l'on fit du feu, mкme par les
plus grands froids.

Mon oncle se hвta d'obйir а cette amicale injonction.  Je le
suivis.

La cheminйe de la cuisine йtait d'un modиle antique; au milieu de
la chambre, une pierre pour tout foyer; au toit, un trou par
lequel s'йchappait la fumйe.  Cette cuisine servait aussi de
salle а manger.

A notre entrйe, l'hфte, comme s'il ne nous avait pas encore vus,
nous salua du mot «saellvertu,» qui signifie «soyez heureux», et
il vint nous baiser sur la joue.

Sa femme, aprиs lui, prononзa les mкmes paroles, accompagnйes du
mкme cйrйmonial; puis les deux йpoux, plaзant la main droite sur
leur coeur, s'inclinиrent profondйment.

Je me hвte de dire que l'Islandaise йtait mиre de dix-neuf
enfants, tous, grands et petits, grouillant pкle-mкle au milieu
des volutes de fumйe dont le foyer remplissait la chambre.  A
chaque instant j'apercevais une petite tкte blonde et un peu
mйlancolique sortir de ce brouillard.  On eыt dit une guirlande
d'anges insuffisamment dйbarbouillйs.

Mon oncle et moi, nous fоmes trиs bon accueil а cette «couvйe»,
et bientфt il y eut trois ou quatre de ces marmots sur nos
йpaules, autant sur nos genoux et le reste entre nos jambes.
Ceux qui parlaient rйpйtaient «saellvertu» dans tous les tons
imaginables.  Ceux qui ne parlaient pas n'en criaient que mieux.

Ce concert fut interrompu par l'annonce du repas.  En ce moment
rentra le chasseur, qui venait de pourvoir а la nourriture des
chevaux, c'est-а-dire qu'il les avait йconomiquement lвchйs а
travers champs; les pauvres bкtes devaient se contenter de
brouter la mousse rare des rochers, quelques fucus peu
nourrissants, et le lendemain elles ne manqueraient pas de venir
d'elles-mкmes reprendre le travail de la veille.

«Saellvertu,» fit Hans en entrant.

Puis tranquillement, automatiquement, sans qu'un baiser fыt plus
accentuй que l'autre, il embrassa l'hфte, l'hфtesse et leurs
dix-neuf enfants.

La cйrйmonie terminйe, on se mit а table, au nombre de
vingt-quatre, et par consйquent les uns sur les autres, dans le
vйritable sens de l'expression.  Les plus favorisйs n'avaient que
deux marmots sur les genoux.

Cependant le silence se fit dans ce petit monde а l'arrivйe de la
soupe, et la taciturnitй naturelle, mкme aux gamins islandais,
reprit son empire.  L'hфte nous servit une soupe au lichen et
point dйsagrйable, puis une йnorme portion de poisson sec nageant
dans du beurre aigri depuis vingt ans, et par consйquent bien
prйfйrable au beurre frais, d'aprиs les idйes gastronomiques de
l'Islande.  Il y avait avec cela du «skyr», sorte de lait caillй,
accompagnй de biscuit et relevй par du jus de baies de geniиvre;
enfin, pour boisson, du petit lait mкlй d'eau, nommй «blanda»
dans le pays.  Si cette singuliиre nourriture йtait bonne ou non,
c'est ce dont je ne pus juger.  J'avais faim, et, au dessert,
j'avalai jusqu'а la derniиre bouchйe une йpaisse bouillie de
sarrasin.

Le repas terminй, les enfants disparurent; les grandes personnes
entourиrent le foyer oщ brыlaient de la tourbe, des bruyиres, du
fumier de vache et des os de poissons dessйchйs.  Puis, aprиs
cette «prise de chaleur», les divers groupes regagnиrent leurs
chambres respectives.  L'hфtesse offrit de nous retirer, suivant
la coutume, nos bas et nos pantalons; mais, sur un refus des plus
gracieux de notre part, elle n'insista pas, et je pus enfin me
blottir dans ma couche de fourrage.

Le lendemain, а cinq heures, nous faisions nos adieux au paysan
islandais; mon oncle eut beaucoup de peine а lui faire accepter
une rйmunйration convenable, et Hans donna le signal du dйpart.

А cent pas de Gardдr, le terrain commenзa а changer d'aspect; le
sol devint marйcageux et moins favorable а la marche.  Sur la
droite, la sйrie des montagnes se prolongeait indйfiniment comme
un immense systиme de fortifications naturelles, dont nous
suivions la contrescarpe; souvent des ruisseaux se prйsentaient а
franchir qu'il fallait nйcessairement passer а guй et sans trop
mouiller les bagages.

Le dйsert se faisait de plus en plus profond; quelquefois,
cependant, une ombre humaine semblait fuir au loin; si les
dйtours de la route nous rapprochaient inopinйment de l'un de ces
spectres, j'йprouvais un dйgoыt soudain а la vue d'une tкte
gonflйe, а peau luisante, dйpourvue de cheveux, et de plaies
repoussantes que trahissaient les dйchirures de misйrables
haillons.

La malheureuse crйature ne venait pas tendre sa main dйformйe;
elle se sauvait, au contraire, mais pas si vite que Hans ne l'eыt
saluйe du «saellvertu» habituel.

--«Spetelsk,» disait-il.

--Un lйpreux!» rйpйtait mon oncle.

Et ce mot seul produisait son effet rйpulsif.  Cette horrible
affection de la lиpre est assez commune en Islande; elle n'est
pas contagieuse, mais hйrйditaire; aussi le mariage est-il
interdit а ces misйrables.

Ces apparitions n'йtaient pas de nature и йgayer le paysage qui
devenait profondйment triste; les derniиres touffes d'herbes
venaient mourir sous nos pieds.  Pas un arbre, si ce n'est
quelques bouquets de bouleaux nains semblables а des
broussailles.  Pas un animal, sinon quelques chevaux, de ceux que
leur maоtre ne pouvait nourrir, et qui erraient sur les mornes
plaines.  Parfois un faucon planait dans les nuages gris et
s'enfuyait а tire-d'aile vers les contrйes du sud; je me laissais
aller а la mйlancolie de cette nature sauvage, et mes souvenirs
me ramenaient а mon pays natal.

II fallut bientфt traverser plusieurs petits fjцrds sans
importance, et enfin un vйritable golfe; la marйe, йtale alors,
nous permit de passer sans attendre et de gagner le hameau
d'Alftanes, situй un mille au delа.

Le soir, aprиs avoir coupй а guй deux riviиres riches en truites
et en brochets, l'Alfa et l'Heta, nous fыmes obligйs de passer la
nuit dans une masure abandonnйe, digne d'кtre hantйe par tous les
lutins de la mythologie Scandinave; а coup sыr le gйnie du froid
y avait йlu domicile, et il fоt des siennes pendant toute la
nuit.

La journйe suivante ne prйsenta aucun incident particulier.
Toujours mкme sol marйcageux, mкme uniformitй, mкme physionomie
triste.  Le soir, nous avions franchi la moitiй de la distance а
parcourir, et nous couchions а «l'annexia» de Krцsolbt.

Le 19 juin, pendant un mille environ, un terrain de lave
s'йtendit sous nos pieds; cette disposition du sol est appelйe
«hraun» dans le pays; la lave ridйe а la surface affectait des
formes de cвbles tantфt allongйs, tantфt roulйs sur eux-mкmes;
une immense coulйe descendait des montagnes voisines, volcans
actuellement йteints, mais dont ces dйbris attestaient la
violence passйe.  Cependant quelques fumйes de source chaudes
rampaient зa et lа.

Le temps nous manquait pour observer ces phйnomиnes; il fallait
marcher; bientфt le sol marйcageux reparut sous le pied de nos
montures; de petits lacs l'entrecoupaient.  Notre direction йtait
alors а l'ouest; nous avions en effet tournй la grande baie de
Faxa, et la double cime blanche du Sneffels se dressait dans les
nuages а moins de cinq milles.

Les chevaux marchaient bien; les difficultйs du sol ne les
arrкtaient pas; pour mon compte, je commenзais а devenir trиs
fatiguй; mon oncle demeurait ferme et droit comme au premier
jour; je ne pouvais m'empкcher de l'admirer а l'йgal du chasseur,
qui regardait cette expйdition comme une simple promenade.

Le samedi 20 juin, а six heures du soir, nous atteignions Bьdir,
bourgade situйe sur le bord de la mer, et le guide rйclamait sa
paye convenue.  Mon oncle rйgla avec lui.  Ce fut la famille mкme
de Hans, c'est-а-dire ses oncles et cousins germains, qui nous
offrit l'hospitalitй; nous fыmes bien reзus, et sans abuser des
bontйs de ces braves gens, je me serais volontiers refait chez
eux des fatigues du voyage.  Mais mon oncle, qui n'avait rien а
refaire, ne l'entendait pas ainsi, et le lendemain il fallut
enfourcher de nouveau nos bonnes bкtes.

Le sol se ressentait du voisinage de la montagne dont les racines
de granit sortaient de terre: comme celles d'un vieux chкne.
Nous contournions l'immense base du volcan.  Le professeur ne le
perdait pas des yeux; il gesticulait, il semblait le prendre au
dйfi et dire: «Voilа donc le gйant que je vais dompter!» Enfin,
aprиs vingt-quatre heures de marche, les chevaux s'arrкtиrent
d'eux-mкmes а la porte du presbytиre de Stapi.



XIV


Stapi est une bourgade formйe d'une trentaine de huttes, et bвtie
en pleine lave sous les rayons du soleil rйflйchis par le volcan.
Elle s'йtend au fond d'un petit fjord encaissй dans une muraille
du plus йtrange effet.

On sait que le basalte est une roche brune d'origine ignйe; elle
affecte des formes rйguliиres qui surprennent par leur
disposition.  Ici la nature procиde gйomйtriquement et travaille
а la maniиre humaine, comme si elle eыt maniй l'йquerre, le
compas et le fil а plomb.  Si partout ailleurs elle fait de l'art
avec ses grandes masses jetйes sans ordre, ses cфnes а peine
йbauchйs, ses pyramides imparfaites, avec la bizarre succession
de ses lignes, ici, voulant donner l'exemple de la rйgularitй, et
prйcйdant les architectes des premiers вges, elle a crйй un ordre
sйvиre, que ni les splendeurs de Babylone ni les merveilles de la
Grиce n'ont jamais dйpassй.

J'avais bien entendu parler de la Chaussйe dos Gйants en Irlande,
et de la Grotte de Fingal dans l'une des Hйbrides, mais le
spectacle d'une substruction basaltique ne s'йtait pas encore
offert а mes regards.

Or, а Stapi, ce phйnomиne apparaissait dans toute sa beautй.

La muraille du fjцrd, comme toute la cфte de la presqu'оle, se
composait d'une suite de colonnes verticales, hautes de trente
pieds.  Ces fыts droits et d'une proportion pure supportaient une
archivolte, faite de colonnes horizontales dont le surplombement
formait demi-voыte au-dessus de la mer.  A de certains
intervalles, et sous cet impluvium naturel, l'oeil surprenait des
ouvertures ogivales d'un dessin admirable, а travers lesquelles
les flots du large venaient se prйcipiter en йcumant.  Quelques
tronзons de basalte, arrachйs par les fureurs de l'Ocйan,
s'allongeaient sur le sol comme les dйbris d'un temple antique,
ruines йternellement jeunes, sur lesquelles passaient les siиcles
sans les entamer.

Telle йtait la derniиre йtape de notre voyage terrestre.  Hans
nous y avait conduits avec intelligence, et je me rassurais un
peu en songeant qu'il devait nous accompagner encore.

En arrivant а la porte de la maison du recteur, simple cabane
basse, ni plus belle, ni plus confortable que ses voisines, je
vis un homme en train de ferrer un cheval, le marteau а la main,
et le tablier de cuir aux reins.

«Saelvertu,» lui dit le chasseur.

--«God dag,» rйpondit le marйchal-ferrant en parfait danois.

--«Kyrkoherde,» fit Hans en se retournant vers mon oncle.

--Le recteur!  rйpйta ce dernier.  Il paraоt, Axel, que ce brave
homme est le recteur.»

Pendant ce temps, le guide mettait le «kyrkoherde» au courant de
la situation; celui-ci, suspendant son travail, poussa une sorte
de cri en usage sans doute entre chevaux et maquignons, et
aussitфt une grande mйgиre sortit de la cabane.  Si elle ne
mesurait pas six pieds de haut, il ne s'en fallait guиre.

Je craignais qu'elle ne vоnt offrir aux voyageurs le baiser
islandais; mais il n'en fut rien, et mкme elle mit assez peu de
bonne grвce а nous introduire dans sa maison.

La chambre des йtrangers me parut кtre la plus mauvaise du
presbytиre, йtroite, sale et infecte.  Il fallut s'en contenter;
le recteur ne semblait pas pratiquer l'hospitalitй antique.  Loin
de lа.  Avant la fin du jour, je vis que nous avions affaire а un
forgeron, а un pкcheur, а un chasseur, а un charpentier, et pas
du tout а un ministre du Seigneur.  Nous, йtions en semaine, il
est vrai.  Peut-кtre se rattrapait-il le dimanche.

Je ne veux pas dire du mal de ces pauvres prкtres qui, aprиs
tout, sont fort misйrables; ils reзoivent du gouvernement danois
un traitement ridicule et perзoivent le quart de la dоme de leur
paroisse, ce qui ne fait pas une somme de soixante marks
courants[1].  De lа, nйcessitй de travailler pour vivre; mais а
pйcher, а chasser, а ferrer des chevaux, on finit par prendre les
maniиres, le ton et les moeurs des chasseurs, des pкcheurs et
autres gens un peu rudes; le soir mкme je m'aperзus que notre
hфte ne comptait pas la sobriйtй au nombre de ses vertus.

  [1] Monnaie de Hambourg, 30 fr. environ.

Mon oncle comprit vite а quel genre d'homme il avait affaire; au
lieu d'un brave et digne savant, il trouvait un paysan lourd et
grossier; il rйsolut donc de commencer au plus tфt sa grande
expйdition et de quitter cette cure peu hospitaliиre.  Il ne
regardait pas а ses fatigues et rйsolut d'aller passer quelques
jours dans la montagne.

Les prйparatifs de dйpart furent donc faits dиs le lendemain de
notre arrivйe а Stapi.  Hans loua les services de trois Islandais
pour remplacer les chevaux dans le transport des bagages; mais,
une fois arrivйs au fond du cratиre, ces indigиnes devaient
rebrousser chemin et nous abandonner а nous-mкmes.  Ce point fut
parfaitement arrкtй.

A cette occasion, mon oncle dut apprendre au chasseur que son
intention йtait de poursuivre la reconnaissance du volcan jusqu'а
ses derniиres limites.

Hans se contenta d'incliner la tкte.  Aller lа ou ailleurs,
s'enfoncer dans les entrailles de son оle ou la parcourir, il n'y
voyait aucune diffйrence; quant а moi, distrait jusqu'alors par
les incidents du voyage, j'avais un peu oubliй l'avenir, mais
maintenant je sentais l'йmotion me reprendre de plus belle.  Qu'y
faire?  Si j'avais pu tenter de rйsister au professeur
Lidenbrock, c'йtait а Hambourg et non au pied du Sneffels.

Une idйe, entre toutes, me tracassait fort, idйe effrayante et
faite pour йbranler des nerfs moins sensibles que les miens.

«Voyons, me disais-je, nous allons gravir le Sneffels.  Bien.
Nous allons visiter son cratиre.  Bon.  D'autres l'ont fait qui
n'en sont pas morts.  Mais ce n'est pas tout.  S'il se prйsente
un chemin pour descendre dans les entrailles du sol, si ce
malencontreux Saknussemm a dit vrai, nous allons nous perdre au
milieu des galeries souterraines du volcan.  Or, rien n'affirme
que le Sneffels soit йteint?  Qui prouve qu'une йruption ne se
prйpare pas?  De ce que le monstre dort depuis 1229, s'ensuit-il
qu'il ne puisse se rйveiller?  Et, s'il se rйveille, qu'est-ce
que nous deviendrons?»

Cela demandait la peine d'y rйflйchir, et j'y rйflйchissais.  Je
ne pouvais dormir sans rкver d'йruption; or, le rфle de scorie me
paraissait assez brutal а jouer.

Enfin je n'y tins plus; je rйsolus de soumettre le cas а mon
oncle le plus adroitement possible, et sous la forme d'une
hypothиse parfaitement irrйalisable.

J'allai le trouver.  Je lui fis part de mes craintes, et je me
reculai pour le laisser йclater а son aise.

«J'y pensais,» rйpondit-il simplement.

Que signifiaient ces paroles!  Allait-il donc entendre la voix de
la raison?  Songeait-il а suspendre ses projets?  C'eыt йtй trop
beau pour кtre possible..

Aprиs quelques instants de silence, pendant lesquels je n'osais
l'interroger, il reprit en disant:

«J'y pensais.  Depuis notre arrivйe а Stapi, je me suis prйoccupй
de la grave question que tu viens de me soumettre, car il ne faut
pas agir en imprudents.

--Non, rйpondis-je avec force.

--Il y a six cents ans que le Sneffels est muet; mais il peut
parler.  Or les йruptions sont toujours prйcйdйes par des
phйnomиnes parfaitement connus; j'ai donc interrogй les habitants
du pays, j'ai йtudiй le sol, et je puis te le dire, Axel, il n'y
aura pas d'йruption.»

A cette affirmation je restai stupйfait, et je ne pus rйpliquer.

«Tu doutes de mes paroles?  dit mon oncle, eh bien!  suis-moi.»

J'obйis machinalement.  En sortant du presbytиre, le professeur
prit un chemin direct qui, par une ouverture de la muraille
basaltique, s'йloignait de la mer.  Bientфt nous йtions en rase
campagne, si l'on peut donner ce nom а un amoncellement immense
de dйjections volcaniques; le pays paraissait comme йcrasй sous
une pluie de pierres йnormes, de trapp, de basalte, de granit et
de toutes les roches pyroxйniques.

Je voyais зa et lа des fumerolles monter dans les airs; ces
vapeurs blanches nommйes «reykir» en langue islandaise, venaient
des sources thermales, et elles indiquaient, par leur violence,
l'activitй volcanique du sol.  Cela me paraissait justifier mes
craintes.  Aussi je tombai de mon haut quand mon oncle me dit:

«Tu vois toutes ces fumйes, Axel; eh bien, elles prouvent que
nous n'avons rien а redouter des fureurs du volcan!

--Par exemple!  m'йcriai-je.

--Retiens bien ceci, reprit le professeur: aux approches d'une
йruption, ces fumerolles redoublent d'activitй pour disparaоtre
complиtement pendant la durйe du phйnomиne, car les fluides
йlastiques, n'ayant plus la tension nйcessaire, prennent le
chemin des cratиres au lieu de s'йchapper а travers les fissures
du globe.  Si donc ces vapeurs se maintiennent dans leur йtat
habituel, si leur йnergie ne s'accroоt pas, si tu ajoutes а cette
observation que le vent, la pluie ne sont pas remplacйs par un
air lourd et calme, tu peux affirmer qu'il n'y aura pas
d'йruption prochaine.

--Mais...

--Assez.  Quand la science a prononcй, il n'y a plus qu'а se
taire,»

Je revins а la cure l'oreille basse; mon oncle m'avait battu avec
des arguments scientifiques.  Cependant j'avais encore un espoir,
c'est qu'une fois arrivйs au fond du cratиre, il serait
impossible, faute de galerie, de descendre plus profondйment, et
cela en dйpit de tous les Saknussemm du monde.

Je passai la nuit suivante en plein cauchemar au milieu d'un
volcan et des profondeurs de la terre, je me sentis lancй dans
les espaces planйtaires sous la forme de roche йruptive.

Le lendemain, 23 juin, Hans nous attendait avec ses compagnons
chargйs des vivres, des outils et des instruments.  Deux bвtons
ferrйs, deux fusils, deux cartouchiиres, йtaient rйservйs а mon
oncle et а moi.  Hans, en homme de prйcaution, avait ajoutй а nos
bagages une outre pleine qui, jointe а nos gourdes, nous assurait
de l'eau pour huit jours.

Il йtait neuf heures du matin.  Le recteur et sa haute mйgиre
attendaient devant leur porte.  Ils voulaient sans doute nous
adresser l'adieu suprкme de l'hфte au voyageur.  Mais cet adieu
prit la forme inattendue d'une note formidable, oщ l'on comptait
jusqu'а l'air de la maison pastorale, air infect, j'ose le dire.
Ce digne couple nous ranзonnait comme un aubergiste suisse et
portait а un beau prix son hospitalitй surfaite.

Mon oncle paya sans marchander.  Un homme qui partait pour le
centre de la terre ne regardait pas а quelques rixdales.

Ce point rйglй, Hans donna le signal du dйpart, et quelques
instants aprиs nous avions quittй Stapi.



XV


Le Sneffels est haut de cinq mille pieds; il termine, par son
double cфne, une bande trachytique qui se dйtache du systиme
orographique de l'оle.  De notre point de dйpart on ne pouvait
voir ses deux pics se profiler sur le fond grisвtre du ciel.
J'apercevais seulement une йnorme calotte de neige abaissйe sur
le front du gйant.

Nous marchions en file, prйcйdйs du chasseur; celui-ci remontait
d'йtroits sentiers oщ deux personnes n'auraient pas pu aller de
front.  Toute conversation devenait donc а peu prиs impossible.

Au delа de la muraille basaltique du fjцrd de Stapi, se prйsenta
d'abord un sol de tourbe herbacйe et fibreuse, rйsidu de
l'antique vйgйtation des marйcages de la presqu'оle; la masse de
ce combustible encore inexploitй suffirait а chauffer pendant un
siиcle toute la population de l'Islande; cette vaste tourbiиre,
mesurйe du fond de certains ravins, avait souvent soixante-dix
pieds de haut et prйsentait des couches successives de dйtritus
carbonisйs, sйparйes par des feuillets de tuf ponceux.

En vйritable neveu du professeur Lidenbrock et malgrй mes
prйoccupations, j'observais avec intйrкt les curiositйs
minйralogiques йtalйes dans ce vaste cabinet d'histoire
naturelle; en mкme temps je refaisais dans mon esprit toute
l'histoire gйologique de l'Islande.

Cette оle, si curieuse, est йvidemment sortie du fond des eaux а
une йpoque relativement moderne; peut-кtre mкme s'йlиve-t-elle
encore par un mouvement insensible.  S'il en est ainsi, on ne
peut attribuer son origine qu'а l'action des feux souterrains.
Donc, dans ce cas, la thйorie de Humphry Davy, le document de
Saknussemm, les prйtentions de mon oncle, tout s'en allait en
fumйe.  Cette hypothиse me conduisit а examiner attentivement la
nature du sol, et je me rendis bientфt compte de la succession
des phйnomиnes qui prйsidиrent а la formation de l'оle.

L'Islande, absolument privйe de terrain sйdimentaire, se compose
uniquement de tuf volcanique, c'est-а-dire d'un agglomйrat de
pierres et de roches d'une texture poreuse.  Avant l'existence
des volcans; elle йtait faite d'un massif trappйen, lentement
soulevй au-dessus des flots par la poussйe des forces centrales.
Les feux intйrieurs n'avaient pas encore fait irruption au
dehors.

Mais, plus tard, une large fente se creusa diagonalement du
sud-ouest au nord-ouest de l'оle, par laquelle s'йpancha peu а
peu toute la pвte trachytique.  Le phйnomиne s'accomplissait
alors sans violence; l'issue йtait йnorme, et les matiиres
fondues, rejetйes des entrailles du globe, s'йtendirent
tranquillement en vastes nappes ou en masses mamelonnйes.  A
cette йpoque apparurent les fedspaths, les syйnites et les
porphyres.

Mais, grвce а cet йpanchement, l'йpaisseur de l'оle s'accrut
considйrablement, et, par suite, sa force de rйsistance.  On
conзoit quelle quantitй de fluides йlastiques s'emmagasina dans
son sein, lorsqu'elle n'offrit plus aucune issue, aprиs le
refroidissement de la croыte trachytique.  Il arriva donc un
moment oщ la puissance mйcanique de ces gaz fut telle qu'ils
soulevиrent la lourde йcorce et se creusиrent de hautes
cheminйes.  De lа le volcan fait du soulиvement de la croыte,
puis le cratиre subitement trouй au sommet du volcan.

Alors aux phйnomиnes йruptifs succйdиrent les phйnomиnes
volcaniques; par les ouvertures nouvellement formйes
s'йchappиrent d'abord les dйjections basaltiques, dont la plaine
que nous traversions en ce moment offrait а nos regards les plus
merveilleux spйcimens.  Nous marchions sur ces roches pesantes
d'un gris foncй que le refroidissement avait moulйes en prismes а
base hexagone.  Au loin se voyaient un grand nombre de cфnes
aplatis, qui furent jadis autant de bouches ignivomes.

Puis, l'йruption basaltique йpuisйe, le volcan, dont la force
s'accrut de celle des cratиres йteints, donna passade aux laves
et а ces tufs de cendres et de scories dont j'apercevais les
longues coulйes йparpillйes sur ses flancs comme une chevelure
opulente.

Telle fut la succession des phйnomиnes qui constituиrent
l'Islande; tous provenaient de l'action des feux intйrieurs, et
supposer que la masse interne ne demeurait pas dans un йtat
permanent d'incandescente liquiditй, c'йtait folie.  Folie
surtout de prйtendre atteindre le centre du globe!

Je me rassurais donc sur l'issue de notre entreprise, tout en
marchant а l'assaut du Sneffels.

La route devenait de plus en plus difficile; le sol montait; les
йclats de roches s'йbranlaient, et il fallait la plus scrupuleuse
attention pour йviter des chutes dangereuses.

Hans s'avanзait tranquillement comme sur un terrain uni; parfois
il disparaissait derriиre les grands blocs, et nous le perdions
de vue momentanйment; alors un sifflement aigu, йchappй de ses
lиvres, indiquait la direction а suivre.  Souvent aussi il
s'arrкtait, ramassait quelques dйbris de rocs, les disposait
d'une faзon reconnaissable et formait ainsi des amers destinйs а
indiquer la route du retour.  Prйcaution bonne en soi, mais que
les йvйnements futurs rendirent inutile.

Trois fatigantes heures de marche nous avaient amenйs seulement а
la base de la montagne.  Lа, Hans fit signe de s'arrкter, et un
dйjeuner sommaire fut partagй entre tous.  Mon oncle mangeait les
morceaux doubles pour aller plus vite.  Seulement, cette halte de
rйfection йtant aussi une halte de repos, il dut attendre le bon
plaisir du guide, qui donna le signal du dйpart une heure aprиs.
Les trois Islandais, aussi taciturnes que leur camarade le
chasseur, ne prononcиrent pas un seul mot et mangиrent sobrement.

Nous commencions maintenant а gravir les pentes du Sneffels; son
neigeux sommet, par une illusion d'optique frйquente dans les
montagnes, me paraissait fort rapprochй, et cependant, que de
longues heures avant de l'atteindre!  quelle fatigue surtout!
Les pierres qu'aucun ciment de terre, aucune herbe ne liaient
entre elles, s'йboulaient sous nos pieds et allaient se perdre
dans la plaine avec la rapiditй d'une avalanche.

En de certains endroits, les flancs du mont faisaient avec
l'horizon un angle de trente-six degrйs au moins; il йtait
impossible de les gravir, et ces raidillons pierreux devaient
кtre tournйs non sans difficultй.  Nous nous prкtions alors un
mutuel secours а l'aide de nos bвtons.

Je dois dire que mon oncle se tenait prиs de moi le plus
possible; il ne me perdait pas de vue, et en mainte occasion, son
bras me fournit un solide appui.  Pour son compte, il avait sans
doute le sentiment innй de l'йquilibre, car il ne bronchait pas.
Les Islandais, quoique chargйs grimpaient avec une agilitй de
montagnards.

A voir la hauteur de la cime du Sneffels, il me semblait
impossible qu'on pыt l'atteindre de ce cфtй, si l'angle
d'inclinaison des pentes ne se fermait pas.  Heureusement, aprиs
une heure de fatigues et de tours de force, au milieu du vaste
tapis de neige dйveloppй sur la croupe du volcan, une sorte
d'escalier se prйsenta inopinйment, qui simplifia notre
ascension.  Il йtait formй par l'un de ces torrents de pierres
rejetйes par les йruptions, et dont le nom islandais est «stinв».
Si ce torrent n'eыt pas йtй arrкtй dans sa chute par la
disposition des flancs de la montagne, il serait allй se
prйcipiter dans la mer et former des оles nouvelles.

Tel il йtait, tel il nous servit fort; la raideur des pentes
s'accroissait, mais ces marches de pierres permettaient de les
gravir aisйment, et si rapidement mкme, qu'йtant restй un moment
en arriиre pendant que mes compagnons continuaient leur
ascension, je les aperзus dйjа rйduits, par l'йloignement, а une
apparence microscopique.

A sept heures du soir nous avions montй les deux mille marches de
l'escalier, et nous dominions une extumescence de la montagne,
sorte d'assise sur laquelle s'appuyait le cфne proprement dit du
cratиre.

La mer s'йtendait а une profondeur de trois mille deux cents
pieds; nous avions dйpassй la limite des neiges perpйtuelles,
assez peu йlevйe en Islande par suite de l'humiditй constante du
climat.  Il faisait un froid violent; le vent soufflait avec
force.  J'йtais йpuisй.  Le professeur vit bien que mes jambes me
refusaient tout service, et, malgrй son impatience, il se dйcida
а s'arrкter.  Il fit donc signe au chasseur, qui secoua la tкte
en disant:

--«Ofvanfцr.»

--Il parait qu'il faut aller plus haut, dit mon oncle.

Puis il demanda а Hans le motif de sa rйponse.

--«Mistour», rйpondit le guide.

--«Ja, mistour,» rйpйta l'un des Islandais d'un ton effrayй.

--Que signifie ce mot?  demandai-je avec inquiйtude.

--Vois,» dit mon oncle.

Je portai mes regards vers la plaine; une immense colonne de
pierre ponce pulvйrisйe, de sable et de poussiиre s'йlevait en
tournoyant comme une trombe; le vent la rabattait sur le flanc du
Sneffels, auquel nous йtions accrochйs; ce rideau opaque йtendu
devant le soleil produisait une grande ombre jetйe sur la
montagne.  Si cette trombe s'inclinait, elle devait
inйvitablement nous enlacer dans ses tourbillons.  Ce phйnomиne,
assez frйquent lorsque le vent souffle des glaciers, prend le nom
de «mistour» en langue islandaise.

«Hastigt, hastigt,» s'йcria notre guide.

Sans savoir le danois, je compris qu'il nous fallait suivre Hans
au plus vite.  Celui-ci commenзa а tourner le cфne du cratиre,
mais en biaisant, de maniиre а faciliter la marche; bientфt, la
trombe s'abattit sur la montagne, qui tressaillit а son choc; les
pierres saisies dans les remous du vent volиrent en pluie comme
dans une йruption.  Nous йtions, heureusement, sur le versant
opposй et а l'abri de tout danger; sans la prйcaution du guide,
nos corps dйchiquetйs, rйduits en poussiиre, fussent retombйs au
loin comme le produit de quelque mйtйore inconnu.

Cependant Hans ne jugea pas prudent de passer la nuit sur les
flancs du cфne.  Nous continuвmes notre ascension en zigzag; les
quinze cents pieds qui restaient а franchir prirent prиs de cinq
heures; les dйtours, les biais et contremarches mesuraient trois
lieues au moins.  Je n'en pouvais plus; je succombais au froid et
а la faim.  L'air, un peu rarйfiй, ne suffisait pas au jeu de mes
poumons.

Enfin, а onze heures du soir, en pleine obscuritй, le sommet du
Sneffels fut atteint, et, avant d'aller m'abriter а l'intйrieur
du cratиre, j'eus le temps d'apercevoir «le soleil de minuit» au
plus bas de sa carriиre, projetant ses pвles rayons sur l'оle
endormie а mes pieds



XVI


Le souper fut rapidement dйvorй et la petite troupe se casa de
son mieux.  La couche йtait dure, l'abri peu solide, la situation
fort pйnible, а cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer.
Cependant mon sommeil fut particuliиrement paisible pendant cette
nuit, l'une des meilleures que j'eusse passйes depuis longtemps.
Je ne rкvai mкme pas.

Le lendemain on se rйveilla а demi gelй par un air trиs vif, aux
rayons d'un beau soleil.  Je quittai ma couche de granit et
j'allai jouir du magnifique spectacle qui se dйveloppait а mes
regards.

J'occupais le sommet de l'un des deux pics du Sneffels, celui du
sud.  De lа ma vue s'йtendait sur la plus grande partie de l'оle;
l'optique, commune а toutes les grandes hauteurs, en relevait les
rivages, tandis que les parties centrales paraissaient s'enfoncer.  
On eыt dit qu'une de ces cartes en relief d'Helbesmer s'йtalait
sous mes pieds; je voyais les vallйes profondes se croiser en
tous sens, les prйcipices se creuser comme des puits, les lacs se
changer en йtangs, les riviиres se faire ruisseaux.  Sur ma
droite se succйdaient les glaciers sans nombre et les pics
multipliйs, dont quelques-uns s'empanachaient de fumйes lйgиres.
Les ondulations de ces montagnes infinies, que leurs couches de
neige semblaient rendre йcumantes, rappelaient а mon souvenir la
surface d'une mer agitйe.  Si je me retournais vers l'ouest,
l'Ocйan s'y dйveloppait dans sa majestueuse йtendue, comme une
continuation de ces sommets moutonneux.  Oщ finissait la terre,
oщ commenзaient les flots, mon oeil le distinguait а peine.

Je me plongeais ainsi dans cette prestigieuse extase que donnent
les hautes cimes, et cette fois, sans vertige, car je
m'accoutumais enfin а ces sublimes contemplations.  Mes regards
йblouis se baignaient dans la transparente irradiation des rayons
solaires, j'oubliais qui j'йtais, oщ j'йtais, pour vivre de la
vie des elfes ou des sylphes, imaginaires habitants de la
mythologie scandinave; je m'enivrais de la voluptй des hauteurs,
sans songer aux abоmes dans lesquels ma destinйe allait me
plonger avant peu.  Mais je fus ramenй au sentiment de la rйalitй
par l'arrivйe du professeur et de Hans, qui me rejoignirent au
sommet du pic.

Mon oncle, se tournant vers l'ouest, m'indiqua de la main une
lйgиre vapeur, une brume, une apparence de terre qui dominait la
ligne des flots.

«Le Groлnland, dit-il.

--Le Groлnland?  m'йcriai-je.

--Oui; nous n'en sommes pas а trente-cinq lieues, et, pendant les
dйgels, les ours blancs arrivent jusqu'а l'Islande, portйs sur
les glaзons du nord.  Mais cela importe peu.  Nous sommes au
sommet du Sneffels; voici deux pics, l'un au sud, l'autre au
nord.  Hans va nous dire de quel nom les Islandais appellent
celui qui nous porte en ce moment.»

La demande formulйe, le chasseur rйpondit: «Scartaris.»

Mon oncle me jeta un coup d'oeil triomphant.  «Au cratиre!»
dit-il.

Le cratиre du Sneffels reprйsentait un cфne renversй dont
l'orifice pouvait avoir une demi-lieue de diamиtre.  Sa
profondeur, je l'estimais а deux mille pieds environ.  Que l'on
juge de l'йtat d'un pareil rйcipient, lorsqu'il s'emplissait de
tonnerres et de flammes.  Le fond de l'entonnoir ne devait pas
mesurer plus de cinq cents pieds de tour, de telle sorte que ses
pentes assez douces permettaient d'arriver facilement а sa partie
infйrieure.  Involontairement, je comparais ce cratиre а un
йnorme tromblon йvasй, et la comparaison m'йpouvantait.

«Descendre dans un tromblon, pensai-je, quand il est peut-кtre
chargй et qu'il peut partir au moindre choc, c'est l'oeuvre de
fous.»

Mais je n'avais pas а reculer.  Hans, d'un air indiffйrent,
reprit la tкte de la troupe.  Je le suivis sans mot dire.

Afin de faciliter la descente, Hans dйcrivait а l'intйrieur du
cфne des ellipses trиs allongйes; il fallait marcher au milieu
des roches йruptives, dont quelques-unes, йbranlйes dans leurs
alvйoles, se prйcipitaient en rebondissant jusqu'au fond de
l'abоme.  Leur chute dйterminait des rйverbйrations d'йchos d'une
йtrange sonoritй.

Certaines parties du cфne formaient des glaciers intйrieurs; Hans
ne s'avanзait alors qu'avec une extrкme prйcaution, sondant le
sol de son bвton ferrй pour y dйcouvrir les crevasses.  A de
certains passages douteux, il devint nйcessaire de nous lier par
une longue corde, afin que celui auquel le pied viendrait а
manquer inopinйment se trouvвt soutenu par ses compagnons.  Cette
solidaritй йtait chose prudente, mais elle n'excluait pas tout
danger.

Cependant, et malgrй les difficultйs de la descente sur des
pentes que le guide ne connaissait pas, la route se fit sans
accident, sauf la chute d'un ballot de cordes qui s'йchappa des
mains d'un Islandais et alla par le plus court jusqu'au fond de
l'abоme.

A midi nous йtions arrivйs.  Je relevai lа tкte, et j'aperзus
l'orifice supйrieur du cфne, dans lequel s'encadrait un morceau
de ciel d'une circonfйrence singuliиrement rйduite, mais presque
parfaite.  Sur un point seulement se dйtachait le pic du
Scartaris, qui s'enfonзait dans l'immensitй.

Au fond du cratиre s'ouvraient trois cheminйes par lesquelles, au
temps des йruptions du Sneffels, le foyer central chassait ses
laves et ses vapeurs.  Chacune de ces cheminйes avait environ
cent pieds de diamиtre.  Elles йtaient lа bйantes sous nos pas.
Je n'eus pas la force d'y plonger mes regards.  Le professeur
Lidenbrock, lui, avait fait un examen rapide de leur disposition;
il йtait haletant; il courait de l'une а l'autre, gesticulant et
lanзant des paroles incomprйhensibles.  Hans et ses compagnons,
assis sur des morceaux de lave, le regardaient faire; ils le
prenaient йvidemment pour un fou.

Tout а coup mon oncle poussa un cri; je crus qu'il venait de
perdre pied et de tomber dans l'un des trois gouffres.  Mais non.
Je l'aperзus, les bras йtendus, les jambes йcartйes, debout
devant un roc de granit posй au centre du cratиre, comme un
йnorme piйdestal fait pour la statue d'un Pluton.  Il йtait dans
la pose d'un homme stupйfait, mais dont la stupйfaction fit
bientфt place а une joie insensйe.

«Axel!  Axel!  s'йcria-t-il, viens!  viens!»

J'accourus.  Ni Hans ni les Islandais ne bougиrent.

«Regarde,» me dit le professeur.

Et, partageant sa stupйfaction, sinon sa joie, je lus sur la face
occidentale du bloc, en caractиres runiques а demi-rongйs par le
temps, ce nom mille fois maudit:

      D0 E6 B3 C5 BC D0 B4 B3 A2 BC BC C5 EF

«Arne Saknussemm!  s'йcria mon oncle, douteras-tu encore?»

Je ne rйpondis pas, et je revins consternй а mon banc de lave.
L'йvidence m'йcrasait.

Combien de temps demeurai-je ainsi plongй dans mes rйflexions, je
l'ignore.  Tout ce que je sais, c'est qu'en relevant la tкte je
vis mon oncle et Hans seuls au fond du cratиre.  Les Islandais
avaient йtй congйdiйs, et maintenant ils redescendaient les
pentes extйrieures du Sneffels pour regagner Stapi.

Hans dormait tranquillement au pied d'un roc, dans une coulйe de
lave oщ il s'йtait fait un lit improvisй; mon oncle tournait au
fond du cratиre, comme une bкte sauvage dans la fosse d'un
trappeur.  Je n'eus ni l'envie ni la force de me lever, et,
prenant exemple sur le guide, je me laissai aller а un douloureux
assoupissement, croyant entendre des bruits ou sentir des
frissonnements dans les flancs de la montagne.

Ainsi se passa cette premiиre nuit au fond du cratиre.

Le lendemain, un ciel gris, nuageux, lourd, s'abaissa sur le
sommet du cфne.  Je ne m'en aperзus pas tant а l'obscuritй du
gouffre qu'а la colиre dont mon oncle fut pris.

J'en compris la raison, et un reste d'espoir me revint au coeur.
Voici pourquoi.

Des trois routes ouvertes sous nos pas, une seule avait йtй
suivie par Saknussemm.  Au dire du savant islandais, on devait la
reconnaоtre а cette particularitй signalйe dans le cryptogramme,
que l'ombre du Scartaris venait en caresser les bords pendant les
derniers jours du mois de juin.

On pouvait, en effet, considйrer ce pic aigu comme le style d'un
immense cadran solaire, dont l'ombre а un jour donnй marquait le
chemin du centre du globe.

Or, si le soleil venait а manquer, pas d'ombre.  Consйquemment,
pas d'indication.  Nous йtions au 25 juin.  Que le ciel demeurвt
couvert pendant six jours, et il faudrait remettre l'observation
а une autre annйe.

Je renonce а peindre l'impuissante colиre du professeur
Lidenbrock.  La journйe se passa, et aucune ombre ne vint
s'allonger sur le font du cratиre.  Hans ne bougea pas de sa
place; il devait pourtant se demander ce que nous attendions,
s'il se demandait quelque chose!  Mon oncle ne m'adressa pas une
seule fois la parole.  Ses regards, invariablement tournйs vers
le ciel, se perdaient dans sa teinte grise et brumeuse.

Le 26, rien encore, une pluie mкlйe de neige tomba pendant toute
la journйe.  Hans construisit une hutte avec des morceaux de
lave.  Je pris un certain plaisir а suivre de l'oeil les milliers
de cascades improvisйes sur les flancs du cфne, et dont chaque
pierre accroissait l'assourdissant murmure.

Mon oncle ne se contenait plus.  Il y avait de quoi irriter un
homme plus patient, car c'йtait vйritablement йchouer au port.

Mais aux grandes douleurs le ciel mкle incessamment les grandes
joies, et il rйservait au professeur Lidenbrock une satisfaction
йgale а ses dйsespйrants ennuis.

Le lendemain le ciel fut encore couvert, mais le dimanche, 28
juin, l'antйpйnultiиme jour du mois, avec le changement de lune
vint le changement de temps.  Le soleil versa ses rayons а flots
dans le cratиre.  Chaque monticule, chaque roc, chaque pierre,
chaque aspйritй eut part а sa bienfaisante effluve et projeta
instantanйment son ombre sur le sol.  Entre toutes, celle du
Scartaris se dessina comme une vive arкte et se mit а tourner
insensiblement vers l'astre radieux,

Mon oncle tournait avec elle.

A midi, dans sa pйriode la plus courte, elle vint lйcher
doucement le bord de la cheminйe centrale.

«C'est lа!  s'йcria le professeur, c'est lа!  Au centre du
globe!» ajouta-t-il en danois.

Je regardai Hans.

«Forьt!» fit tranquillement le guide.

--En avant!» rйpondit mon oncle.

Il йtait une heure et treize minutes du soir.



XVII


Le vйritable voyage commenзait.  Jusqu'alors les fatigues
l'avaient emportй sur les difficultйs; maintenant celles-ci
allaient vйritablement naоtre sous nos pas.

Je n'avais point encore plongй mon regard dans ce puits
insondable oщ j'allais m'engouffrer.  Le moment йtait venu.  Je
pouvais encore ou prendre mon parti de l'entreprise ou refuser de
la tenter.  Mais j'eus honte de reculer devant le chasseur.  Hans
acceptait si tranquillement l'aventure, avec une telle
indiffйrence, une si parfaite insouciance de tout danger, que je
rougis а l'idйe d'кtre moins brave que lui.  Seul, j'aurais
entamй la sйrie des grands argumente; mais, en prйsence du guide,
je me tus; un de mes souvenirs s'envola vers ma jolie
Virlandaise, et je m'approchai de la cheminйe centrale.

J'ai dit qu'elle mesurait cent pieds de diamиtre, ou trois cents
pieds de tour.  Je me penchai au-dessus d'un roc qui surplombait,
et je regardai; mes cheveux se hйrissиrent.  Le sentiment du vide
s'empara de mon кtre.  Je sentis le centre de gravitй se dйplacer
en moi et le vertige monter а ma tиte comme une ivresse.  Rien de
plus capiteux que cette attraction de l'abоme.  J'allais tomber.
Une main me retint.  Celle de Hans.  Dйcidйment, je n'avais pas
pris assez de leзons de gouffre а la Frelsers-Kirk de Copenhague.

Cependant, si peu que j'eusse hasardй mes regards dans ce puits,
je m'йtais rendu compte de sa conformation.  Ses parois, presque
а pic, prйsentaient cependant de nombreuses saillies qui devaient
faciliter la descente; mais si l'escalier ne manquait pas, la
rampe faisait dйfaut.  Une corde attachйe а l'orifice aurait
suffi pour nous soutenir, mais comment la dйtacher, lorsqu'on
serait parvenu а son extrйmitй infйrieure?

Mon oncle employa un moyen fort simple pour obvier а cette
difficultй.  Il dйroula une corde de la grosseur du pouce et
longue de quatre cents pieds; il en laissa filer d'abord la
moitiй, puis il l'enroula autour d'un bloc de lave qui faisait
saillie et rejeta l'autre moitiй dans la cheminйe.  Chacun de
nous pouvait alors descendre en rйunissant dans sa main les deux
moitiйs de la corde qui ne pouvait se dйfiler; une fois descendus
de deux cents pieds, rien ne nous serait plus aisй que de la
ramener en lвchant un bout et en halant sur l'autre.  Puis, on
recommencerait cet exercice _usque ad infinitum_.

«Maintenant, dit mon oncle aprиs avoir achevй ces prйparatifs,
occupons-nous des bagages; ils vont кtre divisйs en trois
paquets, et chacun de nous en attachera un sur son dos; j'entends
parler seulement des objets fragiles.»

L'audacieux professeur ne nous comprenait йvidemment pas dans
cette derniиre catйgorie.

«Hans, reprit-il, va se charger des outils et d'une partie des
vivres; toi, Axel, d'un second tiers des vivres et des armes;
moi, du reste des vivres et des instruments dйlicats.

--Mais, dis-je, et les vкtements, et cette masse de cordes et
d'йchelles, qui se chargera de les descendre?

--Ils descendront tout seuls.

--Comment cela?  demandai-je fort йtonnй.

--Tu vas le voir.»

Mon oncle employait volontiers les grands moyens et sans hйsiter.
Sur son ordre, Hans rйunit en un seul colis les objets non
fragiles, et ce paquet, solidement cordй, fut tout bonnement
prйcipitй dans le gouffre.

J'entendis ce mugissement sonore produit par le dйplacement des
couches d'air.  Mon oncle, penchй sur l'abоme, suivait d'un oeil
satisfait la descente de ses bagages, et ne se releva qu'aprиs
les avoir perdus de vue.

«Bon, fit-il.  A nous maintenant.»

Je demande а tout homme de bonne foi s'il йtait possible
d'entendre sans frissonner de telles paroles!

Le professeur attacha sur son dos le paquet des instruments; Hans
prit celui des outils, moi celui des armes.  La descente commenзa
dans l'ordre suivant: Hans, mon oncle et moi.  Elle se fit dans
un profond silence, troublй seulement par la chute des dйbris de
roc qui se prйcipitaient dans l'abоme.

Je me laissai couler, pour ainsi dire, serrant frйnйtiquement la
double corde d'une main, de l'autre m'arc-boutant au moyen de mon
bвton ferrй.  Une idйe unique me dominait: je craignais que le
point d'appui ne vint а manquer.  Cette corde me paraissait bien
fragile pour supporter le poids de trois personnes.  Je m'en
servais le moins possible, opйrant des miracles d'йquilibre sur
les saillies de lave que mon pied cherchait а saisir comme une
main.

Lorsqu'une de ces marches glissantes venait а s'йbranler sous le
pas de Hans, il disait de sa voix tranquille:

--«Gif akt!»

--Attention!» rйpйtait mon oncle.

Aprиs une demi-heure, noua йtions arrivйs sur la surface d'un roc
fortement engagй dans la paroi de la cheminйe.

Hans tira la corde par l'un de ses bouts; l'autre s'йleva dans
l'air; aprиs avoir dйpassй le rocher supйrieur, il retomba en
raclant les morceaux de pierres et de laves, sorte de pluie, ou
mieux, de grкle fort dangereuse.

En me penchant au-dessus de notre йtroit plateau, je remarquai
que le fond du trou йtait encore invisible.

La manoeuvre de la corde recommenзa, et une demi-heure aprиs nous
avions gagnй une nouvelle profondeur de deux cents pieds.

Je ne sais si le plus enragй gйologue eыt essayй d'йtudier,
pendant cette descente, la nature des terrains qui
l'environnaient.  Pour mon compte, je ne m'en inquiйtai guиre;
qu'ils fussent pliocиnes, miocиnes, йocиnes, crйtacйs,
jurassiques, triasiques, perniens, carbonifиres, dйvoniens,
siluriens ou primitifs, cela me prйoccupa peu.  Mais le
professeur, sans doute, fit ses observations ou prit ses notes,
car, а l'une des haltes, il me dit:

«Plus je vais, plus j'ai confiance; la disposition de ces
terrains volcaniques donne absolument raison а la thйorie de
Davy.  Nous sommes en plein sol primordial, sol dans lequel s'est
produit l'opйration chimique des mйtaux enflammйs au contact de
l'air et de l'eau; je repousse absolument le systиme d'une
chaleur centrale; d'ailleurs, nous verrons bien.»

Toujours la mкme conclusion.  On comprend que je ne m'amusai pas
а discuter.  Mon silence fut pris pour un assentiment, et la
descente recommenзa.

Au bout de trois heures, je n'entrevoyais pas encore le fond de
la cheminйe.  Lorsque je relevais la tкte, j'apercevais son
orifice qui dйcroissait sensiblement; ses parois, par suite de
leur lйgиre inclinaison, tendaient а se rapprocher, l'obscuritй
se faisait peu а peu.

Cependant nous descendions toujours; il me semblait que les
pierres dйtachйes des parois s'engloutissaient avec une
rйpercussion plus mate et qu'elles devaient rencontrer
promptement le fond de l'abоme.

Comme j'avais eu soin de noter exactement nos manoeuvres de
corde, je pus me rendre un compte exact de la profondeur atteinte
et du temps йcoulй.

Nous avions alors rйpйtй quatorze fois cette manoeuvre qui durait
une demi-heure.  C'йtait donc sept heures, plus quatorze quarts
d'heure de repos ou trois heures et demie.  En tout, dix heures
et demie.  Nous йtions partis а une heure, il devait кtre onze
heures en ce moment.

Quant а la profondeur а laquelle nous йtions parvenus, ces
quatorze manoeuvres d'une corde de deux cents pieds donnaient
deux mille huit cents pieds.

En ce moment la voix de Hans se fit entendre:

--«Halt!» dit-il.

Je m'arrкtai court au moment oщ j'allais heurter de mes pieds la
tкte de mon oncle.

«Nous sommes arrivйs, dit celui-ci.

--Oщ?  demandai-je en me laissant glisser prиs de lui.

--Au fond de la cheminйe perpendiculaire.

--Il n'y a donc pas d'autre issue?

--Si, une sorte de couloir que j'entrevois et qui oblique vers la
droite.  Nous verrons cela demain.  Soupons d'abord et nous
dormirons aprиs.»

L'obscuritй n'йtait pas encore complиte.  On ouvrit le sac aux
provisions, on mangea et l'on se coucha de son mieux sur un lit
de pierres et de dйbris de lave.

Et quand, йtendu sur le dos, j'ouvris les yeux, j'aperзus un
point brillant а l'extrйmitй de ce tube long de trois mille
pieds, qui se transformait en une gigantesque lunette.

C'йtait une йtoile dйpouillйe de toute scintillation et qui,
d'aprиs mes calculs, devait кtre sigma de la petite Ourse.

Puis je m'endormis d'un profond sommeil.



XVII


A huit heures du matin, un rayon du jour vint nous rйveiller.
Les mille facettes de lave des parois le recueillaient а son
passage et l'йparpillaient comme une pluie d'йtincelles.

Cette lueur йtait assez forte pour permettre de distinguer les
objets environnants.

«Eh bien!  Axel, qu'en dis-tu?  fit mon oncle en se frottant les
mains.  As-tu jamais passй une nuit plus paisible dans notre
maison de Kцnigstrasse.  Plus de bruit de charrettes, plus de
cris de marchands, plus de vocifйrations de bateliers!

--Sans doute, nous sommes fort tranquilles au fond de ce puits;
mais ce calme mкme a quelque chose d'effrayant.

--Allons donc, s'йcria mon oncle, si tu t'effrayes dйjа, que
sera-ce plus tard?  Nous ne sommes pas encore entrйs d'un pouce
dans les entrailles de la terre?

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire que nous avons atteint seulement le sol de l'оle!
Ce long tube vertical, qui aboutit au cratиre du Sneffels,
s'arrкte а peu prиs au niveau de la mer.

--En кtes-vous certain?

--Trиs certain; consulte le baromиtre, tu verras!»

En effet, le mercure, aprиs avoir peu а peu remontй dans
l'instrument а mesure que notre descente s'effectuait, s'йtait
arrкtй а vingt-neuf pouces.

«Tu le vois, reprit le professeur, nous n'avons encore que la
pression d'une atmosphиre, et il me tarde que le manomиtre vienne
remplacer ce baromиtre.»

Cet instrument allait, en effet, nous devenir inutile, du moment
que le poids de l'air dйpasserait sa pression calculйe au niveau
de l'Ocйan.

«Mais, dis-je, n'est-il pas а craindre que cette pression
toujours croissante ne soit fort pйnible?

--Non.  Nous descendrons lentement, et nos poumons s'habitueront
а respirer une atmosphиre plus comprimйe.  Les aйronautes
finissent par manquer d'air en s'йlevant dans les couches
supйrieures; nous, nous en aurons trop peut-кtre.  Mais j'aime
mieux cela.  Ne perdons pas un instant.  Oщ est le paquet qui
nous a prйcйdйs dans l'intйrieur de la montagne?

Je me souvins alors que nous l'avions vainement cherchй la veille
au soir.  Mon oncle interrogea Hans, qui, aprиs avoir regardй
attentivement avec ses yeux de chasseur, rйpondit:

«Der huppe!»

--Lа-haut.»

En effet, ce paquet йtait accrochй а une saillie de roc, а une
centaine de pieds au-dessus de notre tкte.  Aussitфt l'agile
Islandais grimpa comme un chat et, en quelques minutes, le paquet
nous rejoignit.

«Maintenant, dit mon oncle, dйjeunons; mais dйjeunons comme des
gens qui peuvent avoir une longue course а faire.»

Le biscuit et la viande sиche furent arrosйs de quelques gorgйes
d'eau mкlйe de geniиvre.

Le dйjeuner terminй, mon oncle tira de sa poche un carnet destinй
aux observations; il prit successivement ses divers instruments
et nota les donnйes suivantes:

              Lundi 1er juillet.

       _Chronomиtre: 8 h. 17 m. du matin.  
       Baromиtre: 29p. 7 l.
       Thermomиtre: 6°.
       Direction: E.-S.-E._

Cette derniиre observation s'appliquait а la galerie obscure et
fut donnйe par la boussole.

«Maintenant, Axel, s'йcria le professeur d'une voix enthousiaste,
nous allons nous enfoncer vйritablement dans les entrailles du
globe.  Voici donc le moment prйcis auquel notre voyage
commence.»

Cela dit, mon oncle prit d'une main l'appareil de Ruhmkorff
suspendu a son cou; de l'autre, il mit en communication le
courant йlectrique avec le serpentin de la lanterne, et une assez
vive lumiиre dissipa les tйnиbres de la galerie.

Hans portait le second appareil, qui fut йgalement mis en
activitй.  Cette ingйnieuse application de l'йlectricitй nous
permettait d'aller longtemps en crйant un jour artificiel, mкme
au milieu des gaz les plus inflammables.

«En route!» fit mon oncle.

Chacun reprit son ballot.  Hans se chargea de pousser devant lui
le paquet des cordages et des habits, et, moi troisiиme, nous
entrвmes dans la galerie.

Au moment de m'engouffrer dans ce couloir obscur, je relevai la
tкte, et j'aperзus une derniиre fois, par le champ de l'immense
tube, ce ciel de l'Islande «que je ne devais plus jamais revoir.»

La lave, а la derniиre йruption de 1229, s'йtait frayй un passage
а travers ce tunnel.  Elle tapissait l'intйrieur d'un enduit
йpais et brillant; la lumiиre йlectrique s'y rйflйchissait en
centuplant son intensitй.

Toute la difficultй de la route consistait а ne pas glisser trop
rapidement sur une pente inclinйe а quarante-cinq degrйs environ;
heureusement, certaines йrosions, quelques boursouflures,
tenaient lieu de marches, et nous n'avions qu'а descendre en
laissant filer nos bagages retenus par une longue corde.

Mais ce qui se faisait marche sous nos pieds devenait stalactites
sur les autres parois; la lave, poreuse en de certains endroits,
prйsentait de petites ampoules arrondies; des cristaux de quartz
opaque, ornйs de limpides gouttes de verre et suspendus а la
voыte comme des lustres, semblaient s'allumer а notre passage.
On eыt dit que les gйnies du gouffre illuminaient leur palais
pour recevoir les hфtes de la terre.

«C'est magnifique!  m'йcriai-je involontairement.  Quel
spectacle, mon oncle!  Admirez-vous ces nuances de la lave qui
vont du rouge brun au jaune йclatant par dйgradations
insensibles?  Et ces cristaux qui nous apparaissent comme des
globes lumineux?

--Ah!  tu y viens, Axel!  rйpondit mon oncle.  Ah!  tu trouves
cela splendide, mon garзon!  Tu en verras bien d'autres, je
l'espиre.  Marchons!  marchons!»

II aurait dit plus justement «glissons,» car nous nous laissions
aller sans fatigue sur des pentes inclinйes.  C'йtait le «facilis
descensus Averni», de Virgile.  La boussole, que je consultais
frйquemment, indiquait la direction du sud-est avec une
imperturbable rigueur.  Cette coulйe de lave n'obliquait ni d'un
cфtй ni de l'autre.  Ella avait l'inflexibilitй de la ligne
droite.

Cependant la chaleur n'augmentait pas d'une faзon sensible; cela
donnait raison aux thйories de Davy, et plus d'une fois je
consultai le thermomиtre avec йtonnement.  Deux heures aprиs le
dйpart, il ne marquait encore que 10°, c'est-а-dire un
accroissement de 4°.  Cela m'autorisait а penser que notre
descente йtait plus horizontale que verticale.  Quant а connaоtre
exactement la profondeur atteinte, rien de plus facile.  Le
professeur mesurait exactement les angles de dйviation et
d'inclinaison de la route, mais il gardait pour lui le rйsultat
de ses observations.

Le soir, vers huit heures, il donna le signal d'arrкt.  Hans
aussitфt s'assit; les lampes furent accrochйes а une saillie de
lave.  Nous йtions dans une sorte de caverne oщ l'air ne manquait
pas.  Au contraire.  Certains souffles arrivaient jusqu'а nous.
Quelle cause les produisait?  A quelle agitation atmosphйrique
attribuer leur origine?  C'est une question que je ne cherchai
pas а rйsoudre en ce moment; la faim et la fatigue me rendaient
incapable de raisonner.  Une descente de sept heures consйcutives
ne se fait pas sans une grande dйpense de forces.  J'йtais
йpuisй.  Le mot halte me fit donc plaisir а entendre.  Hans йtala
quelques provisions sur un bloc de lave, et chacun mangea avec
appйtit.  Cependant une chose m'inquiйtait; notre rйserve d'eau
йtait а demi consommйe.  Mon oncle comptait la refaire aux
sources souterraines, mais jusqu'alors celles-ci manquaient
absolument.  Je ne pus m'empкcher d'attirer son attention sur ce
sujet.

«Cette absence de sources te surprend?  dit-il.

--Sans doute, et mкme elle m'inquiиte; nous n'avons plus d'eau
que pour cinq jours.

--Sois tranquille, Axel, je te rйponds que nous trouverons de
l'eau, et plus que nous n'en voudrons.

--Quand cela?

--Quand nous aurons quittй cette enveloppe de lave.  Comment
veux-tu que des sources jaillissent а travers ces parois?

--Mais peut-кtre cette coulйe se prolonge-t-elle а de grandes
profondeurs?  Il me semble que nous n'avons pas encore fait
beaucoup de chemin verticalement?

--Qui te fait supposer cela?

--C'est que si nous йtions trиs avancйs dans l'intйrieur de
l'йcorce terrestre, la chaleur serait plus forte.

--D'aprиs ton systиme, rйpondit mon oncle; et qu'indique le
thermomиtre?

--Quinze degrйs а peine, ce qui ne fait qu'un accroissement de
neuf degrйs depuis notre dйpart.

--Eh bien, conclus.

--Voici ma conclusion.  D'aprиs les observations les plus
exactes, l'augmentation de la tempйrature а l'intйrieur du globe
est d'un degrй par cent pieds.  Mais certaines conditions de
localitй peuvent modifier ce chiffre.  Ainsi, а Yakoust en
Sibйrie, on a remarquй que l'accroissement d'un degrй avait lieu
par trente-six pieds; cela dйpend йvidemment de la conductibilitй
des roches.  J'ajouterai aussi que, dans le voisinage d'un volcan
йteint, et а travers le gneiss, on a remarquй que l'йlйvation de
la tempйrature йtait d'un degrй seulement pour cent vingt-cinq
pieds.  Prenons donc cette derniиre hypothиse, qui est la plus
favorable, et calculons.

--Calcule, mon garзon.

--Rien n'est plus facile, dis-je en disposant des chiffres sur
mon carnet.  Neuf fois cent vingt-cinq pieds donnant onze cent
vingt-cinq pieds de profondeur.

--Rien de plus exact.

--Eh bien?

--Eh bien, d'aprиs mes observations, nous sommes arrivйs а dix
mille pieds au-dessous du niveau de la mer,

--Est-il possible?

--Oui, ou les chiffres ne sont plus les chiffres!»

Les calculs du professeur йtaient exacts; nous avions dйjа
dйpassй de six mille pieds les plus grandes profondeurs atteintes
par l'homme, telles que les mines de Kitz-Bahl dans le Tyrol, et
celles de Wuttemberg en Bohиme.

La tempйrature, qui aurait dы кtre de quatre-vingt-un degrйs en
cet endroit, йtait de quinze а peine.  Cela donnait
singuliиrement а rйflйchir.



XIX


Le lendemain, mardi 30 juin, а six heures, la descente fut
reprise.

Nous suivions toujours la galerie de lave, vйritable rampe
naturelle, douce comme ces plans inclinйs qui remplacent encore
l'escalier dans les vieilles maisons.  Ce fut ainsi jusqu'а midi
dix-sept minutes, instant prйcis oщ nous rejoignоmes Hans, qui
venait de s'arrкter.

«Ah!  s'йcria mon oncle, nous sommes parvenus а l'extrйmitй de la
cheminйe.»

Je regardai autour de moi; nous йtions au centre d'un carrefour,
auquel deux routes venaient aboutir, toutes deux sombres et
йtroites.  Laquelle convenait-il de prendre?  Il y avait lа une
difficultй.

Cependant mon oncle ne voulut paraоtre hйsiter ni devant moi ni
devant le guide; il dйsigna le tunnel de l'est, et bientфt nous y
йtions enfoncйs tous les trois.

D'ailleurs toute hйsitation devant ce double chemin se serait
prolongйe indйfiniment, car nul indice ne pouvait dйterminer le
choix de l'un ou de l'autre; il fallait s'en remettre absolument
au hasard.

La pente de cette nouvelle galerie йtait peu sensible, et sa
section fort inйgale; parfois une succession d'arceaux se
dйroulait devant nos pas comme les contre-nefs d'une cathйdrale
gothique; les artistes du moyen вge auraient pu йtudier lа toutes
les formes de cette architecture religieuse qui a l'ogive pour
gйnйrateur.  Un mille plus loin, notre tкte se courbait sous les
cintres surbaissйs du style roman, et de gros piliers engagйs
dans le massif pliaient sous la retombйe des voыtes.  A de
certains endroits, cette disposition faisait place а de basses
substructions qui ressemblaient aux ouvrages des castors, et nous
nous glissions en rampant а travers d'йtroits boyaux.

La chaleur se maintenait а un degrй supportable.
Involontairement je songeais а son intensitй, quand les laves
vomies par le Sneffels se prйcipitaient par cette route si
tranquille aujourd'hui.  Je m'imaginais les torrents de feu
brisйs aux angles de la galerie et l'accumulation des vapeurs
surchauffйes dans cet йtroit milieu!

«Pourvu, pensai-je, que le vieux volcan ne vienne pas а se
reprendre d'une fantaisie tardive!»

Ces rйflexions, je ne les communiquai point а l'oncle Lidenbrock;
il ne les eыt pas comprises.  Son unique pensйe йtait d'aller en
avant.  Il marchait, il glissait, il dйgringolait mкme, avec une
conviction qu'aprиs tout il valait mieux admirer.

A six heures du soir, aprиs une promenade peu fatigante, nous
avions gagnй deux lieues dans le sud, mais а peine un quart de
mille en profondeur.

Mon oncle donna le signal du repos.  On mangea sans trop causer,
et l'on s'endormit sans trop rйflйchir.

Nos dispositions pour la nuit йtaient fort simples: une
couverture de voyage dans laquelle on se roulait, composait toute
la literie.  Nous n'avions а redouter ni froid, ni visite
importune.  Les voyageurs qui s'enfoncent au milieu des dйserts
de l'Afrique, au sein des forкts du nouveau monde, sont forcйs de
se veiller les uns les autres pendant les heures du sommeil; mais
ici, solitude absolue et sйcuritй complиte.  Sauvages ou bкtes
fйroces, aucune de ces races malfaisantes n'йtait а craindre.

On se rйveilla le lendemain frais et dispos.  La route fut
reprise.  Nous suivions un chemin de lave comme la veille.
Impossible de reconnaоtre la nature des terrains qu'il
traversait.  Le tunnel, au lieu de s'enfoncer dans les entrailles
du globe, tendait а devenir absolument horizontal.  Je crus
remarquer mкme qu'il remontait vers la surface de la terre.
Cette disposition devint si manifeste vers dix heures du matin,
et par suite si fatigante, que je fus forcй de modйrer notre
marche.

«Eh bien, Axel?  dit impatiemment le professeur.

--Eh bien, je n'en peux plus, rйpondis-je

--Quoi!  aprиs trois heures de promenade sur une route si facile!

--Facile, je ne dis pas non, mais fatigante а coup sыr.

--Comment!  quand nous n'avons qu'а descendre!

--A monter, ne vous en dйplaise!

--A monter!  fit mon oncle en haussant les йpaules.

--Sans doute.  Depuis une demi-heure, les pentes se sont
modifiйes, et а les suivre ainsi, nous reviendrons certainement а
la terre d'Islande.»

Le professeur remua la tкte en homme qui ne veut pas кtre
convaincu.  J'essayai de reprendre la conversation.  Il ne me
rйpondit pas et donna le signal du dйpart.  Je vis bien que son
silence n'йtait que de la mauvaise humeur concentrйe.

Cependant j'avais repris mon fardeau avec courage, et je suivais
rapidement Hans, que prйcйdait mon oncle.  Je tenais а ne pas
кtre distancй; ma grande prйoccupation йtait de ne point perdre
mes compagnons de vue.  Je frйmissais а la pensйe de m'йgarer
dans les profondeurs de ce labyrinthe.

D'ailleurs, la route ascendante devenait plus pйnible, je m'en
consolais en songeant qu'elle me rapprochait de la surface de la
terre.  C'йtait un espoir.  Chaque pas le confirmait.

А midi un changement d'aspect se produisit dans les parois de la
galerie.  Je m'en aperзus а l'affaiblissement de la lumiиre
йlectrique rйflйchie par les murailles.  Au revкtement de lave
succйdait la roche vive; le massif se composait de couches
inclinйes et souvent disposйes verticalement.  Nous йtions en
pleine йpoque de transition, en pleine pйriode silurienne[1].

  [1] Ainsi nommйe parce que les terrains de cette pйriode sont
  fort йtendus en Angleterre, dans les contrйes habitйes
  autrefois par la peuplade celtique des Silures.

«C'est йvident, m'йcriai-je, les sйdiments des eaux ont formй, а
la seconde йpoque de la terre, ces schistes, ces calcaires et ces
grиs!  Nous tournons le dos au massif granitique!  Nous
ressemblons а des gens de Hambourg, qui prendraient le chemin de
Hanovre pour aller а Lubeck.»

J'aurais dы garder pour moi mes observations.  Mais mon
tempйrament de gйologue l'emporta sur la prudence, et l'oncle
Lidenbrock entendit mes exclamations.

«Qu'as-tu donc?  dit-il.

--Voyez!  rйpondis-je en lui montrant la succession variйe des
grиs, des calcaires et les premiers indices des terrains
ardoisйs.

--Eh bien?

--Nous voici arrivйs а cette pйriode pendant laquelle ont apparu
les premiиres plantes et les premiers animaux!

--Ah!  tu penses?

--Mais regardez, examinez, observez!»

Je forзai le professeur а promener sa lampe sur les parois de la
galerie.  Je m'attendais а quelque exclamation de sa part.  Mais,
loin de lа, il ne dit pas un mot, et continua sa route.

M'avait-il compris ou non?  Ne voulait-il pas convenir, par
amour-propre d'oncle et de savant, qu'il s'йtait trompй en
choisissant le tunnel de l'est, ou tenait-il а reconnaоtre ce
passage jusqu'а son extrйmitй?  Il йtait йvident que nous avions
quittй la route des laves, et que ce chemin ne pouvait conduire
au foyer du Sneffels.

Cependant je me demandai si je n'accordais pas une trop grande
importance а cette modification des terrains.  Ne me trompais-je
pas moi-mкme?  Traversions-nous rйellement ces couches de roches
superposйes au massif granitique?

«Si j'ai raison, pensai-je, je dois trouver quelque dйbris de
plante primitive, et il faudra bien me rendre а l'йvidence.
Cherchons.»

Je n'avais pas fait cent pas que des preuves incontestables
s'offrirent а mes yeux.  Cela devait кtre, car, а l'йpoque
silurienne, les mers renfermaient plus de quinze cents espиces
vйgйtales ou animales.  Mes pieds, habituйs au sol dur des laves,
foulиrent tout а coup une poussiиre faite de dйbris de plantes et
de coquille.  Sur les parois se voyaient distinctement des
empreintes de fucus et de lycopodes; le professeur Lidenbrock ne
pouvait s'y tromper; mais il fermait les yeux, j'imagine, et
continuait son chemin d'un pas invariable.

C'йtait de l'entкtement poussй hors de toutes limites.  Je n'y
tins plus.  Je ramassai une coquille parfaitement conservйe, qui
avait appartenu а un animal а peu prиs semblable au cloporte
actuel; puis je rejoignis mon oncle et je lui dis:

«Voyez!

--Eh bien, rйpondit-il tranquillement, c'est la coquille d'un
crustacй de l'ordre disparu des trilobites.  Pas autre chose.

--Mais n'en concluez-vous pas?...

--Ce que tu conclus toi-mкme?  Si.  Parfaitement.  Nous avons
abandonnй la couche de granit et la route des laves.  Il est
possible que je me sois trompй; mais je ne serai certain de mon
erreur qu'au moment oщ j'aurai atteint l'extrйmitй de cette
galerie.

--Vous avez raison d'agir ainsi, mon oncle, et je vous
approuverais fort si nous n'avions а craindre un danger de plus
en plus menaзant.

--Et lequel?

--Le manque d'eau.

--Eh bien!  nous nous rationnerons, Axel.



XX


En effet, il fallut se rationner.  Notre provision ne pouvait
durer plus de trois jours.  C'est ce que je reconnus le soir au
moment du souper.  Et, fвcheuse expectative, nous avions peu
d'espoir de rencontrer quelque source vive dans ces terrains de
l'йpoque de transition.

Pendant toute la journйe du lendemain la galerie dйroula devant
nos pas ses interminables arceaux.  Nous marchions presque sans
mot dire.  Le mutisme de Hans nous gagnait.

La route ne montait pas, du moins d'une faзon sensible; parfois
mкme elle semblait s'incliner.  Mais cette tendance, peu marquйe
d'ailleurs, ne devait pas rassurer le professeur, car la nature
des couches ne se modifiait pas, et la pйriode de transition
s'affirmait davantage.

La lumiиre йlectrique faisait splendidement йtinceler les
schistes, le calcaire et les vieux grиs rouges des parois; on
aurait pu se croire dans une tranchйe ouverte au milieu du
Devonshire, qui donna son nom а ce genre de terrains.  Des
spйcimens de marbres magnifiques revкtaient les murailles, les
uns, d'un gris agate avec des veines blanches capricieusement
accusйes, les autres, de couleur incarnat ou d'un jaune tachй de
plaques rouges, plus loin, des йchantillons de ces griottes а
couleurs sombres, dans lesquels le calcaire se relevait en
nuances vives.

La plupart de ces marbres offraient des empreintes d'animaux
primitifs; mais, depuis la veille, la crйation avait fait un
progrиs йvident.  Au lieu des trilobites rudimentaires,
j'apercevais des dйbris d'un ordre plus parfait; entre autres,
des poissons Ganoпdes et ces Sauropteris dans lesquels l'oeil du
palйontologiste a su dйcouvrir les premiиres formes du reptile.
Les mers dйvoniennes йtaient habitйes par un grand nombre
d'animaux de cette espиce, et elles les dйposиrent par milliers
sur les roches de nouvelle formation.

Il devenait йvident que nous remontions l'йchelle de la vie
animale dont l'homme occupe le sommet.  Mais le professeur
Lidenbrock ne paraissait pas y prendre garde.

Il attendait deux choses: ou qu'un puits vertical vоnt а s'ouvrir
sous ses pieds et lui permettre de reprendre sa descente; ou
qu'un obstacle l'empкchвt de continuer cette route.  Mais le soir
arriva sans que cette espйrance se fыt rйalisйe,

Le vendredi, aprиs une nuit pendant laquelle je commenзai а
ressentir les tourments de la soif, notre petite troupe s'enfonзa
de nouveau dans les dйtours de la galerie.

Aprиs dix heures de marche, je remarquai que la rйverbйration de
nos lampes sur les parois diminuait singuliиrement.  Le marbre,
le schiste, le calcaire, les grиs des murailles, faisaient place
а un revкtement sombre et sans йclat.  A un moment oщ le tunnel
devenait fort йtroit, je m'appuyai sur sa paroi.

Quand je retirai ma main, elle йtait entiиre ment noire.  Je
regardai de plus prиs.  Nous йtions en pleine houillиre.

«Une mine de charbon!  m'йcriai-je.

--Une mine sans mineurs, rйpondit mon oncle.

--Eh!  qui sait?

--Moi, je sais, rйpliqua le professeur d'un ton bref, et je suis
certain que cette galerie percйe а travers ces couches de houille
n'a pas йtй faite de la main des hommes.  Mais que ce soit ou non
l'ouvrage de la nature, cela m'importe peu.  L'heure du souper
est venue.  Soupons.»

Hans, prйpara quelques aliments.  Je mangeai а peine, et je bus
les quelques gouttes d'eau qui formaient ma ration.  La gourde du
guide а demi pleine, voilа tout ce qui restait pour dйsaltйrer
trois hommes.

Aprиs leur repas, mes deux compagnons s'йtendirent sur leurs
couvertures et trouvиrent dans le sommeil un remиde а leurs
fatigues.  Pour moi, je ne pus dormir, et je comptai les heures
jusqu'au matin.

Le samedi, а six heures, on repartit.  Vingt minutes plus tard,
nous arrivions а une vaste excavation; je reconnus alors que la
main de l'homme ne pouvait pas avoir creusй cette houillиre; les
voыtes en eussent йtй йtanзonnйes, et vйritablement elles ne se
tenaient que par un miracle d'йquilibre.

Cette espиce de caverne comptait cent pieds de largeur sur cent
cinquante de hauteur.  Le terrain avait йtй violemment йcartй par
une commotion souterraine.  Le massif terrestre, cйdant а quelque
puissante poussйe, s'йtait disloquй, laissant ce large vide oщ
des habitants de la terre pйnйtraient pour la premiиre fois.

Toute l'histoire de la pйriode houillиre йtait йcrite sur ces
sombres parois, et un gйologue en pouvait suivre facilement les
phases diverses.  Les lits de charbon йtaient sйparйs par des
strates de grиs ou d'argile compacts, et comme йcrasйs par les
couches supйrieures.

А cet вge du monde qui prйcйda l'йpoque secondaire, la terre se
recouvrit d'immenses vйgйtations dues а la double action d'une
chaleur tropicale et d'une humiditй persistante.  Une atmosphиre
de vapeurs enveloppait le globe de toutes parts, lui dйrobant
encore les rayons du soleil.

De lа cette conclusion que les hautes tempйratures ne provenaient
pas de ce foyer nouveau; peut-кtre mкme l'astre du jour
n'йtait-il pas prкt а jouer son rфle йclatant.  Les «climats»
n'existaient pas encore, et une chaleur torride se rйpandait а la
surface entiиre du globe, йgale а l'Equateur et aux pфles.  D'oщ
venait-elle?  De l'intйrieur du globe.

En dйpit des thйories du professeur Lidenbrock, un feu violent
couvait dans les entrailles du sphйroпde; son action se faisait
sentir jusqu'aux derniиres couches de l'йcorce terrestre; les
plantes, privйes des bienfaisantes effluves du soleil, ne
donnaient ni fleurs ni parfums, mais leurs racines puisaient une
vie forte dans les terrains brыlants des premiers jours.

Il y avait peu d'arbres, des plantes herbacйes seulement,
d'immenses gazons, des fougиres, des lycopodes, des sigillaires,
des astйrophylites, familles rares dont les espиces se comptaient
alors par milliers.

Or c'est prйcisйment а cette exubйrante vйgйtation que la houille
doit son origine.  L'йcorce йlastique du globe obйissait aux
mouvements de la masse liquide qu'elle recouvrait.  De lа des
fissures, des affaissements nombreux; les plantes, entraоnйes
sous les eaux, formиrent peu а peu des amas considйrables.

Alors intervint l'action de la chimie naturelle, au fond des
mers, les masses vйgйtales se firent tourbe d'abord; puis, grвce
а l'influence des gaz, et sous le feu de la fermentation, elles
subirent une minйralisation complиte.

Ainsi se formиrent ces immenses couches de charbon que la
consommation de tous les peuples, pendant de longs siиcles
encore, ne parviendra pas а йpuiser.

Ces rйflexions me revenaient а l'esprit pendant que je
considйrais les richesses houillиres accumulйes dans cette
portion du massif terrestre.  Celles-ci, sans doute, ne seront
jamais mises а dйcouvert.  L'exploitation de ces mines reculйes
demanderait des sacrifices trop considйrables.  A quoi bon,
d'ailleurs, quand la houille est rйpandue pour ainsi dire а la
surface de la terre dans un grand nombre de contrйes?  Aussi,
telles je voyais ces couches intactes, telles elles seraient
encore lorsque sonnerait la derniиre heure du monde.

Cependant nous marchions, et seul de mes compagnons j'oubliais la
longueur de la route pour me perdre au milieu de considйrations
gйologiques.  La tempйrature restait sensiblement ce qu'elle
йtait pendant notre passage au milieu des laves et des schistes.
Seulement, mon odorat йtait affectй par une odeur fort prononcйe
de protocarbure d'hydrogиne.  Je reconnus immйdiatement, dans
cette galerie, la prйsence d'une notable quantitй de ce fluide
dangereux auquel les mineurs ont donnй le nom de grisou, et dont
l'explosion a si souvent causй d'йpouvantables catastrophes.

Heureusement nous йtions йclairйs par les ingйnieux appareils de
Ruhmkorff.  Si, par malheur, nous avions imprudemment explorй
cette galerie la torche а la main, une explosion terrible eыt
fini le voyage en supprimant les voyageurs.

Cette excursion dans la houillиre dura jusqu'au soir.  Mon oncle
contenait а peine l'impatience que lui causait l'horizontalitй de
la route.  Les tйnиbres, toujours profondes а vingt pas,
empкchaient d'estimer la longueur de la galerie, et je commenзai
а la croire interminable, quand soudain, а six heures, un mur se
prйsenta inopinйment а nous.  А droite, а gauche, en haut, en
bas, il n'y avait aucun passage.  Nous йtions arrivйs au fond
d'une impasse.

«Eh bien!  tant mieux!  s'йcria mon oncle, je sais au moins а
quoi m'en tenir.  Nous ne sommes pas sur la route de Saknussemm,
et il ne reste plus qu'а revenir en arriиre.  Prenons une nuit de
repos, et avant trois jours nous aurons regagnй le point oщ les
deux galeries se bifurquent.

--Oui, dis-je, si nous en avons la force!

--Et pourquoi non?

--Parce que, demain, l'eau manquera tout а fait.

--Et le courage manquera-t-il aussi?  fit le professeur en me
regardant d'un oeil sйvиre.»

Je n'osai lui rйpondre.



XXI


Le lendemain le dйpart eut lieu de grand matin.  Il fallait se
hвter.  Nous йtions а cinq jours de marche du carrefour.

Je ne m'appesantirai pas sur les souffrances de notre retour.
Mon oncle les supporta avec la colиre d'un homme qui ne se sent
pas le plus fort; Hans avec la rйsignation de sa nature
pacifique; moi, je l'avoue, me plaignant et me dйsespйrant; je ne
pouvais avoir de coeur contre cette mauvaise fortune.

Ainsi que je l'avais prйvu, l'eau fit tout а fait dйfaut а fa fin
du premier jour de marche; notre provision liquide se rйduisit
alors а du geniиvre; mais cette infernale liqueur brыlait le
gosier, et je ne pouvais mкme en supporter la vue.  Je trouvais
la tempйrature йtouffante; la fatigue me paralysait.  Plus d'une
fois, je faillis tomber sans mouvement.  On faisait halte alors;
mon oncle ou l'Islandais me rйconfortaient de leur mieux.  Mais
je voyais dйjа que le premier rйagissait pйniblement contre
l'extrкme fatigue et les tortures nйes de la privation d'eau.

Enfin, le mardi, 8 juillet, en nous traоnant sur les genoux, sur
les mains, nous arrivвmes а demi morts au point de jonction des
deux galeries.  Lа je demeurai comme une masse inerte, йtendu sur
le sol de lave.  Il йtait dix heures du matin.

Hans et mon oncle, accotйs а la paroi, essayиrent de grignoter
quelques morceaux de biscuit.  De longs gйmissements
s'йchappaient de mes lиvres tumйfiйes.  Je tombai dans un profond
assoupissement.

Au bout de quelque temps, mon oncle s'approcha de moi et me
souleva entre ses bras:

«Pauvre enfant!» murmura-t-il avec un vйritable accent de pitiй.

Je fus touchй de ces paroles, n'йtant pas habituй aux tendresses
du farouche professeur.  Je saisis ses mains frйmissantes dans
les miennes.  Il se laissa faire en me regardant.  Ses yeux
йtaient humides.

Je le vis alors prendre la gourde suspendue а son cфtй.  A ma
grande stupйfaction, il l'approcha de mes lиvres:

«Bois,» fit-il.

Avais-je bien entendu?  Mon oncle йtait-il fou?  Je le regardais
d'un air hйbйtй.  Je ne voulais pas le comprendre.  .

«Bois,» reprit-il.

Et relevant sa gourde, il la vida tout entiиre entre mos lиvres.

Oh!  jouissance infinie!  une gorgйe d'eau vint humecter ma
bouche en feu, une seule, mais elle suffit а rappeler en moi la
vie qui s'йchappait.

Je remerciai mon oncle en joignant les mains.

«Oui, fit-il, une gorgйe d'eau!  la derniиre!  entends-tu bien?
la derniиre!  Je l'avais prйcieusement gardйe au fond de ma
gourde.  Vingt fois, cent fois, j'ai dы rйsister а mon effrayant
dйsir de la boire!  Mais non, Axel, je la rйservais pour toi.

--Mon oncle!  murmurai-je pendant que de grosses larmes
mouillaient mes yeux.

--Oui, pauvre enfant, je savais qu'а ton arrivйe а ce carrefour,
tu tomberais а demi mort, et j'ai conservй mes derniиres gouttes
d'eau pour te ranimer.

--Merci!  merci!» m'йcriai-je.

Si peu que ma soif fut apaisйe, j'avais cependant retrouvй
quelque force.  Les muscles de mon gosier, contractйs
jusqu'alors, se dйtendaient; l'inflammation de mes lиvres s'йtait
adoucie.  Je pouvais parler.

«Voyons, dis-je, nous n'avons maintenant qu'un parti а prendre;
l'eau nous manque; il faut revenir sur nos pas.»

Pendant que je parlais ainsi, mon oncle йvitait de me regarder;
il baissait la tкte; ses yeux fuyaient les miens.

«Il faut revenir, m'йcriai-je, et reprendre le chemin du
Sneffels.  Que Dieu nous donne la force de remonter jusqu'au
sommet du cratиre!

Revenir!  fit mon oncle, comme s'il rйpondait plutфt а lui qu'а
moi-mкme.

--Oui, revenir, et sans perdre un instant.»

Il y eut un moment de silence assez long.

«Ainsi donc, Axel, reprit le professeur d'un ton bizarre, ces
quelques gouttes d'eau ne t'ont pas rendu le courage et
l'йnergie?

--Le courage!

--Je te vois abattu comme avant, et faisant encore entendre des
paroles de dйsespoir!»

A quel homme avais-je affaire et quels projets son esprit
audacieux formait-il encore?

«Quoi vous ne voulez pas?...

--Renoncer а cette expйdition, au moment oit tout annonce qu'elle
peut rйussir!  Jamais!

--Alors il faut se rйsigner а pйrir?

--Non, Axel, non!  pars.  Je ne veux pas ta mort!  Que Hans
t'accompagne.  Laisse-moi seul!

--Vous abandonner!

--Laisse-moi, te dis-je!  J'ai commencй ce voyage; je
l'accomplirai jusqu'au bout, ou je n'en reviendrai pas.  Va-t'en,
Axel, va-t'en!»

Mon oncle parlait avec une extrкme surexcitation.  Sa voix, un
instant attendrie, redevenait dure et menaзante.  Il luttait avec
une sombre йnergie contre l'impossible!  Je ne voulais pas
l'abandonner au fond de cet abоme, et, d'un autre cфtй,
l'instinct de la conservation me poussait а le fuir.

Le guide suivait cette scиne avec son indiffйrence accoutumйe.
Il comprenait cependant ce qui se passait entre ses deux
compagnons; nos gestes indiquaient assez la voie diffйrente oщ
chacun de nous essayait d'entraоner l'autre; mais Hans semblait
s'intйresser peu а la question dans laquelle son existence se
trouvait en jeu, prкt а partir si l'on donnait le signal du
dйpart, prкt а rester а la moindre volontй de son maоtre.

Que ne pouvais-je en cet instant me faire entendre de lui!  Mes
paroles, mes gйmissements, mon accent, auraient eu raison de
cette froide nature.  Ces dangers que le guide ne paraissait pas
soupзonner, je les lui eusse fait comprendre et toucher du doigt.
A nous deux nous aurions peut-кtre convaincu l'entкtй professeur.
Au besoin, nous l'aurions contraint а regagner les hauteurs du
Sneffels!

Je m'approchai de Hans.  Je mis ma main sur la sienne, il ne
bougea pas.  Je lui montrai la route du cratиre.  Il demeura
immobile.  Ma figure haletante disait toutes mes souffrances.
L'Islandais remua doucement la tкte, et dйsignant tranquillement
mon oncle:

«Master», fit-il.

--Le maоtre, m'йcriai-je!  insensй!  non, il n'est pas le maоtre
de ta vie!  il faut fuir!  il faut l'entraоner!  m'entends-tu!
me comprends-tu?»

J'avais saisi Hans par le bras.  Je voulais l'obliger а se lever.
Je luttais avec lui.  Mon oncle intervint.

«Du calme, Axel, dit-il.  Tu n'obtiendras rien de cet impassible
serviteur.  Ainsi, йcoute ce que j'ai а te proposer.»

Je me croisai les bras, en regardant mon onele bien en face.

«Le manque d'eau, dit-il, met seul obstacle а l'accomplissement
de mes projets.  Dans cette galerie de l'est, faite de laves, de
schistes, de houilles, nous n'avons pas rencontrй une seule
molйcule liquide.  Il est possible que nous soyons plus heureux
en suivant le tunnel de l'ouest.»

Je secouai la tкte avec un air de profonde incrйdulitй.

«Йcoute-moi jusqu'au bout, reprit le professeur en forзant la
voix.  Pendant-que tu gisais, lа sans mouvement, j'ai йtй
reconnaоtre la conformation de cette galerie.  Elle s'enfonce
directement dans les entrailles du globe, et, en peu d'heures,
elle nous conduira au massif granitique.  Lа nous devons
rencontrer des sources abondantes.  La nature de la roche le veut
ainsi, et l'instinct est d'accord avec la logique pour appuyer ma
conviction.  Or, voici ce que j'ai а te proposer.  Quand Colomb a
demandй trois jours а ses йquipages pour trouver les terres
nouvelles, ses йquipages, malades, йpouvantйs, ont cependant fait
droit а sa demande, et il a dйcouvert le nouveau monde.  Moi, le
Colomb de ces rйgions souterraines, je ne te demande qu'un jour
encore.  Si, ce temps йcoulй, je n'ai pas rencontrй l'eau qui
nous manque, je te le jure, nous reviendrons а la surface de la
terre.»

En dйpit de mon irritation, je fus йmu de ces paroles et de la
violence que se faisait mon oncle pour tenir un pareil langage.

«Eh bien!  m'ccriai-je, qu'il soit fait comme vous le dйsirez, et
que Dieu rйcompense votre йnergie surhumaine.  Vous n'avez plus
que quelques heures а tenter le sort!  En route!»



XXII


La descente recommenзa cette fois par la nouvelle galerie.  Hans
marchait en avant, selon son habitude.  Nous n'avions pas fait
cent pas, que le professeur, promenait sa lampe le long des
murailles, s'йcriait:

«Voilа les terrains primitifs!  nous sommes dans la bonne voie!
marchons!  marchons!

Lorsque la terre se refroidit peu а peu aux premiers jours du
monde, la diminution de son volume produisit dans l'йcorce des
dislocations, des ruptures, des retraits, des fendilles.  Le
couloir actuel йtait une fissure de ce genre, par laquelle
s'йpanchait autrefois le granit йruptif; ses mille dйtours
formaient un inextricable labyrinthe а travers le sol primordial.

A mesure que nous descendions, la succession des couches
composant le terrain primitif apparaissait avec plus de nettetй.
La science gйologique considиre ce terrain primitif comme la base
de l'йcorce minйrale, et elle a reconnu qu'il se compose de trois
couches diffйrentes, les schistes, les gneiss, les micaschistes,
reposant sur cette roche inйbranlable qu'on appelle le granit.

Or, jamais minйralogistes ne s'йtaient rencontrйs dans des
circonstances aussi merveilleuses pour йtudier la nature sur
place.  Ce que la sonde, machine inintelligente et brutale, ne
pouvait rapporter а la surface du globe de sa texture interne,
nous allions l'йtudier de nos yeux, le toucher de nos mains.

A travers l'йtage des schistes colorйs de belles nuances vertes
serpentaient des filons mйtalliques de cuivre, de manganиse avec
quelques traces de platine et d'or.  Je songeais а ces richesses
enfouies dans les entrailles du globe et dont l'aviditй humaine
n'aura jamais la jouissance!  Ces trйsors, les bouleversements
des premiers jours les ont enterrйs а de telles profondeurs, que
ni la pioche, ni le pic ne sauront les arracher а leur tombeau.

Aux schistes succйdиrent les gneiss, d'une structure stratiforme,
remarquables par la rйgularitй et le parallйlisme de leurs
feuillets, puis, les micaschistes disposйs en grandes lamelles
rehaussйes а l'oeil par les scintillations du mica blanc.

La lumiиre des appareils, rйpercutйe par les petites facettes de
la masse rocheuse, croisait ses jets de feu sous tous les angles,
et je m'imaginais voyager а travers un diamant creux, dans lequel
les rayons se brisaient en mille йblouissements.

Vers six heures du soir, cette fкte de la lumiиre vint а diminuer
sensiblement, presque а cesser; les parois prirent une teinte
cristallisйe, mais sombre; le mica se mйlangea plus intimement au
feldspath et au quartz, pour former la roche par excellence, la
pierre dure entre toutes, celle qui supporte, sans en кtre
йcrasйe, les quatre йtages de terrain du globe.  Nous йtions
murйs dans l'immense prison de granit.

II йtait huit heures du soir.  L'eau manquait toujours.  Je
souffrais horriblement.  Mon oncle marchait en avant.  Il ne
voulait pas s'arrкter.  Il tendait l'oreille pour surprendre les
murmures de quelque source.  Mais rien.

Cependant mes jambes refusaient de me porter.  Je rйsistais а mes
tortures pour ne pas obliger mon oncle а faire halte.  C'eыt йtй
pour lui le coup du dйsespoir, car la journйe finissait, la
derniиre qui lui appartint.

Enfin mes forces m'abandonnиrent; je poussai un cri et je tombai.

«A moi!  je meurs!»

Mon oncle revint sur ses pas.  Il me considйra en croisant ses
bras; puis ces paroles sourdes sortirent de ses lиvres:

«Tout est fini!»

Un effrayant geste de colиre frappa une derniиre fois mes
regards, et je fermai les yeux.

--Lorsque je les rouvris, j'aperзus mes deux compagnons immobiles
et roulйs dans leur couverture.  Dormaient-ils?  Pour mon compte,
je ne pouvais trouver un instant de sommeil.  Je souffrais trop,
et surtout de la pensйe que mon mal devait кtre sans remиde.  Les
derniиres paroles de mon oncle retentissaient dans mon oreille.

«Tout йtait fini!» car dans un pareil йtat de faiblesse il ne
fallait mкme pas songer а regagner la surface du globe.

Il y avait une lieue et demie d'йcorce terrestre!  Il me semblait
que cette masse pesait de tout son poids sur mes йpaules.  Je me
sentais йcrasй et je m'йpuisais en efforts violents pour me
retourner sur ma couche de granit.

Quelques heures se passиrent.  Un silence profond rйgnait autour
de nous, un silence de tombeau.  Rien n'arrivait а travers ces
murailles dont la plus mince mesurait cinq milles d'йpaisseur.

Cependant, au milieu de mon assoupissement, je crus entendre un
bruit; l'obscuritй se faisait dans le tunnel.  Je regardai plus
attentivement, et il me sembla voir l'Islandais qui
disparaissait, la lampe а la main.

Pourquoi ce dйpart?  Hans nous abandonnait-il?  Mon oncle
dormait.  Je voulus crier.  Ma voix ne put trouver passage entre
mes lиvres dessйchйes.  L'obscuritй йtait devenue profonde, et
les derniers bruits venaient de s'йteindre.

«Hans nous abandonne!  m'йcriai-je.  Hans!  Hans!»

Ces mots, je les criais en moi-mкme.  Ils n'allaient pas plus
loin.  Cependant, aprиs le premier instant de terreur, j'eus
honte de mes soupзons contre un homme dont la conduite n'avait
rien eu jusque-lа de suspect.  Son dйpart ne pouvait кtre une
fuite.  Au lieu de remonter la galerie, il la descendait.  De
mauvais desseins l'eussent entraоnй en haut, non en bas.  Ce
raisonnement me calma un peu, et je revins а un autre d'ordre
d'idйes.  Hans, cet homme paisible, un motif grave avait pu seul
l'arracher а son repos.  Allait-il donc а la dйcouverte?
Avait-il entendu pendant la nuit silencieuse quelque murmure dont
la perception n'йtait pas arrivйe jusqu'а moi?



XXIII


Pendant une heure j'imaginai dans mon cerveau en dйlire toutes
les raisons qui avaient pu faire agir le tranquille chasseur.
Les idйes les plus absurdes s'enchevкtrиrent dans ma tкte.  Je
crus que j'allais devenir fou!

Mais enfin un bruit de pas se produisit dans les profondeurs du
gouffre.  Hans remontait.  La lumiиre incertaine commenзait а
glisser sur les parois, puis elle dйboucha par l'orifice du
couloir.  Hans parut.

Il s'approcha de mon oncle, lui mit la main sur l'йpaule et
l'йveilla doucement.  Mon oncle se leva.

«Qu'est-ce donc?  fit-il.

--«Vatten,» rйpondit le chasseur.

Il faut croire que sous l'inspiration des violentes douleurs,
chacun devient polyglotte.  Je ne savais pas un seul mot de
danois, et cependant je compris d'instinct le mot de notre guide.

«De l'eau! de l'eau! m'йcriai-je on battant des mains, en
gesticulant comme un insensй.

--De l'eau!  rйpйtait mon oncle.  «Hvar?» demanda-t-il а
l'Islandais.

--«Nedat,» rйpondit Hans.

Oщ?  En bas!  Je comprenais tout.  J'avais saisi les mains du
chasseur, et je les pressais, tandis qu'il me regardait avec
calme.

Les prйparatifs du dйpart ne furent pas longs, et bientфt nous
descendions un couloir dont la pente atteignait deux pieds par
toise.

Une heure plus tard, nous avions fait mille toises environ et
descendu deux mille pieds.

En ce moment, nous entendions distinctement un son inaccoutumй
courir dans les flancs de la muraille granitique, une sorte de
mugissement sourd, comme un tonnerre йloignй.  Pendant cette
premiиre demi-heure de marche, ne rencontrant point la source
annoncйe, je sentais les angoisses me reprendre; mais alors mon
oncle m'apprit l'origine des bruits qui se produisaient.

«Hans ne s'est pas trompй,» dit-il, ce que tu entends lа, c'est
le mugissement d'un torrent.

--Un torrent?  m'йcriai-je.

--Il n'y a pas а en douter.  Un fleuve souterrain circule autour
de nous!»

Nous hвtвmes le pas, surexcitйs par l'espйrance.  Je ne sentais
plus ma fatigue.  Ce bruit d'une eau murmurante me rafraоchissait
dйjа; le torrent, aprиs s'кtre longtemps soutenu au-dessus de
notre tкte, courait maintenant dans la paroi de gauche, mugissant
et bondissant.  Je passais frйquemment ma main sur le roc,
espйrant y trouver des traces de suintement ou d'humiditй, Mais
en vain.

Une demi-heure s'йcoula encore.  Une demi-lieue fut encore
franchie.

Il devint alors йvident que le chasseur, pendant son absence,
n'avait pu prolonger ses recherches au-delа.  Guidй par un
instinct particulier aux montagnards, aux hydroscopes, il
«sentit» ce torrent а travers le roc, mais certainement il
n'avait point vu le prйcieux liquide: il ne s'y йtait pas
dйsaltйrй.

Bientфt mкme il fut constant que, si notre marche continuait,
nous nous йloignerions du torrent dont le murmure tendait а
diminuer.

On rebroussa chemin.  Hans s'arrкta а l'endroit prйcis oщ le
torrent semblait кtre le plus rapprochй.

Je m'assis prиs de la muraille, tandis que les eaux couraient а
deux pieds de moi avec une violence extrкme.  Mais un mur de
granit nous en sйparait encore.

Sans rйflйchir, sans me demander si quelque moyen n'existait pas
de se procurer cette eau, je me laissai aller а un premier moment
de dйsespoir.

Hans me regarda et je crus voir un sourire apparaоtre sur ses
lиvres.

Il se leva et prit la lampe.  Je le suivis.  Il se dirigea vers
la muraille.  Je le regardai faire.  Il colla son oreille sur la
pierre sиche, et la promena lentement en йcoutant avec le plus
grand soin.  Je compris qu'il cherchait le point prйcis oщ le
torrent se faisait entendre plus bruyamment.  Ce point, il le
rencontra dans la paroi latйrale de gauche, а trois pieds
au-dessus du sol.

Combien j'йtais йmu!  Je n'osais deviner ce que voulait faire le
chasseur!  Mais il fallut bien le comprendre et l'applaudir, et
le presser de mes caresses, quand je le vis saisir son pic pour
attaquer la roche elle-mкme.

«Sauvйs!  m'йcriai-je, sauvйs!

--Oui, rйpйtait mon oncle avec frйnйsie, Hans a raison!  Ah!  le
brave chasseur!  Nous n'aurions pas trouvй cela!»

Je le crois bien!  Un pareil moyen, quelque simple qu'il fыt, ne
nous serait pas venu а l'esprit.  Rien de plus dangereux que de
donner un coup de pioche dans cette charpente du globe.  Et si
quelque йboulement allait se produire qui nous йcraserait!  Et si
le torrent, se faisant jour а travers le roc, allait nous
envahir!  Ces dangers n'avaient rien de chimйrique; mais alors
les craintes d'йboulement ou d'inondation ne pouvaient nous
arrкter, et notre soif йtait si intense que, pour l'apaiser, nous
eussions creusй au lit mкme de l'Ocйan.

Hans se mit а ce travail, que ni mon oncle ni moi nous n'eussions
accompli.  L'impatience emportant notre main, la roche eыt volй
en йclats sous ses coups prйcipitйs.  Le guide, au contraire,
calme et modйrй, usa peu а peu le rocher par une sйrie de petits
coups rйpйtйs, creusant une ouverture large d'un demi-pied.
J'entendais le bruit du torrent s'accroоtre, et je croyais dйjа
sentir l'eau bienfaisante rejaillir sur mes lиvres.

Bientфt le pic s'enfonзa de deux pieds dans la muraille de
granit; le travail durait depuis plus d'une heure; je me tordais
d'impatience!  Mon oncle voulait employer les grands moyens.
J'eus de la peine а l'arrкter, et dйjа il saisissait son pic,
quand soudain un sifflement se fit entendre.  Un jet d'eau
s'йlanзa de la muraille et vint se briser sur la paroi opposйe.

Hans, а demi renversй par le choc, ne put retenir un cri de
douleur.  Je compris pourquoi lorsque, plongeant mes mains dans
le jet liquide, je poussai а mon tour une violente exclamation:
la source йtait bouillante.

«De l'eau а cent degrйs!  m'йcriai-je.

--Eh bien, elle refroidira,» rйpondit mon oncle.

Le couloir s'emplissait de vapeurs, tandis qu'un ruisseau se
formait et allait se perdre dans les sinuositйs souterraines;
bientфt aprиs, nous y puisions notre premiиre gorgйe.

Ah!  quelle jouissance!  quelle incomparable voluptй!  Qu'йtait
cette eau?  D'oщ venait-elle?  Peu importait.  C'йtait de l'eau,
et, quoique chaude encore, elle ramenait au coeur la vie prкte а
s'йchapper.  Je buvais sans m'arrкter, sans goыter mкme.

Ce ne fut qu'aprиs une minute de dйlectation que je m'йcriai:

«Eh!  mais c'est de l'eau ferrugineuse!

--Excellente pour l'estomac, rйpliqua mon oncle, et d'une haute
minйralisation!  Voilа un voyage qui vaudra celui de Spa ou de
Toeplitz!

--Ah!  que c'est bon!

--Je le crois bien, une eau puisйe а deux lieues sous terre; elle
a un goыt d'encre qui n'a rien de dйsagrйable.  Une fameuse
ressource que Hans nous a procurйe lа!  Aussi je propose de
donner son nom а ce ruisseau salutaire.

--Bien!» m'йcriai-je.

Et le nom de «Hans-bach» fut aussitфt adoptй.  Hans n'en fut pas
plus fier.  Aprиs s'кtre modйrйment rafraоchi, il s'accota dans
un coin avec son calme accoutumй.

«Maintenant, dis-je, il ne faudrait pas laisser perdre cette eau.

--A quoi bon?  rйpondit mon oncle, je soupзonne la source d'кtre
intarissable.

--Qu'importe!  remplissons l'outre et les gourdes, puis nous
essayerons de boucher l'ouverture.»

Mon conseil fut suivi.  Hans, au moyen d'йclats de granit et
d'йtoupe, essaya d'obstruer l'entaille faite а la paroi.  Ce ne
fut pas chose facile.  On se brыlait les mains sans y parvenir;
la pression йtait trop considйrable, et nos efforts demeurиrent
infructueux.

«Il est йvident, dis-je, que les nappes supйrieures de ce cours
d'eau sont situйes а une grande hauteur, а en juger par la force
du jet.

--Cela n'est pas douteux, rйpliqua mon oncle, il y a lа mille
atmosphиres de pression, si cette colonne d'eau a trente-deux
mille pieds de hauteur.  Mais il me vient une idйe.

--Laquelle?

--Pourquoi nous entкter а boucher cette ouverture?

-Mais, parce que...»

J'aurais йtй embarrassй de trouver une bonne raison.

«Quand nos gourdes seront vides, sommes-nous assurйs de trouver
а les remplir?

--Non, йvidemment.

--Eh bien, laissons couler cette eau: elle descendra
naturellement et guidera ceux qu'elle rafraоchira en route!

--Voilа qui est bien imaginй!  m'йcriai-je, et avec ce ruisseau
pour compagnon, il n'y a plus aucune raison pour ne pas rйussir,
dans nos projets.

--Ah!  tu y viens, mon garзon, dit le professeur en riant.

--Je fais mieux que d'y venir, j'y suis.

--Un instant!  Commenзons par prendre quelques heures de repos.»

J'oubliais vraiment qu'il fit nuit.  Le chronomиtre se chargea de
me l'apprendre.  Bientфt chacun de nous, suffisamment restaurй et
rafraоchi, s'endormit d'un profond sommeil.



XXIV


Le lendemain nous avions dйjа oubliй nos douleurs passйes.  Je
m'йtonnai tout d'abord de n'avoir plus soif, et j'en demandai la
raison.  Le ruisseau qui coulait а mes pieds en murmurant se
chargea de me rйpondre.

On dйjeuna et l'on but de cette excellente eau ferrugineuse.  Je
me sentais tout ragaillardi et dйcidй а aller loin.  Pourquoi un
homme convaincu comme mon oncle ne rйussirait-il pas, avec un
guide industrieux comme Hans, et un neveu «dйterminй» comme moi?
Voilа les belles idйes qui se glissaient dans mon cerveau!  On
m'eыt proposй de remonter а la cime du Sneffels que j'aurais
refusй avec indignation.

Mais il n'йtait heureusement question que de descendre.

«Partons!» m'йcriai-je en йveillant par mes accents enthousiastes
les vieux йchos du globe.

La marche fut reprise le jeudi а huit heures du matin.  Le
couloir de granit, se contournant en sinueux dйtours, prйsentait
des coudes inattendus, et affectait l'imbroglio d'un labyrinthe;
mais, en somme, sa direction principale йtait toujours le
sud-est.  Mon oncle ne cessait de consulter avec le plus grand
soin sa boussole, pour se rendre compte du chemin parcouru.

La galerie s'enfonзait presque horizontalement, avec deux pouces
de pente par toise, tout au plus.  Le ruisseau courait sans
prйcipitation en murmurant sous nos pieds.  Je le comparais а
quelque gйnie familier qui nous guidait а travers la terre, et de
la main je caressais la tiиde naпade dont les chants
accompagnaient nos pas.  Ma bonne humeur prenait volontiers une
tournure mythologique.

Quant а mon oncle, il pestait contre l'horizontalitй de la route,
lui, «l'homme des verticales».  Son chemin s'allongeait
indйfiniment, et au lieu de glisser le long du rayon terrestre,
suivant son expression, il s'en allait par l'hypothйnuse.  Mais
nous n'avions pas le choix, et tant que l'on gagnait vers le
centre, si peu que ce fыt, il ne fallait pas se plaindre.

D'ailleurs, de temps а autre, les pentes s'abaissaient; la naпade
se mettait а dйgringoler en mugissant, et nous descendions plus
profondйment avec elle.

En somme, ce jour-lа et le lendemain, on fit beaucoup de chemin
horizontal, et relativement peu de chemin vertical.

Le vendredi soir, 10 juillet, d'aprиs l'estime, nous devions кtre
а trente lieues au sud-est de Reykjawik et а une profondeur de
deux lieues et demie.

Sous nos pieds s'ouvrit alors un puits assez effrayant.  Mon
oncle ne put s'empкcher de battre des mains en calculant la
roideur de ses pentes.

«Voilа qui nous mиnera loin, s'йcria-t-il, et facilement, car les
saillies du roc font un vйritable escalier!»

Les cordes furent disposйes par Hans de maniиre а prйvenir tout
accident.  La descente commenзa.  Je n'ose l'appeler pйrilleuse,
car j'йtais dйjа familiarisй avec ce genre d'exercice.

Ce puits йtait une fente йtroite pratiquйe dans le massif, du
genre de celles qu'on appelle «faille»; la contraction de la
charpente terrestre, а l'йpoque de son refroidissement, l'avait
йvidemment produite.  Si elle servit autrefois de passage aux
matiиres йruptives vomies par le Sneffels, je ne m'expliquais pas
comment celles-ci n'y laissиrent aucune trace.  Nous descendions
une sorte de vis tournante qu'on eыt cru faite de la main des
hommes.

De quart d'heure en quart d'heure, il fallait s'arrкter pour
prendre un repos nйcessaire et rendre а nos jarrets leur
йlasticitй.  On s'asseyait alors sur quelque saillie, les jambes
pendantes, on causait en mangeant, et l'on se dйsaltйrait au
ruisseau.

Il va sans dire que, dans cette faille, le Hans-bach s'йtait fait
cascade au dйtriment de son volume; mais il suffisait et au delа
а йtancher notre soif; d'ailleurs, avec les dйclivitйs moins
accusйes, il ne pouvait manquer de reprendre son cours paisible.
En ce moment il me rappelait mon digne oncle, ses impatiences et
ses colиres, tandis que, par les pentes adoucies, c'йtait le
calme du chasseur islandais.

Le 6 et le 7 juillet, nous suivоmes les spirales de cette faille,
pйnйtrant encore de deux lieues dans l'йcorce terrestre, ce qui
faisait prиs de cinq lieues au-dessous du niveau de la mer.
Mais, le 8, vers midi, la faille prit, dans la direction du
sud-est, une inclinaison beaucoup plus douce, environ
quarante-cinq degrйs.

Le chemin devint alors aisй et d'une parfaite monotonie.  Il
йtait difficile qu'il en fыt autrement.  Le voyage ne pouvait
кtre variй par les incidents du paysage.

Enfin, le mercredi 15, nous йtions а sept lieues sous terre et а
cinquante lieues environ du Sneffels.  Bien que nous fussions un
peu fatiguйs, nos santйs se maintenaient dans un йtat rassurant,
et la pharmacie de voyage йtait encore intacte.

Mon oncle tenait heure par heure les indications de la boussole,
du chronomиtre, du manomиtre et du thermomиtre, celles-lа mкme
qu'il a publiйes dans le rйcit scientifique de son voyage.  Il
pouvait donc se rendre facilement compte de sa situation.
Lorsqu'il m'apprit que nous йtions а une distance horizontale de
cinquante lieues, je ne pus retenir une exclamation.

«Qu'as-tu donc?  demanda-t-il.

--Rien, seulement je fais une rйflexion.

--Laquelle, mon garзon?

--C'est que, si vos calculs sont exacts, nous ne sommes plus sous
l'Islande,

--Crois-tu?

--Il est facile de nous en assurer.»

Je pris mes mesures au compas sur la carte.

«Je ne me trompais pas, dis-je; nous avons dйpassй le cap
Portland, et ces cinquante lieues dans le sud-est nous mettent en
pleine mer.

--Sous la pleine mer, rйpliqua mon oncle en se frottant les
mains.

--Ainsi, m'йcriai-je, l'Ocйan s'йtend au-dessus de notre tкte!

--Bah!  Axel, rien de plus naturel!  N'y a-t-il pas а Newcastle
des mines de charbon qui s'avancent sous les flots?»

Le professeur pouvait trouver cette situation fort simple; mais
la pensйe de me promener sous la masse des eaux ne laissa pas de
me prйoccuper.  Et cependant, que les plaines et les montagnes de
l'Islande fussent suspendues sur notre tкte, ou les flots de
l'Atlantique, cela diffйrait peu, en somme, du moment que la
charpente granitique йtait solide.  Du reste, je m'habituai
promptement а cette idйe, car le couloir, tantфt droit, tantфt
sinueux, capricieux dans ses pentes comme dans ses dйtours, mais
toujours courant au sud-est, et toujours s'enfonзant davantage,
nous conduisit rapidement а de grandes profondeurs.

Quatre jours plus tard, le samedi 18 juillet, le soir, nous
arrivвmes а une espиce de grotte assez vaste; mon oncle remit а
Hans ses trois rixdales hebdomadaires, et il fut dйcidй que le
lendemain serait un jour de repos.



XXV


Je me rйveillai donc, le dimanche matin, sans cette prйoccupation
habituelle d'un dйpart immйdiat.  Et, quoique ce fыt au plus
profond des abоmes, cela ne laissait pas d'кtre agrйable.
D'ailleurs, nous йtions faits а cette existence de troglodytes.
Je ne pensais guиre au soleil, aux йtoiles, а la lune, aux
arbres, aux maisons, aux villes, а toutes ces superfluitйs
terrestres dont l'кtre sublunaire s'est fait une nйcessitй.  En
notre qualitй de fossiles, nous faisions fi de ces inutiles
merveilles.

La grotte formait une vaste salle; sur son sol granitique coulait
doucement le ruisseau fidиle.  A une pareille distance de sa
source, son eau n'avait plus que la tempйrature ambiante et se
laissait boire sans difficultй.

Aprиs le dйjeuner, le professeur voulut consacrer quelques heures
а mettre en ordre ses notes quotidiennes.

«D'abord, dit-il, je vais faire des calculs, afin de relever
exactement notre situation; je veux pouvoir, au retour, tracer
une carte de notre, voyage, une sorte de section verticale du
globe, qui donnera le profil de l'expйdition.

--Ce sera fort curieux, mon oncle; mais vos observations
auront-elles un degrй suffisant de prйcision?

--Oui.  J'ai notй avec soin les angles et les pentes; je suis sыr
de ne point me tromper.  Voyons d'abord oщ nous sommes.  Prends
la boussole et observe la direction qu'elle indique.

Je regardai l'instrument, et, aprиs un examen attentif, je
rйpondis:

«Est-quart-sud-est.

--Bien!  fit le professeur en notant l'observation et en
йtablissant quelques calculs rapides.  J'en conclus que nous
avons fait quatre-vingt-cinq lieues depuis notre point de dйpart.

--Ainsi, nous voyageons sous l'Atlantique?

--Parfaitement.

--Et, dans ce moment, une tempкte s'y dйchaоne peut-кtre, et des
navires sont secouйs sur notre tкte par les flots et l'ouragan?

---Cela se peut.

---Et les baleines viennent frapper de leur queue les murailles
de notre prison?

---Sois tranquille, Axel, elles ne parviendront pas а l'йbranler.
Mais revenons а nos calculs.  Nous sommes dans le sud-est, а
quatre-vingt-cinq lieues de la base du Sneffels, et, d'aprиs mes
notes prйcйdentes, j'estime а seize lieues la profondeur
atteinte.

--Seize lieues!  m'йcriai-je.

--Sans doute.

--Mais c'est l'extrкme limite assignйe par la science а
l'йpaisseur de l'йcorce terrestre.

--Je ne dis pas non.

--Et ici, suivant la loi de l'accroissement de la tempйrature,
une chaleur de quinze cents degrйs devrait exister.

--Devrait, mon garзon.

--Et tout ce granit ne pourrait se maintenir а l'йtat solide et
serait en pleine fusion.

--Tu vois qu'il n'en est rien et que les faits, suivant leur
habitude, viennent dйmentir les thйories.

--Je suis forcй d'en convenir, mais enfin cela m'йtonne.

--Qu'indique le thermomиtre?

--Vingt-sept degrйs six dixiиmes.

--Il s'en manque donc de quatorze cent soixante-quatorze degrйs
quatre dixiиmes que les savants n'aient raison.  Donc,
l'accroissement proportionnel de la tempйrature est une erreur.
Donc, Humphry Davy ne se trompait pas.  Donc, je n'ai pas eu tort
de l'йcouter, Qu'as-tu а rйpondre?

--Rien.»

А la vйritй, j'aurais eu beaucoup de choses а dire.  Je
n'admettais la thйorie de Davy en aucune faзon, je tenais
toujours pour la chaleur centrale, bien que je n'en ressentisse
point les effets.  J'aimais mieux admettre, en vйritй, que cette
cheminйe d'un volcan йteint, recouverte par les laves d'un enduit
rйfractaire, ne permettait pas а la tempйrature de se propager а
travers ses parois.

Mais, sans m'arrкter а chercher des arguments nouveaux, je me
bornai а prendre la situation telle qu'elle йtait.

«Mon oncle, repris-je, je tiens pour exact tous vos calculs, mais
permettez-moi d'en tirer une consйquence rigoureuse.

---Va, mon garзon, а ton aise.

--Au point oщ nous sommes, sous la latitude de l'Islande, le
rayon terrestre est de quinze cent quatre-vingt-trois lieues а
peu prиs?

---Quinze cent quatre-vingt-trois lieues et un tiers.

---Mettons seize cents lieues en chiffres ronds.  Sur un voyage
de seize cents lieues, nous en avons fait douze?

---Comme tu dis.

---Et cela au prix de quatre-vingt-cinq lieues de diagonale?

---Parfaitement.

--En vingt jours environ?

--En vingt jours.

--Or seize lieues font le centiиme du rayon terrestre.  A
continuer ainsi, nous mettrons donc deux mille jours, ou prиs de
cinq ans et demi а descendre!»

Le professeur ne rйpondit pas.

«Sans compter que, si une verticale de seize lieues s'achиte par
une horizontale de quatre-vingts, cela fera huit mille lieues
dans le sud-est, et il y aura longtemps que nous serons sortis
par un point de la circonfйrence avant d'en atteindre le centre!

--Au diable tes calculs!  rйpliqua mon oncle avec un mouvement de
colиre.  Au diable tes hypothиses!  Sur quoi reposent-elles?  Qui
te dit que ce couloir ne va pas directement а notre but?
D'ailleurs j'ai pour moi un prйcйdent, ce que je fais lа un autre
l'a fait, et oщ il a rйussi je rйussirai а mon tour.

--Je l'espиre; mais, enfin, il m'est bien permis...

--Il t'est permis de te taire, Axel, quand tu voudras dйraisonner
de la sorte.»

Je vis bien que le terrible professeur menaзait de reparaоtre
sous la peau de l'oncle, et je me tins pour averti.

«Maintenant, reprit-il, consulte le manomиtre.  Qu'indique-t-il?

---Une pression considйrable.

---Bien.  Tu vois qu'en descendant doucement, en nous habituant
peu а peu а la densitй de cette atmosphиre, nous n'en souffrons
aucunement.

---Aucunement, sauf quelques douleurs d'oreilles.

---Ce n'est rien, et tu feras disparaоtre ce malaise en mettant
l'air extйrieur en communication rapide avec l'air contenu dans
tes poumons.

---Parfaitement, rйpondis-je, bien dйcidй а ne plus contrarier
mon oncle.  Il y a mкme un plaisir vйritable а se sentir plongй
dans cette atmosphиre plus dense.  Avez-vous remarquй avec quelle
intensitй le son s'y propage?

---Sans doute; un sourd finirait par y entendre а merveille.

--Mais cette densitй augmentera sans aucun doute?

---Oui, suivant une loi assez peu dйterminйe; il est vrai que
l'intensitй de la pesanteur diminuera а mesure que nous
descendrons.  Tu sais que c'est а la surface mкme de la terre que
son action se fait le plus vivement sentir, et qu'au centre du
globe les objets ne pиsent plus.

---Je le sais; mais dites-moi, cet air ne finira-t-il pas par
acquйrir la densitй de l'eau?

---Sans doute, sous une pression de sept cent dix atmosphиres.

---Et plus bas?

--Plus bas, cette densitй s'accroоtra encore.

---Comment descendrons-nous alors?

--Eh bien nous mettrons des cailloux dans nos poches.

--Ma foi, mon oncle, vous avez rйponse а tout.»

Je n'osai pas aller plus avant dans le champ des hypothиses, car
je me serais encore heurtй а quelque impossibilitй qui eыt fait
bondir le professeur.

Il йtait йvident, cependant, que l'air, sous une pression qui
pouvait atteindre des milliers d'atmosphиres, finirait par passer
а l'йtat solide, et alors, en admettant que nos corps eussent
rйsistй, il faudrait s'arrкter, en dйpit de tous les
raisonnements du monde.

Mais je ne fis pas valoir cet argument.  Mon oncle m'aurait
encore ripostй par son йternel Saknussemm, prйcйdent sans valeur,
car, en tenant pour avйrй le voyage du savant Islandais, il y
avait une chose bien simple а rйpondre:

Au seiziиme siиcle, ni le baromиtre ni le manomиtre n'йtaient
inventйs; comment donc Saknussemm avait-il pu dйterminer son
arrivйe au centre du globe?

Mais je gardai cette objection pour moi, et j'attendis les
йvйnements.

Le reste de la journйe se passa en calculs et en conversation.
Je fus toujours de l'avis du professeur Lidenbrock, et j'enviai
la parfaite indiffйrence de Hans, qui, sans chercher les effets
et les causes, s'en allait aveuglйment oщ le menait la destinйe.



XXVI


II faut l'avouer, les choses jusqu'ici se passaient bien, et
j'aurais eu mauvaise grвce а me plaindre.  Si la moyenne des
«difficultйs» ne s'accroissait pas, nous ne pouvions manquer
d'atteindre notre but.  Et quelle gloire alors!  J'en йtais
arrivй а faire ces raisonnements а la Lidenbrock.  Sйrieusement.
Cela tenait-il au milieu йtrange dans lequel je vivais?
Peut-кtre.

Pendant quelques jours, des pentes plus rapides, quelques-unes
mкme d'une effrayante verticalitй, nous engagиrent profondйment
dans le massif interne; par certaines journйes, on gagnait une
lieue et demie а deux lieues vers le centre.  Descentes
pйrilleuses, pendant lesquelles l'adresse de Hans et son
merveilleux sang-froid nous furent trиs utiles.  Cet impassible
Islandais se dйvouait avec un incomprйhensible sans-faзon, et,
grвce а lui, plus d'un mauvais pas fut franchi dont nous ne
serions pas sortis seuls.

Par exemple, son mutisme s'augmentait de jour en jour.  Je crois
mкme qu'il nous gagnait.  Les objets extйrieurs ont une action
rйelle sur le cerveau.  Qui s'enferme entre quatre murs finit par
perdre la facultй d'associer les idйes et les mots.  Que de
prisonniers cellulaires devenus imbйciles, sinon fous, par le
dйfaut d'exercice des facultйs pensantes.

Pendant les deux semaines qui suivirent notre derniиre
conversation, il ne se produisit aucun incident digne d'кtre
rapportй.  Je ne retrouve dans ma mйmoire, et pour cause, qu'un
seul йvйnement d'une extrкme gravitй.  Il m'eыt йtй difficile
d'en oublier le moindre dйtail.

Le 7 aoыt, nos descentes successives nous avaient amenйs а une
profondeur de trente lieues; c'est-а-dire qu'il y avait sur notre
tкte trente lieues de rocs, d'ocйan, de continents et de villes.
Nous devions кtre alors а deux cents lieues de l'Islande.

Ce jour-lа le tunnel suivait un plan peu inclinй.

Je marchais en avant; mon oncle portait l'un des deux appareils
de Ruhmkorff, et moi l'autre.  J'examinais les couches de granit.

Tout а coup, en me retournant, je m'aperзus que j'йtais seul.

«Bon, pensai-je, j'ai marchй trop vite, ou bien Hans et mon oncle
se sont arrкtйs en route.  Allons, il faut les rejoindre.
Heureusement le chemin ne monte pas sensiblement.»

Je revins sur mes pas.  Je marchai pendant un quart d'heure, Je
regardai.  Personne.  J'appelai.  Point de rйponse.  Ma voix se
perdit au milieu des caverneux йchos qu'elle йveilla soudain.

Je commenзai а me sentir inquiet.  Un frisson me parcourut tout
le corps.

«Un peu de calme, dis-je а haute voix.  Je suis sыr de retrouver
mes compagnons.  Il n'y a pas deux routes!  Or, j'йtais en avant,
retournons en arriиre.»

Je remontai pendant une demi-heure.  J'йcoutai si quelque appel
ne m'йtait pas adressй, et dans cette atmosphиre si dense, il
pouvait m'arriver de loin.  Un silence extraordinaire rйgnait
dans l'immense galerie.

Je m'arrкtai.  Je ne pouvais croire а mon isolement.  Je voulais
bien кtre йgarй, non perdu.  Йgarй, on se retrouve.

«Voyons, rйpйtai-je, puisqu'il n'y a qu'une route, puisqu'ils la
suivent, je dois les rejoindre.  Il suffira de remonter encore.
A moins que, ne me voyant pas, et oubliant que je les devanзais,
ils n'aient eu la pensйe de revenir en arriиre.  Eh bien!  mкme
dans ce cas, en me hвtant, je les retrouverai.  C'est йvident!»

Je rйpйtai ces derniers mots comme un homme qui n'est pas
convaincu.  D'ailleurs, pour associer ces idйes si simples, et
les rйunir sous forme de raisonnement, je dus employer un temps
fort long.

Un doute me prit alors.  Etais-je bien en avant?  Certes.  Hans
me suivait, prйcйdant mon oncle.  Il s'йtait mкme arrкtй pendant
quelques instants pour rattacher ses bagages sur son йpaule.  Ce
dйtail me revenait а l'esprit.  C'est а ce moment mкme que
j'avais dы continuer ma route.

«D'ailleurs, pensai-je» j'ai un moyen sыr de ne pas m'йgarer, un
fil pour me guider dans ce labyrinthe, et qui ne saurait casser,
mon fidиle ruisseau.  Je n'ai qu'а remonter son cours, et je
retrouverai forcйment les traces de mes compagnons.»

Ce raisonnement me ranima, et je rйsolus de me remettre en marche
sans perdre un instant.

Combien je bйnis alors la prйvoyance de mon oncle, lorsqu'il
empкcha le chasseur de boucher l'entaille faite а la paroi de
granit!  Ainsi cette bienfaisante source, aprиs nous avoir
dйsaltйrй pendant la route, allait me guider а travers les
sinuositйs de l'йcorce terrestre.

Avant de remonter, je pensai qu'une ablution me ferait quelque
bien.

Je me baissai donc pour plonger mon front dans l'eau du
Hans-bach!

Que l'on juge de ma stupйfaction!

Je foulais un granit sec et raboteux!  Le ruisseau ne coulait
plus а mes pieds!



XXVII


Je ne puis peindre mon dйsespoir; nul mot de la langue humaine ne
rendrait mes sentiments.  J'йtais enterrй vif, avec la
perspective de mourir dans les tortures de la faim et de la soif.

Machinalement je promenai mes mains brыlantes sur le sol.  Que ce
roc me sembla dessйchй!

Mais comment avais-je abandonnй le cours du ruisseau?  Car,
enfin, il n'йtait plus lа!  Je compris alors la raison de ce
silence йtrange, quand j'йcoutai pour la derniиre fois si quelque
appel de mes compagnons ne parviendrait pas а mon oreille.
Ainsi, au moment oщ mon premier pas s'engagea dans la route
imprudente, je ne remarquai point cette absence du ruisseau.  Il
est йvident qu'а ce moment, une bifurcation de la galerie
s'ouvrit devant moi, tandis que le Hans-bach obйissant aux
caprices d'une autre pente, s'en allait avec mes compagnons vers
des profondeurs inconnues!

Comment revenir.  De traces, il n'y en avait pas.  Mon pied ne
laissait aucune empreinte sur ce granit.  Je me brisais la tкte а
chercher la solution de cet insoluble problиme.  Ma situation se
rйsumait en un seul mot: perdu!

Oui!  perdu а une profondeur qui me semblait incommensurable!
Ces trente lieues d'йcorce terrestre pesaient sur mes йpaules
d'un poids йpouvantable!  Je me sentais йcrasй.

J'essayai de ramener mes idйes aux choses de la terre.  C'est а
peine si je pus y parvenir.  Hambourg, la maison de
Kцnig-strasse, ma pauvre Graьben, tout ce monde sous lequel je
m'йgarais, passa rapidement devant mon souvenir effarй.  Je revis
dans une vive hallucination les incidents du voyage, la
traversйe, l'Islande, M. Fridriksson, le Sneffels!  Je me dis que
si, dans ma position, je conservais encore l'ombre d'une
espйrance ce serait signe de folie, et qu'il valait mieux
dйsespйrer!

En effet, quelle puissance humaine pouvait me ramener а la
surface du globe et disjoindre ces voыtes йnormes qui
s'arc-boutaient au-dessus de ma tкte?  Qui pouvait me remettre
sur la route du retour et me rйunir а mes compagnons?

«Oh!  mon oncle!» m'йcriai-je avec l'accent du dйsespoir.

Ce fut le seul mot de reproche qui me vint aux lиvres, car je
compris ce que le malheureux homme devait souffrir en me
cherchant а son tour.

Quand je me vis ainsi en dehors de tout secours humain, incapable
de rien tenter pour mon salut, je songeai aux secours du ciel.
Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma mиre que je n'avais
connue qu'au temps des baisers, revinrent а ma mйmoire.  Je
recourus а la priиre, quelque peu de droits que j'eusse d'кtre
entendu du Dieu auquel je m'adressais si tard, et je l'implorai
avec ferveur.

Ce retour vers la Providence me rendit un peu de calme, et je pus
concentrer sur ma situation toutes les forces de mon
intelligence.

J'avais pour trois jours de vivres, et ma gourde йtait pleine.
Cependant je ne pouvais rester seul plus longtemps.  Mais
fallait-il monter ou descendre?

Monter йvidemment!  monter toujours!

Je devais arriver ainsi au point oщ j'avais abandonnй la source,
а la funeste bifurcation.  Lа, une fois le ruisseau sous les
pieds, je pourrais toujours regagner le sommet du Sneffels.

Comment n'y avais-je pas songй plus tфt!  Il y avait йvidemment
lа une chance de salut.  Le plus pressй йtait donc de retrouver,
le cours du Hans-bach.

Je me levai et, m'appuyant sur mon bвton ferrй, je remontai la
galerie.  La pente en йtait assez raide.  Je marchais avec espoir
et sans embarras, comme un homme qui n'a pas de choix du chemin а
suivre.

Pendant une demi-heure, aucun obstacle n'arrкta mes pas.
J'essayais de reconnaоtre ma route а la forme du tunnel, а la
saillie de certaines roches, а la disposition des anfractuositйs.
Mais aucun signe particulier ne frappait mon esprit, et je
reconnus bientфt que cette galerie ne pouvait me ramener а la
bifurcation.  Elle йtait sans issue.  Je me heurtai contre un mur
impйnйtrable, et je tombai sur le roc.

De quelle йpouvante?  de quel dйsespoir je fus saisi alors, je ne
saurais le dire.  Je demeurai anйanti.  Ma derniиre espйrance
venait de se briser contre cette muraille de granit.

Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuositйs se croisaient en
tous sens, je n'avais plus а tenter une fuite impossible.  Il
fallait mourir de la plus effroyable des morts!  Et, chose
йtrange, il me vint а la pensйe que, si mon corps fossilisй se
retrouvait un-jour, sa rencontre а trente lieues dans les
entrailles de terre soulиverait de graves questions
scientifiques!

Je voulus parler а voix haute, mais de rauques accents passиrent
seuls entre mes lиvres dessйchйes.  Je haletais.

Au milieu de ces angoisses, une nouvelle terreur vint s'emparer
de mon esprit.  Ma lampe s'йtait faussйe en tombant.  Je n'avais
aucun moyen de la rйparer.  Sa lumiиre pвlissait et allait me
manquer!

Je regardai le courant lumineux s'amoindrir dans le serpentin de
l'appareil.  Une procession d'ombres mouvantes se dйroula sur les
parois assombries.  Je n'osais plus abaisser ma paupiиre,
craignant de perdre le moindre atome de cette clartй fugitive!  A
chaque instant il me semblait qu'elle allait s'йvanouir et que
«le noir» m'envahissait.

Enfin, une derniиre lueur trembla dans la lampe.  Je la suivis,
je l'aspirai du regard, je concentrai sur elle toute la puissance
de mes yeux, comme sur la derniиre sensation de lumiиre qu'il
leur fыt donnй d'йprouver, et je demeurai plongй dans les
tйnиbres immenses.

Quel cri terrible m'йchappa!  Sur terre au milieu des plus
profondes nuits, la lumiиre n'abandonne jamais entiиrement ses
droits; elle est diffuse, elle est subtile; mais, si peu qu'il en
reste, la rйtine de l'oeil finit par la percevoir!  Ici, rien.
L'ombre absolue faisait de moi un aveugle dans toute l'acception
du mot.

Alors ma tкte se perdit.  Je me relevai, les bras en avant,
essayant les tвtonnements les plus douloureux; je me pris а fuir,
prйcipitant mes pas au hasard dans cet inextricable labyrinthe,
descendant toujours, courant а travers la croыte terrestre, comme
un habitant des failles souterraines, appelant, criant, hurlant,
bientфt meurtri aux saillies des rocs, tombant et me relevant
ensanglantй, cherchant а boire ce sang qui m'inondait le visage,
et attendant toujours que quelque muraille imprйvue vint offrir а
ma tкte un obstacle pour s'y briser!

Oщ me conduisit cette course insensйe?  Je l'ignorerai toujours.
Aprиs plusieurs heures, sans doute а bout de forces, je tombai
comme une masse inerte le long de la paroi, et je perdis tout
sentiment d'existence!



XXVIII


Quand je revins а la vie, mon visage йtait mouillй, mais mouillй
de larmes.  Combien dura cet йtat d'insensibilitй, je ne saurais
le dire.  Je n'avais plus aucun moyen de me rendre compte du
temps.  Jamais solitude ne fut semblable а la mienne, jamais
abandon si complet!

Aprиs ma chute, j'avais perdu beaucoup de sang.  Je m'en sentais
inondй!  Ah!  combien je regrettai de n'кtre pas mort «et que ce
fыt encore а faire!» Je ne voulais plus penser.  Je chassai toute
idйe et, vaincu par la douleur, je me roulai prиs de la paroi
opposйe.

Dйjа je sentais l'йvanouissement me reprendre, et, avec lui,
l'anйantissement suprкme, quand un bruit violent vint frapper mon
oreille.  Il ressemblait au roulement prolongй du tonnerre, et
j'entendis les ondes sonores se perdre peu a peu dans les
lointaines profondeurs du gouffre.

D'oщ provenait ce bruit?  de quelque phйnomиne sans doute, qui
s'accomplissait au sein du massif terrestre.  L'explosion d'un
gaz, ou la chute de quelque puissante assise du globe.

J'йcoutai encore.  Je voulus savoir si ce bruit se
renouvellerait.  Un quart d'heure se passa.  Le silence rйgnait
dans la galerie, Je n'entendais mкme plus les battements de mon
coeur.

Tout а coup mon oreille, appliquйe par hasard sur la muraille,
crut surprendre des paroles vagues, insaisissables, lointaines.
Je tressaillis.

«C'est une hallucination!» pensais-je.

Mais non.  En йcoutant avec plus d'attention, j'entendis
rйellement un murmure de voix.  Mais de comprendre ce qui se
disait, c'est ce que ma faiblesse ne me permit pas.  Cependant on
parlait.  J'en йtais certain.

J'eus un instant la crainte que ces paroles ne fussent les
miennes, rapportйes par un йcho.  Peut-кtre avais-je criй а mon
insu?  Je fermai fortement les lиvres et j'appliquai de nouveau
mon oreille а la paroi.

«Oui, certes, on parle!  on parle!»

En me portant mкme а quelques pieds plus loin, le long de la
muraille, j'entendis plus distinctement.  Je parvins а saisir des
mots incertains, bizarres, incomprйhensibles.  Ils m'arrivaient
comme des paroles prononcйes а voix basse, murmurйes, pour ainsi
dire.  Le mot «fцrlorad» йtait plusieurs fois rйpйtй, et avec un
accent de douleur.

Que signifiait-il?  Qui le prononзait?  Mon oncle ou Hans,
йvidemment.  Mais si je les entendais, ils pouvaient donc
m'entendre.

«A moi!  criai-je de toutes mes forces, а moi!»

J'йcoutai, j'йpiai dans l'ombre une rйponse, un cri, un soupir.
Rien ne se fit entendre.  Quelques minutes se passиrent.  Tout un
monde d'idйes avait йclos dans mon esprit.  Je pensai que ma voix
affaiblie ne pouvait arriver jusqu'а mes compagnons.

«Car ce sont eux, rйpйtai-je.  Quels autres hommes seraient
enfouis а trente lieues sous terre?»

Je me remis а йcouter.  En promenant mon oreille sur la paroi, je
trouvai un point mathйmatique oщ les voix paraissaient atteindre
leur maximum d'intensitй.  Le mot «fцrlorad» revоnt encore а mon
oreille, puis ce roulement de tonnerre qui m'avait tirй de ma
torpeur.

«Non, dis-je, non.  Ce n'est point а travers le massif que ces
voix se font entendre.  La paroi est faite de granit; elle ne
permettrait pas а la plus forte dйtonation de la traverser!  Ce
bruit arrive par la galerie mкme!  Il faut qu'il y ait lа un
effet d'acoustique tout particulier!»

J'йcoutai de nouveau, et cette fois, oui!  cette fois, j'entendis
mon nom distinctement jetй а travers l'espace!

C'йtait mon oncle qui le prononзait?  Il causait avec le guide,
et le mot «fцrlorad» йtait un mot danois!

Alors je compris tout.  Pour me faire entendre il fallait
prйcisйment parler le long de cette muraille qui servirait а
conduire ma voix comme le fil de fer conduit l'йlectricitй.

Mais je n'avais pas de temps а perdre.  Que mes compagnons se
fussent йloignйs de quelques pas et le phйnomиne d'acoustique eыt
йtй dйtruit.  Je m'approchai donc de la muraille, et je prononзai
ces mots, aussi distinctement que possible:

«Mon oncle Lidenbrock!»

J'attendis dans la plus vive anxiйtй.  Le son n'a pas une
rapiditй extrкme.  La densitй des couches d'air n'accroоt mкme
pas sa vitesse; elle n'augmente que son intensitй.  Quelques
secondes, des siиcles, se passиrent, et enfin ces paroles
arrivиrent а mon oreille.

«Axel, Axel!  est-ce toi?»

.............................

«Oui!  oui!» rйpondis-je!»

.............................

«Mon pauvre enfant, oщ es-tu?»

.............................

«Perdu dans la plus profonde obscuritй!»

.............................

«Mais ta lampe?»

.............................

«Йteinte.»

.............................

«Et le ruisseau?»

.............................

«Disparu.»

.............................

«Axel, mon pauvre Axel, reprends courage!»

.............................

«Attendez un peu, je suis йpuisй; je n'ai plus la force de
rйpondre.  Mais parlez-moi!»

.............................

«Courage, reprit mon oncle; ne parle-pas, йcoute-moi.  Nous
t'avons cherchй en remontant et en descendant la galerie.
Impossible de te trouver.  Ah!  je t'ai bien pleurй, mon enfant!
Enfin, te supposant toujours sur le chemin du Hans-bach, nous
sommes redescendus en tirant des coups de fusil.  Maintenant, si
nos voix peuvent se rйunir, pur effet d'acoustique!  nos mains ne
peuvent se toucher!  Mais ne te dйsespиre pas, Axel!  C'est dйjа
quelque chose de s'entendre!»

.............................

Pendant ce temps j'avais rйflйchi.  Un certain espoir, vague
encore, me revenait au coeur.  Tout d'abord, une chose
m'importait а connaоtre.  J'approchai donc mes lиvres de la
muraille, et je dis:

«Mon oncle?»

.............................

«Mon enfant?» me fut-il rйpondu aprиs quelques instants.

.............................

«II faut d'abord savoir quelle distance nous sйpare.»

.............................

«Cela est facile.»

.............................


«Vous avez votre chronomиtre?»

.............................

«Oui.»

.............................

«Eh bien, prenez-le.  Prononcez mon nom en notant exactement la
seconde oщ vous parlerez.  Je le rйpйterai, et vous observerez
йgalement le moment prйcis auquel vous arrivera ma rйponse.»

.............................

«Bien, et la moitiй du temps compris entre ma demande et ta
rйponse indiquera celui que ma voix emploie pour arriver jusqu'а
toi.»

.............................

«C'est cela, mon oncle»

.............................

«Es-tu prкt?»

.............................

«Oui.»

.............................


«Eh bien, fais attention, je vais prononcer ton nom.»

.............................

J'appliquai mon oreille sur la paroi, et dиs que le mot «Axel» me
parvint, je rйpondis immйdiatement «Axel,» puis j'attendis.

.............................

«Quarante secondes,» dit alors mon oncle; il s'est йcoulй
quarante secondes entre les deux mots; le son met donc vingt
secondes а monter.  Or, а mille vingt pieds par seconde, cela
fait vingt mille quatre cents pieds, ou une lieue et demie et un
huitiиme.»

.............................

«Une lieue et demie!» murmurai-je.

.............................

«Eh bien, cela se franchit, Axel!»

.............................

«Mais faut-il monter ou descendre?»

.............................

«Descendre, et voici pourquoi.  Nous sommes arrivйs а un vaste
espace, auquel aboutissent un grand nombre de galeries.  Celle
que tu as suivie ne peut manquer de t'y conduire, car il semble
que toutes ces fentes, ces fractures du globe rayonnent autour de
l'immense caverne que nous occupons.  Relиve-toi donc et reprends
ta route; marche, traоne-toi, s'il le faut, glisse sur les pentes
rapides, et tu trouveras nos bras pour te recevoir au bout du
chemin.  En route, mon enfant, en route!»

.............................

Ces paroles me ranimиrent.

«Adieu, mon oncle, m'йcriai-je; je pars.  Nos voix ne pourront
plus communiquer entre elles, du moment que j'aurai quittй cette
place!  Adieu donc!»

.............................

«Au revoir, Axel!  au revoir!»

.............................

Telles furent les derniиres paroles que j'entendis.  Cette
surprenante conversation faite au travers de la masse terrestre,
йchangйe а plus d'une lieue de distance, se termina sur ces
paroles d'espoir!  Je fis une priиre de reconnaissance а Dieu,
car il m'avait conduit parmi ces immensitйs sombres au seul point
peut-кtre oщ la voix de mes compagnons pouvait me parvenir.

Cet effet d'acoustique trиs йtonnant s'expliquait facilement par
les seules lois physiques; il provenait de la forme du couloir et
de la conductibilitй de la roche; il y a bien des exemples de
cette propagation de sons non perceptibles aux espaces
intermйdiaires.  Je me souvins qu'en maint endroit ce phйnomиne
fut observй, entre autres, dans la galerie intйrieure du dфme de
Saint-Paul а Londres, et surtout au milieu de curieuses cavernes
de Sicile, ces latomies situйes prиs de Syracuse, dont la plus
merveilleuse en ce genre est connue sous le nom d'Oreille de
Denys.

Ces souvenirs me revinrent а l'esprit, et je vis clairement que,
puisque la voix de mon oncle arrivait jusqu'а moi, aucun obstacle
n'existait entre nous.  En suivant le chemin du son, je devais
logiquement arriver comme lui, si les forces ne me trahissaient
pas en route.

Je me levai donc.  Je me traоnai plutфt que je ne marchai.  La
pente йtait assez rapide; je me laissai glisser.

Bientфt la vitesse de ma descente s'accrut dans une effrayante
proportion, et menaзait de ressembler а une chute.  Je n'avais
plus la force de m'arrкter.

Tout а coup le terrain manqua sous mes pieds.  Je me sentis
rouler en rebondissant sur les aspйritйs d'une galerie verticale,
un vйritable puits; ma tкte porta sur un roc aigu, et je perdis
connaissance.



XXIX


Lorsque je revins а moi, j'йtais dans une demi-obscuritй, йtendu
sur d'йpaisses couvertures.  Mon oncle veillait, йpiant sur mon
visage un reste d'existence.  A mon premier soupir il me prit la
main; а mon premier regard il poussa un cri de joie.

«Il vit!  il vit!  s'йcria-t-il.

--Oui, rйpondis-je d'une voix faible.

--Mon enfant, fit mon oncle en me serrant sur sa poitrine, te
voila sauvй!»

Je fus vivement touchй de l'accent dont furent prononcйes ces
paroles, et plus encore des soins qui les accompagnиrent.  Mais
il fallait de telles йpreuves pour provoquer chez le professeur
un pareil йpanchement.

En ce moment Hans arriva.  Il vit ma main dans celle de mon
oncle; j'ose affirmer que ses yeux exprimиrent un vif
contentement.

«God dag,» dit-il.

--Bonjour, Hans, bonjour, murmurai-je.  Et maintenant, mon oncle,
apprenez-moi oщ nous sommes en ce moment?

--Demain, Axel, demain; aujourd'hui tu es encore trop faible;
j'ai entourй ta tиte de compresses qu'il ne faut pas dйranger;
dors donc, mon garзon, et demain tu sauras tout.

---Mais au moins, repris-je, quelle heure, quel jour est-il?

---Onze heures du soir; c'est aujourd'hui dimanche, 9 aoыt, et je
ne te permets plus de m'interroger avant le 10 du prйsent mois.»

En vйritй, j'йtais bien faible; mes yeux se fermиrent
involontairement.  Il me fallait une nuit de repos; je me laissai
donc assoupir sur cette pensйe que mon isolement avait durй
quatre longs jours.

Le lendemain, а mon rйveil, je regardai autour de moi.  Ma
couchette, faite de toutes les couvertures de voyage, se trouvait
installйe dans une grotte charmante, ornйe de magnifiques
stalagmites, dont le sol йtait recouvert d'un sable fin.  Il y
rйgnait une demi-obscuritй.  Aucune torche, aucune lampe n'йtait
allumйe, et cependant certaines clartйs inexplicables venaient du
dehors en pйnйtrant par une йtroite ouverture de la grotte.
J'entendais aussi un murmure vague et indйfini, semblable а celui
des flots qui se brisent sur une grиve, et parfois les
sifflements de la brise.

Je me demandai si j'йtais bien йveillй, si je rкvais encore, si
mon cerveau, fкlй dans ma chute, ne percevait pas des bruits
purement imaginaires.  Cependant ni mes yeux ni mes oreilles ne
pouvaient se tromper а ce point.

«C'est un rayon du jour, pensai-je, qui se glisse par cette fente
de rochers!  Voilа bien le murmure des vagues!  Voilа le
sifflement de la brise!  Est-ce que je me trompe, ou sommes-nous
revenus а la surface de la terre?  Mon oncle a-t-il donc renoncй
а son expйdition, ou l'aurait-il heureusement terminйe?»

Je me posais ces insolubles questions, quand le professeur entra.

«Bonjour, Axel!  fit-il joyeusement.  Je gagerais volontiers que
tu te portes bien!

---Mais oui, dis-je on me redressant sur les couvertures.

--Cela devait кtre, car tu as tranquillement dormi.  Hans et moi,
nous t'avons veillй tour а tour, et nous avons vu ta guйrison
faire des progrиs sensibles.

---En effet, je me sens ragaillardi, et la preuve, c'est que je
ferai honneur au dйjeuner que vous voudrez bien me servir!

---Tu mangeras, mon garзon: la fiиvre t'a quittй.  Hans a frottй
tes plaies avec je ne sais quel onguent dont les Islandais ont le
secret, et elles se sont cicatrisйes а merveille.  C'est un fier
homme que notre chasseur!»

Tout en parlant, mon oncle apprкtait quelques aliments que je
dйvorai, malgrй ses recommandations.  Pendant ce temps, je
l'accablai de questions auxquelles il s'empressa de rйpondre.

J'appris alors que ma chute providentielle m'avait prйcisйment
amenй а l'extrйmitй d'une galerie presque perpendiculaire; comme
j'йtais arrivй au milieu d'un torrent de pierres, dont la moins
grosse eыt suffi а m'йcraser, il fallait en conclure qu'une
partie du massif avait glissй avec moi.  Cet effrayant vйhicule
me transporta ainsi jusque dans les bras de mon oncle, oщ je
tombai sanglant et inanimй.

«Vйritablement, me dit-il, il est йtonnant que tu ne te sois pas
tuй mille fois.  Mais, pour Dieu!  ne nous sйparons plus, car
nous risquerions de ne jamais nous revoir.»

«Ne nous sйparons plus!» Le voyage n'йtait donc pas fini?
J'ouvrais de grands yeux йtonnйs, ce qui provoqua immйdiatement
cette question:

«Qu'as-tu donc, Axel?

--Une demande а vous adresser..  Vous dites que me voilа sain et
sauf?

--Sans doute.

---J'ai tous mes membres intacts?

---Certainement.

--Et ma tкte?

--Ta tкte, sauf quelques contusions, est parfaitement а sa place
sur tes йpaules.

---Eh bien, j'ai peur que mon cerveau ne soit dйrangй,

--Dйrangй?

--Oui.  Nous ne sommes pas revenus а la surface du globe?

---Non certes!

--Alors il faut que je sois fou, car j'aperзois la lumiиre du
jour, j'entends le bruit du vent qui souffle et de la mer qui se
brise!

---Ah!  n'est-ce que cela?

--M'expliquerez-vous?

--Je ne t'expliquerai rien, car c'est inexplicable; mais tu
verras et tu comprendras que la science gйologique n'a pas encore
dit son dernier mot.

--Sortons donc!  m'йcriai-je en me levant brusquement.

---Non, Axel, non!  le grand air pourrait te faire du mal.

---Le grand air?

--Oui, le vent est assez violent.  Je ne veux pas que tu
t'exposes ainsi.

--Mais je vous assure que je me porte а merveille.

---Un peu de patience, mon garзon.  Une rechute nous mettrait
dans l'embarras, et il ne faut pas perdre de temps, car la
traversйe peut кtre longue.

---La traversйe?

--Oui, repose-toi encore aujourd'hui, et nous nous embarquerons
demain.

--Nous embarquer!»

Ce dernier mot me fit bondir.

Quoi!  nous embarquer!  Avions-nous donc un fleuve, un lac, une
mer а notre disposition?  Un bвtiment йtait-il mouillй dans
quelque port intйrieur?

Ma curiositй fut excitйe au plus haut point.  Mon oncle essaya
vainement de me retenir.  Quand il vit que mon impatience me
ferait plus de mal que la satisfaction de mes dйsirs, il cйda.

Je m'habillai rapidement; par surcroоt de prйcaution, je
m'enveloppai dans une des couvertures et je sortis de la grotte.



XXX


D'abord je ne vis rien; mes yeux, dйshabituйs de la lumiиre, se
fermиrent brusquement.  Lorsque je pus les rouvrir, je demeurai
encore plus stupйfait qu'йmerveillй.

«La mer!  m'йcriai-je.

--Oui, rйpondit mon oncle, la mer Lidenbrock; et, j'aime а le
penser, aucun navigateur ne me disputera l'honneur de l'avoir
dйcouverte et le droit de la nommer de mon nom!»

Une vaste nappe d'eau, le commencement d'un lac ou d'un ocйan,
s'йtendait au delа des limites de la vue.  Le rivage, largement
йchancrй, offrait aux derniиres ondulations des vagues un sable
fin, dorй et parsemй de ces petits coquillages oщ vйcurent les
premiers кtres de la crйation.  Les flots s'y brisaient avec ce
murmure sonore particulier aux milieux clos et immenses; une
lйgиre йcume s'envolait au souffle d'un vent modйrй, et quelques
embruns m'arrivaient au visage.  Sur cette grиve lйgиrement
inclinйe; а cent toises environ de lа lisiиre des vagues,
venaient mourir les contreforts de rochers йnormes qui montaient
en s'йvasant а une incommensurable hauteur.  Quelques-uns,
dйchirant le rivage de leur arкte aiguл, formaient des caps et
des promontoires rongйs par la dent du ressac.  Plus loin, l'oeil
suivait leur masse nettement profilйe sur les fonds brumeux de
l'horizon.

C'йtait un ocйan vйritable, avec le contour capricieux des
rivages terrestres, mais dйsert et d'un aspect effroyablement
sauvage.

Si mes regards pouvaient se promener au loin sur cette mer, c'est
qu'une lumiиre «spйciale» en йclairait les moindres dйtails.  Non
pas la lumiиre du soleil avec ses faisceaux йclatants et
l'irradiation splendide de ses rayons, ni la lueur pвle et vague
de l'astre des nuits, qui n'est qu'une rйflexion sans chaleur.
Non.  Le pouvoir йclairant de cette lumiиre, sa diffusion
tremblante, sa blancheur claire et sиche, le peu d'йlйvation de
sa tempйrature, son йclat supйrieur en rйalitй а celui de la
lune, accusaient йvidemment une origine purement йlectrique.
C'йtait comme une aurore borйale, un phйnomиne cosmique continu,
qui remplissait cette caverne capable de contenir un ocйan.

La voыte suspendue au-dessus de ma tкte, le ciel, si l'on veut,
semblait fait de grands nuages, vapeurs mobiles et changeantes,
qui, par l'effet de la condensation, devaient, а de certains
jours, se rйsoudre en pluies torrentielles.  J'aurais cru que,
sous une pression aussi forte de l'atmosphиre, l'йvaporation de
l'eau ne pouvait se produire, et cependant, par une raison
physique qui m'йchappait, il y avait de larges nuйes йtendues
dans l'air.  Mais alors «il faisait beau».  Les nappes
йlectriques produisaient d'йtonnants jeux de lumiиre sur les
nuages trиs йlevйs; des ombres vives se dessinaient а leurs
volutes infйrieures, et souvent, entre deux couches disjointes,
un rayon se glissait jusqu'а nous avec une remarquable intensitй.
Mais, en somme, ce n'йtait pas le soleil, puisque la chaleur
manquait а sa lumiиre.  L'effet en йtait triste et souverainement
mйlancolique.  Au lieu d'un firmament brillant d'йtoiles, je
sentais par-dessus ces nuages une voыte de granit qui m'йcrasait
de tout son poids, et cet espace n'eыt pas suffi, tout immense
qu'il fыt, а la promenade du moins ambitieux des satellites.

Je me souvins alors de cette thйorie d'un capitaine anglais qui
assimilait la terre а une vaste sphиre creuse, а l'intйrieur de
laquelle l'air se maintenait lumineux par suite de sa pression,
tandis que deux astres, Pluton et Proserpine, y traзaient leurs
mystйrieuses orbites.  Aurait-il dit vrai?

Nous йtions rйellement emprisonnйs dans une йnorme excavation.
Sa largeur, on ne pouvait la juger, puisque le rivage allait
s'йlargissant а perte de vue, ni sa longueur, car le regard йtait
bientфt arrкtй par une ligne d'horizon un peu indйcise.  Quant а
sa hauteur, elle devait dйpasser plusieurs lieues.  Oщ cette
voыte s'appuyait-elle sur ses contreforts de granit?  L'oeil ne
pouvait l'apercevoir; mais il y avait tel nuage suspendu dans
l'atmosphиre, dont l'йlйvation devait кtre estimйe а deux mille
toises, altitude supйrieure а celle des vapeurs terrestres, et
due sans doute а la densitй considйrable de l'air.

Le mot «caverne» ne rend йvidemment pas ma pensйe pour peindre
cet immense milieu.  Mais les mots de la langue humaine ne
peuvent suffire а qui se hasarde dans les abоmes du globe.

Je ne savais pas, d'ailleurs, par quel fait gйologique expliquer
l'existence d'une pareille excavation.  Le refroidissement du
globe avait-il donc pu la produire?  Je connaissais bien, par les
rйcits des voyageurs, certaines cavernes cйlиbres, mais aucune ne
prйsentait de telles dimensions.

Si la grotte de Guachara, en Colombie, visitйe par M. de
Humboldt, n'avait pas livrй le secret de sa profondeur au savant
qui la reconnut sur un espace de deux mille cinq cents pieds,
elle ne s'йtendait vraisemblablement pas beaucoup au delа.
L'immense caverne du Mammouth, dans le Kentucky, offrait bien des
proportions gigantesques, puisque sa voыte s'йlevait а cinq cents
pieds au-dessus d'un lac insondable, et que des voyageurs la
parcoururent pendant plus de dix lieues sans en rencontrer la
fin.  Mais qu'йtaient ces cavitйs auprиs de celle que j'admirais
alors, avec son ciel de vapeurs, ses irradiations йlectriques et
une vaste mer renfermйe dans ses flancs?  Mon imagination se
sentait impuissante devant cette immensitй.

Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence.  Les
paroles me manquaient pour rendre mes sensations.  Je croyais
assister, dans quelque planиte lointaine, Uranus ou Neptune, а
des phйnomиnes dont ma nature «terrestrielle» n'avait pas
conscience.  A des sensations nouvelles il fallait des mots
nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas.  Je
regardais, je pensais, j'admirais avec une stupйfaction mкlйe
d'une certaine quantitй d'effroi.

L'imprйvu de ce spectacle avait rappelй sur mon visage les
couleurs de la santй; j'йtais en train de me traiter par
l'йtonnement et d'opйrer ma guйrison au moyen de cette nouvelle
thйrapeutique; d'ailleurs la vivacitй d'un air trиs dense me
ranimait, en fournissant plus d'oxygиne а mes poumons.

On concevra sans peine qu'aprиs un emprisonnement de
quarante-sept jours dans une йtroite galerie, c'йtait une
jouissance infinie que d'aspirer cette brise chargйe d'humides
йmanations salines.

Aussi n'eus-je point а me repentir d'avoir quittй ma grotte
obscure.  Mon oncle, dйjа fait а ces merveilles, ne s'йtonnait
plus.

«Te sens-tu la force de te promener un peu?  me demanda-t-il.

---Oui, certes, rйpondis-je, et rien ne me sera plus agrйable.

---Eh bien, prends mon bras, Axel, et suivons les sinuositйs du
rivage.»

J'acceptai avec empressement, et nous commenзвmes а cфtoyer cet
ocйan nouveau.  Sur la gauche, des rochers abrupts, grimpйs les
uns sur les autres, formaient un entassement titanesque d'un
prodigieux effet.  Sur leurs flancs se dйroulaient d'innombrables
cascades, qui s'en allaient en nappes limpides et retentissantes;
quelques lйgиres vapeurs, sautant d'un roc а l'autre, marquaient
la place des sources chaudes, et des ruisseaux coulaient
doucement vers le bassin commun, en cherchant dans les pentes
l'occasion de murmurer plus agrйablement.

Parmi ces ruisseaux; je reconnus notre fidиle compagnon de route,
le Hans-bach, qui venait se perdre tranquillement dans la mer,
comme s'il n'eыt jamais fait autre chose depuis le commencement
du monde.

«Il nous manquera dйsormais, dis-je avec un soupir.

---Bah!  rйpondit le professeur, lui ou un autre, qu'importe?»

Je trouvai la rйponse un peu ingrate.

Mais en ce moment mon attention fut attirйe par un spectacle
inattendu.  A cinq cents pas, au dйtour d'un haut promontoire,
une forкt haute, touffue, йpaisse, apparut а nos yeux.  Elle
йtait faite d'arbres de moyenne grandeur, taillйs en parasols
rйguliers, а contours nets et gйomйtriques; les courants de
l'atmosphиre ne semblaient pas avoir prise sur leur feuillage,
et, au milieu des souffles, ils demeuraient immobiles comme un
massif de cиdres pйtrifiйs.

Je hвtai le pas.  Je ne pouvais mettre un nom а ces essences
singuliиres.  Ne faisaient-elles point partie des deux cent mille
espиces vйgйtales connues jusqu'alors, et fallait-il leur
accorder une place spйciale dans la flore des vйgйtations
lacustres?  Non.  Quand nous arrivвmes sous leur ombrage, ma
surprise ne fut plus que de l'admiration.

En effet, je me trouvais en prйsence de produits de la terre,
mais taillйs sur un patron gigantesque.  Mon oncle les appela
immйdiatement de leur nom.

«Ce n'est qu'une forкt de champignons,» dit-il.

Et il ne se trompait pas.  Que l'on juge du dйveloppement acquis
par ces plantes chиres aux milieux chauds et humides.  Je savais
que le «Lycoperdon giganteum» atteint, suivant Bulliard, huit а
neuf pieds de circonfйrence; mais il s'agissait ici de
champignons blancs, hauts de trente а quarante pieds, avec une
calotte d'un diamиtre йgal.  Ils йtaient lа par milliers; la
lumiиre ne parvenait pas а percer leur йpais ombrage, et une
obscuritй complиte rйgnait sous ces dфmes juxtaposйs comme les
toits ronds d'une citй africaine.

Cependant je voulus pйnйtrer plus avant.  Un froid mortel
descendait de ces voыtes charnues.  Pendant une demi-heure, nous
errвmes dans ces humides tйnиbres, et ce fut avec un vйritable
sentiment de bien-кtre que je retrouvai les bords de la mer.

Mais la vйgйtation de cette contrйe souterraine ne s'en tenait
pas а ces champignons.  Plus loin s'йlevaient par groupes un
grand nombre d'autres arbres au feuillage dйcolorй.  Ils йtaient
faciles а reconnaоtre; c'йtaient les humbles arbustes de la
terre, avec des dimensions phйnomйnales, des lycopodes hauts de
cent pieds, des sigillaires gйantes, des fougиres arborescentes,
grandes comme les sapins des hautes latitudes, des lepidodendrons
а tiges cylindriques bifurquйes, terminйes par de longues
feuilles et hйrissйes de poils rudes comme de monstrueuses
plantes grasses.

«Йtonnant, magnifique, splendide!  s'йcria mon oncle.  Voilа
toute la flore de la seconde йpoque du monde, de l'йpoque de
transition.  Voilа ces humbles plantes de nos jardins qui se
faisaient arbres aux premiers siиcles du globe!  Regarde, Axel,
admire!  Jamais botaniste ne s'est trouvй а pareille fкte!

--Vous avez raison, mon oncle; la Providence semble avoir voulu
conserver dans cette serre immense ces plantes antйdiluviennes
que la sagacitй des savants a reconstruites avec tant de bonheur.

---Tu dis bien, mon garзon, c'est une serre; mais tu dirais mieux
encore en ajoutant que c'est peut-кtre une mйnagerie.

--Une mйnagerie!

--Oui, sans doute.  Vois cette poussiиre que nous foulons aux
pieds, ces ossements йpars sur le sol.

--Des ossements!  m'йcriai-je.  Oui, des ossements d'animaux
antйdiluviens!»

Je m'йtais prйcipitй sur ces dйbris sйculaires faits d'une
substance minйrale indestructible[1].  Je mettais sans hйsiter un
nom а ces os gigantesques qui ressemblaient а des troncs d'arbres
dessйchйs.

  [1] Phosphate de chaux.

«Voilа la mвchoire infйrieure du Mastodonte, disais-je; voilа les
molaires du Dinotherium, voilа un fйmur qui ne peut avoir
appartenu qu'au plus grand de ces animaux, au Mйgatherium.  Oui,
c'est bien une mйnagerie, car ces ossements n'ont certainement
pas йtй transportйs jusqu'ici par un cataclysme; les animaux
auxquels ils appartiennent ont vйcu sur les rivages de cette mer
souterraine, а l'ombre de ces plantes arborescentes.  Tenez,
j'aperзois des squelettes entiers.  Et cependant...

--Cependant?  dit mon oncle.

--Je ne comprends pas la prйsence de pareils quadrupиdes dans
cette caverne de granit.

--Pourquoi?

--Parce que la vie animale n'a existй sur la terre qu'aux
pйriodes secondaires, lorsque le terrain sйdimentaire a йtй formй
par les alluvions, et a remplacй les roches incandescentes de
l'йpoque primitive.

--Eh bien!  Axel, il y a une rйponse bien simple а faire а ton
objection, c'est que ce terrain-ci est un terrain sйdimentaire.

--Comment!  а une pareille profondeur au-dessous de la surface de
la terre?

--Sans doute, et ce fait peut s'expliquer gйologiquement.  А une
certaine йpoque, la terre n'йtait formйe que d'une йcorce
йlastique, soumise а des mouvements alternatifs de haut et de
bas, en vertu des lois de l'attraction.  Il est probable que des
affaissements du sol se sont produits, et qu'une partie des
terrains sйdimentaires a йtй entraоnйe au fond des gouffres
subitement ouverts.

--Cela doit кtre.  Mais, si des animaux antйdiluviens ont vйcu
dans ces rйgions souterraines, qui nous dit que l'un de ces
monstres n'erre pas encore au milieu de ces forкts sombres ou
derriиre ces rocs escarpйs?»

A cette idйe j'interrogeai, non sans effroi, les divers points de
l'horizon; mais aucun кtre vivant n'apparaissait sur ces rivages
dйserts.

J'йtais un peu fatiguй: j'allai m'asseoir alors а l'extrйmitй
d'un promontoire au pied duquel les flots venaient se briser avec
fracas.  De lа mon regard embrassait toute cette baie formйe par
une йchancrure de la cфte.  Au fond, un petit port s'y trouvait
mйnagй entre les roches pyramidales.  Ses eaux calmes dormaient а
l'abri du vent.  Un brick et deux ou trois goйlettes auraient pu
y mouiller а l'aise.  Je m'attendais presque а voir quelque
navire sortant toutes voiles dehors et prenant le large sous la
brise du sud.

Mais cette illusion se dissipa rapidement.  Nous йtions bien les
seules crйatures vivantes de ce monde souterrain.  Par certaines
accalmies du vent, un silence plus profond que les silences du
dйsert, descendait sur les rocs arides et pesait а la surface de
l'ocйan.  Je cherchais alors а percer les brumes lointaines, а
dйchirer ce rideau jetй sur le fond mystйrieux de l'horizon.
Quelles demandes se pressaient sur mes lиvres?  Oщ finissait
cette mer?  Oщ conduisait-elle?  Pourrions-nous jamais en
reconnaоtre les rivages opposйs?

Mon oncle n'en doutait pas, pour son compte.  Moi, je le dйsirais
et je le craignais а la fois.

Aprиs une heure passйe dans la contemplation de ce merveilleux
spectacle, nous reprоmes le chemin de la grиve pour regagner la
grotte, et ce fut sous l'empire des plus йtranges pensйes que je
m'endormis d'un profond sommeil.



XXXI


Le lendemain je me rйveillai complиtement guйri.  Je pensai qu'un
bain me serait trиs salutaire, et j'allai me plonger pendant
quelques minutes dans les eaux de cette Mйditerranйe.  Ce nom, а
coup sыr, elle le mйritait entre tous.

Je revins dйjeuner avec un bel appйtit.  Hans s'entendait а
cuisiner notre petit menu; il avait de l'eau et du feu а sa
disposition, de sorte qu'il put varier un peu notre ordinaire.
Au dessert, il nous servit quelques tasses de cafй, et jamais ce
dйlicieux breuvage ne me parut plus agrйable а dйguster.

«Maintenant, dit mon oncle, voici l'heure de la marйe, et il ne
faut pas manquer l'occasion d'йtudier ce phйnomиne,

--Comment, la marйe!  m'йcriai-je.

--Sans doute.

--L'influence de la lune et du soleil se fait sentir jusqu'ici!

--Pourquoi pas!  Les corps ne sont-ils pas soumis dans leur
ensemble а l'attraction universelle?  Cette masse d'eau ne peut
donc йchapper а cette loi gйnйrale?  Aussi, malgrй la pression
atmosphйrique qui s'exerce а sa surface, tu vas la voir se
soulever comme l'Atlantique lui-mкme.»

En ce moment nous foulions le sable du rivage et les vagues
gagnaient peu а peu sur la grиve.

«Voilа bien le flot qui commence, m'йcriai-je.

--Oui, Axel, et d'aprиs ces relais d'йcume, tu peux voir que la
mer s'йlиve d'une dizaine de pieds environ.

--C'est merveilleux!

--Non: c'est naturel.

--Vous avez beau dire, tout cela me parait extraordinaire, et
c'est а peine si j'en crois mes yeux.  Qui eыt jamais imaginй
dans cette йcorce terrestre un ocйan vйritable, avec ses flux et
ses reflux, avec ses brises, avec ses tempкtes!

--Pourquoi pas?  Y a-t-il une raison physique qui s'y oppose?

--Je n'en vois pas, du moment qu'il faut abandonner le systиme de
la chaleur centrale.

--Donc, jusqu'ici la thйorie de Davy se trouve justifiйe?

--Йvidemment, et dиs lors rien ne contredit l'existence de mers
ou de contrйes а l'intйrieur du globe.

--Sans doute, mais inhabitйes.

--Bon!  pourquoi ces eaux ne donneraient-elles pas asile а
quelques poissons d'une espиce inconnue?

--En tout cas, nous n'en avons pas aperзu un seul jusqu'ici.

--Eh bien, nous pouvons fabriquer des lignes et voir si l'hameзon
aura autant de succиs ici-bas que dans les ocйans sublunaires.

--Nous essayerons, Axel, car il faut pйnйtrer tous les secrets de
ces rйgions nouvelles.

--Mais oщ sommes-nous, mon oncle?  car je ne vous ai point encore
posй cette question а laquelle vos instruments ont dы rйpondre?

--Horizontalement, а trois cent cinquante lieues de l'Islande.

--Tout autant?

--Je suis sыr de ne pas me tromper de cinq cents toises.

--Et la boussole indique toujours le sud-est?

--Oui, avec une dйclinaison occidentale de dix-neuf degrйs et
quarante-deux minutes, comme sur terre, absolument.  Pour son
inclinaison, il se passe un fait curieux que j'ai observй avec le
plus grand soin.

--Et lequel?

--C'est que l'aiguille, au lieu de s'incliner vers le pфle, comme
elle le fait dans l'hйmisphиre borйal, se relиve au contraire.

--Il faut donc en conclure que le point d'attraction magnйtique
se trouve compris entre la surface du globe et l'endroit oщ nous
sommes parvenus?

--Prйcisйment, et il est probable que, si nous arrivions sous les
rйgions polaires, vers ce soixante-dixiиme degrй oщ James Ross a
dйcouvert le pфle magnйtique, nous verrions l'aiguille se dresser
verticalement.  Donc, ce mystйrieux centre d'attraction ne se
trouve pas situй а une grande profondeur.

--En effet, et voilа un fait que la science n'a pas soupзonnй.

--La science, mon garзon, est faite d'erreurs, mais d'erreurs
qu'il est bon de commettre, car elles mиnent peu а peu а la
vйritй.

--Et а quelle profondeur sommes-nous?

--A une profondeur de trente-cinq lieues

--Ainsi, dis-je en considйrant la carte, la partie montagneuse de
l'Ecosse est au-dessus de nous, et, lа, les monts Grampians
йlиvent а une prodigieuse hauteur leur cime couverte de neige.

--Oui, rйpondit le professeur en riant; c'est un peu lourd а
porter, mais la voыte est solide; le grand architecte de
l'univers l'a construite on bons matйriaux, et jamais l'homme
n'eыt pu lui donner une pareille portйe!  Que sont les arches des
ponts et les arceaux des cathйdrales auprиs de cette nef d'un
rayon de trois lieues, sous laquelle un ocйan et des tempкtes
peuvent se dйvelopper а leur aise?

--Oh!  Je ne crains pas que le ciel me tombe sur la tкte.
Maintenant, mon oncle, quels sont vos projets?  Ne comptez-vous
pas retourner а la surface du globe?

--Retourner!  Par exemple!  Continuer notre voyage, au contraire,
puisque tout a si bien marchй jusqu'ici.

--Cependant je ne vois pas comment nous pйnйtrerons sous cette
plaine liquide.

--Aussi je ne prйtends point m'y prйcipiter la tкte la premiиre.
Mais si les ocйans ne sont, а proprement parler, que des lacs,
puisqu'ils sont entourйs de terre, а plus forte raison cette mer
intйrieure se trouve-t-elle circonscrite par le massif
granitique.

--Cela n'est pas douteux.

--Eh bien!  sur les rivages opposйs, je suis certain de trouver
de nouvelles issues.

--Quelle longueur supposez-vous donc а cet ocйan?

--Trente ou quarante lieues.

--Ah!  fis-je, tout en imaginant que cette estime pouvait bien
кtre inexacte.

--Ainsi nous n'avons pas de temps а perdre, et dиs demain nous
prendrons la mer.»

Involontairement je cherchai des yeux le navire qui devait nous
transporter.

«Ah!  dis-je, nous nous embarquerons.  Bien!  Et sur quel
bвtiment prendrons-nous passage?

--Ce ne sera pas sur un bвtiment, mon garзon, mais sur un bon et
solide radeau.

--Un radeau!  m'йcriai-je; un radeau est aussi impossible а
construire qu'un navire, et je ne vois pas trop...

--Tu ne vois pas, Axel, mais, si tu йcoutais, tu pourrais
  entendre!

--Entendre?

--Oui, certains coups de marteau qui t'apprendraient que Hans est
dйjа а l'oeuvre.

--Il construit un radeau?

--Oui.

--Comment!  il a dйjа fait tomber dиs arbres sous sa hache?

--Oh!  les arbres йtaient tout abattus.  Viens, et tu le verras а
l'ouvrage.»

Aprиs un quart d'heure de marche, de l'autre cфtй du promontoire
qui formait le petit port naturel, j'aperзus Hans au travail;
quelques pas encore, et je fus prиs de lui.  A ma grande
surprise, un radeau а demi terminй s'йtendait sur le sable; il
йtait fait de poutres d'un bois particulier, et un grand nombre
de madriers, de courbes, de couples de toute espиce, jonchaient
littйralement le sol.  Il y avait lа de quoi construire une
marine entiиre.

«Mon oncle, m'йcriai-je, quel est ce bois?

--C'est du pin, du sapin, du bouleau, toutes les espиces des
conifиres du Nord, minйralisйes sous l'action des eaux de la mer.

--Est-il possible?

--C'est ce qu'on appelle du «surtarbrandur» ou bois fossile.

--Mais alors, comme les lignites, il doit avoir la duretй de la
pierre, et il ne pourra flotter?

--Quelquefois cela arrive; il y a de ces bois qui sont devenus de
vйritables anthracites; mais d'autres, tels que ceux-ci, n'ont
encore subi qu'un commencement de transformation fossile.
Regarde plutфt,» ajouta mon oncle en jetant а la mer une de ces
prйcieuses йpaves.

Le morceau de bois, aprиs avoir disparu, revint а la surface des
flots et oscilla au grй de leurs ondulations.

«Es-tu convaincu?  dit mon oncle.

--Convaincu surtout que cela n'est pas croyable!»

Le lendemain soir, grвce а l'habiletй du guide, le radeau йtait
terminй; il avait dix pieds de long sur cinq de large; les
poutres de surtarbrandur, reliйes entre elles par de fortes
cordes, offraient une surface solide, et une fois lancйe, cette
embarcation improvisйe flotta tranquillement sur les eaux de la
mer Lidenbrock.



XXXII

Le 13 aoыt, on se rйveilla de bon matin.  Il s'agissait
d'inaugurer un nouveau genre de locomotion rapide et peu
fatigant.

Un mвt fait de deux bвtons jumelйs, une vergue formйe d'un
troisiиme, une voile empruntйe а nos couvertures, composaient
tout le grйement du radeau.  Les cordes ne manquaient pas.  Le
tout йtait solide.

A six heures, le professeur donna le signal d'embarquer.  Les
vivres, les bagages, les instruments, les armes et une notable
quantitй d'eau douce se trouvaient en place.

Hans avait installй un gouvernail qui lui permettait de diriger
son appareil flottant.  Il se mit а la barre.  Je dйtachai
l'amarre qui nous retenait au rivage; la voile fut orientйe et
nous dйbordвmes rapidement.

Au moment de quitter le petit port, mon oncle, qui tenait а sa
nomenclature gйographique, vou lut lui donner un nom, le mien,
entre autres.

«Ma foi, dis-je, j'en ai un autre а vous proposer.

--Lequel?

--Le nom de Graьben, Port-Graьben, cela fera trиs bien sur la
carte.

--Va pour Port-Graьben.»

Et voilа comment le souvenir de ma chиre Virlandaise se rattacha
а notre heureuse expйdition.

La brise soufflait du nord-est; nous filions vent arriиre avec
une extrкme rapiditй.  Les couches trиs denses de l'atmosphиre
avaient une poussйe considйrable et agissaient sur la voile comme
un puissant ventilateur.

Au bout d'une heure, mon oncle avait pu se rendre compte de notre
vitesse.

«Si nous continuons а marcher ainsi, dit-il, nous ferons au moins
trente lieues par vingt-quatre heures et nous ne tarderons pas а
reconnaоtre les rivages opposйs.

Je ne rйpondis pas, et j'allai prendre place а l'avant du radeau.
Dйjа la cфte septentrionale s'abaissait а l'horizon; les deux
bras du rivage s'ouvraient largement comme pour faciliter notre
dйpart.  Devant mes yeux s'йtendait une mer immense; de grands
nuages promenaient rapidement а sa surface leur ombre grisвtre,
qui semblait peser sur cette eau morne.  Les rayons argentйs de
la lumiиre йlectrique, rйflйchis зa et lа par quelque
gouttelette, faisaient йclore des points lumineux sur les cфtйs
de l'embarcation.  Bientфt toute terre fut perdue de vue, tout
point de repиre disparut, et, sans le sillage йcumeux du radeau,
j'aurais pu croire qu'il demeurait dans une parfaite immobilitй.

Vers midi, des algues immenses vinrent onduler а la surface des
flots.  Je connaissais la puissance vйgйtative de ces plantes,
qui rampent а une profondeur de plus de douze mille pieds au fond
des mers, se reproduisent sous une pression de prиs de quatre
cents atmosphиres et forment souvent des bancs assez
considйrables pour entraver la marche des navires; mais jamais,
je crois, algues ne furent plus gigantesques que celles de la mer
Lidenbrock.

Notre radeau longea des fucus longs de trois et quatre mille
pieds, immenses serpents qui se dйveloppaient hors de la portйe
de la vue; je m'amusais а suivre du regard leurs rubans infinis,
croyant toujours en atteindre l'extrйmitй, et pendant des heures
entiиres ma patience йtait trompйe, sinon mon йtonnement.

Quelle force naturelle pouvait produire de telles plantes, et
quel devait кtre l'aspect de la terre aux premiers siиcles de sa
formation, quand, sous l'action de la chaleur et de l'humiditй,
le rиgne vйgйtal se dйveloppait seul а sa surface!

Le soir arriva, et, ainsi que je l'avais remarquй la veille,
l'йtat lumineux de l'air ne subit aucune diminution.  C'йtait un
phйnomиne constant sur la durйe duquel on pouvait compter.

Aprиs le souper je m'йtendis au pied du mвt, et je ne tardai pas
а m'endormir au milieu d'indolentes rкveries.

Hans, immobile au gouvernail, laissait courir le radeau, qui,
d'ailleurs, poussй vent arriиre, ne demandait mкme pas а кtre
dirigй.

Depuis notre dйpart de Port-Graьben, le professeur Lidenbrock
m'avait chargй de tenir le «journal du bord», de noter les
moindres observations, de consigner les phйnomиnes intйressants,
la direction du vent, la vitesse acquise, le chemin parcouru, en
un mot, tous les incidents de cette йtrange navigation.

Je me bornerai donc а reproduire ici ces notes quotidiennes,
йcrites pour ainsi dire sous la dictйe des йvйnements, afin de
donner un rйcit plus exact de notre traversйe.


_Vendredi 14 aoыt._--Brise йgale du N.-O.  Le radeau marche avec
rapiditй et en ligne droite.  La cфte reste а trente lieues sous
le vent.  Rien а l'horizon.  L'intensitй de la lumiиre ne varie
pas.  Beau temps, c'est-а-dire que les nuages sont fort йlevйs,
peu йpais et baignйs dans une atmosphиre blanche, comme serait de
l'argent en fusion.

Thermomиtre: + 32° centigr.

A midi Mans prйpare un hameзon а l'extrйmitй d'une corde; il
l'amorce avec un petit morceau de viande et le jette а la mer.
Pendant deux heures il ne prend rien.  Ces eaux sont donc
inhabitйes?  Non.  Une secousse se produit.  Hans tire sa ligne
et ramиne un poisson qui se dйbat vigoureusement.

«Un poisson!  s'йcrie mon oncle.

--C'est un esturgeon!  m'йcriai-je а mon tour, un esturgeon de
petite taille!»

Le professeur regarde attentivement l'animal et ne partage pas
mon opinion.  Ce poisson a la tкte plate, arrondie et la partie
antйrieure du corps couverte de plaques osseuses; sa bouche est
privйe de dents; des nageoires pectorales assez dйveloppйes sont
ajustйes а son corps dйpourvu de queue.  Cet animal appartient
bien а un ordre oщ les naturalistes ont classй l'esturgeon, mais
il en diffиre par des cфtйs assez essentiels.

Mon oncle ne s'y trompe pas, car, aprиs un assez court examen, il
dit:

«Ce poisson appartient а une famille йteinte depuis des siиcles
et dont on retrouve des traces fossiles dans le terrain dйvonien.

-Comment!  dis-je, nous aurions pu prendre vivant un de ces
habitants des mers primitives?

--Oui, rйpond le professeur en continuant ses observations, et tu
vois que ces poissons fossiles n'ont aucune identitй avec les
espиces actuelles.  Or, tenir un de ces кtres vivant c'est un
vйritable bonheur de naturaliste.

--Mais а quelle famille appartient-il?

--A l'ordre des Ganoпdes, famille des Cйphalaspides, genre...

--Eh bien?

--Genre des Pterychtis, j'en jurerais; mais celui-ci offre une
particularitй qui, dit-on, se rencontre chez les poissons des
eaux souterraines.

--Laquelle?

--Il est aveugle!

--Aveugle!

--Non seulement aveugle, mais l'organe de la vue lui manque
absolument.»

Je regarde.  Rien n'est plus vrai.  Mais ce peut кtre un cas
particulier.  La ligne est donc amorcйe de nouveau et rejetйe а
la mer.  Cet ocйan, а coup sыr, est fort poissonneux, car en deux
heures nous prenons une grande quantitй de Pterychtis, ainsi que
des poissons appartenant а une famille йgalement йteinte, les
Dipterides, mais dont mon oncle ne peut reconnaоtre le genre.
Tous sont dйpourvus de l'organe de la vue.  Cette pкche inespйrйe
renouvelle avantageusement nos provisions.

Ainsi donc, cela paraоt constant, cette mer ne renferme que des
espиces fossiles, dans lesquelles les poissons comme les reptiles
sont d'autant plus parfaits que leur crйation est plus ancienne.

Peut-кtre rencontrerons-nous quelques-uns de ces sauriens que la
science a su refaire avec un bout d'ossement ou de cartilage.

Je prends la lunette et j'examine la mer.  Elle est dйserte.
Sans doute nous sommes encore trop rapprochйs des cфtes.

Je regarde dans les airs.  Pourquoi quelques-uns de ces oiseaux
reconstruits par l'immortel Cuvier ne battraient-ils pas de leurs
ailes ces lourdes couches atmosphйriques?  Les poissons leur
fourniraient une suffisante nourriture.  J'observe l'espace, mais
les airs sont inhabitйs comme les rivages.

Cependant mon imagination m'emporte dans les merveilleuses
hypothиses de la palйontologie.  Je rкve tout йveillй.  Je crois
voir а la surface des eaux ces йnormes Chersites, ces tortues
antйdiluviennes, semblables а des оlots flottants.  Il me semble
que sur les grиves assombries passent les grands mammifиres des
premiers jours, le Leptotherium, trouvй dans les cavernes du
Brйsil, le mericotherium, venu des rйgions glacйes de la Sibйrie.
Plus loin, le pachyderme Lophiodon, ce tapir gigantesque, se
cache derriиre les rocs, prкt а disputer sa proie а
l'Anoplotherium, animal йtrange, qui tient du rhinocйros, du
cheval, de l'hippopotame et du chameau, comme si le Crйateur,
pressй aux premiиres heures du monde, eыt rйuni plusieurs animaux
en un seul.  Le Mastodonte gйant fait tournoyer sa trompe et
broie sous ses dйfenses les rochers du rivage, tandis que le
Megatherium, arc-boutй sur ses йnormes pattes, fouille la terre
en йveillant par ses rugissements l'йcho des granits sonores.
Plus haut, le Protopithиque, le premier singe apparu а la surface
du globe, gravit les cimes ardues.  Plus haut encore, le
Ptйrodactyle, а la main ailйe, glisse comme une large
chauve-souris sur l'air comprimй.  Enfin, dans les derniиres
couches, des oiseaux immenses, plus puissants que le casoar, plus
grands que l'autruche, dйploient leurs vastes ailes et vont
donner de la tкte contre la paroi de la voыte granitique.

Tout ce monde fossile renaоt dans mon imagination.  Je me reporte
aux йpoques bibliques de la crйation, bien avant la naissance de
l'homme, lorsque la terre incomplиte ne pouvait lui suffire
encore.  Mon rкve alors devance l'apparition des кtres animйs.
Les mammifиres disparaissent, puis les oiseaux, puis les reptiles
de l'йpoque secondaire, et enfin les poissons, les crustacйs, les
mollusques, les articulйs.  Les zoophytes de la pйriode de
transition retournent au nйant а leur tour.  Toute la vie de la
terre se rйsume en moi.  et mon coeur est seul а battre dans ce
monde dйpeuplй.  Il n'y plus de saisons; il n'y a plus de
climats; la chaleur propre du globe s'accroоt sans cesse et
neutralise celle de l'astre radieux.  La vйgйtation s'exagиre; je
passe comme une ombre au milieu des fougиres arborescentes,
foulant de mon pas incertain les marnes irisйes et les grиs
bigarrйs du sol; je m'appuie au tronc des conifиres immenses; je
me couche а l'ombre des Sphenophylles, des Asterophylles et des
Lycopodes hauts de cent pieds.

Les siиcles s'йcoulent comme des jours; je remonte la sйrie des
transformations terrestres; les plantes disparaissent; les roches
granitiques perdent leur duretй; l'йtat liquide va remplacer
l'йtat solide sous l'action d'une chaleur plus intense; les eaux
courent а la surface du globe; elles bouillonnent, elles se
volatilisent; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu а peu ne
forme plus qu'une masse gazeuse, portйe au rouge blanc, grosse
comme le soleil et brillante comme lui!

Au centre de cette nйbuleuse, quatorze cent mille fois plus
considйrable que ce globe qu'elle va former un jour, je suis
entraоnй dans les espaces planйtaires; mon corps se subtilise, se
sublime а son tour et se mйlange comme un atome impondйrable а
ces immenses vapeurs qui tracent dans l'infini leur orbite
enflammйe!

Quel rкve!  Oщ m'emporte-t-il?  Ma main fiйvreuse en jette sur le
papier les йtranges dйtails.

J'ai tout oubliй, et le professeur, et le guide, et le radeau!
Une hallucination s'est emparйe de mon esprit...

«Qu'as-tu?» dit mon oncle.

Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir.

«Prends garde, Axel, tu vas tomber а la mer!»

En mкme temps, je me sens saisir vigoureusement par la main de
Hans.  Sans lui, sous l'empire de mon rкve, je me prйcipitais
dans les flots.

«Est-ce qu'il devient fou?  s'йcrie le professeur.

--Qu'y a-t-il?  dis-je enfin, en revenant а moi.

--Es-tu malade?

--Non, j'ai eu un moment d'hallucination, mais il est passй.
Tout va bien, d'ailleurs?

--Oui!  bonne brise, belle mer!  nous filons rapidement, et si
mon estime ne m'a pas trompй, nous ne pouvons tarder а atterrir.»

А ces paroles, je me lиve, je consulte l'horizon; mais la ligne
d'eau se confond toujours avec la ligne des nuages.



XXXIII


_Samedi 15 aoыt._--La mer conserve sa monotone uniformitй.
Nulle terre n'est en vue.  L'horizon parait excessivement reculй.

J'ai la tкte encore alourdie par la violence de mon rкve.

Mon oncle n'a pas rкvй, lui, mais il est de mauvaise humeur; il
parcourt tous les points de l'espace avec sa lunette et se croise
les bras d'un air dйpitй.

Je remarque que le professeur Lidenbrock tend а redevenir l'homme
impatient du passй, et je consigne le fait sur mon journal.  Il a
fallu mes dangers et mes souffrances pour tirer de lui quelque
йtincelle d'humanitй; mais, depuis ma guйrison, la nature a
repris le dessus.  Et cependant, pourquoi s'emporter?  Le voyage
ne s'accomplit-il pas dans les circonstances les plus favorables?
Est-ce que le radeau ne file pas avec une merveilleuse rapiditй?

«Vous semblez inquiet, mon oncle?  dis-je, en le voyant souvent
porter la lunette а ses yeux.

--Inquiet?  Non.

--Impatient, alors?

--On le serait а moins!

--Cependant nous marchons avec vitesse...

--Que m'importe?  Ce n'est pas la vitesse qui est trop petite,
c'est la mer qui est trop grande!»

Je me souviens alors que le professeur, avant notre dйpart,
estimait а une trentaine de lieues la longueur de ce souterrain.
Or nous avons parcouru un chemin trois fois plus long, et les
rivages du sud n'apparaissent pas encore.

«Nous ne descendons pas!  reprend le professeur.  Tout cela est
du temps perdu, et, en somme, je ne suis pas venu si loin pour
faire une partie de bateau sur un йtang!

Il appelle cette traversйe une partie de bateau, et cette mer un
йtang!

«Mais, dis-je, puisque nous avons suivi la route indiquйe par
Saknussemm...

--C'est la question.  Avons-nous suivi cette route?  Saknussemm
a-t-il rencontrй cette йtendue d'eau?  L'a-t-il traversйe?  Ce
ruisseau que nous avons pris pour guide ne nous a-t-il pas
complиtement йgarйs?

--En tout cas, nous ne pouvons regretter, d'кtre venus jusqu'ici.
Ce spectacle est magnifique, et...

--Il ne s'agit pas de voir.  Je me suis proposй un but, et je
veux l'atteindre!  Ainsi ne me parle pas d'admirer!»

Je me le tiens pour dit, et je laisse le professeur se ronger les
lиvres d'impatience.  A six heures du soir, Hans rйclame sa paye,
et ses trois rixdales lui sont comptйs.


_Dimanche 16 aoыt._--Rien de nouveau.  Mкme temps.  Le vent a
une lйgиre tendance а fraоchir.  En me rйveillant, mon premier
soin est de constater l'intensitй de la lumiиre.  Je crains
toujours que le phйnomиne йlectrique ne vienne а s'obscurcir,
puis а s'йteindre.  Il n'en est rien: l'ombre du radeau est
nettement dessinйe а la surface des flots.

Vraiment cette mer est infinie!  Elle doit avoir la largeur de la
Mйditerranйe, ou mкme de l'Atlantique.  Pourquoi pas?

Mon oncle sonde а plusieurs reprises; il attache un des plus
lourds pics а l'extrйmitй d'une corde qu'il laisse filer de deux
cents brasses.  Pas de fond.  Nous avons beaucoup de peine а
ramener notre sonde.

Quand le pic est remontй а bord, Hans me fait remarquer а sa
surface des empreintes fortement accusйes.  On dirait que ce
morceau de fer a йtй vigoureusement serrй entre deux corps durs.

Je regarde le chasseur.

«Tдnder!» fait-il.

Je ne comprends pas.  Je me tourne vers mon oncle, qui est
entiиrement absorbй dans ses rйflexions.  Je ne me soucie pas de
le dйranger.  Je reviens vers l'Islandais.  Celui-ci, ouvrant et
refermant plusieurs fois la bouche, me fait comprendre sa pensйe.

«Des dents!» dis-je avec stupйfaction en considйrant plus
attentivement la barre de fer.

Oui!  ce sont bien des dents dont l'empreinte s'est incrustйe
dans le mйtal!  Les mвchoires qu'elles garnissent doivent
possйder une force prodigieuse!  Est-ce un monstre des espиces
perdues qui s'agite sous la couche profonde des eaux, plus vorace
que le squale, plus redoutable que la baleine!  Je ne puis
dйtacher mes regards de cette barre а demi rongйe!  Mon rкve de
la nuit derniиre va-t-il devenir une rйalitй?

Ces pensйes m'agitent pendant tout le jour, et mon imagination se
calme а peine dans un sommeil de quelques heures.


_Lundi 17 aoыt._--Je cherche а me rappeler les instincts
particuliers а ces animaux antйdiluviens de l'йpoque secondaire,
qui, succйdant aux mollusques, aux crustacйs et aux poissons,
prйcйdиrent l'apparition des mammifиres sur le globe.  Le monde
appartenait alors aux reptiles.  Ces monstres rйgnaient en
maоtres dans les mers jurassiques[1].  La nature leur avait
accordй la plus complиte organisation.  Quelle gigantesque
structure!  quelle force prodigieuse!  Les sauriens actuels,
alligators ou crocodiles, les plus gros et les plus redoutables,
ne sont que des rйductions affaiblies de leurs pиres des premiers
вges!

  [1] Mers de la pйriode secondaire qui ont formй les terrains
  dont se composent les montagnes du Jura.

Je frissonne а l'йvocation que je fais de ces monstres.  Nul oeil
humain ne les a vus vivants.  Ils apparurent sur la terre mille
siиcles avant l'homme, mais leurs ossements fossiles, retrouvйs
dans ce calcaire argileux que les Anglais nomment le lias, ont
permis de les reconstruire anatomiquement et de connaоtre leur
colossale conformation.

J'ai vu au Musйum de Hambourg le squelette de l'un de ces
sauriens qui mesurait trente pieds de longueur.  Suis-je donc
destinй, moi, habitant de la terre, а me trouver face а face avec
ces reprйsentants d'une famille antйdiluvienne?  Non!  c'est
impossible.  Cependant la marque des dents puissantes est gravйe
sur la barre de fer, et а leur empreinte je reconnais qu'elles
sont coniques comme celles du crocodile.

Mes yeux se fixent avec effroi sur la mer; je crains de voir
s'йlancer l'un de ces habitants des cavernes sous-marines.

Je suppose que le professeur Lidenbrock partage mes idйes, sinon
mes craintes, car, aprиs avoir examinй le pic, il parcourt
l'ocйan du regard.

«Au diable, dis-je en moi-mкme, cette idйe qu'il a eue de sonder!
Il a troublй quelque animal marin dans sa retraite, et si nous ne
sommes pas attaquйs en route!...»

Je jette un coup d'oeil sur les armes, et je m'assure qu'elles
sont en bon йtat.  Mon oncle me voit faire et m'approuve du
geste.

Dйjа de larges agitations produites а la surface des flots
indiquent le trouble des couches reculйes.  Le danger est proche.
Il faut veiller.


_Mardi 18 aoыt._--Le soir arrive, ou plutфt le moment oщ le
sommeil alourdit nos paupiиres, car la nuit manque а cet ocйan,
et l'implacable lumiиre fatigue obstinйment nos yeux, comme si
nous naviguions sous le soleil des mers arctiques.  Hans est а la
barre.  Pendant son quart je m'endors.

Deux heures aprиs, une secousse йpouvantable me rйveille.  Le
radeau a йtй soulevй hors des flots avec une indescriptible
puissance et rejetй а vingt toises de lа.

«Qu'y a-t-il?  s'йcria mon oncle; avons-nous touchй?»

Hans montre du doigt, а une distance de deux cents toises, une
masse noirвtre qui s'йlиve et s'abaisse tour а tour.  Je regarde
et je m'йcrie:

«C'est un marsouin colossal!

--Oui, rйplique mon oncle, et voilа maintenant un lйzard de mer
d'une grosseur peu commune.

--Et plus loin un crocodile monstrueux!  Voyez sa large mвchoire
et les rangйes de dents dont elle est armйe.  Ah!  il disparaоt!

--Une baleine!  une baleine!  s'йcrie alors le professeur.
J'aperзois ses nageoires йnormes!  Vois l'air et l'eau qu'elle
chasse par ses йvents!»

En effet, deux colonnes liquides s'йlиvent а une hauteur
considйrable au-dessus de la mer.  Nous restons surpris,
stupйfaits, йpouvantйs, en prйsence de ce troupeau de monstres
marins.  Ils ont des dimensions surnaturelles, et le moindre
d'entre eux briserait le radeau d'un coup de dent.  Hans veut
mettre la barre au vent, afin de fuir ce voisinage dangereux;
mais il aperзoit sur l'autre bord d'autres ennemis non moins
redoutables: une tortue large de quarante pieds, et un serpent
long de trente, qui darde sa tкte йnorme au-dessus des flots.

Impossible de fuir.  Ces reptiles s'approchent; ils tournent
autour du radeau avec une rapiditй que des convois lancйs а
grande vitesse ne sauraient йgaler; ils tracent autour de lui des
cercles concentriques.  J'ai pris ma carabine.  Mais quel effet
peut produire une balle sur les йcailles dont le corps de ces
animaux est recouvert?

Nous sommes muets d'effroi.  Les voici qui s'approchent!  D'un
cфtй le crocodile, de l'autre le serpent.  Le reste du troupeau
marin a disparu.  Je vais faire feu.  Hans m'arrкte d'un signe.
Les deux monstres passent а cinquante toises du radeau, se
prйcipitent l'un sur l'autre, et leur fureur les empкche de nous
apercevoir.

Le combat s'engage а cent toises du radeau.  Nous voyons
distinctement les deux monstres aux prises.

Mais il me semble que maintenant les autres animaux viennent
prendre part а la lutte, le marsouin, la baleine, le lйzard, la
tortue; а chaque instant je les entrevois.  Je les montre а
l'Islandais.  Celui-ci remue la tкte nйgativement.

«Tva», fait-il.

--Quoi!  deux!  il prйtend que deux animaux seulement...

--Il a raison, s'йcrie mon oncle, dont la lunette n'a pas quittй
les yeux.

--Par exemple!

--Oui!  le premier de ces monstres a le museau d'un marsouin, la
tкte d'un lйzard, les dents d'un crocodile, et voilа ce qui nous
a trompйs.  C'est le plus redoutable des reptiles antйdiluviens,
l'Ichthyosaurus!

--Et l'autre?

--L'autre, c'est un serpent cachй dans la carapace d'une tortue,
le terrible ennemi du premier, le Plesiosaurus!»

Hans a dit vrai.  Deux monstres seulement troublent ainsi la
surface de la mer, et j'ai devant les yeux deux reptiles des
ocйans primitifs.  J'aperзois l'oeil sanglant de l'Ichthyosaurus,
gros comme la tкte d'un homme.  La nature l'a douй d'un appareil
d'optique d'une extrкme puissance et capable de rйsister а la
pression des couches d'eau dans les profondeurs qu'il habite.  On
l'a justement nommй la baleine des Sauriens, car il en a la
rapiditй et la taille.  Celui-ci ne mesure pas moins de cent
pieds, et je peux juger de sa grandeur quand il dresse au-dessus
des flots les nageoires verticales de sa queue.  Sa mвchoire est
йnorme, et d'aprиs les naturalistes, elle ne compte pas moins de
cent quatre-vingt-deux dents.

Le Plesiosaurus, serpent а tronc cylindrique, а queue courte, a
les pattes disposйes en forme de rame.  Son corps est entiиrement
revкtu d'une carapace, et son cou, flexible comme celui du cygne,
se dresse а trente pieds au-dessus des flots.

Ces animaux s'attaquent avec une indescriptible furie.  Ils
soulиvent des montagnes liquides qui s'йtendent jusqu'au radeau.
Vingt fois nous sommes sur le point de chavirer.  Des sifflements
d'une prodigieuse intensitй se font entendre.  Les deux bкtes
sont enlacйes.  Je ne puis les distinguer l'une de l'autre!  Il
faut tout craindre de la rage du vainqueur.

Une heure, deux heures se passent.  La lutte continue avec le
mкme acharnement.  Les combattants se rapprochent du radeau et
s'en йloignent tour а tour.  Nous restons immobiles, prкts а
faire feu.

Soudain l'Ichthyosaurus et le Plesiosaurus disparaissent en
creusant un vйritable maлlstrom.  Le combat va-t-il se terminer
dans les profondeurs de la mer?

Mais tout а coup une tкte йnorme s'йlance au dehors, la tкte du
Plesiosaurus.  Le monstre est blessй а mort.  Je n'aperзois plus
son immense carapace.  Seulement, son long cou se dresse, s'abat,
se relиve, se recourbe, cingle les flots comme un fouet
gigantesque et se tord comme un ver coupй.  L'eau rejaillit а une
distance considйrable.  Elle nous aveugle.  Mais bientфt l'agonie
du reptile touche а sa fin, ses mouvements diminuent, ses
contorsions s'apaisent, et ce long tronзon de serpent s'йtend
comme une masse inerte sur les flots calmйs.

Quant а l'Ichthyosaurus, a-t-il donc regagnй sa caverne
sous-marine, ou va-t-il reparaоtre а la surface de la mer?



XXXIV


_Mercredi 19 aoыt._--Heureusement le vent, qui souffle avec
force, nous a permis de fuir rapidement le thйвtre du combat.
Hans est toujours au gouvernail.  Mon oncle, tirй de ses
absorbantes idйes par les incidents de ce combat, retombe dans
son impatiente contemplation de la mer.

Le voyage reprend sa monotone uniformitй, que je ne tiens pas а
rompre au prix des dangers d'hier.


_Jeudi 20 aoыt._--Brise N.-N.-E.  assez inйgale.  Tempйrature
chaude.  Nous marchons avec une vitesse de trois lieues et demie
а l'heure.

Vers midi un bruit trиs йloignй se fait entendre.

Je consigne ici le fait sans pouvoir en donner l'explication.
C'est un mugissement continu.

«Il y a au loin, dit le professeur, quelque rocher, ou quelque
оlot sur lequel la mer se brise.»

Hans se hisse au sommet du mвt, mais ne signale aucun йcueil.
L'ocйan est uni jusqu'а sa ligne d'horizon.

Trois heures se passent.  Les mugissements semblent provenir
d'une chute d'eau йloignйe.

Je le fais remarquer а mon oncle, qui secoue la tкte.  J'ai
pourtant la conviction que je ne me trompe pas.  Courons-nous
donc а quelque cataracte qui nous prйcipitera dans l'abоme?  Que
cette maniиre de descendre plaise au professeur, parce qu'elle se
rapproche de la verticale, c'est possible, mais а moi...

En tout cas, il doit y avoir а quelques lieues au vent un
phйnomиne bruyant, car maintenant les mugissements se font
entendre avec une grande violence.  Viennent-ils du ciel ou de
l'ocйan?

Je porte mes regards vers les vapeurs suspendues dans
l'atmosphиre, et je cherche а sonder leur profondeur.  Le ciel
est tranquille; les nuages, emportйs au plus haut de la voыte,
semblent immobiles et se perdent dans l'intense irradiation de la
lumiиre.  Il faut donc chercher ailleurs la cause de ce
phйnomиne.

J'interroge alors l'horizon pur et dйgagй de toute brume.  Son
aspect n'a pas changй.  Mais si ce bruit vient d'une chute, d'une
cataracte; si tout cet ocйan se prйcipite dans un bassin
infйrieur, si ces mugissements sont produits par une masse d'eau
qui tombe, le courant doit s'activer, et sa vitesse croissante
peut me donner la mesure du pйril dont nous sommes menacйs.  Je
consulte le courant.  Il est nul.  Une bouteille vide que je
jette а la mer reste sous le vent.

Vers quatre heures, Hans se lиve, se cramponne au mвt et monte а
son extrйmitй.  De lа son regard parcourt l'arc de cercle que
l'ocйan dйcrit devant le radeau et s'arrкte а un point.  Sa
figure n'exprime aucune surprise, mais son poil est devenu fixe.

«Il a vu quelque chose, dit mon oncle.

--Je le crois.»

Hans redescend, puis il йtend son bras vers le sud en disant:

«Der nere!»

--Lа-bas?» rйpond mon oncle.

Et saisissant sa lunette, il regarde attentivement pendant une
minute, qui me paraоt un siиcle.

«Oui, oui!  s'йcrie-t-il.

--Que voyez-vous?

--Une gerbe immense qui s'йlиve au-dessus des flots.

--Encore quelque animal marin?

--Alors mettons le cap plus а l'ouest, car nous savons а quoi
nous en tenir sur le danger de rencontrer ces monstres
antйdiluviens!

--Laissons aller,» rйpond mon oncle.

Je me retourne vers Hans.  Hans maintient sa barre avec une
inflexible rigueur.

Cependant, si de la distance qui nous sйpare de cet animal, et
qu'il faut estimer а douze lieues au moins, on peut apercevoir la
colonne d'eau chassйe par ses йvents, il doit кtre d'une taille
surnaturelle.  Fuir serait se conformer aux lois de la plus
vulgaire prudence.  Mais nous ne sommes pas venus ici pour кtre
prudents.

On va donc en avant.  Plus nous approchons, plus la gerbe
grandit.  Quel monstre peut s'emplir d'une pareille quantitй
d'eau et l'expulser ainsi sans interruption?

A huit heures du soir nous ne sommes pas а deux lieues de lui.
Son corps noirвtre, йnorme, monstrueux, s'йtend dans la mer comme
un оlot.  Est-ce illusion?  est-ce effroi?  Sa longueur me parait
dйpasser mille toises!  Quel est donc ce cйtacй que n'ont prйvu
ni les Cuvier ni les Blumembach?  Il est immobile et comme
endormi; la mer semble ne pouvoir le soulever, et ce sont les
vagues qui ondulent sur ses flancs.  La colonne d'eau, projetйe а
une hauteur de cinq cents pieds retombe avec un bruit
assourdissant.  Nous courons en insensйs vers cette masse
puissante que cent baleines ne nourriraient pas pour un jour.

La terreur me prend.  Je ne veux pas aller plus loin!  Je
couperai, s'il le faut, la drisse de la voile!  Je me rйvolte
contre le professeur, qui ne me rйpond pas.

Tout а coup Hans se lиve, et montrant du doigt le point menaзant:

«Holme!» dit-il.

--Une оle!  s'йcrie mon oncle.

--Une оle!  dis-je а mon tour en haussant les йpaules.

--Йvidemment, rйpond le professeur en poussant un vaste йclat de
rire.

--Mais cette colonne d'eau!

--Geyser[1] fait Hans.

  [1] Source jaillissante trиs cйlиbre situйe au pied de l'Hйcla.

--Eh!  sans doute, geyser, riposte mon oncle, un geyser pareil а
ceux de l'Islande!»

Je ne veux pas, d'abord, m'кtre trompй si grossiиrement.  Avoir
pris un оlot pour un monstre marin!  Mais l'йvidence se fait, et
il faut enfin convenir de mon erreur.  Il n'y a lа qu'un
phйnomиne naturel.

A mesure que nous approchons, les dimensions de la gerbe liquide
deviennent grandioses.  L'оlot reprйsente а s'y mйprendre un
cйtacй immense dont la tкte domine les flots а une hauteur de dix
toises.  Le geyser, mot que les Islandais prononcent «geysir» et
qui signifie «fureur», s'йlиve majestueusement а son extrйmitй.
De sourdes dйtonations йclatent par instants, et l'йnorme jet,
pris de colиres plus violentes, secoue son panache de vapeurs en
bondissant jusqu'а la premiиre couche de nuages.  Il est seul.
Ni fumerolles, ni sources chaudes ne l'entourent, et toute la
puissance volcanique se rйsume en lui.  Les rayons de la lumiиre
йlectrique viennent se mкler а cette gerbe йblouissante, dont
chaque goutte se nuance de toutes les couleurs du prisme.

«Accostons,» dit le professeur.

Mais il faut, йviter avec soin cette trombe d'eau, qui coulerait
le radeau en un instant.  Hans, manoeuvrant adroitement, nous
amиne а l'extrйmitй de l'оlot.

Je saute sur le roc; mon oncle me suit lestement, tandis que le
chasseur demeure а son poste, comme un homme au-dessus de ces
йtonnements.

Nous marchons sur un granit mкlй de tuf siliceux; le sol
frissonne sous nos pieds comme les flancs d'une chaudiиre oщ se
tord de la vapeur surchauffйe; il est brыlant.  Nous arrivons en
vue d'un petit bassin central d'oщ s'йlиve le geyser.  Je plonge
dans l'eau qui coule en bouillonnant un thermomиtre а
dйversement, et il marque une chaleur de cent soixante-trois
degrйs.

Ainsi donc cette eau sort d'un foyer ardent.  Cela contredit
singuliиrement les thйories du professeur Lidenbrock.  Je ne puis
m'empкcher d'en faire la remarque.

«Eh bien, rйplique-t-il, qu'est-ce que cela prouve, contre ma
doctrine?

--Rien,» dis-je d'un ton sec, en voyant que je me heurte а un
entкtement absolu.

Nйanmoins, je suis forcй d'avouer que nous sommes singuliиrement
favorisйs jusqu'ici, et que, pour une raison qui m'йchappe, ce
voyage s'accomplit dans des conditions particuliиres de
tempйrature; mais il me paraоt йvident, certain, que nous
arriverons un jour ou l'autre а ces rйgions oщ la chaleur
centrale atteint les plus hautes limites et dйpasse toutes les
graduations des thermomиtres.

Nous verrons bien.  C'est le mot du professeur, qui, aprиs avoir
baptisй cet оlot volcanique du nom de son neveu, donne le signal
de rembarquement.

Je reste pendant quelques minutes encore а contempler le geyser.
Je remarque que son jet est irrйgulier dans ses accиs, qu'il
diminue parfois d'intensitй, puis reprend avec une nouvelle
vigueur, ce que j'attribue aux variations de pression des vapeurs
accumulйes dans son rйservoir.

Enfin nous partons en contournant les roches trиs accores du sud.
Hans a profitй de cette halte pour remettre le radeau en йtat.

Mais avant de dйborder je fais quelques observations pour
calculer la distance parcourue, et je les note sur mon journal.
Nous avons franchi deux cent soixante-dix lieues de mer depuis
Port-Graьben, et nous sommes а six cent vingt lieues de
l'Islande, sous l'Angleterre.



XXXV


_Vendredi 21 aoыt._--Le lendemain le magnifique geyser a
disparu.  Le vent a fraоchi, et nous a rapidement йloignйs de
l'оlot Axel.  Les mugissements se sont йteints peu а peu.

Le temps, s'il est permis de s'exprimer ainsi, va changer avant
peu.  L'atmosphиre se charge de vapeurs, qui emportent avec elles
l'йlectricitй formйe par l'йvaporation des eaux salines, les
nuages s'abaissent sensiblement et prennent une teinte
uniformйment olivвtre; les rayons йlectriques peuvent а peine
percer cet opaque rideau baissй sur le thйвtre oщ va se jouer le
drame des tempкtes.

Je me sens particuliиrement impressionnй, comme l'est sur terre
toute crйature а l'approche d'un cataclysme.  Les «cumulus[1]»
entassйs dans le sud prйsentent un aspect sinistre; ils ont cette
apparence «impitoyable» que j'ai souvent remarquйe au dйbut des
orages.  L'air est lourd, la mer est calme.

  [1] Nuages de formes arrondies.

Au loin les nuages ressemblent а de grosses balles de coton
amoncelйes dans un pittoresque dйsordre; peu а peu ils se
gonflent et perdent en nombre ce qu'ils gagnent en grandeur; leur
pesanteur est telle qu'ils ne peuvent se dйtacher de l'horizon;
mais, au souffle des courants йlevйs, ils se fondent peu а peu,
s'assombrissent et prйsentent bientфt une couche unique d'un
aspect redoutable; parfois une pelote de vapeurs, encore
йclairйe, rebondit sur ce tapis grisвtre et va se perdre bientфt
dans la masse opaque.

Йvidemment l'atmosphиre est saturйe de fluide, j'en suis tout
imprйgnй, mes cheveux se dressent sur ma tиte comme aux abords
d'une machine йlectrique.  Il me semble que, si mes compagnons me
touchaient en ce moment, ils recevraient une commotion violente.

A dix heures du matin, les symptфmes de l'orage sont plus
dйcisifs; on dirait que le vent mollit pour mieux reprendre
haleine; la nue ressemble а une outre immense dans laquelle
s'accumulent les ouragans.

Je ne veux pas croire aux menaces du ciel, et cependant je ne
puis m'empкcher de dire:

«Voilа du mauvais temps qui se prйpare.»

Le professeur ne rйpond pas.  Il est d'une humeur massacrante, а
voir l'ocйan se prolonger indйfiniment devant ses yeux.  Il
hausse les йpaules а mes paroles.

«Nous aurons de l'orage, dis-je en йtendant la main vers
l'horizon, ces nuages s'abaissent sur la mer comme pour
l'йcraser!»

Silence gйnйral.  Le vent se tait.  La nature a l'air d'une morte
et ne respire plus.  Sur le mat, oщ je vois dйjа poindre un lйger
feu Saint-Elme, la voile dйtendue tombe en plis lourds.  Le
radeau est immobile au milieu d'une mer йpaisse et sans
ondulations.  Mais, si nous ne marchons plus, а quoi bon
conserver cette toile, qui peut nous mettre en perdition au
premier choc de la tempкte?

«Amenons-la, dis-je, abattons notre mвt: cela sera prudent.

--Non, par le diable!  s'йcrie mon oncle, cent fois non!  Que le
vent nous saisisse!  que l'orage nous emporte!  mais que
j'aperзoive enfin les rochers rivage, quand notre radeau devrait
s'y briser en mille piиces!»

Ces paroles ne sont pas achevйes que l'horizon du sud change
subitement d'aspect; les vapeurs accumulкes se rйsolvent en eau,
et l'air, violemment appelй pour combler les vides produits par
la condensation, se fait ouragan.  Il vient des extrйmitйs les
plus reculйes de la caverne.  L'obscuritй redouble.  C'est а
peine si je puis prendre quelques notes incomplиtes.

Le radeau se soulиve, il bondit.  Mon oncle est jetй de son haut.
Je me traоne jusqu'а lui.  Il s'est fortement cramponnй а un bout
de cвble et parait considйrer avec plaisir ce spectacle des
йlйments dйchaоnйs.

Hans ne bouge pas.  Ses longs cheveux, repoussйs par l'ouragan et
ramenйs sur sa face immobile, lui donnent une йtrange
physionomie, car chacune de leurs extrйmitйs est hйrissйe de
petites aigrettes lumineuses.  Son masque effrayant est celui
d'un homme antйdiluvien, contemporain des Ichthyosaures et des
Megatherium.

Cependant le mвt rйsiste.  La voile se tend comme une bulle prкte
а crever.  Le radeau file avec un emportement que je ne puis
estimer, mais moins vite encore que ces gouttes d'eau dйplacйes
sous lui, dont la rapiditй fait des lignes droites et nettes.

«La voile!  la voile!  dis-je, en faisant signe de l'abaisser.

--Non!  rйpond mon oncle.

--Nej,» fait Hans en remuant doucement la tкte.

Cependant la pluie forme une cataracte mugissante devant cet
horizon vers lequel nous courons en insensйs.  Mais avant qu'elle
n'arrive jusqu'а nous le voile de nuage se dйchire, la mer entre
en йbullition et l'йlectricitй, produite par une vaste action
chimique qui s'opиre dans les couches supйrieures, est mise en
jeu.  Aux йclats du tonnerre se mкlent les jets йtincelants de la
foudre; des йclairs sans nombre s'entre-croisent au milieu des
dйtonations; la masse des vapeurs devient incandescente; les
grкlons qui frappent le mйtal de nos outils ou de nos armes se
font lumineux; les vagues soulevйes semblent кtre autant de
mamelons ignivomes sous lesquels couve un feu intйrieur, et dont
chaque crкte est empanachйe d'une flamme.

Mes yeux sont йblouis par l'intensitй de la lumiиre, mes oreilles
brisйes par le fracas de la foudre; il faut me retenir au mвt,
qui plie comme un roseau sous la violence de l'ouragan..........
................................................................
..............................

[Ici mes notes de voyage devinrent trиs incomplиtes.  Je n'ai
plus retrouvй que quelques observations fugitives et prises
machinalement pour ainsi dire.  Mais, dans leur briиvetй, dans
leur obscuritй mкme, elles sont empreintes de l'йmotion qui me
dominait, et mieux que ma mйmoire elles me donnent le sentiment
de notre situation.]
..............................................................
................................


_Dimanche 23 aoыt._--Oщ sommes-nous?  Emportйs avec une
incomparable rapiditй.

La nuit a йtй йpouvantable.  L'orage ne se calme pas.  Nous
vivons dans un milieu de bruit, une dйtonation incessante.  Nos
oreilles saignent.  On ne peut йchanger une parole.

Les йclairs ne discontinuent pas.  Je vois des zigzags
rйtrogrades qui, aprиs un jet rapide, reviennent de bas ou haut
et vont frapper la voыte de granit.  Si elle allait s'йcrouler!
D'autres йclairs se bifurquent ou prennent la forme de globes de
feu qui йclatent comme des bombes.  Le bruit gйnйral ne parait
pas s'en accroоtre; il a dйpassй la limite d'intensitй que peut
percevoir l'oreille humaine, et, quand toutes les poudriиres du
monde viendraient а sauter ensemble, nous ne saurions en entendre
davantage.

Il y a йmission continue de lumiиre а la surface des nuages; la
matiиre йlectrique se dйgage incessamment de leurs molйcules;
йvidemment les principes gazeux de l'air sont altйrйs; des
colonnes d'eau innombrables s'йlancent dans l'atmosphиre et
retombent en йcumant.

Oщ allons-nous?...  Mon oncle est couchй tout de son long а
l'extrйmitй du radeau.

La chaleur redouble.  Je regarde le thermomиtre; il indique...
[Le chiffre est effacй.]


_Lundi 24 aoыt._--Cela ne finira pas!  Pourquoi l'йtat de cette
atmosphиre si dense, une fois modifiй, ne serait-il pas
dйfinitif?

Nous sommes brisйs de fatigue, Hans comme а l'ordinaire.  Le
radeau court invariablement vers le sud-est.  Nous avons fait
plus de deux cents lieues depuis l'оlot Axel.

A midi la violence de l'ouragan redouble; il faut lier solidement
tout les objets composant la cargaison.  Chacun de nous s'attache
йgalement.  Les flots passent par-dessus notre tкte.

Impossible de s'adresser une seule parole depuis trois jours.
Nous ouvrons la bouche, nous remuons nos lиvres; il ne se produit
aucun son apprйciable.  Mкme en se parlant а l'oreille on ne peut
s'entendre.

Mon oncle s'est approchй de moi.  Il a articulй quelques paroles.
Je crois qu'il m'a dit: «Nous sommes perdus.» Je n'en suis pas
certain.

Je prends le parti de lui йcrire ces mots: «Amenons notre voile.»

Il me fait signe qu'il y consent.

Sa tкte n'a pas eu le temps de se relever de bas en haut qu'un
disque de feu apparaоt au bord du radeau.  Le mвt et la voile
sont partis tout d'un bloc, et je les ai vus s'enlever а une
prodigieuse hauteur, semblables au Ptйrodactyle, cet oiseau
fantastique des premiers siиcles.

Nous sommes glacйs d'effroi; la boule mi-partie blanche,
mi-partie azurйe, de la grosseur d'une bombe de dix pouces, se
promиne lentement, en tournant avec une surprenante vitesse sous
la laniиre de l'ouragan.  Elle vient ici, lа, monte sur un des
bвtis du radeau, saute sur le sac aux provisions, redescend
lйgиrement, bondit, effleure la caisse а poudre.  Horreur!  Nous
allons sauter!  Non!  Le disque йblouissant s'йcarte; il
s'approche de Hans, qui le regarde fixement; de mon oncle, qui se
prйcipite а genoux pour l'йviter; de moi, pвle et frissonnant
sous l'йclat de la lumiиre et de la chaleur; il pirouette prиs de
mon pied, que j'essaye de retirer.  Je ne puis y parvenir.

Une odeur de gaz nitreux remplit l'atmosphиre; elle pйnиtre le
gosier, les poumons.  On йtouffe.

Pourquoi ne puis-je retirer mon pied?  Il est donc rivй au
radeau?  Ah!  la chute de ce globe йlectrique a aimantй tout le
fer du bord; les instruments, les outils, les armes s'agitent en
se heurtant avec un cliquetis aigu; les clous de ma chaussure
adhиrent violemment а une plaque de fer incrustйe dans le bois.
Je ne puis retirer mon pied!

Enfin, par un violent, effort, je l'arrache au moment oщ la boule
allait le saisir dans son mouvement giratoire et m'entraоner
moi-mкme, si...

Ah!  quelle lumiиre intense!  le globe йclate!  nous sommes
couverts par des jets de flammes!

Puis tout s'йteint.  J'ai eu le temps de voir mon oncle йtendu
sur le radeau; Hans toujours а sa barre et «crachant du feu» sous
l'influence de l'йlectricitй qui le pйnиtre!

Oщ allons-nous?  oщ allons-nous?
.......................................................


_Mardi 25 aoыt._--Je sors d'un йvanouissement prolongй; l'orage
continue; les йclairs se dйchaоnent comme une couvйe de serpents
lвchйe dans l'atmosphиre.

Sommes-nous toujours sur la mer?  Oui, et emportйs avec une
vitesse incalculable.  Nous avons passй sous l'Angleterre, sous
la Manche, sous la France, sous l'Europe entiиre, peut-кtre!
.......................................................

Un bruit nouveau se fait entendre!  Йvidemment, la mer qui se
brise sur des rochers!...  Mais alors...
.......................................................
.......................................................



XXXVI


Ici se termine ce que j'ai appelй «le journal du bord,» si
heureusement sauvй du naufrage.  Je reprends mon rйcit comme
devant.

Ce qui se passa au choc du radeau contre les йcueils de la cфte,
je ne saurais le dire.  Je me sentis prйcipitй dans les flots, et
si j'йchappai а la mort, si mon corps ne fut pas dйchirй sur les
rocs aigus, c'est que le bras vigoureux de Hans me retira de
l'abоme.

Le courageux Islandais me transporta hors de la portйe des
vagues, sur un sable brыlant oщ je me trouvai cфte а cфte avec
mon oncle.

Puis il revint vers ces rochers auxquels se heurtaient les lames
furieuses, afin de sauver quelques йpaves du naufrage.  Je ne
pouvais parler; j'йtais brisй d'йmotions et de fatigues; il me
fallut une grande heure pour me remettre.

Cependant une pluie diluvienne continuait а tomber, mais avec ce
redoublement qui annonce la fin des orages.  Quelques rocs
superposйs nous offrirent un abri contre les torrents du ciel,
Hans prйpara des aliments auxquels je ne pus toucher, et chacun
de nous, йpuisй par les veilles de trois nuits, tomba dans un
douloureux sommeil.

Le lendemain le temps йtait magnifique.  Le ciel et la mer
s'йtaient apaisйs d'un commun accord.  Toute trace de tempкte
avait disparu.  Ce furent les paroles joyeuses du professeur qui
saluиrent mon rйveil.

«Eh bien, mon garзon, s'йcria-t-il, as-tu bien dormi?»

N'eыt-on pas dit que nous йtions dans la maison de Kцnig-strasse,
que je descendais tranquillement pour dйjeuner et que mon mariage
avec la pauvre Graьben allait s'accomplir ce jour mкme?

Hйlas!  pour peu que la tempкte eыt jetй le radeau dans l'est,
nous avions passй sous l'Allemagne, sous ma chиre ville de
Hambourg, sous cette rue au demeurait tout ce que j'aimais au
monde.  Alors quarante lieues m'en sйparaient а peine!  Mais
quarante lieues verticales d'un mur de granit, et en rйalitй,
plus de mille lieues а franchir!

Toutes ces douloureuses rйflexions traversиrent rapidement mon
esprit avant que je ne rйpondisse а la question de mon oncle.

«Ah зa!  rйpйta-t-il, tu ne veux pas me dire si tu as bien dormi?

--Trиs bien, rйpondis-je; je suis encore brisй, mais cela ne sera
rien.

--Absolument rien, un peu de fatigue, et voilа tout.

--Mais vous me paraissez bien gai, ce matin, mon oncle.

--Enchantй, mon garзon!  enchantй!  Nous sommes arrivйs!

--Au terme de notre expйdition?

--Non, mais au bout de cette mer qui n'en finissait pas.  Nous
allons reprendre maintenant la voie de terre et nous enfoncer
vйritablement dans les entrailles du globe.

--Mon oncle, permettez-moi une question.

--Je te la permets, Axel.

--Et le retour?

--Le retour!  Ah!  tu penses а revenir quand on n'est mкme pas
arrivй?

--Non, je veux seulement demander comment il s'effectuera.

--De la maniиre la plus simple du monde.  Une fois arrivйs au
centre du sphйroпde, ou nous trouverons une route nouvelle pour
remonter а sa surface, ou nous reviendrons tout bourgeoisement
par le chemin dйjа parcouru.  J'aime а penser qu'il ne se fermera
pas derriиre nous.

--Alors il faudra remettre le radeau en bon йtat.

--Nйcessairement.

--Mais les provisions, en reste-t-il assez pour accomplir toutes
ces grandes choses?

--Oui, certes.  Hans est un garзon habile, et je suis sыr qu'il a
sauvй la plus grande partie de la cargaison.  Allons nous en
assurer, d'ailleurs.»

Nous quittвmes cette grotte ouverte а toutes les brises.  J'avais
un espoir qui йtait en mкme temps une crainte; il me semblait
impossible que le terrible abordage du radeau n'eыt pas anйanti
tout ce qu'il portait.  Je me trompais.  A mon arrivйe sur le
rivage, j'aperзus Hans au milieu d'une foule d'objets rangйs avec
ordre.  Mon oncle lui serra la main avec un vif sentiment de
reconnaissance.  Cet homme, d'un dйvouement surhumain dont on ne
trouverait peut-кtre pas d'autre exemple, avait travaillй pendant
que nous dormions et sauvй les objets les plus prйcieux au pйril
de sa vie.

Ce n'est pas que nous n'eussions fait des pertes assez sensibles,
nos armes, par exemple; mais enfin on pouvait s'en passer.  La
provision de poudre йtait demeurйe intacte, aprиs avoir failli
sauter pendant la tempкte.

«Eh bien, s'йcria le professeur, puisque les fusils manquent,
nous en serons quittes pour ne pas chasser.

--Bon; mais les instruments?

--Voici le manomиtre, le plus utile de tous, et pour lequel
j'aurais donnй les autres!  Avec lui, je puis calculer la
profondeur et savoir quand nous aurons atteint le centre.  Sans
lui, nous risquerions d'aller au delа et de ressortir par les
antipodes!»

Cette gaоtй йtait fйroce.

«Mais la boussole?  demandai-je.

--La voici, sur ce rocher, en parfait йtat, ainsi que le
chronomиtre et les thermomиtres.  Ah!  le chasseur est un homme
prйcieux!»

Il fallait bien le reconnaоtre, en fait d'instruments, rien ne
manquait..  Quant aux outils et aux engins, j'aperзus, йpars sur
le sable, йchelles, cordes, pics, pioches, etc.

Cependant il y avait encore la question des vivres а йlucider.

«Et les provisions?  dis-je,

--Voyons les provisions,» rйpondit mon oncle.

Les caisses qui les contenaient йtaient alignйes sur la grиve
dans un parfait йtat de conservation; la mer les avait respectйes
pour la plupart, et somme toute, en biscuits, viande salйe,
geniиvre et poissons secs, on pouvait compter encore sur quatre
mois de vivres.

«Quatre mois!  s'йcria le professeur; nous avons le temps d'aller
et de revenir, et avec ce qui restera je veux donner un grand
dоner а tous mes collиgues du Johannaeum!»

J'aurais dы кtre fait, depuis longtemps, au tempйrament de mon
oncle, et pourtant cet homme-lа m'йtonnait toujours.

«Maintenant, dit-il, nous allons refaire notre provision d'eau
avec la pluie que l'orage a versйe dans tous ces bassins de
granit; par consйquent, nous n'avons pas а craindre d'кtre pris
par la soif.  Quant au radeau, je vais recommander а Hans de le
rйparer de son mieux, quoiqu'il ne doive plus nous servir,
j'imagine!

--Comment cela?  m'йcriai-je.

--Une idйe а moi, mon garзon!  Je crois que nous ne sortirons pas
par oщ nous sommes entrйs.»

Je regardai le professeur avec une certaine dйfiance; je me
demandai s'il n'йtait pas devenu fou.  Et cependant «il ne savait
pas si bien dire.»

«Allons dйjeuner,» reprit-il.

Je le suivis sur un cap йlevй, aprиs qu'il eut donnй ses
instructions au chasseur.  Lа, de la viande sиche, du biscuit et
du thй composиrent un repas excellent, et, je dois l'avouer, un
des meilleurs que j'eusse fait de ma vie.  Le besoin, le grand
air, le calme aprиs les agitations, tout contribuait а me mettre
en appйtit.

Pendant le dйjeuner, je posai а mon oncle la question de savoir
oщ nous йtions en ce moment.

«Cela, dis-je, me parait difficile а calculer.

--A calculer exactement, oui, rйpondit-il; c'est mкme impossible,
puisque, pendant ces trois jours de tempкte, je n'ai pu tenir
note de la vitesse et de la direction du radeau; mais cependant
nous pouvons relever notre situation а l'estime.

--En effet, la derniиre observation a йtй faite а l'оlot du
geyser...

--A l'оlot Axel, mon garзon.  Ne dйcline pas cet honneur d'avoir
baptisй de ton nom la premiиre оle dйcouverte au centre du massif
terrestre.

--Soit!  A l'оlot Axel, nous avions franchi environ deux cent
soixante-dix lieues de mer et nous nous trouvions а plus de six
cents lieues de l'Islande.

--Bien!  partons de ce point alors et comptons quatre jours
d'orage, pendant lesquels notre vitesse n'a pas dы кtre
infйrieure а quatre-vingts lieues par vingt-quatre heures.

--Je le crois.  Ce serait donc trois cents lieues а ajouter.

--Oui, et la mer Lidenbrock aurait а peu prиs six cents lieues
d'un rivage а l'autre!  Sais-tu bien, Axel, qu'elle peut lutter
de grandeur avec la Mйditerranйe?

--Oui, surtout si nous ne l'avons traversйe que dans sa largeur!

--Ce qui est fort possible!

--Et, chose curieuse, ajoutai-je, si nos calculs sont exacts,
nous avons maintenant cette Mйditerranйe sur notre tкte.

--Vraiment!

--Vraiment, car nous sommes а neuf cents lieues de Reykjawik!

--Voilа un joli bout de chemin, mon garзon; mais, que nous soyons
plutфt sous la Mйditerranйe que sous la Turquie ou sous
l'Atlantique, cela ne peut s'affirmer que si notre direction n'a
pas dйviй.

--Non, le vent paraissait constant; je pense donc que ce rivage
doit кtre situй au sud-est de Port-Graьben.

--Bon, il est facile de s'en assurer en consultant la boussole.
Allons consulter la boussole!»

Le professeur se dirigea vers le rocher sur lequel Hans avait
dйposй les instrumente.  Il йtait gai, allиgre, il se frottait
les mains, il prenait des poses!  Un vrai jeune homme!  Je le
suivis, assez curieux de savoir si je ne me trompais pas dans mon
estime.

Arrivй au rocher, mon oncle prit le compas, le posa
horizontalement et observa l'aiguilla, qui, aprиs avoir oscillй,
s'arrкta dans une position fixe sous l'influence magnйtique.

Mon oncle regarda, puis il se frotta les yeux et regarda de
nouveau.  Enfin il se retourna de mon cфtй, stupйfait.

«Qu'y a-t-il?» demandai-je.

Il me fit signe d'examiner l'instrument.  Une exclamation de
surprise m'йchappa.  La fleur de l'aiguille marquait le nord lа
oщ nous supposions le midi!  Elle se tournait vers la grиve au
lieu de montrer la pleine mer!

Je remuai la boussole, je l'examinai; elle йtait en parfait йtat.
Quelque position que l'on fоt prendre а l'aiguille; celle-ci
reprenait obstinйment cette direction inattendue.

Ainsi donc, il ne fallait plus en douter, pendant la tempкte une
saute de vent s'йtait produite dont nous ne nous йtions pas
aperзus et avait ramenй le radeau vers les rivages que mon oncle
croyait laisser derriиre lui.



XXXVII


Il me serait impossible de peindre la succession des sentiments
qui agitиrent le professeur Lidenbrock, la stupйfaction,
l'incrйdulitй et enfin la colиre.  Jamais je ne vis homme si
dйcontenancй d'abord, si irritй ensuite.  Les fatigues de la
traversйe, les dangers courus, tout йtait а recommencer!  Nous
avions reculй au lieu de marcher en avant!

Mais mon oncle reprit rapidement le dessus.

«Ah!  la fatalitй me joue de pareils tours!  s'йcria-t-il; les
йlйments conspirent contre moi!  l'air, le feu et l'eau combinent
leurs efforts pour s'opposer а mon passage!  Eh bien!  l'on saura
ce que peut ma volontй.  Je ne cйderai pas, je ne reculerai pas
d'une ligne, et nous verrons qui l'emportera de l'homme ou de la
nature!»

Debout sur le rocher, irritй, menaзant, Otto Lidenbrock, pareil
au farouche Ajax, semblait dйfier les dieux.  Mais je jugeai а
propos d'intervenir et de mettre un frein а cette fougue
insensйe.

«Ecoutez-moi, lui dis-je d'un ton ferme.  Il y a une limite а
toute ambition ici-bas; il ne faut pas lutter contre
l'impossible; nous sommes mal йquipйs pour un voyage sur mer;
cinq cents lieues ne se font pas sur un mauvais assemblage de
poutres avec une couverture pour voile, un bвton en guise de mвt,
et contre les vents dйchaоnйs.  Nous ne pouvons gouverner, nous
sommes le jouet des tempкtes, et c'est agir en fous que de tenter
une seconde fois cette impossible traversйe!»

De ces raisons toutes irrйfutables je pus dйrouler la sйrie
pendant dix minutes sans кtre interrompu, mais cela vint
uniquement de l'inattention du professeur, qui n'entendit pas un
mot de mon argumentation.

«Au radeau!  s'йcria-t-il.

Telle fut sa rйponse.  J'eus beau faire, supplier, m'emporter: je
me heurtai а une volontй plus dure que le granit.

Hans achevait en ce moment de rйparer le radeau.  On eыt dit que
cet кtre bizarre devinait les projets de mon oncle.  Avec
quelques morceaux de surtarbrandur il avait consolidй
l'embarcation.  Une voile s'y йlevait dйjа et le vent jouait dans
ses plis flottants.

Le professeur dit quelques mots au guide, et aussitфt celui-ci
d'embarquer les bagages et de tout disposer pour le dйpart.
L'atmosphиre йtait assez pure et le vent du nord-ouest tenait
bon.

Que pouvais-je faire?  Rйsister seul contre deux?  Impossible.
Si encore Hans se fыt joint а moi.  Mais non!  Il semblait que
l'Islandais eыt mis de cфtй toute volontй personnelle et fait
voeu d'abnйgation.  Je ne pouvais rien obtenir d'un serviteur
aussi infйodй а son maоtre.  Il fallait marcher en avant.

J'allais donc prendre sur le radeau ma place accoutumйe, quand
mon oncle m'arrкta de la main.

«Nous ne partirons que demain, dit-il.»

Je fis le geste d'un homme rйsignй а tout.

«Je ne dois rien nйgliger, reprit-il, et puisque la fatalitй m'a
poussй sur cette partie de la cфte, je ne la quitterai pas sans
l'avoir reconnue.»

Cette remarque sera comprise quand on saura que nous йtions
revenus au rivage du nord, mais non pas а l'endroit mкme de notre
premier dйpart.  Port-Graьben devait кtre situй plus а l'ouest.
Rien de plus raisonnable dиs lors que d'examiner avec soin les
environs de ce nouvel atterrissage.

«Allons а la dйcouverte!» dis-je.

Et, laissant Hans а ses occupations, nous voilа partis.  L'espace
compris entre les relais de la mer et le pied des contre-forts
йtait fort large; on pouvait marcher une demi-heure avant
d'arriver а la paroi de rochers.  Nos pieds йcrasaient
d'innombrables coquillages de toutes formes et de toutes
grandeurs, oщ vйcurent les animaux des premiиres йpoques.
J'apercevais aussi d'йnormes carapaces; dont le diamиtre
dйpassait souvent quinze pieds.  Elles avaient appartenu а ces
gigantesques glyptodons de la pйriode pliocиne dont la tortue
moderne n'ont plus qu'une petite rйduction.  En outre le sol
йtait semй d'une grande quantitй de dйbris pierreux, sortes de
galets arrondis pur la lame et rangйs en lignes successives.  Je
fus donc conduit а faire cette remarque, que la mer devait
autrefois occuper cet espace.  Sur les rocs йpars et maintenant
hors de ses atteintes, les flots avaient laissй des traces
йvidentes de leur passage.

Ceci pouvait expliquer jusqu'а un certain point l'existence de
cet ocйan, а quarante lieues au-dessous de la surface du globe.
Mais, suivant moi, cette masse d'eau devait se perdre peu а peu
dans les entrailles de la terre, et elle provenait йvidemment des
eaux de l'Ocйan, qui se firent jour а travers quelque fissure.
Cependant il fallait admettre que cette fissure йtait
actuellement bouchйe, car toute cette caverne, ou mieux, cet
immense rйservoir, se fыt rempli dans un temps assez court.
Peut-кtre mкme cette eau, ayant eu а lutter contre des feux
souterrains, s'йtait vaporisйe en partie.  De lа l'explication
des nuages suspendus sur notre tкte et le dйgagement de cette
йlectricitй qui crйait des tempкtes а l'intйrieur du massif
terrestre.

Cette thйorie des phйnomиnes dont nous avions йtй tйmoins me
paraissait satisfaisante; car, pour grandes que soient les
merveilles de la nature, elles sont toujours explicables par des
raisons physiques.

Nous marchions donc sur une sorte de terrain sйdimentaire formй
par les eaux, comme tous les terrains de cette pйriode, si
largement distribuйs а la surface du globe.  Le professeur
examinait attentivement chaque interstice de roche.  Qu'une
ouverture quelconque existвt, et il devenait important pour lui
d'en faire sonder la profondeur.

Pendant un mille, nous avions cфtoyй les rivages de la mer
Lidenbrock, quand le sol changea subitement d'aspect.  Il
paraissait bouleversй, convulsionnй par un exhaussement violent
des couches infйrieures.  En maint endroit, des enfoncements ou
des soulиvements attestaient une dislocation puissante du massif
terrestre.

Nous avancions difficilement sur ces cassures de granit,
mйlangйes de silex, de quartz et de dйpфts alluvionnaires,
lorsqu'un champ, plus qu'un champ, une plaine d'ossements apparut
а nos regards.  On eыt dit un cimetiиre immense, oщ les
gйnйrations de vingt siиcles confondaient leur йternelle
poussiиre.  De hautes extumescences de dйbris s'йtageaient au
loin.  Elles ondulaient jusqu'aux limites de l'horizon et s'y
perdaient dans une brume fondante.  Lа, sur trois milles carrйs.
peut-кtre; s'accumulait toute la vie de l'histoire animale, а
peine йcrite dans les terrains trop rйcents du monde habitй.

Cependant une impatiente curiositй nous entraоnait.  Nos pieds
йcrasaient avec un bruit sec les restes de ces animaux
antйhistoriques, et ces fossiles dont les Musйums des grandes
citйs se disputent les rares et intйressants dйbris.  L'existence
de mille Cuvier n'aurait pas suffi a recomposer les squelettes
des кtres organiques couchйs dans ce magnifique ossuaire.

J'йtais stupйfait.  Mon oncle avait levй ses grands bras vers
l'йpaisse voыte qui nous servait de ciel.  Sa bouche ouverte
dйmesurйment, ses yeux fulgurants sous la lentille de ses
lunettes, sa tкte remuant de haut en bas, de gauche а droite,
toute sa posture enfin dйnotait un йtonnement sans borne.  Il se
trouvait devant une inapprйciable collection de Leptotherium, de
Mericotherium, de Mastodontes, de Protopithиques, de
Ptйrodactyles, de tous les monstres antйdiluviens entassйs lа
pour sa satisfaction personnelle.  Qu'on se figure un bibliomane
passionnй transportй tout а coup dans cette fameuse bibliothиque
d'Alexandrie brыlйe par Omar et qu'un miracle aurait fait
renaоtre de ses cendres!  Tel йtait mon oncle le professeur
Lidenbrock.

Mais ce fut un bien autre йmerveillement, quand, courant a
travers cette poussiиre volcanique, il saisit un crвne dйnudй, et
s'йcria d'une voix frйmissante:

«Axel!  Axel!  une tкte humaine!

--Une tкte humaine!  mon oncle, rйpondis-je, non moins stupйfait.

--Oui, mon neveu!  Ah!  M. Milne-Edwards!  Ah!  M, de
Quatrefages!  que n'кtes-vous lа oщ je suis, moi, Otto
Lidenbrock!»



XXXVIII


Pour comprendre cette йvocation faite par mon oncle а ces
illustres savants franзais, il faut savoir qu'un fait d'une haute
importance en palйontologie s'йtait produit quelque temps avant
notre dйpart.

Le 28 mars 1863, des terrassiers fouillant sous la direction de
M. Boucher de Perthes les carriиres de Moulin-Quignon, prиs
Abbeville, dans le dйpartement de la Somme, en France, trouvиrent
une mвchoire humaine а quatorze pieds au-dessous de la superficie
du sol.  C'йtait le premier fossile de cette espиce ramenй а la
lumiиre du grand jour.  Prиs de lui se rencontrиrent des haches
de pierre et des silex taillйs, colorйs et revкtus par le temps
d'une patine uniforme.

Le bruit de cette dйcouverte fut grand, non seulement en France,
mais en Angleterre et en Allemagne.  Plusieurs savants de
l'Institut franзais, entre autres MM. Milne-Edwards et de
Quatrefages, prirent l'affaire а coeur, dйmontrиrent
l'incontestable authenticitй de l'ossement en question, et se
firent les plus ardents dйfenseurs de ce «procиs de la mвchoire»,
suivant l'expression anglaise.

Aux gйologues du Royaume-Uni qui tinrent le fait pour certain,
MM. Falconer, Busk, Carpenter, etc., se joignirent des savants de
l'Allemagne, et parmi eux, au premier rang, le plus fougueux, le
plus enthousiaste, mon oncle Lidenbrock.

L'authenticitй d'un fossile humain de l'йpoque quaternaire
semblait donc incontestablement dйmontrйe et admise.

Ce systиme, il est vrai, avait eu un adversaire acharnй dans
M. Йlie de Beaumont.  Ce savant de si haute autoritй soutenait
que le terrain de Moulin-Quignon n'appartenait pas au «diluvium»,
mais а une couche moins ancienne, et, d'accord en cela avec
Cuvier, il n'admettait pas que l'espиce humaine eыt йtй
contemporaine des animaux de l'йpoque quaternaire.  Mon oncle
Lidenbrock, de concert avec la grande majoritй des gйologues,
avait tenu bon, disputй, discutй, et M. Йlie de Beaumont йtait
restй а peu prиs seul de son parti.

Nous connaissions tous ces dйtails de l'affaire, mais nous
ignorions que, depuis notre dйpart, la question avait fait des
progrиs nouveaux.  D'autres mвchoires identiques, quoique
appartenant а des individus de types divers et de nations
diffйrentes, furent trouvйes dans les terres meubles et grises de
certaines grottes, en France, en Suisse, en Belgique, ainsi que
des armes, des ustensiles, des outils, des ossements d'enfants,
d'adolescents, d'hommes, de vieillards.  L'existence de l'homme
quaternaire s'affirmait donc chaque jour davantage.

Et ce n'йtait pas tout.  Des dйbris nouveaux exhumйs du terrain
tertiaire pliocиne avaient permis а des savants plus audacieux
encore d'assigner une haute antiquitй а la race humaine.  Ces
dйbris, il est vrai, n'йtaient point des ossements de l'homme,
mais seulement des objets de son industrie, des tibias, des
fйmurs d'animaux fossiles, striйs rйguliиrement, sculptйs pour
ainsi dire, et qui portaient la marque d'un travail humain.

Ainsi, d'un bond, l'homme remontait l'йchelle des temps d'un
grand nombre de siиcles; il prйcйdait le Mastodonde; il devenait
le contemporain de «l'Elephas meridionalis»; il avait cent mille
ans d'existence, puisque c'est la date assignйe par les gйologues
les plus renommйs а la formation du terrain pliocиne!

Tel йtait alors l'йtat de la science palйontologique, et ce que
nous en connaissions suffisait а expliquer notre attitude devant
cet ossuaire de la mer Lidenbrock.  On comprendra donc les
stupйfactions et les joies de mon oncle, surtout quand, vingt pas
plus loin, il se trouva en prйsence, on peut dire face а face,
avec un des spйcimens de l'homme quaternaire.

C'йtait un corps humain absolument reconnaissable.  Un sol d'une
nature particuliиre, comme celui du cimetiиre Saint-Michel, а
Bordeaux, l'avait-il ainsi conservй pendant des siиcles?  je ne
saurais le dire.  Mais зa cadavre, la peau tendue et parcheminйe,
les membres encore moelleux,--а la vue du moins,--les dents
intactes, la chevelure abondante, les ongles des doigts et des
orteils d'une grandeur effrayante, se montrait а nos yeux tel
qu'il avait vйcu.

J'йtais muet devant cette apparition d'un autre вge.  Mon oncle,
si loquace, si impйtueusement discoureur d'habitude, se taisait
aussi.  Nous avions soulevй ce corps.  Nous l'avions redressй.
Il nous regardait avec ses orbites caves.  Nous palpions son
torse sonore.

Aprиs quelques instants de silence, l'oncle fut vaincu par le
professeur.  Otto Lidenbrock, emportй par son tempйrament, oublia
les circonstances de notre voyage, le milieu oщ nous йtions,
l'immense caverne qui nous contenait.  Sans doute il se crut au
Johannaeum, professant devant ses йlиves, car il prit un ton
doctoral, et s'adressant а un auditoire imaginaire:

«Messieurs, dit-il, j'ai l'honneur de vous prйsenter un homme de
l'йpoque quaternaire.  De grands savants ont niй son existence,
d'autres non moins grands l'ont affirmйe.  Les saint Thomas de la
palйontologie, s'ils йtaient lа, le toucheraient du doigt, et
seraient bien forcйs de reconnaоtre leur erreur.  Je sais bien
que la science doit se mettre en garde contre les dйcouvertes de
ce genre!  Je n'ignore pas quelle exploitation des hommes
fossiles ont faite les Barnum et autres charlatans de mкme
farine.  Je connais l'histoire de la rotule d'Ajax, du prйtendu
corps d'Oreste retrouvй par les Spartiates, et du corps
d'Astйrius, long de dix coudйes, dont parle Pausanias.  J'ai lu
les rapports sur le squelette de Trapani dйcouvert au XIVe
siиcle, et dans lequel on voulait reconnaоtre Polyphиme, et
l'histoire du gйant dйterrй pendant le XVIe siиcle aux environs
de Palerme.  Vous n'ignorez pas plus que moi, Messieurs,
l'analyse faite auprиs de Lucerne, en 1577, de ces grands
ossements que le cйlиbre mйdecin Fйlix Plater dйclarait
appartenir а un gйant de dix-neuf pieds!  J'ai dйvorй les traitйs
de Cassanion, et tous ces mйmoires, brochures, discours et
contre-discours publiйs а propos du squelette du roi des Cimbres,
Teutobochus, l'envahisseur de la Gaule, exhumй d'une sablonniиre
du Dauphinй en 1613!  Au XVIIIe siиcle, j'aurais combattu avec
Pierre Campet l'existence des prйadamites de Scheuchzer!  J'ai eu
entre les mains l'йcrit nommй _Gigans_..»

Ici reparut l'infirmitй naturelle de mon oncle, qui en public ne
pouvait pas prononcer les mots difficiles.

«L'йcrit nommй _Gigans_...» reprit-il.

Il ne pouvait aller plus loin.

«_Gigantйo_...»

Impossible!  Le mot malencontreux ne voulait pas sortir!  On
aurait bien ri au Johannaeum!

«_Gigantostйologie_,» acheva de dire le professeur Lidenbrock
entre deux jurons.

Puis, continuant de plus belle, et s'animant:

«Oui, Messieurs, je sais toutes ces choses!  Je sais aussi que
Cuvier et Blumenbach ont reconnu dans ces ossements de simples os
de Mammouth et autres animaux de l'йpoque quaternaire.  Mais ici
le doute seul serait une injure а la science!  Le cadavre est lа!
Vous pouvez le voir, le toucher!  Ce n'est pas un squelette,
c'est un corps intact, conservй dans un but uniquement
anthropologique!»

Je voulus bien ne pas contredire cette assertion.

«Si je pouvais le laver dans une solution d'acide sulfurique, dit
encore mon oncle, j'en ferais disparaоtre toutes les parties
terreuses et ces coquillages resplendissants qui sont incrustйs
en lui.  Mais le prйcieux dissolvant me manque.  Cependant, tel
il est, tel ce corps nous racontera sa propre histoire.»

Ici, le professeur prit le cadavre fossile et le manoeuvra avec
la dextйritй d'un montreur de curiositйs.

«Vous le voyez, reprit-il, il n'a pas six pieds de long, et nous
sommes loin des prйtendus gйants.  Quant а la race а laquelle il
appartient, elle est incontestablement caucasique.  C'est la race
blanche, c'est la nфtre!  Le crвne de ce fossile est
rйguliиrement ovoпde, sans dйveloppement des pommettes, sans
projection de la mвchoire.  Il ne prйsente aucun caractиre de ce
prognathisme qui modifie l'angle facial[1].  Mesurez cet angle,
il est presque de quatre-vingt-dix degrйs.  Mais j'irai plus loin
encore dans le chemin des dйductions.  et j'oserai dire que cet
йchantillon humain appartient а la famille japйtique, rйpandue
depuis les Indes jusqu'aux limites de l'Europe occidentale.  Ne
souriez pas, Messieurs!»

  1.  L'angle facial est formй par deux plans, l'un plus ou moins
  vertical qui est tangent au front et aux incisives, l'antre
  horizontal, qui passe par l'ouverture des conduits auditifs et
  l'йpine nasale infйrieure.  On appelle prognathisme, en langue
  anthropologique, cette projection de la mвchoire qui modifie
  l'angle facial.

Personne ne souriait, mais le professeur avait une telle habitude
de voir les visages s'йpanouir pendant ses savantes
dissertations!

«Oui, reprit-il avec une animation nouvelle, c'est lа un homme
fossile, et contemporain des Mastodontes dont les ossements
emplissent cet amphithйвtre.  Mais de vous dire par quelle route
il est arrivй lа, comment ces couches oщ il йtait enfoui ont
glissй, jusque dans cette йnorme cavitй du globe, c'est ce que je
ne me permettrai pas.  Sans doute, а l'йpoque quaternaire, des
troubles considйrables se manifestaient encore dans l'йcorce
terrestre: le refroidissement continu du globe produisait des
cassures, des fentes, des failles, oщ dйvalait vraisemblablement
une partie du terrain supйrieur.  Je ne me prononce pas, mais
enfin l'homme est lа, entourй des ouvrages de sa main, de ces
haches, de ces silex taillйs qui ont constituй l'вge de pierre,
et а moins qu'il n'y soit venu comme moi en touriste, en pionnier
de la science, je ne puis mettre en doute l'authenticitй de son
antique origine.»

Le professeur se tut, et j'йclatai en applaudissements unanimes.
D'ailleurs mon oncle avait raison, et de plus savants que son
neveu eussent йtй fort empкchйs de le combattre.

Autre indice.  Ce corps fossilisй n'йtait pas le seul de
l'immense ossuaire.  D'autres corps se rencontraient а chaque pas
que nous faisions dans cette poussiиre, et mon oncle pouvait
choisir le plus merveilleux de ces йchantillons pour convaincre
les incrйdules.

En vйritй, c'йtait un йtonnant spectacle que celui de ces
gйnйrations d'hommes et d'animaux confondus dans ce cimetiиre.
Mais une question grave se prйsentait, que nous n'osions
rйsoudre.  Ces кtres animйs avaient-ils glissй par une convulsion
du sol vers les rivages de la mer Lidenbrock, alors qu'ils
йtaient dйjа rйduits en poussiиre?  Ou plutфt vйcurent-ils ici,
dans ce monde souterrain, sous ce ciel factice, naissant et
mourant comme les habitants de la terre?  Jusqu'ici, les monstres
marins, les poissons seuls, nous йtaient apparus vivants!
Quelque homme de l'abоme errait-il encore sur ces grиves
dйsertes?



XXXIX


Pendant une demi-heure encore, nos pieds foulиrent ces couches
d'ossements.  Nous allions en avant, poussйs par une ardente
curiositй.  Quelles autres merveilles renfermait cette caverne,
quels trйsors pour la science?  Mon regard s'attendait а toutes
les surprises, mon imagination а tous les йtonnements.

Les rivages de la mer avaient depuis longtemps disparu derriиre
les collines de l'ossuaire.  L'imprudent professeur, s'inquiйtant
peu de d'йgarer, m'entraоnait au loin.  Nous avancions
silencieusement, baignйs dans les ondes йlectriques.  Par un
phйnomиne que je ne puis expliquer, et grвce а sa diffusion,
complиte alors, la lumiиre йclairait uniformйment les diverses
faces des objets.  Son foyer n'existait plus en un point
dйterminй de l'espace et elle ne produisait aucun effet d'ombre.
On aurait pu se croire en plein midi et on plein йtй, au milieu
des rйgions йquatoriales, sous les rayons verticaux du soleil.
Toute vapeur avait disparu.  Les rochers, les montagnes
lointaines, quelques masses confuses de forкts йloignйes,
prenaient un йtrange aspect sous l'йgale distribution du fluide
lumineux.  Nous ressemblions а ce fantastique personnage
d'Hoffmann qui a perdu son ombre.

Aprиs une marche d'un mille, apparut la lisiиre d'une forкt
immense, mais non plus un de ces bois de champignons qui
avoisinaient Port-Graьben.

C'йtait la vйgйtation de l'йpoque tertiaire dans toute sa
magnificence.  De grands palmiers, d'espиces aujourd'hui
disparues, de superbes palmacites, des pins, des ifs, des cyprиs,
des thuyas, reprйsentaient la famille des conifиres, et se
reliaient entre eux par un rйseau de lianes inextricables.  Un
tapis de mousses et d'hйpathiques revкtait moelleusement le sol.
Quelques ruisseaux murmuraient sous ces ombrages, peu dignes de
ce nom, puisqu'ils ne produiraient pas d'ombre.  Sur leurs bords
croissaient des fougиres arborescentes semblables а celles des
serres chaudes du globe habitй.  Seulement, la couleur manquait а
ces arbres, а ces arbustes, а ces plantes, privйs de la
vivifiante chaleur du soleil.  Tout se confondait dans une teinte
uniforme, brunвtre et comme passйe.  Les feuilles йtaient
dйpourvues de leur verdeur, et les fleurs elles-mкmes, si
nombreuses а cette йpoque tertiaire qui les vit naоtre, alors
sans couleurs et sans parfums, semblaient faites d'un papier
dйcolorй sous l'action de l'atmosphиre.

Mon oncle Lidenbrock s'aventura sous ces gigantesques taillis.
Je le suivis, non sans une certaine apprйhension.  Puisque la
nature avait fait lа les frais d'une alimentation vйgйtale,
pourquoi les redoutables mammifиres ne s'y rencontreraient-ils
pas?  J'apercevais dans ces larges clairiиres que laissaient les
arbres abattus et rongйs par le temps, des lйgumineuses, des
acйrines, des rubiacйes, et mille arbrisseaux comestibles, chers
aux ruminants de toutes les pйriodes.  Puis apparaissaient,
confondus et entremкlйs, les arbres des contrйes si diffйrentes
de la surface du globe, le chкne croissant prиs du palmier,
l'eucalyptus australien s'appuyant au sapin de la Norwйge, le
bouleau du Nord confondant ses branches avec les branches du
kauris zйlandais.  C'йtait а confondre la raison des
classificateurs les plus ingйnieux de la botanique terrestre.

Soudain je m'arrкtai, De la main, je retins mon oncle.

La lumiиre diffuse permettait d'apercevoir les moindres objets
dans la profondeur des taillis.  J'avais cru voir...  non?
rйellement, de mes yeux, je voyais des formes immenses s'agiter
sous les arbres!  En effet, c'йtaient des animaux gigantesques,
tout un troupeau de Mastodontes, non plus fossiles, mais vivants,
et semblables а ceux dont les restes furent dйcouverts en 1801
dans les marais de l'Ohio!  J'apercevais ces grands йlйphants
dont les trompes grouillaient sous les arbres comme une lйgion de
serpents.  J'entendais le bruit de leurs longues dйfenses dont
l'ivoire taraudait les vieux troncs.  Les branches craquaient, et
les feuilles arrachйes par masses considйrables s'engouffraient
dans la vaste gueule de ces monstres.

Ce rкve, oщ j'avais vu renaоtre tout ce monde des temps
antйhistoriques, des йpoques ternaire et quaternaire, se
rйalisait donc enfin!  Et nous йtions lа, seuls, dans les
entrailles du globe, а la merci de ses farouches habitants!

Mon oncle regardait.

«Allons, dit-il tout d'un coup en me saisissant le bras, en
avant, en avant!

--Non!  m'йcriai-je, non!  Nous sommes sans armes!  Que
ferions-nous au milieu de ce troupeau de quadrupиdes gйants?
Venez, mon oncle, venez!  Nulle crйature humaine ne peut braver
impunйment la colиre de ces monstres.

--Nulle crйature humaine!  rйpondit mon oncle, en baissant la
voix!  Tu te trompes, Axel!  Regarde, regarde, lа-bas!  Il me
semble que j'aperзois un кtre vivant!  un кtre semblable а nous!
un homme!»

Je regardai, haussant les йpaules, et dйcidй а pousser
l'incrйdulitй jusqu'а ses derniиres limites.  Mais, quoique j'en
eus, il fallut bien me rendre а l'йvidence.

En effet, а moins d'un quart de mille, appuyй au tronc d'un
kauris йnorme, un кtre humain, un Protйe de ces contrйes
souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable
troupeau de Mastodontes!

    _Immanis pecoris custos, immanior ipse!_

Oui!  _immanior ipse!_ Ce n'йtait plus l'кtre fossile dont nous
avions relevй le cadavre dans l'ossuaire, c'йtait un gйant
capable de commander а ces monstres.  Sa taille dйpassait douze
pieds.  Sa tкte grosse comme la tкte d'un buffle, disparaissait
dans les broussailles d'une chevelure inculte.  On eыt dit une
vйritable criniиre, semblable a celle de l'йlйphant des premiers
вges.  Il brandissait de la main une branche йnorme, digne
houlette de ce berger antйdiluvien.

Nous йtions restйs immobiles, stupйfaits.  Mais nous pouvions
кtre aperзus.  Il fallait fuir.

«Venez, venez!  m'йcriai-je, en entraоnant mon oncle, qui pour la
premiиre fois se laissa faire!

Un quart d'heure plus tard, nous йtions hors de la vue de ce
redoutable ennemi.

Et maintenant que j'y songe tranquillement, maintenant que le
calme s'est refait dans mon esprit, que des mois se sont йcoulйs
depuis cette йtrange et surnaturelle rencontre, que penser, que
croire?  Non!  c'est impossible!  Nos sens ont йtй abusйs, nos
yeux n'ont pas vu ce qu'ils voyaient!  Nulle crйature humaine
n'existe dans ce monde subterrestre!  Nulle gйnйration d'hommes
n'habite ces cavernes infйrieures du globe, sans se soucier des
habitants de sa surface, sans communication avec eux!  C'est
insensй, profondйment insensй!

J'aime mieux admettre l'existence de quelque animal dont la
structure se rapproche de la structure humaine, de quelque singe
des premiиres йpoques gйologiques, de quelque Protopithиque, de
quelque Mйsopithиque semblable а celui que dйcouvrit M. Lartet
dans le gоte ossifиre de Sansan!  Mais celui-ci dйpassait par sa
taille toutes les mesures donnйes par la palйontologie!
N'importe!  Un singe, oui, un singe, si invraisemblable qu'il
soit!  Mais un homme, un homme vivant, et avec lui toute une
gйnйration enfouie dans les entrailles de la terre!  Jamais!

Cependant nous avions quittй la forкt claire et lumineuse, muets
d'йtonnement, accablйs sous une stupйfaction qui touchait а
l'abrutissement.  Nous courions malgrй nous.  C'йtait une vraie
fuite, semblable а ces entraоnements effroyables que l'on subit
dans certains cauchemars.  Instinctivement, nous revenions vers
la mer Lidenbrock, et je ne sais dans quelles divagations mon
esprit se fыt emportй, sans une prйoccupation qui me ramena а des
observations plus pratiques.

Bien que je fusse certain de fouler un sol entiиrement vierge de
nos pas, j'apercevais souvent des agrйgations de rochers dont la
forme rappelait ceux de Port-Graьben.  C'йtait parfois а s'y
mйprendre.  Des ruisseaux et des cascades tombaient par centaines
des saillies de rocs, je croyais revoir la couche de
surtarbrandur, notre fidиle Hans-bach et la grotte oщ j'йtais
revenu а la vie; puis, quelques pas plus loin, la disposition des
contre-forts, l'apparition d'un ruisseau, le profil surprenant
d'un rocher venaient me rejeter dans le doute.

Le professeur partageait mon indйcision; il ne pouvait s'y
reconnaоtre au milieu de ce panorama uniforme.  Je le compris а
quelques mots qui lui йchappиrent.

«Йvidemment, lui dis-je, nous n'avons pas abordй а notre point de
dйpart, mais certainement, en contournant le rivage, nous nous
rapprocherons de Port-Graьben.

--Dans ce cas, rйpondit mon oncle, il est inutile de continuer
cette exploration, et le mieux est de retourner au radeau.  Mais
ne te trompes-tu pas, Axel?

--Il est difficile de se prononcer, car tous ces rochers se
ressemblent.  Il me semble pourtant reconnaоtre le promontoire au
pied duquel Hans a construit son embarcation.  Nous devons кtre
prиs du petit port, si mкme ce n'est pas ici, ajoutai-je en
examinant une crique que je crus reconnaоtre.

--Mais non, Axel, nous retrouverions au moins nos propres traces,
et je ne vois rien...

--Mais je vois, moi!  m'йcriai-je, en m'йlanзant vers un objet
qui brillait sur le sable.

--Qu'est-ce donc?

--Voilа!  rйpondis-je, et je montrai а mon oncle un poignard que
je venais de ramasser.

--Tiens!  dit-il, tu avais donc emportй cette arme avec toi?

--Moi, aucunement, mais vous, je suppose?

--Non pas, que je sache; je n'ai jamais eu cet objet en ma
possession.

--Et moi encore moins, mon oncle.

--Voilа qui est particulier.

--Mais non, c'est bien simple; les Islandais ont souvent des
armes de ce genre, et Hans, а qui celle-ci appartient, l'a perdue
sur cette plage...

--Hans!» fit mon oncle en secouant la tкte.

Puis il examina l'arme avec attention.

«Axel, me dit-il d'un ton grave, ce poignard est une arme du
seiziиme siиcle, une vйritable dague, de celles que les
gentilshommes portaient а leur ceinture pour donner le coup de
grвce; elle est d'origine espagnole; elle n'appartient ni а toi,
ni а moi, ni au chasseur!

--Oserez-vous dire?...

--Vois, elle ne s'est pas йbrйchйe ainsi а s'enfoncer dans la
gorge des gens; sa lame est couverte d'une couche de rouille qui
ne date ni d'un jour, ni d'un an, ni d'un siиcle!»

Le professeur s'animait, suivant son habitude, en se laissant
emporter par son imagination.

«Axel, reprit-il, nous sommes sur la voie de la grande
dйcouverte!  Cette lame est restйe abandonnйe sur le sable depuis
cent, deux cents, trois cents ans, et s'est йbrйchйe sur les rocs
de cette mer souterraine!

--Mais elle n'est pas venue seule!  m'йcriai-je; elle n'a pas йtй
se tordre d'elle-mкme!  quelqu'un nous a prйcйdйs!...

--Oui, un homme.

--Et cet homme?

--Cet homme a gravй son nom avec ce poignard!  Cet homme a voulu
encore une fois marquer de sa main la route du centre!
Cherchons, cherchons!»

Et, prodigieusement intйressйs, nous voilа longeant la haute
muraille, interrogeant les moindres fissures qui pouvaient se
changer en galerie.

Nous arrivвmes ainsi а un endroit oщ le rivage se resserrait.  La
mer venait presque baigner le pied des contre-forts, laissant un
passage large d'une toise au plus.  Entre deux avancйes de roc,
on apercevait l'entrйe d'un tunnel obscur.

Lа, sur une plaque de granit, apparaissaient deux lettres
mystйrieuses а demi rongйes, les deux initiales du hardi et
fantastique voyageur:

        * _D0_ * _BC_ *

«A. S.!  s'йcria mon oncle.  Arne Saknussemm!  Toujours Arne
Saknussemm!»



XL


Depuis le commencement du voyage, j'avais passй par bien des
йtonnements; je devais me croire а l'abri des surprises et blasй
sur tout йmerveillement.  Cependant, а la vue de ces deux lettres
gravйes lа depuis trois cents ans, je demeurai dans un
йbahissement voisin de la stupiditй.  Non seulement la signature
du savant alchimiste se lisait sur le roc, mais encore le stylet
qui l'avait tracйe йtait entre mes mains.  A moins d'кtre d'une
insigne mauvaise foi, je ne pouvais plus mettre en doute
l'existence du voyageur et la rйalitй de son voyage.

Pendant que ces rйflexions tourbillonnaient dans ma tкte, le
professeur Lidenbrock se laissait aller а un accиs un peu
dithyrambique а l'endroit d'Arne Saknussemm.

«Merveilleux gйnie!  s'йcriait-il, tu n'as rien oubliй de ce qui
pouvait ouvrir а d'autres mortels les routes de l'йcorce
terrestre, et tes semblables peuvent retrouver les traces que tes
pieds ont laissйes, il y trois siиcles, au fond de ces
souterrains obscurs!  A d'autres regards que les tiens, tu as
rйservй la contemplation de ces merveilles!  Ton nom gravй
d'йtapes en йtapes conduit droit а son but le voyageur assez
audacieux pour te suivre, et, au centre mкme de notre planиte, il
se trouvera encore inscrit de ta propre main.  Eh bien!  moi
aussi, j'irai signer de mon nom cette derniиre page de granit!
Mais que, dиs maintenant, ce cap vu par toi prиs de cette mer
dйcouverte par toi, soit а jamais appelй le cap Saknussemm!»

Voilа ce que j'entendis, ou а peu prйs, et je me sentis gagnй par
l'enthousiasme que respiraient ces paroles.  Un feu intйrieur se
ranima dans ma poitrine!  J'oubliai tout, et les dangers du
voyage, et les pйrils du retour.  Ce qu'un autre avait fait, je
voulais le faire aussi, et rien de ce qui йtait humain ne me
paraissait impossible!

«En avant, en avant!» m'йcriai-je.

Je m'йlanзais dйjа vers la sombre galerie, quand le professeur
m'arrкta, et lui, l'homme des emportements, il me conseilla la
patience et le sang-froid.

«Retournons d'abord vers Hans, dit-il, et ramenons le radeau а
cette place.»

J'obйis а cet ordre, non sans peine, et je me glissai rapidement
au milieu des roches du rivage.

«Savez-vous, mon oncle, dis-je en marchant, que nous avons йtй
singuliиrement servis par les circonstances jusqu'ici!

--Ah!  tu trouves, Axel?

--Sans doute, et il n'est pas jusqu'а la tempкte qui ne nous ait
remis dans le droit chemin.  Bйni soit l'orage!  Il nous a
ramenйs а cette cфte d'oщ le beau temps nous eыt йloignйs!
Supposez un instant que nous eussions touchй de notre proue (la
proue d'un radeau!) les rivages mйridionaux de la mer Lidenbrock,
que serions-nous devenus?  Le nom de Saknussemm n'aurait pas
apparu а nos yeux, et maintenant nous serions abandonnйs sur une
plage sans issue.

--Oui, Axel, il y a quelque chose de providentiel а ce que,
voguant vers le sud, nous soyons prйcisйment revenus au nord et
au cap Saknussemm.  Je dois dire que c'est plus qu'йtonnant, et
il y a lа un fait dont l'explication m'йchappe absolument.

--Eh!  qu'importe!  il n'y a pas а expliquer les faits, mais а en
profiter!

--Sans doute, mon garзon, mais...

--Mais nous allons reprendre la route du nord, passer sous les
contrйes septentrionales de l'Europe, la Suиde, la Russie, la
Sibйrie, que sais-je!  au lieu de nous enfoncer sous les dйserts
de l'Afrique ou les flots de l'Ocйan, et je ne veux pas en savoir
davantage!

--Oui, Axel, tu as raison, et tout est pour le mieux, puisque
nous abandonnons cette mer horizontale qui ne pouvait mener а
rien.  Nous allons descendre, encore descendre, et toujours
descendre!  Sais-tu bien que, pour arriver au centre du globe, il
n'y a plus que quinze cents lieues а franchir!

--Bah!  m'йcriai-je, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler!
En route!  en route!»

Ces discours insensйs duraient encore quand nous rejoignоmes le
chasseur.  Tout йtait prйparй pour un dйpart immйdiat; pas un
colis qui ne fыt embarquй; noua primes place sur le radeau, et la
voile hissйe, Hans se dirigea en suivant la cфte vers le cap
Saknussemm.

Le vent n'йtait pas favorable а un genre d'embarcation qui ne
pouvait tenir le plus prиs.  Aussi, en maint endroit, il fallut
avancer а l'aide des bвtons ferrйs.  Souvent les rochers,
allongйs а fleur d'eau, nous forcиrent de faire des dйtours assez
longs.  Enfin, aprиs trois heures de navigation, c'est-а-dire
vers six heures du soir, on atteignait un endroit propice au
dйbarquement.

Je sautai а terre, suivi de mon oncle et de l'Islandais.  Cette
traversйe ne m'avait pas calmй.  Au contraire, je proposai mкme
de brыler «nos vaisseaux», afin de nous couper toute retraite.
Mais mon oncle s'y opposa.  Je le trouvai singuliиrement tiиde.

«Au moins, dis-je, partons sans perdre un instant.

--Oui, mon garзon; mais auparavant, examinons cette nouvelle
galerie, afin de savoir s'il faut prйparer nos йchelles.»

Mon oncle mit son appareil de Ruhmkorff en activitй; le radeau,
attachй au rivage, fut laissй seul; d'ailleurs, l'ouverture de la
galerie n'йtait pas а vingt pas de lа, et notre petite troupe,
moi en tкte, s'y rendit sans retard.

L'orifice, а peu prиs circulaire, prйsentait un diamиtre de cinq
pieds environ; le sombre tunnel йtait taillй dans le roc vif et
soigneusement alйsй par les matiиres йruptives auxquelles il
donnait autrefois passage; sa partie infйrieure affleurait le
sol, de telle faзon que l'on put y pйnйtrer sans aucune
difficultй.

Nous suivions un plan presque horizontal, quand, au bout de six
pas, notre marche fut interrompue par l'interposition d'un bloc
йnorme.

«Maudit roc!» m'йcriai-je avec colиre, en me voyant subitement
arrкtй par un obstacle infranchissable.

Nous eыmes beau chercher а droite et а gauche, en bas et en haut,
il n'existait aucun passage, aucune bifurcation.  J'йprouvai un
vif dйsappointement, et je ne voulais pas admettre la rйalitй de
l'obstacle.  Je me baissai.  Je regardai au-dessous du bloc.  Nul
interstice.  Au-dessus.  Mкme barriиre de granit.  Hans porta la
lumiиre de la lampe sur tous les points de la paroi; mais
celle-ci n'offrait aucune solution de continuitй.

Il fallait renoncer а tout espoir de passer.

Je m'йtais assis sur le sol; mon oncle arpentait le couloir а
grands pas.

«Mais alors Saknussemm?  m'йcriai-je.

--Oui, fit mon oncle, a-t-il donc йtй arrкtй par cette porte de
pierre?

--Non!  non!  Repris-je avec vivacitй.  Ce quartier de roc, par
suite d'une secousse quelconque, ou l'un de ces phйnomиnes
magnйtiques qui agitent l'йcorce terrestre, a brusquement fermй
ce passage.  Bien des annйes se sont йcoulйes entre le retour de
Saknussemm et la chute de ce bloc.  N'est-il pas йvident que
cette galerie a йtй autrefois le chemin des laves, et qu'alors
les matiиres йruptives y circulaient librement.  Voyez, il y a
des fissures rйcentes qui sillonnent ce plafond de granit; il est
fait de morceaux rapportйs, de pierres йnormes, comme si la main
de quelque gйant eыt travaillй а cette substruction; mais, un
jour, la poussйe a йtй plus forte, et ce bloc, semblable а une
clef de voыte qui manque, a glissй jusqu'au sol en obstruant tout
passage.  Voilа un obstacle accidentel que Saknussemm n'a pas
rencontrй, et si nous ne le renversons pas, nous sommes indignes
d'arriver au centre du monde!»

Voilа comment je parlais!  L'вme du professeur avait passй tout
entiиre en moi.  Le gйnie des dйcouvertes m'inspirait.
J'oubliais le passй, je dйdaignais l'avenir.  Rien n'existait
plus pour moi а la surface de ce sphйroпde au sein duquel je
m'йtais engouffrй, ni les villes, ni les campagnes, ni Hambourg,
ni Kцnig-strasse, ni ma pauvre Graьben, qui devait me croire а
jamais perdu dans les entrailles de la terre.

«Eh bien!  reprit mon oncle, а coups de pioche, а coups de pic,
faisons notre route et renversons ces murailles!

--C'est trop dur pour le pic, m'йcriai-je.

--Alors la pioche!

--C'est trop long pour la pioche!

--Mais!...

--Eh bien!  la poudre!  la mine!  minons, et faisons sauter
l'obstacle!,

--La poudre!

--Oui!  il ne s'agit que d'un bout de roc а briser!

--Hans, а l'ouvrage!» s'йcria mon oncle.

L'Islandais retourna au radeau, et revint bientфt avec un pic
dont il se servit pour creuser un fourneau de mine.  Ce n'йtait
pas un mince travail.  Il s'agissait de faire un trou assez
considйrable pour contenir cinquante livres de fulmicoton, dont
la puissance expansive est quatre fois plus grande que celle de
la poudre а canon.

J'йtais dans une prodigieuse surexcitation d'esprit.  Pendant que
Hans travaillait, j'aidai activement mon oncle а prйparer une
longue mиche faite avec de la poudre mouillйe et renfermйe dans
un boyau de toile.

«Nous passerons!  disais-je.

--Nous passerons,» rйpйtait mon oncle.

А minuit, notre travail de mineurs fut entiиrement terminй; la
charge de fulmi-coton se trouvait enfouie dans le fourneau, et la
mиche, se dйroulant а travers la galerie, venait aboutir au
dehors.

Une йtincelle suffisait maintenant pour mettre ce formidable
engin en activitй.

«А demain,» dit le professeur.

Il fallut bien me rйsigner et attendre encore pendant six grandes
heures!



XLI


Le lendemain, jeudi, 27 aoыt, fut une date cйlиbre de ce voyage
subterrestre.  Elle ne me revient pas а l'esprit sans que
l'йpouvante ne fasse encore battre mon coeur, A partir de ce
moment, notre raison, notre jugement, notre ingйniositй, n'ont
plus voix au chapitre, et nous allons devenir le jouet des
phйnomиnes de la terre.

A six heures, nous йtions sur pied.  Le moment approchait de nous
frayer par la poudre un passage а travers l'йcorce de granit.

Je sollicitai l'honneur de mettre le feu а la mine.  Cela fait,
je devais rejoindre mes compagnons sur le radeau qui n'avait
point йtй dйchargй; puis nous prendrions au large, afin de parer
aux dangers de l'explosion, dont les effets pouvaient ne pas se
concentrer а l'intйrieur du massif.

La mиche devait brыler pondant dix minutes, selon nos calculs,
avant de porter le feu а la chambre des poudres.  J'avais donc le
temps nйcessaire pour regagner le radeau.

Je me prйparai а remplir mon rфle, non sans une certaine йmotion.

Aprиs un repas rapide, mon oncle et le chasseur s'embarquиrent,
tandis que je restais sur le rivage.  J'йtais muni d'une lanterne
allumйe qui devait me servir а mettre le fou а la moche.

«Va, mon garзon, me dit mon oncle, et reviens immйdiatement nous
rejoindre.

--Soyez tranquille, mon oncle, je ne m'amuserai point en route.»

Aussitфt je me dirigeai vers l'orifice de la galerie, j'ouvris ma
lanterne, et je saisis l'extrйmitй de la mиche.

Le professeur tenait son chronomиtre а la main.

«Es-tu prкt?  me cria-t-il.

--Je suis prкt.

--Eh bien!  feu, mon garзon!»

Je plongeai rapidement dans la flamme la mиche, qui pйtilla а son
contact, et, tout en courant, je revins au rivage.

«Embarque, fit mon oncle, et dйbordons.»

Hans, d'une vigoureuse poussйe, nous rejeta en mer.  Le radeau
s'йloigna d'une vingtaine de toises.

C'йtait un moment palpitant, Le professeur suivait de l'oeil
l'aiguille du chronomиtre.

«Encore cinq minutes, disait-il.  Encore quatre.  Encore trois.»

Mon pouls battait des demi-secondes.

«Encore deux.  Une!...  Croulez, montagnes de granit!»

Que se passa-t-il alors?  Le bruit de la dйtonation, je crois que
je ne l'entendis pas.  Mais la forme des rochers se modifia
subitement а mes regards; ils s'ouvrirent comme un rideau.
J'aperзus un insondable abоme qui se creusait en plein rivage.
La mer, prise de vertige, ne fut plus qu'une vague йnorme, sur le
dos de laquelle le radeau s'йleva perpendiculairement.

Nous fыmes renversйs tous les trois.  En moins d'une seconde, la
lumiиre fit place а la plus profonde obscuritй.  Puis je sentis
l'appui solide manquer, non а mes pieds, mais au radeau.  Je crus
qu'il coulait а pic.  Il n'en йtait rien.  J'aurais voulu
adresser la parole а mon oncle; mais le mugissement des eaux,
l'eыt empкchй de m'entendre.

Malgrй les tйnиbres, le bruit, la surprise, l'йmotion, je compris
ce qui venait de se passer.

Au delа du roc qui venait de sauter, il existait un abоme.
L'explosion avait dйterminй une sorte de tremblement de terre
dans ce sol coupй de fissures, le gouffre s'йtait ouvert, et la
mer, changйe en torrent, nous y entraоnait avec elle

Je me sentis perdu.

Une heure, deux heures, que sais-je!  se passиrent ainsi.  Nous
nous serrions les coudes, nous nous tenions les mains afin de
n'кtre pas prйcipitйs hors du radeau; des chocs d'une extrкme
violence se produisaient, quand il heurtait la muraille.
Cependant ces heurts йtaient rares, d'oщ je conclus que la
galerie s'йlargissait considйrablement.  C'йtait, а n'en pas
douter, le chemin de Saknussemm; mais, au lieu de le descendre
seul, nous avions, par notre imprudence, entraоnй toute une mer
avec nous.

Ces idйes, on le comprend, se prйsentиrent а mon esprit sous une
forme vague et obscure.  Je les associais difficilement pendant
cette course vertigineuse qui ressemblait а une chute.  А en
juger par l'air qui me fouettait le visage, elle devait surpasser
celle des trains les plus rapides.  Allumer une torche dans ces
conditions йtait donc impossible, et notre dernier appareil
йlectrique avait йtй brisй au moment de l'explosion.

Je fus donc fort surpris de voir une lumiиre, briller tout а coup
prиs de moi.  La figure calme de Hans s'йclaira.  L'adroit
chasseur йtait parvenu а allumer la lanterne, et, bien que sa
flamme vacillвt а s'йteindre, elle jeta quelques lueurs dans
l'йpouvantable obscuritй.

La galerie йtait large.  J'avais eu raison de la juger telle.
Notre insuffisante lumiиre ne nous permettait pas d'apercevoir
ses deux murailles а la fois.  La pente des eaux qui nous
emportaient dйpassait celle des plus insurmontables rapides de
l'Amйrique; leur surface semblait faite d'un faisceau de flиches
liquides dйcochйes avec une extrкme puissance.  Je ne puis rendre
mon impression par une comparaison plus juste.  Le radeau, pris
par certains remous, filait parfois en tournoyant Lorsqu'il
s'approchait des parois de la galerie, j'y projetais la lumiиre
de la lanterne, et je pouvais juger de sa vitesse а voir les
saillies du roc se changer en traits continus, de telle sorte que
nous йtions enserrйs dans un rйseau de lignes mouvantes.
J'estimai que notre vitesse devait atteindre trente lieues а
l'heure.

Mon oncle et moi, nous regardions d'un oeil hagard, accotйs au
tronзon du mвt, qui, au moment de la catastrophe, s'йtait rompu
net.  Nous tournions le dos а l'air, afin de ne pas кtre йtouffйs
par la rapiditй d'un mouvement que nulle puissance humaine ne
pouvait enrayer.

Cependant les heures s'йcoulиrent.  La situation ne changeait
pas, mais un incident vint la compliquer.

En cherchant а mettre un peu d'ordre dans la cargaison, je vis
que la plus grande partie des objets embarquйs avaient disparu au
moment de l'explosion, lorsque la mer nous assaillit si
violemment!  Je voulus savoir exactement а quoi m'en tenir sur
nos ressources, et, la lanterne а la main, je commenзai mes
recherches.  De nos instruments, il ne restait plus que la
boussole et le chronomиtre.  Les йchelles et les cordes se
rйduisaient а un bout de cвble enroulй autour du tronзon de mвt.
Pas une pioche, pas un pic, pas un marteau, et, malheur
irrйparable, nous n'avions pas de vivres pour un jour!

Je me mis а fouiller les interstices du radeau, les moindres
coins formйs par les poutres et la jointure des planches.  Rien!
nos provisions consistaient uniquement en un morceau de viande
sиche et quelques biscuits.

Je regardais d'un air stupide!  Je ne voulais pas comprendre!  Et
cependant de quel danger me prйoccupais-je?  Quand les vivres
eussent йtй suffisants pour des mois, pour des annйes, comment
sortir des abоmes oщ nous entraоnait cet irrйsistible torrent?  A
quoi bon craindre les tortures de la faim, quand la mort
s'offrait dйjа sous tant d'autres formes?  Mourir d'inanition,
est-ce que nous en aurions le temps?

Pourtant, par une inexplicable bizarrerie de l'imagination,
j'oubliai le pйril immйdiat pour les menaces de l'avenir qui
m'apparurent dans toute leur horreur.  D'ailleurs, peut-кtre
pourrions-nous йchapper aux fureurs du torrent et revenir а la
surface du globe.  Comment?  je l'ignore.  Oщ?  Qu'importe!  Une
chance sur mille est toujours une chance, tandis que la mort par
la faim ne nous laissait d'espoir dans aucune proportion, si
petite qu'elle fыt.

La pensйe me vint de tout dire а mon oncle, de lui montrer а quel
dйnыment nous йtions rйduits, et de faire l'exact calcul du temps
qui nous restait а vivre.  Mais j'eus le courage de me taire.  Je
voulais lui laisser tout son sang-froid.

En ce moment, la lumiиre de la lanterne baissa peu а peu et
s'йteignit entiиrement.  La mиche avait brыlй jusqu'au bout.
L'obscuritй redevint absolue.  Il ne fallait plus songer а
dissiper ces impйnйtrables tйnиbres.  Il restait encore une
torche, mais elle n'aurait pu se maintenir allumйe.  Alors, comme
un enfant, je fermai les yeux pour ne pas voir toute cette
obscuritй.

Aprиs un laps de temps assez long, la vitesse de notre course
redoubla.  Je m'en aperзus а la rйverbйration de l'air sur mon
visage.  La pente des eaux devenait excessive.  Je crois
vйritablement que nous ne glissions plus.  Nous tombions.
J'avais en moi l'impression d'une chute presque verticale.  La
main de mon oncle et celle de Hans, cramponnйes а mes bras, me
retenaient avec vigueur.

Tout а coup, aprиs un temps inapprйciable, je ressentis comme un
choc; le radeau n'avait pas heurtй un corps dur, mais il s'йtait
subitement arrкtй dans sa chute.  Une trombe d'eau, une immense
colonne liquide s'abattit а sa surface.  Je fus suffoquй.  Je me
noyais.

Cependant, cette inondation soudaine ne dura pas.  En quelques
secondes je me trouvai a l'air libre que j'aspirai а pleins
poumons.  Mon oncle et Hans me serraient le bras а le briser, et
le radeau nous portait encore tous les trois.



XLII


Je suppose qu'il devait кtre alors dix heures du soir.  Le
premier de mes sens qui fonctionna aprиs ce dernier assaut fut le
sens de l'ouпe.  J'entendis presque aussitфt, car ce fut acte
d'audition vйritable, j'entendis le silence se faire dans la
galerie, et succйder а ces mugissements qui, depuis de longues
heures, remplissaient mes oreilles.  Enfin ces paroles de mon
oncle m'arrivиrent comme un murmure:

«Nous montons!

--Que voulez-vous dire?  m'йcriai-je.

--Oui, nous montons!  nous montons!»

J'йtendis le bras; je touchai la muraille; ma main fut mise en
sang.  Nous remontions avec une extrкme rapiditй.

«La torche!  la torche!» s'йcria le professeur.

Hans, non sans difficultйs, parvint а l'allumer, et, bien que la
flamme se rabattоt de haut en bas, par suite du mouvement
ascensionnel, elle jeta assez de clartй pour йclairer toute la
scиne.

«C'est bien ce que je pensais, dit mon oncle.  Nous sommes dans
un puits йtroit, qui n'a pas quatre toises de diamиtre.  L'eau,
arrivйe au fond du gouffre, reprend son niveau et nous monte avec
elle.

--Oui

--Je l'ignore, mais il faut se tenir prкts а tout йvйnement.
Nous montons avec une vitesse que j'йvalue а deux toises par
secondes, soit cent vingt toises par minute, ou plus de trois
lieues et demie а l'heure.  De ce train-lа, on fait du chemin.

--Oui, si rien ne nous arrкte, si ce puits a une issue!  Mais
s'il est bouchй, si l'air se comprime peu а peu sous la pression
de la colonne d'eau, si nous allons кtre йcrasйs!

--Axel, rйpondit le professeur avec un grand calme, la situation
est presque dйsespйrйe, mais il y a quelques chances de salut, et
ce sont celles-lа que j'examine.  Si а chaque instant nous
pouvons pйrir, а chaque instant aussi nous pouvons кtre sauvйs,
Soyons donc on mesure de profiter des moindres circonstances.

--Mais que faire?

--Rйparer nos forces en mangeant.»

A ces mots, je regardai mon oncle d'un oeil hagard.  Ce que je
n'avais pas voulu avouer, il fallait enfin le dire;

«Manger?  rйpйtai-je.

--Oui, sans retard.»

Le professeur ajouta quelques mots en danois.  Hans secoua la
tкte.

«Quoi!  s'йcria mon oncle, nos provisions sont perdues?

--Oui, voilа ce qui reste de vivres!  un morceau de viande sиche
pour nous trois!»

Mon oncle me regardait sans vouloir comprendre mes paroles.

«Eh bien!  dis-je, croyez-vous encore que nous puissions кtre
sauvйs?»

Ma demande n'obtint aucune rйponse.

Une heure se passa.  Je commenзais а йprouver une faim violente.
Mes compagnons souffraient aussi, et pas un de nous n'osait
toucher а ce misйrable reste d'aliments.

Cependant nous montions toujours avec rapiditй; parfois l'air
nous coupait la respiration comme aux aйronautes dont l'ascension
est trop rapide.  Mais si ceux-ci йprouvent un froid
proportionnel а mesure qu'ils s'йlиvent dans les couches
atmosphйriques, nous subissions un effet absolument contraire.
La chaleur s'accroissait d'une inquiйtante faзon et devait
certainement atteindre quarante degrйs.

Que signifiait un pareil changement?  Jusqu'alors les faits
avaient donnй raison aux thйories de Davy et de Lidenbrock;
jusqu'alors des conditions particuliиres de roches rйfractaires,
d'йlectricitй, de magnйtisme avaient modifiй les lois gйnйrales
de la nature, en nous faisant une tempйrature modйrйe, car la
thйorie du feu central restait, а mes yeux, la seule vraie, la
seule explicable.  Allions-nous donc revenir а un milieu oщ ces
phйnomиnes s'accomplissaient dans toute leur rigueur et dans
lequel la chaleur rйduisait les roches а un complet йtat de
fusion?  Je le craignais, et je dis au professeur:

«Si nous ne sommes pas noyйs ou brisйs, si nous ne mourons pas de
faim, il nous reste toujours la chance d'кtre brыlйs vifs.»

Il se contenta de hausser les йpaules et retomba dans ses
rйflexions.

Une heure s'йcoula.  Et, sauf un lйger accroissement dans la
tempйrature, aucun incident ne modifia la situation.  Enfin mon
oncle rompit le silence.

«Voyons, dit-il, il faut prendre un parti.

--Prendre un parti?  rйpliquai-je.

--Oui.  Il faut rйparer nos forces, si nous essayons, en
mйnageant ce reste de nourriture, de prolonger notre existence de
quelques heures, nous serons faibles jusqu'а la fin.

--Oui, jusqu'а la fin, qui ne se fera pas attendre.

--Eh bien!  qu'une chance de salut se prйsente, qu'un moment
d'action soit nйcessaire, oщ trouverons-nous la force d'agir, si
nous nous laissons affaiblir par l'inanition?

--Eh!  mon oncle, ce morceau de viande dйvorй, que nous
restera-t-il?

--Rien, Axel, rien; mais te nourrira-t-il davantage а le manger
de tes yeux?  Tu fais lа les raisonnements d'homme sans volontй,
d'un кtre sans йnergie!

--Ne dйsespйrez-vous donc pas?  m'йcriai-je avec irritation.

--Non!  rйpliqua fermement le professeur.

--Quoi!  vous croyez encore а quelque chance de salut?

--Oui!  certes oui!  et tant que son coeur bat, tant que sa chair
palpite, je n'admets pas qu'un кtre douй de volontй laisse en lui
place au dйsespoir.»

Quelles paroles!  L'homme qui les prononзait en de pareilles
circonstances йtait certainement d'une trempe peu commune.

«Enfin, dis-je, que prйtendez-vous faire?

--Manger ce qui reste de nourriture jusqu'а la derniиre miette et
rйparer nos forces perdues.  Ce repas sera notre dernier, soit!
mais au moins, au lieu d'кtre йpuisйs, nous serons redevenus des
hommes.

--Eh bien!  dйvorons!» m'йcriai-je.

Mon oncle prit le morceau de viande et les quelques biscuits
йchappйs au naufrage; il fit trois portions йgales et les
distribua.  Cela faisait environ une livre d'aliments pour
chacun.  Le professeur mangea avidement, avec une sorte
d'emportement fйbrile; moi, sans plaisir, malgrй ma faim, et
presque avec dйgoыt; Hans, tranquillement, modйrйment, mвchant
sans bruit de petites bouchйes et les savourant avec le calme
d'un homme que les soucis de l'avenir ne pouvaient inquiйter.  Il
avait, en furetant bien, retrouvй une gourde а demi pleine de
geniиvre; il nous l'offrit, et cette bienfaisante liqueur eut la
force de me ranimer un peu.

«Fцrtrдfflig!  dit Hans en buvant а son tour.

--Excellent!» riposta mon oncle.

J'avais repris quelque espoir.  Mais notre dernier repas venait
d'кtre achevй.  Il йtait alors cinq heures du matin.

L'homme est ainsi fait, que sa santй est un effet purement
nйgatif; une fois le besoin de manger satisfait, on se figure
difficilement les horreurs de la faim; il faut les йprouver, pour
les comprendre.  Aussi, au sortir d'un long jeыne, quelques
bouchйes de biscuit et de viande triomphиrent de nos douleurs
passйes.

Cependant, aprиs ce repas, chacun se laissa aller а ses
rйflexions.  A quoi songeait Hans, cet homme de l'extrкme
Occident, que dominait la rйsignation fataliste des Orientaux?
Pour mon compte, mes pensйes n'йtaient faites que de souvenirs,
et ceux-ci me ramenaient а la surface de ce globe que je n'aurais
jamais dы quitter.  La maison de Kцnig-strasse, ma pauvre
Graьben, la bonne Marthe, passиrent comme des visions devant mes
yeux, et, dans les grondements lugubres qui couraient а travers
le massif, je croyais surprendre le bruit des citйs de la terre.

Pour mon oncle, «toujours а son affaire», la torche а la main, il
examinait avec attention la nature des terrains; il cherchait а
reconnaоtre sa situation par l'observation des couches
superposйes.  Ce calcul, ou mieux cette estime, ne pouvait кtre
que fort approximative; mais un savant est toujours un savant,
quand il parvient а conserver son sang-froid, et certes, le
professeur Lidenbrock possйdait cette qualitй а un degrй peu
ordinaire.

Je l'entendais murmurer des mots de la science gйologique; je les
comprenais, et je m'intйressais malgrй moi а cette йtude suprкme.

«Granit йruptif, disait-il; nous sommes encore а l'йpoque
primitive; mais nous montons!  nous montons!  Qui sait?»

Qui sait?  Il espйrait toujours.  De sa main il tвtait la paroi
verticale, et, quelques instants plus tard, il reprenait ainsi:

«Voilа les gneiss!  voilа les micaschistes!  Bon!  а bientфt les
terrains de l'йpoque de transition, et alors...»

Que voulait dire le professeur?  Pouvait-il mesurer l'йpaisseur
de l'йcorce terrestre suspendue sur notre tкte?  Possйdait-il un
moyen quelconque de faire ce calcul?  Non.  Le manomиtre lui
manquait, et nulle estime ne pouvait le supplйer.

Cependant la tempйrature s'accroissait dans une forte proportion
et je me sentais baignй au milieu d'une atmosphиre brыlante.  Je
ne pouvais la comparer qu'а la chaleur renvoyйe par les fourneaux
d'une fonderie а l'heure des coulйes.  Peu а peu, Hans, mon oncle
et moi, nous avions dы quitter nos vestes et nos gilets; le
moindre vкtement devenait une cause de malaise, pour ne pas dire
de souffrances.

«Montons-nous donc vers un foyer incandescent?  m'йcriai-je, а un
moment oщ la chaleur redoublait.

--Non, rйpondit mon oncle, c'est impossible!  c'est impossible!

--Cependant, dis-je en tвtant la paroi, cette muraille est
brыlante!»

Au moment oщ je prononзai ces paroles, ma main ayant effleurй
l'eau, je dus la retirer au plus vite.

«L'eau est brыlante!» m'йcriai-je.

Le professeur, cette fois, ne rйpondit que par un geste de
colиre.

Alors, une invincible йpouvante s'empara de mon cerveau et ne le
quitta plus.  J'avais le sentiment d'une catastrophe prochaine,
et telle que la plus audacieuse imagination n'aurait pu la
concevoir.  Une idйe, d'abord vague, incertaine, se changeait en
certitude dans mon esprit.  Je la repoussai, mais elle revint
avec obstination.  Je n'osais la formuler.  Cependant quelques
observations involontaires dйterminиrent ma conviction; а la
lueur douteuse de la torche, je remarquai des mouvements
dйsordonnйs dans les couches granitiques; un phйnomиne allait
йvidemment se produire, dans lequel l'йlectricitй jouait un rфle;
puis cette chaleur excessive, cette eau bouillonnante!...  Je
rйsolus d'observer la boussole.

Elle йtait affolйe!



XLIII


Oui, affolйe!  L'aiguille sautait d'un pфle а l'autre avec de
brusques secousses, parcourait tous les points du cadran, et
tournait, comme si elle eыt йtй prise de vertige.

Je savais bien que, d'aprиs les thйories les plus acceptйes,
l'йcorce minйrale du globe, n'est jamais dans un йtat de repos
absolu; les modifications amenйes par la dйcomposition des
matiиres internes, l'agitation provenant des grands courants
liquides, l'action du magnйtisme, tendent а l'йbranler
incessamment, alors mкme que les кtres dissйminйs а sa surface ne
soupзonnent pas son agitation.  Ce phйnomиne ne m'aurait donc pas
autrement effrayй, ou du moins il n'eыt pas fait naоtre dans mon
esprit une idйe terrible.

Mais d'autres faits, certains dйtails _sui generis_, ne purent me
tromper plus longtemps; les dйtonations se multipliaient avec une
effrayante intensitй; je ne pouvais les comparer qu'au bruit que
feraient un grand nombre de chariots entraоnйs rapidement sur le
pavй.  C'йtait un tonnerre continu.

Puis, la boussole affolйe, secouйe par les phйnomиnes
йlectriques, me confirmait dans mon opinion; l'йcorce minйrale
menaзait de se rompre, les massifs granitiques de se rejoindre,
la fissure de se combler, le vide de se remplir, et nous, pauvres
atomes, nous allions кtre йcrasйs dans cette formidable йtreinte.

«Mon oncle, mon oncle!  m'йcriai-je, nous sommes perdus!

--Quelle est celle nouvelle terreur?  me rйpondit-il avec un
calme surprenant.  Qu'as-tu donc?

--Ce que j'ai!  Observez ces murailles qui s'agitent, ce massif
qui se disloque, cette chaleur torride, cette eau qui bouillonne,
ces vapeurs qui s'йpaississent, cette aiguille folle, tous les
indices d'un tremblement de terre!»

Mon oncle secoua doucement la tкte

«Un tremblement de terre?  fit-il.

--Oui!

--Mon garзon, je crois que tu te trompes!

--Quoi!  vous ne reconnaissez pas ces symptфmes?

--D'un tremblement de terre?  non!  J'attends mieux que cela!

--Que voulez-vous dire?

--Une йruption, Axel.

--Une йruption!  dis-je; nous sommes dans la cheminйe d'un volcan
en activitй!

--Je le pense, dit le professeur en souriant, et c'est ce qui
peut nous arriver de plus heureux!»

De plus heureux!  Mon oncle йtait-il donc devenu fou?  Que
signifiaient ces paroles?  pourquoi ce calme et ce sourire?

«Comment!  m'йcriai-je, nous sommes pris dans une йruption!  la
fatalitй nous a jetйs sur le chemin des laves incandescentes, des
roches en feu, des eaux bouillonnantes, de toutes les matiиres
йruptives!  nous allons кtre repoussйs, expulsйs, rejetйs, vomis,
lancйs dans les airs avec les quartiers de rocs, les pluies de
cendres et de scories, dans un tourbillon de flammes!  et c'est
ce qui peut nous arriver de plus heureux!

--Oui, rйpondit le professeur en me regardant par-dessus ses
lunettes, car c'est la seule chance que nous ayons de revenir а
la surface de la terre!»

Je passe rapidement sur les mille idйes qui se croisиrent dans
mon cerveau.  Mon oncle avait raison, absolument raison, et
jamais il ne me parut ni plus audacieux ni plus convaincu qu'en
ce moment, oщ il attendait et supputait avec calme les chances
d'une йruption.

Cependant nous montions toujours; la nuit se passa dans ce
mouvement ascensionnel; les fracas environnants redoublaient;
j'йtais presque suffoquй, je croyais toucher а ma derniиre heure,
et, pourtant, l'imagination est si bizarre, que je me livrai а
une recherche vйritablement enfantine.  Mais je subissais mes
pensйes, je ne les dominais pas!

Il йtait йvident que nous йtions rejetйs par une poussйe
йruptive; sous le radeau, il y avait des eaux bouillonnantes, et
sous ces eaux toute une pвte de lave, un agrйgat de roches qui,
au sommet du cratиre, se disperseraient en tous les sens.  Nous
йtions donc dans la cheminйe d'un volcan.  Pas de doute а cet
йgard.

Mais cette fois, au lieu du Sneffels, volcan йteint, il
s'agissait d'un volcan en pleine activitй.  Je me demandai donc
quelle pouvait кtre cette montagne et dans quelle partie du monde
nous allions кtre expulsйs.

Dans les rйgions septentrionales, cela ne faisait aucun doute.
Avant ses affolements, la boussole n'avait jamais variй а cet
йgard.  Depuis le cap Saknussemm, nous avions йtй entraоnйs
directement au nord pendant des centaines de lieues.  Or,
йtions-nous revenus sous l'Islande?  Devions-nous кtre rejetйs
par le cratиre de l'Hйcla ou par ceux des sept autres monts
ignivomes de l'оle?  Dans un rayon de 500 lieues, а l'ouest, je
ne voyais sous ce parallиle que les volcans mal connus de la cфte
nord-ouest de l'Amйrique.  Dans l'est un seul existait sous le
quatre-vingtiиme degrй de latitude, l'Esk, dans l'оle de Jean
Mayen, non loin du Spitzberg!  Certes, les cratиres ne manquaient
pas, et ils se trouvaient assez spacieux pour vomir une armйe
tout entiиre!  Mais lequel nous servirait d'issue, c'est ce que
je cherchais а deviner.

Vers le matin, le mouvement d'ascension s'accйlйra.  Si la
chaleur s'accrut, au lieu de diminuer, aux approches de la
surface du globe, c'est quelle йtait toute locale et due а une
influence volcanique.  Notre genre de locomotion ne pouvait plus
me laisser aucun doute dans l'esprit; une force йnorme, une force
de plusieurs centaines d'atmosphиres, produite par les vapeurs
accumulйes dans le sein de la terre, nous poussait
irrйsistiblement.  Mais а quels dangers innombrables elle nous
exposait!

Bientфt des reflets fauves pйnйtrиrent dans la galerie verticale
qui s'йlargissait; j'apercevais а droite et а gauche des couloirs
profonds semblables а d'immenses tunnels d'oщ s'йchappaient des
vapeurs йpaisses; des langues de flammes en lйchaient les parois
en pйtillant.

«Voyez!  voyez, mon oncle!  m'йcriai-je.

--Eh bien!  ce sont des flammes sulfureuses Rien de plus naturel
dans une йruption.

--Mais si elles nous enveloppent?

--Elles ne nous envelopperont pas.

--Mais si nous йtouffons?

--Nous n'йtoufferons pas; la galerie s'йlargit et, s'il le faut,
nous abandonnerons le radeau pour nous abriter dans quelque
crevasse.

--Et l'eau!  et l'eau montante?

--Il n'y a plus d'eau, Axel, mais une sorte de pвte lavique qui
nous soulиve avec elle jusqu'а l'orifice du cratиre.»

La colonne liquide avait effectivement disparu pour faire place а
des matiиres йruptives assez denses, quoique bouillonnantes.  La
tempйrature devenait insoutenable, et un thermomиtre exposй dans
cette atmosphиre eыt marquй plus de soixante-dix degrйs!  La
sueur m'inondait.  Sans la rapiditй de l'ascension, nous aurions
йtй certainement йtouffйs.

Cependant le professeur ne donna pas suite а sa proposition
d'abandonner le radeau, et il fit bien.  Ces quelques poutres mal
jointes offraient une surface solide, un point d'appui qui nous
eыt manquй partout ailleurs.

Vers huit heures du matin, un nouvel incident se produisit pour
la premiиre fois.  Le mouvement ascensionnel cessa tout а coup.
Le radeau demeura absolument immobile.

«Qu'est-ce donc?  demandais-je, йbranlй par cet arrкt subit comme
par un choc.

--Une halte, rйpondit mon oncle.

--Est-ce l'йruption qui se calme?

--J'espиre bien que non.»

Je me levai.  J'essayai de voir autour de moi.  Peut-кtre le
radeau, arrкtй par une saillie de roc, opposait-il une rйsistance
momentanйe а la masse йruptive.  Dans ce cas, il fallait se hвter
de le dйgager au plus vite.

Il n'en йtait rien.  La colonne de cendres, de scories et de
dйbris pierreux avait elle-mкme cessй de monter.

«Est-ce que l'йruption s'arrкterait?  m'йcriai-je.

--Ah!  fоt mon oncle les dents serrйes, tu le crains, mon garзon;
mais rassure-toi, ce moment de calme ne saurait se prolonger;
voilа dйjа cinq minutes qu'il dure, et avant peu nous reprendrons
notre ascension vers l'orifice du cratиre.»

Le professeur, en parlant ainsi, ne cessait de consulter son
chronomиtre, et il devait avoir encore raison dans ses
pronostics.  Bientфt le radeau fut repris d'un mouvement rapide
et dйsordonnй qui dura deux minutes а peu prиs, et il s'arrкta de
nouveau.

«Bon, fоt mon oncle en observant l'heure, dans dix minutes il se
remettra en route.

--Dix minutes?

--Oui.  Nous avons affaire а un volcan dont l'йruption est
intermittente.  Il nous laisse respirer avec lui.»

Rien n'йtait plus vrai.  А la minute assignйe, nous fыmes lancйs
de nouveau avec une extrкme rapiditй; il fallait se cramponner
aux poutres pour ne pas кtre rejetй hors du radeau.  Puis la
poussйe s'arrкta.

Depuis, j'ai rйflйchi а ce singulier phйnomиne sans en trouver
une explication satisfaisante.  Toutefois il me paraоt йvident
que nous n'occupions pas la cheminйe principale du volcan, mais
bien un conduit accessoire, oщ se faisait sentir un effet de
contre-coup.

Combien de fois se reproduisit cette manoeuvre, je ne saurais le
dire; tout ce que je puis affirmer, c'est qu'а chaque reprise du
mouvement, nous йtions lancйs avec une force croissante et comme
emportйs par un vйritable projectile.  Pendant les instants de
halte, on йtouffait; pendant les moments de projection, l'air
brыlant me coupait la respiration.  Je pensai un instant а cette
voluptй de me retrouver subitement dans les rйgions
hyperborйennes par un froid de trente degrйs au-dessous de zйro.
Mon imagination surexcitйe se promenait sur les plaines de neige
des contrйes arctiques, et j'aspirais au moment oщ je me
roulerais sur les tapis glacйs du pфle!  Peu а peu, d'ailleurs,
ma tкte, brisйe par ces secousses rйitйrйes, se perdit.  Sans les
bras de Hans, plus d'une fois je me serais brisй le crвne contre
la paroi de granit.

Je n'ai donc conservй aucun souvenir prйcis de ce qui se passa
pendant les heures suivantes.  J'ai le sentiment confus de
dйtonations continues, de l'agitation du massif, d'un mouvement
giratoire dont fut pris, le radeau.  Il ondula sur des flots de
laves, au milieu d'une pluie de cendres.  Les flammes ronflantes
l'enveloppиrent.  Un ouragan qu'on eыt dit chassй d'un
ventilateur immense activait les feux souterrains.  Une derniиre
fois, la figure de Hans m'apparut dans un reflet d'incendie, et
je n'eus plus d'autre sentiment que cette йpouvante sinistre des
condamnйs attachйs а la bouche d'un canon, au moment oщ le coup
part et disperse leurs membres dans les airs.



XLIV


Quand je rouvris les yeux, je me sentis serrй а la ceinture par
la main vigoureuse du guide.  De l'autre main il soutenait mon
oncle.  Je n'йtais pas blessй griиvement, mais brisй plutфt par
une courbature gйnйrale.  Je me vis couchй sur le versant d'une
montagne, а deux pas d'un gouffre dans lequel le moindre
mouvement m'eыt prйcipitй.  Hans m'avait sauvй de la mort,
pendant que je roulais sur les flancs du cratиre.

«Oщ sommes-nous?» demanda mon oncle, qui me parut fort irritй
d'кtre revenu sur terre.

Le chasseur leva les йpaules en signe d'ignorance.

«En Islande?  dis-je.

--«Nej,» rйpondis Hans.

--Comment!  non!  s'йcria le professeur.

--Hans se trompe,» dis-je en me soulevant.

Aprиs les surprises innombrables de ce voyage, une stupйfaction
nous йtait encore rйservйe.  Je m'attendais а voir un cфne
couvert de neiges йternelles, au milieu des arides dйserts des
regions septentrionales, sous les pвles rayons d'un ciel polaire,
au delа des latitudes les plus йlevйes, et, contrairement а
toutes ces prйvisions, mon oncle, l'Islandais et moi, nous йtions
йtendus а mi-flanc d'une montagne calcinйe par les ardeurs du
soleil qui nous dйvorait de ses feux.

Je ne voulais pas en croire mes regards; mais la rйelle cuisson
dont mon corps йtait l'objet ne permettait aucun doute.  Nous
йtions sortis а demi nus du cratиre, et l'astre radieux, auquel
nous n'avions rien demandй depuis deux mois, se montrait а notre
йgard prodigue de lumiиre et de chaleur et nous versait а flots
une splendide irradiation.

Quand mes yeux furent accoutumйs а cet йclat dont ils avaient
perdu l'habitude, je les employai а rectifier les erreurs de mon
imagination.  Pour le moins, je voulais кtre au Spitzberg, et je
n'йtais pas d'humeur а en dйmordre aisйment.

Le professeur avait le premier pris la parole, et dit:

«En effet, voilа qui ne ressemble pas а l'Islande.

--Mais l'оle de Jean Mayen?  rйpondis-je.

--Pas davantage, mon garзon.  Ceci n'est point un volcan du nord,
avec ses collines de granit et sa calotte de neige.

--Cependant...

Regarde.  Axel, regarde!»

Au-dessus de notre tкte, а cinq cents pieds au plus, s'ouvrait le
cratиre d'un volcan par lequel s'йchappait, de quart d'heure en
quart d'heure, avec une trиs forte dйtonation, une haute colonne
de flammes, mкlйe de pierres ponces, de cendres et de laves.  Je
sentais les convulsions de la montagne qui respirait а la faзon
des baleines, et rejetait de temps а autre le feu et l'air par
ses йnormes йvents.  Au-dessous, et par une pente assez roide,
les nappes de matiиres йruptives s'йtendaient а une profondeur de
sept а huit cents pieds, ce qui ne donnait pas au volcan une
hauteur de cent toises.  Sa base disparaissait dans une vйritable
corbeille d'arbres verts; parmi lesquels je distinguai des
oliviers, des figuiers et des vignes chargйes de grappes
vermeilles.

Ce n'йtait point l'aspect des rйgions arctiques, il fallait bien
en convenir.

Lorsque le regard franchissait cette verdoyante enceinte, il
arrivait rapidement а se perdre dans les eaux d'une mer admirable
ou d'un lac, qui faisait de cette terre enchantйe une оle large
de quelques lieues, а peine.  Au levant, se voyait un petit port
prйcйdй de quelques maisons, et dans lequel des navires d'une
forme particuliиre se balanзaient aux ondulations des flots
bleus.  Au delа, des groupes d'оlots sortaient de la plaine
liquide, et si nombreux, qu'ils ressemblaient а une vaste
fourmiliиre.  Vers le couchant, des cфtes йloignйes
s'arrondissaient а l'horizon sur les unes se profilaient des
montagnes bleues d'une harmonieuse conformation; sur les autres,
plus lointaines, apparaissait un cфne prodigieusement йlevй au
sommet duquel s'agitait un panache de fumйe.  Dans le nord, une
immense йtendue d'eau йtincelait sous les rayons solaires,
laissant poindre зa et lа l'extrйmitй d'une mвture ou la
convexitй d'une voile gonflйe au vent.

L'imprйvu d'un pareil spectacle en centuplait encore les
merveilleuses beautйs,

«Oщ sommes-nous?  oщ sommes-nous?» rйpйtais-je а mi-voix.

Hans fermait les yeux avec indiffйrence, et mon oncle regardait
sans comprendre.

«Quelle que soit cette montagne, dit-il enfin, il y fait un peu
chaud; les explosions ne discontinuent pas, et ce ne serait
vraiment pas la peine d'кtre sortis d'une йruption pour recevoir
un morceau de roc sur la tкte.  Descendons, et nous saurons а
quoi nous en tenir.  D'ailleurs je meurs de faim et de soif.»

Dйcidйment le professeur n'йtait point un esprit contemplatif.
Pour mon compte, oubliant le besoin et les fatigues, je serais
restй а cette place pendant de longues heures encore, mais il
fallut suivre mes compagnons.

Le talus du volcan offrait des pentes trиs raides; nous glissions
dans de vйritables fondriиres de cendres, йvitant les ruisseaux
de lave qui s'allongeaient comme des serpents de feu.  Tout en
descendant, je causais avec volubilitй, car mon imagination йtait
trop remplie pour ne point s'en aller en paroles.

«Nous sommes en Asie, m'йcriai-je, sur les cфtes de l'Inde, dans
les оles Malaises, en pleine Ocйanie!  Nous avons traversй la
moitiй du globe pour aboutir aux antipodes de l'Europe.

--Mais la boussole?  rйpondit mon oncle.

--Oui!  la boussole!  disais-je d'un air embarrassй.  A l'en
croire, nous avons toujours marchй au nord.

--Elle a donc menti?

--Oh!  menti!

--A moins que ceci ne soit le pфle nord!

--Le pфle!  non; mais...»

II y avait lа un fait inexplicable.  Je ne savais qu'imaginer.

Cependant nous nous rapprochions de cette verdure qui faisait
plaisir а voir.  La faim me tourmentait et la soif aussi.
Heureusement, aprиs deux heures de marche, une jolie campagne
s'offrit а nos regards, entiиrement couverte d'oliviers, de
grenadiers et de vignes qui avaient l'air d'appartenir а tout le
monde.  D'ailleurs, dans notre dйnыment, nous n'йtions point gens
а y regarder de si prиs.  Quelle jouissance ce fut de presser ces
fruits savoureux sur nos lиvres et de mordre а pleines grappes
dans ces vignes vermeilles!  Non loin, dans l'herbe, а l'ombre
dйlicieuse des arbres, je dйcouvris une source d'eau fraоche, oщ
notre figure et nos mains se plongиrent voluptueusement.

Pendant que chacun s'abandonnait ainsi а toutes les douceurs du
repos, un enfant apparut entre deux touffes d'oliviers.

«Ah!  m'йcriai-je, un habitant de cette heureuse contrйe!»

C'йtait une espиce de petit pauvre, trиs misйrablement vкtu,
assez souffreteux, et que notre aspect parut effrayer beaucoup;
en effet, demi-nus, avec nos barbes incultes, nous avions fort
mauvaise mine, et, а moins que ce pays ne fыt un pays de voleurs,
nous йtions faite de maniиre а effrayer ses habitants.

Au moment ou le gamin allait prendre la fuite, Hans courut aprиs
lui et le ramena, malgrй ses cris et ses coups de pied.

Mon oncle commenзa par le rassurer de son mieux et lui dit en bon
allemand:

«Quel est le nom de cette montagne, mon petit ami?»

L'enfant ne rйpondit pas.

«Bon, fit mon oncle, nous ne sommes point en Allemagne.»

Et il redit la mкme demande en anglais.

L'enfant ne rйpondit pas davantage.  J'йtais trиs intriguй.

«Est-il donc muet?» s'йcria le professeur, qui, trиs fier de son
polyglottisme, recommenзa la mкme demande en franзais.

Mкme silence de l'enfant.

«Alors essayons de l'italien», reprit mon oncle; et il dit en
cette langue:

«_Dove noi siamo?_

--Oui!  oщ sommes-nous?» rйpйtai-je avec impatience.

L'enfant de ne point rйpondre.

«Ah зa!  parleras-tu?  s'йcria mon oncle, que la colиre
commenзait а gagner, et qui secoua l'enfant par les oreilles.
_Come si noma, questa isola?_

--Stromboli,» rйpondit le petit pвtre, qui s'йchappa des mains de
Hans et gagna la plaine а travers les oliviers.

Nous ne pensions guиre а lui!  Le Stromboli!  Quel effet
produisit sur mon imagination ce nom inattendu!  Nous йtions en
pleine Mйditerranйe, au milieu de l'archipel йolien de
mythologique mйmoire, dans l'ancienne Strongyle, ou Йole tenait а
la chaоne les vents et les tempкtes.  Et ces montagnes bleues qui
s'arrondissaient au levant, c'йtaient les montagnes de la
Calabre!  Et ce volcan dressй а l'horizon du sud, l'Etna, le
farouche Etna lui-mкme.

«Stromboli!  le Stromboli!» rйpйtai-je.

Mon oncle m'accompagnait de ses gestes et de ses paroles.  Nous
avions l'air de chanter un choeur!

Ah!  quel voyage!  Quel merveilleux voyage!  Entrйs par un
volcan, nous йtions sortis par un autre, et cet autre йtait situй
а plus de douze cents lieues du Sneffels, de cet aride pays de
l'Islande jetй aux confins du monde!  Les hasards de cette
expйdition nous avaient transportйs au sein des plus harmonieuses
contrйes de la terre!  Nous avions abandonnй la rйgion des neiges
йternelles pour celle de la verdure infinie et laissй au-dessus
de nos tкtes le brouillard grisвtre des zones glacйes pour
revenir au ciel azurй de la Sicile!

Aprиs un dйlicieux repas composй de fruits et d'eau fraоche, nous
nous remоmes en route pour gagner le port de Stromboli.  Dire
comment nous йtions arrivйs dans l'оle ne nous parut pas prudent:
l'esprit superstitieux des Italiens n'eыt pas manquй de voir en
nous dйs dйmons vomis du sein des enfers; il fallut donc, se
rйsigner а passer pour d'humbles naufragйs.  C'йtait moins
glorieux, mais plus sыr.

Chemin faisant, j'entendais mon oncle murmurer:

«Mais la boussole!  la boussole, qui marquait le nord!  comment
expliquer ce fait?

--Ma foi!  dis-je avec un grand air de dйdain, il ne faut pas
l'expliquer, c'est plus facile!

--Par exemple!  un professeur au Johannaeum qui ne trouverait pas
la raison d'un phйnomиne cosmique, ce serait une honte!»

En parlant ainsi, mon oncle, demi-nu, sa bourse de cuir autour
des reins et dressant ses lunettes sur son nez, redevint le
terrible professeur de minйralogie.

Une heure aprиs avoir quittй le bois d'oliviers, nous arrivions
au port de San-Vicenzo, oщ Hans rйclamait le prix de sa treiziиme
semaine de service, qui lui fut comptй avec de chaleureuses
poignйes de main.

En cet instant, s'il ne partagea pas notre йmotion bien
naturelle, il se laissa aller du moins а un mouvement d'expansion
extraordinaire.

Du bout de ses doigts il pressa lйgиrement nos deux mains et se
mit а sourire.



XLV


Voici la conclusion d'un rйcit auquel refuseront d'ajouter foi
les gens les plus habituйs а ne s'йtonner de rien.  Mais je suis
cuirassй d'avance contre l'incrйdulitй humaine.

Nous fыmes reзus par les pкcheurs stromboliotes avec les йgards
dus а des naufragйs.  Ils nous donnиrent des vкtements et des
vivres.  Aprиs quarante-huit heures d'attente, le 31 aoыt, un
petit speronare nous conduisit а Messine, oщ quelques jours de
repos nous remirent de toutes nos fatigues.

Le vendredi 4 septembre, nous nous embarquions а bord du
_Volturne_, l'un des paquebots-postes des messageries impйriales
de France, et trois jours plus tard, nous prenions terre а
Marseille, n'ayant plus qu'une seule prйoccupation dans l'esprit,
celle de notre maudite boussole.  Ce fait inexplicable ne
laissait pas de me tracasser trиs sйrieusement.  Le 9 septembre
au soir, nous arrivions а Hambourg.

Quelle fut la stupйfaction de Marthe, quelle fut la joie de
Graьben, je renonce а le dйcrire.

«Maintenant que tu es un hйros, me dit ma chиre fiancйe, tu
n'auras plus besoin de me quitter, Axel!»

Je la regardai.  Elle pleurait en souriant.

Je laisse а penser si le retour du professeur Lidenbrock fоt
sensation а Hambourg.  Grвce aux indiscrйtions de Marthe, la
nouvelle de son dйpart pour le centre de la terre s'йtait
rйpandue dans le monde entier.  On ne voulut pas y croire, et, en
le revoyant, on n'y crut pas davantage.

Cependant le prйsence de Hans, et diverses informations venues
d'Islande modifiиrent peu а peu l'opinion publique.

Alors mon oncle devint un grand homme, et moi, le neveu d'un
grand homme, ce qui est dйjа quelque chose.  Hambourg donna une
fкte en notre honneur.  Une sйance publique eut lieu au
Johannaeum, oщ le professeur fit le rйcit de son expйdition et
n'omit que les faits relatifs а la boussole.  Le jour mкme, il
dйposa aux archives de la ville le document de Saknussemm, et il
exprima son vif regret de ce que les circonstances, plus fortes
que sa volontй, ne lui eussent pas permis de suivre jusqu'au
centre de la terre les traces du voyageur islandais.  Il fut
modeste dans sa gloire, et sa rйputation s'en accrut.

Tant d'honneur devait nйcessairement lui susciter des envieux.
Il en eut, et, comme ses thйories, appuyйes sur des faits
certains, contredisaient les systиmes de la science sur la
question du feu central, il soutint par la plume et par la parole
de remarquables discussions avec les savants de tous pays.

Pour mon compte, je ne puis admettre sa thйorie du
refroidissement: en dйpit de ce que j'ai vu, je crois et je
croirai toujours а la chaleur centrale; mais j'avoue que
certaines circonstances encore mal dйfinies peuvent modifier
cette loi sous l'action de phйnomиnes naturels.

Au moment oщ ces questions йtaient palpitantes, mon oncle йprouva
un vrai chagrin.  Hans, malgrй ses instances, avait quittй
Hambourg; l'homme auquel nous devions tout ne voulut pas nous
laisser lui payer notre dette.  Il fut pris de la nostalgie de
l'Islande.

«Fдrval,» dit-il un jour, et sur ce simple mot d'adieu, il partit
pour Reykjawik, oщ il arriva heureusement.

Nous йtions singuliиrement attachйs а notre brave chasseur
d'eider; son absence ne le fera jamais oublier de ceux auxquels
il a sauvй la vie, et certainement je ne mourrai pas sans l'avoir
revu une derniиre fois.

Pour conclure, je dois ajouter que ce «Voyage au centre de la
terre» fit une йnorme sensation dans le monde.  Il fut imprimй et
traduit dans toutes les langues; les journaux les plus accrйditйs
s'en arrachиrent les principaux йpisodes, qui furent commentйs,
discutйs, attaquйs, soutenus avec une йgale conviction dans le
camp des croyants et des incrйdules.  Chose rare!  mon oncle
jouissait de son vivant de toute la gloire qu'il avait acquise,
et il n'y eut pas jusqu'а M. Barnum qui ne lui proposвt de
«l'exhiber» а un trиs haut prix dans les Йtats de l'Union.

Mais un ennui, disons mкme un tourment, se glissait au milieu de
cette gloire.  Un fait demeurait inexplicable, celui de la
boussole.  Or, pour un savant pareil phйnomиne inexpliquй devient
un supplice de l'intelligence.  Eh bien!  le ciel rйservait а mon
oncle d'кtre complиtement heureux.

Un jour, en rangeant une collection de minйraux dans son cabinet,
j'aperзus cette fameuse boussole et je me mis а observer.

Depuis six mois elle йtait lа, dans son coin, sans se douter des
tracas qu'elle causait.

Tout а coup, quelle fut ma stupйfaction!  Je poussai un cri.  Le
professeur accourut.

«Qu'est-ce donc?  demanda-t-il.

--Cette boussole!...

--Eh bien?

--Mais son aiguille indique le sud et non le nord!

--Que dis-tu?

--Voyez!  ses pфles sont changйs.

--Changйs!»

Mon oncle regarda, compara, et fit trembler la maison par un bond
superbe.

Quelle lumiиre йclairait а la fois son esprit et le mien!

«Ainsi donc, s'йcria-t-il, dиs qu'il retrouva la parole, aprиs
notre arrivйe au cap Saknussemm, l'aiguille de cette damnйe
boussole marquait sud au lieu du nord?

--Йvidemment.

--Notre erreur s'explique alors.  Mais quel phйnomиne a pu
produire ce renversement des pфles?

--Rien de plus simple.

--Explique-toi, mon garзon,

--Pendant l'orage, sur la mer Lidenbrock, cette boule de feu, qui
aimantait le fer du radeau, avait tout simplement dйsorientй
notre boussole!

--Ah!  s'йcria le professeur, en йclatent de rire, c'йtait donc
un tour de l'йlectricitй?»

A partir de ce jour, mon oncle fut le plus heureux des savants,
et moi le plus heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise,
abdiquant sa position de pupille, prit rang dans la maison de
Kцnig-strasse en la double qualitй de niиce et d'йpouse.  Inutile
d'ajouter que son oncle fut l'illustre professeur Otto
Lidenbrock, membre correspondant de toutes les Sociйtйs
scientifiques, gйographiques et minйralogiques des cinq parties
du monde.





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If they reach just 1-2% of the world's population then the total
will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.

The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
which is only about 4% of the present number of computer users.

Here is the briefest record of our progress (* means estimated):

eBooks Year Month

    1  1971 July
   10  1991 January
  100  1994 January
 1000  1997 August
 1500  1998 October
 2000  1999 December
 2500  2000 December
 3000  2001 November
 4000  2001 October/November
 6000  2002 December*
 9000  2003 November*
10000  2004 January*


The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.

We need your donations more than ever!

As of February, 2002, contributions are being solicited from people
and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
Virginia, Wisconsin, and Wyoming.

We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
that have responded.

As the requirements for other states are met, additions to this list
will be made and fund raising will begin in the additional states.
Please feel free to ask to check the status of your state.

In answer to various questions we have received on this:

We are constantly working on finishing the paperwork to legally
request donations in all 50 states.  If your state is not listed and
you would like to know if we have added it since the list you have,
just ask.

While we cannot solicit donations from people in states where we are
not yet registered, we know of no prohibition against accepting
donations from donors in these states who approach us with an offer to
donate.

International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
ways.

Donations by check or money order may be sent to:

Project Gutenberg Literary Archive Foundation
PMB 113
1739 University Ave.
Oxford, MS 38655-4109

Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
method other than by check or money order.

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
[Employee Identification Number] 64-622154.  Donations are
tax-deductible to the maximum extent permitted by law.  As fund-raising
requirements for other states are met, additions to this list will be
made and fund-raising will begin in the additional states.

We need your donations more than ever!

You can get up to date donation information online at:

http://www.gutenberg.net/donation.html


***

If you can't reach Project Gutenberg,
you can always email directly to:

Michael S. Hart <hart@pobox.com>

Prof. Hart will answer or forward your message.

We would prefer to send you information by email.


**The Legal Small Print**


(Three Pages)

***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
They tell us you might sue us if there is something wrong with
your copy of this eBook, even if you got it for free from
someone other than us, and even if what's wrong is not our
fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
disclaims most of our liability to you. It also tells you how
you may distribute copies of this eBook if you want to.

*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK
By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm
eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
a refund of the money (if any) you paid for this eBook by
sending a request within 30 days of receiving it to the person
you got it from. If you received this eBook on a physical
medium (such as a disk), you must return it with your request.

ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS
This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks,
is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart
through the Project Gutenberg Association (the "Project").
Among other things, this means that no one owns a United States copyright
on or for this work, so the Project (and you!) can copy and
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without paying copyright royalties. Special rules, set forth
below, apply if you wish to copy and distribute this eBook
under the "PROJECT GUTENBERG" trademark.

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any commercial products without permission.

To create these eBooks, the Project expends considerable
efforts to identify, transcribe and proofread public domain
works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any
medium they may be on may contain "Defects". Among other
things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or
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WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS
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[1]  Only give exact copies of it.  Among other things, this
     requires that you do not remove, alter or modify the
     eBook or this "small print!" statement.  You may however,
     if you wish, distribute this eBook in machine readable
     binary, compressed, mark-up, or proprietary form,
     including any form resulting from conversion by word
     processing or hypertext software, but only so long as
     *EITHER*:

     [*]  The eBook, when displayed, is clearly readable, and
          does *not* contain characters other than those
          intended by the author of the work, although tilde
          (~), asterisk (*) and underline (_) characters may
          be used to convey punctuation intended by the
          author, and additional characters may be used to
          indicate hypertext links; OR

     [*]  The eBook may be readily converted by the reader at
          no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent
          form by the program that displays the eBook (as is
          the case, for instance, with most word processors);
          OR

     [*]  You provide, or agree to also provide on request at
          no additional cost, fee or expense, a copy of the
          eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC
          or other equivalent proprietary form).

[2]  Honor the eBook refund and replacement provisions of this
     "Small Print!" statement.

[3]  Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the
     gross profits you derive calculated using the method you
     already use to calculate your applicable taxes.  If you
     don't derive profits, no royalty is due.  Royalties are
     payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation"
     the 60 days following each date you prepare (or were
     legally required to prepare) your annual (or equivalent
     periodic) tax return.  Please contact us beforehand to
     let us know your plans and to work out the details.

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If you are interested in contributing scanning equipment or
software or other items, please contact Michael Hart at:
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when distributed free of all fees.  Copyright (C) 2001, 2002 by
Michael S. Hart.  Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be
they hardware or software or any other related product without
express permission.]

*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*